L'incompris, ou la propagation d'un mythe

William Butcher

This article was first published in the Bulletin de la Société de Jules Verne (BSJV), n° 102, 2e tri. 1992, pp. 14-16. The revised version appears here with acknowledgements to the BSJV.

It comments on Jones’s article, “Jules Verne at Home”, translated by William Butcher as Jules Verne à la maison.

Comment une réputation s’établit-elle ? David Bellos a montré, en ce qui concerne Balzac, que les premières ébauches sont déterminantes, que chaque nouvelle génération de critiques reproduit plus ou moins l’avis des aînés. De même, Simone Vierne a montré fort justement1 que bien des mythes entourant le nom de Verne sont déjà inscrits dans les comptes rendus, généralement superficiels, de ses contemporains. Si nous acceptons cette idée de la queue-leu-leu, elle peut expliquer pourquoi la réputation d’un auteur—Edgar Poe, Charles Morgan, Kenneth White—devient méconnaissable pour peu qu’on traverse une frontière linguistique ou nationale.

Pour Verne, l’entretien accordé à Gordon Jones en 19042 vient un demi-siècle après les premiers récits publiés et peu avant sa mort, qui poussera les journalistes à des jugements hâtifs et mal informés figeant sa réputation pour plus d’un demi-siècle.

La périodique Temple Bar est, comme son nom l’indique, l’organe de quelques « chambres » du Barreau anglais, institution non réputée pour son intellectualisme ou son amour de la littérature. L’entretien, tout en semblant exact pour l’essentiel, laisse voir quelques préjugés. Ainsi Verne est normalement traité d’ « auteur », une fois de « romancier », épithète suivie néanmoins de « vétéran » —mais non pas d’ « écrivain », terme réservé à ses pairs. Sa production consiste pour Jones en « livres », « écrits », dont une « romance charmante », mais rarement en « romans » ou « oeuvres » (surtout « littéraires » ), en contraste avec les « oeuvres » des « écrivains anglais ». Plus grave, il n’est aucunement question de valeurs littéraires, ni de styles d’écriture, ni d’influences des écrivains du passé. Une singulière absence est celle de toute allusion à la littérature française, sous quelque angle que ce soit.

Bien sûr, une des raisons est l’extrême modestie de Verne dans ses entretiens, qui, pour éviter une accusation d’auto-valorisation, substitue souvent la quantité de sa production à sa qualité, le contenu référentiel au contenant littéraire. En plus, et à la fois pour éviter de parler de soi et pour flatter la sensibilité de son interlocuteur et des lecteurs de celui-ci, Verne adapte son discours à la nationalité en question, ici parlant de ses visites, héros et lecteurs britanniques. On peut regretter, néanmoins, que Jones n’ait pas voulu poursuivre les idées littéraires.

Un parti-pris semblable touche le lectorat vernien. Pour Jones, il s’agit exclusivement de « la jeunesse », de quelque « jeune personne » ou « jeune Britannique » —mais dans ce dernier cas il sera « sain » et l’aura déjà lu plus jeune. Ainsi Verne approche cet état mythique décrit par Serres3, d’être connu-de-tous mais lu-par-personne. Même Nell est qualifiée de « fillette » ( « little girl » ) : pour, sans doute, rapprocher son âge de celui du lectorat imaginé par Jones.

Les conventions de l’entretien demandent que l’on donne l’impression de savoir un peu de quoi l’on interroge. Mais notre homme de loi, sommé par Verne d’indiquer ses propres préférences parmi les Voyages, parle évasivement de ce que Vingt mille lieues sous les mers « ont certainement le plus grand attrait, bien que Michel Strogoff (...) soit également un grand favori » (comprenez, pour le public britannique). Le pauvre Verne perd sa dernière chance d’avoir un seul lecteur adulte avoué. Ensuite, à la question de la mise en scène et de la réception de Michel Strogoff, on ne parle que nombre d’acteurs et de chevaux sur scène : dérisoire gloire !

Puisqu’on parle d’omissions, il existe une autre, et de taille : le droit ! Les deux interlocuteurs sont issus du même milieu juridique, mais il n’en est pas question. Lacune surprenante !

De la même façon, Verne tait sa première visite en Ecosse et Angleterre (sa première sortie de la France) : expédition au pays des ancêtres4 avec Hignard en 1859 et sujet passionné de son premier livre, Voyage en Angleterre et en Ecosse, qui révèle à toutes les pages la profondeur de son amour du voyage exotique. Il prétend même n’avoir fait qu’ « un » périple en Ecosse, et n’en mentionne pas la capitale, cependant au centre de ses lectures de jeunesse, d’un attachement amoureux et de deux de ses livres. Tout se passe comme si, face à un manque de compréhension mâtiné d’un soupçon de condescendance, Verne contourne l’essentiel pour parler de ce que l’on attend de lui.

Non pas que l’entretien ne fournisse pas de points intéressants. La bonté, la simplicité, le calme de la vie de Verne sont confirmés une fois pour toutes. L’importance des oeuvres poétiques et dramatiques de jeunesse est soulignée. Il est à remarquer également que si Verne avait dit à Sherard qu’il n’avait pas de formation scientifique5, ici il affirme au contraire avoir eu une « éducation scientifique ». Dans les deux cas, il regrette que le succès de Cinq semaines en ballon l’ait cantonné dans un genre dans lequel il ne se plaisait pas tout à fait.

A trois reprises, l’hyperréalisme vernien se fait visible : pour lui les personnes de Dickens semblent vivre réellement6 ; en ce qui concerne sa propre oeuvre il prétend n’avoir fait que des « suggestions » pour l’avenir qui sont devenues des « choses accomplies » ; et ses « prétendues inventions » « ne dépassent pas entièrement la limite des possibilités et des connaissances contemporaines en génie ». De tels arguments sont, pour le moins, bien partiels ! Verne vieillissant n’est point à l’abri de sa propre réputation, même fausse. L’originalité des Voyages, comme il a été montré de manière systématique7, résiderait plutôt dans son dépassement créatif et littéraire de la plausibilité.

Verne révèle le fond de sa pensée en refusant d’indiquer une préférence quant à ses propres oeuvres, produites, comme il le dit, dans des « conditions variables d’humeur et de tempérament ». Chacune, pour lui, représente son extrême limite de pensée et de création. Ainsi Verne exprime son credo d’écrivain : son implication totale dans l’acte d’écriture, sa confiance dans l’intégrité créatrice, l’indivisibilité de l’oeuvre en tant que vision totale et totalisante du monde. Sartre n’en a pas dit moins, que je sache.

Le refus de Jones de voir en Verne un littérateur ressort à trois autres endroits. L’unique auteur qui provoque une comparaison, plutôt qu’une invitation à Verne à exprimer une préférence, est Charles Reade ; et la raison en est simplement la tendance des deux auteurs à accumuler les coupures de presse pour une utilisation ultérieure dans leurs oeuvres. Il va sans dire que Reade est totalement oublié aujourd’hui.

A un moment donné, Verne s’oublie jusqu’à se permettre d’exprimer une admiration sans réserves pour Dickens. Et Jones de nous rappeler que, bien sûr, les deux auteurs ne sont aucunement de la même nationalité (comment peut-on n’être pas Britannique ?) et, surtout, qu’ « ils sont séparés ... par de si grandes différences de style ». Lisez, dans le langage codé de l’establishment que : a) Dickens a atteint la perfection b) il n’y a qu’une seule façon d’être parfait et c) Verne n’a pas su la trouver. De la même façon, le regret de Verne d’avoir renoncé à sa carrière poétique, avec l’implication qu’il aurait pu se donner à la poésie avec autant de bonheur qu’au roman, ne trouve point d’acceptation chez son interlocuteur.

Nous pouvons, enfin, lire dans les réactions de Verne, surtout en comparaison avec d’autres entretiens, ce qu’il semble en penser. Le fait que Madame Verne reste présente n’indique-t-il pas un désir de réduire le contact, d’autant plus que c’est elle qui répond à certaines des questions de Jones ? Verne lui-même n’est-il un peu insincère en affirmant que sa femme lit ses oeuvres publiées ? Jean Jules-Verne a exprimé sa conviction, due en partie aux remarques sur le mariage s’y trouvant, qu’en général elle ne les lisait pas.

La façon, enfin, dont l’entretien se termine est révélatrice. En faisant dire à Verne qu’il n’ « exprime aucune opinion quant à une supériorité prétendue » de Wells ou de Verne, Jones crée un peu l’impression contraire. Et c’est à ce point précis que Verne lui montre la porte.

Verne est certes vieillissant en 1904, mais nous pouvons regretter que Jones n’ait pas su créer de meilleures circonstances pour que l’auteur se révèle plus franchement.



  1. Notamment dans son Jules Verne, Balland, 1986.
  2. Traduit par William Butcher comme « Jules Verne à la maison ».
  3. Michel Serres, « Le Savoir, la guerre et le sacrifice », Critique, déc. 1977, t. XXXIII, Nº 367, pp. 1067-1077 (1068).
  4. On se souvient de la famille maternelle des Allotte de la Fuÿe, descendue d’un archer écossais nommé Allott qui a émigré en 1462 pour entrer dans la garde de Louis XI, et qui a si bien servi son roi qu’il est devenu noble, avec le droit de garder une fuie (un colombier) (Jean Jules-Verne, Jules Verne, Hachette, 1973, p. 21). De même, Verne dérivait son patronyme du mot breton verne (aulne) (Jules-Verne, p. 21) et ainsi d’ancêtres paternels celtes, donc d’origine britannique lointaine.
  5. Entretien avec Robert Sherard, traduit par W. Butcher comme « Jules Verne chez lui: Sa propre version de sa vie et de son oeuvre » et paru dans le BSJV, Nº 95, pp. 20-30.
  6. Dans l’entretien Verne dit « cette personne [person] de Dickens », mais une erreur (expresse!) par l’éditeur du BSJV l’a transformé en « personnage »!

    Volker Dehs a aimablement communiqué des informations sur ce dernier : il s’agit de Mr Pickwick, dans le deuxième chapitre des Pickwick Papers (1836-1837, traduit en français en 1838 et en 1859 sous le titre Pickwick Club). De ce roman, en plus, Verne a repris plusieurs noms pour Le Volcan d’or : le notaire Maître Snubbin, Raddle, Hunter, Sammy (= Summy ?) et Skim(pin). On y trouve même un désagréable Mr Fogg.

  7. W. Butcher, Verne’s Journey to the Centre of the Self, Macmillan, Londres, et St Martin’s Press, New-York, 1990.
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$Date: 2007/06/20 13:29:35 $