Poprzednia częśćNastępna cześć

 

 

Jules Verne

 

Mistress Branican

 

(Chapitre X-XII)

 

 

83 dessins de L. Benett

12 grandes gravures en chromotypographie

2 grandes cartes en chromolithographie

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

bran_02.jpg (46759 bytes)

© Andrzej Zydorczak

 

Deuxième partie

 

 

Chapitre X

Encore quelques extraits

 

aterloo-Spring n’est point une bourgade, pas même un village. Quelques huttes d’indigènes, abandonnées en ce moment, rien de plus. Les nomades ne s’y arrêtent qu’à l’époque où la saison des pluies alimente les cours d’eau de cette région – ce qui leur permet de s’y fixer pour un certain temps. Waterloo ne justifiait en aucune façon cette adjonction du mot «spring», qui est commun à toutes les stations du désert. Nulle source ne s’épanchait hors du sol, et, ainsi qu’il a été dit, s’il se rencontre dans le Sahara de fraîches oasis, abritées d’arbres, arrosées d’eaux courantes, c’est en vain qu’on les chercherait au milieu du désert australien.

Telle est l’observation consignée au journal de Mrs. Branican, dont quelques extraits vont encore être reproduits. Mieux que la plus précise description, ils sont de nature à faire connaître le pays, à montrer dans toute leur horreur les épreuves réservées aux audacieux qui s’y aventurent. Ils permettront aussi d’apprécier la force morale, l’indomptable énergie de leur auteur, son intraitable résolution d’atteindre le but, au prix de n’importe quels sacrifices.

 

30 décembre. – Il faut séjourner quarante-huit heures à Waterloo-Spring. Ces retards me désolent, quand je songe à la distance qui nous sépare encore de la vallée où coule la Fitz-Roy. Et sait-on s’il ne sera pas nécessaire de chercher au delà de cette vallée la tribu des Indas? Depuis le jour où Harry Felton l’a quitté, quelle a été l’existence de mon pauvre John?… Les indigènes ne se seront-ils pas vengés sur lui de la fuite de son compagnon?… Il ne faut pas que je pense à cela… Cette pensée me tuerait!

Zach Fren essaie de me rassurer.

«Puisque, durant tant d’années, le capitaine John et Harry Felton ont été les prisonniers de ces Indas, me dit-il, c’est que ceux-ci avaient intérêt à les conserver. Harry Felton vous l’a fait comprendre, mistress. Ces indigènes ont reconnu dans le capitaine un chef blanc de grande valeur, et ils attendent toujours l’occasion de le rendre contre une rançon proportionnée à son importance. A mon sens, la fuite de son compagnon ne doit pas avoir empiré la situation du capitaine John.»

Dieu veuille qu’il en soit ainsi!

31 décembre. – Aujourd’hui s’est achevée cette année 1890. Il y a quinze ans, le Franklin partait du port de San-Diégo… Quinze ans!… Et c’est depuis quatre mois et cinq jours seulement que notre caravane a quitté Adélaïde! Cette année qui débute pour nous dans le désert, comment finira-t-elle?

1er janvier. – Mes compagnons n’ont pas voulu laisser passer ce jour sans m’apporter leurs compliments de nouvelle année. Ma chère Jane m’a embrassée, en proie à la plus vive émotion, et je l’ai longtemps retenue entre mes bras. Zach Fren et Tom Marix ont voulu me serrer la main. Je sais que j’ai en eux deux amis qui se sacrifieraient jusqu’à la mort. Tous nos gens m’ont entourée en m’adressant leurs félicitations bien affectueuses. Je dis tous, à l’exclusion cependant des noirs de l’escorte, dont le mécontentement se manifeste à chaque occasion. Il est clair que Tom Marix ne les maintient pas sans peine dans le rang.

Len Burker m’a parlé avec sa froideur habituelle en m’assurant du succès de notre entreprise. Il ne doute pas que nous n’arrivions au but. Toutefois, il se demande si c’est suivre la bonne route que de marcher vers la rivière Fitz-Roy. Les Indas, à son avis, sont des nomades que l’on rencontre plus fréquemment dans les régions voisines du Queensland, c’est-à-dire à l’est du continent. Il est vrai, ajoute-t-il, que nous allons vers l’endroit où Harry Felton a laissé son capitaine… mais qui peut assurer que les Indas ne se sont pas déplacés… etc.

Tout cela est dit de ce ton qui ne saurait inspirer la confiance, ce ton que certaines gens prennent, quand ils parlent sans vous regarder.

Mais c’est Godfrey, dont l’attention m’a le plus vivement touchée. Il avait fait un bouquet de ces petites fleurs sauvages qui poussent entre les touffes de spinifex. Il me l’a offert de si bonne grâce, il m’a dit des choses si tendres, que les larmes me sont venues aux yeux. Comme je l’ai embrassé, mon Godfrey, et comme ses baisers répondaient aux miens… Pourquoi la pensée me revient-elle que mon petit Wat aurait son âge… qu’il serait bon comme lui…

Jane se trouvait là… Elle était si émue, elle est devenue si pâle en présence de Godfrey… J’ai cru qu’elle allait perdre connaissance. Mais elle a pu se remettre, et son mari l’a emmenée… Je n’ai pas osé la retenir.

Nous avons repris route, ce jour-là, à quatre heures du soir, par un temps couvert. La chaleur était un peu plus supportable. Les chameaux de selle et de bât, suffisamment reposés de leurs fatigues, ont marché d’un pas plus soutenu. Il a même fallu les modérer, afin que les hommes à pied pussent les suivre.

15 janvier. – Pendant quelques jours, nous avons conservé cette allure assez rapide. Deux ou trois fois, il y a eu encore des pluies abondantes. Nous n’avons pas souffert de la soif, et notre réserve a été refaite au complet. Elle est la plus grave de toutes, cette question de l’eau, la plus effrayante aussi, lorsqu’il s’agit d’un voyage au milieu de ces déserts. Elle exige une constante préoccupation. En effet, les puits paraissent être rares sur l’itinéraire que nous suivons. Le colonel Warburton l’a bien reconnu lors de son voyage, qui s’est terminé à la côte ouest de la Terre de Tasman.

Nous vivons désormais sur nos provisions – uniquement. Il n’y a pas lieu de faire entrer en compte le rendement de la chasse. Le gibier a fui ces mornes solitudes. A peine aperçoit-on quelques bandes de pigeons que l’on ne peut approcher. Ils ne se reposent entre les touffes de spinifex, qu’après un long vol, lorsque leurs ailes n’ont plus la force de les soutenir. Néanmoins notre alimentation est assurée pour plusieurs mois, et, de ce côté, je suis tranquille. Zach Fren veille scrupuleusement à ce que la nourriture, conserves, farine, thé, café, soit distribuée avec méthode et régularité. Nous-mêmes, nous sommes soumis au sort commun. Il n’y a d’exception pour personne. Les noirs de l’escorte ne peuvent se plaindre que nous soyons mieux traités qu’eux.

Ça et là voltigent aussi quelques moineaux, égarés à la surface de ces régions; mais ils ne valent pas la peine que l’on se fatigue à les poursuivre.

Toujours des myriades de fourmis blanches, rendant très douloureuses nos heures de halte. Quant aux moustiques, la contrée est trop sèche pour que nous en soyons gênés. «Nous les retrouverons dans les lieux humides,» a fait observer Tom Marix. Eh bien, mieux vaut encore subir leurs morsures. Ce ne sera pas payer trop cher l’eau qui les attire.

Nous avons atteint Mary-Spring, à quatre-vingt-dix milles de Waterloo, dans la journée du 23 janvier.

Un groupe de maigres arbres se dresse en cet endroit. Ce sont quelques eucalyptus, qui ont épuisé tout le liquide du sol et sont à demi flétris.

«Leur feuillage pend comme des langues desséchées par la soif,» dit Godfrey.

Et cette comparaison est très juste.

J’observe que ce jeune garçon, ardent et résolu, n’a rien perdu de la gaieté de son âge. Sa santé n’est point altérée, ce que je pouvais craindre, car il est à une époque où l’adolescent se forme. Et cette incroyable ressemblance qui me trouble… C’est le même regard, quand ses yeux se fixent sur moi; ce sont les mêmes intonations quand il me parle… Et il a une manière de dire les choses, d’exprimer ses pensées, qui me rappelle mon pauvre John!

Un jour, j’ai voulu attirer l’attention de Len Burker sur cette particularité.

«Mais non, Dolly, m’a-t-il répondu, c’est pure illusion de votre part. Je vous l’avoue, je ne suis aucunement frappé de cette ressemblance. A mon sons, elle n’existe que dans votre imagination. Peu importe, après tout, et si c’est pour ce motif que vous portez intérêt à ce garçon…

– Non, Len, ai-je repris, et si j’ai ressenti une vivo affection pour Godfrey, c’est que je l’ai vu se passionner pour ce qui est l’unique but de ma vie… retrouver et sauver John. Il m’a suppliée de l’emmener, et, touchée de ses instances, j’ai consenti. Et puis, c’est un de mes enfants de San-Diégo, l’un de ces pauvres êtres sans famille, qui ont été élevés à Wat-House… Godfrey est comme un frère de mon petit Wat…

– Je sais… je sais, Dolly, a répliqué Len Burker, et je vous comprends dans une certaine mesure. Fasse le ciel que vous n’ayez pas à vous repentir d’un acte où votre sensibilité a plus de part que votre raison.

– Je n’aime pas à vous entendre parler ainsi, Len Burker, ai-je repris avec vivacité. De telles observations me blessent. Qu’avez-vous à reprocher à Godfrey?…

– Oh! rien… rien jusqu’ici. Mais, qui sait… plus tard… peut-être voudra-t-il abuser de votre affection un peu trop prononcée à son égard?… Un enfant trouvé… on ne sait d’où il vient… ce qu’il est… quel sang coule dans ses veines…

– C’est le sang de braves et honnêtes gens, j’en réponds! me suis-je écriée. A bord du Brisbane, il était aimé de tous, de ses chefs et de ses camarades, et, d’après ce que m’a dit le capitaine, Godfrey n’a jamais encouru un seul reproche! Zach Fren, qui s’y connaît, l’apprécie comme moi! Me direz-vous, Len Burker, pourquoi vous n’aimez pas cet enfant?…

– Moi… Dolly!… Je ne l’aime ni ne l’aime pas… Il m’est indifférent, voilà tout. Quant à mon amitié, je ne la donne pas ainsi au premier venu, et je ne pense qu’à John, à l’arracher aux indigènes…»

Si c’est une leçon que Len Burker a voulu me donner, je ne l’accepte pas; elle porte à faux. Je n’oublie pas mon mari pour cet enfant: mais je suis heureuse de penser que Godfrey aura joint ses effort aux miens. J’en suis certaine, John approuvera ce que j’ai fait et ce que je compte faire pour l’avenir de ce jeune garçon.

Lorsque j’ai rapporté cette conversation à Jane, la pauvre femme a baissé la tête et n’a rien répondu.

A l’avenir, je n’insisterai plus. Jane ne veut pas, elle ne peut pas donner tort à Len Burker. Je comprends cette réserve; c’est son devoir.

29 janvier. – Nous sommes arrivés sur le bord d’un petit lac, une sorte de lagon, que Tom Marix croit être le White-Lake. Il justifie son nom de «lac blanc», car, à la place de l’eau qui s’est évaporée, c’est une couche de sel qui occupe le fond de ce bassin. Encore vin reste de cotte mer intérieure, qui séparait autrefois l’Australie en deux grandes îles.

bran_70.jpg (172195 bytes)

Zach Fren a renouvelé notre provision de sel; nous aurions préféré trouver de l’eau potable.

Il y a dans les environs une grande quantité de rats, plus petits que le rat ordinaire. Il faut se prémunir contre leurs attaques. Ce sont des animaux si voraces qu’ils rongent tout ce qu’on laisse à leur portée.

Du reste, les noirs n’ont point trouvé que ce fût là un gibier à dédaigner. Ayant réussi à attraper quelques douzaines de ces rats, ils les ont apprêtés, les ont fait cuire, et se sont régalés de cette chair assez répugnante. Il faudrait que nous fussions bien à court de vivres pour nous résigner à cette nourriture. Dieu veuille que nous n’en soyons jamais réduits là!

Nous voici maintenant à la limite du désert compris sous le nom de Great-Sandy-Desert.

Pendant les derniers vingt milles, le terrain s’est graduellement modifié. Les touffes de spinifex sont moins serrées, et cette maigre verdure tend à disparaître. Le sol est-il donc si aride qu’il ne puisse suffire à cette végétation si peu exigeante? Qui ne le croirait en voyant l’immense plaine, ondulée de monticules de sable rouge, et sans qu’il y ait trace d’un lit de creek. Cela donne à supposer qu’il ne pleut jamais sur ces territoires dévorés de soleil, – pas même dans la saison d’hiver.

Devant cette aridité lamentable, cette sécheresse inquiétante, il n’est pas un de nous qui ne se sente saisi des plus tristes pressentiments. Tom Marix me montre sur la carte ces solitudes désolées: c’est un espace laissé en blanc que sillonnent les itinéraires de Giles et de Gibson. Vers le nord, celui du colonel Warburton indique bien les incertitudes de sa marche par les multiples tours et détours que nécessite la recherche des puits. Ici ses gens malades, affamés, sont à bout de forces… Là ses bêtes sont décimées, son fils est mourant… Mieux vaudrait ne pas lire le récit de son voyage, si l’on veut le recommencer après lui… Les plus hardis reculeraient… Mais je l’ai lu, et je le relis… Je ne me laisserai pas effrayer… Ce que cet explorateur a bravé pour étudier les régions inconnues du continent australien, je le brave, moi, pour retrouver John… Le seul but de ma vie est là, et je l’atteindrai!

3 février. – Depuis cinq jours, nous avons dû diminuer encore la moyenne de nos étapes. Autant de perdu sur la longueur du chemin à parcourir. Rien n’est plus regrettable. Notre caravane, retardée par les accidents de terrain, est incapable de suivre la droite ligne. Le sol est fortement accidenté, ce qui nous oblige à monter et à descendre des pentes parfois très raides. En maint endroit, il est coupé de dunes, entre lesquelles les chameaux sont contraints de circuler, puisqu’ils ne peuvent les franchir. Il y a aussi des collines sablonneuses qui s’élèvent jusqu’à cent pieds, et que séparent des intervalles de six à sept cents. Les piétons enfoncent dans ce sable, et la marche devient de plus en plus pénible.

La chaleur est accablante. On ne saurait se figurer avec quelle intensité le soleil darde ses rayons. Ce sont des flèches de feu, qui vous percent en mille places. Jane et moi, c’est à peine s’il nous est possible de demeurer sous l’abri de notre kibitka. Ce que doivent souffrir nos compagnons pendant les étapes du matin ou du soir! Zach Fren, si robuste qu’il soit, est très éprouvé par les fatigues; mais il ne se plaint pas, il n’a rien perdu de sa bonne humeur, cet ami dévoué, dont l’existence est liée à la mienne!

Jos Meritt supporte ces épreuves avec un courage tranquille, une résistance aux privations qu’on est tenté de lui envier. Gîn-Ghi, moins patient, se plaint, sans parvenir à émouvoir son maître. Et, quand on songe que cet original se soumet à de pareilles épreuves pour conquérir un chapeau!

«Bien!… Oh!… Très bien! répond-il, lorsqu’on lui en fait l’observation. Mais aussi quel rarissime chapeau!…

– Un vieux galurin de saltimbanque! murmure Zach Fren en haussant les épaules.

– Une guenille, riposte Gîn-Ghi, une guenille qu’on ne voudrait même pas porter en savates!»

Au cours de la journée, entre huit heures et quatre heures, il serait impossible de faire un pas. On campe n’importe où, on dresse deux ou trois tentes. Les gens de l’escorte, blancs et noirs, s’étendent comme ils le peuvent à l’ombre des chameaux. Ce qui est effrayant, c’est que l’eau va bientôt manquer. Que devenir, si nous ne rencontrons que des puits à sec? Je sens que Tom Marix est extrêmement inquiet, quoiqu’il cherche à me dissimuler son anxiété. Il a tort, il ferait mieux de ne me rien cacher. Je puis tout entendre, et je ne faiblirai pas…

14 février. –Onze jours se sont écoulés, pendant lesquels nous n’avons eu que deux heures de pluie. C’est à peine si nous avons pu remplir nos tonnelets, si les hommes ont recueilli de quoi apaiser leur soif, si les bêtes ont refait leur provision d’eau. Nous sommes arrivés à Emily-Spring, où la source est absolument tarie. Nos bêtes sont épuisées. Jos Meritt ne sait plus quel moyen employer pour faire avancer sa monture. Il ne la frappe pas, cependant, et cherche à la prendre par les sentiments. Je l’entends qui lui dit:

«Voyons, si tu as de la peine, du moins n’as-tu pas de chagrin, ma pauvre bête!»

La pauvre bête ne paraît point comprendre cette distinction.

Nous reprenons notre route, plus inquiets que nous ne l’avons jamais été.

Deux animaux sont malades. Ils se traînent, et ne pourront continuer le voyage. Les vivres que portait le chameau de bât ont dû être placés sur un chameau de selle, lequel a été repris à l’un des hommes de l’escorte.

Estimons-nous heureux que le chameau mâle monté par Tom Marix ait jusqu’à présent conservé toute sa vigueur. Sans lui, les autres, plus particulièrement les chamelles, se débanderaient, et rien ne pourrait les retenir.

Il y a nécessité d’achever les pauvres bêtes abattues par la maladie. Les laisser mourir de faim, de soif, en proie à une longue agonie, ce serait plus inhumain que de terminer d’un coup leurs misères.

La caravane s’éloigne et contourne une colline de sable… Deux détonations retentissent… Tom Marix revient nous rejoindre, et le voyage se poursuit.

Ce qui est plus alarmant, c’est que la santé de deux de nos gens me donne de vives inquiétudes. Ils sont pris de fièvre, et on ne leur épargne pas le sulfate de quinine, dont la pharmacie portative est abondamment fournie. Mais une soif ardente les dévore. Notre provision d’eau est tarie, et rien n’indique que nous soyons à proximité d’un puits.

bran_71.jpg (171318 bytes)

Les malades sont étendus chacun sur le dos d’un chameau que leurs compagnons conduisent à la main. On ne peut abandonner des hommes comme on abandonne les bêtes. Nous leur donnerons nos soins, c’est notre devoir, et nous n’y faillirons pas… Mais cette impitoyable température les dévore peu à peu…

Tom Marix, si habitué qu’il soit à ces épreuves du désert, et bien qu’il ait souvent mis son expérience à profit pour soigner ses compagnons de la police provinciale, ne sait plus que faire… De l’eau… de l’eau!… C’est ce que nous demandons aux nuages, puisque le sol est incapable de nous en fournir.

Ceux qui résistent le mieux aux fatigues, qui supportent sans en trop souffrir ces excessives chaleurs, ce sont les noirs de l’escorte.

Cependant, s’ils sont moins éprouvés, leur mécontentement s’accroît de jour en jour. En vain Tom Marix s’emploie-t-il à les calmer. Les plus excités se tiennent à l’écart aux heures de haltes, se concertent, se montent, et les symptômes d’une prochaine révolte sont manifestes.

Dans la journée du 21, tous, d’un commun accord, ont refusé de continuer le voyage dans la direction du nord-ouest, donnant pour raison qu’ils meurent de soif. La raison n’est, hélas! que trop sérieuse. Depuis douze heures, il n’y a plus une seule goutte d’eau dans nos tonnelets. Nous en sommes réduits aux boissons alcooliques, dont l’effet est déplorable, car elles portent à la tête.

J’ai dû intervenir en personne au milieu de ces indigènes butés dans leur idée. Il s’agissait de les amener à comprendre que s’arrêter en de telles circonstances, n’était pas le moyen de mettre un terme aux souffrances qu’ils subissaient.

«Aussi, me répond l’un d’eux, ce que nous voulons, c’est revenir en arrière.

– En arrière?… Et jusqu’où?…

– Jusqu’à Mary-Spring.

– A Mary-Spring, il n’y a plus d’eau, ai-je répondu, et vous le savez bien.

– S’il n’y a plus d’eau à Mary-Spring, réplique l’indigène, on en trouvera un peu au-dessus, du côté du mont Wilson, dans la direction du Sturt-creek.»

Je regarde Tom Marix. Il va chercher la carte spéciale où figure le Great-Sandy-Desert. Nous la consultons. En effet, dans le nord de Mary-Spring, il existe un cours d’eau assez important, qui n’est peut-être pas entièrement desséché. Mais comment l’indigène a-t-il pu connaître l’existence de ce cours d’eau? Je l’interroge à ce sujet. Il hésite d’abord et finit par me répondre que c’est M. Burker qui leur en a parlé. C’est même de lui qu’est venue la proposition de remonter vers le Sturt-creek.

Je suis on ne peut plus contrariée de ce que Len Burker ait eu l’imprudence – n’est-ce que de l’imprudence? – de provoquer une partie de l’escorte à retourner dans l’est. Il en résulterait non seulement des retards, mais une sérieuse modification à notre itinéraire, laquelle nous écarterait de la rivière Fitz-Roy.

Je m’en explique nettement avec lui.

«Que voulez-vous, Dolly? me répond-il. Mieux vaut s’exposer à des retards ou à des détours que de s’obstiner à suivre une route où les puits font défaut.

– En tout cas, monsieur Burker, dit vivement Zach Fren, c’est à mistress Branican et non aux indigènes que vous auriez dû faire votre communication.

– Vous agissez de telle façon avec nos noirs, ajoute Tom Marix, que je ne puis plus les tenir. Est-ce vous qui êtes leur chef, monsieur Burker, ou est-ce moi?…

– Je trouve vos observations inconvenantes, Tom Marix! réplique Len Burker.

– Inconvenantes ou non, elles sont justifiées par votre conduite, monsieur, et vous voudrez bien en tenir compte!

– Je n’ai d’ordres à recevoir de personne ici, si ce n’est de mistress Branican…

– Soit, Len Burker, ai-je répondu. Dorénavant, si vous avez quelques critiques à présenter, je vous prie de me les adresser et non à d’autres.

– Mistress Dolly, dit alors Godfrey, voulez-vous que je me porte en avant de la caravane à la recherche d’un puits?… Je finirai par rencontrer…

– Des puits sans eau!» murmure Len Burker, qui s’éloigne en haussant les épaules.

J’imagine aisément ce qu’a dû souffrir Jane, qui assistait à cette discussion. La façon d’agir de son mari, si dommageable pour le bon accord qui doit régner dans notre personnel, peut nous créer les plus graves difficultés. Il fallut que je me joignisse à Tom Marix pour obtenir des noirs de ne pas persévérer dans leur intention de revenir en arrière. Nous n’y réussîmes pas sans peine. Toutefois, ils déclarèrent que si nous n’avions pas trouvé un puits avant quarante-huit heures, ils retourneraient à Mary-Spring, afin de gagner le Sturt-creek.

23 février. – Quelles indicibles souffrances pendant les deux jours qui suivirent! L’état de nos deux compagnons malades avait empiré. Trois chameaux tombèrent encore pour ne plus se relever, la tête allongée sur le sable, les reins gonflés, incapables de faire un mouvement. Il fut nécessaire de les abattre. C’étaient deux bêtes de selle et une bête de bât. Actuellement quatre blancs de l’escorte sont réduits à continuer en piétons ce voyage déjà si fatigant pour des gens montés.

Et pas une créature humaine dans ce Great-Sandy-Desert! Pas un Australien do ces régions de la Terre de Tasman, qui puisse nous renseigner sur la situation des puits! Évidemment, notre caravane s’est écartée de l’itinéraire du colonel Warburton, car le colonel n’a jamais franchi d’aussi longues étapes, sans avoir pu refaire sa provision d’eau. Trop souvent, il est vrai, les puits à demi taris ne contenaient qu’un liquide épais, échauffé, à peine potable. Mais nous nous en contenterions…

Aujourd’hui, enfin, au terme de la première étape, nous avons pu apaiser notre soif… C’est Godfrey qui a découvert un puits à une faible distance.

Dès le matin du 23, le brave enfant s’est porté à quelques milles en avant, et deux heures après, nous l’avons aperçu qui revenait en toute hâte.

«Un puits!… un puits!» s’est-il écrié du plus loin que nous avons pu l’entendre.

A ce cri, notre petit monde s’est ranimé. Les chameaux se sont remis sur leurs jambes. Il semble que celui que montait Godfrey, leur ait dit en arrivant:

«De l’eau… de l’eau!»

Une heure après, la caravane s’arrêtait sous un bouquet d’arbres à la ramure desséchée, qui ombrageaient le puits. Heureusement, ce sont des gommiers et non de ces eucalyptus, qui l’auraient asséché jusqu’à la dernière goutte!

Mais les rares puits, creusés à la surface du continent australien, il faut bien reconnaître qu’une troupe d’hommes un peu nombreuse les viderait en un instant. L’eau n’y est point abondante, et encore faut-il aller la puiser sous les couches de sable. C’est que ces puits ne sont pas l’œuvre de la main de l’homme; ce ne sont que des cavités naturelles, qui se forment à l’époque des pluies d’hiver. A peine dépassent-elles cinq à six pieds en profondeur, – ce qui suffit pour que l’eau, abritée des rayons solaires, échappe à l’évaporation et se conserve même pendant les longues chaleurs de l’été.

Quelquefois, ces réservoirs ne se signalent pas à la surface de la plaine par un groupe d’arbres, et il n’est que trop facile de passer à proximité sans les reconnaître. Il importe donc d’observer la contrée avec grand soin: c’est une recommandation qui est faite et très justement faite par le colonel Warburton. Aussi avons-nous soin d’en tenir compte.

Cette fois, Godfrey avait eu la main heureuse. Le puits, près duquel notre campement a été établi dès onze heures du matin, contenait plus d’eau qu’il n’en fallait pour abreuver nos chameaux et refaire complètement notre réserve. Cette eau restée limpide, car elle était filtrée par les sables, avait gardé sa fraîcheur, la cavité, située au pied d’une haute dune, ne recevant pas directement les rayons du soleil.

bran_72.jpg (187539 bytes)

C’est avec délices que chacun de nous s’est rafraîchi en puisant à cette sorte de citerne. Il fallut même engager nos compagnons à ne boire que modérément; ils auraient fini par se rendre malades.

On ne saurait s’imaginer les effets bienfaisants de l’eau, à moins d’avoir été longtemps torturé par la soif. Le résultat est immédiat; les plus abattus se relèvent, les forces reviennent instantanément, le courage avec les forces. C’est plus qu’être ranimé; c’est renaître!

Le lendemain, dès quatre heures du matin, nous avons repris notre route en nous dirigeant vers le nord-ouest, afin d’atteindre par le plus court Joanna-Spring, à cent quatre-vingt-dix milles environ de Mary-Spring.

 

Ces quelques notes, extraites du journal de Mrs. Branican, suffiront à démontrer que son énergie ne l’a pas abandonnée un instant. Il convient, maintenant, de reprendre le récit de ce voyage, auquel l’avenir réservait encore tant d’éventualités, impossibles à prévoir et si graves par leurs conséquences.

 

 

Chapitre XI

Indices et incidents

 

insi que l’ont fait connaître les dernières lignes du journal de Mrs Branican, le courage et la confiance étaient revenus au personnel de la caravane. Jamais la nourriture n’avait fait défaut, et elle était assurée pour plusieurs mois. L’eau seule avait manqué pendant quelques étapes; mais le puits, découvert par Godfrey, en avait fourni au delà des besoins, et l’on repartait délibérément.

Il est vrai, il s’agissait toujours d’affronter une chaleur accablante, de respirer vin air embrasé à la surface de ces interminables plaines, sans arbres et sans ombre. Et ils sont bien peu nombreux, les voyageurs qui peuvent impunément supporter ces températures dévorantes, lorsqu’ils ne sont pas originaires du pays australien. Où l’indigène résiste, l’étranger succombe. Il faut être fait à ce climat meurtrier.

Toujours la région des dunes et des sables rouges avec leurs ondulations de longues rides symétriques. On dirait d’un sol incendié, dont la coloration intensive, accentuée par les rayons solaires, ne cesse de brûler les yeux. Le sol était chaud au point qu’il eût été impossible à des blancs d’y marcher pieds nus. Quant aux noirs, leur épiderme endurci le leur permettait impunément, et ils n’auraient pas dû voir là une occasion de se plaindre. Ils se plaignaient pourtant; leur mauvais vouloir se manifestait sans cesse d’une façon plus apparente. Si Tom Marix n’avait pas tenu à conserver son escorte au complet, pour le cas où il y aurait lieu de se défendre contre quelque tribu nomade, il eût assurément prié Mrs. Branican de congédier les indigènes engages à son service.

Du reste, Tom Marix voyait s’accentuer les difficultés inhérentes à une telle expédition, et, quand il se disait que ces fatigues étaient subies et ces dangers bravés en pure perte, il fallait qu’il fût bien maître de lui pour ne rien laisser paraître de ses pensées. Seul, Zach Fren l’avait deviné et lui en voulait de ce qu’il ne partageait pas sa confiance.

«Vraiment, Tom, lui dit-il un jour, je ne vous aurais pas cru homme à vous décourager!

– Me décourager?… Vous vous trompez, Zach, en ce sens du moins, que le courage ne me manquera pas pour accomplir ma mission jusqu’au bout. Ce n’est pas de traverser ces déserts que j’appréhende, c’est, après les avoir traversés, d’être contraints de revenir sur nos pas sans avoir réussi.

– Croyez-vous donc, Tom, que le capitaine John ait succombé depuis le départ de Harry Felton?

– Je n’en sais rien, Zach, et vous ne le savez pas davantage.

– Si, je le sais, comme je sais qu’un navire abat sur tribord quand on met sa barre à bâbord!

– Vous parlez là, Zach, comme parle Mrs. Branican ou Godfrey, et vous prenez vos espérances pour des certitudes. Je souhaite que vous ayez raison. Mais le capitaine John, s’il est vivant, est au pouvoir des Indas, et ces Indas où sont-ils?

– Ils sont où ils sont, Tom, et c’est là que la caravane ira, quand elle devrait bouliner pendant six mois encore. Que diable! lorsque on ne peut pas virer vent debout, on vire vent arrière, et on rattrape toujours sa route…

– Sur mer, oui, Zach, lorsqu’on sait vers quel port on se dirige. Mais, à travers ces territoires, sait-on où l’on va?

– Ce n’est pas en désespérant qu’on l’apprendra.

– Je ne désespère pas, Zach!

– Si, Tom, et, ce qui est plus grave, c’est que vous finirez parle laisser voir. Celui qui ne cache pas son inquiétude fait un mauvais capitaine et incite son équipage au découragement. Prenez garde à votre visage, Tom, non pour Mrs. Branican, que rien ne pourrait ébranler, mais pour les blancs de notre escorte! S’ils allaient faire cause commune avec les noirs…

– Je réponds d’eux comme de moi…

– Et comme moi, je réponds de vous. Tom! Aussi ne parlons pas d’amener notre pavillon tant que les mâts sont debout!

– Qui en parle, Zach, si ce n’est Len Burker?…

– Oh! celui-là, Tom, si j’étais le commandant, il y a longtemps. qu’il serait à fond de cale, avec un boulet à chaque pied! Mais, qu’il y fasse attention, car je ne le perds pas de vue!»

Zach Fren avait raison de surveiller Len Burker. Si le désarroi se mettait dans l’expédition, ce serait à lui qu’on le devrait. Ces noirs, sur lesquels Tom Marix croyait pouvoir compter, il les excitait au désordre. C’était là une des causes qui risquaient d’empêcher le succès de la campagne. Mais n’eût-elle pas existé, que Tom Marix ne conservait guère d’illusion sur la possibilité de rencontrer les Indas et de délivrer le capitaine John.

Cependant, bien que la caravane n’allât pas tout à fait à l’aventure, en se dirigeant vers les environs de la Fitz-Roy, il se pouvait qu’une circonstance eût obligé les Indas à quitter la Terre de Tasman; peut-être des éventualités de guerre. Il est rare que la paix règne entre tribus, qui peuvent compter de deux cent cinquante à trois cents âmes. Il y a des haines invétérées, des rivalités qui exigent du sang, et elles s’exercent avec d’autant plus de passion que, chez ces cannibales, la guerre, c’est la chasse. A vrai dire, l’ennemi n’est pas seulement l’ennemi, il est le gibier, et le vainqueur mange le vaincu. De là des luttes, des poursuites, des déplacements, qui entraînent parfois les indigènes à de grandes distances. Il y aurait donc eu intérêt à savoir si les Indas n’avaient pas abandonné leurs territoires, et on ne le saurait qu’en s’emparant d’un Australien venu du nord-ouest.

C’est à cela que tendaient les efforts de Tom Marix, assidûment secondé par Godfrey, qui, malgré les recommandations et même les injonctions de Mrs. Branican, se laissait souvent emporter à une distance de plusieurs milles. Quand il n’allait pas à la recherche de quelque puits, il se lançait à la recherche de quelque indigène, mais, jusqu’alors, sans résultat.

La contrée était déserte. Et, en vérité, quel être humain, de telle rustique nature fût-il, aurait pu y subvenir aux plus strictes nécessités de l’existence? S’y aventurer aux abords de la ligne télégraphique, cela se pouvait faire à la rigueur, et encore voit on à quelles épreuves on était exposé.

Enfin, le 9 mars, vers neuf heures et demie du matin, on entendit un cri retentir à courte distance – un cri formé de ces deux mots: coo-eeh!

«Il y a des indigènes dans les environs, dit Tom Marix.

– Des indigènes?… demanda Dolly.

– Oui, mistress, c’est leur façon de s’appeler.

– Tâchons de les rejoindre,» répondit Zach Fren.

bran_73.jpg (184840 bytes)

La caravane avança d’une centaine de pas, et Godfrey signala deux noirs entre les dunes. S’emparer de leurs personnes ne devait pas être facile, car les Australiens fuient les blancs du plus loin qu’ils les entrevoient. Ceux-ci cherchaient à se dissimuler derrière une haute dune rougeâtre, entre des touffes de spinifex. Mais les gens de l’escorte parvinrent à les cerner, et ils furent amenés devant Mrs. Branican.

L’un était âgé d’une cinquantaine d’années; l’autre, son fils, âgé de vingt ans. Tous deux se rendaient à la station du lac Woods, qui appartient au service du réseau télégraphique. Divers présents en étoffes, et principalement quelques livres de tabac, les eurent bientôt amadoués, et ils se montrèrent disposés à répondre aux questions qui leur furent faites par Tom Marix, – réponses que celui-ci traduisait immédiatement pour Mrs. Branican, Godfrey, Zach Fren et leurs compagnons.

Les Australiens avaient d’abord dit où ils allaient, – ce qui n’intéressait que médiocrement. Mais Tom Marix leur demanda d’où ils venaient, ce qui méritait une sérieuse attention.

«Nous venons de par là… loin… très loin, répondit le père en montrant le nord-ouest.

– De la côte?…

– Non… de l’intérieur.

– De la Terre de Tasman?

– Oui… de la rivière Fitz-Roy.»

C’était précisément vers cette rivière, on le sait, que se dirigeait la caravane.

«De quelle tribu êtes-vous? dit Tom Marix.

– De la tribu des Goursis.

– Est-ce que ce sont des nomades?…»

L’indigène ne parut pas comprendre ce que voulait dire le chef de l’escorte.

«Est-ce une tribu qui va d’un campement à l’autre, reprit Tom Marix, une tribu qui n’habite pas un village?…

– Elle habite le village de Goursi, répondit le fils, qui semblait être assez intelligent.

– Et ce village est-il près de la Fitz-Roy?…

– Oui, à dix grandes journées de l’endroit où elle va se jeter à la mer.»

C’est dans le Golfe du Roi que se déverse la Fitz-Roy river, et c’était là, précisément, que la deuxième campagne du Dolly-Hope avait pris fin en 1883. Les dix journées, indiquées par le jeune homme, démontraient que le village de Goursi devait être situé à une centaine de milles du littoral.

C’est ce qui fut relevé par Godfrey sur la carte à grands points de l’Australie occidentale, – carte qui portait le tracé de la rivière Fitz-Roy pendant un parcours de deux cent cinquante milles, depuis son origine au milieu des régions vagues de la Terre de Tasman.

«Connaissez-vous la tribu des Indas?» demanda alors Tom Marix aux indigènes.

Les regards du père et du fils parurent s’enflammer, lorsque ce nom fut prononcé devant eux.

«Évidemment, ce sont deux tribus ennemies, ces Indas et ces Goursis, deux tribus qui sont en guerre, fit observer Tom Marix, en s’adressant à Mrs. Branican.

– C’est vraisemblable, répondit Dolly, et, très probablement, ces Goursis savent où se trouvent actuellement les Indas. Interrogez-les à ce sujet, Tom Marix, et tâchez d’obtenir une réponse aussi précise que possible. De cette réponse dépend peut-être le succès de nos recherches.»

bran_74.jpg (182948 bytes)

Tom Marix posa la question, et le plus âgé des indigènes affirma, sans hésiter, que la tribu des Indas occupait alors le haut cours de la Fitz-Roy.

«A quelle distance se trouvent-ils du village de Goursi? demanda Tom Marix.

– A vingt journées en se dirigeant vers le soleil levant,» répondit le jeune garçon.

Cette distance, reportée sur la carte, mettait le campement des Indas à deux cent quatre-vingts milles environ de l’endroit alors atteint par la caravane. Quant à ces renseignements, ils concordaient avec ceux qui avaient été préalablement donnés par Harry Felton.

«Votre tribu, reprit Tom Marix, est-elle souvent en guerre avec la tribu des Indas?

– Toujours!» répondit le fils.

Et son accent, son geste, indiquaient la violence de ces haines de cannibales.

«Et nous les poursuivrons, ajouta le père, dont les mâchoires claquaient de désirs sensuels, et ils seront battus, lorsque le chef blanc ne sera plus là pour leur donner ses conseils.»

On imagine quelle fut l’émotion de Mrs. Branican et de ses compagnons, dès que Tom Marix eut traduit cette réponse. Ce chef blanc, depuis tant d’années prisonnier des Indas, pouvait-on douter que ce ne fût le capitaine John?

Et, sur les instances de Dolly, Tom Marix pressa de questions les deux indigènes. Ils ne purent fournir que des informations très indécises sur ce chef blanc. Ce qu’ils affirmèrent, toutefois, c’est que, trois mois auparavant, lors de la dernière lutte entre les Goursis et les Indas, il était encore au pouvoir de ces derniers.

«Et sans lui, s’écria le jeune Australien, les Indas ne seraient plus que des femmes!»

Qu’il y eût là exagération de la part de ces indigènes, peu importait. On savait d’eux tout ce que l’on voulait en savoir. John Branican et les Indas se trouvaient à moins de trois cents milles dans la direction du nord-ouest… Il fallait les rejoindre sur les bords de la Fitz-Roy.

Au moment où le campement allait être levé, Jos Meritt retint un instant les deux hommes que Mrs Branican venait de congé dier avec de nouveaux présents. Et alors l’Anglais pria Tom Marix de leur adresser une question relativement aux chapeaux de cérémonie que portaient les chefs de la tribu des Goursis et les chefs de la tribu des Indas.

En vérité, tandis qu’il attendait leur réponse, Jos Meritt était non moins ému que l’avait été Dolly pendant l’interrogatoire des indigènes.

Il eut lieu d’être satisfait, le digne collectionneur, et les «Bien… Oh!… Très bien!» éclatèrent entre ses lèvres, quand il apprit que les chapeaux de fabrication étrangère n’étaient point rares parmi les peuplades du nord-ouest. Dans les grandes cérémonies, les chapeaux coiffaient habituellement la tête des principaux chefs australiens.

«Vous comprenez, mistress Branican, fit observer Jos Meritt, retrouver le capitaine John, c’est très bien!… Mais, de mettre la main sur le trésor historique que je poursuis à travers les cinq parties du monde, c’est encore mieux…

– Évidemment!» répondit Mrs. Branican.

Et n’était-elle pas faite aux monomanies de son bizarre compagnon de voyage.

«Vous avez entendu, Gîn-Ghi? ajouta Jos Meritt, en se tournant vers son serviteur.

– J’ai entendu, mon maître Jos, répondit le Chinois. Et quand nous aurons trouvé ce chapeau…

– Nous reviendrons en Angleterre, nous rentrerons à Liverpool, et là, Gîn-Ghi, élégamment coiffé d’une calotte noire, vêtu d’une robe de soie rouge, drapé d’un macoual en soie jaune, vous n’aurez plus d’autre fonction que de montrer ma collection aux amateurs. Êtes-vous satisfait?…

– Comme la fleur haïtang, qui va s’épanouir sous la brise, lorsque le lapin de Jade est descendu vers l’Occident,» répondit le poétique Gîn-Ghi.

Toutefois, il secouait la tête d’un air aussi peu convaincu de son bonheur à venir que si son maître lui eût affirmé qu’il serait nommé mandarin à sept boutons.

Len Burker avait assisté à la conversation de Tom Marix et des deux indigènes dont il comprenait le langage, mais sans y prendre part. Pas une question relative au capitaine John n’était venue de lui. Il écoutait attentivement, notant dans sa mémoire les détails qui se rapportaient à la situation actuelle des Indas. Il regardait sur la carte l’endroit que la tribu occupait probablement alors vers le cours supérieur de la rivière Fitz-Roy. Il calculait la distance que la caravane aurait à parcourir pour s’y transporter, et le temps qu’elle emploierait à traverser ces régions de la Terre de Tasman.

En réalité, ce serait l’affaire de quelques semaines, si aucun obstacle ne surgissait, que les moyens de locomotion ne fissent pas défaut, que les fatigues de la route, les souffrances dues à l’ardeur de la température, fussent heureusement surmontées. Aussi Len Burker sentant que la précision de ces renseignements allait redonner du courage à tous, en éprouvait-il une rage sourde. Quoi! la délivrance du capitaine John s’accomplirait, et, grâce à la rançon qu’elle apportait, Dolly parviendrait à l’arracher aux mains des Indas?

Tandis que Len Burker réfléchissait à cet enchaînement d’éventualités, Jane voyait son front s’obscurcir, ses yeux s’injecter, sa physionomie réfléchir les détestables pensées qui l’agitaient. Elle en fut épouvantée, elle eut le pressentiment d’une catastrophe prochaine, et, au moment où les regards de son mari se fixèrent sur les siens, elle se sentit défaillir…

La malheureuse femme avait compris ce qui se passait dans l’âme de cet homme, capable de tous les crimes pour s’assurer la fortune de Mrs. Branican.

En effet, Len Burker se disait que si John et Dolly se rejoignaient, c’était l’écroulement de tout son avenir. Ce serait tôt ou tard la reconnaissance de la situation de Godfrey vis-à-vis d’eux. Ce secret finirait par échapper à sa femme, à moins qu’il ne la mît dans l’impossibilité de parler, et, pourtant, l’existence de Jane lui était nécessaire pour que la fortune lui arrivât par elle, après la mort de Mrs. Branican.

Donc, il fallait séparer Jane de Dolly, puis, dans le but de faire disparaître John Branican, devancer la caravane chez les Indas.

Avec un homme sans conscience et résolu tel que Len Burker, ce plan n’était que trop réalisable, et, d’ailleurs, les circonstances ne devaient pas tarder à lui venir en aide.

Ce jour-là, à quatre heures du soir, Tom Marix donna le signal du départ, et l’expédition se remit en marche dans l’ordre habituel. On oubliait les fatigues passées. Dolly avait communiqué à ses compagnons l’énergie qui l’animait. On approchait du but… Le succès paraissait hors de doute… Les noirs de l’escorte semblaient eux-mêmes se soumettre plus volontiers, et, peut-être, Tom Marix aurait-il pu compter sur leur concours jusqu’au terme de l’expédition, si Len Burker n’eût été là pour leur souffler l’esprit de trahison et de révolte.

La caravane, enlevée d’un bon pas, avait à peu près repris l’itinéraire du colonel Warburton. Cependant la chaleur s’était accrue, et les nuits étaient étouffantes. Sur cette plaine sans un seul bouquet d’arbres, on ne trouvait d’ombre qu’à l’abri des hautes dunes, et encore cette ombre était-elle très réduite par la presque verticalité des rayons solaires.

Et pourtant, sous cette latitude plus basse que celle du Tropique, c’est-à-dire en pleine zone torride, ce n’était pas des excès du climat australien que les hommes avaient le plus à souffrir. La bien autrement grave question de l’eau se représentait chaque jour. Il fallait aller chercher des puits à grandes distances, et cela dérangeait l’itinéraire, qui s’allongeait de nombreux détours. Le plus souvent, c’était Godfrey, toujours prêt, Tom Marix, toujours infatigable, qui se dévouaient. Mrs. Branican ne les voyait pas s’éloigner sans un serrement de cœur. Mais il n’y avait plus rien à espérer des orages, qui sont d’une rareté extrême à cette époque de l’année. Sur le ciel, rasséréné d’un horizon à l’autre, on ne voyait pas un lambeau de nuage. L’eau ne pouvait venir que du sol.

Lorsque Tom Marix et Godfrey avaient découvert un puits, c’était vers ce point qu’on se dirigeait. On reprenait l’étape, on pressait le pas des bêtes, on se hâtait sous cet aiguillon de la soif, et que trouvait-on le plus souvent?… Un liquide bourbeux, au fond d’une cavité où fourmillaient les rats. Si les noirs et les blancs de l’escorte n’hésitaient pas à s’en abreuver, Dolly, Jane, Godfrey, Zach Fren, Len Burker, avaient la prudence d’attendre que Tom Marix eût fait déblayer le puits, rejeter la couche souillée de sa surface, creuser les sables pour en extraire une eau moins impure. Ils se désaltéraient alors. On remplissait ensuite les tonnelets qui devaient suffire jusqu’au puits prochain.

Tel fut le voyage pendant une huitaine de jours – du 10 au 17 mars – sans autre incident, mais avec un accroissement de fatigues qui ne pouvait plus se prolonger. L’état des deux malades ne s’améliorait point, au contraire, et il y avait lieu de craindre une issue fatale. Privés de cinq chameaux, Tom Marix était embarrasse pour faire face aux nécessités du transport.

Le chef de l’escorte commençait à être extrêmement inquiet. Mrs. Branican ne l’était pas moins, bien qu’elle n’en laissât rien paraître. La première en marche, la dernière à la halte, elle donnait l’exemple du plus extraordinaire courage, uni à une confiance que rien n’aurait pu ébranler.

Et à quels sacrifices n’eût-elle pas consenti pour éviter ces retards incessants, pour abréger cet interminable voyage!

Un jour, elle demanda à Tom Marix pourquoi il ne ralliait pas directement le haut cours de la rivière Fitz-Roy, où les renseignements des indigènes plaçaient le dernier campement des Indas.

«J’y ai songé, répondit Tom Marix, mais c’est toujours la question de l’eau qui me retient et me préoccupe, mistress Branican. En allant vers Joanna-Spring, nous ne pouvons manquer de rencontrer un certain nombre de ces puits que le colonel Warburton a signalés.

– Est-ce qu’il ne s’en trouve pas sur les territoires du nord? demanda Dolly.

– Peut-être, mais je n’en ai pas la certitude, dit Tom Marix. E’ d’ailleurs, il faut admettre la possibilité que ces puits soient desséchés maintenant, tandis qu’en continuant notre marche vers l’ouest, nous sommes assurés d’atteindre la rivière d’Okaover, où le colonel Warburton a fait halte. Or, cette rivière, c’est de l’eau courante, et nous aurons toute facilité d’y refaire notre provision avant de gagner la vallée de la Fitz-Roy.

– Soit, Tom Marix, répondit Mrs. Branican; puisqu’il le faut, dirigeons-nous sur Joanna-Spring.»

C’est ce qui fut fait, et les fatigues de cette partie du voyage dépassèrent toutes celles que la caravane avait supportées jusqu’alors. Quoiqu’on fût déjà au troisième mois de la saison d’été, la température conservait une moyenne intolérable de quarante degrés centigrades à l’ombre, et, par ce mot, il faut entendre l’ombre de la nuit. En effet, on aurait vainement cherché un nuage dans les hautes zones du ciel, un arbre à la surface de cette plaine. Le cheminement s’opérait au milieu d’une atmosphère suffocante. Les puits ne contenaient pas l’eau nécessaire aux besoins du personnel. On faisait à peine une dizaine de milles par étape. Les piétons se traînaient. Les soins que Dolly, assistée de Jane et de la femme Harriett, bien affaiblies elles-mêmes, donnaient aux deux malades, ne parvenaient pas à les soulager. Il aurait fallu s’arrêter, camper dans quelque village, prendre un repos de longue durée, attendre que la température fût devenue plus clémente… Et rien de tout cela n’était possible.

Dans l’après-midi du 17 mars, on perdit encore deux chameaux de bât, et précisément l’un de ceux qui transportaient les objets d’échange, destinés aux Indas. Tom Marix dut faire passer leur charge sur des chameaux de selle, – ce qui nécessita de démonter deux autres blancs de l’escorte. Ces braves gens ne se plaignirent pas et acceptèrent sans mot dire ce surcroît de souffrance. Quelle différence avec les noirs, qui réclamaient sans cesse, et causaient à Tom Marix les plus sérieux ennuis! N’était-il pas à craindre que, un jour ou l’autre, ces noirs ne fussent tentés d’abandonner la caravane, probablement après quelque scène de pillage?…

Enfin, dans la soirée du 19 mars, près d’un puits dont l’eau était enfouie à six pieds sous les sables, la caravane s’arrêta à cinq milles environ de Joanna-Spring. Il n’y avait pas eu moyen d’allonger l’étape au delà.

Le temps était d’une lourdeur extraordinaire. L’air brûlait les poumons, comme s’il se fût échappé d’une fournaise. Le ciel, très pur, d’un bleu cru, tel qu’il apparaît dans certaines régions méditerranéennes au moment d’un déchaînement de mistral, offrait un aspect étrange et menaçant.

Tom Marix regardait cet état de l’atmosphère d’un air d’anxiété qui n’échappa point à Zach Fren.

«Vous flairez quelque chose, lui dit le maître, et quelque chose qui ne vous va pas?…

– Oui, Zach, répondit Tom Marix. Je m’attends à un coup de simoun, dans le genre de ceux qui ravagent les déserts de l’Afrique.

– Eh bien… du vent… ce serait de l’eau, sans doute? fit observer Zach Fren.

– Non point, Zach, ce serait une sécheresse plus effroyable encore, et ce vent-là, dans le centre de l’Australie, on ne sait pas ce dont il est capable!»

Cette observation, venant d’un homme si expérimenté, était de nature à causer une profonde inquiétude à Mrs. Branican et ses compagnons.

Les précautions lurent donc prises en vue d’un «coup de temps», pour employer une expression familière aux marins. Il était neuf heures du soir. Les tentes n’avaient point été dressées – ce qui était inutile par ces nuits brûlantes – au milieu des dunes sablonneuses de la plaine. Après avoir apaisé sa soif à l’eau des tonnelets, chacun prit sa part de vivres que Tom Marix venait de faire distribuer. C’est à peine si l’on songeait à satisfaire sa faim. Ce qu’il aurait fallu, c’était de l’air frais; l’estomac souffrait moins que les organes de la respiration. Quelques heures de sommeil auraient fait plus de bien à ces pauvres gens que quelques bouchées de nourriture. Mais était-il loisible de dormir au milieu d’une atmosphère si étouffante qu’on eût pu la croire raréfiée!

bran_75.jpg (198138 bytes)

Jusqu’à minuit, il ne se produisit rien d’anormal. Tom Marix, Zach Fren et Godfrey veillaient tour à tour. Tantôt l’un, tantôt l’autre, se relevait, afin d’observer l’horizon vers le nord. Cet horizon était d’une clarté et même d’une pureté sinistre. La lune, couchée en même temps que le soleil, avait disparu derrière les dunes do l’ouest. Des centaines d’étoiles brillaient autour de la Croix du Sud, qui étincelle au pôle antarctique du monde.

Un peu avant trois heures, cette illumination du firmament s’effaça. Une soudaine obscurité enveloppa la plaine d’un horizon à l’autre.

«Alerte!… Alerte!…, cria Tom Marix.

– Qu’y a-t-il?» demanda Mrs. Branican, qui s’était brusquement relevée.

Auprès d’elle, Jane et la femme Harriett, Godfrey et Zach Fren, cherchaient à se reconnaître à travers cette obscurité. Les bêtes, étendues sur le sol, redressaient leurs têtes, s’effaraient en poussant des cris rauques d’épouvanté.

«Mais qu’y a-t-il?… redemanda Mrs. Branican.

– Le simoun!» répondit Tom Marix.

Et ce furent les dernières paroles qui purent être entendues. L’espace s’était empli d’un tel tumulte, que l’oreille ne parvenait pas plus à percevoir un son que les yeux à saisir une lueur au milieu de ces ténèbres.

C’était bien le simoun, ainsi que l’avait dit Tom Marix. un de ces ouragans subits, qui dévastent les déserts australiens sur dévastes étendues. Un nuage énorme s’était levé du sud, et s’abattait sur la plaine – nuage formé non seulement de sable, mais des cendres arrachées à ces terrains calcinés par la chaleur.

Autour du campement, les dunes, se mouvant comme fait la houle do mer, déferlaient, non en embruns liquides mais en poussière impalpable. Cela aveuglait, assourdissait, étouffait. On eût dit que la plaine allait se niveler sous cette rafale, déchaînée au ras du sol. Si les tentes eussent été dressées, il n’en serait pas resté un lambeau.

bran_76.jpg (156488 bytes)

Tous sentaient l’irrésistible torrent d’air et de sable passer sur eux comme le cinglement d’une mitraille. Godfrey tenait Dolly à deux mains, ne voulant pas être séparé d’elle, si ce formidable assaut balayait la caravane vers le nord.

C’est bien ce qui arriva, en effet, et aucune résistance n’eût été possible.

Pendant cette tourmente d’une heure, – une heure qui suffit à changer l’aspect de la contrée, en déplaçant les dunes, en modifiant le niveau général du sol, – Mrs. Branican et ses compagnons, y compris les deux malades de l’escorte, furent traînés sur un espace de quatre à cinq milles, se relevant pour retomber, roulés parfois comme des brins de paille au milieu d’un tourbillon. Ils ne pouvaient ni se voir ni s’entendre, et risquaient de ne plus se retrouver. Et c’est ainsi qu’ils atteignirent les environs de Joanna-Spring, près des rives de l’Okaover-creek, au moment où, dégagé des dernières brumailles, le jour se refaisait sous les rayons du soleil levant.

Tous étaient-ils présents à l’appel?… Tous?… Non.

Mrs. Branican, la femme Harriett, Godfrey, Jos Meritt, Gîn-Ghi, Zach Fren, Tom Marix, les blancs restés à leur poste, étaient là, et avec eux quatre chameaux de selle. Mais les noirs avaient disparu!… Disparus aussi les vingt autres chameaux – ceux qui portaient les vivres et ceux qui portaient la rançon du capitaine John!…

Et, lorsque Dolly appela Jane, Jane ne répondit pas.

Len et Jane Burker n’étaient plus là.

 

 

Chapitre XII

Derniers efforts

 

ette disparition des noirs, des bêtes de selle et des bêtes de bât, faisait à Mrs. Branican et à ceux qui lui étaient restés fidèles une situation presque désespérée.

Trahison fut le mot que prononça tout d’abord Zach Fren – le mot que répéta Godfrey. La trahison n’était que trop évidente, étant données les circonstances dans lesquelles la disparition d’une partie du personnel s’était produite. Tel fut aussi l’avis de Tom Marix, qui n’ignorait rien de l’influence funeste, exercée par Len Burker sur les indigènes de l’escorte…

Dolly voulait douter encore. Elle ne pouvait croire à tant de duplicité, à tant d’infamie!

«Len Burker ne peut-il avoir été entraîné comme nous l’étions nous-mêmes?…

– Entraîné précisément avec les noirs, fit observer Zach Fren, en même temps que les chameaux qui portent nos vivres!…

– Et ma pauvre Jane! murmura Dolly. Séparée de moi, sans que je m’en sois aperçue!

– Len Burker n’a pas même voulu qu’elle restât près de vous, mistress, dit Zach Fren. Le misérable!…

– Misérable?… Bien!… Oh!… Très bien! ajouta Jos Meritt. Si tout cela n’est pas de la trahison, je consens à ne jamais retrouver le chapeau… historique… dont…»

Puis, se tournant vers le Chinois:

«Et que pensez-vous de cela, Gîn-Ghi?

Ai ya, mon maître Jos! Je pense que j’aurais mille et dix mille fois mieux fait de ne jamais mettre le pied dans un pays si peu confortable!

– Peut-être!» répliqua Jos Meritt.

La trahison était tellement caractérisée, en somme, que Mrs. Branican dut se rendre.

«Mais pourquoi m’avoir trompée? se demandait-elle. Qu’ai-je fait à Len Burker?… N’avais-je pas oublié le passé?… Ne les ai-je point accueillis comme mes parents, sa malheureuse femme et lui?… Et il nous abandonne, il nous laisse sans ressources, et il me vole le prix de la liberté de John!… Mais pourquoi?»

Personne ne connaissait le secret de Len Burker, et personne n’aurait pu répondre à Mrs. Branican. Seule, Jane eût été à même de révéler ce qu’elle savait des abominables projets de son mari, et Jane n’était plus là.

Il n’était que trop vrai, cependant, Len Burker venait de mettre à exécution un plan préparé de longue date, un plan qui semblait avoir toutes les chances de réussite. Sous la promesse de les bien payer, les noirs de l’escorte s’étaient facilement prêtés à ses vues. Au plus fort do la tourmente, tandis que deux des indigènes entraînaient Jane, sans qu’il eût été possible d’entendre ses cris, les autres avaient poussé vers le nord les chameaux dispersés autour du campement.

Personne ne les avait aperçus au milieu d’une obscurité profonde, épaissie par les tourbillons de poussière, et, avant le jour, Len Burker et ses complices étaient déjà à quelques milles dans l’est de Joanna-Spring.

Jane étant séparée de Dolly, son mari n’avait plus à craindre que, pressée par ses remords, elle en vînt à trahir le secret de la naissance de Godfrey. D’ailleurs, dépourvus de vivres et de moyens de transport, il avait tout lieu de croire que Mrs. Branican et ses compagnons périraient au milieu des solitudes de Great-Sandy-Desert.

En effet, à Joanna-Spring, la caravane se trouvait encore à près de trois cents milles de la Fitz-Roy. Au cours de ce long trajet, comment Tom Marix pourvoirait-il aux besoins du personnel, si réduit qu’il fût à présent?

L’Okaover-creck est un des principaux affluents du fleuve Grey, lequel va se jeter par un des estuaires de la Terre de Witt dans l’Océan Indien.

Sur les bords de cette rivière, que les chaleurs excessives ne tarissent jamais, Tom Marix retrouva les mêmes ombrages, les mêmes sites, dont le colonel Warburton fait l’éloge avec une explosion de joie si intense.

De la verdure, des eaux courantes, après les interminables plaines sablonneuses de dunes et de spinifex, quel heureux changement! Mais, si le colonel Warburton, arrivé à ce point, était presque assuré d’atteindre son but, puisqu’il n’avait plus qu’à redescendre le creek jusqu’aux établissements de Rockbonne sur le littoral, il n’en était pas ainsi de Mrs. Branican. La situation, au contraire, allait s’empirer en traversant les arides régions qui séparent l’Okaover de la rivière Fitz-Roy.

La caravane ne se composait plus que de vingt-deux personnes sur quarante-trois qu’elle comptait au départ de la station d’Alice-Spring: Dolly et la femme indigène Harriett, Zach Fren, Tom Marix. Godfrey, Jos Meritt, Gîn-Ghi, et avec eux les quinze blancs de l’escorte, dont deux étaient gravement malades. Pour montures, quatre chameaux seulement, les autres ayant été entraînés par Len Burker, y compris le mâle qui leur servait de guide et celui qui portait la kibitka. La bête, dont Jos Meritt appréciait fort les qualités, avait également disparu – ce qui obligerait l’Anglais à voyager à pied comme son domestique. En fait de vivres, il ne restait qu’un très petit nombre de boîtes de conserves, retrouvées dans une caisse qu’une des chamelles avait laissé choir. Plus de farine, ni de café, ni de thé, ni de sucre, ni de sel; plus de boissons alcooliques; plus rien de la pharmacie de voyage, et comment Dolly pourrait-elle soigner les deux hommes dévorés par la fièvre? C’était le dénuement absolu, au milieu d’une contrée qui n’offrait aucune ressource.

Aux premières lueurs de l’aube, Mrs. Branican rassembla son personnel. Cette vaillante femme n’avait rien perdu de son énergie, vraiment surhumaine, et, par ses paroles encourageantes, elle parvint à ranimer ses compagnons. Ce qu’elle leur fît voir, c’était le but si près d’être atteint.

Le voyage fut repris et dans des conditions tellement pénibles que le plus confiant des hommes n’aurait pu espérer de le mener à bonne fin. Des quatre chameaux qui restaient, deux avaient dû être réservés aux malades, qu’on ne pouvait abandonner à Joanna-Spring, une de ces stations inhabitées comme le colonel Warburton en signale plusieurs sur son itinéraire. Mais ces pauvres gens auraient-ils la force de supporter le transport jusqu’à la Fitz-Roy, d’où il serait peut-être possible de les expédier à quelque établissement de la côte?… C’était douteux, et le cœur de Mrs. Branican se brisait à l’idée que deux nouvelles victimes s’ajouteraient à celles que comptait déjà la catastrophe du Franklin?…

Et pourtant Dolly ne renoncerait pas à ses projets! Non! elle ne suspendrait pas ses recherches! Rien ne l’arrêterait dans l’accomplissement de son devoir, – dût-elle rester seule!

En quittant la rive droite de l’Okaover-creek, dont le lit avait été passé à gué un mille en amont de Joanna-Spring, la caravane se dirigea au nord-nord-est. A prendre cette direction, Tom Marix espérait rejoindre la Fitz-Roy, au point le plus rapproché de la courbe irrégulière qu’elle trace, avant de s’infléchir vers le Golfe du Roi.

La chaleur était plus supportable. Il avait fallu les plus vives instances, – presque des injonctions, – de la part de Tom Marix et de Zach Fren, pour que Dolly acceptât un des chameaux comme bête de selle. Godfrey et Zach Fren ne cessaient de marcher d’un bon pas. Pareillement Jos Meritt, dont les longues jambes avaient la rigidité d’une paire d’échasses. Et, lorsque Mrs. Branican lui offrait de prendre sa monture, il déclinait l’offre, disant:

«Bien!… Oh!… Très bien! Un Anglais est un Anglais, mistress, mais un Chinois n’est qu’un Chinois, et je ne vois aucun inconvénient ace que vous fassiez cette proposition à Gîn-Ghi… Seulement, je lui défends d’accepter.»

Aussi Gîn-Ghi allait-il à pied, non sans récriminer, en songeant aux lointaines délices de Sou-Tchéou, la cité des bateaux-fleurs, la ville adorée des Célestes.

Le quatrième chameau servait soit à Tom Marix, soit à Godfrey, quand il s’agissait de se porter en avant. La provision d’eau, puisée à l’Okaover-creek, ne tarderait pas à être consommée, et c’est alors que la question des puits redeviendrait des plus graves.

En quittant les rives du creek, on chemina vers le nord sur une plaine légèrement ondulée, à peine sillonnée de dunes sablonneuses, qui s’étendait jusqu’aux extrêmes limites de l’horizon. Les touffes de spinifex y formaient des bouquets plus serrés, et divers arbrisseaux, jaunis par l’automne, donnaient à la région un aspect moins monotone. Peut-être une chance favorable permettrait-elle d’y rencontrer quelque gibier. Tom Marix, Godfrey, Zach Fren, qui ne se séparaient jamais de leurs armes, avaient heureusement conservé fusils et revolvers, et ils sauraient en faire bon emploi, le cas échéant. Il est vrai, les munitions, fort restreintes. ne devaient être employées qu’avec ménagement.

On alla ainsi quelques jours, une étape le matin, une étape le soir. Le lit des creeks qui sillonnaient ce territoire, n’était semé que de cailloux calcinés entre les herbes décolorées par la sécheresse. Le sable ne décelait pas la moindre trace d’humidité. Il était donc nécessaire de découvrir des puits, d’en découvrir un par vingt-quatre heures, puisque Tom Marix n’avait plus de tonnelets à sa disposition.

Aussi Godfrey se lançait-il à droite ou à gauche de l’itinéraire, dès qu’il se croyait sur quelque piste.

«Mon enfant, lui recommandait Mrs. Branican, ne fais pas d’imprudence!… Ne t’expose pas…

– Ne pas m’exposer, quand il s’agit de vous, mistress Dolly, de vous et du capitaine John!» répondait Godfrey.

Grâce à son dévouement, grâce aussi à une sorte d’instinct qui le guidait, quelques puits furent découverts, en s’écartant parfois de plusieurs milles dans le nord ou dans le sud.

Donc, si les souffrances de la soif ne furent pas absolument épargnées. du moins ne furent-elles pas excessives sur cette portion de la Terre de Tasman, comprise entre l’Okaover-creek et la Fitz-Roy river. Maintenant, ce qui mettait le comble aux fatigues, c’était l’insuffisance des moyens de transport, le rationnement de la nourriture, réduite à quelques restes de conserves, le manque de thé et de café, la privation de tabac, si pénible aux gens de l’escorte, l’impossibilité d’additionner une eau à demi saumâtre de quelques gouttes d’alcool. Après deux heures de marche, les plus énergiques tombaient de lassitude, d’épuisement, de misère.

Et puis, les bêtes trouvaient à peine de quoi manger au milieu de cette brousse, qui ne leur donnait ni une tige ni une feuille comestible. Plus de ces acacias nains, dont la résine, assez nutritive, est recherchée des indigènes aux époques de disette. Rien que les épines des maigres mimosas, mélangées aux touffes de spinifex. Les chameaux, la tête allongée, les reins ployants, traînaient les pieds, tombaient sur les genoux, et ce n’était pas sans grands efforts que l’on parvenait à les remettre debout.

Le 25, dans l’après-midi, Tom Marix, Godfrey et Zach Fren parvinrent à se procurer un peu de nourriture fraîche. Il y avait eu un passage de pigeons, d’allure sauvage, qui voletaient en troupes. Très fuyards, très rapides à s’échapper des touffes de mimosas, ils ne se laissaient pas approcher aisément. Toutefois, on finit par en abattre quelques-uns. Ils n’eussent pas été excellents – et ils l’étaient en réalité, – que de malheureux affamés les auraient appréciés comme un gibier des plus savoureux. On se contentait de les faire griller devant un feu de racines sèches, et, pendant deux jours, Tom Marix put économiser les conserves.

Mais ce qui suffisait à nourrir les hommes ne suffisait pas à nourrir les animaux. Aussi, dans la matinée du 26, l’un des chameaux qui servait au transport des malades, tomba-t-il lourdement sur le sol. Il fallut l’abandonner sur place, car il n’aurait pu se remettre en marche.

A Tom Marix revint la tâche de l’achever d’une balle dans la tête. Puis, ne voulant rien perdre de cette chair, qui représentait plusieurs jours de nourriture, bien que la bête fût extrêmement amaigrie par les privations, il s’occupa de la dépecer, suivant la méthode australienne.

Tom Marix n’ignorait pas que le chameau peut être utilisé dans toutes ses parties et servir à l’alimentation. Avec les os et une partie de la peau qu’il fit bouillir dans l’unique récipient qui lui restait, il obtint un bouillon, qui fut bien reçu de ces estomacs affamés. Quant à la cervelle, à la langue, aux joues de l’animal, ces morceaux, convenablement préparés, fournirent une nourriture plus solide. De même, la chair, coupée en lanières minces, et rapidement séchée au soleil, fut conservée, ainsi que les pieds, qui forment la meilleure partie de la bête. Ce qui était très regrettable, c’est que le sel faisait défaut, car cette chair salée se fût conservée plus facilement.

Le voyage se continuait dans ces conditions, à raison de quelques milles par jour. Par malheur, l’état des malades ne s’améliorait pas, faute de remèdes, sinon faute de soins. Tous n’arriveraient pas à ce but auquel tendaient les efforts de Mrs. Branican, à cette rivière Fitz-Roy, où les misères seraient peut-être atténuées dans une certaine mesure!

Et en effet, le 28 mars, puis le lendemain 29, les deux blancs succombèrent aux suites d’un épuisement trop prolongé. C’étaient des hommes originaires d’Adélaïde, l’un ayant à peine vingt-cinq ans, l’autre plus âgé d’une quinzaine d’années, et la mort vint les frapper tous deux sur cette route du désert australien.

Pauvres gens! c’étaient les premiers qui périssaient à la tâche, et leurs compagnons en furent très péniblement affectés. N’était-ce pas le sort qui les attendait tous, depuis la trahison de Len Burker, maintenant abandonnés au milieu de ces régions où les animaux eux-mêmes ne trouvent pas à vivre?

Et qu’aurait pu répondre Zach Fren, lorsque Tom Marix lui dit:

«Deux hommes morts pour en sauver un, sans compter ceux qui succomberont encore!…

Mrs. Branican donna libre cours à sa douleur, à laquelle chacun prit part. Elle pria pour ces deux victimes, et leur tombe fut marquée d’une petite croix que les ardeurs du climat allaient bientôt faire tomber en poussière.

La caravane se remit en route.

Des trois chameaux qui restaient, les hommes les plus fatigués durent se servir l’un après l’autre, afin de ne pas retarder leurs compagnons, et Mrs. Branican refusa d’affecter une de ces bêtes à son service. Pendant les haltes, ces animaux étaient employés à la recherche des puits, tantôt par Godfrey, tantôt par Tom Marix, car on ne rencontrait pas un seul indigène près duquel il eût été possible de se renseigner. Cela semblait indiquer que les tribus s’étaient reportées vers le nord-est de la Terre de Tasman. Dans ce cas, il faudrait suivre la trace des Indas jusqu’au fond de la vallée de la Fitz-Roy, – circonstance très fâcheuse, puisque ce serait accroître le voyage de quelques centaines de milles.

Dès le commencement d’avril, Tom Marix reconnut que la provision de conserves touchait à sa fin. Il y avait donc nécessité de sacrifier un des trois chameaux. Quelques jours de nourriture assurés, cela permettrait sans doute d’atteindre la Fitz-Roy river, dont la caravane ne devait plus être éloignée que d’une quinzaine d’étapes.

Ce sacrifice étant indispensable, il fallut s’y résigner. On choisit la bête qui paraissait le moins en état de faire son service. Elle fut abattue, dépecée, réduite en lanières qui, séchées au soleil, possédaient des qualités assez nutritives, après qu’elles avaient subi une longue cuisson. Quant aux autres parties de l’animal, sans oublier le cœur et le foie, elles furent soigneusement mises en réserve.

Entre temps, Godfrey parvint à tuer plusieurs couples de pigeons, – faible contingent, il est vrai, lorsqu’il s’agissait de pourvoira l’alimentation de vingt personnes. Tom Marix reconnut aussi que les touffes d’acacias commençaient à reparaître sur la plaine, et il fut possible d’employer comme nourriture leurs graines préalablement grillées sur le feu.

Oui! il était temps d’atteindre la vallée de la Fitz-Roy, d’y trouver les ressources qu’on eût vainement demandées à cette contrée maudite. Un retard de quelques jours, et la plupart de ces pauvres gens n’auraient pas la force d’y arriver.

A la date du 5 avril, il ne restait plus rien des conserves, rien de la viande fournie par le dépeçage des chameaux. Quelques graines d’acacias, voilà à quoi Mrs. Branican et ses compagnons étaient réduits.

En effet, Tom Marix hésitait à sacrifier les deux dernières bêtes qui avaient survécu. En songeant au chemin qu’il fallait encore parcourir, il ne pouvait s’y résoudre. Il dut en venir là, pourtant, et dès le soir même, car personne n’avait mangé depuis quinze heures.

Mais au moment de la halte, un des hommes accourut en criant:

«Tom Marix… Tom Marix… les deux chameaux viennent de tomber.

– Essayez de les relever…

– C’est impossible.

– Alors qu’on les tue sans attendre…

– Les tuer?… répondit l’homme. Mais ils vont mourir, s’ils ne sont morts déjà!

bran_77.jpg (167299 bytes)

– Morts!» s’écria Tom Marix.

Et il ne put retenir un geste de désespoir, car, une fois morts, la chair de ces animaux ne serait plus mangeable.

Suivi de Mrs. Branican, de Zach Fren, de Godfrey et de Jos Meritt, Tom Marix se rendit à l’endroit où les deux bêtes venaient de s’abattre.

Là, couchées sur le sol, elles s’agitaient convulsivement, l’écume à la bouche, les membres contractés, la poitrine haletante. Elles allaient mourir, et non de mort naturelle.

«Que leur est-il donc arrivé? demanda Dolly. Ce n’est pas la fatigue… ce n’est pas l’épuisement…

– Non, répondit Tom Marix, je crains que ce ne soit l’effet de quelque herbe malfaisante!

– Bien!… Oh!… Très bien! Je sais ce que c’est! répondit Jos Meritt. J’ai déjà vu cela dans les provinces de l’est… dans le Queensland! Ces chameaux ont été empoisonnés…

– Empoisonnés?… répéta Dolly.

– Oui, dit Tom Marix, c’est le poison!

– Eh bien, reprit Jos Meritt, puisque nous n’avons plus d’autres ressources, il n’y a plus qu’à prendre exemple sur les cannibales… à moins de mourir de faim!… Que voulez-vous?… Chaque pays a ses usages, et le mieux est de s’y conformer!»

Le gentleman disait ces choses avec un tel accent d’ironie que, les yeux agrandis par le jeûne, plus maigre qu’il ne l’avait jamais été, il faisait peur à voir.

Ainsi donc les deux chameaux venaient de mourir empoisonnés. Et cet empoisonnement, – Jos Meritt ne se trompait pas, – était dû à une espèce d’ortie vénéneuse, assez rare pourtant dans ces plaines du nord-ouest: c’est la «moroïdes laportea» qui produit une sorte de framboise et dont les feuilles sont garnies de piquants acérés. Rien que leur contact provoque des douleurs très vives et très durables. Quant au fruit, il est mortel, si on ne le combat avec le jus du «colocasia macrorhiza», autre plante qui pousse le plus souvent sur les mêmes terrains que l’ortie vénéneuse.

L’instinct, qui empêche les animaux de toucher aux substances nuisibles, avait été vaincu cette fois, et les deux bêtes, n’ayant pu résister au besoin de dévorer ces orties, venaient de succomber dans d’horribles souffrances.

Comment se passèrent les deux jours suivants, ni Mrs. Branican ni aucun de ses compagnons n’en ont gardé le souvenir. Il avait fallu abandonner les deux animaux morts, car, une heure après, ils étaient en état de complète décomposition, tant est rapide l’effet de ce poison végétal. Puis, la caravane, se traînant dans la direction de la Fitz-Roy, cherchait à découvrir les mouvements de terrains qui encadrent la vallée… Pourraient-ils l’atteindre tous?… Non, et quelques-uns demandaient déjà qu’on les tuât sur place, afin de leur épargner une plus effroyable agonie…

Mrs. Branican allait de l’un à l’autre… Elle essayait de les ranimer… Elle les suppliait de faire un dernier effort… Le but n’était plus éloigné… Quelques marches encore… Là-bas était le salut… Mais qu’aurait-elle pu obtenir de ces infortunés!

Le 8 avril au soir, personne n’eut la force d’établir le campement. Les malheureux rampaient au pied des spinifex pour en mâcher les feuilles poussiéreuses. Ils ne pouvaient plus parler… ils ne pouvaient plus aller au delà… Tous tombèrent à cette dernière halte.

Mrs. Branican résistait encore. Agenouillé près d’elle, Godfrey l’enveloppait d’un suprême regard… Il l’appelait «mère!… mère!…» comme un enfant qui supplie celle dont il est né de ne pas le laisser mourir…

Et Dolly; debout au milieu de ses compagnons, parcourait l’horizon du regard, en criant:

«John!… John!…»

Comme si c’était du capitaine John qu’un dernier secours eût pu lui venir!

Poprzednia częśćNastępna cześć