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Jules Verne

 

L’archipel en feu

 

 

(Chapitre X-XII)

 

 

45 illustrations par L. Benett

Librairie Hachette

Paris 1926

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre X

Campagne dans l’archipel.

 

a Syphanta, corvette de deuxième rang, portait en batterie vingt-deux canons de 24, et, sur le pont, – bien que ce fût rare alors pour les navires de cette classe, – six caronades de 12. Elancée de l’étrave, fine de l’arrière, les façons bien relevées, elle pouvait rivaliser avec les meilleurs bâtiments de l’époque. Ne fatiguant pas, sous n’importe quelle allure, douce au roulis, marchant admirablement au plus près comme tous les bons voiliers, elle n’eût pas été gênée de tenir, par des brises à un ris, jusqu’à ses cacatois. Son commandant, si c’était un hardi marin, pouvait faire de la toile sans rien craindre. La Syphanta n’eut pas plus chaviré qu’une frégate. Elle eût cassé sa mâture plutôt que de sombrer sous voiles. De là, cette possibilité de lui imprimer, même avec forte mer, une excessive vitesse. De là, aussi, bien des chances pour qu’elle réussit dans l’aventureuse croisière, à laquelle l’avaient destinée ses armateurs, ligués contre les pirates de l’Archipel.

Bien que ce ne fût point un navire de guerre, en ce sens qu’elle était la propriété, non d’un État, mais de simples particuliers, la Syphanta était militairement commandée. Ses officiers, son équipage, eussent fait honneur à la plus belle, corvette de la France ou du Royaume-Uni. Même régularité de manœuvres, même discipline à bord, même tenue en navigation comme en relâche. Rien du laisser-aller d’un bâtiment armé en course, où la bravoure des matelots n’est pas toujours réglementée comme l’exigerait le commandant d’un bâtiment de la marine militaire.

La Syphanta avait deux cent cinquante hommes portés à son rôle d’équipée, pour une, bonne moitié Français, Ponantais ou Provençaux, pour le reste, partie Anglais, Grecs et Corfiotes. C’étaient des gens habiles à la manœuvre, solides au combat, marins dans l’âme, sur lesquels on pouvait absolument compter: ils avaient fait leurs preuves. Quartiers-maîtres, seconds et premiers maîtres étaient dignes de leurs fonctions d’intermédiaires entre l’équipage et les officiers. Pour état-major, quatre lieutenants, huit enseignes, également d’origine corfiote, anglaise ou française, et un second. Celui-ci, le capitaine Todros, c’était un vieux routier de l’Archipel, très pratique de ces mers, dont la corvette devait parcourir les parages les plus reculés. Pas une île qui ne lui fût connue en toutes ses baies, golfes, anses et criques. Pas un îlot, dont la situation n’eût déjà été relevée par lui dans ses précédentes campagnes. Pas un brassiage, dont la valeur ne fût cotée dans sa tête, avec autant de précision que sur ses cartes.

Cet officier, âgé d’une cinquantaine d’années, Grec originaire d’Hydra, ayant déjà servi sous les ordres des Canaris et des Tomasis, devait être un précieux auxiliaire pour le commandant de la Syphanta.

Tout ce début de la croisière dans l’Archipel, la corvette l’avait fait sous les ordres du capitaine Stradena. Les premières semaines de navigation furent assez heureuses, ainsi qu’il a été dit. Bâtiments détruits, prises importantes, c’était là bien commencer. Mais la campagne ne se fit pas sans des pertes très sensibles au détriment de l’équipage et du corps des officiers. Si, pendant assez longtemps, on fut sans nouvelles de la Syphanta, c’est que, le 27 février, elle avait eu un combat à soutenir contre une flottille de pirates, au large de Lemnos.

Ce combat avait non seulement coûté une quarantaine d’hommes, tués ou blessés, mais le commandant Stradena, frappé mortellement par un boulet, était tombé sur son banc de quart.

Le capitaine Todros prit alors le commandement de la corvette; puis, après s’être assuré la victoire, il rallia le port d’Égine, afin de faire d’urgentes réparations à sa coque et à sa mâture.

Là, quelques jours après l’arrivée de la Syphanta, on apprit, non sans surprise, qu’elle venait d’être achetée, à un très haut prix, pour le compte d’un banquier de Raguse, dont le fondé de pouvoirs vint à Égine régulariser les papiers du bord. Tout cela se fit sans qu’aucune contestation pût être soulevée, et il fut bien et dûment établi que la corvette n’appartenait plus à ses anciens propriétaires, les armateurs corfiotes, dont le bénéfice de vente avait été très considérable.

Mais, si la Syphanta avait changé de mains, sa destination devait demeurer la même. Purger l’Archipel des bandits qui l’infestaient, rapatrier, au besoin, les prisonniers qu’elle pourrait délivrer sur sa route, ne point abandonner la partie qu’elle n’eût débarrassé ces mers du plus terrible des forbans, le pirate Sacratif, telle fut la mission qui lui resta imposée. Les réparations faites, le second reçut ordre d’aller croiser sur la côte nord de Scio, où devait se trouver le nouveau capitaine, qui allait devenir «maître après Dieu» à son bord.

C’est à ce moment qu’Henry d’Albaret reçut le billet laconique, par lequel on lui faisait savoir qu’une place était à prendre dans l’état-major de la corvette Syphanta.

On sait qu’il accepta, ne se doutant guère que cette place, libre alors, fût celle de commandant. Voilà pourquoi, dès qu’il eut pris pied sur le pont, le second, les officiers, l’équipage, vinrent se mettre à ses ordres, pendant que le canon saluait les couleurs corfiotes.

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Tout cela, Henry d’Albaret l’apprit dans une conversation qu’il eut avec le capitaine Todros. L’acte, par lequel on lui confiait le commandement de la corvette, était en règle. L’autorité du jeune officier ne pouvait donc être contestée: elle ne le fut pas. D’ailleurs, plusieurs des officiers du bord le connaissaient. On savait qu’il était lieutenant de vaisseau, un des plus jeunes niais aussi des plus distingués de la marine française. La part qu’il avait prise à la guerre de l’Indépendance lui avait fait une réputation méritée. Aussi, dès la première revue qu’il passa à bord de la Syphanta, son nom fut-il acclamé de tout l’équipage.

«Officiers et matelots, dit simplement Henry d’Albaret, je sais quelle est la mission qui a été confiée à la Syphanta. Nous la remplirons tout entière, s’il plaît à Dieu! Honneur à votre ancien commandant Stradena, qui est mort glorieusement sur ce banc de quart! Je compte sur vous! Comptez sur moi! – Rompez!»

Le lendemain, 2 mars, la corvette, tout dessus, perdait de vue les côtes de Scio, puis la cime du mont Elias qui les domine, et faisait voile pour le nord de l’Archipel.

A un marin, il ne faut qu’un coup d’œil et une demi-journée de navigation pour reconnaître la valeur de son navire. Le vent soufflait dû nord-ouest, bon frais, et il ne fut point nécessaire de diminuer de toile. Le commandant d’Albaret put donc apprécier, dès ce jour-là, les excellentes qualités nautiques de la corvette.

«Elle rendrait ses perroquets à n’importe quel bâtiment des flottes combinées, lui dit le capitaine Todros, et elle les tiendrait même avec une brise à deux ris!»

Ce qui, dans la pensée du brave marin, signifiait deux choses: d’abord qu’aucun autre voilier n’était capable de gagner la Syphanta de vitesse; ensuite, que sa solide mâture et sa stabilité à la mer lui permettaient de conserver sa voilure par des temps qui eussent obligé tout autre navire à la réduire, sous peine de sombrer.

La Syphanta, au plus près, ses armures à tribord, piqua donc vers le nord, do manière a laisser dans l’est l’île de Métélin ou Lesbos, l’une des plus grandes de l’Archipel.

Le lendemain, la corvette passait au large de cette île, où, dès le début de la guerre, en 1821, les Grecs remportèrent un grand avantage sur la flotte ottomane.

«J’y étais, dit le capitaine Todros au commandant d’Albaret. C’était en mai. Nous étions soixante-dix bricks à poursuivre cinq vaisseaux turcs, quatre frégates, quatre corvettes, qui se réfugièrent dans le port de Métélin. Un vaisseau de 74 en partit pour aller chercher du secours à Constantinople. Mais nous l’avons rudement chassé, et il a sauté avec ses neuf cent cinquante matelots! Oui! j’y étais, et c’est moi qui ai mis le feu aux chemises de soufre et de goudron, dont nous avions revêtu sa carène! Bonnes chemises, qui tiennent chaud, mon commandant, et que je vous recommande à l’occasion… pour messieurs les pirates!»

Il fallait entendre le capitaine Todros raconter ainsi ses exploits avec la bonne humeur d’un matelot du gaillard d’avant. Mais ce que racontait le second de la Syphanta, il l’avait fait et bien fait.

Ce n’était pas sans raison qu’Henry d’Albaret, après avoir pris le commandement de la corvette, avait fait voile vers le nord. Peu de jours avant son départ de Scio, des navires suspects venaient d’être signalés dans le voisinage de Lemnos et de Samothrace. Quelques caboteurs levantins avaient été pillés et détruits presque sur le littoral de la Turquie d’Europe. Peut-être ces pirates, depuis que la Syphanta leur donnait si obstinément la chasse, jugeaient-ils à propos de se réfugier jusqu’aux parages septentrionaux de l’Archipel. De leur part, ce n’était que prudence.

Dans les eaux de Métélin, on ne vit rien. Quelques navires de commerce seulement, qui communiquèrent avec la corvette, dont la présence ne laissait pas de les rassurer.

Durant une quinzaine de jours, la Syphanta, bien qu’elle fût durement éprouvée par les mauvais temps d’équinoxe, remplit consciencieusement sa mission. Pendant deux ou trois coups de vent successifs, qui l’obligèrent à se mettre en cape courante, Henry d’Albaret put juger de ses qualités non moins que de l’habileté de son équipage. Mais on le jugea aussi, et il ne démentit pas la réputation, déjà faite aux officiers de la marine française, d’être d’excellents manœuvriers. Pour ses talents de tacticien au milieu d’un combat naval, on s’en rendrait compte plus tard. Quant à son courage au feu, on n’en doutait pas.

Dans ces circonstances difficiles, la jeune commandant se montra aussi remarquable en théorie qu’en pratique. Il possédait un caractère audacieux, une grande force d’âme, un inébranlable sang froid, toujours prêt à prévoir comme à maîtriser les événements. En un mot, c’était un marin, et ce mot dit tout.

Pendant la seconde quinzaine de mars, ce furent les terres de Lemnos, dont la corvette alla prendre connaissance. Cette île, la plus importante de ce fond de la mer Egée, longue de quinze lieues, large de cinq à six, n’avait pas été éprouvée, non plus que sa voisine Imbro, par la guerre de l’Indépendance; mais, à maintes reprises, les pirates étaient venus, et jusqu’à l’entrée de la rade, enlever des navires de commerce. La corvette, afin de se ravitailler, relâcha dans le port, alors très encombré. A cette époque, en effet, on construisait beaucoup de bâtiments à Lemnos, et, si, par crainte des forbans, on n’achevait point ceux qui étaient sur chantier, ceux qui étaient achevés n’osaient sortir. De là, l’encombrement.

Les renseignements, que le commandant d’Albaret obtint dans cette île, ne pouvaient que l’engager à poursuivre sa campagne vers le nord de l’Archipel. Plusieurs fois même, le nom de Sacratif fut prononcé devant ses officiers et lui.

«Ah! s’écria le capitaine Todros, je serais vraiment curieux de me rencontrer face à face avec ce coquin-là, qui me semble quelque peu légendaire! Cela me prouverait du moins qu’il existe!

– Mettez-vous donc son existence en doute? demanda vivement Henry d’Albaret.

– Sur ma parole, mon commandant, répondit Todros, si vous voulez avoir mon opinion, je ne crois guère à ce Sacratif, et je ne sache pas que personne puisse se vanter de l’avoir jamais vu! Peut-être est-ce un nom de guerre que prennent tour à tour ces chefs de pirates! Voyez-vous, j’estime que plus d’un s’est déjà balancé, sous ce nom, au bout d’une vergue de misaine! Peu importe, d’ailleurs! Le principal était que ces gueux fussent pendus, et ils l’ont été!

– Après tout, ce que vous dites là est possible, capitaine Todros, répondit Henry d’Albaret, et cela expliquerait le don d’ubiquité dont ce Sacratif semble jouir!

– Vous avez raison, mon commandant, ajouta un des officiers français. Si Sacratif a été vu, comme on le prétend, sur divers points à la fois et au même jour, c’est que ce nom est pris simultanément par plusieurs des chefs de ces écumeurs!

– Et s’ils le prennent, c’est pour mieux dépister les honnêtes gens qui leur donnent la chasse! répliqua le capitaine Todros. Mais, je le répète, il y a un moyen assuré de faire disparaître ce nom: c’est de prendre et de pendre tous ceux qui le portent… et même tous ceux qui ne le portent pas! De cette façon, le vrai Sacratif, s’il existe, n’échappera pas à la corde qu’il mérite à bon droit!»

Le capitaine Todros avait raison, mais la question était toujours de les rencontrer, ces insaisissables malfaiteurs!

«Capitaine Todros, demanda alors Henry d’Albaret, pendant la première campagne de la Syphanta, et même pendant vos campagnes précédentes, n’avez-vous jamais eu connaissance d’une sacolève d’une centaine de tonneaux, qui porte le nom de Karysta?

– Jamais, répondit le second.

– Et vous, messieurs?» ajouta le commandant, en s’adressant à ses officiers.

Pas un d’eux n’avait entendu parler de la sacolève. Pour la plupart, cependant, ils couraient ces mers de l’Archipel depuis le début de la guerre de l’Indépendance.

«Le nom de Nicolas Starkos, le capitaine de cette Karysta, n’est point arrivé jusqu’à vous?» demanda Henry d’Albaret eu insistant.

Ce nom était absolument inconnu aux officiers de la corvette. Rien d’étonnant à cela, d’ailleurs, puisqu’il ne s’agissait que du patron d’un simple navire de commerce, comme il s’en rencontre par centaines dans les échelles du Levant.

Cependant, Todros crut se rappeler très vaguement que, ce nom de Starkos, il l’avait entendu prononcer pendant une de ses relâches au port d’Arkadia, en Messénie. Ce devait être celui du capitaine de l’un de ces bâtiments interlopes, qui transportaient aux cotes barbaresques les prisonniers vendus par les autorités ottomanes.

«Bon! ce ne peut être le Starkos en question, ajouta-t-il. Celui-là, dites-vous, était le patron d’une sacolève, et une sacolève n’eût pu suffire aux besoins de ce trafic.

– En effet,» répondit Henry d’Albaret, et il s’en tint là de cette conversation.

Mais, s’il songeait a Nicolas Starkos, c’est que sa pensée le ramenait toujours à cet impénétrable mystère de la double disparition d’Hadjine Elizundo et d’Andronika. Maintenant, ces deux noms ne se séparaient plus dans son souvenir.

Vers le 25 mars, la Syphanta se trouvait à la hauteur de l’île de Samothrace, à soixante lieues dans le nord de Scio. On voit, en considérant le temps employé par rapport au chemin parcouru, que tous les refuges de ces parages avaient dû être minutieusement fouillés. En effet, ce que la corvette ne pouvait faire dans les hauts fonds, où l’eau lui eût manqué, ses embarcations le faisaient pour elle. Mais, jusqu’alors, il n’était rien résulté de ces recherches.

L’île de Samothrace avait été cruellement dévastée pendant la guerre, et les Turcs la tenaient encore sous leur dépendance. On pouvait donc supposer que les écumeurs de mer trouvaient un asile sûr dans ses nombreuses criques, à défaut d’un véritable port. Le mont Saoce la domine de cinq à six mille pieds, et, de cette hauteur, il est facile aux vigies d’apercevoir et de signaler à temps tout navire dont l’arrivée paraîtrait suspecte. Les pirates, prévenus d’avance, ont donc toute possibilité de fuir avant d’être bloqués. Il en avait été ainsi, probablement, car la Syphanta ne fit aucune rencontre sur ces eaux presque désertes.

Henry d’Albaret donna alors la route au nord-ouest, de manière à relever l’île de Thasos, située à une vingtaine de lieues de Samothrace. Le vent étant debout, la corvette eut à louvoyer contre une très forte brise; mais elle trouva bientôt l’abri de la terre, et par conséquent, une mer plus calme qui rendit la navigation plus facile.

Singulière destinée que celle de ces diverses îles de l’Archipel! Tandis que Scio et Samothrace avaient eu tant à souffrir de la part des Turcs, Thasos, pas plus que Lemnos ou Imbro, ne s’était ressentie du contre-coup de la guerre. Or, toute la population est grecque, à Thasos; les mœurs y sont primitives; hommes et femmes ont encore conservé dans leurs ajustements, habits ou coiffures, toute la grâce de l’art antique. Les autorités ottomanes, auxquelles cette île est soumise depuis le commencement du quinzième siècle, auraient donc pu la piller à leur aise, sans rencontrer la moindre résistance. Cependant, par un privilège inexplicable, et bien que la richesse de ses habitants fût de nature à exciter la convoitise de ces barbares peu scrupuleux, elle avait été épargnée jusqu’alors.

Cependant, sans l’arrivée de la Syphanta, il est probable que Thasos eut connu les horreurs du pillage.

En effet, à la date du 2 avril, le port, situé au nord de l’île, qui s’appelle aujourd’hui port Pyrgo, était sérieusement menacé d’une descente de pirates. Cinq à six de leurs bâtiments, mistiques et djermes, de conserve avec un brigantin, armé d’une douzaine de canons, se tenaient en vue de la ville. Le débarquement de ces bandits au milieu d’une population inhabituée aux luttes, eût fini par un désastre, car l’île n’avait point de forces suffisantes à leur opposer.

Mais la corvette apparut sur la rade, et dès qu’elle eut été signalée par un pavillon hissé au grand mât du brigantin, tous ces bâtiments se rangèrent en ligne de bataille, – ce qui indiquait une singulière audace de leur part.

«Vont-ils donc attaquer? s’écria le capitaine Todros, qui s’était placé sur le banc de quart près du commandant.

– Attaquer… ou se défendre? répliqua Henry d’Albaret, assez surpris de cette attitude des pirates.

– Par le diable, je me serais plutôt attendu à voir ces coquins s’enfuir à toutes voiles!

– Qu’ils résistent, au contraire, capitaine Todros! Qu’ils attaquent même! S’il prenaient la fuite, quelques-uns parviendraient sans doute à nous échapper! Faites faire le branle-bas de combat!»

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Les ordres du commandant s’exécutèrent aussitôt. Dans la batterie, les canons furent chargés et amorcés, les projectiles placés à la portée des servants. Sur le pont, on mit les caronades en état de servir, et l’on distribua les armes, mousquets, pistolets, sabres et haches d’abordage. Les gabiers étaient parés pour la manœuvre, aussi bien en prévision d’un combat sur place que d’une chasse a donner aux fuyards. Tout cela se fit avec autant de régularité et de promptitude que si la Syphanta eût été un bâtiment de guerre.

Cependant, la corvette s’approchait de la flottille, prête à attaquer comme à repousser toute attaque. Le dessein du commandant était de porter sur le brigantin, de le saluer d’une bordée qui pouvait le mettre hors de combat, puis de l’accoster et de lancer ses hommes à l’abordage.

Mais il était probable que les pirates, tout en se préparant à la lutte, ne devaient songer qu’à s’échapper. S’ils ne l’avaient pas fait plus tôt, c’est qu’ils avaient été surpris par l’arrivée de la corvette, qui maintenant leur fermait la rade. Il ne leur restait donc qu’à combiner leurs mouvements pour essayer de forcer le passage.

Ce fut le brigantin qui commença le feu. Il pointa ses canons de manière à pouvoir démâter la corvette au moins de l’un de ses mâts. S’il y réussissait, il serait dans des conditions plus favorables pour se dérober à la poursuite de son adversaire.

La bordée passa à sept ou huit pieds au dessus du pont de la Syphanta, coupa quelques drisses, rompit quelques écoutes et bras de vergues, fit voler en éclats une partie de la drôme entre le grand mât et le mât de misaine, et blessa trois ou quatre matelots, mais peu grièvement. En somme, elle n’atteignit aucun organe essentiel.

Henry d’Albaret ne répondit pas immédiatement. Il fit porter droit, sur le brigantin, et sa bordée de tribord ne fut envoyée qu’après que la fumée des premiers coups eut été dissipée.

Fort heureusement pour le brigantin, son capitaine avait pu évoluer en profitant de la brise, et il ne reçut que deux ou trois boulets dans sa coque, au-dessus de la flottaison. S’il eut quelques hommes tués, du moins ne fut-il pas mis hors de combat.

Mais les projectiles de la corvette, qui l’avaient manqué, ne furent pas perdus. Le mistique, que le brigantin avait découvert par son évolution, en reçut une bonne part dans sa muraille de bâbord, et si malheureusement pour lui, qu’il commença à remplir.

«Si ce n’est pas le brigantin, c’est son compagnon qui en a dans sa vieille carcasse! s’écrièrent quelques-uns des matelots, postés sur le gaillard d’avant de la Syphanta.

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– Ma part de vin qu’il coule en cinq minutes!

– Eu trois!

– Tenu, et que ton vin m’entre dans le gosier aussi facilement que l’eau lui entre par les trous de sa coque!

– Il coule!.. Il coule!…

– En voilà déjà jusqu’à sa ceinture… en attendant qu’il en ait par-dessus la tête!

– Et tous ces fils de diable qui décampent, la tète la première, et se sauvent à la nage!

– Eh bien! s’ils préfèrent la corde au cou à la noyade en pleine eau, faut pas les contrarier!»

Et, en effet, le mistique s’enfonçait peu à peu. Aussi, avant que l’eau eût atteint ses lisses, l’équipage s’était-il jeté à la mer. afin de gagner quelque autre bâtiment de la flottille.

Mais ceux-ci avaient bien d’autres soucis que de s’occuper à recueillir les survivants du mistique! Ils ne cherchaient maintenant qu’à s’enfuir. Aussi tous ces misérables furent-ils noyés, sans qu’un seul bout de corde eût été lancé pour les hisser à bord.

D’ailleurs, la seconde bordée de la Syphanta fut envoyée, cette fois, à l’une des djermes qui se présentait par le travers, et elle la désempara complètement. Il n’en fallut pas davantage pour l’anéantir. Bientôt, la djerme eut disparu dans un rideau de flammes qu’une demi-douzaine de boulets rouges venaient d’allumer sous son pont.

En voyant ce résultat, les deux autres petits bâtiments comprirent qu’ils ne réussiraient point à se défendre contre les canons de la corvette. Il était même évident qu’en prenant la fuite, ils n’auraient aucune chance d’échapper à un navire de grande marche.

Aussi le capitaine du brigantin prit-il la seule mesure qu’il y eût a prendre, s’il voulait sauver ses équipages. Il leur fit le signal de rallier. En quelques minutes, les pirates se furent réfugiés à son bord, après avoir abandonné un mistique et une djerme, auquels ils avaient mis le feu et qui ne tardèrent pas à sauter.

L’équipage du brigantin, ainsi renforcé d’une centaine d’hommes, se trouvait dans de meilleures conditions pour accepter le combat à l’abordage, dans le cas où il ne parviendrait pas à s’échapper.

Mais, si son équipage égalait maintenant en nombre l’équipage delà corvette, ce qu’il avait de mieux à faire, c’était encore de chercher son salut dans la fuite. Aussi n’hésita-t-il pas à mettre à profit les qualités de vitesse qu’il possédait, afin d’aller chercher refuge à la côte ottomane. Là, son capitaine saurait si bien se blottir entre les écueils du littoral, que la corvette ne pourrait l’y découvrir’, ni l’y suivre, si elle le découvrait.

La brise avait notablement fraîchi. Le brigantin n’hésita pas, cependant, à gréer jusqu’à ses dernières voiles de contre-cacatois, au risque de casser sa mâture, et il commença à s’éloigner de la Syphanta.

«Bon! s’écria le capitaine Todros. Je serai bien surpris si ses jambes sont aussi longues que celles de notre corvette!»

Et il se retourna vers le commandant, dont il attendait les ordres.

Mais, en ce moment, l’attention d’Henry d’Albaret venait d’être attirée d’un autre côté. Il ne regardait plus le brigantin. Sa lunette tournée vers le port de Thasos, il observait un léger bâtiment qui forçait de toile pour s’en éloigner.

C’était une sacolève. Enlevée par une belle brise de nord-ouest, qui permettait à toute sa voilure de porter, elle s’était engagée dans la passe sud du port, dont son peu de tirant d’eau lui permettait l’accès.

Henry d’Albaret, après l’avoir attentivement regardée, rejeta vivement sa longue-vue.

«La Karysta! s’écria-t-il.

– Quoi! ce serait cette sacolève dont vous nous avez parlé? répondit le capitaine Todros.

– Elle-même, et je donnerais, pour m’en emparer…»

Henry d’Albaret n’acheva pas sa phrase. Entre le brigantin, monté par un nombreux équipage de pirates, et la Karysta, bien qu’elle fût sans doute commandée par Nicolas Starkos, son devoir ne lui permettait pas d’hésiter. A coup sûr, en abandonnant la poursuite du brigantin, en taisant servir pour gagner l’extrémité de la passe, il pouvait couper la route à la sacolève, il pouvait l’atteindre, il pouvait s’en emparer. Mais c’eût été sacrifier à son intérêt personnel l’intérêt général. Il ne le devait pas. Se lancer sur le brigantin, sans perdre un instant, tenter de le capturer pour le détruire, c’était ce qu’il devait faire, c’est ce qu’il lit. Il jeta un dernier regard à la Karysta, qui s’éloignait avec une merveilleuse vitesse par la passe restée libre, et il donna ses ordres pour appuyer la chasse au bâtiment pirate, qui commençait à s’éloigner dans une direction contraire.

Aussitôt, la Syphanta, toutes voiles dehors, se lança vivement dans le sillage du brigantin. En même temps, ses canons de chasse furent mis en position, et, comme les deux navires n’étaient encore qu’à un demi-mille l’un de l’autre, la corvette commença à parler.

Ce qu’elle dit ne fut sans doute pas du goût du brigantin. Aussi, en lofant de deux quarts, essaya-t-il de voir si, sous cette nouvelle allure, il ne parviendrait pas à distancer son adversaire.

Il n’en fut rien.

Le timonier do la Syphanta mit un peu la barre sous le vent, et la corvette lofa à son tour.

Pendant une heure encore, la poursuite fut continuée dans ces conditions. Les pirates se laissaient visiblement gagner, et il n’était pas douteux qu’ils ne fussent rejoints avant la nuit. Mais la lutte entre les deux navires devait se terminer autrement.

Par un coup heureux, l’un des boulets de la Syphanta vint à démâter le brigantin de son mât de misaine. Aussitôt ce navire tomba sous le vent, et là corvette n’eut plus qu’à laisser arriver pour se trouver par son travers, un quart d’heure après.

Une effroyable détonation retentit alors. La Syphanta venait d’envoyer toute sa bordée de tribord, à moins d’une demi-encablure. Le brigantin fut comme soulevé par cette avalanche de fer; mais ses œuvres mortes avaient été soûles atteintes, et il ne coula pas.

Toutefois, le capitaine, dont l’équipage avait été décimé par cette dernière décharge, comprit qu’il ne pouvait résister plus longtemps, et il amena son pavillon.

En un instant, les embarcations de la corvette eurent accosté le brigantin, et elles en ramenèrent les quelques survivants. Puis, le bâtiment, livré aux flammes, brûla jusqu’au moment où l’incendie eut gagné sa ligue de flottaison. Alors il s’abîma dans les flots.

La Syphanta avait fait là bonne et utile besogne. Ce qu’était le chef de cette flottille, son nom, son origine, ses antécédents, on ne devait jamais le savoir, car il refusa obstinément de répondre aux questions qui lui furent faites à ce sujet. Quant à ses compagnons, ils se turent également, et peut-être même, ainsi que cela arrivait quelquefois, ne savaient-ils rien de la vie passée de celui qui les commandait. Mais qu’ils fussent pirates, il n’y avait pas à s’y tromper, et il en fut fait prompte justice.

Cependant, cette apparition et cette disparition de la sacolève avaient singulièrement donné à réfléchir à Henry d’Albaret. En effet, les circonstances dans lesquelles elle venait de quitter Thasos, ne pouvaient que la rendre absolument suspecte. Avait-elle voulu profiter du combat, livré par la corvette à la flottille, pour s’échapper plus sûrement? Redoutait-elle donc de se trouver en face de la Syphanta qu’elle avait peut-être reconnue? Un honnête bâtiment l’ut resté tranquillement dans le port, puisque les pirates ne cherchaient plus qu’à s’en éloigner! Au contraire, voilà que cette Karysta, an risque de tomber entre leurs mains, s’était hâtée d’appareiller et de prendre la mer! Rien de plus louche que cette façon d’agir, et on pouvait se demander si elle n’était pas de connivence avec eux! En vérité, cela n’eût pas surpris le commandant d’Albaret que Nicolas Starkos fût un des leurs. Malheureusement, il ne pouvait guère compter que sur le hasard pour retrouver sa trace. La nuit allait venir, et la Syphanta, en redescendant vers le sud, n’aurait eu aucune chance de rencontrer la sacolève. Donc, quelques regrets que dût éprouver Henry d’Albaret d’avoir perdu cette chance de capturer Nicolas Starkos, il lui fallut se résigner, mais il avait fait son devoir. Le résultat de ce combat de Thasos, c’étaient cinq navires détruits, sans qu’il en eût presque rien coûté à l’équipage de la corvette. De là, peut-être et pour quelque temps, la sécurité assurée dans les parages de l’Archipel septentrional.

 

 

Chapitre XI

Signaux sans réponse.

 

uit jours après le combat de Thasos, la Syphanta, ayant fouillé toutes les criques du rivage ottoman depuis la Cavale jusqu’à Orphana, traversait le golfe de Contessa, puis allait du cap Deprano jusqu’au cap Paliuri, à l’ouvert des golfes de Monte-Santo et de Cassandra; enfin, dans la journée du 15 avril, elle commençait à perdre de vue les cimes du mont Athos, dont l’extrême pointe atteint une hauteur de près de deux mille mètres au-dessus du niveau de la mer.

Aucun bâtiment suspect ne fut aperçu pendant le cours de cette navigation. Plusieurs fois, des escadres turques apparurent; mais la Syphanta, naviguant sous pavillon corfiote, ne crut point devoir se mettre en communication avec ces navires, que son commandant aurait plutôt reçus à coups de canon qu’à coups de chapeau. Il en fut autrement de quelques caboteurs grecs, desquels on obtint plusieurs renseignements, qui ne pouvaient qu’être utiles à la mission de la corvette.

Ce fut dans ces circonstances, à la date du 26 avril, qu’Henry d’Albaret eut connaissance d’un fait de grande importance. Les puissances alliées venaient de décider que tout renfort, qui arriverait par mer aux troupes d’Ibrahim, serait intercepté. Déplus, la Russie déclarait officiellement la guerre au sultan. La situation de la Grèce continuait donc à s’améliorer, et, quelques retards qu’elle eût encore à subir, elle marchait sûrement à la conquête de son indépendance.

Au 30 avril, la corvette s’était enfoncée jusqu’aux dernières limites du golfe de Salonique, point extrême qu’elle devait atteindre dans le nord-ouest de l’Archipel pendant cette croisière. Elle eut encore là l’occasion de donner la chasse à quelques chébecs, senaux ou polacres, qui ne lui échappèrent qu’en se jetant à la côte. Si les équipages ne périrent pas jusqu’au dernier homme, du moins, la plupart de ces bâtiments furent-ils mis hors d’usage.

La Syphanta reprit alors la direction du sud-est, de manière a pouvoir observer soigneusement les côtes méridionales du golfe de Salonique. Mais l’alarme avait été donnée, sans doute, car pas un seul pirate ne se montra, dont elle aurait eu à faire justice.

Ce fut alors qu’un fait singulier, inexplicable même, se produisit à bord de la corvette.

Le 10 mai, vers sept heures du soir, en rentrant dans le carré qui occupait tout l’arrière de la Syphanta, Henry d’Albaret trouva une lettre déposée sur la table. Il la prit, il l’approcha de la lampe de roulis qui se balançait au plafond, et en lut l’adresse.

Cette adresse était ainsi libellée:

«Au capitaine Henry d’Albaret, commandant la corvette Syphanta, en mer.»

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Henry d’Albaret crut bien reconnaître cette écriture. Elle ressemblait, en effet, à celle de la lettre qu’il avait reçue à Scio, et par laquelle on l’informait qu’une place était à prendre à bord de la corvette.

Voici ce que contenait cette lettre, si singulièrement arrivée, cette fois, et en dehors de toutes conditions postales:

«Si le commandant d’Albaret veut disposer son plan de campagne à travers l’Archipel, de façon à se trouver sur les parages de l’île Scarpanto dans la première semaine de septembre, il aura agi pour le bien de tous et au mieux des intérêts qui lui sont confiés.»

Aucune date et pas plus de signature qu’à la lettre arrivée à Scio. Et, lorsque Henry d’Albaret les eut comparées, il put s’assurer que toutes deux étaient de la même main.

Comment expliquer cela? La première lettre, c’était la poste qui la lui avait remise. Mais celle-ci, ce ne pouvait être qu’une personne du bord qui l’eût placée sur la table. Il fallait donc, ou que cette personne l’eût en sa possession depuis le commencement de la campagne, ou qu’elle lui fût parvenue pendant une des dernières relâches de la Syphanta. De plus, cette lettre n’était point là lorsque le commandant avait quitté le carré, une heure auparavant, pour aller sur le pont prendre ses dispositions de nuit. Donc, nécessairement, elle avait été déposée depuis moins d’une heure sur la table du carré.

Henry d’Albaret sonna.

Un timonier parut.

«Qui est venu ici pendant que j’étais sur le pont? demanda Henry d’Albaret.

– Personne, mon commandant, répondit le matelot.

– Personne?… Mais quelqu’un n’a-t-il pas pu entrer ici, sans que tu l’aies vu?

– Non. mon commandant, puisque je n’ai pas quitté cette porte un seul, instant.

– C’est bien!»

Le timonier se retira, après avoir porté la main à son béret.

«Il me parait impossible, en effet, se dit Henry d’Albaret, qu’un homme du bord ait pu s’introduire par la porte, sans avoir été vu! Mais, à la chute du jour, n’a-t-on pu se glisser jusqu’à la galerie extérieure et entrer par une des fenêtres du carré?»

Henry d’Albaret alla vérifier l’état des fenêtres-sabords qui s’ouvraient dans le tableau de la corvette. Mais ces fenêtres, aussi bien que celles de sa chambre, étaient fermées intérieurement. Il était donc manifestement impossible qu’une personne, venue du dehors, eût pu passer par l’une de ces ouvertures.

Cela, en somme, n’était pas de nature à causer la moindre inquiétude à Henry d’Albaret; de la surprise tout au plus, et peut-être ce sentiment de curiosité non satisfaite qu’on éprouve devant un fait difficilement explicable. Ce qui était certain, c’est que, d’une façon quelconque, la lettre anonyme était arrivée à son adresse, et que le destinataire n’était autre que le commandant de la Syphanta.

Henry d’Albaret, après y avoir réfléchi, résolut de ne rien dire de cette affaire, pas même au second de la corvette. A quoi lui eût servi d’en parler? Son mystérieux correspondant, quel qu’il fût, ne se ferait certainement pas connaître.

Et maintenant, le commandant tiendrait-il compte de l’avis contenu dans cette lettre?

«Certainement! se dit-il. Celui qui m’a écrit la première fois, à Scio, ne m’a pas trompé en m’affirmant qu’il y avait une place à prendre dans l’état-major de la Syphanta. Pourquoi me tromperait-il, la seconde, en m’invitant à rallier l’île de Scarpanto dans la première semaine de septembre? S’il le fait, ce ne peut être que dans l’intérêt même de la mission qui m’est confiée! Oui! Je modifierai mon plan de campagne, et je serai, à la date fixée, là où l’on me dit d’être!»

Henry d’Albaret serra précieusement la lettre qui lui donnait ces nouvelles instructions; puis, après avoir pris ses cartes, il se mit à étudier un nouveau plan de croisière, afin d’occuper les quatre mois qui restaient à courir jusqu’à la fin d’août.

L’île de Scarpanto est située dans le sud-est, à l’autre extrémité de l’Archipel, c’est-à-dire à quelque centaine de lieues en droite ligne. Le temps ne manquerait donc pas à la corvette pour visiter les diverses côtes de la Morée, où les pirates trouvaient à se réfugier si facilement, ainsi que tout ce groupe des Cyclades, semées depuis l’ouvert du golfe d’Egine jusqu’à l’île de Crète.

En somme, cette obligation de se trouver en vue de Scarpanto, à l’époque indiquée, n’allait que fort peu modifier l’itinéraire établi déjà par le commandant d’Albaret. Ce qu’il avait résolu de faire, il le ferait, sans avoir rien à retrancher de son programme. Aussi la Syphanta, à la date du 20 mai, après avoir observé les petites îles de Pélerisse, de Pépéri, de Sarakino et de Skantxoura, dans le nord de Négrepont, alla-t-elle prendre connaissance de Scyros.

Scyros est l’une des plus importantes des neuf îles qui forment ce groupe, dont l’antiquité aurait peut-être dû faire le domaine des neuf Muses. Dans son port de Saint-Georges, sûr, vaste, de bon mouillage, l’équipage de la corvette put facilement se ravitailler en vivres frais, moutons, perdrix, blé, orge, et s’approvisionner de cet excellent vin qui est une des grandes richesses du pays. Cette île, très mêlée aux événements semi-mythologiques de la guerre de Troie, qui fut illustrée par les noms de Lycomède, d’Achille et d’Ulysse, allait bientôt revenir au nouveau royaume de Grèce dans l’éparchie de l’Eubée.

Comme les rivages de Scyros sont extrêmement découpés en anses et criques, dans lesquelles des pirates peuvent aisément trouver un abri, Henry d’Albaret les fit minutieusement fouiller. Tandis que la corvette mettait en panne à quelques encablures, ses embarcations n’en laissèrent pas un point inexploré.

De cette sévère exploration il ne résulta rien. Ces refuges étaient déserts. Le seul renseignement que le commandant d’Albaret recueillit auprès des autorités de l’île, fut celui-ci: c’est qu’un mois auparavant, dans ces mêmes parages, plusieurs navires de commerce avaient été attaqués, pillés, détruite par un bâtiment, naviguant sous pavillon de pirate, et que cet acte de piraterie, on l’attribuait au fameux Sacratif. Mais, sur quoi reposait cette assertion, nul n’eût pu le dire, tant il régnait d’incertitude touchant l’existence même de ce personnage.

La corvette quitta Scyros, après cinq ou six jours de relâche. Vers la fin de mai, elle se rapprocha des côtes de la grande île d’Eubée, aussi appelée Négrepont, dont elle observa soigneusement les abords sur plus de quarante lieues de longueur.

On sait que cette île fut une des premières à se soulever dès le début de la guerre, en 1821; mais les Turcs, après s’être enfermés dans la citadelle de Négrepont, s’y maintinrent avec une résistance opiniâtre, en même temps qu’ils se retranchaient dans celle de Carystos. Puis, renforcés des troupes du pacha Joussouf, ils se répandirent à travers l’île et se livrèrent à leurs massacres habituels, jusqu’au moment où un chef grec, Diamantis; parvint à les arrêter en septembre 1823. Ayant attaqué les soldats ottomans par surprise, il en tua le plus grand nombre et obligea les fuyards à repasser le détroit pour se réfugier en Thessalie.

Mais, en fin de compte, l’avantage resta aux Turcs, qui avaient le nombre pour eux. Après une vaine tentative du colonel Fabvier et du chef d’escadron Regnaud de Saint-Jean d’Angély, en 1826, ils demeurèrent définitivement maîtres de l’île entière.

Ils y étaient encore, au moment où la Syphanta passa en vue des côtes de Négrepont. De son bord, Henry d’Albaret put revoir ce théâtre d’une sanglante lutte, à laquelle il avait pris personnellement part. On ne s’y battait plus alors, et, après la reconnaissance du nouveau royaume, l’île d’Eubée, avec ses soixante mille habitants, allait former une des nomarchies de la Grèce.

Quelque danger qu’il y eût à faire la police de cette mer, presque sous les canons turcs, la corvette n’en continua pas moins sa croisière, et elle détruisit encore une vingtaine de navires pirates qui s’aventuraient jusque dans le groupe des Cyclades.

Cette expédition lui prit la plus grande partie de juin. Puis, elle descendit vers le sud-est. Dans les derniers jours du mois, elle se trouvait à la hauteur d’Andros, la première des Cyclades, située à l’extrémité de l’Eubée, – île patriote, dont les habitants se soulevèrent, en même temps que ceux de Psara, contre la domination ottomane.

De là, le commandant d’Albaret, jugeant à propos de modifier sa direction, afin de se rapprocher des côtes du Péloponnèse, porta franchement dans le sud-ouest. Le 2 juillet, il avait connaissance de l’île de Zéa, l’ancienne Céos ou Cos, dominée par la haute cime du mont Élie.

La Syphanta relâcha, pendant quelques jours, dans le port de Zéa, un des meilleurs de ces parages. Là, Henry d’Albaret et ses officiers retrouvèrent plusieurs de ces courageux Zéotes, qui avaient été leurs compagnons d’armes, pendant les premières années de la guerre. Aussi l’accueil fait à la corvette fut-il des plus sympathiques. Mais, comme aucun pirate ne pouvait avoir eu la pensée de se réfugier dans les criques de l’île, la Syphanta ne tarda pas à reprendre le cours de sa croisière, en doublant, dès le 5 juillet, le cap Colonne, à la pointe sud-est de l’Attique.

Pendant la fin de la semaine, la navigation fut ralentie, faute de vent, à l’ouvert de ce golfe d’Égine, qui entaille si profondément la terre de Grèce jusqu’à l’isthme de Corinthe. Il fallut veiller avec une extrême attention. La Syphanta, presque toujours encalminée, ne pouvait gagner ni sur un bord ni sur l’autre. Or, dans ces mers mal fréquentées, si quelques centaines d’embarcations l’eussent accostée à l’aviron, elle aurait eu bien delà peine à se défendre. Aussi l’équipage se tint-il prêt à repousser toute attaque, et il eut raison.

On vit, en effet, s’approcher plusieurs canots dont les intentions ne pouvaient être douteuses; mais ils n’osèrent point braver de trop près les canons et les mousquets de la corvette.

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Le 10 juillet, le vent recommença à souffler du nord, – circonstance favorable pour la Syphanta, qui, après avoir passé presque en vue de la petite ville de Damala, eut rapidement doublé le cap Skyli, à la pointe extrême du golfe de Nauplie.

Le 11, elle paraissait devant Hydra, et, le surlendemain, devant Spetzia. Inutile d’insister sur la part que les habitants de ces deux îles prirent à la guerre de l’Indépendance. Au début, Hydriotes, Spetziotes et leurs voisins, les Ipsariotes, possédaient plus de trois cents navires de commerce. Après les avoir transformés en bâtiments de guerre, ils les lancèrent, non sans avantage, contre les flottes ottomanes. Là fut le berceau de ces familles Condouriotis, Tombasis, Miaoulis, Orlandos et tant d’autres de haute origine, qui payèrent de leur fortune d’abord, de leur sang ensuite, cette dette à la patrie. De là partirent ces redoutables brûlotiers qui devinrent bientôt la terreur des Turcs. Aussi, malgré des révoltes à l’intérieur, jamais ces deux îles ne furent-elles souillées par le pied des oppresseurs.

Au moment où Henry d’Albaret les visita, elles commençaient à se retirer d’une lutte, déjà bien amoindrie de part et d’autre. L’heure n’était plus loin, à laquelle elles allaient se réunir au nouveau royaume, en formant deux éparchies du département de la Corinthe et de l’Argolide.

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Le 20 juillet, la corvette relâcha au port d’Hermopolis, dans l’île de Syra, cette patrie du fidèle Eumée, si poétiquement chantée par Homère. A l’époque actuelle, elle servait encore de refuge à tous ceux que les Turcs avaient chassés du continent. Syra, dont l’évêque catholique est toujours sous la protection de la France, mit toutes ses ressources à la disposition d’Henry d’Albaret. En aucun port de son pays, le jeune commandant n’eût trouvé meilleur ni plus cordial accueil.

Un seul regret se mêla à cette joie qu’il ressentit de se voir si bien reçu: ce fut de ne pas être arrivé trois jours plus tôt.

En effet, dans une conversation qu’il eut avec le consul de France, celui-ci lui apprit qu’une sacolève, portant le nom de Karysta, et naviguant sous pavillon grec, venait, soixante heures auparavant, de quitter le port. De là, cette conclusion que la Karysta, en fuyant l’île de Thasos, pendant le combat de la corvette avec les pirates, s’était dirigée vers les parages méridionaux de l’Archipel.

«Mais peut-être sait-on où elle est allée? demanda vivement Henry d’Albaret.

– D’après ce que j’ai entendu dire, répondit le consul, elle a dû faire route pour les îles du sud-est, si ce n’est même à destination de l’un des ports de la Crète.

– Vous n’avez point eu de rapport avec son capitaine? demanda Henry d’Albaret.

– Aucun, commandant.

– Et vous ne savez pas si ce capitaine se nommait Nicolas Starkos?

– Je l’ignore.

– Et rien n’a pu faire soupçonner que cette sacolève fît partie de la flottille des pirates qui infestent cette partie de l’Archipel?

– Rien; mais s’il en était ainsi, répondit le consul, il ne serait pas étonnant qu’elle eût fait voile pour la Crète, dont certains poils sont toujours ouverts à ces forbans!»

Cette nouvelle ne laissa pas de causer au commandant de la Syphanta une véritable émotion, comme tout ce qui pouvait se rapporter directement ou indirectement à la disparition d’Hadjine Elizundo. En vérité, c’était une mauvaise chance d’être arrivé si peu de temps après le départ de la sacolève. Mais, puisqu’elle avait fait route pour le sud, peut être la corvette, qui devait suivre cette direction, parviendrait-elle à la rejoindre? Aussi Henry d’Albaret, qui désirait si ardemment se trouver en face de Nicolas Starkos, quittait-il Syra dans la soirée même du 21 juillet, après avoir appareillé sous une petite brise, qui ne pouvait que fraîchir, à s’en rapporter aux indications du baromètre.

Pendant quinze jours, il faut bien l’avouer, le commandant d’Albaret chercha au moins autant la sacolève que les pirates. Décidément, dans sa pensée, la Karysta méritait d’être traitée comme eux et pour les mêmes raisons. Le cas échéant, il verrait ce qu’il aurait à faire.

Cependant, malgré ses recherches, la corvette ne parvint pas à retrouver les traces de la sacolève. A Naxos, dont on visita tous les ports, la Karysta n’avait point fait relâche. Au milieu des îlots et des écueils qui entourent cette île, on ne fut pas plus heureux. D’ailleurs, absence complète de forbans, et cela dans des parages qu’ils fréquentaient volontiers. Pourtant, le commerce est considérable entre ces riches Cyclades, et les chances de pillage auraient dû tout particulièrement les y attirer.

Il en fut de même à Paros, qu’un simple canal, large de sept milles, sépare de Naxos. Ni les ports de Parkia, de Naussa, de Sainte-Marie, d’Agoula, de Dico, n’avaient reçu la visite de Nicolas Starkos. Sans doute, ainsi que l’avait dit le consul de Syra, la sacolève avait dû se diriger vers un des points du littoral de la Crète.

La Syphanta, le 9 août, mouillait dans le port de Milo. Cette île, que les commotions volcaniques ont faite pauvre, de riche qu’elle fut jusqu’au milieu du dix-huitième siècle, est maintenant empoisonnée par les vapeurs malignes du sol, et sa population tend de plus en plus à s’amoindrir.

Là, les recherches furent également vaines. Non seulement la Karysta n’y avait point paru, mais on ne trouva même pas à donner la chasse à un seul de ces pirates, qui écumaient habituellement la mer des Cyclades. C’était à se demander, vraiment, si l’arrivée de la Syphanta, très à propos signalée, ne leur donnait pas le temps de prendre la fuite. La corvette avait fait assez de mal à ceux du nord de l’Archipel, pour que ceux du sud voulussent éviter de se rencontrer avec elle. Enfin, pour une raison ou pour une autre, jamais ces parages n’avaient été si sûrs. Il semblait que les navires de commerce pussent y naviguer désormais en toute sécurité. Quelques-uns de ces grands caboteurs, chébecs, senaux, polacres. tartanes, felouques ou caravelles, rencontrés en route, furent interrogés; mais, des réponses de leurs patrons ou capitaines, le commandant d’Albaret ne put rien tirer qui fût de nature à l’éclairer.

Cependant, on était au 14 août. Il ne restait plus que deux semaines pour atteindre l’île de Scarpanto, avant les premiers jours de septembre. Sortie du groupe des Cyclades, la Syphanta n’avait plus qu’à piquer droit au sud pendant soixante-dix à quatre-vingts lieues. Cette mer, c’est la longue terre de Crète qui la ferme, et déjà les plus hautes cimes de l’île, enveloppées d’éternelles neiges, se montraient au-dessus de l’horizon.

Ce fut dans cette direction que le commandant d’Albaret résolut de faire route. Après être arrivé en vue de la Crète, il n’aurait plus qu’à revenir vers l’est pour gagner Scarpanto.

Cependant, la Syphanta, en quittant Milo, poussa encore dans le sud-est jusqu’à l’île de Santorin, et fouilla les moindres replis de ses falaises noirâtres. Dangereux parages, desquels il peut à chaque instant surgir un nouvel écueil sous la poussée des feux volcaniques. Puis, prenant pour amers l’ancien mont Ida, le moderne Psilanti, qui domine la Crète de plus de sept mille pieds, la corvette courut droit dessus sous une jolie brise d’ouest-nord-ouest, qui lui permit d’établir toute sa voilure.

Le surlendemain, 15 août, les hauteurs de cette île, la plus grande de tous l’Archipel, détachaient sur un horizon clair leurs pittoresques découpures, depuis le cap Spada jusqu’au cap Stavros. Un brusque retour de la côte cachait encore l’échancrure au fond de laquelle se trouve Candie, la capitale.

«Votre intention, mon commandant, demanda le capitaine Todros, est-elle de relâcher dans un des ports de l’île?

– La Crète est toujours aux mains des Turcs, répondit Henry d’Albaret, et je crois que nous n’avons rien à y faire. A s’en rapporter aux nouvelles qui m’ont été communiquées à Syra, les soldats de Mustapha, après s’être emparés de Retimo, sont devenus maîtres du pays tout entier, malgré la valeur des Sphakiotes.

– De hardis montagnards, ces Sphakiotes, dit le capitaine Todros, et qui, depuis le début de la guerre, se sont justement fait une grande réputation de courage…

– Oui, de courage… et d’avidité, Todros, répondit Henry d’Albaret. Il y a deux mois à peine, ils tenaient le sort de la Crète dans leur mains. Mustapha et les siens, surpris par eux, allaient être exterminés; mais, sur son ordre, ses soldats jetèrent bijoux, parures, armes de prix, tout ce qu’ils portaient de plus précieux, et, tandis que les Sphakiotes se débandaient pour ramasser ces objets, les Turcs ont pu s’échapper à travers le défilé dans lequel ils devaient trouver la mort!

– Cela est fort triste, mais, après tout, mon commandant, les Crétois ne sont pas absolument des Grecs!»

Qu’on ne s’étonne pas d’entendre le second de la Syphanta, qui était d’origine hellénique, tenir ce langage. Non seulement à ses yeux, et quel qu’eut été leur patriotisme, les Crétois n’étaient pas des Grecs, mais ils ne devaient pas même le devenir à la formation définitive du nouveau royaume. Ainsi que Samos, la Crète allait rester sous la domination ottomane, ou tout au moins jusqu’en 1832, époque à laquelle le sultan devait céder à Méhemet-Ali tous ses droits sur l’île.

Or, dans l’état actuel des choses, le commandant d’Albaret n’avait aucun intérêt à entrer en communication avec les divers ports de la Crète. Candie était devenue le principal arsenal des Egyptiens, et c’est de là que le pacha avait lancé ses sauvages soldats sur la Grèce. Quant à la Canée, à l’instigation des autorités ottomanes, sa population aurait pu faire un mauvais accueil au pavillon corfiote qui battait à la corne de la Syphanta. Enfin, ni à Gira-Petra, ni à Suda, ni à Cisamos, Henry d’Albaret n’eût obtenu de renseignements, qui eussent pu lui permettre de couronner sa croisière par quelque importante capture.

«Non, dit-il au capitaine Todros, il me paraît inutile d’observer la côté septentrionale, mais nous pourrions tourner l’île par le nord-ouest, doubler le cap Spada et croiser un jour ou deux au large de Grabouse.»

C’était évidemment le meilleur parti à prendre. Dans les eaux mal famées de Grabouse, la Syphanta trouverait peut-être l’occasion, qui lui était refusée depuis plus d’un mois, d’envoyer quelques bordées aux pirates de l’Archipel.

En outre, si la sacolève, comme on pouvait le croire, avait fait voile pour la Crète, il n’était pas impossible qu’elle fût en relâche à Grabouse. Raison de plus pour que le commandant d’Albaret voulût observer les approches de ce port.

A cette époque, en effet, Grabouse était encore un nid à forbans. Près de sept mois avant, il n’avait pas fallu moins d’une flotte anglo-française et d’un détachement de réguliers grecs sous le commandement de Maurocordato, pour avoir raison de ce repaire de mécréants. Et, ce qu’il y eut de particulier, c’est que ce furent les autorités crétoises elles-mêmes qui refusèrent de livrer une douzaine de pirates, réclamés par le commandant de l’escadre anglaise. Aussi, celui-ci fut-il obligé d’ouvrir le feu contre la citadelle, de brûler plusieurs vaisseaux et d’opérer un débarquement pour obtenir satisfaction.

Il était donc naturel de supposer que, depuis le départ de l’escadre alliée, les pirates avaient dû préférablement se réfugier à Grabouse, puisqu’ils y trouvaient des auxiliaires si inattendus. Aussi Henry d’Albaret se décida-t-il à gagner Scarpanto en suivant la côte méridionale de la Crète, de manière à passer devant Grabouse. Il donna donc ses ordres, et le capitaine Todros s’empressa de les faire exécuter.

Le temps était à souhait. D’ailleurs, sous cet agréable climat, décembre est le commencement de l’hiver et janvier en est la fin. Ile fortunée, que cette Crète, patrie du roi Minos et de l’ingénieur Dédale! N’était-ce pas là qu’Hippocrate envoyait sa riche clientèle de la Grèce qu’il parcourait en enseignant l’art de guérir?

La Syphanta, orientée au plus près, lofa de façon à doubler le cap Spada, qui se projette au bout de cette langue de terre, allongée entre la baie de la Canée et la baie de Kisamo. Le cap fut dépassé dans la soirée. Pendant la nuit, – une de ces nuits si transparentes de l’Orient,– la corvette contourna l’extrême pointe de l’île. Un virement vent devant lui suffit pour reprendre sa direction au sud, et, le matin, sous petite voilure, elle courait de petits bords devant l’entrée de Grabouse.

Pendant six jours, le commandant d’Albaret ne cessa d’observer toute cette côte occidentale de l’île, comprise entre Grabouse et Kisamo. Plusieurs navires sortirent du port, felouques ou chébecs de commerce. La Syphanta en «raisonna» quelques-uns, et n’eut point lieu de suspecter leurs réponses. Sur les questions qui leur furent faites au sujet des pirates auxquels Grabouse pouvait avoir donné refuge, ils se montrèrent d’ailleurs extrêmement réservés. On sentait qu’ils craignaient de se compromettre. Henry d’Albaret ne put même savoir, au juste, si la sacolève Karysta se trouvait en ce moment dans le port.

La corvette agrandit alors son champ d’observation. Elle visita les parages compris entre Grabouse et le cap Crio. Puis, le 22, sous une jolie brise qui fraîchissait avec le jour et mollissait avec la nuit, elle doubla ce cap et commença à prolonger d’aussi près que possible le littoral de la mer Lybienne, moins tourmenté, moins découpé, moins hérissé de promontoires et de pointes que celui de la mer de Crète, sur la côte opposée. Vers l’horizon du nord se déroulait la chaîne des montagnes d’Asprovouna, que dominait à l’est ce poétique mont Ida, dont les neiges résistent éternellement au soleil de l’Archipel.

Plusieurs fois, sans relâcher dans aucun de ces petits ports de la côte, la corvette stationna à un demi-mille de Rouméli, d’Anopoli, de Sphakia; mais les vigies du bord ne purent signaler un seul bâtiment de pirates sur les parages de l’île.

Le 27 août, la Syphanta, après avoir suivi les contours de la grande baie de Messara, doublait le cap Matala, la pointe la plus méridionale de la Crète, dont la largeur, en cet endroit, ne mesure pas plus de dix à onze lieues. Il ne semblait pas que cette exploration dût amener le moindre résultat utile à la croisière. Peu de navires, en effet, cherchent à traverser la mer Lybienne par cette latitude. Ils prennent, ou plus au nord, à travers l’Archipel, ou plus au sud, en se rapprochant des côtes d’Egypte. On ne voyait guère, alors, que des embarcations de pêche, mouillées près des roches, et, de temps à autre, quelques-unes de ces longues barques, chargées de limaçons de mer, sorte de mollusques assez recherchés dont il s’expédie d’énormes cargaisons dans toutes les îles.

Or, si la corvette n’avait rien rencontré sur cette partie du littoral que termine le cap Matala, là où les nombreux îlots peuvent cacher tant de petits bâtiments, il n’était pas probable qu’elle fût plus favorisée sur la seconde moitié de la côte méridionale. Henry d’Albaret allait donc se décider à faire directement route pour Scarpanto, quitte à s’y trouver un peu plus tôt que ne le marquait la mystérieuse lettre, lorsque ses projets furent modifiés dans la soirée du 29 août.

Il était six heures. Le commandant, le second, quelques officiers, étaient réunis sur la dunette, observant le cap Matala. En ce moment, la voix de l’un des gabiers, en vigie sur les barres du petit perroquet, se fit entendre:

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«Navire par bâbord devant!»

Les longues vues furent aussitôt dirigées vers le point indiqué, à quelques milles sur l’avant de la corvette.

«En effet, dit le commandant d’Albaret, voilà un bâtiment qui navigue sous la terre…

– Et qui doit bien la connaître puisqu’il la range de si près! ajouta le capitaine Todros.

– A-t-il hissé son pavillon?

– Non, mon commandant, répondit un des officiers.

– Demandez aux vigies s’il est possible de savoir quelle est la nationalité de ce navire!»

Ces ordres furent exécutés. Quelques instants plus tard, réponse était donnée qu’aucun pavillon ne battait à la corne de ce bâtiment, ni même en tête de sa mâture.

Cependant, il faisait assez jour encore pour que l’on pût, à défaut de sa nationalité, estimer au moins quelle était sa force.

C’était un brick, dont le grand mât s’inclinait sensiblement sur l’arrière. Extrêmement long, très fin de formes, démesurément maté, avec une large croisure, il pouvait, autant qu’on pouvait s’en rendre compte à cette distance, jauger de sept à huit cents tonneaux et devait avoir une marche exceptionnelle sous toutes les allures. Mais était-il armé en guerre? Avait-il ou non de l’artillerie sur son pont? Ses pavois étaient-ils percés de sabords, dont les mantelets eussent été baissés? C’est ce que les meilleures longues-vues du bord ne purent reconnaître.

En effet, une distance de quatre milles, au moins, séparait alors le brick de la corvette. En outre, avec le soleil qui venait de disparaître derrière les hauteurs des Asprovouna, le soir commençait à se faire, et l’obscurité, au pied de la terre, était déjà profonde.

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«Singulier bâtiment! dit le capitaine Todros.

– On dirait qu’il cherche à passer entre l’île Platana et la côte! ajouta un des officiers.

– Oui! comme un navire qui regretterait d’avoir été vu, répondit le second, et qui voudrait se cacher!»

Henry d’Albaret ne répondit pas; mais, évidemment, il partageait l’opinion de ses officiers. La manœuvre du brick, en ce moment, ne laissait pas de lui paraître suspecte.

«Capitaine Todros, dit-il enfin, il importe de ne pas perdre la piste de ce navire pendant la nuit. Nous allons manœuvrer de manière à rester dans ses eaux jusqu’au jour. Mais, comme il ne faut pas qu’il nous voie, vous ferez éteindre tous les feux à bord.»

Le second donna des ordres en conséquence. On continua d’observer le brick, tant qu’il fut visible sous la haute terre qui l’abritait. Lorsque la nuie fut faite, il disparut complètement, et aucun feu ne permit de déterminer sa position.

Le lendemain, dès les premières lueurs de l’aube, Henry d’Albaret était à l’avant de la Syphanta, attendant que les brumes se fussent dégagées de la surface de la mer.

Vers sept heures, le brouillard se dissipa, et toutes les lunettes se dirigèrent vers l’est.

Le brick était toujours le long de terre, à la hauteur du cap Alikaporitha, à six milles environ en avant de la corvette. Il avait donc sensiblement gagné sur elle pendant la nuit, et cela, sans qu’il eût rien ajouté à sa voilure de la veille, misaine, grand et petit hunier, petit perroquet, ayant laissé sa grand voile et sa brigantine sur leurs cargues.

«Ce n’est point l’allure d’un bâtiment qui chercherait à fuir, fit observer le second.

– Peu importe! répondit le commandant. Tâchons de le voir de plus près! Capitaine Todros, faites porter sur ce brick.»

Les voiles hautes furent aussitôt larguées au sifflet du maître d’équipage, et la vitesse de la corvette s’accrut notablement.

Mais, sans doute, le brick tenait à garder sa distance, car il largua sa brigantine et son grand perroquet, – rien de plus. S’il ne voulait pas se laisser approcher par la Syphanta, très probablement aussi, il ne voulait pas la laisser en arrière. Toutefois, il se tint sous la côte, en la serrant d’aussi près que possible.

Vers dix heures du matin, soit qu’elle eût été plus favorisée par le vent, soit que le navire inconnu eût consenti à lui laisser prendre un peu d’avance, la corvette avait gagné quatre milles sur lui.

On put l’observer alors dans de meilleures conditions. Il était armé d’une vingtaine de caronades et devait avoir un entrepont, bien qu’il fût très ras sur l’eau.

«Hissez le pavillon,» dit Henry d’Albaret.

Le pavillon fut hissé à la corne de brigantine, et il fat appuyé d’un coup de canon. Cela signifiait que la corvette voulait connaître la nationalité du navire, en vue. Mais, à ce signal, il ne fut fait aucune réponse. Le brick ne modifia ni sa direction ni sa vitesse, et s’éleva d’un quart afin de doubler la baie de Kératon.

«Pas poli, ce gaillard-là! dirent les matelots.

– Mais prudent, peut-être! répondit un vieux gabier de misaine. Avec son grand mât incliné, il vous a un air de porter son chapeau sur l’oreille et de ne pas vouloir l’user à saluer les gens!»

Un second coup do canon partit du sabord do chasse de la corvette – inutilement. Le brick ne mit point en panne, et il continua tranquillement sa route, sans plus se préoccuper des injonctions de la corvette que si elle eût été par le fond.

Ce fut alors une véritable lutte de vitesse qui s’établit entre les deux bâtiments. Toute la voilure avait été mise dessus à bord de la Syphanta, bonnettes, ailes de pigeons, contre-cacatois, tout, jusqu’à la voile de civadière. Mais, de son côté, le brick força de toile et maintint imperturbablement sa distance.

«Il a donc une mécanique du diable dans le ventre!» s’écria le vieux gabier.

La vérité est que l’on commençait à enrager à bord de la corvette, non seulement l’équipage, mais aussi les officiers, et plus qu’eux tous, l’impatient Todros. Vrai Dieu! il eût donné sa part de prises pour pouvoir amariner ce brick, quelle que fût sa nationalité!

La Syphanta était armée, à l’avant, d’une pièce à très longue portée, qui pouvait envoyer un boulet plein de trente livres à une distance de près de deux milles.

Le commandant d’Albaret, – calme, au moins en apparence, – donna ordre de tirer.

Le coup partit, mais le boulet, après avoir ricoché, alla tomber à une vingtaine de brasses du brick.

Celui-ci, pour toute réponse, se contenta de gréer ses bonnettes hautes, et il eut bientôt accru la distance qui le séparait de la corvette.

Fallait-il donc renoncer à l’atteindre, aussi bien en forçant de toile qu’en lui envoyant des projectiles? C’était humiliant pour une aussi bonne marcheuse que la Syphanta!

La nuit se fit sur les entrefaites. La corvette se trouvait alors à peu près à la hauteur du cap Péristéra. La brise vint à fraîchir, assez sensiblement même pour qu’il fût nécessaire de rentrer les bonnettes et d’établir une voilure de nuit plus convenable.

La pensée du commandant était bien que, le jour venu, il n’apercevrait plus rien de ce navire, pas même l’extrémité de ses mâts que lui masquerait soit l’horizon dans l’est, soit un retour de la côte.

Il se trompait.

Au soleil levant, le brick était toujours là, sous la même allure, ayant conservé sa distance. On eût dit qu’il réglait sa vitesse sur celle de la corvette.

«Il nous aurait à la remorque, disait-on sur le gaillard d’avant, que ce serait tout comme!»

Rien de plus vrai.

En ce moment, le brick, après avoir donné dans le canal Kouphonisi entre l’île de ce nom et la terre, contournait la pointe de Kakialithi, afin de remonter la partie orientale de la Crète.

Allait-il donc se réfugier dans quelque port, ou disparaître au fond de l’un de ces étroits canaux du littoral.

Il n’en fut rien.

A sept heures du matin, le brick laissait porter franchement dans le nord-est et se lançait vers la pleine mer.

«Est-ce qu’il se dirigerait sur Scarpanto?» se demanda Henry d’Albaret, non sans étonneraient.

Et, sous une brise, qui fraîchissait de plus en plus, au risque d’envoyer en bas une partie de sa mâture, il continua cette interminable poursuite, que l’intérêt de sa mission, non moins que l’honneur de son bâtiment, lui commandait de ne point abandonner.

Là, dans cette partie de l’Archipel, largement ouverte à tous les points du compas, au milieu de cette vaste mer que ne couvraient plus les hauteurs de la Crète, la Syphanta parut reprendre d’abord quelque avantage sur le brick. Vers une heure de l’après midi, la distance d’un navire à l’autre était réduite à moins de trois milles. Quelques boulets furent encore envoyés; mais ils ne purent atteindre leur but et ne provoquèrent aucune modification dans la marche du brick.

Déjà les cimes de Scarpanto apparaissaient à l’horizon, en arrière de la petite île de Caso, qui pend à la pointe de l’île, comme la Sicile pend à la pointe de l’Italie.

Le commandant d’Albaret, ses officiers, son équipage, purent alors espérer qu’ils finiraient par faire connaissance avec ce mystérieux navire, assez impoli pour ne répondre ni aux signaux ni aux projectiles.

Mais, vers cinq heures du soir, la brise ayant molli, le brick retrouva toute son avance.

«Ah! le gueux!… Le diable est pour lui!… Il va nous échapper!» s’écria le capitaine Todros.

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Et, alors, tout ce que peut faire un marin expérimenté dans le but d’augmenter la vitesse de son navire, voiles arrosées pour en resserrer le tissu, hamacs suspendus, dont le branle peut imprimer un balancement favorable à la marche, tout fut mis en œuvre, – non sans quelque succès. Vers sept heures, en effet, un peu après le coucher du soleil, deux milles au plus séparaient les deux bâtiments.

Mais la nuit vient vite sous cette latitude. Le crépuscule y est de courte durée. Il aurait fallu accroître encore la vitesse de la corvette pour atteindre le brick avant la nuit.

En ce moment, il passait entre les îlots de Caso-Poulo et l’île de Casos. Puis, au tournant de cette dernière, dans le fond de l’étroite passe qui la sépare de Scarpanto, on cessa de l’apercevoir.

Une demi-heure après lui, la Syphanta arrivait au même endroit, serrant toujours la terre pour se maintenir au vent. Il faisait encore assez jour pour qu’il fût possible de distinguer un navire de cette grandeur dans un rayon de plusieurs milles.

Le brick avait disparu.

 

 

Chapitre XII

Une enchère à Scarpanto.

 

i la Crète, ainsi que le raconte la faible, fut autrefois le berceau des Dieux, l’antique Carpathos, aujourd’hui Scarpanto, fut celui des Titans, les plus audacieux de leurs adversaires. Pour ne s’attaquer qu’aux simples, mortels, les pirates modernes n’en sont pas moins les dignes descendants de ces mythologiques malfaiteurs, qui ne craignirent pas de monter à l’assaut de l’Olympe. Or, à cette époque, il semblait que les forbans de toutes sortes eussent fait leur quartier général de cette île, où naquirent les quatre fils de Japet, petit-fils de Titan et de la Terre.

Et, en vérité, Scarpanto ne se prêtait que trop bien aux manœuvres qu’exigeait le métier de pirate dans l’Archipel. Elle est située, presque isolément, à l’extrémité sud-est de ces mers, à plus de quarante milles de l’île de Rhodes. Ses hauts sommets la signalent de loin. Sur les vingt lieues de son périmètre, elle se découpe, s’échancre, se creuse en indexations multiplies que protègent une infinité d’écueils. Si elle a donné sou nom aux eaux, qui la baignent, c’est qu’elle était déjà redoutée des anciens autant qu’elle est redoutable aux modernes. A moins d’être pratique, et vieux pratique de la mer Carpathienne, il était et il est encore très dangereux de s’y aventurer.

Cependant elle ne manque point de bons mouillages, cette île qui forme le dernier grain du long chapelet des Sporades. Depuis le cap Sidro et le cap Pernisa jusqu’aux caps Bonandrea et Andemo de sa côte septentrionale, on peut y trouver de nombreux abris. Quatre ports, Agata, Porto di Tristano, Porto Grato, Porto Malo Nato, étaient très fréquentés autrefois par les caboteurs du Levant, avant que Rhodes leur eût enlevé leur importance commerciale. Maintenant, c’est à peine si quelques rares navires ont intérêt à y relâcher.

Scarpanto est une île grecque, ou, du moins, elle est habitée par une population grecque, mais elle appartient à l’Empire ottoman. Après la constitution définitive du royaume de Grèce, elle devait même rester turque sous le gouvernement d’un simple cadi, lequel habitait alors une sorte de maison fortifiée, située au-dessus du bourg moderne d’Arkassa.

A cette époque, on eût rencontré dans cette île un grand nombre de Turcs, auxquels, il faut bien le dire, sa population, n’ayant point pris part à la guerre de l’Indépendance, ne faisait pas mauvais accueil. Devenue même le centre d’opérations commerciales des plus criminelles, Scarpanto recevait avec le même empressement les navires ottomans et les bâtiments pirates, qui Tenaient lui verser leurs cargaisons de prisonniers. Là, les courtiers de l’Asie Mineure, aussi bien que ceux des côtes barbaresques, se pressaient autour d’un important marché, sur lequel se débitait cette marchandise humaine. Là s’ouvraient les enchères, là s’établissaient les prix qui variaient en raison des demandes ou offres d’esclaves. Et, il faut l’avouer, le cadi n’était point sans s’intéresser à ces opérations qu’il présidait en personne, car les courtiers auraient cru manquer à leur devoir en ne lui abandonnant pas un tant pour cent de la vente.

Quant au transport de ces malheureux sur les bazars de Smyrne ou de l’Afrique, il se faisait par des navires qui, le plus souvent, venaient en prendre livraison au port d’Arkassa, situé sur la côte occidentale de l’île. S’ils ne suffisaient pas, un exprès était envoyé à la côte opposée, et les pirates ne répugnaient point à cet odieux commerce.

En ce moment, dans l’est de Scarpanto, au fond de criques presque introuvables, on ne comptait pas moins d’une vingtaine de bâtiments, grands ou petits, montés par plus de douze ou treize cents hommes. Cette flottille n’attendait que l’arrivée de son chef pour se lancer en quelque nouvelle et criminelle expédition.

Ce fut au port d’Arkassa, à une encablure du môle, par un excellent fond de dix brasses, que la Syphanta vint mouiller dans la soirée du 2 septembre. Henry d’Albaret, en mettant le pied sur l’île, ne se doutait guère que les hasards de sa croisière l’avaient précisément conduit au principal entrepôt du commerce d’esclaves.

«Comptez-vous relâcher quelque temps à Arkassa, commandant? demanda le capitaine Todros, lorsque les manœuvres du mouillage furent terminées.

– Je ne sais, répondit Henry d’Albaret. Bien des circonstances peuvent m’obliger à quitter promptement ce port, mais bien d’autres aussi peuvent m’y retenir!

– Les hommes iront-ils à terre?

– Oui, mais par bordées seulement. Il faut que la moitié de l’équipage soit toujours consignée sur la Syphanta.

– C’est entendu, mon commandant, répondit le capitaine Todros. Nous sommes ici plus en pays turc qu’en pays grec, et il n’est que prudent de veiller au grain!»

On se rappelle qu’Henry d’Albaret n’avait rien dit à son second, ni à ses officiers, des motifs pour lesquels il était venu à Scarpanto, ni comment rendez-vous lui avait été donné en cette île pour les premiers jours de septembre par une lettre anonyme, arrivée à bord dans des conditions inexplicables. D’ailleurs, il comptait bien recevoir ici quelque nouvelle communication qui lui indiquerait ce que son mystérieux correspondant attendait de la corvette dans les eaux de la mer Carpathienne.

Mais, ce qui n’était pas moins étrange, c’était cette disparition subite du brick au delà du canal de Casos, lorsque la Syphanta se croyait sur le point de l’atteindre.

Aussi, avant de venir relâcher à Arkassa, Henry d’Albaret n’avait-il pas cru devoir abandonner la partie. Après s’être approché de terre, autant que le permettait son tirant d’eau, il s’était imposé la tâche d’observer toutes les anfractuosités de la côte. Mais, au milieu de ce semis d’écueils qui la défendent, sous l’abri des hautes falaises rocheuses qui la délimitent, un bâtiment tel que le brick pouvait facilement se dissimuler. Derrière cette barrière de brisants, que la Syphanta ne pouvait ranger de plus près, sans courir le risque d’échouer, un capitaine, connaissant ces canaux, avait pour lui toute chance de dépister ceux qui le poursuivaient. Si donc le brick s’était réfugié dans quelque secrète crique, il serait très difficile de le retrouver, non plus que les autres bâtiments pirates, auxquels l’île donnait asile sur des mouillages inconnus.

Les recherches de la corvette durèrent deux jours et furent vaines. Le brick se serait soudainement abîmé sous les eaux, au delà de Casos qu’il n’eût pas été plus invisible. Quelque dépit qu’il en ressentît, le commandant d’Albaret dut renoncer à tout espoir de le découvrir. Il s’était donc décidé à venir mouiller dans le port d’Arkassa. Là, il n’avait plus qu’à attendre.

Le lendemain, entre trois heures et cinq heures du soir, la petite ville d’Arkassa allait être envahie par une grande partie de la population de l’île, sans parler des étrangers, européens ou asiatiques, dont le concours ne pouvait faire défaut à cette occasion. C’était, en effet, jour de grand marché. De misérables êtres, de tout âge et de toute condition, récemment faits prisonniers par les Turcs, devaient y être mis en vente.

A cette époque, il y avait, à Arkassa un bazar particulier, destiné à ce genre d’opération, un «batistan,» tel qu’il s’en trouve en certaines villes des États barbaresques. Ce batistan contenait alors une centaine de prisonniers, hommes, femmes, enfants, solde des dernières razzias faites dans le Péloponnèse. Entassés pêle-mêle au milieu d’une cour sans ombre, sous un soleil encore ardent, leurs vêtements en lambeaux, leur attitude désolée, leur physionomie de désespérés, disaient tout ce qu’ils avaient souffert. A peine nourris et mal, à peine abreuvés et d’une eau trouble, ces malheureux s’étaient réunis par familles jusqu’au moment où le caprice des acheteurs allait séparer les femmes des maris, les enfants de leurs père et mère. Ils eussent inspiré la plus profonde pitié à tous autres qu’à ces cruels «bachis», leurs gardiens, que nulle douleur ne savait plus émouvoir. Et ces tortures, qu’étaient-elles auprès de celles qui les attendaient dans les seize bagnes d’Alger, de Tunis, de Tripoli, où la mort faisait si rapidement des vides qu’il fallait les combler sans cesse?

Cependant, toute espérance de redevenir libres n’était pas enlevée à ces captifs. Si les acheteurs faisaient une bonne affaire en les achetant, il n’en faisaient pas une moins bonne en les rendant à la liberté – pour un très haut prix, – surtout ceux dont la valeur se basait sur une certaine situation sociale en leur pays de naissance. Un grand nombre étaient ainsi arrachés à l’esclavage, soit par rédemption publique, lorsque c’était l’État qui les revendait avant leur départ, soit quand les propriétaires traitaient directement avec les familles, soit enfin lorsque les religieux de la Merci, riches des quêtes qu’ils avaient faites dans toute l’Europe, venaient les délivrer jusque dans les principaux centres de la Barbarie. Souvent aussi, des particuliers, animés du même esprit de charité, consacraient une partie de leur fortune à cette œuvre de bienfaisance. En ces derniers temps, même, des sommes considérables, dont la provenance était inconnue, avaient été employées à ces rachats, mais plus spécialement au profit des esclaves d’origine grecque, que les chances de la guerre avaient livrés depuis six ans aux courtiers de l’Afrique et de l’Asie Mineure.

Le marché d’Arkassa se faisait aux enchères publiques. Tous, étrangers et indigènes, y pouvaient prendre part; mais, ce jour-là, comme les traitants ne venaient opérer que pour le compte des baignes de la Barbarie, il n’y avait qu’un seul lot de captifs. Suivant que ce lot échoirait à tel ou tel courtier, il serait dirigé sur Alger, Tripoli ou Tunis.

Néanmoins, il existait deux catégories de prisonniers. Les uns venaient du Péloponnèse, – c’étaient les plus nombreux. Les autres avaient été récemment pris à bord d’un navire grec, qui les ramenait de Tunis à Scarpanto, d’où ils devaient être rapatriés en leur pays d’origine.

Ces pauvres gens, destinés à tant de misères, ce serait la dernière enchère qui déciderait de leur sort, et l’on pouvait surenchérir tant que cinq heures n’étaient pas sonnées. Le coup de canon delà citadelle d’Arkassa, en assurant la fermeture du port, arrêtait en même temps les dernières mises à prix du marché.

Donc, ce 3 septembre, les courtiers ne manquaient point autour du batistan. Il y avait de nombreux agents venus de Smyrne et autres points voisins de l’Asie Mineure, qui, ainsi qu’il a été dit, agissaient tous pour le compte des États barbaresques.

Cet empressement n’était que trop explicable. En effet, les derniers événements faisaient pressentir une prochaine fin de la guerre de l’Indépendance. Ibrahim était refoulé dans le Péloponnèse, tandis que le maréchal Maison venait de débarquer en Morée avec un corps expéditionnaire de deux mille Français. L’exportation des prisonniers allait donc être notablement réduite à l’avenir. Aussi leur valeur vénale devait-elle s’accroître d’autant plus, à l’extrême satisfaction du cadi.

Pendant la matinée, les courtiers avaient visité le batistan, et ils savaient à quoi s’en tenir sur la quantité ou la qualité des captifs, dont le lot atteindrait sans doute de très hauts prix.

«Par Mahomet! répétait un agent de Smyrne. qui pérorait au milieu d’un groupe de ses confrères, l’époque des belles affaires est passé! Vous souvenez-vous du temps où les navires nous amenaient ici les prisonniers par milliers et non par centaines!

– Oui!… comme cela s’est fait après les massacres de Scio! répondit un autre courtier. D’un seul coup, plus de quarante mille esclaves! Les pontons ne pouvaient suffire à les renfermer!

– Sans doute, reprit un troisième agent, qui paraissait avoir un grand sens du commerce. Mais trop de captifs, trop d’offres, et trop d’offres, trop de baisse dans les prix! Mieux vaut transporter peu à des conditions plus avantageuses, car les prélèvements sont toujours les mêmes, quoique les frais soient plus considérables!

– Oui!… en Barbarie surtout!… Douze pour cent du produit total au profit du pacha, du cadi ou du gouverneur!

– Sans compter un pour cent pour l’entretien du môle et des batteries des côtes!

– Et encore un pour cent, qui va de notre poche dans celle des marabouts!

– En vérité, c’est ruineux, aussi bien pour les armateurs que pour les courtiers!»

Ces propos s’échangeaient ainsi entre ces agents, qui n’avaient pas même conscience de l’infamie de leur commerce. Toujours les mêmes plaintes sur les mêmes questions de droits! Et ils auraient sans doute continué à se répandre en récriminations, si la cloche n’y eût mis fin, en annonçant l’ouverture du marché.

Il va sans dire que le cadi présidait à cette vente. Son devoir de représentant du gouvernement turc l’y obligeait, non moins que son intérêt personnel. Il était là, trônant sur une sorte d’estrade, abrité sous une tente que dominait le croissant du pavillon rouge, à demi couché sur de larges coussins avec une nonchalance tout ottomane.

Près de lui, le crieur public se disposait à faire son office. Mais il ne faudrait pas croire que ce crieur eût là l’occasion de s’époumoner. Non! Dans ce genre d’affaires, les courtiers prenaient leur temps pour surenchérir. S’il devait y avoir quelque lutte un peu vive pour l’adjudication définitive, ce ne serait vraisemblablement que pendant le dernier quart d’heure de la séance.

La première enchère fut mise à mille livres turques par un des courtiers de Smyrne.

«A mille livres turques!» répéta le crieur.

Puis, il ferma les yeux, comme s’il avait tout le loisir de sommeiller, en attendant une surenchère.

Pendant la première heure, les mises à prix ne montèrent que de mille à deux mille livres turques, soit environ quarante-sept mille francs en monnaie française. Les courtiers se regardaient, s’observaient, causaient entre eux de tout autre chose. Leur siège était fait d’avance. Ils ne hasarderaient le maximum de leurs offres que pendant les dernières minutes qui précéderaient le coup de canon de fermeture.

Mais l’arrivée d’un nouveau concurrent allait modifier ces dispositions et donner un élan inattendu aux surenchères.

Vers quatre heures, en effet, deux hommes venaient de paraître sur le marché d’Arkassa. D’où venaient-ils? De la partie orientale de l’île, sans doute, à en juger d’après la direction suivie par l’araba, qui les avait déposés à la porte même du batistan.

Leur apparition causa un vif ‘mouvement de surprise et d’inquiétude. Évidemment, les courtiers ne s’attendaient pas à voir apparaître un personnage avec lequel il faudrait compter.

«Par Allah! s’écria l’un d’eux, c’est Nicolas Starkos en personne!

– Et son damné Skopélo! répandit un autre. Nous qui les croyions au diable!»

C’étaient ces deux hommes, bien connus sur le marché d’Arkassa. Plus d’une fois, déjà, ils y avaient fait d’énormes affaires en achetant des prisonniers pour le compte des traitants de l’Afrique. L’argent ne leur manquait pas, quoiqu’on ne sût pas trop d’où ils le tiraient, mais cela les regardait. Et le cadi, en ce qui le concernait, ne put que s’applaudir de voir arriver de si redoutables concurrents.

Un seul coup d’œil avait suffi à Skopélo, grand connaisseur en cette matière, pour estimer la valeur du lot des captifs. Aussi se contenta-t-il de dire quelques mots à l’oreille de Nicolas Starkos, qui lui répondit affirmativement d’une simple inclinaison de tête.

Mais, si observateur que fût le second de la Karysta, il n’avait pas vu le mouvement d’horreur que l’arrivée de Nicolas Starkos venait de provoquer chez l’une des prisonnières.

C’était une femme âgée, de grande taille. Assise à l’écart dans un coin du batistan, elle se leva, comme si quelque irrésistible force l’eût poussée. Elle fit même deux ou trois pas, et un cri allait, sans doute, s’échapper de sa bouche… Elle eut assez d’énergie pour se contenir. Puis, reculant avec lenteur, enveloppée de la tête aux pieds dans les plis d’un misérable manteau, elle revint prendre sa place derrière un groupe de captifs, de manière à se dissimuler complètement. Il ne lui suffisait évidemment pas de se cacher la figure: elle voulait encore soustraire toute sa personne aux regards de Nicolas Starkos.

Cependant les courtiers, sans lui adresser la parole, ne cessaient de regarder le capitaine de la Karysta. Celui-ci ne semblait même pas faire attention à eux. Venait-il donc pour leur disputer ce lot de prisonniers? Ils devaient le craindre, étant donnés les rapports que Nicolas Starkos avait avec les pachas et les beys des États barbaresques.

On ne fut pas longtemps sans être fixé à cet égard. En ce moment, le crieur s’était relevé pour répéter à voix haute le montant de la dernière enchère:

«A deux mille livres!

– Deux mille cinq cents, dit Skopélo, qui se faisait, en ces occasions, le porte-parole de son capitaine.

– Deux mille cinq cents livres!» annonça le crieur.

Et les conversations particulières reprirent dans les divers groupes, qui s’observaient non sans défiance.

Un quart d’heure s’écoula. Aucune autre surenchère n’avait été mise après Skopélo. Nicolas Starkos, indifférent et hautain, se promenait autour du batistan. Personne ne pouvait douter que, finalement, l’adjudication ne fût faite à son profit, même sans grand débat.

Cependant, le courtier de Smyrne, après avoir préalablement consulté deux ou trois de ses collègues, lança une nouvelle enchère de deux mille sept cents livres.

«Deux mille sept cents livres, répéta le crieur.

– Trois mille!»

C’était Nicolas Starkos, qui avait parlé, cette fois.

Que s’était-il donc passé? Pourquoi intervenait-il personnellement dans la lutte? D’où venait que sa voix, si froide d’habitude, marquait une violente émotion qui surprit Skopélo lui-même? On va le savoir.

Depuis quelques instants, Nicolas Starkos, après avoir franchi la barrière du batistan, se promenait au milieu des groupes de captifs. La vieille femme, en le voyant s’approcher, s’était plus étroitement encore cachée sous son manteau. Il n’avait donc pas pu la voir.

Mais, soudain, son attention venait d’être attirée par deux prisonniers qui formaient un groupe à part. Il s’était arrêté, comme si ses pieds eussent été cloués au sol.

Là, près d’un homme de haute stature, une jeune fille, épuisée de fatigue, gisait à terre.

En apercevant Nicolas Starkos, l’homme se redressa brusquement. Aussitôt la jeune fille rouvrit les yeux. Mais, dès qu’elle aperçut le capitaine de la Karysta, elle se rejeta en arrière.

«Hadjine!» s’écria Nicolas Starkos.

C’était Hadjine Elizundo, que Xaris venait de saisir dans ses bras, comme pour la défendre.

«Elle!» répéta Nicolas Starkos.

Hadjine s’était dégagée de l’étreinte de Xaris et regardait en face l’ancien client de son père.

Ce fut à ce moment que Nicolas Starkos, sans même chercher à savoir comment il pouvait se faire que l’héritière du banquier Elizundo fût ainsi exposée sur le marché d’Arkassa, jeta d’une voix troublée cette nouvelle enchère de trois mille livres.

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«Trois mille livres!» avait répété le crieur.

Il était alors un peu plus de quatre heures et demie. Encore vingt-cinq minutes, le coup de canon se ferait entendre, et l’adjudication serait prononcée au profit du dernier enchérisseur.

Mais déjà les courtiers, après avoir conféré ensemble, se disposaient à quitter la place, bien décidés à ne pas pousser plus loin leurs prix. Il semblait donc certain que le capitaine de la Karysta, faute de concurrents, allait rester maître du terrain, lorsque l’agent de Smyrne voulut tenter, une dernière fois, de soutenir la lutte.

«Trois mille cinq cents livres! cria-t-il.

– Quatre mille!» répondit aussitôt Nicolas Starkos.

Skopélo, qui n’avait pas aperçu Hadjine, ne comprenait rien à celle ardeur immodérée du capitaine. A son compte, la valeur du lot était déjà dépassée, et de beaucoup, par ce prix de quatre mille livres. Aussi se demandait-il ce qui pouvait exciter Nicolas Starkos à se lancer de la sorte dans une mauvaise affaire.

Cependant un long silence avait suivi les derniers mots du crieur. Le courtier de Smyrne lui-même, sur un signe de ses collègues, venait d’abandonner l’a partie. Qu’elle fût définitivement gagnée par Nicolas Starkos, auquel il ne s’en fallait que de quelques minutes pour avoir gain de cause, cela ne pouvait plus faire de doute.

Xaris l’avait compris. Aussi serrait-il plus étroitement la jeune fille entre ses bras. On ne la lui arracherait qu’après l’avoir tué!

En ce moment, au milieu du profond silence, une voix vibrante se fit entendre, et ces trois mots furent jetés au crieur:

«Cinq mille livres!»

Nicolas Starkos se retourna.

Un groupe de marins venait d’arriver à l’entrée du batistan. Devant eux se tenait un officier.

«Henry d’Albaret! s’écria Nicolas Starkos. Henry d’Albaret… ici… à Scarpanto!»

C’était le hasard seul qui venait d’amener le commandant de la Syphanta sur la place du marché. Il ignorait même que, ce jour-là, – c’est à dire vingt-quatre heures après son arrivée à Scarpanto, – il y eût une vente d’esclaves dans la capitale de l’île. D’autre part, puisqu’il n’avait point aperçu la sacolève au mouillage, il devait être non moins étonné de trouver Nicolas Starkos à Arkassa que celui-ci l’était de l’y voir.

De son côté, Nicolas Starkos ignorait que la corvette fût commandée par Henry d’Albaret, bien qu’il sût qu’elle avait relâché à Arkassa.

Que l’on juge donc des sentiments qui s’emparèrent de ces deux ennemis, lorsqu’ils se virent en face l’un de l’autre.

Et, si Henry d’Albaret avait jeté cette enchère inattendue, c’est que, parmi les prisonniers du batistan, il venait d’apercevoir Hadjine et Xaris, – Hadjine qui allait retomber au pouvoir de Nicolas Starkos! Mais Hadjine l’avait entendu, elle l’avait vu, elle se fût précipitée vers lui, si les gardiens ne l’en eussent empêchée.

D’un geste, Henry d’Albaret rassura et contint la jeune fille. Quelle que fût son indignation, lorsqu’il se vit en présence de son odieux rival, il resta maître de lui-même. Oui! fût-ce au prix de toute sa fortune, s’il le fallait, il saurait arracher à Nicolas Starkos les prisonniers entassés sur le marché d’Arkassa, et avec eux, celle qu’il avait tant cherchée, celle qu’il n’espérait plus revoir!

En tout cas, la lutte serait ardente. En effet, si Nicolas Starkos ne pouvait comprendre comment Hadjine Elizundo se trouvait parmi ces captifs, pour lui, elle n’eu était pas moins la riche héritière du banquier de Corfou. Ses millions ne pouvaient avoir disparu avec elle. Ils seraient toujours là pour la racheter à celui dont elle deviendrait l’esclave. Donc, aucun risque à surenchérir. Aussi Nicolas Starkos résolut-il de le faire avec d’autant plus de passion, d’ailleurs, qu’il s’agissait de lutter contre son rival, et son rival préféré!

«Six mille livres! cria-t-il.

– Sept mille!» répondit le commandant de la Syphanta, sans même se retourner vers Nicolas Starkos.

Le cadi ne pouvait que s’applaudir de la tournure que prenaient les choses. En présence de ces deux concurrents, il ne cherchait point à dissimuler la satisfaction qui perçait sous sa gravité ottomane.

Mais, si ce cupide magistrat supputait déjà ce que seraient ses prélèvements, Skopélo, lui, commençait à ne plus pouvoir se maîtriser. Il avait reconnu Henry d’Albaret, puis Hadjine Elizundo. Si, par haine, Nicolas Starkos s’entêtait, l’affaire, qui eût été bonne dans une certaine mesure, deviendrait très mauvaise, surtout si la jeune fille avait perdu sa fortune, comme elle avait perdu sa liberté, – ce qui était possible, d’ailleurs!

Aussi, prenant Nicolas Starkos à part, essaya-t-il de lui soumettre humblement quelques sages observations. Mais il fut reçu de telle manière qu’il n’osa plus en hasarder de nouvelles. C’était le capitaine de là Karysta, maintenant, qui jetait lui-même ses enchères au crieur, et d’une voix insultante pour son rival.

Comme on le pense bien, les courtiers, sentant que la bataille devenait chaude, étaient restés pour en suivre les diverses péripéties. La foule des curieux, devant cette lutte à coups de milliers de livres, manifestait l’intérêt qu’elle y prenait par de bruyantes clameurs. Si, pour la plupart, ils connaissaient le capitaine de la sacolève, aucun d’eux ne connaissait le commandant de la Syphanta. On ignorait même ce qu’était venue faire cette corvette, naviguant sous pavillon corfiote, dans les parages de Scarpanto. Mais, depuis le début de la guerre, tant de navires de toutes nations s’étaient employés au transport des esclaves, que tout portait à croire que la Syphanta servait à ce genre de commerce. Donc, que les prisonniers fussent achetés par Henry d’Albaret ou par Nicolas Starkos, pour eux ce serait toujours l’esclavage.

En tout cas, avant cinq minutes, cette question allait être absolument décidée.

A la dernière enchère proclamée par le crieur, Nicolas Starkos avait répondu par ces mots:

«Huit mille livres!

– Neuf mille!» dit Henry d’Albaret.

 Nouveau silence. Le commandant de la Syphanta, toujours maître de lui, suivait du regard Nicolas Starkos, qui allait et venait rageusement, sans que Skopélo osât l’aborder. Aucune considération, d’ailleurs, n’aurait pu enrayer maintenant la furie des enchères.

«Dix mille livres! cria Nicolas Slarkos.

– Onze mille! répondit Henry d’Albaret.

– Douze mille!» répliqua Nicolas Starkos, sans attendre, cette fois.

Le commandant d’Albaret n’avait point immédiatement répondu. Non qu’il hésitât à le faire. Mais il venait de voir Skopélo se précipiter vers Nicolas Starkos pour l’arrêter dans son œuvre de folie, – ce qui. pour un moment, détourna l’attention du capitaine de la Karysta.

En même temps, la vieille prisonnière, qui s’était si obstinément cachée jusqu’alors, venait de se redresser, comme si elle avait eu la pensée de montrer son visage à Nicolas Starkos…

À ce moment, au sommet de la citadelle d’Arkassa, une rapide flamme brilla dans une volute de vapeurs blanches: mais, avant que la détonation ne fût arrivée jusqu’au batistan, une nouvelle enchère avait été jetée d’une voix retentissante:

«Treize mille livres!»,

Puis, la détonation se fit entendre, à laquelle succédèrent d’interminables hurrahs.

Nicolas Starkos avait repoussé Skopélo avec une violence qui le fit rouler sur le sol… Maintenant il était trop tard! Nicolas Starkos n’avait plus le droit de surenchérir! Hadjine Elizundo venait de lui échapper, et pour jamais, sans doute!

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«Viens!» dit-il d’une voix sourde à Skopélo.

Et on eût pu l’entendre murmurer ces mots:

«Ce sera plus sûr et ce sera moins cher!»

Tous deux montèrent alors dans leur araba et disparurent au tournant de cette route qui se dirigeait vers l’intérieur de l’île.

Déjà Hadjine Elizundo, entraînée par Xaris, avait franchi les barrières du batistan. Déjà elle était dans les bras d’Henry d’Albaret, qui lui disait en la pressant sur son cœur:

«Hadjine!… Hadjine!… Toute ma fortune, je l’aurais sacrifiée peur vous racheter…..

– Comme j’ai sacrifié la mienne pour racheter l’honneur de mon nom! répondit la jeune fille. Oui, Henry!… Hadjine Elizundo est pauvre, maintenant, et maintenant digne de vous!»

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