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Jules Verne

 

Mirifiques aventures

de maître Antifer

 

(Chapitre VII-IX)

 

 

78 illustrations par George Roux

dont 12 grandes gravures en chromotypographie

2 cartes en couleur

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre VII

Dans lequel un principal clerc, d’humeur peu endurante,
s’impose à Ben-Omar sous le nom de Nazim

 

endant la nuit du 9 février, les voyageurs de l’Hôtel de l’Union, logés dans les appartements du côté de la place Jacques-Cœur, auraient couru le risque d’être troublés au plus profond de leur sommeil, si la porte de la chambre 17 n’eût été hermétiquement close et drapée d’un épais rideau, qui empêchait les bruits du dedans de se propager au dehors.

En effet, deux hommes, ou tout au moins, l’un d’eux se laissait aller à des éclats de voix, à des récriminations, à des menaces, qui témoignaient d’une irritation portée à l’extrême. L’autre s’appliquait à le calmer, mais n’y réussissait guère avec ses supplications engendrées par la peur.

Il est d’ailleurs fort probable que personne n’eût rien compris à cette orageuse conversation, car elle se tenait en langue turque, peu familière aux natifs de l’Occident. De temps en temps, il est vrai, quelques locutions françaises s’y mêlaient, indiquant que les deux interlocuteurs n’eussent pas été gênés de s’exprimer en cette noble langue.

Un bon feu de bois flambait au fond de la cheminée, et une lampe, posée sur un guéridon, éclairait certains papiers à demi cachés sous les plis d’un portefeuille à fermoir, défraîchi par l’usage.

L’un de ces personnages était Ben-Omar. La figure déconfite, les yeux baissés, il regardait les flammes de l’âtre, moins ardentes à coup sûr que celles dont s’étoilait la prunelle étincelante de son compagnon.

Celui-ci était ce personnage exotique, de physionomie farouche, d’allure inquiétante, auquel le notaire avait fait un signe imperceptible, au moment où maître Antifer et lui causaient à l’extrémité du port.

Et cet homme répétait pour la vingtième fois:

«Ainsi, tu as échoué?…

– Oui, Excellence, et Allah m’est témoin…

– Je n’ai que faire du témoignage d’Allah ni de personne! Il y a un fait… tu n’as pas réussi?…

– A mon grand regret.

– Ce Malouin, que le diable brûle… (ceci fut dit en français) a refusé de te donner la lettre?…

– Il a refusé!

– Et de te la vendre?…

– La vendre?… Il y consentait…

– Et tu ne l’as pas achetée, maladroit?… Et elle n’est pas en ta possession?… Et tu te représentes ici sans me l’apporter?…

– Savez-vous ce qu’il en demandait, Excellence?

– Eh! qu’importe?…

– Cinquante millions de francs!

– Cinquante millions…»

Et les jurons s’échappèrent de la bouche de l’Égyptien, comme les boulets d’une frégate qui fait feu de tribord et de bâbord. Puis, pendant qu’il rechargeait ses canons:

«Ainsi, notaire imbécile, ce marin sait de quelle importance peut être pour lui cette affaire?…

– Il doit s’en douter.

– Que Mahomet l’étrangle… et toi aussi! s’écria l’irascible personnage, en arpentant la chambre à pas précipités. Ou plutôt, c’est moi qui me chargerai de ce soin en ce qui te concerne, car je te rends responsable de tous les malheurs qui arriveront…

– Ce n’est pourtant point ma faute, Excellence!… Je n’étais pas dans les secrets de Kamylk-Pacha…

– Tu aurais dû les connaître, les lui arracher de son vivant, puisque tu étais son notaire!…»

Et les sabords vomirent de nouveau toute une double décharge de Jurons.

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Ce terrible personnage n’était autre que Saouk, le fils de Mourad, ce cousin de Kamylk-Pacha. Il avait alors trente-trois ans. Son père mort, se trouvant le seul héritier direct de son riche parent, il en eût hérité l’énorme fortune, si cette fortune n’avait été mise à l’abri de sa convoitise. On sait pourquoi, et dans quelles conditions.

Voici, du reste – très sommairement – les événements qui s’étaient accomplis, depuis que Kamylk-Pacha avait quitté Alep, emportant ses trésors, afin de les déposer dans les entrailles de quelque îlot inconnu.

A quelque temps de là, en octobre 1831, Ibrahim, suivi de vingt-deux navires de guerre, portant trente mille hommes, avait pris Gazza, Jaffa, Caiffa, et Saint-Jean d’Acre était tombé entre ses mains l’année suivante, le 27 mars 1832.

Il semblait donc que ces territoires de la Palestine et de la Syrie allaient être définitivement arrachés à la Sublime-Porte, lorsque l’intervention des puissances européennes arrêta le fils de Méhémet-Ali sur cette route de conquêtes. En 1833, le traité de Kataye fut imposé aux deux adversaires, le sultan et le vice-roi, et les choses restèrent en état.

Heureusement pour sa sécurité; pendant cette période si troublée, Kamylk-Pacha, ayant mis ses richesses à l’abri dans cette fosse scellée de son double K, avait continué ses voyages. Où le conduisit son brick-goélette sous le commandement du capitaine Zô?… En quels parages lointains ou rapprochés des continents alla-t-il parcourir les mers?… Visita-t-il l’extrême Asie et l’extrême Europe?… Nul n’aurait pu le dire sauf son capitaine ou lui, car, on le sait, personne de l’équipage ne descendait jamais à terre, et les matelots ignoraient absolument en quelles régions de l’Occident ou de l’Orient, du Midi ou du Septentrion, la fantaisie de leur maître les avait transportés.

Mais, après ces pérégrinations multiples, Kamylk-Pacha commit l’imprudence de revenir vers les Échelles du Levant. Le traité de Kataye ayant suspendu les ambitieuses marches d’Ibrahim, la partie nord de la Syrie s’étant soumise au sultan, le riche Égyptien pouvait croire que son retour à Alep ne devait plus offrir aucun danger.

Or, le malheur voulut que, au milieu de l’année 1834, son bâtiment fût poussé par le mauvais temps jusque dans les eaux de Saint-Jean d’Acre. La flotte d’Ibrahim, toujours sur l’offensive, croisait le long du littoral, et, précisément, Mourad, investi des fonctions officielles par Méhémet-Ali, se trouvait à bord de l’un des navires de guerre.

Le brick-goélette portait les couleurs ottomanes à sa corne. Savait-on qu’il appartînt à Kamylk-Pacha? peu importe. Quoi qu’il en soit, il fut chassé, accosté, enlevé à l’abordage, non sans s’être courageusement défendu, – ce qui amena le massacre de l’équipage, la destruction du navire, la capture de son propriétaire et de son capitaine.

Kamylk-Pacha ne tarda pas à être reconnu par Mourad. C’était sa liberté à jamais perdue. Quelques semaines plus tard, le capitaine Zô et lui, secrètement conduits en Égypte, furent enfermés dans la forteresse du Caire.

D’ailleurs, si Kamylk-Pacha se fût réinstallé dans sa maison d’Alep, il est probable qu’il n’y aurait point retrouvé la sécurité sur laquelle il comptait. La portion de la Syrie, dépendant de l’administration égyptienne, pliait sous un joug odieux. Cela dura jusqu’en 1839, et les excès des agents d’Ibrahim furent tels que le sultan retira les concessions auxquelles il avait dû se résigner. De là, nouvelle campagne de Méhémet-Ali, dont les troupes remportèrent la victoire de Nezib. De là, craintes de Mahmoud menacé jusque dans la capitale de l’Angleterre, de la Prusse, de l’Autriche, d’accord avec la Porte, et qui arrêta le vainqueur en lui assurant la possession héréditaire de l’Égypte, le gouvernement à vie de la Syrie depuis la mer Rouge jusqu’au bord du lac de Tibériade, et de la Méditerranée jusqu’au Jourdain, soit toute la Palestine en deçà de ce fleuve.

Il est vrai, le vice-roi, enivré de ses victoires, croyant à l’invincibilité de ses soldats, peut-être encouragé par la diplomatie française sous l’inspiration de M. Thiers, refusa l’offre des puissances alliées. Leurs flottes agirent alors. Le commodore Napier s’empara de Beyrouth en septembre 1840, malgré la défense du colonel Selves devenu Soleyman-Pacha. Sidon se rendit le 25 du même mois. Saint-Jean d’Acre, bombardé, capitula après la terrible explosion de sa poudrière. Méhémet-Ali dut céder. Il fit revenir en Égypte son fils Ibrahim, et la Syrie entière rentra sous la domination du sultan Mahmoud.

Kamylk-Pacha s’était donc trop hâté de regagner son pays de prédilection, – celui où il pensait pouvoir tranquillement achever une existence si troublée. Il comptait y rapporter ses trésors, en employer une partie à payer ses dettes de reconnaissance, – dettes sans doute oubliées de ceux qui lui avaient rendu service. Et, au lieu d’Alep, c’était au Caire qu’on l’avait jeté dans cette prison où sa vie était à la merci d’ennemis sans pitié.

Kamylk-Pacha comprit qu’il était perdu. L’idée de racheter sa liberté au prix de sa fortune ne lui vint même pas, – ou plutôt, telle était l’énergie de son caractère, son indomptable volonté de ne rien abandonner de ses richesses ni au vice-roi, ni à Mourad, qu’il se retrancha dans une obstination que peut seul expliquer le fatalisme ottoman.

Cependant elles furent très dures, les années qu’il passa dans cette prison du Caire, toujours au secret, séparé du capitaine Zô, dont la discrétion lui était assurée. Toutefois, huit ans après, en 1842, grâce à la complaisance d’un gardien, il put faire parvenir plusieurs lettres adressées aux quelques personnes envers lesquelles il voulait s’acquitter, – une, entre autres, à Thomas Antifer de Saint-Malo. Un pli, contenant ses dispositions testamentaires, arriva également entre les mains de Ben-Omar, qui avait été autrefois son notaire à Alexandrie.

Trois ans plus tard, en 1845, le capitaine Zô étant mort, Kamylk-Pacha restait le seul à connaître le gisement de l’îlot au trésor. Mais sa santé déclinait visiblement, et la rigueur de sa captivité devait abréger une existence qui aurait compté de longues années encore, si elle n’eût été enfermée entre les murs d’une prison. Enfin, l’an 1852, après dix-huit années d’incarcération, oublié de ceux qui l’avaient connu, il mourut à l’âge de soixante-douze ans, sans que ni menaces ni mauvais traitements eussent pu lui arracher son secret.

L’année suivante, son indigne cousin le suivait dans la tombe, n’ayant pas joui de ces immenses richesses qu’il convoitait et qui l’avaient poussé à de si criminelles machinations.

Mais Mourad laissait un fils, – ce Saouk, dans lequel se retrouvait tous les mauvais instincts de son père. Bien qu’il ne fût alors âgé que de vingt-trois ans, il avait toujours vécu d’une existence violente et farouche, mêlé aux bandits politiques et autres qui fourmillaient alors en Égypte. Unique héritier de Kamylk-Pacha, c’était à lui que serait revenu cet héritage, si celui-ci n’eût réussi à le soustraire à son avidité. Aussi, son emportement, sa fureur ne connurent-ils pas de bornes, lorsque la mort de Kamylk-Pacha eut fait disparaître, – il le croyait du moins, – l’unique dépositaire du secret de cette immense fortune.

Dix ans s’écoulèrent, et Saouk avait renoncé à jamais savoir ce qu’était devenu l’héritage en question.

Que l’on juge donc de l’effet que produisit une nouvelle, tombant au milieu de son aventureuse existence, – une nouvelle qui allait le lancer en tant d’inattendues aventures!

Dans les premiers jours de l’année 1862, Saouk reçut une lettre l’invitant à se rendre immédiatement à l’étude du notaire Ben-Omar, pour affaire importante.

Saouk connaissait ce notaire, craintif à l’excès, poltron fieffé, sur lequel un caractère déterminé comme le sien devait avoir toute prise. Il se rendit donc à Alexandrie, et demanda assez brutalement à Ben-Omar pour quelle raison il s’était permis de le faire venir à son étude.

Ben-Omar reçut avec obséquiosité son farouche client qu’il savait capable de tout, – même de l’étrangler en un tour de main. Il s’excusa de l’avoir dérangé, et lui dit d’une voix engageante:

«Mais n’est-ce pas au seul héritier de Kamylk-Pacha que j’ai cru m’adresser?…

– En effet, seul héritier, s’écria Saouk, puisque je suis le fils de Mourad qui était son cousin…

– Êtes-vous sûr qu’il n’existe aucun autre parent que vous au degré successible?…

– Aucun. Kamylk-Pacha n’avait pas d’autre héritier que moi. Seulement, où est l’héritage?…

– Le voici… à la disposition de Votre Excellence!»

Saouk saisit le pli cacheté que lui présentait le notaire.

«Que renferme ce pli?… demanda-t-il.

– Le testament de Kamylk-Pacha.

– Et comment est-il entre tes mains?…

– Il me l’a fait parvenir, quelques années après qu’il eut été renfermé dans la forteresse du Caire.

– A quelle époque?…

– Il y a vingt ans.

– Vingt ans! s’écria Saouk. Et il est mort depuis dix ans déjà… et tu as attendu…

– Lisez, Excellence.»

Saouk lut la suscription libellée sur le pli. Elle portait que ce testament ne pourrait être ouvert que dix ans après le décès du testateur.

«Kamylk-Pacha est mort en 1862, et voilà pourquoi j’ai convié Votre Excellence…

– Maudit formaliste! s’écria Saouk. Il y a dix ans que je devrais être en possession…

– Si c’est vous que Kamylk-Pacha a institué son héritier?… fit observer le notaire.

– Si c’est moi?… Et qui serait-ce donc?… Je saurai bien…»

Et il allait briser les cachets du pli, lorsque Ben-Omar l’arrêta en disant:

«Dans votre intérêt, Excellence, mieux vaut que les choses soient faites régulièrement en présence de témoins…»

Et, ouvrant la porte, Ben-Omar présenta deux négociants du quartier qu’il avait priés de l’assister dans cette circonstance.

Ces deux notables purent constater que le pli était intact, et il fut ouvert. Le testament ne comportait qu’une vingtaine de lignes en langue française, et dont voici la teneur:

«Je nomme pour mon exécuteur testamentaire Ben-Omar, notaire à Alexandrie, auquel un prélèvement d’un pour cent sera attribué sur ma fortune, consistant en or, diamants, pierres précieuses, dont la valeur peut être estimée à cent millions de francs. Au mois de septembre 1831, les trois barils contenant ce trésor ont été déposés dans une cavité creusée à la pointe méridionale d’un certain îlot. Cet îlot, il sera facile d’en retrouver le gisement en combinant la longitude de cinquante-quatre degrés cinquante-sept minutes à l’est du méridien de Paris avec une latitude secrètement envoyée, en 1842, à Thomas Antifer, de Saint-Malo, France. Ben-Omar devra en personne porter cette longitude audit Thomas, ou, au cas qu’il serait décédé, en donner connaissance à son héritier le plus proche. Il lui est en outre enjoint d’accompagner ledit héritier pendant les recherches qui aboutiront à la découverte du trésor dont la place est à la base d’une roche marquée du double K de mon nom.

«Donc, à l’exclusion de mon indigne cousin Mourad, de son fils Saouk, non moins indigne, Ben-Omar fera diligence pour se mettre en rapport avec Thomas Antifer ou ses héritiers directs en se conformant aux indications formelles qui seront recueillies ultérieurement au cours des susdites recherches.

«Telle est ma volonté, et j’entends qu’elle soit respectée dans toutes ses causes comme dans tous ses effets…

«Ce 9 février 1842, écrit, à la prison du Caire, de ma propre main.

«KAMYLK-PACHA.»

 

Il est inutile d’insister sur l’accueil que Saouk fit à ce testament singulier, et sur l’agréable surprise éprouvée par Ben-Omar à propos d’une commission de un pour cent, soit un million, qui devait lui être attribuée après la délivrance de l’héritage. Mais il fallait que le trésor fût trouvé, et il ne pouvait l’être qu’en déterminant le gisement de l’îlot où il était enfoui, par le rapprochement de la longitude indiquée au testament et de la latitude dont Thomas Antifer connaissait seul le chiffre.

Bref, le plan de Saouk fut aussitôt arrêté, et, sous le coup de terribles menaces, Ben-Omar dut se faire son complice. Une information leur avait appris que Thomas Antifer était mort en 1854, laissant un fils unique. Il s’agissait de se rendre auprès de ce fils, Pierre-Servan-Malo, de manœuvrer habilement afin de lui arracher le secret de cette latitude envoyée à son père, et d’aller prendre possession de l’énorme héritage sur lequel Ben-Omar aurait à prélever sa commission.

C’est ce que Saouk et le notaire avaient fait sans perdre un jour. Après avoir quitté Alexandrie, débarqué à Marseille, pris l’express de Paris, puis le train de Bretagne, ils étaient arrivés le matin même à Saint-Malo.

Ni Saouk ni Ben-Omar ne doutaient d’obtenir du Malouin la lettre dont il ne connaissait peut-être pas la valeur, et qui renfermait la précieuse latitude, – dussent-ils l’acheter au besoin.

On sait comment la tentative avait échoué.

Aussi ne peut-on s’étonner de l’irritation à laquelle était en proie Son Excellence, et comment, dans ses violences non moins effrayantes qu’injustifiées, il prétendait rendre Ben-Omar responsable de cet insuccès.

De là, cette scène bruyante, heureusement inentendue, dans cette chambre de l’hôtel, et d’où l’infortuné notaire se disait qu’il ne sortirait pas vivant…

«Oui! répétait Saouk, c’est ta maladresse qui est cause de tout le mal!… Tu n’as pas su manœuvrer!… Tu t’es laissé jouer par un méchant matelot, toi, un notaire!… Mais n’oublie pas ce que je t’ai dit!… Malheur à toi, si les millions de Kamylk m’échappent!…

– Je vous jure, Excellence…

– Et moi, je te jure que si je n’arrive pas à mes fins, tu me le paieras… et d’un bon prix!»

Et Ben-Omar ne savait que trop si Saouk était homme à tenir son serment!

«Vous croyez peut-être, Excellence, dit-il alors en essayant de l’attendrir, que ce marin n’est qu’un pauvre diable, un de ces misérables fellahs, faciles à tromper ou à effrayer…

– Peu m’importe!

– Non!… C’est un homme violent, terrible… qui ne veut rien entendre…»

Il aurait pu ajouter: «un homme dans votre genre», mais il se garda de compléter ainsi sa phrase, et pour cause.

«Je pense donc, reprit-il, qu’il faudra se résigner…»

A peine osa-t-il achever sa pensée.

«Se résigner! s’écria Saouk en frappant sur la table d’un coup qui fit tressauter la lampe dont le globe se brisa… se résigner à abandonner cent millions ?…

– Non… non… Excellence, se hâta de répondre Ben-Omar. Se résigner… à faire connaître à ce Breton… la longitude que le testament m’ordonne de lui…

– Pour qu’il en profite, imbécile, et qu’il aille déterrer les millions!»

Au vrai, la fureur est mauvaise conseillère. Saouk, qui n’était dépourvu ni d’intelligence ni d’astuce, finit par le comprendre. Il se calma autant qu’il était en son pouvoir, et il réfléchit à la proposition, très sensée d’ailleurs, que venait d’émettre Ben-Omar.

Il était certain, étant donné le caractère du Malouin, qu’on n’obtiendrait rien de lui par la ruse et qu’il fallait procéder d’une manière plus habile.

Voici donc le plan qui fut arrêté entre Son Excellence et son très humble serviteur, – lequel ne pouvait se refuser à jouer le rôle d’un complice: retourner le lendemain chez maître Antifer, lui donner communication de la longitude de l’îlot, telle qu’elle était portée au testament, apprendre par là même quelle en était la latitude. Puis, ces deux formules obtenues, Saouk essaierait de devancer le légataire de manière à faire main basse sur le legs. Si c’était impossible, il trouverait le moyen d’accompagner maître Antifer pendant ses recherches, et il essaierait de s’emparer du trésor.

Si, hypothèse assez admissible, l’îlot était situé en quelques lointains parages, le plan devait avoir chances de réussite et l’affaire pourrait se terminer au profit de Saouk.

Et, lorsque cette résolution eut été définitivement adoptée, Saouk ajouta:

«Je compte sur toi, Ben-Omar, et je rengage à marcher droit… sinon…

– Excellence, vous pouvez être certain… Mais vous me promettez que je toucherai ma prime…

– Oui… puisque, d’après le testament, cette prime t’est due… à la condition expresse que tu ne quitteras pas maître Antifer d’un instant pendant son voyage.

– Je ne le quitterai pas!

– Ni moi!… Je raccompagnerai!

– Et en quelle qualité… sous quel nom?…

– En qualité de principal clerc du notaire Ben-Omar, et sous le nom de Nazim!

– Vous?…»

Et ce «vous!» jeté d’une voix désespérée, indiquait bien tout ce que l’infortuné Ben-Omar entrevoyait de violences et de misères dans l’avenir!

 

 

Chapitre VIII

Où l’on assiste à l’exécution d’un quatuor sans musique,
dans lequel Gildas Trégomain consent à faire sa partie

 

orsque maître Antifer fut arrivé devant la porte de sa maison, il l’ouvrit, entra dans la salle à manger, s’assit au coin de la cheminée, et se chauffa les pieds sans prononcer une parole.

Énogate et Juhel causaient près de la fenêtre; il ne remarqua même pas leur présence.

Nanon s’occupait du souper dans la cuisine, et il ne demanda pas dix fois, suivant son habitude, si «ce serait bientôt prêt?»

Pierre-Servan-Malo était évidemment absorbé. Sans doute, il ne lui convenait pas de raconter à sa sœur, à son neveu et à sa nièce ce qui était advenu de sa rencontre avec Ben-Omar, le notaire de Kamylk-Pacha. Pendant le souper, maître Antifer, si loquace d’habitude, resta taciturne. Oubliant même de revenir à chacun des plats, il se contenta de prolonger son dessert, en avalant machinalement quelques douzaines de bigorneaux qu’il extrayait de leur coquille verdâtre au moyen d’une longue épingle à tête de cuivre.

A plusieurs reprises, Juhel lui adressa la parole: il ne répondit pas.

Énogate lui demanda ce qu’il avait: il ne sembla pas entendre.

«Voyons, frère, qu’as-tu?… dit Nanon, au moment où il se levait pour regagner sa chambre.

– Une dent de sagesse qui me pousse!» répondit-il.

Et chacun en soi-même, de penser que ce n’était pas trop tôt, si cela pouvait le rendre sage sur ses vieux jours.

Puis, sans même allumer sa pipe qu’il aimait si volontiers à fumer soir et matin sur le rempart, il remonta l’escalier, n’ayant dit bonne nuit à personne.

«L’oncle est bien préoccupé! remarqua Énogate.

– Est-ce qu’il y aurait du nouveau? murmura Nanon en desservant la table.

– Peut-être faudra-t-il aller chercher monsieur Trégomain?» répliqua Juhel.

La vérité est que maître Antifer était plus obsédé, tourmenté, dévoré d’inquiétudes, qu’il ne l’avait jamais été depuis qu’il attendait l’indispensable messager. N’avait-il pas manqué de présence d’esprit, de finesse, dans son entretien avec Ben-Omar? Avait-il eu raison de se montrer aussi catégorique, de se raidir contre ce bonhomme, au lieu de l’amadouer, de disputer sur les points principaux de l’affaire, de chercher à transiger? Était-ce bien adroit de l’avoir traité de filou, de coquin, de crocodile, et autres qualifications intempestives? N’eût-il pas mieux valu, sans se montrer si soigneux de ses intérêts, négocier, temporiser au besoin, paraître disposé à livrer cette lettre, en feignant d’ignorer son importance, et n’en point demander cinquante millions dans un moment de colère? Certes, elle les valait, ce n’était pas douteux. Mais il eût été sage d’agir avec plus d’adresse. Et si le notaire, par trop maltraité, refusait de s’exposer de nouveau à un pareil accueil? S’il bouclait ses malles, s’il quittait Saint-Malo, s’il s’en retournait à Alexandrie, que deviendrait la solution du problème? Maître Antifer irait-il courir après sa longitude jusqu’en Égypte?…

Aussi, en se couchant, s’administra-t-il une volée de coups de poing bien mérités. Il ne ferma pas l’œil de la nuit. Le lendemain, il avait pris la ferme résolution de changer ses armures, de se lancer sur les traces de Ben-Omar, de le dédommager par quelques bonnes paroles des brutalités de la veille, d’entrer en arrangement au prix de légères concessions…

Mais, comme il réfléchissait à tout cela, en s’habillant vers les huit heures du matin, voici que le gabarier poussa doucement la porte de la chambre.

Nanon l’avait envoyé chercher, et il était venu, l’excellent homme, s’offrir aux coups de son voisin.

«Qu’est-ce qui ramène, patron?…

– C’est le flot, mon ami, répondit Gildas Trégomain, avec l’espoir que cette locution maritime provoquerait le sourire de son interlocuteur.

– Le flot?… répliqua celui-ci d’un ton rude. – Eh bien, moi, c’est le jusant qui va m’emmener.

– Tu te prépares à sortir?…

– Oui, – avec ou sans ta permission, gabarier.

– Où vas-tu?…

– Où il me convient d’aller.

– Pas ailleurs, c’est entendu, et tu ne veux pas me dire ce que tu as à faire…

– Je vais essayer de réparer une sottise…

– Et risquer de l’aggraver peut-être?»

Cette réponse, bien qu’elle eût été formulée en thèse générale, ne laissa pas d’inquiéter maître Antifer. Aussi, se décida-t-il à mettre son ami au courant de la situation. Donc, tout en continuant sa toilette, il lui raconta sa rencontre avec Ben-Omar, les tentatives du notaire pour lui arracher sa latitude, et son offre, évidemment fantaisiste, de vendre cinquante millions la lettre de Kamylk-Pacha.

«Il a dû marchander, répondit Gildas Trégomain.

– Il n’en a pas même eu le temps, car je lui ai tourné le dos, – en quoi j’ai eu tort.

– C’est mon avis. Ainsi ce notaire est venu exprès à Saint-Malo pour essayer de te soutirer cette lettre?…

– Tout exprès, au lieu de s’acquitter de la communication dont il est chargé pour moi. Ce Ben-Omar est le messager annoncé par Kamylk-Pacha et attendu depuis vingt ans…

– Ah çà! c’est donc sérieux, cette affaire-là?» ne put s’empêcher de dire Gildas Trégomain.

Cette observation lui valut un si terrible regard, et Pierre-Servan-Malo lui détacha une si méprisante épithète qu’il baissa les yeux et fit tourner ses pouces, après avoir joint les mains sur la vaste rotondité de son abdomen.

En un instant, maître Antifer eut fini de s’habiller, et il prenait son chapeau, lorsque la porte de la chambre s’ouvrit de nouveau.

Nanon parut.

«Qu’y a-t-il encore?… lui demanda son frère.

– Il y a un étranger qui est en bas… Il désire te parler.

– Son nom?…

– Le voici.»

Et Nanon remit une carte sur laquelle étaient gravés ces mots. Ben-Omar, notaire à Alexandrie.

«Lui! s’écria maître Antifer.

– Qui?… demanda Gildas Trégomain.

– L’Omar en question… Ah! j’aime mieux cela!… Puisqu’il revient, c’est bon signe!… Fais-le monter, Nanon.

– Mais il n’est pas seul.

– Il n’est pas seul?… s’écria maître Antifer. Et qui donc est avec lui?…

– Un homme plus jeune… que je ne connais pas… et qui a aussi l’air d’un étranger…

– Ah! ils sont deux?… Eh bien, nous serons deux pour les recevoir!… Reste avec moi, gabarier!

– Quoi… tu veux?…»

Un geste impérieux cloua à sa place le digne voisin. Un autre geste indiqua à Nanon qu’elle eût à faire monter les visiteurs.

Une minute après, ceux-ci étaient introduits dans la chambre, dont la porte fut soigneusement refermée. Si les secrets qui allaient être dévoilés s’en échappaient, c’est qu’ils auraient passé par le trou de la serrure.

«Ah! c’est vous, monsieur Ben-Omar? dit maître Antifer d’un ton dégagé et hautain qu’il n’aurait pas pris, sans doute, si c’eût été de lui que fussent venues les premières avances en se présentant à l’Hôtel de l’Union.

– Moi-même, monsieur Antifer.

– Et la personne qui vous accompagne?…

– C’est mon principal clerc.»

Maître Antifer et Saouk, qui fut présenté sous le nom de Nazim, échangèrent un regard assez indifférent.

«Votre clerc est au courant?… demanda le Malouin.

– Au courant, et son assistance m’est indispensable dans toute cette affaire.

– Soit, monsieur Ben-Omar. – Me direz-vous à quel propos j’ai l’honneur de votre visite?

– Un nouvel entretien que je désire avoir avec vous, monsieur Antifer… avec vous seul, ajouta-t-il en jetant un regard oblique sur Gildas Trégomain, dont les pouces accomplissaient toujours leur innocente rotation.

– Gildas Trégomain, mon ami, répondit maître Antifer, ex-patron de la gabare la Charmante-Amélie, qui, lui aussi, est au courant de cette affaire, et dont l’assistance est non moins indispensable que celle de votre clerc Nazim…»

C’était la réplique du Trégomain au Saouk. Ben-Omar ne pouvait y opposer aucune objection…

Aussitôt, les quatre personnages s’assirent autour de la table, sur laquelle le notaire déposa son portefeuille. Puis, un certain silence régna dans la chambre en attendant qu’il plût à l’un ou à l’autre de prendre la parole. Ce fut maître Antifer qui rompit enfin ce silence en s’adressant à Ben-Omar:

«Votre clerc parle le français, je suppose?

– Non, répondit le notaire.

– Il le comprend, du moins?…

– Pas davantage.»

Cela avait été convenu entre Saouk et Ben-Omar, avec l’espoir que le Malouin, n’ayant pas à craindre d’être compris du faux Nazim, laisserait peut-être échapper quelques paroles dont il y aurait lieu de profiter.

«Et maintenant, allez-y, monsieur Ben-Omar, dit négligemment maître Antifer. Votre intention est-elle de reprendre l’entretien au point où nous l’avons interrompu hier?

– Sans doute.

– Alors vous m’apportez les cinquante millions…

– Soyons sérieux, monsieur…

– Oui, soyons sérieux, monsieur Ben-Omar. Mon ami Trégomain n’est pas de ces gens qui consentent à perdre du temps en plaisanteries inutiles. N’est-il pas vrai, Trégomain?»

Jamais le gabarier n’avait eu une contenance plus grave, un maintien plus composé, et, lorsqu’il enveloppa son appendice nasal sous les plis de son pavillon, – nous voulons dire son mouchoir, – jamais il n’en tira des éclats plus magistraux.

«Monsieur Ben-Omar, reprit maître Antifer, en affectant de parler de ce ton sec dont ses lèvres n’avaient guère l’habitude, je crains qu’il n’y ait eu entre nous un malentendu… Il convient de le dissiper, ou nous n’arriverons à rien de bon. Vous savez qui je suis, et je sais qui vous êtes.

– Un notaire…

– Un notaire, qui est aussi un envoyé de défunt Kamylk-Pacha, et dont ma famille attend l’arrivée depuis vingt ans.

– Vous m’excuserez, monsieur Antifer, mais, en admettant que cela soit, il ne m’était pas permis de venir plus tôt…

– Et pourquoi?

– Parce que, c’est depuis quinze jours seulement que je sais, par l’ouverture du testament, dans quelles conditions votre père avait reçu cette lettre.

– Ah! la lettre au double K?… Nous y revenons, monsieur Ben-Omar?

– Oui, et mon unique pensée, en me rendant à Saint-Malo, était d’en avoir communication…

– C’est uniquement dans ce but que vous avez entrepris ce voyage?

– Uniquement.»

Pendant cet échange de demandes et de réponses, Saouk demeurait impassible, n’ayant pas l’air de comprendre un traître mot à ce qui se disait. Il jouait son jeu avec tant de naturel que Gildas Trégomain, dont l’œil le regardait en-dessous, ne put rien surprendre de suspect dans son attitude.

«Allons, monsieur Ben-Omar, reprit Pierre-Servan-Malo, j’ai pour vous le plus profond respect, et, vous le savez, je ne me permettrais pas de vous adresser une parole malsonnante…»

Vraiment, il affirmait cela avec un aplomb renversant, lui qui, la veille, avait traité le bonhomme de fripon, de gredin, de momie, de crocodile, etc.

«Cependant, ajouta-t-il, je ne puis m’empêcher de vous faire observer que vous venez de mentir…

– Monsieur !…

– Oui… de mentir comme un cambusier, quand vous avez avancé que votre voyage n’avait d’autre but que d’obtenir la communication de ma lettre!

– Je vous le jure, fit le notaire en levant la main.

– A bas les pinces, vieil Omar! s’écria maître Antifer, qui recommençait à s’animer en dépit de ses belles résolutions. Je sais parfaitement pourquoi vous êtes venu…

– Croyez…

– Et de la part de qui vous êtes venu…

– Personne, je vous assure…

– Si… de la part de défunt Kamylk-Pacha…

– Il est mort depuis dix ans!

– N’importe! C’est en exécution de ses dernières volontés que vous êtes aujourd’hui chez Pierre-Servan-Malo, fils de Thomas Antifer, à qui vous avez ordre, non point de demander la lettre en question, mais de communiquer certains chiffres…

– Certains chiffres?…

– Oui… les chiffres d’une longitude dont il a besoin pour compléter la latitude que Kamylk-Pacha avait fait parvenir, il y a quelque vingt ans, à son brave homme de père!

– Joliment riposté!» dit tranquillement Gildas Trégomain en secouant son mouchoir comme s’il eût envoyé un signal maritime aux sémaphores de la côte.

Et toujours même impassibilité du soi-disant clerc, bien qu’il ne pût douter maintenant que maître Antifer ne fût au courant de la situation.

«Et c’est vous, monsieur Ben-Omar, vous qui avez voulu changer les rôles, qui avez essayé de me voler ma latitude…

– Voler!

– Oui!… voler!… Et probablement pour en faire un usage qui n’appartient qu’à moi!

– Monsieur Antifer, reprit Ben-Omar très décontenancé, croyez-le bien… dès que vous m’auriez eu donné cette lettre… je vous aurais donné les chiffres…

– Vous avouez donc les avoir?…»

Le notaire était collé au mur. Si habitué qu’il fût à imaginer des échappatoires, il sentit que son adversaire le tenait et que le mieux consistait à se soumettre, ainsi que cela avait été convenu la veille entre Saouk et lui. Aussi, lorsque maître Antifer lui dit:

«Allons, franc jeu, monsieur Ben-Omar! Assez louvoyé comme cela, et laissez arriver!

– Soit!» répondit-il.

Il ouvrit son portefeuille, il en tira une feuille de parchemin, sillonnée par les lignes d’une grosse écriture.

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C’était le testament de Kamylk-Pacha, rédigé, on le sait, en langue française, et dont maître Antifer prit aussitôt connaissance. Après l’avoir lu en entier, à voix haute, de manière que Gildas Trégomain ne perdît pas un mot de ce que ledit testament contenait, il tira son calepin de sa poche afin d’y inscrire les chiffres indiquant la longitude de l’îlot, – ces quatre chiffres pour chacun desquels il aurait donné un des doigts de sa main droite. Puis, comme s’il eût été sur son navire, occupé à prendre hauteur:

«Attention, gabarier! cria-t-il.

– Attention! répéta Gildas Trégomain, qui, lui aussi, venait de tirer un carnet des profondeurs de son veston.

– Pique !…»

Et, c’est le cas de dire que cette précieuse longitude, – 54°57’ à l’est du méridien de Paris, – fut «piquée» avec un son tout spécial.

Le parchemin revint alors au notaire, qui l’introduisit entre les plis de son portefeuille, lequel passa sous le bras du faux principal clerc Nazim, aussi indifférent que l’eût pu être un vieil Hébreu du temps d’Abraham au milieu de l’Académie française.

Cependant l’entretien arrivait au point qui intéressait particulièrement Ben-Omar et Saouk. Maître Antifer, connaissant le méridien et le parallèle de l’îlot, n’avait plus qu’à croiser ces deux lignes sur la carte pour trouver le gisement à leur point de rencontre. C’est même ce à quoi il avait une hâte très légitime de procéder. Aussi se leva-t-il, et il n’y eut pas à se méprendre sur le demi-salut qu’il esquissa ni sur le geste qui indiquait l’escalier. Nul doute que Saouk et Ben-Omar fussent invités à se retirer. Le gabarier suivait ce manège d’un regard attentif et souriant. Néanmoins ni le notaire ni Nazim ne semblaient disposés à se lever. Qu’il fût manifeste que leur hôte les mettait à la porte, cela sautait aux yeux. Mais ou ils ne l’avaient pas compris, ou ils ne voulaient pas le comprendre. Ben-Omar, assez embarrassé, sentait bien que Saouk lui intimait du regard l’ordre exprès de poser une dernière question.

Il dut donc s’exécuter, et dit:

«Maintenant que j’ai rempli la mission dont m’a chargé le testament de Kamylk-Pacha…

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– Nous n’avons plus qu’à prendre poliment congé les uns des autres, répondit Pierre-Servan-Malo, et le premier train étant pour dix heures trente-sept…

– Dix heures vingt-trois depuis hier, rectifia Gildas Trégomain.

– Dix heures vingt-trois, en effet, et je ne voudrais pas, mon cher monsieur Ben-Omar, vous exposer, ainsi que votre clerc Nazim, à manquer cet express…»

Le pied de Saouk commença de battre sur le plancher une rapide mesure à deux quatre, et, comme il consulta sa montre, on put croire qu’il s’inquiétait du départ.

«Si vous avez des bagages à faire enregistrer, poursuivit maître Antifer, il n’est que temps…

– D’autant plus, ajouta le gabarier, que l’on n’en finit pas à cette gare.»

Ben-Omar se décida alors à reprendre la parole, et, se levant à demi:

«Pardon, fit-il en baissant les yeux, mais il me semble que nous ne nous sommes pas dit tout ce que nous avions à nous dire…

– Tout, au contraire, monsieur Ben-Omar, et, pour mon compte, je n’ai plus rien à vous demander.

– Il me reste cependant une question à vous soumettre, monsieur Antifer…

– Cela m’étonne, monsieur Ben-Omar, mais enfin, si c’est votre avis, soumettez.

– Je vous ai communiqué les chiffres de la longitude indiquée dans le testament de Kamylk-Pacha…

– D’accord, et mon ami Trégomain et moi, nous les avons inscrits en double sur notre carnet.

– A présent, vous avez à me faire connaître ceux de la latitude qui sont inscrits dans la lettre…

– La lettre adressée à mon père?…

– Elle-même.

– Pardon, monsieur Ben-Omar! répondit maître Antifer en fronçant le sourcil. Aviez-vous pour mandat de m’apporter la longitude en question ?…

– Oui, et ce mandat je l’ai rempli…

– Avec autant de bonne volonté que de zèle, je l’avoue. Mais, en ce qui me concerne, je n’ai vu nulle part, ni dans le testament ni dans la lettre, que je dusse révéler à qui que ce soit les chiffres de la latitude qui ont été envoyés à mon père?

– Cependant…

– Cependant si vous aviez quelque indication à ce sujet, peut-être pourrions-nous discuter…

– Il me semble… répliqua le notaire, qu’entre gens qui s’estiment…

– Il vous semble à tort, monsieur Ben-Omar. L’estime n’a rien à voir en tout ceci, si tant est que nous en éprouvions l’un pour l’autre.»

Évidemment l’irritation, qui faisait place à l’impatience chez maître Antifer, n’allait pas tarder à se manifester. Aussi, désireux d’éviter un éclat, Gildas Trégomain alla-t-il ouvrir la porte afin de faciliter la sortie des deux personnages. Saouk n’avait pas bougé. Il ne lui appartenait pas, d’ailleurs, en sa double qualité de clerc et d’étranger ne comprenant pas le français, de se mettre en mouvement, tant que son patron ne lui en aurait pas donné l’ordre.

Ben-Omar quitta sa chaise, se frotta le crâne, rajusta ses lunettes sur son nez, et, du ton d’un homme qui prend son parti de ce qu’il ne peut empêcher:

– Pardon, monsieur Antifer, dit-il, vous êtes bien décidé à ne point me confier…

– D’autant plus décidé, monsieur Ben-Omar, que la lettre de Kamylk-Pacha imposait à mon père un secret absolu à cet égard, et que, ce secret, mon père me l’a imposé à son tour.

– Eh bien, monsieur Antifer, dit alors Ben-Omar, voulez-vous accepter un bon conseil?…

– Lequel?

– Ce serait de ne pas donner suite à cette affaire.

– Et pourquoi?…

– Parce que vous pourriez rencontrer sur votre route certaine personne capable de vous en faire repentir…

– Et qui donc?…

– Saouk, le propre fils du cousin de Kamylk-Pacha, déshérité à votre profit, et qui n’est point homme…

– Connaissez-vous ce propre fils, monsieur Ben-Omar?

– Non… répondit le notaire, mais je sais que c’est un adversaire redoutable…

– Eh bien, si vous le rencontrez jamais, ce Saouk, dites-lui de ma part que je me fiche de lui et de toute la saoukaille de l’Égypte!»

Nazim ne sourcilla pas. Là-dessus, Pierre-Servan-Malo s’avançant sur le palier:

«Nanon!» cria-t-il.

Le notaire se dirigea vers la porte, et, cette fois, Saouk, qui venait de renverser une chaise par maladresse, le suivit, non sans une furieuse envie d’activer sa marche en lui faisant dégringoler l’escalier.

Mais, au moment de franchir la porte de la chambre, voici que Ben-Omar s’arrête, et s’adressant à maître Antifer qu’il n’osait regarder en face:

«Vous n’avez point oublié, monsieur, dit-il, une des clauses du testament de Kamylk-Pacha?…

– Laquelle, monsieur Ben-Omar?

– Celle qui m’impose l’obligation de vous accompagner jusqu’au moment où vous aurez pris possession du legs, d’être là lorsque les trois barils seront exhumés…

– Eh bien, vous m’accompagnerez, monsieur Ben-Omar.

– Encore faut-il que je sache où vous irez…

– Vous le saurez, quand nous serons arrivés.

– Et si c’est au bout du monde?…

– Ce sera au bout du monde.

– Soit… Mais souvenez-vous que je ne puis me passer de mon principal clerc…

– Ce sera comme vous voudrez, et je serai non moins honoré de voyager en sa compagnie qu’en la vôtre.»

Puis, se penchant au-dessus du palier:

«Nanon!» cria-t-il une seconde fois d’une voix rude, témoignant qu’il était à bout.

Nanon parut.

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«Éclaire ces messieurs! dit maître Antifer.

– Bon!… il est grand jour! répondit Nanon.

– Éclaire tout de même!»

Et, après une telle mise en demeure de vider les lieux, Saouk et Ben-Omar quittèrent cette maison peu hospitalière, dont la porte se referma avec fracas.

Alors maître Antifer fut pris d’une de ces joies délirantes, dont il n’avait eu que de rares accès dans sa vie. Mais, en vérité, s’il n’eût pas été joyeux, ce jour-là, quand aurait-il jamais trouvé l’occasion de l’être?

Il la tenait, sa fameuse longitude si impatiemment attendue! Il allait pouvoir changer en réalité ce qui jusque-là n’avait été pour lui qu’un rêve! La possession de cette invraisemblable fortune ne dépendrait plus que de l’empressement qu’il mettrait à l’aller chercher sur l’îlot où elle l’attendait!

«Cent millions… cent millions! répétait-il.

– C’est-à-dire mille fois cent mille francs!» ajouta le gabarier.

Et, en ce moment, maître Antifer, ne se maîtrisant plus, sauta sur un pied, sauta sur l’autre, s’accroupit, se releva, se balança des hanches, tourna comme un simple gyroscope mais pas dans le même plan, enfin exécuta une de ces danses de matelot, dont le répertoire des gaillards d’avant fournit une nomenclature aussi variée qu’expressive.

Puis, entraînant dans ce mouvement giratoire la masse de son ami Gildas Trégomain, il l’obligea à se mouvoir avec une telle impétuosité, que la maison en fut ébranlée jusque dans ses dernières fondations.

Et il clamait d’une voix qui faisait grelotter les vitres:

J’ai ma lon…

Lon la!

J’ai ma gi…

Lon li!

J’ai ma gi… j’ai ma longitude!

 

 

Chapitre IX

Dans lequel un point de l’une des cartes de l’Atlas de maître Antifer
est minutieusement marqué au crayon rouge

 

andis que leur oncle se démenait dans cette farandole à deux, Énogate et Juhel s’étaient rendus de conserve à la mairie et à l’église. A la mairie, l’employé de l’état civil, préposé aux mariages, – vieux rond de cuir chargé de fabriquer des lunes de miel, – leur avait montré leurs bans affichés dans le cadre des publications. A la cathédrale, le vicaire avait promis une messe chantée, prône, orgue, sonneries, toutes les herbes de la Saint-Jean matrimoniale.

S’ils seraient heureux, ce cousin et cette cousine, grâce à la dispense obtenue de Monseigneur! S’ils attendaient avec une impatience, peu dissimulée chez Juhel, plus réservée chez Énogate, la date du 5 avril, arrachée aux hésitations de leur oncle! S’ils s’occupaient de leurs préparatifs, trousseau de mariée, nippes et meubles, pour la belle chambre du premier étage que le généreux Trégomain embellissait chaque jour de quelques babioles, recueillies autrefois chez les riverains de la Rance – entre autres une petite statuette de la Vierge, laquelle ornait la cabine de la Charmante-Amélie et dont il voulut faire cadeau aux nouveaux époux! N’était-il pas leur confident, et eussent-ils trouvé un meilleur, un plus sûr dépositaire de leurs espérances, de leurs projets d’avenir? Et vingt fois par jour, à tout propos, le digne gabarier leur répétait:

«Je donnerais gros pour que le mariage fût fait… pour que le maire et le curé y eussent passé…

– Et la raison, mon bon Gildas?… demandait la jeune fille, un peu inquiète.

– Il est si singulier, l’ami Antifer, aussitôt qu’il enfourche son dada et cavalcade au milieu de ses millions!…»

C’était bien l’opinion de Juhel. Lorsque l’on dépend d’un oncle, excellent homme mais quelque peu détraqué, on n’est sûr de rien, tant que le oui sacramentel n’a pas été prononcé devant le maire.

Et puis, quand il s’agit de ces familles de marins, il n’y a pas de temps à perdre. Ou il faut rester célibataires, comme l’étaient le maître au cabotage et le patron de gabare, ou il faut se marier dès que cela est permis et possible. Juhel devait embarquer, on le sait, en qualité de second sur un trois-mâts de la maison Le Baillif. Alors que de mois, que d’années même à travers les mers, à des mille lieues de sa femme, de ses enfants, si Dieu bénissait leur union, et l’on n’ignore pas qu’il ne marchande guère sa bénédiction aux conjoints des ports de guerre et de commerce! Sans doute, fille de marin, Énogateétait faite à cette idée que de longues navigations entraîneraient son mari loin d’elle, n’imaginant pas qu’il pût en être autrement? Raison de plus pour ne pas perdre un seul jour, puisque leur existence en compterait tant pendant lesquels ils seraient séparés…

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C’est de cet avenir que causaient le jeune capitaine et sa fiancée, lorsqu’ils rentrèrent ce matin-là, après avoir achevé leurs courses. Ils furent assez surpris en voyant deux étrangers sortir de la maison de la rue des Hautes-Salles, et qui s’éloignaient avec de grands gestes de fureur. Qu’est-ce que ces gens-là étaient venus chercher chez maître Antifer? Juhel eut le pressentiment qu’il avait dû se passer quelque chose d’anormal.

Et il en fut bien autrement certain, lorsqu’Énogate et lui entendirent le bruit qui se faisait en haut, la chanson improvisée, dont le refrain retentissait jusqu’à l’extrémité du rempart.

Est-ce que leur oncle avait perdu l’esprit? Est-ce que l’obsession de cette longitude avait déterminé chez lui une lésion cérébrale? Est-ce qu’il était pris, sinon de la folie des grandeurs, du moins de la folie des richesses!…

«Qu’est-ce qu’il y a donc, ma tante? demanda Juhel à Nanon.

– C’est votre oncle qui danse, mes enfants.

– Mais ce n’est pas lui qui est capable d’ébranler la maison avec tant de violence?…

– Non! c’est Trégomain.

– Comment, Trégomain danse aussi?…

– Sans doute, pour ne pas contrarier notre oncle!» fit observer Énogate.

Tous trois montèrent au premier étage, et ils durent penser, à voir maître Antifer capricant de cette façon, qu’il venait d’être frappé d’aliénation mentale, l’entendant répéter à tue-tête:

J’ai ma lon…

Lon la!

J’ai ma gi…

Lon li!

Et, à l’unisson, rouge, fumant, menacé d’un coup d’apoplexie, le bon Trégomain entonnant:

Oui… sa gi… Oui sa longitude!…

Une révélation éclaira soudain le cerveau de Juhel. Ces deux étrangers qu’il avait vus sortir de la maison?… Est-ce que le malencontreux messager de Kamylk-Pacha était enfin arrivé?…

Le jeune homme avait pâli, et, arrêtant maître Antifer au milieu d’une volte:

«Mon oncle, s’écria-t-il, vous l’avez?…

– Je l’ai, mon neveu!

– Il l’a,» murmura Gildas Trégomain.

Et il se laissa choir sur une chaise, qui, ne pouvant opposer une résistance impossible, s’écrasa sous lui.

Quelques instants après, dès que la respiration fut revenue à leur oncle, Énogate et Juhel savaient tout ce qui s’était passé depuis la veille, l’arrivée de Ben-Omar et de son principal clerc, la tentative d’extorsion relative à la lettre de Kamylk-Pacha, la teneur du testament, l’exacte détermination de la longitude pour le gisement de l’îlot où était enfoui le trésor… Maître Antifer n’avait qu’à se baisser pour le prendre!

«Eh! mon oncle, à présent qu’ils savent où est le nid, ces deux individus vont pouvoir le dénicher avant vous!

– Minute, mon neveu! s’écria maître Antifer en haussant les épaules. Me crois-tu donc assez niais pour leur avoir livré la clef du coffre-fort?…»

Ce que Gildas Trégomain appuya d’un geste négatif.

«… Un coffre-fort qui renferme une fortune de cent millions!»

Et ce mot «millions» s’enflait dans la bouche de Pierre-Servan-Malo au point qu’il faillit l’étrangler.

Quoi qu’il en soit, s’il s’attendait à ce que cette déclaration allait être accueillie par des cris d’enthousiasme, il fut promptement détrompé. Comment! une pluie d’or dont Danaé eût été jalouse, une averse de diamants et de pierres précieuses tombait sur cette humble maison de la rue des Hautes-Salles, et on ne tendait pas la main pour la recevoir, et on ne défonçait pas le toit pour qu’elle y pénétrât jusqu’à la dernière goutte?

Oui! ce fut ainsi. Un silence glacial succéda à la phrase truffée de millions, si triomphalement déclamée par son auteur.

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«Ah çà! s’écria-t-il, en regardant l’un après l’autre sa sœur, son neveu, sa nièce et son ami, qu’avez-vous donc à me montrer des figures de vent debout?»

Malgré ces objurgations, les figures ne modifièrent pas leur aire de vent.

«Comment, reprit maître Antifer, je vous annonce que me voilà riche comme Crésus, que je reviens de l’Eldorado, lesté d’or à couler bas, qu’on n’en trouverait pas tant chez le plus nababissime des nababs, et vous ne me sautez pas même au cou pour me féliciter?…»

Aucune réponse. Rien que des yeux baissés, des faces qui se détournent.

«Eh bien, Nanon?…

– Oui, mon frère, répondit la sœur, c’est une belle aisance.

– Une belle aisance! Plus de trois cent mille francs à manger par jour pendant un an, si l’on veut! Et toi, Énogate, trouves-tu aussi que c’est une belle aisance?

– Mon Dieu, mon oncle, répondit la jeune fille, il n’est pas nécessaire d’être si riche que cela…

– Oui, je sais… je connais le refrain!… La richesse ne fait pas le bonheur! – Est-ce que c’est également votre avis, monsieur le capitaine au long cours? demanda l’oncle en interrogeant directement son neveu.

– Mon avis, répondit Juhel, est que cet Égyptien aurait dû vous léguer le titre de pacha par-dessus le marché, car tant d’argent et pas de titre…

– Hé!… hé!… Antifer-Pacha!… dit en souriant le gabarier.

– Dis un peu, s’écria maître Antifer du ton dont on commande de mettre les huniers au bas ris, dis, ex-patron de la Charmante-Amélie, est-ce que tu aurais la prétention de blaguer?…

– Moi, mon digne ami! répliqua Gildas Trégomain. A Dieu ne plaise, et, puisque tu es si ravi d’être cent fois millionnaire, je te présente mes cent millions de compliments.»

En définitive, pourquoi la famille accueillait-elle de si froide mine les exultations de son chef? Peut-être, après tout, ne songeait-il plus à son projet d’alliances superbes pour sa nièce et son neveu? Peut-être avait-il renoncé à rompre ou tout au moins à retarder le mariage de Juhel et d’Énogate, bien que sa longitude lui fût arrivée avant le 6 avril? A vrai dire, c’était cette crainte qui chagrinait si fort Énogate et Juhel, Nanon et Gildas Trégomain.

Celui-ci voulut mettre son ami en demeure de s’expliquer… Mieux valait savoir à quoi s’en tenir. Au moins pourrait-on discuter, et, à force de discussions, faire entendre raison à cet oncle terrible, au lieu de le laisser mariner dans son jus.

«Voyons, mon ami, dit-il, en arrondissant le dos, supposons que tu les aies, ces millions…

– Supposons, gabarier ?… Et pourquoi supposer ?…

– Eh bien, prenons que tu les aies… Un brave homme comme toi, habitué à une vie modeste, qu’en feras-tu?

– Ce qui me plaira, répondit sèchement maître Antifer.

– Tu ne vas pas acheter tout Saint-Malo, j’imagine…

– Tout Saint-Malo, et tout Saint-Servan, et tout Dinard, si cela me convient, et même ce ridicule ruisseau de la Rance, qui n’a d’eau que lorsque la marée veut bien lui en apporter!»

Il savait qu’en insultant la Rance, il piquait au vif un homme qui avait remonté et redescendu cette charmante rivière pendant vingt ans de son existence.

«Soit! répliqua Gildas Trégomain, les lèvres pincées. Mais tu n’en mangeras pas un morceau de plus, tu n’en boiras pas un coup de plus, à moins d’acheter un estomac supplémentaire…

– J’achèterai ce qui me conviendra, navigateur d’eau douce, et si l’on me contrarie, si je trouve de l’opposition jusque parmi les miens…

Cela fut à l’adresse des deux fiancés.

«… Je les mangerai, mes cent millions, je les dissiperai, j’en ferai de la fumée, j’en ferai de la poussière, et Juhel et Énogate n’auront rien des cinquante que je comptais léguer un jour à chacun…

– Autant dire cent à eux deux, mon ami…

– Pourquoi ?…

– Puisqu’ils vont se marier…»

On touchait à la question brûlante.

«Ohé, gabarier! cria maître Antifer d’une voix de stentor. Grimpe donc au capelage du grand cacatois pour voir si j’y suis!»

C’était une manière d’envoyer promener Gildas Trégomain, – au figuré, s’entend, – car, de hisser sa masse en tête d’un mât quelconque, cela eût été impossible sans le secours d’un cabestan.

Ni Nanon, ni Juhel, ni Énogate n’osaient intervenir dans la conversation. A la pâleur du jeune capitaine, on comprenait qu’il ne maîtrisait pas sans peine une colère prête à déborder.

Mais le gabarier n’était pas homme à les abandonner en pleine mer, et, s’approchant de son ami:

«Cependant, tu as fais la promesse…

– Quelle promesse?…

– De consentir à leur mariage…

– Oui… si la longitude n’arrivait pas, et, comme la longitude est arrivée…

– Raison de plus pour assurer leur bonheur…

– Parfaitement, gabarier, parfaitement… C’est pourquoi Énogate épousera un prince…

– S’il s’en trouve…

– Et Juhel une princesse…

– Il n’y en a plus à marier! répliqua Gildas Trégomain, qui était à bout d’arguments.

– Il y en a toujours quand on apporte cinquante beaux millions de dot!

– Cherche donc…

– Je chercherai… et je trouverai… et dans l’almanach de Gothon encore!…»

Il voulait dire l’almanach de Gotha, cet entêté et intraitable cabochard, féru de l’idée d’associer au sang des potentats le sang des Antifers.

D’ailleurs, ne voulant pas prolonger une conversation qui pouvait tourner mal, résolu à ne point céder sur la question du mariage, il fit comprendre – oh! très nettement – qu’il désirait rester seul dans sa chambre, en ajoutant qu’il n’y serait pour personne avant le dîner.

Gildas Trégomain jugea prudent de ne pas le contrarier, et tous regagnèrent la salle du rez-de-chaussée.

En vérité, tout ce petit monde était désespéré, et des larmes coulaient des jolis yeux de la jeune fille. Cela mettait Gildas Trégomain hors de lui.

«Je n’aime pas qu’on pleure, dit-il, non… même quand on a du chagrin, petite!

– Mais, bon ami, dit-elle, tout est perdu!… Notre oncle n’en démordra pas!… Cette énorme fortune lui a tourné la tête…

– Oui, appuya Nanon, et lorsque mon frère s’est fourré une idée…»

Juhel ne parlait pas. Il allait et venait à travers la salle, croisant et décroisant ses bras, ouvrant et refermant ses mains. Soudain, le voici qui s’écrie:

«Après tout, il n’est pas le maître!… Je n’ai pas besoin de sa permission pour mon mariage!… Je suis majeur…

– Mais Énogate ne l’est pas, fit observer le gabarier, et, en sa qualité de tuteur, il peut s’opposer…

– Oui… et nous dépendons tous de lui! ajouta Nanon qui baissa la tête.

– Aussi m’est avis, conseilla Gildas Trégomain, que mieux vaut ne pas lui résister de front… Il n’est pas impossible que cette manie lui passe, surtout si on a l’air de s’y prêter…

– Vous devez avoir raison, monsieur Trégomain, dit Énogate, et nous obtiendrons davantage, je l’espère du moins, par la douceur que par la violence.

– Du reste, remarqua le gabarier, il ne les tient pas encore, ses millions….

– Non, insista Juhel, et, en dépit de sa latitude et de sa longitude, il aura peut-être quelque mal à mettre la main dessus! Il faudra beaucoup de temps…

– Beaucoup!… murmura la jeune fille.

– Hélas! oui, ma chère Énogate, et ce sont des retards!… Ah! le maudit oncle…

– Et les maudites bêtes qui sont venus de la part de ce maudit pacha! gronda Nanon. J’aurais dû les recevoir à coups de balai…

– Ils auraient toujours fini par s’aboucher avec lui, répliqua Juhel, et ce Ben-Omar, qui a une commission sur l’affaire, ne lui eût pas laissé de répit!

– Alors, mon oncle va partir?… demanda Énogate.

– C’est probable, répondit Gildas Trégomain, puisqu’il va connaître le gisement de l’îlot!

– Je l’accompagnerai, déclara Juhel.

– Toi, mon Juhel?… s’écria la jeune fille.

– Oui… c’est indispensable… Je veux être là pour l’empêcher de commettre quelque sottise… pour le ramener… s’il s’attarde au loin…

– Bien raisonné, mon garçon, dit le gabarier.

– Qui sait où il se laissera entraîner en courant après ce trésor et à quels dangers il s’expose!…»

Énogate restait toute triste; mais elle l’avait compris: c’était le bon sens même qui inspirait à Juhel cette résolution, et peut-être les longueurs du voyage en seraient-elles abrégées?…

Le jeune capitaine la consola de son mieux. Il lui écrirait souvent… Il la tiendrait au courant de tout ce qui arriverait… Nanon ne la quitterait pas, ni M. Trégomain… qui la verrait tous les jours… qui lui enseignerait la résignation…

«Compte sur moi, ma fille, répondit le gabarier très ému. Je tâcherai de te distraire!… Tu ne connais pas les campagnes de la Charmante-Amélie?…»

Non, Énogate ne les connaissait pas, car il n’avait pas encore osé les raconter par peur de maître Antifer.

«Eh bien, je te les dirai… C’est très intéressant… Le temps s’écoulera… Un jour, nous verrons revenir notre ami avec ses millions sous le bras… ou le sac vide… et notre brave Juhel, qui ne fera qu’un saut de la maison à la cathédrale de Saint-Malo… et ce n’est pas moi qui vous retarderai… Si tu veux, pendant leur absence, on me confectionnera mon habit de noces, et je le mettrai tous les matins…

– Ohé!… gabarier?»

Cette voix bien connue fit tressauter l’assistance.

«Le voici qui m’appelle, dit Gildas Trégomain.

– Que vous veut-il?… demanda Nanon.

– Ce n’est pas la voix qu’il prend, lorsqu’il est en colère, suggéra Énogate.

– Non, répondit Juhel, et, cette fois, elle dénote plus d’impatience que de fureur…

– Trégomain… viendras-tu?…

– Je vais…» cria Gildas Trégomain.

Et l’escalier ne tarda pas à gémir sous les pas du gabarier.

Un instant après, maître Antifer le poussa à travers la porte de sa chambre qu’il referma soigneusement. Puis, l’entraînant devant la table sur laquelle l’atlas étalait la carte planisphérique, et, lui tendant un compas:

«Prends! dit-il.

– Ce compas?…

– Oui! répondit maître Antifer d’une voix saccadée. Cet îlot… l’îlot aux millions… j’ai voulu reconnaître le gisement sur la carte…

– Et il n’y est pas?… s’écria Gildas Trégomain, d’un ton qui dénotait moins de surprise que de satisfaction.

– Qui te dit cela? riposta maître Antifer. Et pourquoi cet îlot n’y serait-il pas, gabarier de malheur?

– Alors… il y est?…

– S’il y est, je te crois… qu’il y est… Mais je suis si énervé… ma main tremble… ce compas me brûle les doigts… Je ne puis le promener sur la carte…

– Et tu veux que je le promène, mon ami?…

– Si tu en es capable…

– Oh! fit Gildas Trégomain.

– Dame! pour un ex-marinier de la Rance!… Enfin, essaie… nous verrons… Tiens bien le compas… et suis avec la pointe le cinquante-quatrième méridien, – autant dire le cinquante-cinquième, puisque l’îlot est par cinquante-quatre degrés et cinquante-sept minutes…»

Ces chiffres de la longitude commencèrent à troubler la tête de l’excellent homme.

«Cinquante-sept degrés et cinquante-quatre minutes?… répéta-t-il en écarquillant les yeux.

– Non… animal! s’écria maître Antifer… C’est le contraire. Allons… va donc!»

Gildas Trégomain posa la pointe du compas sur la carte du côté de l’ouest.

«Non! hurla son ami. Pas dans l’ouest!… A l’est du méridien de Paris… entends-tu… maladroit!… A l’est… à l’est!»

Gildas Trégomain, abasourdi par ces récriminations et objurgations, était incapable de mener ce travail à bonne fin. Ses yeux se voilaient d’une ombre troublante; des gouttes de sueur perlaient sur son front, et, entre ses doigts, le compas frémissait comme un trembleur de sonnerie électrique.

«Mais attrape donc le cinquante-cinquième méridien! vociféra maître Antifer. Commence par le haut de la carte… et descends jusqu’à l’endroit où tu rencontreras le vingt-quatrième parallèle!

– Le vingt-quatrième parallèle?… balbutia Gildas Trégomain.

– Oui!… Il me fera damner avant l’âge, le misérable! Oui… et le point où ils se couperont sera le gisement de l’îlot…

– Le gisement…

– Eh bien… descends-tu?…

– Je descends…

– Oh! le gueux!… Il remonte!»

La vérité est que le gabarier ne savait plus où il en était, et il semblait encore moins propre que son ami à résoudre le problème en question. Tous deux se trouvaient dans un invraisemblable état d’agitation. et leurs nerfs vibraient tels que des cordes de contrebasse dans un finale d’ouverture.

Maître Antifer eut la pensée qu’il allait devenir fou. Aussi, prenant le seul parti qu’il y eut à prendre:

«Juhel!» cria-t-il d’une voix qui retentit comme s’il se fût servi d’un porte-voix.

Le jeune capitaine parut presque aussitôt.

«Que voulez-vous, mon oncle?

– Juhel… où est l’îlot de Kamylk-Pacha?

– Au point où se croisent la longitude et la latitude…

– Eh bien… cherche…»

C’était à croire que maître Antifer allait compléter la formule connue en ajoutant:

«Et apporte!»

Juhel ne demanda aucune explication. Le trouble de son oncle lui indiqua ce qui se passait. Après avoir pris le compas d’une main qui ne tremblait pas, il en posa la pointe à la naissance du cinquante-cinquième méridien au nord de la carte, et commença à suivre le tracé en descendant.

«Dis par où il passe! commanda maître Antifer.

– Oui, mon oncle», répondit Juhel.

Et il s’exprima ainsi:

«La terre François-Joseph dans la mer Arctique.

– Bon.

– La mer de Barentz.

– Bien!

– La Nouvelle-Zemble.

– Après?…

– La mer de Kara.

– Et puis?…

– La Russie septentrionale d’Asie.

– Quelles villes traverse-t-il?…

– Ekaterinbourg, d’abord.

– Ensuite?…

– Le lac d’Aral.

– Va toujours!

– Khiva en Turkestan.

– Arrivons-nous?…

– Presque! Hérat en Perse.

– Sommes-nous rendus?…

– Oui! Mascate, à l’extrémité sud-est de l’Arabie.

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– Mascate!» s’écria maître Antifer qui vint se pencher sur la carte.

En effet, le croisement du cinquante-cinquième méridien et du vingt-quatrième parallèle s’opérait sur le territoire de l’iman de Mascate, dans la partie du golfe d’Oman en avant du golfe Persique, lequel sépare l’Arabie de la Perse.

«Mascate! répétait maître Antifer.

– Mascote? répétait Gildas Trégomain, qui avait mal entendu.

– Pas Mascote… Mascate, gabarier!» hurla son ami dont les épaules se haussèrent jusqu’à ses oreilles.

 

En somme, on n’avait encore qu’une coordonnée approximative, puisqu’elle n’était indiquée que par les degrés, sans avoir été poussée jusqu’aux minutes d’arc.

«Ainsi, Juhel, c’est à Mascate?…

– Oui, mon oncle… à une centaine de kilomètres près.

– Et ne peux-tu préciser davantage?…

– Si, mon oncle.

– Va donc, Juhel… va donc! Ne vois-tu pas que je bous d’impatience!» Et, pour sûr, une chaudière qu’on aurait chauffée à ce point eût été menacée d’explosion prochaine.

Juhel reprit le compas; puis, en tenant compte des minutes de la longitude et de la latitude, il parvint à déterminer le gisement avec une telle approximation que l’écart ne devait pas être supérieur à quelques kilomètres.

«Eh bien?… demanda maître Antifer.

– Eh bien, mon oncle, ce gisement n’est pas sur le territoire même de l’iman de Mascate, dit-il. C’est un peu plus à l’est, dans le golfe d’Oman…

– Parbleu!

– Pourquoi… parbleu? demanda Gildas Trégomain.

– Puisqu’il s’agit d’un îlot, il ne peut pas être en plein continent, ex-chalandou de la Charmante-Amélie!»

Et ceci fut envoyé d’un ton impossible à rendre, et bien injustement, car enfin une gabare n’est pas un chaland.

«Demain, ajouta maître Antifer, nous commencerons nos préparatifs de départ.

– Vous aurez raison, répondit Juhel, très décidé à ne pas contrarier son oncle.

– Nous verrons s’il n’y a pas à Saint-Malo quelque navire en partance pour Port-Saïd.

– Ce sera le meilleur mode de transport, puisque nous ne sommes pas à un jour près…

– Non!… On ne me le volera pas, mon îlot!

– Ou il faudrait être un fameux filou!» fit observer Gildas Trégomain, dont la remarque fut accueillie par un nouveau haussement d’épaules de maître Antifer.

«Tu m’accompagneras, Juhel, dit ce dernier.

– Oui, mon oncle, répondit le jeune capitaine, conformément à ce qu’il avait résolu.

– Et toi aussi, gabarier…

– Moi?… s’écria Gildas Trégomain.

– Oui… toi !…»

Ces deux mots furent articulés d’un ton si impératif, que la tête de l’excellent homme dut se baisser de haut en bas en signe d’acquiescement. Et lui qui comptait profiter de l’absence de Pierre-Servan-Malo pour distraire la pauvre Énogate, en lui racontant les campagnes de la Charmante-Amélie sur les eaux douces de la Rance!

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