Poprzednia część

 

 

Jules Verne

 

les cinq cents millions de la bÉgum

 

(Chapitre XVII-XX)

 

 

dessinspar Léon Benett

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre XVII

Explications a coups de fusil.

 

es deux jeunes gens ne s’attendaient à rien moins qu’à une pareille question. Ils en furent plus surpris véritablement qu’ils ne l’auraient été d’un coup de fusil.

De toutes les hypothèses que Marcel avait imaginées au sujet de cette ville en léthargie, la seule qui ne se fût pas présentée à son esprit, était celle-ci: un être vivant lui demandant tranquillement compte de sa visite. Son entreprise, presque légitime, si l’on admettait que Stahlstadt fût complètement déserte, revêtait une tout autre physionomie, du moment où la cité possédait encore des habitants. Ce qui n’était, dans le premier cas, qu’une sorte d’enquête archéologique, devenait, dans le second, une attaque à main armée avec effraction.

Toutes ces idées se présentèrent à l’esprit de Marcel avec tant de force, qu’il resta d’abord comme frappé de mutisme.

«Wer da?» répéta la voix, avec un peu d’impatience.

L’impatience n’était évidemment pas tout à fait déplacée. Franchir pour arriver à cette porte des obstacles si variés, escalader des murailles et faire sauter des quartiers de ville, tout cela pour n’avoir rien à répondre lorsqu’on vous demande simplement: «Qui va là?» cela ne laissait pas d’être surprenant.

Une demi-minute suffit à Marcel pour se rendre compte de la fausseté de sa position, et aussitôt, s’exprimant en allemand:

«Ami ou ennemi à votre gré! répondit-il. Je demande à parler à Herr Schultze.»

Il n’avait pas articulé ces mots qu’une exclamation de surprise se fit entendre à travers la porte entrebâillée:

«Ah!»

Et, par l’ouverture, Marcel put apercevoir un coin de favoris rouges, une moustache hérissée, un œil hébété, qu’il reconnut aussitôt. Le tout appartenait à Sigimer, son ancien garde du corps.

«Johann Schwartz! s’écria le géant avec une stupéfaction mêlée de joie. Johann Schwartz!»

Le retour inopiné de son prisonnier paraissait l’étonner presque autant qu’il avait dû l’être de sa disparition mystérieuse.

«Puis-je parler à Herr Schultze?» répéta Marcel, voyant qu’il ne recevait d’autre réponse que cette exclamation.

Sigimer secoua la tête.

«Pas d’ordre! dit-il. Pas entrer ici sans ordre!

– Pouvez-vous du moins faire savoir à Herr Schultze que je suis là et que je désire l’entretenir?

– Herr Schultze pas ici! Herr Schultze parti! répondit le géant avec une nuance de tristesse.

– Mais où est-il? Quand reviendra-t-il?

– Ne sais! Consigne pas changée! Personne entrer sans ordre!»

Ces phrases entrecoupées furent tout ce que Marcel put tirer de Sigimer, qui, à toutes les questions, opposa un entêtement bestial.

Octave finit par s’impatienter.

«A quoi bon demander la permission d’entrer? dit-il. Il est bien plus simple de la prendre!»

Et il se rua contre la porte pour essayer de la forcer. Mais la chaîne résista, et une poussée, supérieure à la sienne, eut bientôt refermé le battant, dont les deux verrous furent successivement tirés.

«Il faut qu’ils soient plusieurs derrière cette planche!» s’écria Octave, assez humilié de ce résultat.

Il appliqua son œil au trou de vrille, et, presque aussitôt, il poussa un cri de surprise:

«Il y a un second géant!

– Arminius?» répondit Marcel.

Et il regarda à son tour par le trou de vrille.

«Oui! c’est Arminius, le collègue de Sigimer!»

Tout à coup, une autre voix, qui semblait venir du ciel, fit lever la tête à Marcel.

«Wer da?» disait la voix.

C’était celle d’Arminius, cette fois.

La tête du gardien dépassait la crête de la muraille, qu’il devait avoir atteinte à l’aide d’une échelle.

«Allons, vous le savez bien, Arminius! répondit Marcel. Voulez-vous ouvrir, oui ou non?»

Il n’avait pas achevé ces mots que le canon d’un fusil se montra sur la crête du mur. Une détonation retentit, et une balle vint raser le bord du chapeau d’Octave.

«Eh bien, voilà pour te répondre!» s’écria Marcel, qui, introduisant un saucisson de dynamite sous la porte, la fit voler en éclats.

A peine la brèche était-elle faite, que Marcel et Octave, la carabine au poing et le couteau aux dents, s’élancèrent dans le parc.

Contre le pan du mur, lézardé par l’explosion, qu’ils venaient de franchir, une échelle était encore dressée, et, au pied de cette échelle, on voyait des traces de sang. Mais ni Sigimer ni Arminius n’étaient là pour défendre le passage.

Les jardins s’ouvraient devant les deux assiégeants dans toute la splendeur de leur végétation. Octave était émerveillé.

«C’était magnifique!… dit-il. Mais attention!… Déployons nous en tirailleurs!… Ces mangeurs de choucroute pourraient bien s’être tapis derrière les buissons!»

Octave et Marcel se séparèrent, et, prenant chacun l’un des côtés de l’allée qui s’ouvrait devant eux ils avancèrent avec prudence, d’arbre en arbre, d’obstacle en obstacle, selon les principes de la stratégie individuelle la plus élémentaire.

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La précaution était sage. Ils n’avaient pas fait cent pas, qu’un second coup de fusil éclata. Une balle fit sauter l’écorce d’un arbre que Marcel venait à peine de quitter.

«Pas de bêtises!… Ventre à terre!» dit Octave à demi voix.

Et, joignant l’exemple au précepte, il rampa sur les genoux et sur les coudes jusqu’à un buisson épineux qui bordait le rond-point au centre duquel s’élevait la Tour du Taureau. Marcel, qui n’avait pas suivi assez promptement cet avis, essuya un troisième coup de feu et n’eut que le temps de se jeter derrière le tronc d’un palmier pour en éviter un quatrième.

«Heureusement que ces animaux-là tirent comme des conscrits! cria Octave à son compagnon, séparé de lui par une trentaine de pas.

– Chut! répondit Marcel des yeux autant que des lèvres. Vois-tu la fumée qui sort de cette fenêtre, au rez-de-chaussée?… C’est là qu’ils sont embusqués, les bandits!… Mais je veux leur jouer un tour de ma façon!»

En un clin d’œil, Marcel eut coupé derrière le buisson un échalas de longueur raisonnable; puis, se débarrassant de sa vareuse, il la jeta sur ce bâton, qu’il surmonta de son chapeau, et il fabriqua ainsi un mannequin présentable. Il le planta alors à la place qu’il occupait, de manière à laisser visibles le chapeau et les deux manches, et, se glissant vers Octave, il lui siffla dans l’oreille:

«Amuse-les par ici en tirant sur la fenêtre, tantôt de ta place, tantôt de la mienne! Moi, je vais les prendre à revers!»

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Et Marcel, laissant Octave tirailler, se coula discrètement dans les massifs qui faisaient le tour du rond-point.

Un quart d’heure se passa, pendant lequel une vingtaine de balles furent échangées sans résultat.

La veste de Marcel et son chapeau étaient littéralement criblés; mais, personnellement, il ne s’en trouvait pas plus mal. Quant aux persiennes du rez-de-chaussée, la carabine d’Octave les avait mises en miettes.

Tout à coup, le feu cessa, et Octave entendit distinctement ce cri étouffé:

«A moi!… Je le tiens!…»

Quitter son abri, s’élancer à découvert dans le rond-point, monter à l’assaut de la fenêtre, ce fut pour Octave l’affaire d’une demi-minute. Un instant après, il tombait dans le salon.

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Sur le tapis, enlacés comme deux serpents, Marcel et Sigimer luttaient désespérément. Surpris par l’attaque soudaine de son adversaire, qui avait ouvert à l’improviste une porte intérieure, le géant n’avait pu faire usage de ses armes. Mais sa force herculéenne en faisait un redoutable adversaire, et, quoique jeté à terre, il n’avait pas perdu l’espoir de reprendre le dessus. Marcel, de son côté, déployait une vigueur et une souplesse remarquables.

La lutte eût nécessairement fini par la mort de l’un des combattants, si l’intervention d’Octave ne fat arrivée à point pour amener un résultat moins tragique. Sigimer, pris par les deux bras et désarmé, se vit attaché de manière à ne pouvoir plus faire un mouvement.

«Et l’autre?» demanda Octave.

Marcel montra au bout de l’appartement un sofa sur lequel Arminius était étendu tout sanglant.

«Est-ce qu’il a reçu une balle? demanda Octave.

– Oui», répondit Marcel.

Puis il s’approcha d’Arminius.

«Mort! dit-il.

– Ma foi, le coquin ne l’a pas volé! s’écria Octave.

– Nous voilà maîtres de la place! répondit Marcel. Nous allons procéder à une visite sérieuse. D’abord le cabinet de Herr Schultze!»

Du salon d’attente où venait de se passer le dernier acte du siège, les deux jeunes gens suivirent l’enfilade d’appartements qui conduisait au sanctuaire du Roi de l’Acier.

Octave était en admiration devant toutes ces splendeurs.

Marcel souriait en le regardant et ouvrait une à une les portes qu’il rencontrait devant lui jusqu’au salon vert et or.

Il s’attendait bien à y trouver du nouveau, mais rien d’aussi singulier que le spectacle qui s’offrit à ses yeux. On eut dit que le bureau central des postes de New York ou de Paris, subitement dévalisé, avait été jeté pêle-mêle dans ce salon. Ce n’étaient de tous côtés que lettres et paquets cachetés, sur le bureau, sur les meubles, sur le tapis. On enfonçait jusqu’à mi-jambe dans cette inondation. Toute la correspondance financière, industrielle et personnelle de Herr Schultze, accumulée de jour en jour dans la boîte extérieure du parc, et fidèlement relevée par Arminius et Sigimer, était là dans le cabinet du maître.

Que de questions, de souffrances, d’attentes anxieuses, de misères, de larmes enfermées dans ces plis muets à l’adresse de Herr Schultze! Que de millions aussi, sans doute, en papier, en chèques, en mandats, en ordres de tout genre!… Tout cela dormait là, immobilisé par l’absence de la seule main qui eut le droit de faire sauter ces enveloppes fragiles mais inviolables.

«Il s’agit maintenant, dit Marcel, de retrouver la porte secrète du laboratoire!»

Il commença donc à enlever tous les livres de la bibliothèque. Ce fut en vain. Il ne parvint pas à découvrir le passage masqué qu’il avait un jour franchi en compagnie de Herr Schultze. En vain il ébranla un à un tous les panneaux, et, s’armant d’une tige de fer qu’il prit dans la cheminée, il les fit sauter l’un après l’autre! En vain il sonda la muraille avec l’espoir de l’entendre sonner le creux! Il fut bientôt évident que Herr Schultze, inquiet de n’être plus seul à posséder le secret de la porte de son laboratoire, l’avait supprimée.

Mais il avait nécessairement dû en faire ouvrir une autre.

«Où?… se demandait Marcel. Ce ne peut être qu’ici, puisque c’est ici qu’Arminius et Sigimer ont apporté les lettres! C’est donc dans cette salle que Herr Schultze a continué de se tenir après mon départ! Je connais assez ses habitudes pour savoir qu’en faisant murer l’ancien passage, il aura voulu en avoir un autre à sa portée, à l’abri des regards indiscrets!… Serait-ce une trappe sous le tapis?»

Le tapis ne montrait aucune trace de coupure. Il n’en fut pas moins décloué et relevé. Le parquet, examiné feuille à feuille, ne présentait rien de suspect.

«Qui te dit que l’ouverture est dans cette pièce? demanda Octave.

– J’en suis moralement sûr! répondit Marcel.

– Alors il ne me reste plus qu’à explorer le plafond», dit Octave en montant sur une chaise.

Son dessein était de grimper jusque sur le lustre et de sonder le tour de la rosace centrale à coups de crosse de fusil.

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Mais Octave ne fut pas plus tôt suspendu au candélabre doré, qu’à son extrême surprise, il le vit s’abaisser sous sa main. Le plafond bascula et laissa à découvert un trou béant, d’où une légère échelle d’acier descendit automatiquement jusqu’au ras du parquet.

C’était comme une invitation à monter.

«Allons donc! Nous y voilà!» dit tranquillement Marcel; et il s’élança aussitôt sur l’échelle, suivi de près par son compagnon.

 

 

Chapitre XVIII

L’Amande du Noyau.

 

’échelle d’acier s’accrochait par son dernier échelon au parquet même d’une vaste salle circulaire, sans communication avec l’extérieur. Cette salle eût été plongée dans l’obscurité la plus complète, si une éblouissante lumière blanchâtre n’eût filtré à travers l’épaisse vitre d’un œil-de-bœuf, encastré au centre de son plancher de chêne. On eût dit le disque lunaire, au moment où dans son opposition avec le soleil, il apparaît dans toute sa pureté.

Le silence était absolu entre ces murs sourds et aveugles, qui ne pouvaient ni voir ni entendre. Les deux jeunes gens se crurent dans l’antichambre d’un monument funéraire.

Marcel, avant d’aller se pencher sur la vitre étincelante, eut un moment d’hésitation. Il touchait à son but! De là, il n’en pouvait douter, allait sortir l’impénétrable secret qu’il était venu chercher à Stahlstadt!

Mais son hésitation ne dura qu’un instant. Octave et lui allèrent s’agenouiller près du disque et inclinèrent la tête de manière à pouvoir explorer dans toutes ses parties la chambre placée au-dessous d’eux.

Un spectacle aussi horrible qu’inattendu s’offrit alors à leurs regards.

Ce disque de verre, convexe sur ses deux faces, en forme de lentille, grossissait démesurément les objets que l’on regardait à travers.

Là était le laboratoire secret de Herr Schultze. L’intense lumière qui sortait à travers le disque, comme si c’eût été l’appareil dioptrique d’un phare, venait d’une double lampe électrique brûlant encore dans sa cloche vide d’air, que le courant voltaïque d’une pile puissante n’avait pas cessé d’alimenter. Au milieu de la chambre, dans cette atmosphère éblouissante, une forme humaine, énormément agrandie par la réfraction de la lentille – quelque chose comme un des sphinx du désert lybique –, était assise dans une immobilité de marbre.

Autour de ce spectre, des éclats d’obus jonchaient le sol.

Plus de doute!… C’était Herr Schultze, reconnaissable au rictus effrayant de sa mâchoire, à ses dents éclatantes, mais un Herr Schultze gigantesque, que l’explosion de l’un de ses terribles engins avait à la fois asphyxié et congelé sous l’action d’un froid terrible!

Le Roi de l’Acier était devant sa table, tenant une plume de géant, grande comme une lance, et il semblait écrire encore! N’eût été le regard atone de ses pupilles dilatées, l’immobilité de sa bouche, on l’aurait cru vivant. Comme ces mammouths que l’on retrouve enfouis dans les glaçons des régions polaires, ce cadavre était là, depuis un mois, caché à tous les yeux. Autour de lui tout était encore gelé, les réactifs dans leurs bocaux, l’eau dans ses récipients, le mercure dans sa cuvette!

Marcel, en dépit de l’horreur de ce spectacle, eut un mouvement de satisfaction en se disant combien il était heureux qu’il eût pu observer du dehors l’intérieur de ce laboratoire, car très certainement Octave et lui auraient été frappés de mort en y pénétrant.

Comment donc s’était produit cet effroyable accident? Marcel le devina sans peine, lorsqu’il eut remarqué que les fragments d’obus, épars sur le plancher, n’étaient autres que de petits morceaux de verre. Or, l’enveloppe intérieure, qui contenait l’acide carbonique liquide dans les projectiles asphyxiants de Herr Schultze, vu la pression formidable qu’elle avait à supporter, était faite de ce verre trempé, qui a dix ou douze fois la résistance du verre ordinaire; mais un des défauts de ce produit, qui était encore tout nouveau, c’est que, par l’effet d’une action moléculaire mystérieuse, il éclate subitement, quelquefois, sans raison apparente. C’est ce qui avait dû arriver. Peut-être même la pression intérieure avait-elle provoqué plus inévitablement encore l’éclatement de l’obus qui avait été déposé dans le laboratoire. L’acide carbonique, subitement décomprimé, avait alors déterminé, en retournant à l’état gazeux, un effroyable abaissement de la température ambiante.

Toujours est-il que l’effet avait dû être foudroyant. Herr Schultze, surpris par la mort dans l’attitude qu’il avait au moment de l’explosion, s’était instantanément momifié au milieu d’un froid de cent degrés au-dessous de zéro.

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Une circonstance frappa surtout Marcel, c’est que le Roi de l’Acier avait été frappé pendant qu’il écrivait.

Or, qu’écrivait-il sur cette feuille de papier avec cette plume que sa main tenait encore? Il pouvait être intéressant de recueillir la dernière pensée, de connaître le dernier mot d’un tel homme.

Mais comment se procurer ce papier? Il ne fallait pas songer un instant à briser le disque lumineux pour descendre dans le laboratoire. Le gaz acide carbonique, emmagasiné sous une effroyable pression, aurait fait irruption au-dehors, et asphyxié tout être vivant qu’il eût enveloppé de ses vapeurs irrespirables. C’eût été courir à une mort certaine, et, évidemment, les risques étaient hors de proportion avec les avantages que l’on pouvait recueillir de la possession de ce papier.

Cependant, s’il n’était pas possible de reprendre au cadavre de Herr Schultze les dernières lignes tracées par sa main, il était probable qu’on pourrait les déchiffrer, agrandies qu’elles devaient être par la réfraction de la lentille. Le disque n’était-il pas là, avec les puissants rayons qu’il faisait converger sur tous les objets renfermés dans ce laboratoire, si puissamment éclairé par la double lampe électrique?

Marcel connaissait l’écriture de Herr Schultze, et, après quelques tâtonnements, il parvint à lire les dix lignes suivantes.

Ainsi que tout ce qu’écrivait Herr Schultze, c’était plutôt un ordre qu’une instruction.

«Ordre à B. K. R. Z. d’avancer de quinze jours l’expédition projetée contre France-Ville. – Sitôt cet ordre reçu, exécuter les mesures par moi prises. – Il faut que l’expérience, cette fois, soit foudroyante et complète. – Ne changez pas un iota à ce que j’ai décidé. – Je veux que dans quinze jours France-Ville soit une cité morte et que pas un de ses habitants ne survive. – Il me faut une Pompéi moderne, et que ce soit en même temps l’effroi et l’étonnement du monde entier. – Mes ordres bien exécutés rendent ce résultat inévitable.

«Vous m’expédierez les cadavres du docteur Sarrasin et de Marcel Bruckmann. – Je veux les voir et les avoir.

«SCHULTZ…»

Cette signature était inachevée; l’E final et le paraphe habituel y manquaient.

Marcel et Octave demeurèrent d’abord muets et immobiles devant cet étrange spectacle, devant cette sorte d’évocation d’un génie malfaisant, qui touchait au fantastique.

Mais il fallut enfin s’arracher à cette lugubre scène. Les deux amis, très émus, quittèrent donc la salle, située au-dessus du laboratoire.

Là, dans ce tombeau où régnerait l’obscurité complète lorsque la lampe s’éteindrait, faute de courant électrique, le cadavre du Roi de l’Acier allait rester seul, desséché comme une de ces momies des Pharaons que vingt siècles n’ont pu réduire en poussière!…

Une heure plus tard, après avoir délié Sigimer, fort embarrassé de la liberté qu’on lui rendait, Octave et Marcel quittaient Stahlstadt et reprenaient la route de France-Ville, où ils rentraient le soir même.

Le docteur Sarrasin travaillait dans son cabinet, lorsqu’on lui annonça le retour des deux jeunes gens.

«Qu’ils entrent! s’écria-t-il, qu’ils entrent vite!»

Son premier mot en les voyant tous deux fut:

«Eh bien?

– Docteur, répondit Marcel, les nouvelles que nous vous apportons de Stahlstadt vous mettront l’esprit en repos et pour longtemps. Herr Schultze n’est plus! Herr Schultze est mort!

– Mort!» s’écria le docteur Sarrasin.

Le bon docteur demeura pensif quelque temps devant Marcel, sans ajouter un mot.

«Mon pauvre enfant, lui dit-il après s’être remis, comprends-tu que cette nouvelle qui devrait me réjouir puisqu’elle éloigne de nous ce que j’exècre le plus, la guerre, et la guerre la plus injuste, la moins motivée! comprends-tu qu’elle m’ait, contre toute raison, serré le cœur! Ah! pourquoi cet homme aux facultés puissantes s’était-il constitué notre ennemi? Pourquoi surtout n’a-t-il pas mis ses rares qualités intellectuelles au service du bien? Que de forces perdues dont l’emploi eût été utile, si l’on avait pu les associer avec les nôtres et leur donner un but commun! Voilà ce qui tout d’abord m’a frappé, quand tu m’as dit: „Herr Schultze est mort.” Mais, maintenant, raconte- moi, ami, ce que tu sais de cette fin inattendue.

– Herr Schultze, reprit Marcel, a trouvé la mort dans le mystérieux laboratoire qu’avec une habileté diabolique il s’était appliqué à rendre inaccessible de son vivant. Nul autre que lui n’en connaissait l’existence, et nul, par conséquent, n’eût pu y pénétrer même pour lui porter secours. Il a donc été victime de cette incroyable concentration de toutes les forces rassemblées dans ses mains, sur laquelle il avait compté bien à tort pour être à lui seul la clef de toute son œuvre, et cette concentration, à l’heure marquée de Dieu, s’est soudain tournée contre lui et contre son but!

– Il n’en pouvait être autrement! répondit le docteur Sarrasin. Herr Schultze était parti d’une donnée absolument erronée. En effet, le meilleur gouvernement n’est-il pas celui dont le chef, après sa mort, peut être le plus facilement remplacé, et qui continue de fonctionner précisément parce que ses rouages n’ont rien de secret?

– Vous allez voir, docteur, répondit Marcel, que ce qui s’est passé à Stahlstadt est la démonstration, ipso facto, de ce que vous venez de dire. J’ai trouvé Herr Schultze assis devant son bureau, point central d’où partaient tous les ordres auxquels obéissait la Cité de l’Acier, sans que jamais un seul eût été discuté La mort lui avait à ce point laissé l’attitude et toutes les apparences de la vie que j’ai cru un instant que ce spectre allait me parler!… Mais l’inventeur a été le martyr de sa propre invention! Il a été foudroyé par l’un de ces obus qui devaient anéantir notre ville! Son arme s’est brisée dans sa main, au moment même où il allait tracer la dernière lettre d’un ordre d’extermination! Écoutez!»

Et Marcel lut à haute voix les terribles lignes, tracées par la main de Herr Schultze, dont il avait pris copie.

Puis, il ajouta:

«Ce qui d’ailleurs m’eût prouvé mieux encore que Herr Schultze était mort, si j’avais pu en douter plus longtemps, c’est que tout avait cessé de vivre autour de lui! C’est que tout avait cessé de respirer dans Stahlstadt! Comme au palais de la Belle au bois dormant, le sommeil avait suspendu toutes les vies, arrêté tous les mouvements! La paralysie du maître avait du même coup paralysé les serviteurs et s’était étendue jusqu’aux instruments!

– Oui, répondit le docteur Sarrasin, il y a eu, là, justice de Dieu! C’est en voulant précipiter hors de toute mesure son attaque contre nous, c’est en forçant les ressorts de son action que Herr Schultze a succombé!

– En effet, répondit Marcel; mais maintenant, docteur, ne pensons plus au passé et soyons tout au présent. Herr Schultze mort, si c’est la paix pour nous, c’est aussi la ruine pour l’admirable établissement qu’il avait créé, et provisoirement, c’est la faillite. Des imprudences, colossales comme tout ce que le Roi de l’Acier imaginait, ont creusé dix abîmes. Aveuglé, d’une part, par ses succès, de l’autre par sa passion contre la France et contre vous, il a fourni d’immenses armements, sans prendre de garanties suffisantes à tout ce qui pouvait nous être ennemi. Malgré cela, et bien que le paiement de la plupart de ses créances puisse se faire attendre longtemps, je crois qu’une main ferme pourrait remettre Stahlstadt sur pied et faire tourner au bien les forces qu’elle avait accumulées pour le mal. Herr Schultze n’a qu’un héritier possible, docteur, et cet héritier, c’est vous. Il ne faut pas laisser périr son œuvre. On croit trop en ce monde qu’il n’y a que profit à tirer de l’anéantissement d’une force rivale. C’est une grande erreur, et vous tomberez d’accord avec moi, je l’espère, qu’il faut au contraire sauver de cet immense naufrage tout ce qui peut servir au bien de l’humanité. Or, à cette tâche, je suis prêt à me dévouer tout entier.

– Marcel a raison, répondit Octave, en serrant la main de son ami, et me voilà prêt à travailler sous ses ordres, si mon père y consent.

– Je vous approuve, mes chers enfants, dit le docteur Sarrasin. Oui, Marcel, les capitaux ne nous manqueront pas, et, grâce à toi, nous aurons, dans Stahlstadt ressuscitée, un arsenal d’instruments tel que personne au monde ne pensera plus désormais à nous attaquer! Et, comme, en même temps que nous serons les plus forts, nous tâcherons d’être aussi les plus justes, nous ferons aimer les bienfaits de la paix et de la justice à tout ce qui nous entoure. Ah! Marcel, que de beaux rêves! Et quand je sens que par toi et avec toi, je pourrai en voir accomplir une partie, je me demande pourquoi… oui! pourquoi je n’ai pas deux fils!… pourquoi tu n’es pas le frère d’Octave!… A nous trois, rien ne m’eût paru impossible!…»

 

 

Chapitre XIX

Une affaire de famille.

 

eut-être, dans le courant de ce récit, n’a-t-il pas été suffisamment question des affaires personnelles de ceux qui en sont les héros. C’est une raison de plus pour qu’il soit permis d’y revenir et de penser enfin à eux pour eux-mêmes.

Le bon docteur, il faut le dire, n’appartenait pas tellement à l’être collectif, à l’humanité, que l’individu tout entier disparût pour lui, alors même qu’il venait de s’élancer en plein idéal. Il fut donc frappé de la pâleur subite qui venait de couvrir le visage de Marcel à ses dernières paroles. Ses yeux cherchèrent à lire dans ceux du jeune homme le sens caché de cette soudaine émotion. Le silence du vieux praticien interrogeait le silence du jeune ingénieur et attendait peut-être que celui-ci le rompît; mais Marcel, redevenu maître de lui par un rude effort de volonté, n’avait pas tardé à retrouver tout son sang-froid. Son teint avait repris ses couleurs naturelles, et son attitude n’était plus que celle d’un homme qui attend la suite d’un entretien commencé.

Le docteur Sarrasin, un peu impatienté peut-être de cette prompte reprise de Marcel par lui-même, se rapprocha de son jeune ami; puis, par un geste familier de sa profession de médecin, il s’empara de son bras et le tint comme il eût fait de celui d’un malade dont il aurait voulu discrètement ou distraitement tâter le pouls.

Marcel s’était laissé faire sans trop se rendre compte de l’intention du docteur, et comme il ne desserrait pas les lèvres:

«Mon grand Marcel, lui dit son vieil ami, nous reprendrons plus tard notre entretien sur les futures destinées de Stahlstadt. Mais il n’est pas défendu, alors même qu’on se voue à l’amélioration du sort de tous, de s’occuper aussi du sort de ceux qu’on aime, de ceux qui vous touchent de plus près. Eh bien, je crois le moment venu de te raconter ce qu’une jeune fille, dont je te dirai le nom tout à l’heure, répondait, il n’y a pas longtemps encore, à son père et à sa mère, à qui, pour la vingtième fois depuis un an, on venait de la demander en mariage. Les demandes étaient pour la plupart de celles que les plus difficiles auraient eu le droit d’accueillir, et cependant la jeune fille répondait non, et toujours non!»

A ce moment, Marcel, d’un mouvement un peu brusque, dégagea son poignet resté jusque-là dans la main du docteur. Mais, soit que celui-ci se sentît suffisamment édifié sur la santé de son patient, soit qu’il ne se fût pas aperçu que le jeune homme lui eût retiré tout à la fois son bras et sa confiance, il continua son récit sans paraître tenir compte de ce petit incident.

«Mais enfin, disait à sa fille la mère de la jeune personne dont je te parle, dis-nous au moins les raisons de ces refus multipliés. Éducation, fortune, situation honorable, avantages physiques, tout est là! Pourquoi ces non si fermes, si résolus, si prompts, à des demandes que tu ne te donnes pas même la peine d’examiner? Tu es moins péremptoire d’ordinaire!”

«Devant cette objurgations de sa mère, la jeune fille se décida enfin à parler, et alors, comme c’est un esprit net et un cœur droit, une fois résolue à rompre le silence, voici ce qu’elle dit:

«Je vous réponds «non» avec autant de sincérité que j’en mettrais à vous répondre «oui», chère maman, si oui était en effet prêt à sortir de mon cœur. Je tombe d’accord avec vous que bon nombre des partis que vous m’offrez sont à des degrés divers acceptables; mais, outre que j’imagine que toutes ces demandes s’adressent beaucoup plus à ce qu’on appelle le plus beau, c’est-à-dire le plus riche parti de la ville, qu’à ma personne, et que cette idée-là ne serait pas pour me donner l’envie de répondre oui, j’oserai vous dire, puisque vous le voulez, qu’aucune de ces demandes n’est celle que j’attendais, celle que j’attends encore, et j’ajouterai que, malheureusement, celle que j’attends pourra se faire attendre longtemps, si jamais elle arrive!

«– Eh quoi! mademoiselle, dit la mère stupéfaite, vous…

«Elle n’acheva pas sa phrase, faute de savoir comment la terminer, et dans sa détresse, elle tourna vers son mari des regards qui imploraient visiblement aide et secours.

«Mais, soit qu’il ne tînt pas à entrer dans cette bagarre, soit qu’il trouvât nécessaire qu’un peu plus de lumière se fît entre la mère et la fille avant d’intervenir, le mari n’eut pas l’air de comprendre, si bien que la pauvre enfant, rouge d’embarras et peut-être aussi d’un peu de colère, prit soudain le parti d’aller jusqu’au bout.

«Je vous ai dit, chère mère, reprit-elle, que la demande que j’espérais pourrait bien se faire attendre longtemps, et qu’il n’était même pas impossible qu’elle ne se fît jamais. J’ajoute que ce retard, fût-il indéfini, ne saurait ni m’étonner ni me blesser. J’ai le malheur d’être, dit-on, très riche; celui qui devrait faire cette demande est très pauvre; alors il ne la fait pas et il a raison. C’est à lui d’attendre…

«– Pourquoi pas à nous d’arriver?» dit la mère voulant peut-être arrêter sur les lèvres de sa fille les paroles qu’elle craignait d’entendre.

«Ce fut alors que le mari intervint.

«Ma chère amie, dit-il en prenant affectueusement les deux mains de sa femme, ce n’est pas impunément qu’une mère aussi justement écoutée de sa fille que vous, célèbre devant elle, depuis qu’elle est au monde ou peu s’en faut, les louanges d’un beau et brave garçon qui est presque de notre famille, qu’elle fait remarquer à tous la solidité de son caractère, et qu’elle applaudit à ce que dit son mari, lorsque celui-ci a l’occasion de vanter à son tour son intelligence hors ligne, quand il parle avec attendrissement des mille preuves de dévouement qu’il en a reçues! Si celle qui voyait ce jeune homme, distingué entre tous par son père et par sa mère, ne l’avait pas remarqué à son tour, elle aurait manqué à tous ses devoirs!

«– Ah! père! s’écria alors la jeune fille en se jetant dans les bras de sa mère pour y cacher son trouble, si vous m’aviez devinée, pourquoi m’avoir forcée de parler?

«– Pourquoi? reprit le père, mais pour avoir la joie de t’entendre, ma mignonne, pour être plus assuré encore que je ne me trompais pas, pour pouvoir enfin te dire et te faire dire par ta mère que nous approuvons le chemin qu’a pris ton cœur, que ton choix comble tous nos vœux, et que, pour épargner à l’homme pauvre et fier dont il s’agit de faire une demande à laquelle sa délicatesse répugne, cette demande, c’est moi qui la ferai, – oui! je la ferai, parce que j’ai lu dans son cœur comme dans le tien! Sois donc tranquille! A la première bonne occasion qui se présentera, je me permettrai de demander à Marcel, si, par impossible, il ne lui plairait pas d’être mon gendre!…”»

Pris à l’improviste par cette brusque péroraison, Marcel s’était dressé sur ses pieds comme s’il eût été mû par un ressort. Octave lui avait silencieusement serré la main pendant que le docteur Sarrasin lui tendait les bras. Le jeune Alsacien était pâle comme un mort. Mais n’est-ce pas l’un des aspects que prend le bonheur, dans les âmes fortes, quand il y entre sans avoir crié: gare!…

 

 

Chapitre XX

Conclusion.

 

rance-Ville, débarrassée de toute inquiétude, en paix avec tous ses voisins, bien administrée, heureuse, grâce à la sagesse de ses habitants, est en pleine prospérité. Son bonheur, si justement mérité, ne lui fait pas d’envieux, et sa force impose le respect aux plus batailleurs.

La Cité de l’Acier n’était qu’une usine formidable, qu’un engin de destruction redouté sous la main de fer de Herr Schultze; mais, grâce à Marcel Bruckmann, sa liquidation s’est opérée sans encombre pour personne, et Stahlstadt est devenue un centre de production incomparable pour toutes les industries utiles.

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Marcel est, depuis un an, le très heureux époux de Jeanne, et la naissance d’un enfant vient d’ajouter à leur félicité.

Quant à Octave, il s’est mis bravement sous les ordres de son beau-frère, et le seconde de tous ses efforts. Sa sœur est maintenant en train de le marier à l’une de ses amies, charmante d’ailleurs, dont les qualités de bon sens et de raison garantiront son mari contre toutes rechutes.

Les vœux du docteur et de sa femme sont donc remplis et, pour tout dire, ils seraient au comble du bonheur et même de la gloire, – si la gloire avait jamais figuré pour quoi que ce soit dans le programme de leurs honnêtes ambitions.

On peut donc assurer dès maintenant que l’avenir appartient aux efforts du docteur Sarrasin et de Marcel Bruckmann, et que l’exemple de France-Ville et de Stahlstadt, usine et cité modèles, ne sera pas perdu pour les générations futures.

FIN

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