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Jules Verne

 

claudius bombarnac

carnet de reporter

 

(Chapitre VI-X)

 

 

55 illustrations par Leon Benett

6 grandes gravures en chromotypographie

2 cartes en couleurs

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre VI

 

es idées d’un homme, lorsqu’il est à cheval, diffèrent des idées qui lui viennent lorsqu’il est à pied. La différence est plus notable encore, lorsqu’il voyage en chemin de fer. L’association des pensées, le caractère des réflexions, l’enchaînement des faits, en s’opérant sous son crâne, ont une rapidité égale à celle du train. On «roule» dans sa tête, comme on roule dans son wagon. Aussi je me sens en une disposition d’esprit particulière, désireux d’observer, avide de m’instruire, et cela avec une vitesse de cinquante kilomètres à l’heure. C’est ce taux kilométrique que notre train doit conserver à travers le Turkestan pour tomber à une moyenne de trente, quand il parcourra les provinces du Céleste-Empire.

Ceci, je viens de l’apprendre en consultant l’indicateur-horaire que j’ai acheté à la gare. Il est accompagné d’une longue bande cartographique, pliée et repliée sur elle-même, qui donne le complet développement du railway entre la mer Caspienne et les côtes orientales de la Chine. J’étudie donc mon Transasiatique en quittant Ouzoun-Ada, comme j’ai étudié mon Transgéorgien en quittant Tiflis.

La voie est établie sur une largeur d’un mètre soixante centimètres entre les rails, – écartement imposé aux chemins de fer russes, soit neuf centimètres de plus que ne comportent les autres voies européennes. On dit, à ce propos, que les Allemands ont fabriqué un grand nombre d’essieux de cette dimension pour le cas éventuel où ils voudraient envahir la Russie. J’aime à penser que les Russes auront pris la même précaution pour le cas non moins éventuel où ils voudraient envahir l’Allemagne.

De part et d’autre s’arrondissent d’épaisses dunes de sable entre lesquelles la voie ferrée court au sortir d’Ouzoun-Ada. Arrivée au bras de mer qui sépare la Longue-Ile du continent, elle le traverse sur un remblai de douze cents mètres, défendu par de solides enrochements contre les violences de la houle.

Nous avons déjà dépassé plusieurs stations sans nous y arrêter, entre autres Mikhaïlov, à une lieue d’Ouzoun-Ada. Maintenant, elles seront distantes de quinze à trente kilomètres. Celles que je viens d’entrevoir ont l’aspect de villas avec balustrades et toits à l’italienne. Singulier effet en Turkestan et dans le voisinage de la Perse. Le désert s’étend jusqu’aux environs d’Ouzoun-Ada, et les stations du railway forment autant de petites oasis, créées par la main de l’homme. C’est l’homme, en effet, qui a planté ces maigres peupliers glauques, auxquels elles doivent un peu d’ombrage; c’est lui qui a fait venir à grands frais cette eau dont les jets rafraîchissants retombent dans une vasque élégante. Sans ces travaux hydrauliques, il n’y aurait pas un arbre, pas un coin de verdure au milieu de ces oasis. Elles sont les nourricières de la ligne, et ce ne sont pas des nourrices sèches qu’il faut aux locomotives.

La vérité est que je n’ai jamais vu de terrains si dénudés, si arides, à tel point réfractaires à la végétation, et, paraît-il, leur étendue, au delà d’Ouzoun-Ada, dépasse deux cent soixante kilomètres. Lorsque le général Annenkof commença ses travaux à Mikhaïlov, il en fut réduit à distiller l’eau de la Caspienne, comme on fait à bord des navires au moyen d’appareils ad hoc. Mais, si l’eau est nécessaire pour produire la vapeur, le charbon est nécessaire pour vaporiser l’eau. Les lecteurs du XXe Siècle se demanderont donc comment on parvient à chauffer les machines en un pays où il n’y a pas un morceau de charbon à extraire ni un morceau de bois à couper. Est-ce qu’il y a des dépôts de ces matières dans les principales stations du Transcaspien?… Nullement. On s’est contenté de mettre en pratique une idée qu’avait eue notre grand chimiste, Sainte-Claire Deville, aux premiers temps de l’emploi du pétrole en France.

Les foyers des machines sont alimentés, à l’aide d’un appareil pulvérisateur, par les résidus qui proviennent de la distillation de ce naphte que Bakou et Derbent fournissent d’une façon inépuisable. A certaines stations de la ligne, il existe de vastes réservoirs remplis de ce combustible minéral, que l’on verse dans les récipients du tender, et il est brûlé sur les grillages spéciaux dont sont munies les machines. C’est ce naphte qui est employé à bord des steamboats du Volga et autres affluents de la mer Caspienne.

On me croira si j’affirme que le paysage n’est pas extrêmement varié. Le sol, presque plan à travers les terrains sablonneux, est absolument horizontal à la surface des terrains d’alluvion, où stagnent des eaux saumâtres. Aussi s’est-il on ne peut mieux prêté à l’établissement d’une voie ferrée. Pas de tranchées, pas de remblais, pas de viaducs, aucun ouvrage d’art, pour me servir d’un terme cher aux ingénieurs – et même très «cher». Ça et là, seulement, quelques ponts de bois, longs de deux cents à trois cents pieds. En ces conditions, le coût kilométrique du Transcaspien n’a pas dépassé soixante-quinze mille francs.

La monotonie du voyage ne sera rompue que sur les vastes oasis de Merv, de Boukhara et de Samarkande.

Occupons-nous donc des voyageurs, et cela est d’autant plus aisé qu’il est facile de circuler d’un bout à l’autre du train. Avec quelque imagination, on peut se croire dans une sorte de bourgade roulante, dont je m’apprête à parcourir la rue principale.

Je rappelle pour mémoire que la locomotive et le tender sont suivis du fourgon à l’angle duquel est déposée la caisse mystérieuse, et que la logette de Popof occupe le coin gauche de la plate-forme du premier wagon.

A l’intérieur de ce wagon je remarque quelques Sarthes de grande et fière mine, drapés de leurs longues robes à couleurs voyantes, sous lesquelles passent les bottes en cuir soutaché. Ils ont de beaux yeux, une barbe superbe, le nez busqué, et on en ferait volontiers de véritables seigneurs, à la condition d’ignorer que le mot «Sarthe» signifie revendeur, et ceux-ci se rendent sans doute à Tachkend, où ces revendeurs pullulent.

C’est aussi dans ce wagon que les deux Chinois ont pris place, l’un en face de l’autre. Le jeune Céleste regarde à travers la vitre. Le vieux Céleste – un Ta-lao-yé, c’est-à-dire un personnage âgé, – ne cesse de tracasser les pages de son volume. Ce volume, petit in-32, semblable à un Annuaire du Bureau des Longitudes, est recouvert de drap pelucheux comme un bréviaire de chanoine, et lorsqu’il est refermé, ses plats sont maintenus par une bride en caoutchouc. Ce qui m’étonne, c’est que le propriétaire dudit bouquin ne semble pas le lire de droite à gauche. Est-ce qu’il ne serait pas imprimé en caractères chinois?… A vérifier.

Sur deux sièges contigus sont assis Fulk Ephrinell et miss Horatia Bluett. Ils causent en crayonnant des chiffres. Je ne sais si le pratique Américain murmure à l’oreille de la pratique Anglaise l’adorable vers qui fit palpiter le cœur de Lydie:

Nec tecum possum vivere sine te!

Mais ce que je sais bien, c’est que Fulk Ephrinell peut parfaitement vivre sans moi. Je n’ai été que sage de ne pas compter sur son concours pour charmer les loisirs du voyage. Ce diable de Yankee m’a complètement «lâché» – c’est le mot – pour cette maigre et anguleuse fille d’Albion.

J’arrive sur la plate-forme, je franchis la passerelle, et me voici à l’entrée du deuxième wagon.

A l’angle de droite, se montre le baron Weissschnitzerdörfer. Son long nez, – ce Teuton est myope comme une taupe, – frotte les lignes du livre qu’il parcourt: c’est l’indicateur. L’impatient voyageur vérifie si le train passe aux stations à l’heure réglementaire. Lorsqu’il y a du retard, nouvelles récriminations et menaces contre la Compagnie du Grand-Transasiatique.

Ce wagon transporte pareillement les époux Caterna qui s’y sont fait une installation confortable. De joyeuse humeur, le mari cause avec force gestes, prend parfois les mains de sa femme, la taille aussi; puis, sa tête se détourne ou se lève vers le plafond, et il prononce quelques paroles en aparté. De son côté, Mme Caterna s’incline, fait de petites mines confuses, se rejette vers le coin du compartiment et semble plutôt donner la réplique à son mari que lui répondre. Et, au moment où je sors, j’entends un refrain d’opérette s’échapper de la bouche en cœur de M. Caterna.

A l’intérieur du troisième wagon, occupé par plusieurs Turkomènes et trois ou quatre Russes, j’aperçois le major Noltitz. Il s’entretient avec un de ses compatriotes. Je me mêlerais volontiers à leur conversation au cas qu’ils me feraient des avances. Mais mieux vaut se tenir sur une certaine réserve; le voyage ne fait que de commencer.

Je visite alors le wagon-restaurant. Il est d’un tiers plus long que les autres wagons, une véritable salle à manger, garnie d’une unique table; à l’arrière, d’un côté se trouve une office, de l’autre une cuisine, où fonctionnent le cuisinier et le maître d’hôtel, tous les deux d’origine moscovite. Ce dining-car me paraît convenablement aménagé.

Après l’avoir traversé, j’arrive à la seconde partie du train, où sont entassés les voyageurs de seconde classe, des Kirghizes d’aspect peu intelligent, crâne déprimé, mâchoire de prognathes tendue en avant, petite barbe de bouc, nez épaté de cosaque, peau très brune. Ces pauvres diables, de religion musulmane, appartiennent soit à la Grande-Horde, errant sur la frontière de la Sibérie et de la Chine, soit à la Petite-Horde, répandue entre les monts Ouraliens et la mer d’Aral. Un wagon de seconde classe, fût-ce même un wagon de troisième, c’est un palais pour des gens habitués aux campements du steppe, aux misérables iourtes des villages. Ni leurs grabats ni leurs escabeaux ne valent les banquettes rembourrées, sur lesquelles ils sont assis avec une gravité tout asiatique.

Là ont également pris place deux ou trois Nogaïs, qui se rendent au Turkestan oriental. D’une race plus relevée que les Kirghizes, de la race tartare, c’est parmi eux que se forment les savants, les professeurs, qui ont illustré les opulentes cités de Boukhara et de Samarkande. Mais la science et son enseignement ont quelque peine à vous assurer l’existence, même réduite au strict nécessaire, en ces provinces de l’Asie centrale. Aussi ces Nogaïs cherchent-ils volontiers à s’utiliser comme interprètes. Par malheur, depuis la diffusion de la langue moscovite, le métier est peu lucratif.

Maintenant, je connais la place de mes numéros et je saurai où les trouver à l’occasion. En ce qui concerne le trajet jusqu’à Pékin, je n’ai de doute ni pour Fulk Ephrinell et miss Horatia Bluett, ni pour le baron allemand, ni pour les deux Chinois, ni pour le major Noltitz, ni pour les époux Caterna, ni même pour le hautain gentleman, dont j’ai aperçu la maigre silhouette au coin du deuxième wagon. Quant à ceux des «travellers», qui ne franchiront pas la frontière, ils sont à mes yeux de la plus parfaite insignifiance. Toutefois, parmi mes compagnons, je n’entrevois pas encore le héros de ma future chronique… Espérons qu’il montera en route.

Mon intention est de prendre des notes heure par heure, que dis-je? de «minuter» mon voyage. Avant que la nuit se fasse, je viens donc sur la plate-forme antérieure du wagon, afin de jeter un dernier coup d’œil à la campagne environnante. Une heure de cigare me permettra d’atteindre la gare de Kizil-Arwat, où le train doit stationner pendant un certain temps.

En allant du second au premier wagon, je me croise avec le major Noltitz. Je me range par déférence. Il me salue avec cette grâce qui distingue les Russes de condition. Je lui rends son salut. C’est à cet échange de politesses que se borne notre rencontre, mais le premier pas est fait.

Popof n’est point en ce moment au fond de sa logette. La porte du fourgon de bagages étant ouverte, j’en conclus que notre chef de train est allé parler au mécanicien. A gauche du fourgon, la mystérieuse caisse est à sa place. Comme il n’est que six heures et demie, il fait trop jour encore pour que je me hasarde à satisfaire ma curiosité.

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Le train file en plein désert. C’est le Kara-Koum, «le désert noir». Il s’étend au-dessus de Khiva sur toute la partie du Turkestan comprise entre la frontière persane et le cours de l’Amou-Daria. En réalité, les sables du Kara-Koum ne sont pas plus noirs que la mer Noire n’est noire, que la mer Blanche n’est blanche, que la mer Rouge n’est rouge, que le fleuve Jaune n’est jaune. Mais j’adore ces dénominations colorées, si erronées qu’elles soient. Dans les paysages, il faut saisir l’œil par les couleurs. Est-ce que la géographie n’est pas du paysage?

Il paraît que ce désert était autrefois occupé par un vaste bassin central. Il s’est desséché comme se desséchera la Caspienne, et cette évaporation s’explique par l’énergique concentration des rayons solaires à la surface des territoires qui se développent entre la mer d’Aral et le plateau de Pamir.

Le Kara-Koum est formé de dunes sablonneuses, singulièrement mobiles, que les grands vents menacent de déplacer sans cesse. Les «barkanes», – ainsi les nomment les Russes, – varient en hauteur de dix à trente mètres. Elles offrent une large prise aux terribles ouragans du nord, qui tendent à les repousser vers le sud. De là, des craintes assez justifiées pour la sécurité du Transcaspien. Il s’agissait donc de le protéger d’une façon efficace, et le général Annenkof eût été fort embarrassé, si la prévoyante nature, en même temps qu’elle lui fournissait un terrain favorable à la création d’une voie ferrée, ne lui avait donné les moyens d’arrêter le déplacement des barkanes.

Au revers de ces dunes poussent nombre d’arbrisseaux épineux, des bouquets de tamaris, de chardons étoiles, et cet «haloxylonam-modendron», que les Russes appellent moins scientifiquement «saksaoul». Ses profondes et vigoureuses racines sont propres à maintenir le sol, comme «l’hippophae-rhamnoïdes», un arbousier de la famille des éléagnées, qui est employé à fixer les sables dans l’Europe septentrionale.

A ces plantations de saksaouls, les ingénieurs de la ligne ont joint, en divers endroits, certains revêtements de terre glaise pilonnée, et, le long des parties les plus menacées d’envahissement, une ligne de palissades.

Utiles précautions, sans doute. Néanmoins, si la voie est protégée, les voyageurs ne le sont guère, lorsque le sable vole comme une mitraille, et que le vent soulève sur la plaine des efflorescences blanchâtres de sel. Il y a de bon que nous ne sommes pas à l’époque des extrêmes chaleurs, et ce n’est ni en juin, ni en juillet, ni en août, que je conseillerai de prendre le Grand-Transasiatique.

J’ai un vif regret que le major Noltitz n’ait pas la pensée de venir respirer le bon air du Kara-Koum sur la passerelle. Je lui eusse offert un de ces londrès de choix dont ma sacoche est largement approvisionnée. Il m’eût dit si ces stations que je relève sur l’indicateur, Balla-Ischem, Aïdine, Péréval, Kansandjik, Ouchak, sont des points intéressants du railway – ce qui n’apparaît guère. Mais je ne puis me permettre de déranger sa sieste. Et pourtant, combien cette conversation aurait été intéressante, puisque ses fonctions de médecin de l’armée russe lui ont permis de prendre part à la campagne des généraux Skobeleff et Annenkof. Lorsque notre train «brûle» les petites stations qu’il n’honore que d’un coup de sifflet au passage, le major m’eût dit si telle ou telle n’avait point été le théâtre de faits de guerre. Je me serais autorisé de ma qualité de Français pour l’interroger sur cette expédition des Russes à travers le Turkestan, et, je n’en doute pas, mon compagnon de route se fût empressé de me satisfaire. Je ne puis sérieusement compter que sur lui… ou sur Popof.

Au fait, pourquoi Popof n’est-il pas dans sa logette? Lui, non plus, ne serait pas insensible aux charmes d’un cigare. Il me semble que son colloque avec le mécanicien n’en finit pas…

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Enfin le voici qui reparaît à l’avant du fourgon de bagages, il le traverse, il en sort, il en referme la porte, il s’arrête un instant sur la plate-forme, il va rentrer… Une main, qui tient un cigare, se tend vers lui. Popof sourit, et bientôt ses bouffées odorantes se mélangent voluptueusement aux miennes.

Voilà une quinzaine d’années, je crois l’avoir dit, que notre chef de train est au service de la Compagnie transcaspienne. Il connaît le pays jusqu’à la frontière chinoise, et, cinq ou six fois déjà, il a parcouru la ligne entière, comprise sous le nom de Grand-Transasiatique.

Popof était donc en fonction sur les trains qui desservaient la section initiale entre Mikhaïlov et Kizil-Arvat, – section commencée en décembre 1880, achevée en dix mois, novembre 1881. Cinq ans après, la première locomotive entrait à Merv, le 14 juillet 1886, et dix-huit mois plus tard, on la saluait à Samarkande. A l’heure qu’il est, les rails du Turkestan sont raboutés aux rails du Céleste-Empire, et ce ruban de fer se développe depuis la mer Caspienne jusqu’à Pékin sans interruption.

Dès que Popof eut achevé de me donner ces renseignements, je lui demandai ce qu’il savait de nos compagnons de voyage, – j’entends de ceux qui sont à destination de la Chine. Et d’abord, le major Noltitz?…

«Le major, me répond Popof, a longtemps vécu au milieu des provinces turkestanes, et, s’il se rend à Pékin, c’est pour organiser le service d’un hôpital affecté à nos compatriotes – avec l’autorisation du Czar, cela va de soi.

– Il me plaît, ce major Noltitz, ai-je répondu, et j’espère faire bientôt sa connaissance.

– Il ne demandera pas mieux que de faire la vôtre, me répond Popof.

– Et ces deux Chinois qui sont montés dans le train à Ouzoun-Ada, les connaissez-vous?

– En aucune façon, monsieur Bombarnac, et je ne sais d’eux que le nom qui est porté sur leur bulletin de bagages.

– Nommez-les, Popof.

– Le plus jeune s’appelle Pan-Chao, le plus âgé s’appelle Tio-King. Peut-être ont-ils voyagé en Europe pendant quelques années. Quant à dire d’où ils viennent, je ne le pourrais. J’imagine que le jeune Pan-Chao doit être quelque riche fils de famille, car il est accompagné de son médecin.

– Ce Tio-King?…

– Oui, le docteur Tio-King.

– Est-ce que tous deux ne parlent que le chinois?

– C’est probable, car je ne les ai jamais entendus s’exprimer dans une autre langue.»

Sur cette information de Popof, je maintiens le numéro 9 que j’ai attribué au jeune Pan-Chao, et le numéro 10 dont j’ai gratifié le docteur Tio-King.

«Pour l’Américain… reprend Popof.

– Fulk Ephrinell, m’écriai-je, et l’Anglaise, miss Horatia Bluett?… Oh! en ce qui concerne ceux-là vous n’avez rien à m’apprendre. Je sais à quoi m’en tenir sur leur compte.

– Faut-il vous dire ce que je pense de ce couple, monsieur Bombarnac?..

– Dites ce que vous pensez, Popof.

– C’est que, dès son arrivée à Pékin, miss Bluett pourrait bien devenir mistress Ephrinell…

– Et le ciel bénisse leur union, Popof, car ils sont réellement faits l’un pour l’autre!»

Je vois qu’à ce sujet, Popof et moi, nous avons des idées concordantes.

«Et ces deux Français… ces deux époux si tendres, demandai-je, qui sont-ils?…

– Ils ne vous l’ont pas dit?…

– Non, Popof.

– Soyez tranquille, ils vous le diront, monsieur Bombarnac. D’ailleurs, si vous désirez le savoir, leur profession est écrite en toutes lettres sur les bagages de monsieur et de madame.

– Et ce sont?…

– Des comédiens, qui vont jouer la comédie en Chine.»

Des comédiens?… Si cela explique certaines attitudes, certaines mines, la mobilité de la physionomie, les gestes démonstratifs de M. Caterna, cela n’explique pas ses locutions maritimes.

«Et savez-vous quel est l’emploi de ces artistes? demandai-je à Popof.

– Le mari est trial et grand premier comique.

– Et la femme?…

– Première dugazon.

– Et où va ce couple lyrique?…

– A Shangaï, où ils sont engagés tous les deux au théâtre de la résidence française.»

Voilà qui est parfait. Je causerai théâtre, racontars de coulisses, potins de province, et, comme dit Popof, la connaissance sera bientôt faite avec le joyeux trial et la charmante dugazon. Mais ce n’est pas en leur compagnie que je trouverai le héros romanesque, objet de mes désirs!

Quant au gentleman dédaigneux, notre chef de train ne sait rien de lui, si ce n’est que ses malles portent l’adresse suivante: Sir Francis Trevellyan de Trevellyan-Hall, Trevellyanshire.

«Un monsieur qui ne répond pas quand on lui parle!» ajoute Popof.

Eh bien! mon numéro 8 sera un rôle muet, et je ne savais pas dire si juste.

«Arrivons à l’Allemand, repris-je alors.

– Le baron Weissschnitzerdörfer?

– Il va jusqu’à Pékin, je pense?

– Jusqu’à Pékin, et au delà, monsieur Bombarnac.

– Au delà?…

– Oui… il fait le tour du monde.

– Le tour du monde?…

– En trente-neuf jours.»

Ainsi, après mistress Bisland, qui a fait ce fameux tour en soixante-treize jours, après miss Nellie Bly, qui l’a fait en soixante-douze, après l’honorable Train qu’il l’a fait en soixante-dix, cet Allemand prétend le faire en trente-neuf?…

Il est vrai, les moyens de communication sont actuellement plus rapides, les directions plus rectilignes, et, en utilisant le Grand-Transasiatique qui met Pékin à quinze jours de la capitale prussienne, le baron peut abréger de moitié la durée de l’ancien parcours par Suez et Singapore.

«Il n’arrivera jamais! m’écriai-je.

– Et pourquoi?.. demanda Popof.

– Parce qu’il est toujours en retard. A Tiflis, il a failli manquer le train, et manquer le paquebot à Bakou…

– Mais il n’a pas manqué le départ à Ouzoun-Ada…

– N’importe, Popof, je serai bien surpris si cet Allemand bat les Américains et les Américaines dans ce match de «globe-trotters»!

 

 

Chapitre VII

 

e train est arrivé à Kizil-Arvat, – deux cent quarante-deuxième verste depuis la Caspienne, – à sept heures treize minutes du soir au lieu de sept heures. Ce léger retard a provoqué treize objurgations du baron, une par minute.

Nous avons deux heures de stationnement en gare de Kizil-Arvat. Bien que le jour commence à tomber, je ne puis mieux employer mon temps qu’à visiter cette petite ville, qui compte plus de deux mille habitants, Russes, Persans et Turkomènes. Peu de choses à voir, d’ailleurs, ni au dedans ni aux alentours, où la campagne, dépourvue d’arbres, – il n’y pousse pas même un palmier, – n’offre que des pâturages et des champs de céréales, arrosés par un maigre ruisseau. Ma bonne fortune a voulu que j’eusse pour compagnon, je dirai même pour cicérone, le major Noltitz.

Notre connaissance s’est faite très simplement. Le major est venu à moi, et je suis allé à lui, dès que nous eûmes pris pied sur le quai de la gare.

«Monsieur, dis-je, je suis Français, Claudius Bombarnac, correspondant du XXe Siècle, et vous êtes le major Noltitz de l’armée russe. Vous allez à Pékin, et j’y vais aussi. Je connais votre langue, comme il est très probable que vous connaissez la mienne…»

Le major fit un signe d’assentiment.

«Eh bien, major Noltitz, au lieu de demeurer étrangers l’un à l’autre durant ce long trajet à travers l’Asie centrale, vous plairait-il que nous devinssions mieux que des compagnons de voyage? Vous savez de ce pays tout ce que j’en ignore, et ce serait pour moi un plaisir de m’instruire…

– Monsieur Bombarnac, me répond le major en français et sans aucun accent, je vous suis tout acquis.»

Puis, il ajouta en souriant:

«Quant à vous instruire?… L’un de vos éminents critiques n’a-t-il pas dit, si j’ai bonne mémoire: les Français n’aiment à apprendre que ce qu’ils savent…

– Je vois que vous avez lu Sainte-Beuve, major Noltitz, et peut-être ce sceptique académicien avait-il raison d’une façon générale. Mais, pour mon compte, je déroge à la règle et désire apprendre ce que je ne sais pas. Or, en ce qui concerne le Turkestan russe, je suis d’une ignorance…

– Je me mets entièrement à votre disposition, répond le major, et je serai heureux d’avoir à vous raconter les hauts faits du général Annenkof, dont j’ai suivi tous les travaux.

– Je vous remercie, major Noltitz. Je n’attendais pas moins de l’urbanité d’un Russe envers un Français…

– Et, répond le major, si vous voulez bien me permettre de citer en partie la phrase célèbre des Danicheff, «il en sera toujours ainsi, tant qu’il y aura des Français et des Russes».

– Dumas fils après Sainte-Beuve! m’écriai-je. Je vois, major, que j’ai affaire à un Parisien…

– De Pétersbourg, monsieur Bombarnac.»

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Et nous nous serrons cordialement la main. Un instant après, mon compagnon et moi, nous courons la ville, et voici ce que m’apprend le major Noltitz.

C’est vers la fin de 1885 que le général Annenkof acheva à Kizil-Arvat le tronçon de début de ce railway, mesurant deux cent vingt-cinq kilomètres, dont cent soixante avaient dû être établis à la surface d’un désert qui ne pouvait fournir une seule goutte d’eau. Mais, avant de dire comment s’exécuta cet extraordinaire travail, le major Noltitz a soin de me rappeler les faits, qui ont graduellement préparé la conquête du Turkestan et son adjonction définitive à l’empire moscovite.

Dès 1854, les Russes avaient déjà imposé un traité d’alliance au khan de Khiva. Quelques années après, acharnés à poursuivre leur marche vers l’est, les campagnes de 1860 à 1864 leur valurent les khanats de Kokhan et de Boukhara. Deux ans plus tard, celui de Samarkande passait sous leur domination, après les batailles d’Irdjar et de Zera-Buleh.

Il restait à conquérir la partie méridionale du Turkestan, et principalement l’oasis d’Akhal-Tekké, qui confine à la Perse. Les généraux Sourakine et Lazareff l’essayèrent dans les expéditions de 1878 et 1879. Leur plan échoua, et ce fut au célèbre Skobeleff, le héros de Plewna, que le Czar confia la tâche de réduire ces vaillantes tribus turkomènes.

Skobeleff débarqua au port de Mikhaïlov, – le port d’Ouzoun-Ada n’étant pas encore créé, – et c’est en vue de faciliter sa marche à travers le désert que son second, le général Annenkof, construisit le chemin de fer stratégique, qui atteignit en dix mois la station de Kizil-Arvat.

Voici comment les Russes procédèrent à l’établissement de cette voie avec une rapidité supérieure, ainsi que je l’ai dit, à celle des Américains dans le Far-West. L’œuvre devait avoir une utilité industrielle et militaire tout à la fois.

Au préalable, le général Annenkof forma un train de pose, comprenant trente-quatre wagons, quatre à deux étages pour les officiers, vingt à deux étages pour les ouvriers et les soldats, un wagon-salle à manger, quatre wagons-cuisines, un wagon-ambulance, un wagon-télégraphe, un wagon-forges, un wagon-vivres, un wagon-réserve. Ce furent ses ateliers roulants, et aussi sa caserne, où quinze cents ouvriers militaires et employés trouvèrent à se loger et à se nourrir. Ce train s’avançait au fur et à mesure du placement des rails. Les ouvriers étaient divisés en deux brigades; elles travaillaient chacune six heures par jour, avec le concours des gens du pays, qui vivaient sous la tente, et dont le nombre monta à quinze mille. Un fil télégraphique reliait les travaux avec Mikhaïlov, d’où partaient sur un petit chemin de fer Decauville, les trains qui apportaient les rails et les traverses.

En ces conditions et grâce à l’horizontalité du sol, le résultat d’une journée se chiffrait par un avancement de huit kilomètres, alors qu’il n’avait été que de quatre dans les plaines des États-Unis. Quant à la main-d’œuvre, elle ne coûtait pas cher: quarante-cinq francs par mois aux ouvriers des oasis, cinquante centimes par jour à ceux qui venaient de la Boukharie.

C’est ainsi que les soldats de Skobeleff furent transportés à Kizil-Arvat, puis, cent cinquante kilomètres au delà, jusqu’à Ghéok-Tepé. Cette ville ne se rendit qu’après la destruction de ses remparts et le massacre de douze mille de ses défenseurs; mais l’oasis d’Akhal-Tekké était au pouvoir des Russes. Quant aux habitants de l’oasis de l’Atek, ils ne tardèrent pas à se soumettre, et d’autant plus volontiers qu’ils avaient imploré l’appui du Czar dans leur lutte avec Kouli-Khan, le chef des Merviens. Ceux-ci, au nombre de deux cent cinquante mille, suivirent leur exemple, et la première locomotive stoppa dans la gare de Merv en juillet 1886.

«Et les Anglais, demandai-je au major Noltitz, de quel œil ont-ils vu les progrès de la Russie à travers l’Asie centrale?

– D’un œil jaloux, cela va sans dire, réplique le major. Songez donc, les railways russes raccordés aux railways chinois au lieu de l’être au railways de l’Inde! Le Transcaspien faisant concurrence au chemin de fer qui fonctionne entre Hérat et Delly! D’ailleurs, les Anglais n’ont pas été aussi heureux en Afghanistan que nous l’avons été en Turkestan. Tenez, vous avez vu ce gentleman qui est dans notre train?

– Parfaitement, major Noltitz. C’est sir Francis Trevellyan de Trevellyan-Hall, Trevellyanshire.

– Eh bien! sir Francis Trevellyan n’a que des regards de mépris et des haussements d’épaules pour tout ce que nous avons fait. Ces intenses jalousies de sa nation, il les incarne en sa personne, et l’Angleterre n’acceptera jamais que nos railways aillent de l’Europe à l’océan Pacifique, alors que les railways britanniques s’arrêtent à l’océan Indien!»

Cette intéressante conversation a duré près d’une heure et demie, tandis que nous parcourions les rues de Kizil-Arvat. Il était temps de revenir à la gare, et c’est ce que nous faisons, le major et moi.

Il va de soi que nous ne devons pas en rester là, et il est convenu que le major abandonnera sa place du troisième wagon pour en venir occuper une à côté de la mienne, à l’intérieur du premier. Nous étions déjà deux habitants de la même ville; eh bien, nous deviendrons deux voisins dans la même maison, ou plutôt deux amis dans la même chambre.

A neuf heures, le signal de départ est donné. Le train, quittant Kizil-Arvat, se lance au sud-est vers Askhabad, en longeant la frontière persane.

Pendant une demi-heure encore, le major et moi nous continuons à causer de choses et d’autres. Il me fait observer que, si le soleil n’eût pas été caché derrière l’horizon, j’aurais pu apercevoir les dernières cimes des grands et petits Balkans d’Asie, qui se dressent au-dessus de la baie de Krasnovodsk.

Déjà la plupart de nos compagnons se sont installés pour la nuit sur leurs sièges, qu’un mécanisme ingénieux a permis de transformer en couchettes. On peut s’étendre, appuyer sa tête sur un oreiller, s’envelopper de couvertures, et, si l’on dort mal, c’est que l’on n’a pas la conscience tranquille.

Le major Noltitz n’a rien à se reprocher, paraît-il, car, quelques minutes après m’avoir souhaité la bonne nuit, il est plongé dans le sommeil du juste.

Quant à moi, si je reste éveillé, c’est que j’ai l’esprit en travail. Je songe à mon fameux colis, à l’hôte qu’il renferme, et, cette nuit même, je suis résolu à entrer en communication avec lui. Il me revient alors à la mémoire que d’autres originaux ont déjà voyagé de cette façon exceptionnelle. En 1889, 1891 et 1892, un tailleur autrichien, Hermann Zeitung, est venu de Vienne à Paris, d’Amsterdam à Bruxelles, d’Anvers à Christiania dans une caisse, et deux fiancés de Barcelone, Erres et Flora Anglora, ont partagé la même boîte… de conserve, en traversant l’Espagne et la France.

Mais, par prudence, il faut attendre que Popof ait définitivement réintégré sa logette. Le train ne doit pas s’arrêter avant Ghéok-Tepé, à une heure du matin. Pendant le trajet entre Kizil-Arvat et Ghéok-Tepé, je compte que ledit Popof ne négligera pas de faire un bon somme, et ce sera, ou jamais, l’occasion de mettre mon projet à exécution.

Tiens, une idée! Si c’était Zeitung, qui fait métier de ce genre de locomotion et soutire ainsi quelque argent à la générosité publique?… Ce doit être lui… ce ne peut être que lui!… Diable! sa personnalité n’est guère intéressante!… Et moi qui comptais sur cet intrus… Nous verrons bien, d’ailleurs, je le connais par ses photographies, et peut-être pourrai-je l’utiliser…

Une demi-heure après le départ, le bruit d’une porte qui se ferme sur la plate-forme antérieure de notre wagon m’apprend que le chef du train vient de regagner sa logette. Malgré mon désir d’aller rendre visite au fourgon de bagages, je me résigne à la patience, car il est possible que Popof ne soit pas encore au plus fort de son sommeil.

Au dedans, tout est tranquille, sous la lumière voilée des lampes. Au dehors, nuit très sombre, frémissements du train, qui se confondent avec les sifflements d’une brise assez fraîche.

Je me relève, j’écarte le rideau de l’une des lampes, je regarde ma montre…

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Il est onze heures et quelques minutes. Encore deux heures avant l’arrêt à Ghéok-Tepé.

Le moment est venu. Après m’être glissé entre les sièges jusqu’à la porte du wagon, je l’ouvre doucement et la referme de même, sans avoir été entendu de mes compagnons, sans avoir éveillé personne.

Me voici sur la plate-forme devant la passerelle, qui tremblote aux ressauts du train. Au milieu de l’insondable obscurité, dont s’enveloppe le Kara-Koum, j’éprouve l’impression que donne l’immensité nocturne de la mer autour d’un navire.

Une faible lumière filtre à travers les persiennes de la logette. Dois-je attendre qu’elle soit éteinte, ou, ce qui est plus probable, ne durera-t-elle pas jusqu’au jour?…

En tout cas, Popof n’est pas endormi, – ce que je reconnais au bruit qu’il fait en se retournant. Je me tiens coi, appuyé sur la balustrade de la plate-forme.

En me penchant, mes regards s’attachent à cette traînée lumineuse que le fanal de tête projette en avant de la machine. Il semble que nous courions sur un chemin de feu. Au-dessus de moi, les nuages chassent en désordre avec une extrême rapidité, et quelques constellations étincellent à travers leurs déchirures, ici Cassiopée, la Petite Ourse dans le nord, au zénith, Véga de la Lyre.

Enfin un silence absolu règne d’une plate-forme à l’autre. Popof, bien qu’il soit chargé de veiller sur le personnel du train, a les yeux clos par le sommeil.

Assuré de toute sécurité, je franchis la passerelle, et me voici devant la porte du fourgon.

Cette porte n’est fermée qu’au moyen d’un barreau, qui bascule entre deux ferrures.

Je l’ouvre et la repousse derrière moi.

Cette manœuvre s’est faite sans bruit, car, si je ne veux pas attirer l’attention de Popof, je ne veux pas davantage attirer l’attention de mon «encagé volontaire».

Bien que l’obscurité soit profonde à l’intérieur du fourgon, puisqu’il n’existe aucune fenêtre latérale, je parviens à m’orienter. Je sais où est placée la caisse; c’est à l’angle de gauche en entrant. L’essentiel est de ne point me heurter à quelque colis, d’autant plus que ces colis appartiennent à Fulk Ephrinell, et quel tapage, si l’un d’eux eût dégringolé avec ses paquets de dents artificielles!

Prudemment, tâtonnant du pied, tâtonnant de la main, je prends contact avec la caisse. Les pattes d’une mouche ne l’auraient pas frôlée d’une touche plus légère que ne le firent mes mains, lorsque j’en caressai les contours.

Je me penche et place timidement mon oreille contre le panneau antérieur…

Aucun bruit de respiration.

Les produits de la maison Strong Bulbul and Co. de New-York ne sont pas plus silencieux dans leurs boîtes.

Une crainte me saisit alors, – la crainte de voir s’écrouler toutes mes espérances de reporter. Est-ce que je me suis trompé à bord de l’Astara? Cette respiration, cet éternuement, est-ce que j’ai rêvé tout cela? Est-ce que personne n’est enfermé dans cette caisse, – pas même Zeitung? Est-ce qu’il s’agit réellement de glaces expédiées à Mlle Zinca Klork, avenue Cha-Coua, Pékin, Chine?…

Non! Si faible qu’il ait été, je viens de surprendre un mouvement à l’intérieur de la caisse. Il s’accentue, d’ailleurs, et je me demande maintenant si le panneau ne va pas s’abaisser le long de la coulisse, si le prisonnier ne va pas sortir de sa prison, afin de venir humer l’air frais du dehors.

Ce que j’ai de mieux à faire pour voir et n’être point vu, c’est de me blottir au fond du fourgon entre deux colis. Grâce à l’obscurité, il n’y a rien à craindre.

Soudain un petit craquement sec frappe mon oreille. Je ne suis point le jouet d’une illusion: c’est bien le craquement d’une allumette que l’on vient de frotter…

Presque aussitôt, quelques faibles rayons pointent à travers les trous d’aération de la caisse.

Si j’avais pu me méprendre jamais sur le rang que le prisonnier occupait dans l’échelle des êtres, j’aurais été fixé en ce moment. A moins qu’il n’y ait là un singe qui connaisse l’usage du feu, et aussi le maniement des allumettes… Des voyageurs prétendent qu’il en existe mais on en est réduit à les croire sur parole.

Pourquoi ne l’avouerai-je pas?… Une certaine émotion m’a saisi, et je me garde bien de bouger.

Une minute s’est écoulée. Rien n’indique que le panneau ait joué, rien ne permet de supposer que l’inconnu va sortir…

Par précaution, j’attends encore. Puis l’idée me vient de mettre à profit cette lumière. A présent, la caisse est éclairée au dedans, et en regardant à travers les trous…

Je me relève, je rampe dans le fourgon, je m’approche… Une seule appréhension m’étreint le cerveau: c’est que la lumière ne s’éteigne brusquement…

Enfin me voici contre le panneau, auquel j’ai soin de ne pas toucher et j’applique mon œil sur l’un des trous…

C’est bien un homme qui est emboîté là-dedans, et ce n’est pas le tailleur autrichien Zeitung… Merci, mon Dieu!… J’en fais aussitôt mon numéro 11.

Cet homme, dont je distingue parfaitement les traits, me paraît âgé de vingt-cinq à vingt-six ans. Il porte toute sa barbe qui est brune. C’est un vrai type de Roumain, – ce qui confirme mes idées sur sa correspondante roumaine. Il a un bon regard, bien que sa physionomie dénote une grande énergie, et n’en faut-il pas pour se faire expédier sous forme de colis pendant un si long trajet? Mais, s’il n’a rien d’un malfaiteur, qui se serait renfermé là en vue de quelque mauvais coup; je dois avouer qu’il n’a pas non plus l’aspect du héros dont je voudrais faire le personnage principal de mon récit.

Après tout, ce n’étaient point des héros, cet Autrichien et cet Espagnol qui ont voyagé au fond de leur caisse; c’étaient des jeunes gens, très simples, très bourgeois, et, cependant, ils ont fourni aux chroniqueurs des colonnes de chronique. Aussi, ce brave numéro 11, avec les amplifications, antonymies, diaphores, épitases, tropes, métaphores et autres figures de cette sorte, je le parerai, je le grandirai, je le développerai… comme on développe un cliché photographique.

D’ailleurs, voyager en boîte de Tiflis à Pékin, c’est autre chose que d’aller de Vienne ou de Barcelone à Paris, comme l’ont fait Zeitung, Errès et Flora Anglora.

J’ajoute que je ne trahirai pas mon Roumain, je ne le dénoncerai à personne. Qu’il ne doute pas de ma discrétion et qu’il compte sur mes bons offices, si je puis lui être utile dans le cas où il serait découvert… D’ailleurs, il ne le sera pas.

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Et que fait-il en ce moment?… Eh bien, assis au fond de la caisse, il soupe tranquillement, à la lumière d’une petite lampe, le brave garçon. Une boîte de conserve est posée sur ses genoux, le biscuit ne lui manque pas, et, dans une petite armoire, j’aperçois quelques bouteilles pleines, plus une couverture et une houppelande accrochées aux parois.

En vérité, il est fort à son aise, mon numéro 11! Il est là dans sa chambre comme l’escargot dans sa coquille. Son «home» roule avec lui, et il économise le millier de francs que lui aurait coûté le voyage de Tiflis à Pékin, fût-ce en seconde classe. Je le sais, cela s’appelle frauder, et il y a des lois qui punissent cette fraude. En attendant, il peut sortir de sa caisse, quand cela lui plaît, se promener à l’intérieur du fourgon, se hasarder même, la nuit, sur la plate-forme… Non! je ne le plains pas, et, quand je songe qu’il s’est fait enregistrer à l’adresse d’une jolie Roumaine, je prendrais volontiers sa place.

Il me vient une idée que je crois bonne et qui ne l’est peut-être pas: c’est de frapper un coup léger au panneau de la caisse, c’est d’entrer en rapport avec mon nouveau compagnon, c’est d’apprendre qui il est et d’où il vient, puisque je sais où il va. Une ardente curiosité me dévore… Il faut que je la satisfasse… Il y a des moments où un chroniqueur est métamorphosé en fille d’Ève!

Mais, ce pauvre garçon, comment va-t-il prendre la chose?… Très bien, j’en suis sûr. Je lui dirai que je suis Français, et un Roumain n’ignore pas qu’il peut toujours se fier à un Français. Je lui offrirai mes services… Je lui proposerai d’adoucir les rigueurs de sa prison par mes interviews, et de combler l’insuffisance de son ordinaire avec quelques friandises… Il n’aura pas à regretter mes visites ni à craindre mes imprudences.

Je frappe le panneau…

La lumière s’éteint subitement.

Le prisonnier a suspendu sa respiration…

Il convient de le rassurer.

«Ouvrez… dis-je doucement en russe… ouvrez…»

Je n’ai pu achever ma phrase, car le train vient d’éprouver une secousse, et il me semble que sa vitesse se ralentit.

Cependant nous ne sommes pas encore arrivés à la station de Ghéok-Tepé.

En ce moment, des cris se font entendre au dehors.

Je me hâte de sortir du fourgon dont je referme la porte.

Il était temps.

A peine suis-je sur la plate-forme que la logette s’ouvre. Popof en sort sans m’avoir aperçu, pénètre dans le fourgon et se dirige vers la locomotive.

Presque aussitôt le train a repris sa vitesse normale, et Popof reparaît un instant après.

«Qu’est-il donc arrivé, Popof?

– Ce qui se voit souvent, monsieur Bombarnac. Un dromadaire vient de se faire écraser…

– Pauvre bête!

– Pauvre bête… qui aurait pu causer un déraillement…

– Fichue bête alors!»

 

 

Chapitre VIII

 

vant que le train atteignît la station de Ghéok-Tepé, je suis rentré dans le wagon. Le diable soit de ce dromadaire! S’il ne s’était pas fait si maladroitement écraser, le numéro 11 ne serait plus un inconnu pour moi. Il eût ouvert son panneau, nous aurions causé amicalement, nous nous serions séparés avec une bonne poignée de main… Maintenant il doit être au comble de l’inquiétude, puisqu’il sait que sa fraude est découverte, qu’il existe quelqu’un dont il a lieu de soupçonner les intentions, quelqu’un qui n’hésitera peut-être pas à trahir son secret… Et alors, après avoir été extrait de sa caisse, il sera mis sous bonne garde à la station prochaine, et c’est inutilement que Mlle Zinca Klork l’attendra dans la capitale du Céleste-Empire!

Oui! il conviendrait de le rassurer cette nuit même… C’est impossible, car le train va bientôt stopper à Ghéok-Tepé, puis à Askhabad, d’où il repartira aux premières lueurs du jour. Je ne puis plus compter sur le sommeil de Popof.

Je m’étais absorbé en ces réflexions, lorsque la locomotive a fait arrêt en gare de Ghéok-Tepé à une heure du matin. Aucun de mes compagnons de voyage n’a quitté sa couchette.

Je descends sur le quai, et me voici rôdant autour du fourgon. Ce serait courir trop de risques que de chercher à m’y introduire. Quant à la ville que j’aurais eu quelque plaisir à visiter, l’obscurité m’empêcherait d’en rien voir. D’après ce que m’a raconté le major Noltitz, elle garde encore les traces du terrible assaut de Skobeleff en 1880, murailles démantelées, bastions en ruines… Il faut me résigner à n’avoir vu cela que par les yeux du major.

Le train repart à deux heures du matin, après avoir reçu quelques voyageurs que Popof me dit être des Turkomènes. Je les passerai en revue, quand il fera jour.

Une promenade d’une dizaine de minutes sur la plate-forme me permet d’entrevoir les hauteurs de la frontière persane à l’extrême limite de l’horizon. Au delà des massifs d’une oasis verdoyante, arrosée de nombreux creeks, nous traversons de longues plaines cultivées, où la ligne fait de fréquents détours – des «diversions», disent les Anglais. Ayant constaté que Popof ne songe point à se rendormir, j’ai repris mon coin.

A trois heures, nouvel arrêt. Le nom d’Askhabad est crié sur le quai de la gare. Comme je ne puis tenir en place, je descends, laissant mes compagnons profondément endormis, et m’aventure à travers la ville.

Askhabad est le chef-lieu de la Transcaspienne, et je me rappelle fort à propos ce qu’en a dit l’ingénieur Boulangier au cours de cet intéressant voyage qu’il a fait jusqu’à Merv. Tout ce que j’ai entrevu en quittant la gare sur la gauche, c’est la sombre silhouette du fort turkoman, dominant la nouvelle ville, dont la population a presque doublé depuis 1887. Cela forme un bloc assez confus derrière un épais rideau d’arbres.

Revenu vers trois heures et demie. En ce moment, Popof traverse le fourgon de bagages, je ne sais pour quelle raison. Quelle doit être l’inquiétude du jeune Roumain pendant ces allées et venues devant sa caisse!

Dès que Popof a reparu:

«Rien de nouveau? ai-je demandé.

– Rien, monsieur Bombarnac, si ce n’est que la brise du matin est fraîche.

– Très fraîche, en effet. Est-ce qu’il n’y a pas une buvette dans la gare?

– Il y en a une pour l’agrément des voyageurs…

– Et pour l’agrément des employés, sans doute? – Venez donc, Popof.»

Et Popof ne se fait pas autrement prier.

Si la buvette est ouverte, il me paraît que les consommateurs n’y peuvent trouver qu’un choix restreint de consommations. Pour toute liqueur, du «kimis», boisson tirée du lait fermenté de jument, d’un goût d’encre plutôt fade, très nourrissante quoique très liquide. Il faut être Tartare rien que pour regarder ce kimis. Du moins, tel est l’effet qu’il m’a produit. Mais Popof l’a trouvé excellent, et c’est l’essentiel.

La plupart des Sartes et des Kirghizes, qui venaient de descendre à Askhabad, ont été remplacés par d’autres voyageurs de deuxième classe, Afghans, marchands de leur état, et surtout contrebandiers, très entendus en affaires de ce genre. Tout le thé vert qui est consommé dans l’Asie centrale, ils le font venir de Chine par l’Inde, et, bien que le transport en soit considérablement allongé, ils le livrent à un prix inférieur au thé russe. Il va sans dire que les bagages de ces Afghans furent visités avec une minutie moscovite.

Le train est reparti à quatre heures du matin. Notre wagon est toujours transformé en sleeping-car. J’envie le sommeil de mes compagnons, et, comme c’est tout ce que je puis faire, je reviens sur la plate-forme.

Le petit jour pointe vers l’horizon de l’est. Ça et là apparaissent les débris de l’ancienne cité, une citadelle ceinte de hauts remparts, et une succession de longs portiques, dont le développement dépasse quinze cents mètres. Après avoir franchi divers remblais, nécessités par l’inégalité de la couche sablonneuse, le train retrouve le steppe horizontal.

Nous marchons avec une vitesse de soixante kilomètres, en obliquant vers le sud-est, de manière à suivre la frontière persane. C’est au-delà de Douchak seulement que la ligne s’en éloigne. Pendant ce trajet de trois heures, voici le nom des deux stations auxquelles la locomotive s’est arrêtée, afin de pourvoir à divers besoins: Ghéours, point d’amorce de la route de Meschhed, d’où les hauteurs du plateau de l’Iran sont visibles, Artyk, dont l’eau est abondante, quoique légèrement saumâtre.

Le train traverse alors l’oasis de l’Atek, qui est un tributaire assez important de la Caspienne. Partout de la verdure et des arbres. Cette oasis justifie son nom et ne déparerait pas le Sahara. Elle s’étend jusqu’à la station de Douchak, six cent-sixième verste, où nous arrivons à six heures du matin.

Deux heures d’arrêt, c’est-à-dire deux heures de promenade. En route pour visiter Douchak, accompagné du major Noltitz, qui me sert encore de cicérone.

Un voyageur nous a devancés hors de la gare: je reconnais sir Francis Trevellyan. Le major me fait observer que la figure de ce gentleman est encore plus refrognée, sa lèvre plus dédaigneuse, son attitude plus anglo-saxonne.

«Et savez-vous pourquoi, monsieur Bombarnac? ajoute-t-il. C’est que, depuis cette station de Douchak jusqu’au terminus des chemins de fer de l’Inde Anglaise, une ligne qui traverserait la frontière de l’Afghanistan, Kandahar, les passes de Bolan et l’oasis de Pendjech, suffirait à raccorder les deux réseaux.

– Et cette ligne aurait?…

– A peine mille kilomètres de parcours; mais les Anglais s’obstinent à ne point vouloir donner la main aux Russes. Et, cependant, pouvoir mettre Calcutta à douze jours de Londres, quel avantage pour leur trafic!»

En causant, le major et moi nous parcourons Douchak. Il y a nombre d’années déjà, on prévoyait l’importance que prendrait ce modeste village. Un embranchement le relie au railway de Téhéran en Perse, tandis qu’aucun tracé n’a été étudié vers les chemins de fer de l’Inde. Tant que les gentlemen, calqués sur le modèle de sir Francis Trevellyan, seront en majorité dans le Royaume-Uni, l’œuvre du réseau asiatique ne sera jamais complétée.

Je suis alors conduit à interroger le major sur le degré de sécurité que présente le Grand-Transasiatique à travers les provinces de l’Asie centrale.

«En Turkestan, me répond-il, cette sécurité est assez bien garantie. Les agents russes surveillent sans cesse la voie; la police est régulièrement faite aux approches des gares, et, comme les stations sont peu distantes, je ne pense pas que les voyageurs aient rien à craindre des tribus errantes. D’ailleurs, la population turkomène s’est pliée aux exigences souvent très dures de l’administration moscovite. Aussi, depuis nombre d’années que la partie transcaspienne du railway fonctionne, aucune attaque n’est-elle venue entraver la marche des trains.

– Cela est rassurant, major Noltitz. Et pour la partie comprise entre la frontière et Pékin…

– C’est autre chose, répond le major. A la surface du plateau de Pamir jusqu’à Kachgar, la voie est gardée sévèrement, mais au delà, le Grand-Transasiatique est sous le contrôle de l’administration chinoise, et je n’ai qu’une médiocre confiance en elle.

– Est-ce que les stations sont éloignées les unes des autres? demandai-je.

– Très éloignées quelquefois.

– Et les employés russes ne seront-ils pas alors remplacés par des employés chinois?…

– Oui, à l’exception de notre chef de train, Popof, qui doit nous accompagner pendant tout le trajet.

– Ainsi, pour employés, mécaniciens et chauffeurs, nous aurons des Célestes?… Eh! major, voilà qui me paraît inquiétant, et la sécurité des voyageurs…

– Détrompez-vous, monsieur Bombarnac, ces chinois ne sont pas des agents moins experts que les nôtres, et ils font d’excellents mécaniciens. Il en est de même des ingénieurs qui ont établi très habilement la voie à travers le Céleste-Empire. C’est, à coup sûr, une race très intelligente, très apte aux progrès industriels, cette race jaune!

– Je le crois, major, puisqu’elle doit un jour devenir maîtresse du monde… après la race slave, s’entend!

– Je ne sais trop ce que réserve l’avenir, répond le major Noltitz en souriant. Pour en revenir aux Chinois, j’affirme qu’ils ont une compréhension vive, une facilité d’assimilation étonnante. Je les ai vus à l’œuvre, et j’en parle par expérience.

– D’accord, mais, s’il n’y a pas danger de ce chef, est-ce que nombre de malfaiteurs ne parcourent pas les vastes déserts de la Mongolie et de la Chine septentrionale?

– Et vous pensez que ces malfaiteurs seraient assez hardis pour attaquer un train?

– Parfaitement, major, et c’est ce qui me rassure…

– Comment… cela vous rassure?…

– Sans doute, car ma seule préoccupation est que notre voyage soit dépourvu d’incidents.

– Vraiment, monsieur le reporter, je vous admire!… Il vous faut des incidents…

– Comme il faut des malades au médecin. Vienne une belle et bonne aventure…

– Eh! monsieur Bombarnac, je crains que vous ne soyez déçu sous ce rapport, s’il est vrai, comme je l’ai entendu dire, que la Compagnie ait traité avec certains chefs de bande…

– Comme cette fameuse administration hellénique avec l’Hadji-Stavros du roman d’About?…

– Précisément, et qui sait même si, dans son conseil…

– Voilà, par exemple, ce que je ne saurais croire…

– Pourquoi non? répond le major Noltitz. C’eût été très fin de siècle, ce moyen d’assurer la sécurité des trains pendant la traversée du Céleste-Empire. Dans tous les cas, il est un de ces industriels de grande route qui a voulu garder son indépendance et sa liberté d’action, un certain Ki-Tsang…

– Qu’est-ce que ce Chinois-là?

– Un audacieux chef de bandes, d’origine mi-chinoise, mi-mongole. Après avoir longtemps exploité le Yunnan, où il a fini par être trop vivement traqué, il s’est transporté dans les provinces du nord. On a même signalé sa présence sur la partie de la Mongolie desservie par le Grand-Transasiatique…

– Eh bien! voilà un fournisseur de chroniques, comme il m’en faut un!

– Monsieur Bombarnac, les chroniques que vous fournirait ce Ki-Tsang pourraient coûter cher…

– Bah! major, le XXe Siècle n’est-il pas assez riche pour payer sa gloire?

– Payer de son argent, oui, mais nous autres, nous paierions de notre existence peut-être! Heureusement, nos compagnons ne vous ont point entendu parler de la sorte, car ils viendraient en masse demander votre expulsion du train. Donc, soyez prudent, et ne laissez rien voir de vos désirs de chroniqueur en quête d’aventures. Surtout n’ayons pas affaire à ce Ki-Tsang… Cela vaudra mieux dans l’intérêt des voyageurs…

– Mais non du voyage, major.»

Nous revenons alors vers la gare. L’arrêt à Douchak doit encore se prolonger pendant une demi-heure. En me promenant sur le quai, j’observe une manœuvre qui va modifier la composition de notre train.

Un nouveau fourgon est arrivé de Téhéran par cet embranchement de Meschhed, qui met la capitale de la Perse en communication avec le Transcaspien.

Ce fourgon, fermé et plombé, est accompagné d’une escouade de six agents, de nationalité persane, lesquels semblent avoir pour consigne de ne jamais le perdre de vue.

Je ne sais si cela tient à la disposition de mon esprit, il me semble que ce wagon a quelque chose de particulier, de mystérieux, et, comme le major m’a quitté, je m’adresse à Popof qui surveille la manœuvre.

«Popof, où va ce fourgon?

– A Pékin, monsieur Bombarnac.

– Et que transporte-t-il?

– Ce qu’il transporte?… Un grand personnage.

– Un grand personnage?

– Cela vous étonne?

– En effet… dans ce fourgon…

– Si c’est son idée.

– Eh bien, Popof, vous me préviendrez, quand il descendra, ce grand personnage!

– Il ne descendra pas.

– Pourquoi?…

– Parce qu’il est mort.

– Mort?…

– Oui, et c’est son corps que l’on ramène à Pékin, où il sera enterré avec tous les honneurs qui lui sont dus.»

Enfin, nous avons donc un personnage important dans notre train – à l’état de cadavre, il est vrai. N’importe! je recommande à Popof de chercher à connaître le nom du défunt. Ce doit être quelque mandarin de marque. Dès que je le saurai, j’enverrai un télégramme au XXe Siècle.

Tandis que je regarde ce fourgon, un nouveau voyageur l’examine avec non moins de curiosité que moi.

Ce voyageur est un homme de fière mine, âgé d’une quarantaine d’années, portant élégamment le costume des riches Mongols, haute taille, regard un peu sombre, moustache mousquetaire à la Scholl, – puisse-t-il avoir son esprit! teint très mat, paupières qui ne battent jamais.

«Voici, me dis-je, un superbe type! Je ne sais s’il deviendra le grand premier rôle que je cherche, mais, à tout hasard, je vais lui donner le numéro 12 dans ma troupe ambulante.»

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Ce grand premier rôle, – je l’appris bientôt de Popof, – est le seigneur Faruskiar. Il est accompagné d’un autre Mongol d’un rang inférieur, du même âge que lui, nommé Ghangir. Tous deux, en regardant le wagon que l’on rattache à la queue du train, en avant du fourgon des bagages, échangent quelques paroles. Dès que la manœuvre est achevée, les Persans prennent place dans le wagon de deuxième classe qui précède la voiture mortuaire, afin que le précieux corps soit toujours sous leur surveillance.

En ce moment, des cris éclatent sur le quai de la gare.

Ces cris, je les connais. C’est le baron Weissschnitzerdörfer, qui clame:

«Arrêtez… arrêtez!…»

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Cette fois, il ne s’agit pas d’un train en partance, mais d’un chapeau en détresse. Quelques rafales assez violentes s’engouffrent sous cette gare, ouverte à tous les vents, et le chapeau du baron, – un chapeau-casque de couleur bleuâtre, – vient d’être enlevé d’un coup brusque. Il roule sur le quai, sur les rails, rase les clôtures et les murailles, et son propriétaire court à perdre haleine sans parvenir à le rattraper.

Je dois en convenir, en voyant cette poursuite effarée, M. et Mme Caterna se tiennent les côtes, le jeune Chinois Pan-Chao éclate de rire, tandis que le docteur Tio-King garde un imperturbable eux.

L’Allemand, écarlate, essoufflé, haletant, époumonné, n’en peut plus. A deux reprises, il parvient à mettre la main sur son couvre-chef, qui lui échappe, et il s’étale de son long, la tête sous les plis de sa houppelande, – ce qui autorise M. Caterna à chantonner le célèbre motif de Miss Helyett:

Ah! le superbe point de vu… u… u… ue!

Ah! la perspective imprévu… u… u… ue!

Je ne connais rien de malicieux, de burlesque comme un chapeau que le vent emporte, qui va, vient, caracole, saute, sursaute, plane, s’envole de plus belle au moment où vous croyez le saisir. Et, si cela m’arrivait, je pardonnerais à ceux qui riraient de cette lutte comique.

Mais le baron n’est pas d’humeur à pardonner. Il bondit de ci, il rebondit de là, il s’engage sur la voie. On lui crie: «Prenez garde… prenez garde!» car le train, venant de Merv, entre en gare avec une certaine vitesse. Ce fut la mort du chapeau: la locomotive l’écrase sans pitié, le casque n’est plus qu’une loque déchiquetée qu’on rapporte au baron. Et alors recommence la série des imprécations à l’adresse du Grand-Transasiatique.

Le signal ayant été donné, les voyageurs anciens et nouveaux se hâtent de prendre et reprendre leurs places. Parmi les nouveaux, j’aperçois trois Mongols, d’assez mauvaise mine, qui montent dans un des wagons de deuxième classe.

Au moment où je mets le pied sur la plate-forme, voici que j’entends le jeune Chinois dire à son compagnon:

«Eh! Docteur Tio-King, avez-vous vu cet Allemand avec son chapeau drolatique?… Ce que j’ai ri!»

Comment Pan-Chao parle couramment le français. – que dis-je? mieux que le français, le parisien?… Ce que cela m’épate… pour le parler à mon tour!

 

 

Chapitre IX

 

ous sommes partis à la minute réglementaire. Le baron n’aura pas à se plaindre cette fois. Après tout, je comprends ses impatiences: une minute de retard peut lui faire manquer le paquebot de Tien-Tsin pour le Japon.

La journée s’annonce d’une belle apparence. Par exemple, il fait un vent à éteindre le soleil comme une simple chandelle, – un de ces ouragans qui, dit-on, arrêtent les locomotives du Grand-Transasiatique. Aujourd’hui, fort heureusement, il souffle de l’ouest et sera très supportable, puisqu’il prend le train par l’arrière. On pourra demeurer sur les plates-formes.

J’en suis à souhaiter maintenant d’entrer en conversation avec le jeune Pan-Chao. Popof avait raison, ce doit être un fils de famille, qui a passé quelques années à Paris pour s’instruire et s’amuser. Il devait être un des hôtes assidus des «fïve o’clocks» du XXe Siècle.

Entre temps, j’ai à m’occuper d’autres affaires. Et d’abord, l’homme à la caisse. Toute une journée se sera écoulée avant que j’aie pu le tirer d’inquiétude. En quelles transes il est, sans doute! Mais, comme il serait imprudent de pénétrer dans le fourgon pendant le jour, il y a nécessité d’attendre la nuit.

N’oublions pas qu’un entretien avec M. et Mme Caterna est également indiqué au programme. Cela ne présentera, d’ailleurs, aucune difficulté.

Ce qui doit être moins facile, c’est de me mettre en communication avec mon numéro 12, le superbe seigneur Faruskiar. Il paraît étroitement boutonné, cet Oriental!

Ah! un nom à connaître dans le plus bref délai, c’est celui du mandarin qui retourne en Chine sous forme de colis mortuaire. Avec un peu d’adresse, Popof finira par l’apprendre de l’un des Persans préposés à la garde de Son Excellence. Si ce pouvait être celui de quelque grand fonctionnaire, le Pao-Wang, le Ko-Wang, le vice-roi des deux Kiang, le prince King en personne…

Durant la première heure, le train continue de filer à travers l’oasis. Nous serons bientôt en plein désert. Le sol est formé de couches alluvionnaires, dont les strates s’étendent jusqu’aux environs de Merv. Il convient de s’habituer à cette monotonie du voyage, qui se prolongera jusqu’à la frontière du Turkestan. Oasis et désert, désert et oasis. Il est vrai, aux approches du plateau de Pamir, le décor changera à vue. Les sujets de paysage ne manquent pas au nœud orographique que les Russes ont dû couper, comme ce roublard d’Alexandre a fait du nœud qui rattachait le joug au timon du char de Gordium. Cela a valu au conquérant macédonien l’empire de l’Asie… Voilà qui est de bon augure pour la conquête des Russes.

Donc, attendons la traversée du plateau de Pamir et ses sites variés. Au delà se développent les interminables plaines du Turkestan chinois, les immensités sablonneuses du désert de Gobi, où recommencera la monotonie du parcours.

Il est dix heures et demie. Le déjeuner va être bientôt servi à l’intérieur du dining-car. Occupons-nous d’abord de ma promenade matinale le long de la grande rue du train.

Où donc est Fulk Ephrinell? Je ne le vois pas à son poste près de miss Horatia Bluett, que je questionne à ce sujet, après l’avoir saluée poliment.

«Monsieur Fulk est allé jeter un coup d’œil sur ses colis», me répond-elle.

Ah! elle en est déjà à «monsieur Fulk», en attendant, sans douter Fulk tout court!

C’est à l’arrière du second wagon que le seigneur Faruskiar et Ghangir se sont cantonnés depuis le départ. Seuls en ce moment, ils s’entretiennent à voix basse.

En revenant, je rencontre Fulk Ephrinell, qui va rejoindre sa compagne de voyage. Il me serre «yankeement» la main. Je lui dis que miss Horatia Bluett m’a donné de ses nouvelles.

«Oh! fait-il, quelle femme d’ordre, quelle négociante hors ligne!… Une de ces Anglaises…

– Qui sont dignes d’être américaines! ai-je ajouté.

Wait a bit!» réplique-t-il en souriant d’un air on ne peut plus significatif.

Au moment de sortir, je m’aperçois que les deux Célestes doivent être déjà au dining-car. Le bouquin du docteur Tio-King est resté sur une tablette du wagon.

Je ne crois pas qu’il soit indiscret à un reporter de prendre ce bouquin, de l’ouvrir, d’en lire le titre, qui est ainsi conçu:

De la vie sobre et réglée,

ou l’art de vivre longtemps dans

une parfaite santé.

Traduit de l’italien de

Louis CORNARO, noble Vénitien.

Augmenté de la manière de corriger un mauvais tempérament,

de jouir d’une félicité parfaite jusqu’à l’âge le plus avancé,

et de ne mourir que par la consommation de l’humide radical

usé par une extrême vieillesse.

SALERNE

MDCCLXXXII

Ainsi telle est la lecture favorite du docteur Tio-King! Et voilà pourquoi son peu respectueux élève lui jette parfois ce nom de Cornaro par moquerie!

Je n’ai pas le temps de voir autre chose de ce volume que sa devise. Abstinentia adjicit vitam. Au reste, cette devise du noble Vénitien, je me propose bien de ne point la mettre en pratique – du moins pour le déjeuner.

Rien de nouveau en ce qui concerne le placement des convives du dining-car. Je me retrouve auprès du major Noltitz, qui observe avec une certaine attention le seigneur Faruskiar et son compagnon, placés à l’extrémité de la table. Nous nous demandons quel peut être ce Mongol de mine si hautaine…

«Tiens, dis-je en riant de l’idée qui me traverse l’esprit, si c’était…

– Qui donc? répond le major.

– Ce chef de pirates… le fameux Ki-Tsang…

– Plaisantez… plaisantez, monsieur Bombarnac, mais à voix basse, je vous le recommande!

– Voyons, major, convenez que ce serait là un personnage des plus intéressants, digne d’être minutieusement interviewé!»

Tout en bavardant, nous mangeons de bon appétit. Le déjeuner est excellent, les provisions ayant été renouvelées à Askhabad et à Douchak. Pour boisson, du thé, du vin de Crimée, de la bière de Kazan;1 pour viande, des côtelettes de mouton et d’excellentes conserves; pour dessert, un melon savoureux, des poires et des raisins de premier choix.

Après déjeuner, je viens fumer mon cigare sur la plate-forme à l’arrière du dining-car. M. Caterna s’y transporte presque aussitôt. Visiblement, l’estimable trial guettait cette occasion d’entrer en rapport avec moi.

Ses yeux spirituels à demi-fermés, sa figure glabre, ses joues habituées aux faux favoris, ses lèvres habituées aux fausses moustaches, sa tête habituée aux postiches roux, noirs, gris, chauves ou chevelus suivant ses rôles, tout dénote le comédien fait à la vie des planches. Mais M. Caterna a une physionomie si ouverte, une figure si réjouie, l’air si honnête, l’attitude si franche, enfin l’apparence d’un si brave homme!

«Monsieur, me dit-il, est-ce que deux Français vont aller de Bakou à Pékin sans faire connaissance?

– Monsieur, ai-je répondu, lorsque je rencontre un compatriote…

– Qui est parisien, monsieur…

– Et, par conséquent, deux fois français, ai-je ajouté, je m’en voudrais de ne pas lui avoir serré la main! Aussi, monsieur Caterna…

– Vous savez mon nom?…

– Comme vous savez le mien, j’en suis sûr.

– Sans doute, monsieur Claudius Bombarnac, correspondant du XXe Siècle.

– A votre service, veuillez le croire.

– Mille remerciements, monsieur Bombarnac, et même dix mille, comme on dit en Chine, où nous nous rendons, madame Caterna et moi…

– Pour aller tenir à Shangaï les emplois de trial et de dugazon dans la troupe de la résidence française…

– Mais vous savez donc tout?…

– Un reporter!

– C’est juste.

– J’ajouterai même, si je m’en rapporte à certaines locutions maritimes, que vous avez dû naviguer autrefois, monsieur Caterna…

– Je vous crois, monsieur le reporter. Ex-patron de chaloupe de l’amiral de Boissoudy à bord du Redoutable.

– Je me demande alors pourquoi vous, un marin, n’avez pas pris la voie de mer…

– Ah! voilà, monsieur Bombarnac. Apprenez que madame Caterna, qui est sans conteste la première dugazon de province, et pas une ne lui passerait sur son avant – pardon, habitude d’ancien matelot! – pour les rôles de soubrette et les travestis, ne peut supporter la mer. Aussi quand j’ai eu connaissance du Grand-Transasiatique, je lui ai dit:«Rassure-toi, Caroline! Ne t’inquiète pas du trompeur et perfide élément! Nous irons à travers la Russie, le Turkestan et la Chine, sans quitter la terre ferme!» Et ce que ça lui a fait plaisir, la mignonnette, si courageuse, si dévouée, si… je ne trouve pas le mot – enfin, monsieur, une dugazon qui jouerait les duègnes au besoin pour ne pas laisser un directeur dans la panade! Une artiste, une véritable artiste!»

M. Caterna fait plaisir à entendre. Il est «en pression», comme disent les mécaniciens, et il n’y a qu’à le laisser lâcher sa vapeur. Dût le cas paraître surprenant, il adore sa femme, et je me plais à croire qu’elle le lui rend bien. Un couple assorti, s’il en fut, ainsi que je l’apprends de mon trial, jamais embarrassé, très débrouillard, content de son sort, n’aimant rien tant que le théâtre, surtout le théâtre de province, où Mme Caterna et lui ont joué le drame, le vaudeville, la comédie, l’opérette, l’opéra-comique, l’opéra, les traductions, la pièce à spectacle, la pantomime, heureux des représentations qui commencent à cinq heures et finissent après une heure du matin, sur les grands théâtres de chefs-lieux, dans les salles de mairies, dans les granges de villages, au débotté, sans raccords, sans orchestre, quelquefois même sans spectateurs, – ce qui dispensait de rendre l’argent, – des comédiens à tout faire convenablement en n’importe quel emploi.

En sa qualité de Parisien, M. Caterna a dû être le loustic du gaillard d’avant, lorsqu’il naviguait. Adroit de ses mains comme un escamoteur, adroit de ses pieds comme un danseur de corde, sachant imiter de la langue ou des lèvres tous les instruments de bois et de cuivre, il possède le plus varié assortiment de ponts-neufs, chansons à boire, chansons patriotiques, monologues et saynètes de cafés-concerts. Cela, il me le raconte avec des gestes abondants, faconde intarissable, allant et venant, se déhanchant sur ses jambes écartées et ses pieds un peu en dedans de mathurin en goguette. Je ne m’ennuierai pas en la société d’un compère de si joyeuse allure.

«Et où étiez-vous avant de quitter la France? lui demandai-je.

– A la Ferté-sous-Jouarre, où madame Caterna a obtenu un véritable succès dans le rôle d’Elsa de Lohengrin, que nous avons joué sans musique. Mais aussi quelle pièce intéressante et bien faite!

– Vous avez dû courir le monde, monsieur Caterna?

– Je vous crois, la Russie, l’Angleterre, les deux Amériques. Ah! monsieur Claudius…»

Il m’appelle déjà Claudius.

«Ah! monsieur Claudius, il fut un temps où j’étais l’idole de Buenos-Ayres et la toquade de Rio-Janeiro! Ne croyez pas que je vous en conte! Non! je me connais! Mauvais à Paris, je suis excellent en province! A Paris, on joue pour soi. En province, on joue pour les autres! Et puis quel répertoire!

– Mes compliments, cher compatriote.

– Je les accepte, monsieur Claudius, car j’aime mon métier. Que voulez-vous? Tout le monde ne peut pas prétendre à devenir sénateur ou… reporter!

– Ça, c’est méchant, monsieur Caterna, dis-je en riant.

– Non… c’est le mot de la fin.»

Et tandis que l’intarissable trial dévidait son chapelet, des stations apparaissaient au passage entre deux coups de sifflet, Kulka, Nisachurch, Kulla-Minor et autres, tristes d’aspect; puis Bairam-Ali, à la verste sept cent quatre-vingt-quinze, et Kourlan-Kala à la verste huit cent quinze.

«Et pour tout dire, continue M. Caterna, nous ne sommes pas sans avoir gagné un peu d’argent à nous balader de ville en ville. Il y a au fond de notre malle quelques obligations du Nord, dont je fais le plus grand cas, placement de tout repos, et cela honnêtement acquis, monsieur Claudius! Mon Dieu, je le sais, quoique nous vivions sous le régime démocratique, le régime de l’égalité, le temps est encore loin où l’on verra le père noble dîner à côté de la préfète chez le président de cour d’appel, et la dugazon ouvrir le bal avec le préfet chez le général en chef!… Eh bien! on dîne et on danse entre soi…

– Et ce n’est pas moins gai, monsieur Caterna…

– Ni moins comme il faut, monsieur Claudius!» réplique le futur grand premier comique de Shangaï, en secouant un jabot imaginaire avec la désinvolture d’un seigneur Louis XV.

En ce moment, Mme Caterna vient nous rejoindre. C’est bien la digne compagne de son mari, créée et mise au monde pour lui donner la réplique dans la vie comme en scène, une de ces camarades de théâtre qui ne sont ni minaudières ni mauvaises langues, enfants de la balle pour la plupart, nées on ne sait où et même on ne sait comment, mais bonnes filles.

«Je vous présente Caroline Caterna, me dit le trial du ton dont il aurait présenté la Patti ou Sarah Bernhardt.

– Après avoir serré la main de votre mari, dis-je, je serais heureux de serrer la vôtre, madame Caterna…

– Voilà, monsieur, répond la dugazon, à la bonne franquette, au pied levé et sans souffleur!

– Comme vous voyez, pas poseuse et la meilleure des femmes…

– Comme il est le meilleur des maris!

– Je m’en flatte, monsieur Claudius, répond le trial, et pourquoi? Parce que j’ai compris que le mariage tient tout entier dans ce précepte de l’Évangile auquel les maris devraient se conformer: ce que madame aime, monsieur en mange souvent!»

On voudra bien m’en croire, c’était touchant de voir cet honnête cabotinage, si différent de la comptabilité galante par «doit et avoir» du courtier et de la courtière, qui conversaient à l’intérieur du wagon voisin.

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Mais voici que le baron Weissschnitzerdörfer, coiffé d’une casquette de voyage, sort du dining-car, où, je l’imagine, il n’a point passé son temps à consulter l’indicateur.

«Le bonhomme au chapeau si farce! s’écrie M. Caterna, après que le baron est entré dans le wagon, sans nous avoir honorés d’un salut.

– L’est-il assez… allemand! réplique Mme Caterna.

– Et dire que Henry Heine appelle ces gens-là des chênes sentimentaux! ai-je ajouté.

– Alors il ne connaissait pas celui-ci! répond M. Caterna. Chêne, je le veux bien, mais sentimental…

– A propos, dis-je, vous savez pourquoi ce baron a pris le Grand-Transasiatique?

– Pour aller manger de la choucroute à Pékin! riposte M. Caterna.

– Non pas… non pas! C’est un rival de miss Nellie Bly. Il a la prétention de faire le tour du monde en trente-neuf jours…

– Trente-neuf jours! s’écrie M. Caterna. Vous voulez dire cent trente-neuf! Pas sportif, ce baron, oh, pas du tout sportif!»

Et le trial d’entonner d’une voix de clarinette enrouée l’air si connu des Cloches de Corneville:

J’ai fait trois fois le tour du monde…

en ajoutant à l’adresse du baron:

I n’en f ra mêm’pas la moitié!

 

 

Chapitre X

 

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midi quinze, notre train a dépassé la station de Kari-Bata, qui ressemble à l’une des stations du chemin de fer de Naples à Sorrente, avec ses toitures à l’italienne. J’aperçois un vaste camp asiatico-russe, dont les pavillons battent au souffle d’une fraîche brise. Nous sommes entrés sur l’oasis mervienne, longue de cent vingt-cinq kilomètres, large de douze, et d’une contenance de six cent mille hectares, – on ne dira pas que mes informations manquent de précision. A droite et à gauche, des champs cultivés, des massifs de beaux arbres, une succession ininterrompue de villages, des gourbis entre les futaies, des jardins fruitiers entre les maisons, des troupeaux de moutons et de bœufs épars à travers les pâtures. Toute cette riche campagne est arrosée par le Mourgab, – l’Eau blanche – ou par ses dérivations, et les faisans y pullulent comme les corbeaux à la surface des plaines normandes.

A une heure de l’après-midi, le train s’arrête en gare de Merv, à huit cent vingt-deux kilomètres d’Ouzoun-Ada.

Voilà une ville qui fut souvent défaite et refaite! Les guerres du Turkestan ne l’ont point épargnée. C’était autrefois, paraît-il, un repaire de pillards et de bandits, et il est regrettable pour le célèbre Ki-Tsang qu’il n’ait point vécu à cette époque. Peut-être serait-il devenu un Genghiz-Khan?

Le major Noltitz me cite à ce propos un dicton turkomène ainsi conçu:

«Si tu rencontres une vipère et un Mervien, commence par tuer le Mervien et dépêche ensuite la vipère!»

J’aime à croire qu’il faut commencer par la vipère depuis que la Mervie est devenue moscovite.

Sept heures de halte à Merv. J’aurai le temps de visiter cette curieuse ville, dont la transformation physique et morale a été profonde, grâce aux procédés un peu arbitraires de l’administration russe. Il est heureux que sa forteresse de huit kilomètres de circonférence, bâtie en 1873 par Nour-Verdy, n’ait pas empêché les troupes du Czar de s’en emparer. Aussi l’ancien nid de malfaiteurs est-il devenu l’une des importantes cités de la Transcaspienne.

J’ai dit au major Noltitz:

«Si ce n’est pas abuser de votre complaisance, puis-je vous prier de m’accompagner…

– Volontiers, me répondit-il, et, pour mon compte, j’aurai grand plaisir à revoir Merv.»

Nous sommes partis d’un bon pas.

«Je dois vous en prévenir, me fait observer le major, c’est la nouvelle ville que nous allons visiter.

– Et pourquoi pas l’ancienne d’abord?… Ce serait plus logique et même plus chronologique…

– Parce que le vieux Merv est à trente kilomètres du nouveau, et c’est à peine si vous l’entreverrez en passant. Donc, reportez-vous aux descriptions si exactes qu’en a faites votre grand géographe Elisée Reclus.»

Les lecteurs ne perdront pas au change.

La distance de la gare au nouveau Merv est courte. Mais quelle abominable poussière! La ville commerçante est bâtie sur la gauche de la rivière, – une ville à l’américaine, qui doit plaire à Fulk Ephrinell: des rues larges, tirées au cordeau, se coupant à angles droits; des boulevards rectilignes avec rangées d’arbres; un va-et-vient très vif de négociants vêtus à l’orientale, d’israélites, de mercantis appartenant aux espèces les plus variées; nombre de chameaux et de dromadaires, ces derniers très recherchés pour leur résistance à la fatigue, et qui diffèrent par l’arrière-train de leurs congénères d’Afrique. Peu de femmes le long de ces rues ensoleillées, qui semblent chauffées à blanc. Vu cependant quelques types féminins assez remarquables, attifés d’un costume quasi-militaire, bottes molles au pied, cartouchière sur la poitrine à la mode circassienne. Par exemple, défiez-vous des chiens errants, bêtes affamées aux longs poils, aux crocs inquiétants, d’une race qui rappelle les chiens du Caucase, et ces animaux, – à ce que raconte l’ingénieur Boulangier, – n’ont-ils pas dévoré un général russe?

«Pas tout entier, me répond le major, en confirmant le fait. Ils avaient laissé ses bottes!»

Dans le quartier commerçant, au fond de rez-de-chaussée obscurs, habités par les Persans et les Juifs, à l’intérieur de misérables échoppes, se vendent ces tapis d’une incroyable finesse et de couleurs si artistement combinées, tissés la plupart du temps par de vieilles femmes et sans cartons Jacquard.

Sur les deux rives du Mourgab, les Russes ont fondé leurs établissements militaires. Là paradent des soldats turkomènes au service du Czar. Ils portent le bonnet bleu et les épaulettes blanches avec leur vêtement ordinaire, et manœuvrent sous les ordres d’officiers moscovites.

Un pont de bois, long de cinquante mètres, dont le tablier repose sur des chevalets, traverse la rivière. Il est praticable non seulement aux piétons, mais aux trains, et des fils télégraphiques sont tendus au-dessus de ses parapets.

Sur l’autre rive s’élève la ville administrative, qui compte un nombre considérable d’employés civils, uniformément coiffés de la casquette russe.

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En réalité, ce qu’il y a de plus intéressant à visiter, c’est une sorte d’annexé, un village Téké, une enclave de Merv, dont les habitants ont conservé le vilain type de cette race décadente, corps musclé, oreilles écartées, grosses lèvres, barbe noire. De là se dégage encore un dernier reste de cette couleur locale qui manque à la nouvelle ville.

Au détour d’une rue du quartier des mercantis, nous accostons le courtier américain et la courtière anglaise.

«Monsieur Ephrinell! m’écriai-je. Il n’y a pourtant rien de si curieux dans ce Merv moderne!

– Au contraire, monsieur Bombarnac, la ville est presque yankee, et elle le sera tout à fait le jour où les Russes l’auront dotée de tramways et de becs de gaz!

– Cela viendra.

– Je l’espère, et Merv aura droit alors au nom de cité.

– Pour mon compte, monsieur Ephrinell, j’aurais préféré faire une excursion à l’ancienne ville, visiter ses mosquées, sa forteresse, ses palais. Par malheur, c’est un peu loin, le train ne s’y arrête pas, je le regrette…

– Peuh! fit le Yankee. Ce que je regrette, moi, c’est qu’il n’y ait rien à faire en ces pays turkomènes! Les hommes vous y ont des dents…

– Il est vrai que les femmes vous y ont des cheveux… ajoute miss Horatia Bluett.

– Eh bien, miss, achetez ces chevelures, et vous n’aurez pas perdu votre temps.

– C’est ce que fera certainement la maison Holmès-Holme de Londres, me réplique la courtière, dès que nous aurons épuisé le stock capillaire du Céleste-Empire.»

Là-dessus, le couple nous laisse.

Je propose alors au major Noltitz, – il était six heures, – de dîner à Merv avant le départ du train. Il accepte, mais il eut tort d’accepter. Notre mauvaise fortune nous a conduits à l’Hôtel Slave, qui est très inférieur à notre dining-car – au moins pour la qualité de ses menus. Il y eut, en particulier, un potage national, le «borchtch», préparé avec du lait aigri, que je me garderai bien de recommander aux gourmets du XXe Siècle.

A propos de mon journal, et cette dépêche relative au mandarin que notre train «convoie» dans la funèbre acception du mot?… Popof aura-t-il obtenu des muets qui le veillent le nom de ce haut personnage?

Oui, enfin! Et à peine sommes-nous sur le quai de la gare qu’il accourt vers moi, disant:

«Je sais le nom.

– Et c’est?…

– Yen-Lou… le grand mandarin Yen-Lou, de Pékin.

– Merci, Popof!»

Je me précipite vers le bureau du télégraphe, d’où j’expédie au XXe Siècle ce télégramme:

Merv, 16 mai, 7 heures soir.

Train Grand-Transasiatique va quitter Merv. Pris à Douchak corps de grand mandarin Yen-Lou venant de Perse à destination Pékin.

Très élevé le coût de cette dépêche, mais, on le reconnaîtra, elle vaut son prix.

Le nom de Yen-Lou s’est aussitôt répandu parmi nos compagnons de voyage, et il m’a bien semblé que le seigneur Faruskiar souriait en l’entendant prononcer.

Nous avons quitté la gare à huit heures du soir exactement. Quarante minutes après, nous passions près du vieux Merv, et, la nuit étant sombre, je n’ai rien pu en apercevoir. Il y a là, pourtant, une forteresse avec tours carrées et enceinte de briques cuites au soleil, des ruines de tombeaux et de palais, des restes de mosquées, tout un ensemble de choses archéologiques, qui n’aurait pas comporté moins de deux cents lignes petit texte.

«Consolez-vous, me dit le major Noltitz. Votre satisfaction n’eût pas été complète, car le vieux Merv a été refait quatre fois. Si vous aviez vu la quatrième ville, Baïram-Ali de l’époque persane, vous n’auriez pas vu la troisième qui était mongole, encore moins la ville musulmane de la seconde époque, qui s’appelait Sultan-Sandjar-Kala, et pas davantage la ville de la première époque. Celle-ci, les uns la nomment Iskander-Kala du nom d’Alexandre le Macédonien, et les autres Ghiaour-Kala, en attribuant sa fondation à Zoroastre, le créateur de la religion des Mages, un millier d’années avant l’ère chrétienne. Donc, je vous conseille de jeter vos regrets au panier.»

Et c’est ce que je fis, faute de pouvoir faire autrement.

Notre train court alors vers le nord-est. Les stations sont distantes de vingt à trente verstes. On n’en crie pas les noms, puisqu’elles ne comportent aucun arrêt, et j’en suis réduit à les relever sur mon indicateur. Telles sont Keltchi, Ravina, – pourquoi ce nom italien en cette province turkomène? – Peski, Repetek, etc. Nous traversons le désert, le vrai désert, sans un filet d’eau. Aussi vient-on d’y forer des puits artésiens, lesquels alimentent suffisamment les réservoirs de la ligne.

Le major m’apprend que les ingénieurs ont éprouvé d’extrêmes difficultés à fixer les dunes sur cette partie du railway. Si les palissades n’avaient été inclinées obliquement, comme le sont les barbes d’une plume, la voie n’eût pas tardé à être envahie par les sables, au point de rendre impossible la circulation des trains. Dès que cette région des dunes a été franchie, nous retrouvons la plaine horizontale, où la pose des rails s’est faite si rapidement.

Peu à peu mes compagnons s’endorment, et notre wagon est transformé en sleeping-car.

Je reviens alors à la situation de mon Roumain. Dois-je tenter de le revoir cette nuit même? Incontestablement, et non seulement pour satisfaire une curiosité très naturelle, mais aussi pour calmer ses inquiétudes. En effet, sachant que son secret est connu de la personne qui lui a parlé à travers le panneau de sa caisse, si la pensée lui venait de descendre à l’une des stations, de faire le sacrifice de son voyage, de renoncer à rejoindre Mlle Zinca Klork, afin d’échapper aux poursuites de la Compagnie… C’est possible, après tout, et mon intervention aurait été nuisible à ce pauvre garçon… sans compter que je perdrais mon numéro 11, l’un des plus précieux de ma collection.

Je suis donc résolu à lui rendre visite avant l’aube prochaine. Toutefois, par surcroît de prudence, j’attendrai que le train ait dépassé la station de Tchardjoui, où il doit arriver à deux heures vingt-sept du matin. On fait là une halte d’un quart d’heure, avant de remonter vers l’Amou-Daria. Popof ira ensuite se blottir au fond de sa logette, et je pourrai me glisser à l’intérieur du fourgon, sans craindre d’être aperçu.

Combien les heures me parurent longues! A plusieurs reprises, j’ai failli succomber au sommeil. Aussi suis-je allé deux ou trois fois prendre l’air sur la plate-forme.

A la minute réglementaire, le train entre en gare de Tchardjoui, – verste mille cinquième. C’est une importante ville du khanat de Boukharie que le Transcaspien atteignit vers la fin de novembre 1886, dix-sept mois après la pose de la première traverse. Nous ne sommes plus qu’à douze verstes de l’Amou-Daria, et c’est au delà du fleuve que j’ai l’intention de procéder à mon opération.

J’ai dit que l’arrêt à Tchardjoui doit durer un quart d’heure. Quelques voyageurs descendent, car ils sont à destination de cette ville, dont la population compte trente mille habitants. D’autres montent pour se rendre à Boukhara et à Samarkande, mais uniquement dans les wagons de deuxième classe. Il se produit donc un certain mouvement sur le quai.

Moi aussi, je suis descendu, et je me promenais près du fourgon de tête, lorsque je vois sa porte s’ouvrir et se refermer sans bruit. Un homme rampe sur la plate-forme, se glisse à travers la gare à peine éclairée de quelques lampes à pétrole.

C’est mon Roumain… Ce ne peut être que lui… Il n’a pas été vu, et le voilà confondu parmi les autres voyageurs… Pourquoi cette escapade?… Est-ce pour renouveler ses provisions à la buvette?… Son intention, au contraire, n’est-elle pas, comme je le craignais, de nous fausser compagnie?…

Par exemple, je saurai bien l’en empêcher… Je vais me faire connaître… lui promettre aide et assistance… Je lui parlerai en français, en anglais, en allemand, en russe – au choix… Je lui dirai: «Mon ami, comptez sur ma discrétion… Je ne vous trahirai pas… Des vivres, je vous en porterai pendant la nuit… Des encouragements, je vous en comblerai en même temps que de vivres… N’oubliez pas que mademoiselle Zinca Klork, évidemment la plus jolie des Roumaines, vous attend à Pékin…, etc.»

Me voici donc le suivant, sans en avoir l’air. Au milieu des allées et venues, il ne court pas grand danger d’être remarqué. Ni Popof ni aucun des employés ne pourraient suspecter en lui un fraudeur de la Compagnie. Va-t-il se diriger vers la porte de sortie… m’échapper?…

Non! Il n’a voulu que s’étirer les jambes, mieux qu’il ne le peut en arpentant le fourgon. Après un emprisonnement, qui dure depuis le départ de Bakou, – c’est-à-dire depuis soixante heures, – il a bien droit à dix minutes de liberté.

C’est un homme de taille moyenne, aux mouvements souples, à la démarche glissante. Il se ramasse, il se pelotonne comme un chat, et ne doit point être trop à l’étroit dans sa caisse. Il a pour vêtement une veste cachou, un pantalon retenu par une ceinture, et porte une casquette fourrée – le tout de couleur sombre.

Je suis rassuré sur ses intentions. Il revient vers le fourgon, enjambe le marchepied, rentre par la plate-forme, et la porte se referme doucement derrière lui. Dès que le train sera en route, j’irai frapper au panneau de la caisse, et cette fois…

Nouvelle contrariété. Au lieu de durer un quart d’heure, l’arrêt à Tchardjoui en dure trois. Une légère avarie à l’un des freins de la locomotive a dû être réparée. Aussi, en dépit des réclamations du baron allemand, ne quittons-nous pas la gare avant trois heures et demie, lorsque le jour commence à paraître.

Il résulte de là que, si je n’ai pu faire ma visite au fourgon, j’ai du moins vu l’Amou-Daria.

L’Amou-Daria, c’est l’Oxus des Anciens, le rival de l’Indus et du Gange. Autrefois tributaire de la Caspienne suivant un lit indiqué sur les cartes, il est maintenant tributaire de la mer d’Aral. Alimenté par les neiges et les pluies du plateau de Pamir, il promène ses eaux lentes entre des falaises d’argile et de sable. C’est le «fleuve-mer» en langue turkomène, et son cours se développe sur deux mille cinq cents kilomètres.

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Le train s’engage à la surface d’un pont, long d’une lieue, qui enjambe l’Amou-Daria et le domine de onze mètres au-dessus des basses eaux. A son passage, le tablier tremble sur les mille pilotis qui le supportent, groupés par cinq entre chacune des travées, qui sont à neuf mètres l’une de l’autre.

C’est en dix mois, au prix de trente-cinq mille roubles, que le général Annenkof a construit ce pont, le plus important de tous ceux que franchit le Grand-Transasiatique.

Le fleuve est d’un jaune sale. Quelques îles, jetées ça et là, émergent du courant à perte de vue.

Popof me montre des postes de veilleurs, qui ont été établis au parapet du pont.

«A quoi servent ces postes? ai-je demandé.

– Au logement d’un personnel spécial, chargé de donner l’alarme en cas d’incendie, et pourvu d’appareils extincteurs.»

C’est prudent, en effet. Non seulement les flammèches des locomotives ont déjà mis le feu en divers endroits, mais une autre éventualité est à craindre. Un grand nombre de barques, la plupart remplies de pétrole, remontent ou descendent l’Amou-Daria, et il arrive fréquemment que ces embarcations se transforment en brûlots. Une perpétuelle surveillance n’est donc que trop justifiée, car, le pont détruit, sa reconstruction exigerait près d’une année pendant laquelle le transbordement des voyageurs d’une rive à l’autre serait des plus difficiles.

Enfin le train a traversé le fleuve à petite vitesse. Il fait grand jour. Le désert reparaît jusqu’à la deuxième station de Karakoul. Au delà se dessinent les méandres d’un affluent de l’Amou-Daria, le Zarafchane, «ce fleuve qui roule de l’or», dont le cours se prolonge jusqu’à la vallée du Sogd, à la surface de cette fertile oasis où resplendit la cité de Samarkande.

A cinq heures du matin, le train vient faire halte dans la capitale du khanat de Boukharie, onze cent septième verste à partir de la tête d’Ouzoun-Ada.

 

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1 M. l’ingénieur Boulangier n’oubliera pas qu’il a fait l’éloge d’un repas identique dans le récit de son voyage.