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Jules Verne

 

claudius bombarnac

carnet de reporter

 

(Chapitre XVI-XXI)

 

 

55 illustrations par Leon Benett

6 grandes gravures en chromotypographie

2 cartes en couleurs

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre XVI

 

a Kachgarie, c’est le Turkestan oriental, qui se métamorphose graduellement en Turkestan russe.

Des écrivains de la Nouvelle Revue ont dit:

«L’Asie centrale ne sera un grand pays que le jour où l’administration moscovite aura mis la main sur le Tibet, ou lorsque les Russes domineront à Kachgar.»

Eh bien! c’est chose à demi faite. La percée du Pamir a permis de relier le railway russe avec le chemin de fer qui dessert le Céleste-Empire d’une frontière à l’autre. La capitale de la Kachgarie est maintenant aussi moscovite que chinoise. La race slave et la race jaune s’y coudoient, y vivent en parfait accord. Combien de temps feront-ils bon ménage? A d’autres que moi de prévoir l’avenir; je me contente du présent.

Arrivée à quatre heures et demie, départ à onze heures. Le Grand-Transasiatique s’est montré généreux. J’aurai le loisir de voir Kachgar, à la condition, toutefois, de diminuer d’une bonne heure le temps qui nous est octroyé.

En effet, ce qui n’a pas été fait à la frontière va être fait à Kachgar. Russes et Chinois se valent, lorsqu’il s’agit de formalités vexatoires, papiers à vérifier, passeports à signer, etc. C’est le même tatillonnage, à la fois minutieux et méticuleux; il faudra nous y soumettre. Ne pas oublier qu’elle est terrible et menaçante, la formule que le fonctionnaire du Céleste-Empire appose au bas de ses actes: «Tremblez et obéissez!» Donc, je suis disposé à obéir, et je reviendrai comparaître devant les autorités de la frontière. Je me rappelle, d’ailleurs, les craintes manifestées par Kinko, et c’est à son sujet qu’il y aura lieu de trembler, si la visite des voyageurs s’étend jusqu’à celle des colis et des bagages.

Avant l’arrivée du train à Kachgar, le major Noltitz m’avait dit ceci:

«Ne vous imaginez pas que le Turkestan chinois diffère sensiblement du Turkestan russe. Nous ne sommes pas sur la terre des pagodes, des jonques, des bateaux-fleurs, des yamens, des hongs et des tours de porcelaine. Et, d’abord, de même que Boukhara, Merv et Samarkande, Kachgar est une ville double… Il en est de ces cités de l’Asie centrale comme de certaines étoiles: seulement, elles ne gravitent pas l’une autour de l’autre.»

L’observation du major est très juste. Ce n’est plus le temps où les émirs régnaient sur la Kachgarie, où la monarchie de Mohammed-Yakoub s’imposait à toute la province turkestane, où les Célestes, qui voulaient y séjourner, étaient contraints d’abjurer la religion de Bouddha et de Confucius et de se convertir au mahométisme, s’ils voulaient que leur vie fût respectée. Que voulez-vous? En cette fin de siècle, nous arrivons toujours trop tard, et ces merveilles du cosmorama oriental, ces mœurs si curieuses, ces chefs-d’œuvre de l’art asiatique, ne sont plus qu’à l’état de souvenirs ou de ruines. Les chemins de fer finiront par plier les pays qu’ils traversent à un niveau commun, à une ressemblance commune. Ce sera l’égalité et peut-être la fraternité. A vrai dire, d’ailleurs, Kachgar n’est plus la capitale de la Kachgarie; c’est une station du Grand-Transasiatique, c’est le point de raccordement entre les railways russes et les railways chinois, et le ruban de fer, qui compte près de trois mille kilomètres depuis la Caspienne jusqu’à cette cité, s’en détache pour se prolonger pendant près de quatre mille encore jusqu’à la capitale du Céleste-Empire.

Je reviens à présent à la double ville. La nouvelle, c’est Yangi-Chahr; l’ancienne, située à trois milles et demi, c’est Kachgar. J’ai eu l’occasion de les visiter toutes les deux, et je vais dire ce que sont l’une et l’autre.

Première observation: l’ancienne et la nouvelle sont entourées d’une vilaine muraille de terre, qui ne prévient point en leur faveur. Seconde observation: c’est en vain qu’on y chercherait un monument quelconque, puisque les matériaux de construction sont identiques pour les maisons comme pour les palais. Rien que de la terre, et pas même de la terre cuite! Ce n’est point avec cette espèce de boue séchée au soleil que s’obtiennent des lignes régulières, des profils purs, des sculptures finement fouillées. Il faut à l’art de l’architecture la pierre ou le marbre, et c’est précisément ce qui manque au Turkestan chinois.

Une petite voiture, rapidement menée, nous a conduits, le major et moi, à Kachgar, dont la circonférence mesure trois milles. Le Kizil-Sou, c’est-à-dire la «Rivière-Rouge», qui est plutôt jaune, comme il convient à une rivière chinoise, l’enlace de ses deux bras réunis par deux ponts. Si l’on veut rencontrer quelques ruines plus intéressantes, il est nécessaire de se rendre à courte distance, en dehors de l’enceinte, là où s’exhibent des restes de fortifications, remontant à cinq cents ans ou à deux mille, selon l’imagination des archéologues. Ce qui est autrement certain, c’est que Kachgar a subi le redoutable assaut de Tamerlan, et convenons-en, sans les exploits de ce terrible boiteux, l’histoire de l’Asie centrale serait singulièrement monotone. Il est vrai, depuis cette époque, de farouches sultans lui ont succédé, – entre autres, ce Ouali-Khan-Toulla, qui, en 1857, fit égorger Schlagintweit, l’un des plus savants et des plus audacieux explorateurs du continent asiatique. Deux plaques de bronze, présents des Sociétés de Géographie de Paris et de Saint-Pétersbourg, ornent son monument commémoratif.

Kachgar est un important centre de trafic, dont le mouvement appartient presque en entier aux Russes. Les soies de Khotan, le coton, le feutre, les tapis de laine, les draps, tels sont les principaux articles amenés sur les marchés de la province, et ils s’exportent même au delà de la frontière entre Tachkend et Koulja, vers le nord du Turkestan oriental.

C’est ici, d’après ce que me dit le major, que sir Francis Trevellyan aurait plus spécialement sujet de manifester sa mauvaise humeur. En effet, une ambassade anglaise, dirigée par Chapman et Gordon de 1873 à 1874, fut envoyée de Kachmir à Kachgar par Khotan et Yarkand. A cette époque, les Anglais pouvaient espérer que les relations commerciales s’établiraient à leur profit. Mais au lieu de se rattacher aux railways indous, les chemins de fer russes se sont rattachés aux chemins de fer chinois, et le résultat de ce raccordement a été l’obligation pour l’influence anglaise de céder le pas à l’influence moscovite.

La population de Kachgar est turkomène, mélangée en grande proportion de ces Célestes, qui remplissent volontiers les fonctions de domestiques, d’artisans ou de colporteurs. Moins heureux que Chapman et Gordon, le major Noltitz et moi n’avons pu voir la capitale kachgarienne, alors que les années de l’émir emplissaient ses rues tumultueuses. Plus de ces fantassins Djiguits, qui étaient montés, ni de ces Sarbaz qui ne l’étaient pas. Disparus, ces magnifiques corps des Taifourchis, armés et disciplinés à la chinoise, ces lanciers superbes, ces archers kalmouks, bandant des arcs hauts de cinq pieds, ces «tigres», avec leurs boucliers peinturlurés et leurs fusils à mèche, destinés au rôle de tirailleurs. Tous disparus, les pittoresques guerriers de l’armée kachgarienne, et l’émir avec eux!

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A neuf heures, nous sommes de retour à Yangi-Chahr. Là, à l’extrémité de l’une des rues voisines de la citadelle, qu’apercevons-nous?… M. et Mme Caterna en extatique admiration devant une troupe de derviches musiciens.

Qui dit derviche dit mendiant, et qui dit mendiant évoque le type le plus achevé de la saleté et de la fainéantise. Mais quelle extraordinaire cocasserie de gestes, quelles attitudes dans le maniement de la guitare à longues cordes, quels déhanchements acrobatiques au cours de ces danses, dont ils accompagnent le chant de leurs légendes et de leurs poésies on ne peut plus profanes! L’instinct du vieil acteur s’est révélé chez notre trial. Il ne peut tenir en place, c’est «plus fort que lui!»

Aussi, ces gestes, ces attitudes, ces déhanchements, il les imite avec l’entrain d’un ancien gabier doublé d’un grand premier comique, et je vois le moment où il va figurer en ce quadrille de derviches chahuteurs!

«Eh! monsieur Claudius, me dit-il, ce n’est pas difficile de reproduire les exercices de ces braves gens!… Faites-moi une opérette turkestane, donnez-moi un rôle de derviche, et vous verrez si je n’entre pas dans la peau du bonhomme!

– Je n’en doute pas, mon cher Caterna, ai-je répondu; mais, avant d’entrer dans cette peau, entrez dans le restaurant de la gare, et venez dire adieu à la cuisine turkomène, car nous serons bientôt réduits à la cuisine chinoise.»

L’offre est acceptée d’autant plus volontiers que la réputation des cuisiniers kachgariens est universellement justifiée, nous fait observer le major.

En effet, M. et Mme Caterna, le major, le jeune Pan-Chao et moi, nous sommes émerveillés et enchantés de la quantité de plats qui nous sont servis, et aussi de leur qualité. Les mets sucrés alternent capricieusement avec les rôtis et les grillades. Puis, ce que le trial et la dugazon ne devront jamais oublier, – pas plus, du reste, que les fameuses pêches de Khodjend, – ce sont certains plats dont l’ambassade anglaise a voulu conserver le souvenir, puisqu’elle en a consigné la composition dans le récit de son voyage: pieds de cochon saupoudrés de sucre et roussis à la graisse avec un soupçon de marinade, rognons frits avec une sauce au sucre et entremêlés de beignets.

M. Caterna redemande deux fois des premiers et trois fois des seconds.

«Je prends mes précautions, nous dit-il. Qui sait ce que l’office du dining-car nous offrira sur les railways de Chine! Défions-nous des ailerons de requin, qui risquent d’être quelque peu coriaces, et des nids d’hirondelles, qui ne seront sans doute pas d’une entière fraîcheur!»

Il est dix heures, lorsqu’un coup de gong annonce que les formalités de police vont commencer. Nous quittons la table, après avoir bu un dernier verre de vin de Chao-Hing, et, quelques instants ensuite, nous étions réunis dans la salle des voyageurs.

Tous mes numéros sont présents, – à l’exception bien entendu de Kinko, qui aurait fait honneur à notre déjeuner, s’il lui eût été possible d’y prendre part. Là se trouvent le docteur Tio-King, son Cornaro sous le bras; Fulk Ephrinell et miss Horatia Bluett, mêlant leurs dents et leurs cheveux – au figuré s’entend; sir Francis Trevellyan, immobile et muet, intraitable et gourmé, tétant son cigare sur le seuil; le seigneur Faruskiar, accompagné de Ghangir; des voyageurs russes, turkomènes et chinois, – en tout de soixante à quatre-vingts personnes. Chacun devra se présenter à son tour devant une table, occupée par deux Célestes en costumes: un fonctionnaire, parlant couramment le russe, un interprète pour les langues allemande, française et anglaise.

Le Céleste est un homme d’une cinquantaine d’années, crâne dénudé, moustache épaisse, longue natte sur le dos, besicles sur le nez. Drapé d’une robe à ramages, obèse comme il convient aux gens distingués de son pays, il n’a point la physionomie engageante. Après tout, il ne s’agit que d’une vérification de papiers, et, puisque les nôtres sont réguliers, peu importe que la mine de ce fonctionnaire soit ou ne soit pas rébarbative.

«Quel air il a! murmure Mme Caterna.

– L’air d’un Chinois, répond le trial, et, franchement, on ne saurait lui en vouloir!»

Je suis un des premiers à présenter mon passeport, qui porte les visas du consul de Tiflis et des autorités russes d’Ouzoun-Ada. Le fonctionnaire l’examine attentivement. Avec les procédés de l’administration mandarine, il faut toujours être sur le qui-vive. Néanmoins, cet examen ne soulève aucune difficulté, et le cachet au dragon vert me déclare «bon pour partir».

Même résultat en ce qui concerne le trial et la dugazon. Cependant, tandis que l’on examine ses papiers, M. Caterna vaut la peine d’être observé. Il prend des attitudes comme un inculpé qui essaye d’attendrir des juges de la correctionnelle, il fait de doux yeux, ses lèvres ébauchent un sourire, il semble implorer une grâce ou tout au moins une faveur, et pourtant le plus difficultueux des Chinois n’aurait pas une observation à lui adresser.

«Parfait, dit l’interprète.

– Merci, mon prince!» répond M. Caterna avec l’accent du gavroche parisien.

En ce qui concerne Fulk Ephrinell et miss Horatia Bluett, cela passe comme une lettre à la poste. Si un courtier américain et une courtière anglaise n’étaient pas en règle, qui donc le serait? Oncle Sam et John Bull, c’est tout un.

D’autres voyageurs russes et turkomènes subissent l’épreuve, sans qu’il y ait matière à contestation. Qu’ils appartiennent à la première ou à la seconde classe, ils sont dans les conditions exigées par l’administration chinoise, qui perçoit un droit assez élevé pour chaque visa, payable en roubles, taëls ou sapèques.

Parmi ces voyageurs, je remarque un clergyman des États-Unis, âgé d’une cinquantaine d’années, qui se rend à Pékin; c’est le révérend Nathaniel Morse, de Boston, un de ces honnêtes débitants de Bibles, un de ces missionnaires yankees, fourrés sous la peau d’un négociant, très habiles en affaires. A tout hasard, je lui attribue le numéro 13 sur mon carnet.

La vérification des papiers du jeune Pan-Chao et du docteur Tio-King ne donne lieu à aucune difficulté, et ceux-ci échangent «dix mille bonjours» des plus aimables avec le représentant de l’autorité chinoise.

Lorsque c’est le tour du major Noltitz, cela donne lieu à un léger incident. Sir Francis Trevellyan, qui venait de se présenter en même temps que lui, ne semble aucunement disposé à lui céder la place. Cependant, tout se borne à des regards hautains et provocateurs. Le gentleman n’a pas seulement pris la peine d’ouvrir la bouche. Il est donc écrit là-haut que je ne connaîtrai pas le son de sa voix!… Le Russe et l’Anglais reçurent chacun le visa réglementaire, et l’affaire n’alla pas plus loin.

Le seigneur Faruskiar, suivi de Ghangir, arrive alors devant le Céleste à lunettes, qui le regarde avec une certaine attention. Le major Noltitz et moi, nous l’observons. Comment subira-t-il cet examen? Peut-être allons-nous être fixés sur son compte…

Mais quelle est notre surprise et même notre stupéfaction devant l’espèce de coup de théâtre qui se produit en ce moment?

Après avoir jeté un coup d’œil sur les papiers que lui a présentés Ghangir, le fonctionnaire chinois s’est levé, il s’est incliné respectueusement devant le seigneur Faruskiar en disant:

«Que monsieur l’administrateur du Grand-Transasiatique daigne recevoir mes dix mille respects!»

Administrateur, voilà donc ce qu’il est, ce seigneur Faruskiar! Tout s’explique! Pendant notre trajet à travers le Turkestan russe, il lui a convenu de garder l’incognito, comme fait un grand personnage en pays étranger; mais, maintenant, sur les railways chinois, il ne se refuse pas à reprendre le rang qui lui appartient avec les égards auxquels il a droit.

Et moi, – en plaisantant, il est vrai, – qui me suis permis de l’identifier au pirate Ki-Tsang! Et le major Noltitz qui passait son temps à le suspecter! Enfin je voulais avoir «quelqu’un de marquant» dans notre train… je l’ai, ce quelqu’un, je ferai sa connaissance, je le cultiverai comme une plante rare, et, puisqu’il parle le russe, je l’interviewerai jusqu’aux moelles!

Bon! Me voici complètement emballé, et à ce point que je ne puis m’empêcher de hausser les épaules, lorsque le major me murmure à voix basse:

«Après tout, c’est peut-être un de ces anciens chefs de bandes, avec lesquels la Compagnie du Transasiatique a traité pour s’assurer leurs bons offices!»

Voyons, major, soyons sérieux!

La visite des voyageurs touche à sa fin, et les portes allaient s’ouvrir, lorsque le baron Weissschnitzerdörfer paraît. Il est affairé, il est troublé, il est inquiet, il est ahuri, il se démène, il s’agite fébrilement. Pourquoi se remue-t-il, se secoue-t-il, se baisse-t-il, se relève-t-il, regarde-t-il autour de lui, à la façon des gens qui ont perdu quelque chose de précieux?…

«Vos papiers? lui demande l’interprète en allemand.

– Mes papiers, répond le baron, je les cherche… je ne les ai plus… Ils étaient dans mon portefeuille…»

Et il fouille les poches de son pantalon, de son gilet, de son veston, de sa houppelande – il y en a une vingtaine au moins, – et il ne trouve rien.

«Dépêchons… dépêchons! répète l’interprète. Le train ne saurait attendre…

– Je m’oppose à ce qu’il parte sans moi! s’écrie le baron. Ces papiers… comment se seraient-ils égarés?… J’aurai laissé tomber mon portefeuille… On me le rapportera…»

En ce moment, un gong ébranle les échos à l’intérieur de la gare. Le départ va s’effectuer avant cinq minutes. Et l’infortuné Teuton de s’écrier:

«Attendez… attendez!… Donner vetter! on peut bien patienter quelques minutes par égard pour un homme qui fait le tour du monde en trente-neuf jours…

– Le Grand-Transasiatique n’attend pas», répond le fonctionnaire-interprète.

Sans nous en préoccuper davantage, le major Noltitz et moi, nous gagnons le quai, tandis que le baron continue de se débattre en présence de l’impassible autorité chinoise.

J’examine le train, et je vois que sa composition a été modifiée en raison de ce que les voyageurs seront moins nombreux entre Kachgar et Pékin. Au lieu de douze voitures, il n’en compte plus que dix, placées dans l’ordre suivant: locomotive et tender, fourgon de tête, deux wagons de première classe, wagon-restaurant, deux wagons de seconde classe, wagon du défunt mandarin, fourgon de queue. Les locomotives russes, qui nous ont remorqués depuis Ouzoun-Ada, vont être remplacées par des locomotives chinoises, chauffées non plus au naphte, mais avec cette houille dont il existe des gisements considérables en Turkestan et des dépôts aux principales stations de la ligne.

Mon premier soin est de me diriger vers le fourgon de tête. Précisément des employés de la douane sont en train de le visiter, et je tremble pour Kinko…

Il est certain d’ailleurs que la fraude n’a pas été découverte, car la nouvelle eût fait grand bruit. Pourvu que la caisse ait été respectée? L’a-t-on placée à un autre endroit? N’a-t-on point mis le devant derrière et le dessus dessous?… Kinko n’en pourrait plus sortir, et ce serait une complication…

En ce moment, les agents chinois quittent le fourgon dont ils referment la porte, et je n’ai pu jeter un coup d’œil à l’intérieur. L’essentiel est que Kinko n’ait point été saisi en flagrant délit. Dès que cela sera possible, je m’introduirai dans le fourgon, et, comme on dit chez les banquiers, «je vérifierai l’état de la caisse.»

Avant de regagner notre wagon, le major Noltitz me prie de le suivre à l’arrière du train.

La scène dont nous sommes alors témoins ne manque pas d’intérêt; c’est la livraison de la dépouille du mandarin Yen-Lou, qui est faite par les gardes persans à une escouade de ces soldats de l’Étendard Vert, lesquels forment le corps de gendarmerie chinoise. Le défunt va passer sous la surveillance d’une vingtaine de Célestes, qui doivent occuper le wagon de deuxième classe précédant le fourgon funéraire. Ils sont armés de revolvers et de fusils, et commandés par un officier.

«Allons, dis-je au major, c’était décidément un grand personnage, ce mandarin Yen-Lou, puisque le Fils du Ciel lui envoie une garde honorifique…

– Ou défensive», répond le major.

Le seigneur Faruskiar et Ghangir ont assisté à cette opération, et cela n’a rien de surprenant. L’administrateur n’a-t-il pas le devoir de veiller sur l’illustre défunt confié aux soins des agents du Grand-Transasiatique?

Les derniers coups de gong retentissent; chacun se hâte de regagner son wagon.

Et le baron, qu’est-il devenu?…

Enfin, le voici qui arrive sur le quai en coup de vent. Ses papiers, il les a retrouvés au fond de sa dix-neuvième poche. Il a obtenu le visa nécessaire… mais il était temps.

«Les voyageurs pour Pékin, en voiture!» crie Popof d’une voix sonore.

Le train s’ébranle, il part, il est parti.

 

 

Chapitre XVII

 

ous sommes lancés sur les rails d’un chemin de fer chinois à voie unique, traînés par une locomotive céleste, conduits par des mécaniciens de race jaune… Espérons que nous ne serons pas «télescopés» en route, puisque le train compte parmi les voyageurs l’un des principaux fonctionnaires de la Compagnie en la personne du seigneur Faruskiar.

Après tout, s’il survenait quelque accident, cela romprait la monotonie du voyage et me fournirait des épisodes. Je suis forcé de le reconnaître, mes personnages n’ont pas donné jusqu’ici ce que j’en attendais. La pièce ne se corse pas, l’action languit. Il faudrait un coup de théâtre, qui mît tout ce monde en scène, – ce que M. Caterna appellerait «un beau quatrième acte.»

En effet, Fulk Ephrinell et miss Horatia Bluett sont toujours absorbés dans leur tête-à-tête commercial. Pan-Chao et le docteur m’ont amusé un instant, mais ils ne «rendent» plus guère. Le trial et la dugazon ne sont que de simples comiques, auxquels les situations vont manquer. Kinko, Kinko lui-même, sur lequel je fondais tant d’espérances, a passé la frontière sans encombre, il arrivera à Pékin sans peine, il épousera Zinca Klork sans difficultés. Décidément, ça ne marche pas! Je ne tire rien du feu mandarin Yen-Lou! Et les lecteurs du XXe Siècle qui attendent de moi une chronique vibrante et sensationnelle!

Voyons, est-ce que je serais forcé de me rabattre sur le baron allemand? Non! il n’est que ridicule, et le ridicule, qui est l’originalité des sots, ne peut jamais intéresser.

J’en reviens à mon idée; il me faudrait un héros, et jusqu’à présent ses pas ne se font point entendre dans la coulisse…

Décidément, le moment est venu d’entrer en relation plus intime avec le seigneur Faruskiar. Peut-être sera-t-il moins fermé à présent qu’il ne voyage plus incognito. Nous sommes ses administrés, pour ainsi dire. Il est comme le Maire de notre bourgade roulante, et un Maire se doit à ceux qu’il gouverne. D’ailleurs, au cas que la fraude de Kinko serait découverte, je tiens à m’assurer la protection de ce haut fonctionnaire.

Notre train ne marche qu’à une vitesse modérée depuis qu’il a quitté Kachgar. Sur l’horizon opposé se dessinent les massifs du plateau de Pamir, puis, vers le sud-ouest, s’arrondit le Bolor, c’est-à-dire la ceinture kachgarienne, où pointe la cime du Tagharma, perdue entre les nuages.

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Je ne sais trop comment occuper mon temps. Le major Noltitz n’a jamais visité ces territoires que traverse le Grand-Transasiatique, et je n’ai pas la ressource de prendre des notes sous sa dictée. Le docteur Tio-King ne lève pas le nez de dessus son Cornaro, et Pan-Chao me paraît posséder mieux Paris que Pékin et la Chine. En outre, lorsqu’il est venu en Europe, il a pris la voie de Suez et ne connaît pas plus le Turkestan oriental que le Kamtschatka. Cependant nous causons volontiers. C’est un aimable compagnon; mais un peu moins d’amabilité et un peu plus d’originalité feraient autrement mon affaire.

J’en suis donc réduit à me promener d’un wagon à l’autre, flânant sur les plates-formes, interrogeant l’horizon, qui s’obstine à ne point répondre, écoutant de ci de là…

Tiens! voici le trial et la dugazon, qui semblent se livrer à une conversation très animée. Je m’approche… Ils chantent à mi-voix. Je prête l’oreille:

J’aim’ bien mes dindons… ons… ons

dit Mme Caterna.

J’aim’ bien mes moutons… ons… ons.»

réplique M. Caterna, trial à tout faire, qui chante les barytons au besoin.

C’est l’éternel duo de Pipo et de Bettina la rougeaude qu’ils répètent pour leurs futures représentations à Shangaï! Heureux Shangaïens! Ils ne connaissent pas encore la Mascotte!

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Ici Fulk Ephrinell et miss Horatia Bluett causent avec un certain entrain, et je surprends ce bout de dialogue:

«Je crains, dit la courtière, que les cheveux soient en hausse à Pékin…

– Et moi, répond le courtier, que les dents soient en baisse. Ah! s’il éclatait une bonne guerre, où les Russes casseraient la mâchoire aux Célestes…»

Voyez-vous cela! Se battre pour fournir à la maison Strong Bulbul and Co. de New-York l’occasion d’écouler ses produits!

En vérité, je ne sais qu’imaginer, et nous avons encore six jours de voyage. Au diable le Grand-Transasiatique et son monotone parcours! Le Great-Trunk de New-York à San-Francisco est plus mouvementé! Au moins les Peaux-Rouges attaquent quelquefois les trains, et la perspective d’être scalpé en route ne peut qu’ajouter au charme du voyage!

Eh! qu’est-ce que j’entends réciter ou plutôt psalmodier au fond de notre compartiment?

«Il n’y a point d’homme, en quelque passe qu’il soit, qui ne puisse s’empêcher de trop manger, et qui ne doive se garantir des maux que cause la réplétion. Ceux qui sont chargés de la direction des affaires publiques y sont même plus obligés que les autres…»

C’est le docteur Tio-King, lisant à haute voix un passage de Cornaro, afin de mieux se graver ses principes dans la tête. Eh! après tout, il n’est pas à dédaigner, ce principe, que le noble Vénitien émet à l’adresse des hommes politiques. Si je l’envoyais par télégramme au conseil des ministres? Peut-être banqueteraient-ils avec plus de discrétion…

Pendant cette après-midi, si je m’en rapporte à l’indicateur, nous avons franchi le Yamanyar sur un pont de bois. Ce cours d’eau descend des massifs de l’ouest, dont l’altitude n’est pas inférieure à vingt-cinq mille pieds anglais, et sa rapidité est accrue par la fonte des neiges. Parfois, le train circule à travers d’épaisses jungles, au milieu desquelles Popof veut bien m’affirmer que les tigres sont assez nombreux. Nombreux, je veux le croire, mais je n’en ai pas vu un seul. Et pourtant, à défaut des Peaux-Rouges, des Peaux-Tigrées pourraient nous procurer quelques distractions. Quel fait-divers pour un journal, et quelle bonne fortune pour un journaliste! Terrible catastrophe… Un train du Grand-Transasiatique attaqué par les tigres… Coups de griffes et coups de fusil… Cinquante victimes… Un enfant dévoré sous les yeux de sa mère… le tout entremêlé de points suspensifs!

Eh bien, non! les félins turkomènes ne m’ont même pas donné cette satisfaction! Aussi je les traite… et j’ai le droit de les traiter d’inoffensifs matous!

Les deux principales stations ont été Yanghi-Hissar, où le train s’est arrêté dix minutes, et Kizil, où il a stationné un quart d’heure. Là fonctionnent quelques hauts fourneaux, le sol étant ferrugineux, comme l’indique ce mot «kizil», c’est-à-dire rouge.

Le pays est fertile, remarquablement cultivé en blé, maïs, riz, orge et lin sur sa partie orientale. Partout de robustes massifs d’arbres, saules, mûriers, peupliers. A perte de vue, des champs ensemencés avec art, irrigués par de nombreux canaux, des prairies verdoyantes, où sont parqués des troupeaux de moutons, une contrée qui serait moitié Normandie, moitié Provence, n’étaient les montagnes du Pamir à l’horizon. Seulement, cette portion de la Kachgarie a été d’une façon terrible ravagée par la guerre, à l’époque où elle combattait pour conquérir son indépendance. Ces territoires furent ensanglantés à flots, et, le long du railway, le sol est gonflé par les tumuli, sous lesquels sont ensevelies ces victimes de leur patriotisme. Mais enfin, je ne suis pas venu dans l’Asie centrale pour voyager en terre française! Du nouveau, que diable! du nouveau, de l’imprévu, de l’intensif!

Ce fut sans l’ombre d’un accident et par une journée assez belle, que notre locomotive entra en gare de Yarkand, à quatre heures du soir.

Si Yarkand n’est pas la capitale administrative du Turkestan oriental, elle est certainement la plus importante cité commerçante de la province.

«Encore deux villes conjointes, dis-je au major Noltitz. Cela, je le tiens de Popof…

– Et cette fois, me répond le major, ce ne sont pas les Russes qui ont bâti la nouvelle.

– Nouvelle ou vieille, ai-je ajouté, je crains qu’elles ne ressemblent à ce que nous avons déjà vu, une muraille de terre, quelques douzaines de portes trouant l’enceinte, ni monuments ni édifices, et les éternels bazars de l’Orient!»

Je ne me trompais pas, et c’était trop de quatre heures pour visiter les deux Yarkand, dont la nouvelle est appelée Yanji-Shahr. Heureusement, il n’est plus interdit aux Yarkandaises de circuler à travers les rues, bordées de simples cahutes en pisé, ainsi que cela se pratiquait au temps «des dadkwahs» ou gouverneurs de la province. Elles peuvent se donner le plaisir de voir et d’être vues, et ce plaisir est partagé par les «faranguis», – ainsi sont nommés les étrangers, à quelque nation qu’ils appartiennent. Elles sont fort jolies, ces Asiatiques, avec les longues tresses de leurs cheveux, les chevrons transversaux de leurs corsages, leurs robes de dessous à vives couleurs relevées de dessins chinois en soie de Khotan, leurs bottes brodées à hauts talons, leurs turbans de coquette forme, sous lequel apparaissent des cheveux noirs et des sourcils réunis par un trait.

Un certain nombre de voyageurs chinois, qui étaient descendus à Yarkand, sont remplacés par des voyageurs d’origine identique, – entre autres une vingtaine de coolies, – et nous repartons à huit heures du soir.

La nuit est employée à franchir les trois cent cinquante kilomètres qui séparent Yarkand de Khotan. Une visite que j’ai faite au fourgon de tête m’a permis de constater que la caisse est toujours à la même place. Certains ronflements prouvent que Kinko, emboîté comme à l’ordinaire, dort paisiblement. Je n’ai pas voulu le réveiller, et je le laisse rêver de son adorable Roumaine.

Le lendemain, Popof m’apprend que le train, avec son allure de train omnibus, a passé par Kargalik, point de jonction des routes de Kilian et de Tong. La nuit a été fraîche, car nous sommes encore à l’altitude de douze cent mètres. A partir de la station de Guma, la direction du railway est exactement de l’ouest à l’est, en suivant à peu près le trente-septième parallèle, – le même qui traverse, en Europe, Séville, Syracuse et Athènes.

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Vu un seul cours d’eau de quelque importance, le Karakash, sur lequel apparaissent quelques radeaux en dérive et des files de chevaux et d’ânes aux endroits guéables entre les bancs de cailloux. Il coupe la voie ferrée à une centaine de kilomètres avant Khotan, où nous sommes arrivés à huit heures du matin.

Deux heures d’arrêt, et comme cette ville peut donner un avant-goût des cités célestes, j’ai voulu en prendre un rapide aperçu au passage.

En réalité, on dirait d’une ville turkomène qui aurait été bâtie par des Chinois, ou d’une ville chinoise qui aurait été bâtie par des Turkomènes. Monuments et habitants tiennent de cette double origine. Les mosquées ont un faux air de pagodes, les pagodes ont un faux air de mosquées.

Aussi ne suis-je pas étonné que M. et Mme Caterna, qui n’ont pas voulu manquer cette occasion de mettre un pied en Chine, aient été quelque peu déçus.

«Monsieur Claudius, me fait observer le trial, il n’y a pas ici un décor où l’on puisse jouer la Prise de Pékin!

– Mais nous ne sommes pas à Pékin, mon cher Caterna.

– C’est juste, et il faut savoir se contenter de peu.

– Même du plus peu, comme disent les Italiens.

– Eh! s’ils disent cela, ils ne sont pas déjà si bêtes!»

Au moment où nous allons remonter en wagon, je vois Popof qui accourt vers moi, en criant: «Monsieur Bombarnac…

– Qu’y a-t-il, Popof?

– Un employé du télégraphe m’a demandé s’il n’y avait pas dans le train un correspondant du XXe Siècle.

– Un employé du télégraphe?…

– Oui, et, sur ma réponse affirmative, il m’a remis cette dépêche pour vous.

– Donnez… Donnez!»

Je prends la dépêche qui m’attendais depuis plusieurs jours. Est-ce une réponse au télégramme envoyé de Merv à mon journal relativement au mandarin Yen-Lou?

J’ouvre la dépêche… je la lis… et elle me tombe des mains.

Voici ce qu’elle contenait:

Claudius Bombarnac reporter XXe Siècle

Khotan Turkestan Chinois.

«Ce n’est pas corps mandarin que railway ramène à Pékin c’est trésor impérial valeur quinze millions envoyé de Perse en Chine ceci annoncé dans journaux de Paris depuis huit jours tâchez à l’avenir être mieux informé.»

 

 

Chapitre XVIII

 

es millions… ce sont des millions que renferme ce prétendu wagon mortuaire!»

Malgré moi, cette phrase imprudente vient de m’échapper, de telle sorte que le secret du trésor impérial est à l’instant connu de tous, employés de la gare, voyageurs du train. Ainsi pour plus de sécurité, le gouverneur persan – d’accord avec le gouvernement chinois – a voulu laisser croire au transport du corps d’un mandarin, alors qu’il s’agissait du transport d’un trésor à Pékin valant quinze millions de francs…

Dieu me pardonne, quelle gaffe, – explicable assurément, – quelle gaffe j’avais commise! Mais pourquoi me serais-je défié de ce que Popof m’avait dit, et pourquoi Popof aurait-il suspecté ce que lui avaient affirmé les employés persans touchant le mandarin Yen-Lou?… Il n’existait aucune raison de mettre leur véracité en doute.

Je n’en suis pas moins profondément humilié dans mon amour-propre de chroniqueur, et très chagriné du rappel à l’ordre que cet impair m’a valu. Toutefois, je me garde bien de souffler mot de ma mésaventure, même au major. Est-ce croyable? à Paris, le XXe Siècle est mieux informé que je ne le suis sur le Grand-Transasiatique de ce qui concerne ce railway! Il sait que c’est un trésor impérial que nous traînons à la queue de notre train, et je l’ignorais! O déceptions du reportage! Maintenant, le secret est divulgué, et nous ne tardons pas à apprendre que ce trésor, composé d’or et de pierres précieuses déposé jadis entre les mains du Shah de Perse, est expédié à son légitime propriétaire, le Fils du Ciel.

Voilà pourquoi le seigneur Faruskiar, qui en était avisé en qualité d’administrateur de la Compagnie, a pris notre train à Douchak afin d’accompagner ce trésor jusqu’à destination. Voilà pourquoi Ghangir et lui, – et les trois Mongols, leurs agents, – ont si sévèrement surveillé ce wagon précieux, pourquoi ils se sont montrés si inquiets quand il a été abandonné après la rupture de la barre, pourquoi ils ont mis une si furieuse insistance à l’aller reprendre… Oui! Tout s’explique!

Voilà aussi pourquoi une escouade de soldats chinois est venue recevoir livraison du wagon à Kachgar, après en avoir donné décharge aux employés persans! Voilà pourquoi Pan-Chao ne pouvait avoir entendu parler du mandarin Yen-Lou, aucun haut personnage de ce nom n’ayant existé dans le Céleste-Empire!

Nous sommes partis à l’heure réglementaire, et, on le pense, nos compagnons de voyage ne parlent plus que de ces millions qui suffiraient à enrichir tout le personnel du train.

«Ce prétendu wagon funéraire m’avait toujours paru suspect, me dit le major Noltitz, et c’est pour cela que j’avais interrogé Pan-Chao au sujet du feu mandarin.

– Je me rappelle, en effet, ai-je répondu, et je n’avais pas compris le motif de votre question. Ce qui est certain, c’est que nous voici maintenant avec un trésor à la remorque…

– Et j’ajoute, reprit le major, que le gouvernement chinois a prudemment fait de lui donner une escorte de vingt hommes bien armés. Depuis Khotan jusqu’à Lan-Tchéou, le train aura deux mille kilomètres de désert à franchir, et la sécurité du railway laisse à désirer à travers le Gobi…

– D’autant plus, major, que, d’après ce que vous m’avez dit, le redoutable Ki-Tsang a été signalé sur les provinces septentrionales du Céleste-Empire…

– En effet, monsieur Bombarnac, et un coup de quinze millions, c’est un beau coup pour un chef de bandits.

– Mais comment ce chef aurait-il pu être informé de l’envoi du trésor impérial?…

– C’est gens-là savent toujours ce qu’ils ont intérêt à savoir.»

Oui, pensai-je, et bien qu’ils ne lisent pas XXe Siècle!

Et je me sentis rougir en songeant à ma bévue, qui me vaudra certainement les malédictions de Chincholle.

Entre temps, divers propos s’échangeaient sur les plates-formes, chacun faisant ses réflexions. L’un préférait voyager avec des millions plutôt que de traîner un cadavre, fût-ce celui d’un mandarin de première classe. L’autre trouvait que le transport d’un tel trésor n’allait point sans quelque danger pour la sécurité des voyageurs. Et c’est même cette opinion que soutient le baron Weissschnitzerdörfer au cours d’une sortie furibonde contre Popof.

«Il fallait prévenir, monsieur, il fallait prévenir! répète-t-il. Ces millions-là, on sait à présent qu’ils sont convoyés par le train, et cela peut donner l’idée de l’attaquer!… Or, une attaque, en admettant qu’on la repousse, entraînerait des retards, et des retards… je ne puis les admettre… Non, monsieur je ne le puis!

– Personne ne nous attaquera, monsieur le baron, répond Popof, personne n’y songe!

– Et qu’en savez-vous, monsieur, qu’en savez-vous?

– Un peu de calme, je vous prie.

– Non! je ne me calmerai pas, et, si la circulation est entravée, j’en rendrai la Compagnie responsable!»

C’est entendu, cent mille florins de dommages-intérêts à monsieur le baron du «Tour du Monde»!

Passons aux autres voyageurs.

Fulk Ephrinell, on n’en doute pas, ne peut considérer cet incident qu’à un point de vue très pratique.

«Il est certain, dit-il, que nos risques sont notablement accrus par l’adjonction de ce trésor, et en cas d’accident provenant de ce fait, la Life Travellers Society, à laquelle je me suis assuré, refuserait sans doute de payer des risques, dont la Compagnie du Grand-Transasiatique a toute la responsabilité.

– En effet, répond miss Horatia Bluett, et sa situation vis-à-vis du Céleste-Empire eût été grave, si l’on n’avait pas retrouvé les wagons abandonnés. N’est-ce pas votre avis, Fulk?

– Entièrement, Horatia!»

Horatia et Fulk – tout court!

Le couple anglo-américain avait raison; cette perte énorme aurait été mise au compte du Grand-Transasiatique, car la Compagnie ne pouvait ignorer qu’il s’agissait d’un envoi d’or et de pierres précieuses, et non de la dépouille du mandarin Yen-Lou, – ce qui engageait sa responsabilité personnelle.

Quant aux époux Caterna, ces millions qui roulent à la queue du train ne paraissent pas autrement les émouvoir. Cela n’inspire au trial que cette réflexion:

«Hein, Caroline, quel beau théâtre on pourrait bâtir avec cet argent-là!»

Mais le mot de la situation a été dit par ce clergyman, qui est monté à Kachgar, le révérend Nathaniel Morse:

«Il est toujours inquiétant de traîner après soi une poudrière!»

Rien de plus juste, et ce wagon, avec son trésor impérial, c’est une poudrière qui peut faire sauter notre train.

Le premier chemin de fer, établi en Chine vers 1877, a réuni Shangaï à Fou-Tchéou. Quant au Grand-Transasiatique, il suit à peu de chose près le tracé russe qui fut proposé en 1874 par Tachkend, Kouldja, Kami, Lan-Tchéou, Singan et Shangaï. Ce railway ne pénètre pas à travers ces provinces populeuses du centre, que l’on peut comparer à de vastes et bourdonnantes ruches d’abeilles, – abeilles extraordinairement prolifiques. Autant que possible, il forme une ligne droite jusqu’à Sou-Tchéou avant de se courber vers Lan-Tchéou.1 S’il dessert quelques grandes cités, c’est par les embranchements qu’il jette vers le sud et vers le sud-est. Entre autres, un de ces embranchements, celui de Taï-Youan à Nanking, doit relier ces deux villes des provinces de Chan-si et de Chen-Toong. Mais, à cette époque, la construction inachevée d’un important viaduc en retardait encore l’exploitation.

Ce qui est entièrement terminé, ce qui assure une communication directe à travers l’Asie centrale, c’est la ligne principale du Grand-Transasiatique. Les ingénieurs n’ont pas eu plus de difficulté à la construire que le général Annenkof n’en a éprouvé pour le Transcaspien. Les déserts du Kara-Koum et du Gobi se ressemblent; même horizontalité du sol, même absence de hauteurs ou de bassures, facilité identique pour la pose des traverses et des rails. S’il eût fallu attaquer l’énorme chaîne des monts Kuen-Lun, Nan-Chan, Amie, Gangar-Olal, qui se dessine à la frontière du Tibet, les obstacles eussent été tels qu’un siècle n’aurait pas suffi à les franchir. Au contraire, sur un terrain plat et sablonneux, le railway a pu s’avancer rapidement jusqu’à Lan-Tchéou, comme un long Decauville de trois kilomètres.

Ce n’est qu’aux environs de cette cité que l’art de l’ingénieur a dû engager une lutte énergique contre la nature. C’est là que s’effectue la pénétration coûteuse et pénible à travers les provinces de Kan-Sou, de Chan-si et de Petchili.

Chemin faisant, je me bornerai à indiquer quelques-unes des principales stations où le train doit faire halte pour le renouvellement de l’eau et du combustible. Sur la droite de la voie, le regard ne cessera d’être distrait par un lointain horizon de montagnes, ce pittoresque enchevêtrement qui encadre au nord le plateau tibétin. Sur la gauche, il se perdra longtemps à la surface des interminables steppes du Gobi. C’est l’ensemble de ces territoires qui constitue réellement l’Empire chinois, sinon la vraie Chine, et le railway ne nous la révélera qu’aux approches de Lan-Tchéou.

Ainsi, tout s’accorde pour que cette seconde partie du voyage soit assez peu intéressante, – à moins que le Dieu des chroniqueurs veuille bien nous donner en incidents ce que la nature nous refuse en impressions. Ce me semble, nous possédons céans divers éléments dont, avec un peu de bonheur et d’imagination, je devrai tirer pied ou aile.

A onze heures, le train quitte la gare de Khotan, et il est près de deux heures après-midi, lorsqu’il arrive à Keria, ayant laissé en arrière les petites stations d’Urang, de Langar, de Pola et de Tschiria.

En 1889-90, ce tracé fut précisément parcouru par Pevtzoff depuis Khotan jusqu’au Lob-Nor, au pied du Kouen-Lun qui sépare le Turkestan Chinois du Tibet. Le voyageur russe passa par Keria, Nia, Tchertchen comme nous allions le faire si facilement alors que sa caravane fut aux prises avec tant de périls et de difficultés, – ce qui ne l’empêcha pas de rapporter dix mille kilomètres de levés, sans compter les cotes d’altitude et la longitude d’un certain nombre de points géographiques. C’est un honneur pour le gouvernement moscovite d’avoir ainsi continué l’œuvre de Prjevalsky.

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De la gare de Keria on aperçoit encore vers le sud-ouest les hauteurs du Karakorum et la pointe du Dapsang, auquel différents cartographes attribuent une élévation supérieure à huit mille mètres. A ses pieds s’étend la province de Kachmir. Là, l’Indus commence à s’épancher en sources modestes qui alimentent l’un des grands fleuves de la péninsule. Là se détache du plateau de Pamir l’énorme chaîne de l’Himalaya que dominent les plus hautes cimes du globe.

Depuis Khotan nous avons franchi cent cinquante kilomètres en quatre heures. Allure très modérée, mais nous ne devons pas retrouver sur cette partie du Transasiatique les vitesses du Transcaspien. Ou bien les locomotives chinoises sont moins rapides, ou, grâce à leur indolence naturelle, les mécaniciens s’imaginent qu’un rendement de trente à quarante kilomètres à l’heure, c’est le maximum qui puisse être obtenu sur les railways du Céleste-Empire.

A cinq heures du soir, autre station, Nia, où le général Pevtzoff avait établi un observatoire météorologique. Ici l’arrêt n’est que de vingt minutes. J’ai le temps de faire emplette de quelques provisions à la buvette de la gare. A qui elles sont destinées, on le devine.

Les voyageurs que nous prenons en route ne sont plus que des gens d’origine chinoise, hommes ou femmes. Il est rare qu’ils occupent les wagons de première classe, et, d’ailleurs, ce n’est que pour de courts trajets.

Nous n’étions partis que depuis un quart d’heure, lorsque Fulk Ephrinell, l’air grave d’un négociant qui va traiter une affaire, vient me rejoindre sur la plate-forme de notre wagon.

«Monsieur Bombarnac, me dit-il, j’ai un service à vous demander.»

Eh! pensai-je, il sait bien me rencontrer, ce Yankee, lorsqu’il a besoin de moi.

«Trop heureux, si je puis vous obliger, monsieur Ephrinell, ai-je répondu. De quoi s’agit-il?

– Je viens vous prier de me servir de témoin.

– Une affaire d’honneur!… Et avec qui, s’il vous plaît?…

– Avec miss Horatia Bluett.

– Vous vous battez avec miss Horatia Bluett? me suis-je écrié en riant.

– Pas encore… je l’épouse.

– Vous l’épousez?…

– Oui, une femme précieuse, très entendue aux choses du commerce, teneuse de livres distinguée…

– Mes compliments, cher monsieur Ephrinell! Vous pouvez compter sur moi…

– Et, sans doute, sur monsieur Caterna?…

– Il ne demandera pas mieux, et, s’il y a un repas de noce, il chantera au dessert…

– Tant qu’il lui plaira, me répond l’Américain. Passons aux témoins de miss Horatia Bluett…

– C’est juste.

– Pensez-vous que le major Noltitz accepterait?..

– Un Russe est trop galant pour refuser… Je lui en ferai la proposition, si vous le voulez.

– Je vous remercie d’avance. Quant au second témoin… je suis un peu embarrassé… Cet Anglais, sir Francis Trevellyan…

– Un signe de tête négatif, c’est tout ce que vous obtiendriez de lui.

– Le baron Weissschnitzerdörfer?…

– Demander cela à un homme qui fait le tour du monde, et qui n’en finirait pas de signer avec un nom de cette longueur!…

– Je ne vois alors que le jeune Pan-Chao… ou, à son défaut, notre conducteur Popof…»

– Sans doute, ils se feraient un plaisir… Mais rien ne presse, monsieur Ephrinell, et, une fois à Pékin, le quatrième témoin ne sera pas difficile à trouver…

– Comment… à Pékin?… Ce n’est pas à Pékin que je compte épouser miss Horatia Bluett!

– Est-ce donc à Sou-Tchéou ou à Lan-Tchéou… pendant un arrêt de quelques heures?…

Wait a bit, monsieur Bombarnac! Est-ce qu’un Yankee a le temps d’attendre?…

– Alors ce serait?…

– Ici même.

– Dans le train?…

– Dans le train.

– Alors c’est moi qui vous dirai: Wait a bit!

– Pas vingt-quatre heures.

– Voyons, pour célébrer le mariage, il faut…

– Il faut un ministre américain, et nous avons le révérend Nathaniel Morse.

– Il consent?…

– S’il consent!… Mais il marierait tout le train, si le train le lui demandait.

– Bravo, monsieur Ephrinell!… Un mariage en chemin de fer, voilà qui nous promet quelque agrément.

– Monsieur Bombarnac, il ne faut jamais remettre au lendemain ce qui peut être fait le jour même.

– Oui, je sais… Time is money

– Non! Time is time tout simplement, et n’en perdons jamais rien, fût-ce une minute.»

Fulk Ephrinell me serre la main, et, comme je l’ai promis, je vais commencer les démarches relatives aux témoins que nécessite la cérémonie nuptiale.

Il va de soi que le courtier et la courtière sont libres tous les deux, qu’ils peuvent disposer de leurs personnes, contracter mariage devant un clergyman, ainsi que cela se fait en Amérique, et sans ces fastidieux préliminaires exigés en France et autres pays formalistes. Est-ce un bien, est-ce un mal? Les Américains pensent que cela est mieux ainsi, et comme l’a dit Cooper, «le mieux de chez eux est le mieux de partout».

Je m’adresse d’abord au major Noltitz, qui accepte volontiers d’être le témoin de miss Horatia Bluett.

«Ces Yankees sont étonnants, me dit-il.

– Précisément parce qu’ils ne s’étonnent de rien, major.»

Même proposition de ma part, au jeune Pan-Chao.

«Enchanté, monsieur Bombarnac! me répond-il. Je serai le témoin de cette adorable et adorée miss Horatia Bluett! Si un mariage entre Anglaise et Américain, avec des témoins français, russe et chinois, n’offre pas toutes les garanties de bonheur, où les rencontrerait-on?»

Et à présent, au tour de M. Caterna.

S’il accepte, le désopilant trial… plutôt deux fois qu’une!

«Hein! quelle idée de vaudeville ou d’opérette! s’écrie-t-il. Nous avons déjà le Mariage au tambour, le Mariage aux olives, le Mariage aux lanternes… Eh bien! ce sera le Mariage en railway ou le Mariage à vapeur. Quels bons titres, monsieur Claudius! Votre bonhomme de Yankee peut compter sur moi! Témoin vieux ou jeune, père noble ou premier amoureux, marquis ou paysan, à son choix, je me ferai la tête qu’il voudra…

– Gardez votre tête naturelle, monsieur Caterna, ai-je répondu. Elle sera d’un bon effet dans le paysage!

– Et madame Caterna sera de la noce?…

– Comment donc… la demoiselle d’honneur!»

Et, en ce qui concerne ces fonctions traditionnelles, il ne faut pas se montrer trop difficile sur le parcours du Grand-Transasiatique.

Quant à la cérémonie, il était trop tard pour qu’elle pût s’accomplir le soir même. Fulk Ephrinell entend, d’ailleurs, que les choses soient convenablement ordonnées, et il a quelques dispositions à prendre. La célébration du mariage ne doit avoir lieu que demain dans la matinée. Les voyageurs en bloc seront priés d’y assister, et le seigneur Faruskiar a bien voulu promettre de l’honorer de sa présence.

Pendant le dîner, il ne fut question que de cela. Après avoir complimenté les futurs époux, qui répondirent avec une grâce tout anglo-saxonne, chacun promit de signer au contrat.

«Et nous ferons honneur à vos signatures!» ajouta Fulk Ephrinell du ton d’un négociant qui accepte une traite.

La nuit venue, on est allé dormir en rêvant des fêtes du lendemain. Je fais ma promenade habituelle jusqu’au wagon occupé par les gendarmes chinois, et je constate que le trésor du Fils du Ciel est fidèlement gardé. La moitié de l’escouade veille, tandis que l’autre moitié s’abandonne au sommeil.

Vers une heure du matin, j’ai pu rendre visite à Kinko et lui remettre les provisions achetées à la station de Nia. Le jeune Roumain est tout ragaillardi, tout rassuré. Il n’entrevoit plus d’obstacles, il arrivera à bon port.

«J’engraisse au fond de cette boîte, me dit-il.

– Défiez-vous, répondis-je en riant, car vous ne pourriez plus en sortir!»

Je lui raconte alors l’incident du mariage Ephrinell-Bluett, et comment cette union va être célébrée le lendemain en grande pompe.

«Ah! fit-il en poussant un soupir, ils ne sont pas obligés d’attendre Pékin, eux!

– Sans doute, Kinko, mais il me semble qu’un mariage contracté en de telles conditions ne doit pas être bien solide! Après tout, cela regarde ces deux originaux.»

A trois heures du matin, il y eut un arrêt de quarante minutes à la gare de Tchertchen, presque au pied des ramifications du Kouen-Lun. Aucun de nous n’a rien vu du pays triste et désolé, dépourvu d’arbres et de verdure, que le railway traverse en remontant vers le nord-est.

Le jour revenu, notre train court sur cette voie ferrée de quatre cents kilomètres qui sépare Tchertchen de la station de Tcharkalyk, tandis que le soleil caresse de ses rayons l’immense plaine toute éblouissante d’efflorescences salines.

 

 

Chapitre XIX

 

mon réveil, il me semble que je sors d’un mauvais rêve. Il ne s’agit point de ces songes qui demandent à être interprétés d’après les principes de la Clef d’Or. Non! rien n’est plus clair. Le chef de bandits Ki-Tsang, qui a préparé un coup de main pour s’emparer du trésor chinois, fait attaquer le train dans les plaines du Gobi méridional… Le wagon est forcé, pillé, dévalisé… L’or et les pierres précieuses, d’une valeur de quinze millions, sont arrachés à la garde des Célestes, qui succombent, après une courageuse défense… Quant aux voyageurs… Encore deux minutes de sommeil, et j’aurais été fixé sur leur sort et le mien.

Mais cela disparaît avec les vapeurs de la nuit. Les songes ne sont point des photographies inaltérables: ils «passent» au soleil et finissent par s’effacer.

En faisant mon petit tour de train de la tête à la queue, comme un bon bourgeois à travers les rues de sa bourgade, je suis rejoint par le major Noltitz. Lorsqu’il m’eut serré la main, il me montra un Mongol installé en deuxième classe, et me dit:

«Ce n’est pas un de ceux que nous avons pris à Douchak en même temps que l’administrateur Faruskiar et Ghangir.

– En effet, répondis-je au major, je n’ai pas encore vu cette figure-là dans le train.»

Popof, à qui je m’adresse, m’apprend que ce Mongol est monté à la station de Tchertchen. Et même, ajoute-t-il, dès son arrivée, l’administrateur a conféré un instant avec lui, – d’où je conclus que ce nouveau voyageur doit également être un des agents de la Compagnie du Grand-Transasiatique.

Du reste, je n’ai point aperçu le seigneur Faruskiar pendant ma promenade. Est-ce qu’il serait descendu à l’une des petites stations intermédiaires entre Tchertchen et Tcharkalyk, où nous devons arriver vers une heure de l’après-midi?…

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Non, Ghangir et lui se tiennent en ce moment sur la plate-forme antérieure de notre wagon. Us paraissent se livrer à une conversation animée et ne l’interrompent que pour observer, avec une visible impatience, la vaste plaine vers l’horizon du nord-est. Est-ce donc quelque nouvelle, apportée par le Mongol, qui les a fait ainsi sortir de leurs habitudes de réserve et de gravité? Et me voilà m’abandonnant à mon imagination, entrevoyant des aventures, des attaques de bandits comme en mon rêve…

Je suis rappelé à la réalité par le révérend Nathaniel Morse, lequel vient me dire:

«C’est pour aujourd’hui… neuf heures… Ne l’oubliez pas, monsieur.»

Au fait, le mariage de Fulk Ephrinell et de miss Horatia Bluett… Ma foi, je n’y pensais plus. Il est temps de regagner le cabinet de toilette de notre wagon. Tout ce que je pourrai faire, ce sera de changer de linge, si je ne puis changer d’habit, et pour cause. Il convient que moi, l’un des deux témoins du marié, je sois présentable, puisque l’autre, M. Caterna, va être magnifique.

En effet, le trial s’est introduit dans le fourgon de bagages – j’en tremble encore pour ce pauvre Kinko! – et là, aidé de Popof, il a retiré de l’une de ses malles un costume quelque peu défraîchi, mais dont le succès est assuré pour une cérémonie nuptiale: habit beurre frais à boutons de métal avec bouquet à la boutonnière, cravate à diamant invraisemblable, culotte ponceau à boucles de cuivre, gilet semé de fleurettes, bas chinés, gants de filoselle, escarpins noirs et chapeau gris à longs poils. Combien notre comédien a-t-il dû jouer de mariés ou plutôt d’oncles de mariés de village dans cette tenue traditionnelle!… Il est d’ailleurs superbe, la face épanouie, la barbe rasée de près, les joues bleuâtres, l’œil émerillonné, les lèvres rosés.

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Mme Caterna n’est pas moins endimanchée que lui. Ce costume de demoiselle d’honneur, elle l’a aisément emprunté à sa garde-robe: corsage bien pris avec rayures entrecroisées, jupe courte en laine verte, bas mauves soigneusement tirés, chapeau de paille orné de fleurs artificielles auxquelles il ne manque que le parfum, un soupçon de noir sur les paupières et de rouge sur les pommettes. C’est la dugazon de province, et si son mari et elle veulent jouer quelque paysannerie après le dîner de noce, je leur promets force bravos.

C’est à neuf heures que doit être célébré le mariage, annoncé par la cloche du tender, qui sonnera à toute volée, comme une cloche de chapelle. Avec un peu de sens imaginatif, on pourra se croire au village. Mais où cette cloche appellera-t-elle les témoins et les invités?… Dans le wagon-restaurant, qui a été très convenablement disposé pour la cérémonie, je m’en suis rendu compte.

Ce n’est plus un dining-car, c’est un «hall-car», si l’on veut bien admettre cette expression. La grande table, démontée, a fait place à une petite table, qui servira de bureau. Quelques fleurs, achetées à la station de Tchertchen, sont accrochées aux angles du wagon, lequel est assez vaste pour contenir la plupart des assistants. D’ailleurs, ceux qui ne pourront pas trouver place à l’intérieur resteront sur les plates-formes.

Le personnel voyageur a été prévenu par une simple pancarte, apposée à la porte des wagons de première et de deuxième classe. Elle est libellée en ces termes:

«Monsieur Fulk Ephrinell, de la maison Strong Bulbul and Co. de New-York, a l’honneur de vous inviter à son mariage avec miss Horatia Bluett, de la maison Holmes-Holme de Londres, qui sera célébré dans le dining-car du train du Grand-Transasiatique, ce 22 mai, à neuf heures très précises, par les soins du révérend Nathaniel Morse, de Boston.

«Miss Horatia Bluett, de la maison Holmès-Holme de Londres, a l’honneur de vous inviter à son mariage avec M. Fulk Ephrinell, de la maison Strong Bulbul and Co. de New-York, qui sera célébré,» etc.

En vérité, si je ne tire pas cent lignes de cet incident, je n’entends rien à mon métier.

Entre temps, je m’informe près de Popof de l’endroit exact où le train se trouvera au moment de la cérémonie.

Popof me l’indique sur la carte de l’horaire. Ce point est situé à cent cinquante kilomètres de la station de Tcharkalyk, en plein désert, au milieu de ces plaines que traverse un petit cours d’eau tributaire du Lob-Nor. Pendant une vingtaine de lieues, on ne rencontre pas une seule station, et la cérémonie ne risque point d’être interrompue par un arrêt quelconque.

Il va sans dire que, dès huit heures et demie, M. Caterna et moi, nous sommes prêts à remplir notre mandat.

Le major Noltitz et Pan-Chao ont fait le bout de toilette exigé par cette solennité, – le major, grave comme un chirurgien qui va couper une jambe, le Chinois, avec cet air légèrement gouailleur du Parisien au milieu d’une noce de province.

Quant au docteur Tio-King et à Cornaro, l’un portant l’autre, ils seront de cette petite fête. Le noble Vénitien était célibataire, si je ne me trompe; mais je ne crois pas qu’il ait spécialement donné son opinion au sujet du mariage, étudié sous le rapport de la consommation de l’humide radical, – à moins que ce ne soit au début du chapitre intitulé: Moyens sûrs et faciles de remédier promptement aux divers accidents qui menacent la vie.

«Et, ajoute Pan-Chao, qui vient de me citer cette phrase cornarienne, je pense que le mariage peut être rangé parmi l’un de ces accidents-là!»

Huit heures trois quarts. Personne n’a encore aperçu les futurs conjoints. Miss Horatia Bluett est enfermée dans l’un des cabinets de toilette du premier wagon, où elle s’occupe sans doute de ses ajustements nuptiaux. De son côté, il est probable que Fulk Ephrinell donne un dernier tour au nœud de sa cravate, un dernier poli aux bagues, breloques et autres bijoux de sa joaillerie portative. Je ne suis pas inquiet, nous les verrons paraître sitôt que la cloche aura commencé de tinter.

Je n’ai qu’un regret, c’est que le seigneur Faruskiar et Ghangir soient trop occupés pour se mêler aux joies de ce festival. Pourquoi donc continuent-ils d’interroger du regard l’immense désert? Devant leurs yeux se développe, non pas quelque steppe cultivé de la région du Lob-Nor, mais le Gobi, qui est aride, triste et morne, ainsi qu’il ressort des rectifications dues à MM. Grjimaïlo, Blanc et Martin. Il y a lieu de se demander à quel propos tous deux l’observent avec une si particulière obstination.

«Si mes pressentiments ne me trompent pas, me dit le major Noltitz, il doit y avoir quelque chose.»

Que signifient ces paroles?… Mais la cloche du tender, mise en branle, envoie ses joyeux appels. Neuf heures, – il n’est que temps de se rendre au dining-car.

M. Caterna est venu se placer près de moi, et je l’entends qui fredonne:

C’est la cloche de la tourelle,

Qui tout à cou… p a retenti…»

Pendant que Mme Caterna réplique au trio de la Dame Blanche par le refrain des Dragons de Villars:

Et sonne, sonne, sonne,

Et sonne et carillonne…

en faisant le geste oblique de tirer une corde, conformément aux traditions du théâtre.

Les voyageurs se mettent en marche processionnellement, les quatre témoins d’abord, puis les invités qui arrivent des deux extrémités du village, – je veux dire du train, – des Célestes, quelques Turkomènes, un certain nombre de Tartares, hommes ou femmes, très curieux d’assister à cette cérémonie. Quant aux quatre Mongols, ils sont restés sur la dernière plate-forme, près du wagon au trésor, que les soldats chinois ne doivent pas quitter un instant.

Nous arrivons au dining-car.

Le clergyman est assis devant la petite table sur laquelle est déposé l’acte de mariage qu’il a préparé suivant les formes voulues. Il a visiblement l’habitude de ce genre d’opérations à tout le moins aussi commerciales que matrimoniales.

Le couple Ephrinell-Bluett n’a pas encore paru.

«Ah ça! dis-je au trial, est-ce qu’ils auraient renoncé à se marier?…

– S’ils y ont renoncé, répond en riant M. Caterna, le révérend nous remariera à leur place, ma femme et moi… Nous sommes en tenue de noces, et on n’aura pas mis ses grands pavois pour rien!… N’est-ce pas, Caroline?

– Oui, Adolphe!» réplique la minaudante dugazon.

Mais cette plaisante réédition du mariage de M. et Mme Caterna n’aura pas lieu. Voici M. Fulk Ephrinell, exactement vêtu ce matin comme il l’était hier, et, – détail à noter, – ayant encore un crayon derrière le lobe de son oreille gauche, car l’honnête courtier vient de terminer un compte pour sa maison de New-York.

Voici miss Horatia Bluett, aussi maigre, aussi sèche, aussi raide que peut l’être une courtière britannique, son cache-poussière pardessus son vêtement de voyage, et, en guise de bijoux, un trousseau de clefs tapageuses, qui pend à sa ceinture.

L’assistance s’est poliment levée à l’entrée des futurs. Après avoir salué à droite et à gauche, tous deux «prennent un temps», comme dirait M. Caterna. Puis ils s’avancent vers le clergyman, qui se tient debout, la main posée sur une Bible entr’ouverte à la page, sans doute, où Isaac, fils d’Abraham et de Sara, épouse Rébecca, fille de Rachel.

On se croirait à l’intérieur d’une chapelle, si un harmonium faisait entendre sa musique de circonstance…

Mais elle m’arrive, la musique! Si ce n’est point un harmonium, c’est sa monnaie, du moins. Un accordéon s’essouffle entre les mains de M. Caterna. En sa qualité d’ancien marin, il sait manier cet instrument de supplice, et le voilà qui joue l’affadissant andante de la Norma avec les nuances les plus accordéonesques!

Cela paraît causer un extrême plaisir aux natifs de l’Asie centrale. Jamais leurs oreilles n’ont été charmées par cette mélodie démodée que l’appareil pneumatique rend d’une façon si expressive!

Enfin tout finit en ce bas monde, – même l’andante de la Norma, et le révérend Nathaniel Morse commence à servir aux futurs le speech qu’il a déjà maintes fois débité en pareilles circonstances: «Les deux âmes qui se fusionnent… La chair de la chair… Croissez et multipliez…»

A mon sens, il aurait mieux fait de dire, en nasillant comme un simple tabellion:

«Par devant nous, notaire clergyman, il a été dressé un acte sous la raison sociale Ephrinell Bluett and Co…»

Ma pensée reste inachevée. Des cris retentissent à l’avant de la locomotive. Les freins, brusquement manœuvres, ont fait résonner leur serrage strident. Quelques secousses successives accompagnent le ralentissement du train. Puis, un heurt violent arrête les wagons au milieu d’un nuage de sablé…

Quelle diversion à la cérémonie nuptiale, et «comme nous avons mis notre fil à la terre» cour employer une expression de télégraphistes!

Tout est renversé dans le dining-car, hommes et meubles, futurs et témoins. Personne n’a pu garder son équilibre. C’est un indescriptible pêle-mêle, avec cris de terreur et gémissements prolongés… Mais, je me hâte de l’indiquer, il n’y a rien de grave, parce que l’arrêt n’a pas été subit.

«Vite… hors du train!» me dit le major.

 

 

Chapitre XX

 

n un instant, les voyageurs, plus ou moins contusionnés et affolés, se sont élancés sur la voie. Ce ne sont que plaintes et questions, faites en trois ou quatre langues différentes, au milieu d’un effarement général.

Le seigneur Faruskiar, Ghangir et les quatre Mongols ont été des premiers à sauter hors des wagons. Tous sont postés sur la voie, le kandjiar d’une main, le revolver de l’autre. Nul doute, un coup a été préparé pour mettre le train au pillage.

En effet, les rails manquent sur une longueur de cent mètres environ, et la locomotive, après avoir buté contre les traverses, s’est arrêtée devant un monticule de sable.

«Comment! le chemin de fer n’est pas achevé… et l’on m’a donné un billet de Tiflis à Pékin?… Et j’ai pris ce Transasiatique pour gagner neuf jours sur mon tour du monde?»

A ces phrases jetées en allemand à l’adresse de Popof, j’ai reconnu la voix de l’irascible baron. Mais, cette fois, c’est à d’autres que les ingénieurs de la Compagnie qu’il aurait dû adresser ses reproches.

Nous interrogeons Popof, tandis que le major Noltitz ne cesse d’observer le seigneur Faruskiar et les Mongols.

«Le baron a tort, nous répond Popof. Le railway est entièrement achevé, et si cent mètres de rails ont été enlevés en cet endroit, c’est dans une intention criminelle…

– Pour arrêter le train… me suis-je écrié.

– Et pour voler le trésor qu’il emporte à Pékin!… réplique M. Caterna.

– Cela n’est pas douteux, dit Popof. Soyons prêts à repousser une attaque…

– Est-ce donc à Ki-Tsang et à sa troupe que nous avons affaire?» me suis-je écrié.

Ki-Tsang!… ce nom court maintenant parmi les voyageurs et suffit à déterminer une épouvante inexprimable.

En ce moment, le major me dit à voix basse:

«Pourquoi Ki-Tsang… plutôt que le seigneur Faruskiar?…

– Lui, un administrateur du Transasiatique…

– Dame, s’il est vrai que la Compagnie ait fait entrer quelques anciens chefs de bandes dans son conseil pour mieux assurer la circulation des trains…

– Je ne croirai jamais cela, major!

– Comme vous voudrez, monsieur Bombarnac. Mais certes, le Faruskiar savait que ce prétendu fourgon funéraire contenait des millions…

– Allons, major, ce n’est pas l’heure de plaisanter!…»

Non!… c’est l’heure de se défendre, on se défendra courageusement.

L’officier chinois a disposé ses hommes autour du wagon au trésor. Ils sont une vingtaine, et, nous autres voyageurs, non compris les femmes, une trentaine. Popof distribue les armes, qui ont été emportées en cas d’attaque. Le major Noltitz, M. Caterna, Pan-Chao, Fulk Ephrinell, mécanicien et chauffeur, voyageurs asiatiques et européens, tous sont résolus à combattre pour le salut commun.

Sur la droite de la voie, à une centaine de pas, s’étendent des halliers épais et profonds, sortes de jungles suspects, où, sans doute, sont cachés les bandits, attendant le moment de se précipiter sur le railway.

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Soudain des cris éclatent. Les halliers ont livré passage à une troupe qui s’y était embusquée, – une soixantaine de ces Mongols nomades du Gobi. Si ces malfaiteurs l’emportent, le train sera livré au pillage, le trésor du Fils du Ciel sera volé, et, – ce qui nous touche davantage, les voyageurs seront massacrés sans pitié ni merci.

Et le seigneur Faruskiar, que le major Noltitz soupçonne si injustement?… Je le regarde… Sa physionomie n’est plus la même; sa belle figure est devenue pâle, sa taille s’est redressée, des éclairs jaillissent entre ses paupières immobiles…

Allons! Si je me suis trompé sur le compte du mandarin Yen-Lou, du moins je n’ai pas pris un administrateur de la Compagnie du Grand-Transasiatique pour le fameux bandit du Yunnan!

Cependant, dès l’apparition des Mongols, Popof a fait précipitamment rentrer Mme Caterna, miss Horatia Bluett, les autres femmes turkomènes ou chinoises à l’intérieur des wagons. Nous avons pris toutes les précautions pour qu’elles y fussent en sûreté.

Je n’ai pour arme qu’un revolver à six coups, et je saurai m’en servir.

Ah! je voulais des incidents, des accidents, des impressions de voyage!… Eh bien! la chronique ne manquera pas au chroniqueur, à la condition qu’il se tire sain et sauf de la bagarre pour l’honneur du reportage et la gloire du XXe Siècle!

Mais n’est-il donc pas possible de jeter le trouble parmi les assaillants, en commençant par brûler la cervelle à Ki-Tsang, si c’est Ki-Tsang l’auteur de ce guet-apens?… C’est ce qu’il y aurait de plus décisif.

Les bandits, après avoir fait une décharge de leurs armes, les brandissent en poussant des cris féroces. Le seigneur Faruskiar, son pistolet d’une main, son kandjiar de l’autre, s’est précipité sur eux, les yeux étincelants, les lèvres recouvertes d’une légère écume. Ghangir est à ses côtés, suivi des quatre Mongols, qu’il excite de la voix et du geste…

Le major Noltitz et moi, nous nous jetons au milieu des assaillants. M. Caterna nous a précédés, la bouche ouverte, ses dents blanches prêtes à mordre, clignant de l’œil, jouant du revolver. Le trial et le grand premier comique ont fait place à l’ancien matelot, qui a reparu pour la circonstance.

«Ces gueux, crie-t-il, ils veulent nous prendre à l’abordage!… Ce chef d’attaque, qui veut nous couler bas!… En avant, en avant, pour l’honneur du pavillon!… Feu de tribord!… Feu de bâbord!… Feu de partout!»

Et ce n’est plus l’un de ces poignards de théâtre dont il est armé, ce ne sont plus ces pistolets, chargés à la poudre inoffensive d’Edouard Philippe. Non! Un revolver de chaque main, bondissant comme un gabier de misaine, il tire à droite, à gauche, et, comme il le dit, de tribord, de bâbord, de partout!

De son côté, le jeune Pan-Chao s’expose courageusement, le sourire aux lèvres, entraînant les autres voyageurs chinois. Popof et les employés du train font bravement leur devoir. Il n’est pas jusqu’à sir Francis Trevellyan, de Trevellyan-Hall, qui ne se batte avec un sang-froid méthodique, tandis que Fulk Ephrinell s’abandonne à une furie toute yankee, non moins irrité de l’interruption de son mariage que des dangers que courent ses quarante-deux colis de dents artificielles. Et encore ne sais-je pas si ces sentiments ont une part égale dans son esprit si positif!

Bref, il résulte de tout cela que la troupe de malfaiteurs se heurte à une résistance plus sérieuse qu’elle n’attendait.

Et le baron Weissschnitzerdörfer?… Eh bien, le baron est un des plus acharnés. Il sue sang et eau, sa fureur l’emporte, au risque de se faire massacrer. Plusieurs fois, il a fallu le dégager. Ces rails enlevés, ce train en détresse, cette attaque en plein désert de Gobi, les retards qui s’en suivront… c’est le paquebot manqué à Tien-Tsin, c’est le voyage autour du monde compromis, c’est l’itinéraire brisé au premier quart du parcours! Quel accroc donné à l’amour-propre germanique!

Le seigneur Faruskiar, mon héros, – je ne puis l’appeler autrement – déploie une intrépidité extraordinaire, se portant au plus fort de la mêlée, et, quand il a épuisé les coups de son revolver, jouant du kandjiar en homme qui doit avoir souvent vu la mort de près et n’a jamais craint de la braver.

On compte déjà un certain nombre de blessés de part et d’autre, – peut-être même des morts parmi ceux des voyageurs qui sont étendus sur la voie. J’ai eu l’épaule effleurée d’une balle, simple égratignure dont je me suis à peine aperçu. Le révérend Nathaniel Morse n’a pas cru que son caractère sacré lui commandât de se croiser les bras, et, à la manière dont il s’en sert, il ne paraît pas en être à son début dans le maniement des armes à feu. M. Caterna a son chapeau traversé, et, qu’on ne l’oublie pas, c’est son chapeau de marié de village, son tromblon gris à longs poils. Aussi pousse-t-il un juron archi-maritime, où s’accouplent les tonnerres et les sabords; puis, d’un coup bien ajusté, il tue net celui qui lui a si impardonnablement troué son couvre-chef.

Cependant la lutte dure depuis une dizaine de minutes avec des alternatives très alarmantes. Le nombre des gens hors de combat s’accroît des deux côtés, et l’issue est encore douteuse. Le seigneur Faruskiar, Ghangir et les Mongols se sont repliés vers le précieux wagon que les gendarmes chinois n’ont pas quitté d’un instant. Mais deux ou trois de ceux-ci ont été frappés mortellement, et leur officier vient d’être tué d’une balle à la tête. Aussi mon héros fait-il tout ce que peut faire le courage le plus ardent pour défendre le trésor du Fils du Ciel.

Je m’inquiète de la prolongation du combat. Il continuera, sans doute, tant que le chef de la bande, – un homme de grande taille à barbe noire, – poussera ses complices à l’assaut du train. Jusqu’alors les coups l’ont respecté, et, malgré tous nos efforts, il est certain qu’il gagne du terrain. Serons-nous donc obligés de nous réfugier dans les wagons comme derrière les murs d’une forteresse, de nous y retrancher, d’y combattre jusqu’au moment où le dernier de nous aura succombé? Et cela ne peut tarder, si nous ne parvenons pas à arrêter le mouvement rétrograde qui commence à se produire de notre côté…

Au bruit des détonations se joignent maintenant les cris des femmes, dont quelques-unes, affolées, courent sur les plates-formes, bien que miss Horatia Bluett et Mme Caterna cherchent à les retenir à l’intérieur des voitures. Il est vrai, plusieurs balles ont pénétré à travers les panneaux, et je me demande si Kinko n’a pas été atteint dans son fourgon…

Le major Noltitz, qui se trouve près de moi, me dit:

«Ça ne va pas!

– Non, ça ne va pas, ai-je répondu, et je crains que les munitions soient près de manquer! Il faudrait mettre le chef de ces malfaiteurs hors de combat… Venez, major…»

Mais ce que nous voulons faire, un autre le fait en ce moment.

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Cet autre, c’est le seigneur Faruskiar. Après avoir troué les rangs des assaillants, il les a repoussés hors de la voie en dépit des coups dirigés contre lui… Le voici devant le chef des bandits… il lève le bras… il le frappe de son kandjiar en pleine poitrine…

Aussitôt la troupe de battre en retraite, sans même prendre la peine d’enlever ses morts et ses blessés. Les uns détalent par la plaine, les autres disparaissent au plus profond des halliers. Les poursuivre, à quoi bon, puisque la lutte est terminée à notre avantage?… Et, j’ose le dire, sans l’admirable valeur du seigneur Faruskiar, je ne sais s’il fût resté un seul de nous pour raconter cette histoire!

Cependant le chef des bandits n’est pas mort, bien que le sang coule en abondance de sa poitrine…

Et alors nous sommes témoins d’une scène que je n’oublierai jamais, – une scène qui est toute dans l’attitude des personnages.

Le chef est tombé, un genou à terre, une main dressée, l’autre appuyée sur le sol.

Le seigneur Faruskiar est debout près de lui, le dominant de sa haute taille…

Soudain cet homme se redresse dans un dernier effort, son bras menace son adversaire… il le regarde…

Un dernier coup de kandjiar lui traverse le cœur.

Le seigneur Faruskiar se retourne alors, et, en langue russe, d’une voix parfaitement calme:

«Ki-Tsang est mort, dit-il, et périssent comme lui tous ceux qui s’armeront contre le Fils du Ciel!»

 

 

Chapitre XXI

 

insi, c’était Ki-Tsang qui venait d’attaquer le train du Grand-Transasiatique sur les plaines du Gobi! Le pirate du Yunnan avait appris qu’un wagon, contenant de l’or et des pierres précieuses d’une valeur énorme, faisait partie de ce train!… Et peut-on s’en étonner, puisque les journaux, même ceux de Paris, avaient publié ce fait-divers depuis plusieurs jours? Aussi Ki-Tsang avait-il eu le temps de préparer son coup, d’enlever une partie des rails pour intercepter la circulation, et il aurait probablement réussi à s’emparer du trésor impérial, après avoir massacré les voyageurs, si le seigneur Faruskiar ne l’eût abattu à ses pieds. Voilà donc pourquoi notre héros s’était montré si inquiet depuis le matin!… S’il surveillait le désert avec tant d’obstination, c’est qu’il avait été prévenu des projets de Ki-Tsang par le dernier Mongol monté en wagon à Tchertchen!… En tout cas, nous n’avons plus rien à craindre désormais de ce Ki-Tsang. L’administrateur de la Compagnie a fait justice du bandit, – justice expéditive, j’en conviens. Mais nous sommes au milieu des déserts de la Mongolie, où le jury ne fonctionne pas encore – heureusement pour les Mongols.

«Eh bien, dis-je au major, j’espère que vous êtes revenu de vos soupçons à l’égard du seigneur Faruskiar?

– Dans une certaine mesure, monsieur Bombarnac!…»

Dans une certaine mesure?… Diable, il est difficile, le major Noltitz!

Mais allons au plus pressé et comptons nos victimes.

Il y a, de notre côté, trois morts y compris l’officier chinois, plus une douzaine de blessés, dont quatre grièvement, les autres assez légèrement, pour qu’ils puissent continuer le voyage jusqu’à Pékin. Popof s’en tire avec une éraflure, M. Caterna avec une égratignure que Mme Caterna veut panser elle-même.

Le major a fait transporter les blessés dans les wagons, et il leur donne tous les soins que permettent les circonstances. Le docteur Tio-King a offert ses services, mais on paraît lui préférer un médecin de l’armée russe, et je le comprends. Quant à ceux de nos compagnons qui ont succombé, il est convenu qu’ils seront ramenés à la prochaine station, où on leur rendra les suprêmes devoirs.

En ce qui concerne les bandits, ils ont abandonné leurs morts. Nous les recouvrirons d’un peu de sable, et tout sera dit.

Au point de la ligne où il s’est arrêté, le train se trouve à une distance à peu près égale de Tcharkalyk et de Tchertchen, les deux seules stations où il soit possible de se procurer des secours. Le malheur, c’est qu’elles ne sont plus en communication télégraphique, Ki-Tsang ayant abattu les poteaux en même temps qu’il enlevait les rails.

Donc la discussion sur le meilleur parti qu’il convenait de prendre n’a pas été de longue durée.

Et, tout d’abord, puisque la locomotive est sortie des derniers rails, il s’agit de l’y remettre; puis, la voie étant interrompue, le plus simple sera de rebrousser le train jusqu’à Tchertchen, où il attendra que les ouvriers de la Compagnie aient rétabli la circulation, laquelle, avant quarante-huit heures, pourra être reprise dans les conditions normales.

On se met à l’œuvre sans perdre un instant. Les voyageurs ne demandent qu’à venir en aide à Popof et aux agents qui ont à leur disposition quelques outils, entre autres des crics, des leviers, des marteaux, des clefs anglaises. Aussi parvient-on, non sans peine, à replacer sur les rails le tender et la locomotive, après trois heures de travail.

Le plus difficile est fait. A présent, machine en arrière et à petite vitesse, le train va pouvoir revenir à Tchertchen. Mais que de temps perdu, que de retards! Aussi quelles récriminations de notre baron allemand, que de donner vetter, de teufels et autres jurons germaniques s’échappent de sa bouche!

J’ai omis de dire qu’aussitôt la déroute des bandits, les voyageurs, moi le premier, nous avons tenu à remercier le seigneur Faruskiar. Ce héros a reçu nos remerciements avec toute la dignité d’un Oriental.

«Je n’ai fait que mon devoir d’administrateur de la Compagnie», a-t-il répondu non sans une modestie pleine de noblesse.

Puis, sur son ordre, les Mongols ont pris leur part de la besogne. J’ai même observé qu’ils déployaient une ardeur infatigable, – ce qui leur a valu nos sincères félicitations.

Entre temps, le seigneur Faruskiar et Ghangir se sont plusieurs fois entretenu à voix basse, et c’est de cet entretien qu’est née une proposition à laquelle personne ne s’attendait.

«Monsieur le chef du train, dit le seigneur Faruskiar en s’adressant à Popof, mon avis est que mieux vaudrait continuer notre route vers Tcharkalyk plutôt que de revenir en arrière, et cela dans l’intérêt urgent des voyageurs.

– Oui, sans doute, monsieur l’administrateur, répond Popof, cela serait préférable, si la voie n’était pas coupée du côté de Tcharkalyk, ce qui rend la circulation impossible…

– En ce moment, monsieur le chef du train. Mais les wagons ne pourraient-ils passer, si nous rétablissions la voie, ne fût-ce que d’une façon provisoire?»

Voilà une proposition qui mérite d’être prise en considération. Aussi sommes-nous tous réunis pour la discuter, le major Noltitz, Pan-Chao, Fulk Ephrinell, M. Caterna, le clergyman, le baron Weissschnitzerdörfer, puis une douzaine de voyageurs, – de ceux qui comprennent le russe.

Le seigneur Faruskiar reprend en disant:

«Je viens de parcourir la portion du railway qui a été détruite par la bande de Ki-Tsang. La plupart des traverses sont encore en place. Quant aux rails, ces malfaiteurs les ont simplement rejetés sur le sable, et, en les replaçant bout à bout, il sera facile de conduire le train jusqu’à l’endroit où la voie a été respectée. En vingt-quatre heures, ce travail peut être achevé, et, cinq heures après, nous serons arrivés à Tcharkalyk.»

Excellente idée, à laquelle Popof, le mécanicien, les voyageurs, tous se rallient, et plus particulièrement le baron. Ce plan est exécutable, et, si quelques rails font défaut, il sera possible de reporter en avant ceux qui auront déjà servi et d’assurer ainsi le passage du train.

Décidément, c’est un homme, ce seigneur Faruskiar, c’est notre vrai chef, c’est le personnage que je réclamais, et je crierai son nom à l’univers entier, et je ferai sonner en son honneur toutes les trompettes de la chronique!

Dire que le major Noltitz s’est illusionné jusqu’à voir en lui un rival de ce Ki-Tsang, dont les crimes viennent de recevoir leur châtiment suprême et de sa propre main!

En premier lieu, on s’occupe de replacer les traverses enlevées là où elles ont laissé leur empreinte et la besogne se poursuit sans relâche.

Il va de soi que, n’ayant point à craindre d’être aperçu au milieu du trouble qui a suivi l’attaque, j’ai pu pénétrer dans le fourgon, m’assurer que Kinko était sain et sauf, lui apprendre ce qui venait de se passer, lui recommander la prudence, l’engager à ne pas sortir de sa caisse. Il me l’a promis et je suis tranquille à cet égard.

Il était près de trois heures, lorsqu’on s’est mis au travail. Les rails avaient été supprimés sur une centaine de mètres. Ainsi que l’a fait observer le seigneur Faruskiar, il n’est pas nécessaire de les assujétir solidement. Ce sera la tâche des ouvriers que la Compagnie enverra de Tcharkalyk, lorsque le train aura atteint cette station, l’une des plus importantes de la ligne.

Comme ces rails sont assez lourds, nous nous divisons par escouades. Voyageurs de première et de seconde classe, tous y vont de bon cœur. Le baron déploie une ardeur sans égale. Fulk Ephrinell, qui ne pense pas plus à son mariage que s’il n’avait jamais dû se marier – les affaires avant tout – se met en quatre. Pan-Chao ne le cède à personne, et le docteur Tio-King lui-même cherche à se rendre utile… à la façon du célèbre Auguste, cette mouche du coche des cirques forains.

Diable! il est chaud, le soleil du Gobi, – ce «chef de rayons»! dit volontiers M. Caterna.

Seul, sir Francis Trevellyan, de Trevellyan-Hall, reste tranquillement au fond de son wagon. Rien de tout cela ne peut le regarder, ce gentleman.

A sept heures, la voie est rétablie sur une trentaine de mètres. La nuit ne va pas tarder à venir. On décide de se reposer jusqu’au lendemain. Une demi-journée suffira à terminer le travail, et le train pourra repartir dans l’après-midi.

Nous avons un furieux besoin de manger et de dormir. Après une si rude besogne, quel rude appétit! On se réunit au dining-car, les uns suivant les autres, sans distinction de classes. Les vivres ne manquent pas, et une large brèche est faite aux réserves des offices. Qu’importé! on renouvellera les provisions à Tcharkalyk.

M. Caterna est particulièrement gai, dispos, loquace, boute-en-train, facétieux, communicatif, débordant. Au dessert, voici que Mme Caterna et lui entonnent le morceau – en situation, – du Voyage en Chine, que nous reprenons avec plus de vigueur que d’ensemble:

La Chine est un pays charmant,

Qui doit vous plaire assurément…

Oh! Labiche, auriez-vous jamais imaginé que cette adorable poésie charmerait un jour des voyageurs en détresse du Grand-Transasiatique!

Et puis, notre trial, – un peu lancé, je l’avoue, – a une idée… Et quelle idée!… Pourquoi ne reprendrait-on pas la cérémonie interrompue par l’attaque du train?… Pourquoi ne procéderait-on pas à la célébration du mariage?…

«Quel mariage?… demande Fulk Ephrinell.

– Le vôtre, monsieur, le vôtre… répond M. Caterna. Est-ce que vous l’avez oublié?… Elle est bien bonne, celle-là!»

Le fait est que Fulk Ephrinell d’une part, miss Horatia Bluett, de l’autre, ne semblaient plus se rappeler que, sans l’agression de Ki-Tsang et de sa bande, ils seraient maintenant unis par les doux liens de l’hyménée.

Mais on est trop fatigué. Le révérend Nathaniel Morse n’en peut plus. Il n’aurait pas la force de bénir les époux, qui n’auraient pas la force de supporter sa bénédiction. On remettra la cérémonie au surlendemain. Entre Tcharkalyk et Lan-Tchéou, il y a neuf cents kilomètres de parcours, et c’est plus qu’il ne faut pour enchaîner solidement ce couple anglo-américain.

Chacun va donc chercher sur les couchettes ou sur les banquettes un sommeil réparateur. Toutefois, les règles de la prudence ne sont point négligées.

En effet, bien que cela paraisse improbable, puisque leur chef a succombé, les bandits pourraient tenter une attaque nocturne. Il y a toujours ces satanés millions du Fils du Ciel, qui doivent exciter leur convoitise, et si nous n’étions pas sur nos gardes…

Que l’on se rassure, c’est le seigneur Faruskiar en personne qui s’est chargé d’organiser la surveillance autour du train. Depuis la mort de l’officier, il a pris le commandement de l’escouade chinoise. Ghangir et lui doivent veiller sur le trésor impérial, et, comme le dit M. Caterna, qui n’est jamais à court de citations empruntées au répertoire de l’Opéra-Comique:

«Cette nuit, les demoiselles d’honneur seront bien gardées!»

Et, de fait, le trésor impérial le fut mieux que ne l’avait été la belle Athénaïs de Solange entre le premier et le deuxième acte des Mousquetaires de la Reine.

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Le lendemain, dès l’aube, on est à l’ouvrage. Le temps est superbe. La journée sera chaude. Au 24 mai, en plein désert de l’Asie centrale, la température est telle que l’on pourrait faire durcir des œufs rien qu’en les recouvrant de sable.

Le zèle ne se ralentit point, et les travailleurs ne sont pas moins actifs que la veille. Le rétablissement de la voie s’opère régulièrement. Peu à peu, ayant été placés sur les traverses, les rails se raboutent les uns aux autres, et, vers quatre heures du soir, la circulation peut être reprise.

Aussitôt la machine, qui a été mise en pression, commence à s’avancer lentement; puis les wagons la suivent, poussés à bras l’un après l’autre, afin de ne point provoquer un déraillement.

Enfin les voici arrivés sans dommage, et maintenant la voie est libre jusqu’à Tcharkalyk… que dis-je? jusqu’à Pékin!

Nous reprenons nos places, et Popof donne le signal du départ, au moment où M. Caterna entonne le refrain de victoire des marins du vaisseau-amiral d’Haydée.

Mille hurrahs lui répondent!…

A dix heures du soir, le train fait son entrée en gare de Tcharkalyk.

Le retard a été de trente heures exactement. Mais, trente heures, n’est-ce pas assez pour que le baron Weissschnitzerdörfer manque le paquebot de Tien-Tsin allant à Yokohama?…

 

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1 La terminaison «fou» indique les capitales de province ou les villes de premier rang, la terminaison «tchéou» indique les villes de deuxième rang.