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Jules Verne

 

Un capitaine de quinze ans

 

(Chapitre XV-XVIII)

 

 

Dessins par H. Meyer

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie, 1878

 

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre XV

Harris.

 

e lendemain, 7 avril, Austin, qui était de garde au lever du jour, vit Dingo courir, en aboyant, vers la petite rivière. Presque aussitôt, Mrs. Weldon, Dick Sand et les noirs sortirent de la grotte.

Décidément, il y avait quelque chose.

«Dingo a senti un être vivant, homme ou bête, dit le novice.

– En tout cas, ce n’est pas Negoro, fit observer Tom, car Dingo aboierait avec fureur.

– Si ce n’est pas Negoro, où peut-il être? demanda Mrs. Weldon, en jetant à Dick Sand un regard qui ne fut compris que de lui, et, si ce n’est pas lui, qui est-ce donc?

– Nous allons le savoir, mistress Weldon,» répondit le novice.

Puis, s’adressant à Bat, à Austin et à Hercule:

«Armez-vous, mes amis, et venez!»

Chacun des noirs prit un fusil et un coutelas, ainsi qu’avait fait Dick Sand. Une cartouche fut glissée dans la culasse des remingtons, et, ainsi armés, tous quatre se dirigèrent vers la berge de la rivière.

Mrs. Weldon, Tom, Actéon, restèrent à l’entrée de la grotte, où le petit Jack et Nan se trouvaient encore.

Le soleil se levait alors. Ses rayons, interceptés par les hautes montagnes de l’est, n’arrivaient pas directement à la falaise; mais, jusqu’à l’horizon occidental, la mer étincelait sous les premiers feux du jour.

Dick Sand et ses compagnons suivaient à mi-grève le rivage dont la courbe se raccordait à l’embouchure de la rivière.

Là, Dingo, immobile et comme en arrêt, aboyait toujours. Il était évident qu’il voyait ou sentait quelque indigène.

Et, en effet, ce n’était plus à Negoro, à son ennemi du bord, cette fois, que le chien en voulait.

Un homme tournait, en ce moment, le dernier pan de la falaise. Il s’avançait prudemment sur la berge, et, par ses gestes familiers, il cherchait à calmer Dingo. Il ne se souciait pas, on le comprenait, d’affronter la colère du vigoureux animal.

«Ce n’est pas Negoro! dit Hercule.

– Nous ne pouvons perdre au change! répondit Bat.

– Non, dit le novice. C’est probablement quelque indigène, qui nous épargnera l’ennui d’une séparation. Nous allons donc enfin savoir exactement où nous sommes!»

Et tous quatre, remettant leurs fusils sur l’épaule, se dirigèrent rapidement vers l’inconnu.

Celui-ci, en les voyant s’approcher, donna, tout d’abord, les marques de la plus vive surprise. Très-certainement, il ne s’attendait pas à rencontrer des étrangers sur cette partie de la côte. Évidemment aussi, il n’avait pas encore aperçu les débris du Pilgrim, sans quoi, la présence de naufragés se fût expliquée tout naturellement pour lui. D’ailleurs, pendant la nuit, le ressac avait achevé de démolir la carcasse du navire, et il n’en restait plus que des épaves qui flottaient au large.

Au premier moment, l’inconnu, voyant marcher vers lui ces quatre hommes armés, fit un mouvement pour revenir sur ses pas. Il portait un fusil en bandoulière, qui passa rapidement dans sa main et de sa main à son épaule. On conçoit qu’il ne fût pas rassuré.

Dick Sand fit un geste de salut, que l’inconnu comprit sans doute, car, après quelque hésitation, il continua d’avancer.

Dick Sand put alors l’examiner avec attention.

C’était un homme vigoureux, âgé de quarante ans au plus, l’œil vif, les cheveux et la barbe grisonnants, le teint hâlé comme celui d’un nomade qui a toujours vécu au grand air dans la forêt ou dans la plaine. Une sorte de blouse en peau tannée lui servait de justaucorps, un large chapeau couvrait sa tête, des bottes de cuir lui montaient jusqu’au-dessous du genou, et des éperons à large molette résonnaient à leurs hauts talons.

Ce que Dick Sand reconnut d’abord, – et ce qui était en effet, – c’est qu’il avait devant lui, non l’un de ces Indiens, coureurs habituels des pampas, maïs un de ces aventuriers, de sang étranger, souvent peu recommandables, qui se rencontrent fréquemment dans ces contrées lointaines. Il semblait même, à son attitude assez raide, à la couleur rougeâtre de quelques poils de sa barbe, que cet inconnu devait être d’origine anglo-saxonne. En tout cas, ce n’était ni un Indien ni un Espagnol.

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Et cela parut certain, quand, à Dick Sand, qui lui dit en anglais: «Soyez le bienvenu!» il répondit dans la même langue, et sans que sa prononciation fût entachée d’aucun accent.

«Soyez le bienvenu vous-même, mon jeune ami,» dit l’inconnu, en s’avançant vers le novice, dont il serra la main.

Quant aux noirs, il se contenta de leur faire un geste, sans leur adresser la parole.

«Vous êtes Anglais? demanda-t-il au novice,

– Américains, répondit Dick Sand.

– Du Sud?

– Du Nord.»

Cette réponse parut faire plaisir à l’inconnu, qui secoua plus vigoureusement la main du novice, et cette fois bien à l’américaine.

«Et puis-je savoir, mon jeune ami, demanda-t-il, comment vous vous trouvez sur cette côte?»

Mais, en ce moment, sans attendre que le novice eût répondu à sa demande, l’inconnu retira son chapeau et salua.

Mrs. Weldon s’était avancée jusqu’à la berge, et elle se trouvait alors en face de lui.

Ce fut elle qui répondit à sa question.

«Monsieur, dit-elle, nous sommes des naufragés, dont le navire s’est brisé hier sur ces récifs!»

Un sentiment de pitié se peignit sur la figure de l’inconnu, dont les regards cherchèrent le bâtiment qui s’était mis à la côte.

«Il ne reste plus rien de notre navire! ajouta le novice. Le ressac a achevé de le démolir pendant la nuit.

– Et notre première question, reprit Mrs. Weldon, sera pour vous demander où nous sommes?

– Mais vous êtes sur le littoral de l’Amérique du Sud, répondit l’inconnu, qui parut surpris de la demande. Est-ce que vous pouviez avoir quelque doute à cet égard?

– Oui, monsieur, car là tempête avait pu nous faire dévier de notre route, que je n’ai pu relever avec précision, répondit Dick Sand. Mais je vous demanderai où nous sommes, plus exactement? Sur la côte du Pérou, je pense?

– Non, mon jeune ami, non! Un peu plus au sud! Vous vous êtes échoué sur la côte bolivienne.

– Ah! fit Dick Sand.

– Et vous êtes même sur cette partie méridionale de la Bolivie qui confine au Chili.

– Alors quelle est cette pointe? demanda Dick Sand, en montrant le promontoire du nord.

– Je ne saurais vous en dire le nom, répondit l’inconnu, car si je connais passablement le pays à l’intérieur pour l’avoir souvent parcouru, c’est la première fois que je visite ce rivage.»

Dick Sand réfléchissait à ce qu’il venait d’apprendre. Cela ne l’étonnait qu’à demi, car son estime avait pu et même dû le tromper en ce qui concernait les courants; mais l’erreur n’était pas considérable. En effet, il se croyait à peu près entre le vingt – septième et le trentième parallèle, d’après le relèvement qu’il avait fait de l’île de Pâques, et c’était sur le vingt-cinquième parallèle qu’il s’était échoué. Il n’y avait aucune impossibilité à ce que le Pilgrim eût dévié de cet écart relativement faible sur une aussi longue traversée.

D’ailleurs, rien n’autorisait à douter des assertions de l’inconnu, et, puisque cette côte était celle de la basse Bolivie, il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’elle fût si déserte.

«Monsieur, dit alors Dick Sand, d’après votre réponse, je dois conclure que nous sommes à une assez grande distance de Lima.

– Oh! Lima est au loin… par là! dans le nord!»

Mrs. Weldon, mise tout d’abord en méfiance par la disparition de Negoro, observait le nouveau venu avec une extrême attention, mais elle ne surprit rien, ni dans son attitude, ni dans sa manière de s’exprimer, qui pût faire suspecter sa bonne foi.

«Monsieur, dit-elle, ma question n’est pas indiscrète sans doute… Vous ne semblez pas être d’origine péruvienne?

– Je suis Américain comme vous l’êtes, mistress?… dit l’inconnu, qui attendit un instant que l’Américaine lui fît connaître son nom.

– Mistress Weldon, répondit celle-ci.

– Moi, je me nomme Harris, et je suis né dans la Caroline du Sud. Mais voilà vingt ans que j’ai quitté mon pays pour les pampas de la Bolivie, et cela me fait plaisir de revoir des compatriotes.

– Vous habitez cette partie de la province, monsieur Harris? demanda Mrs. Weldon.

– Non, mistress Weldon, répondit Harris, je demeure dans le sud, sur la frontière chilienne, mais, en ce moment, je me rends à Atacama, dans le nord-est.

– Sommes-nous donc sur la lisière du désert de ce nom? demanda Dick Sand.

– Précisément, mon jeune ami, et ce désert s’étend bien au delà des montagnes qui ferment l’horizon.

– Le désert d’Atacama? répéta Dick Sand,

– Oui, répondit Harris. Ce désert est comme un pays à part dans cette vaste Amérique du Sud, dont il diffère sous bien des rapports. C’est à la fois la portion la plus curieuse et la moins connue de ce continent.

– Et-vous y voyagez seul? demanda Mrs. Weldon.

– Oh! ce n’est pas la première fois que je fais ce voyage! répondit l’Américain. Il y a, à deux cents milles d’ici, une ferme importante, l’hacienda de San-Felice, qui appartient à l’un de mes frères, et c’est chez lui que je me rends pour mon commerce. Si vous voulez m’y suivre, vous serez bien reçus, et les moyens de transport ne vous manqueront point pour gagner la ville d’Atacama. Mon frère sera heureux de vous les fournir.»

Ces offres, faites spontanément, ne pouvaient que prévenir en faveur de l’Américain, qui reprit aussitôt en s’adressant à Mrs. Weldon:

«Ces noirs sont vos esclaves?»

Et il montrait de la main Tom et ses compagnons.

«Nous n’avons plus d’esclaves aux États-Unis, répondit vivement Mrs. Weldon. Le Nord a depuis longtemps aboli l’esclavage, et le Sud a dû suivre l’exemple du Nord!

– Ah! c’est juste, répondit Harris. J’avais oublié que la guerre de 1862 avait tranché cette grave question. – J’en demande pardon à ces braves gens, ajouta Harris, avec la petite pointe d’ironie que devait mettre dans son langage un Américain du Sud parlant à des noirs. Mais, en voyant ces gentlemen à votre service, j’ai cru…

– Ils ne sont point et n’ont jamais été à mon service, monsieur, répondit gravement Mrs. Weldon.

– Nous serions honorés de vous servir, mistress Weldon, dit alors le vieux Tom. Mais, que monsieur Harris le sache, nous n’appartenons à personne. J’ai été esclave, moi, il est vrai, et vendu comme tel en Afrique, lorsque je n’avais que six ans; mais mon fils Bat que voici est né d’un père affranchi, et, quant à nos compagnons, ils sont nés de parents libres.

– Je ne puis que vous en féliciter! répondit Harris d’un ton que Mrs. Weldon ne trouva pas assez sérieux. Sur cette terre de la Bolivie, d’ailleurs, nous n’avons pas d’esclaves. Donc, vous n’avez rien à craindre, et vous pouvez aller aussi librement ici que dans les États de la Nouvelle-Angleterre.»

En ce moment, le petit Jack, suivi de Nan, sortit de la grotte en se frottant les yeux.

Puis, ayant aperçu sa mère, il courut à elle. Mrs. Weldon l’embrassa tendrement.

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«Le charmant petit garçon! dit l’Américain, en s’approchant de Jack.

– C’est mon fils, répondit Mrs. Weldon.

– Oh! mistress Weldon, vous avez dû être doublement éprouvée, puisque votre enfant a été exposé à tant d’épreuves!

– Dieu l’en a tiré sain et sauf, ainsi que nous, monsieur Harris, répondit Mrs. Weldon.

– Voulez-vous me permettre de l’embrasser sur ses bonnes joues? demanda Harris.

– Volontiers,» répondit Mrs. Weldon.

Mais la figure de «monsieur Harris», paraît-il, ne plut pas au petit Jack, car il se serra plus étroitement contre sa mère.

«Tiens! fit Harris, vous ne voulez pas que je vous embrasse! Je vous fais donc peur, mon petit bonhomme?

– Excusez-le, monsieur, s’empressa de dire Mrs. Weldon. C’est timidité de sa part.

– Bon! Nous ferons plus ample connaissance! répondit Harris. Une fois à l’hacienda, il s’amusera à monter un gentil poney qui lui dira du bien de moi!»

Mais l’offre du «gentil poney» ne parvint pas à amadouer Jack, plus que n’avait fait la proposition d’embrasser M. Harris.

Mrs. Weldon, assez contrariée, se hâta de détourner la conversation. Il ne fallait pas risquer de blesser un homme qui avait si obligeamment offert ses services.

Dick Sand, pendant ce temps, réfléchissait à la proposition, qui leur survenait, si à propos, de gagner l’hacienda de San-Felice. C’était, ainsi que l’avait dit Harris, un parcours de plus de deux cents milles, tantôt en forêts, tantôt en plaines, – voyage très-fatigant, à coup sûr, puisque les moyens de transport faisaient absolument défaut.

Le jeune novice présenta donc quelques observations à cet égard et attendit la réponse qu’allait faire l’Américain.

«Le voyage est un peu long, en effet, répondit Harris, mais j’ai là, à quelques centaines de pas en arrière de la berge, un cheval que je compte mettre à la disposition de mistress Weldon et de son fils. Pour nous, rien de difficile, ni même de très-fatigant à ce que nous fassions la route à pied. D’ailleurs, quand j’ai parlé de deux cents milles, c’est en suivant, ainsi que je l’ai déjà fait, le cours de cette rivière. Mais si nous prenions à travers la forêt, notre parcours serait abrégé de quatre-vingts milles au moins. Or, à raison de dix milles par jour, il me semble que nous arriverions à l’hacienda sans trop de misères.»

Mrs. Weldon remercia l’Américain.

«Vous ne pouvez mieux me remercier qu’en acceptant, répondit Harris. Bien que je n’aie jamais traversé cette forêt, je ne serai pas, je le crois, embarrassé d’y faire route, ayant assez l’habitude de la pampa. Mais il y a une question plus grave, celle des vivres. Je n’ai que ce qu’il me faut strictement pour gagner l’hacienda de San-Felice…

– Monsieur Harris, répondit Mrs. Weldon, nous avons heureusement des vivres en quantité plus que suffisante, et nous serons heureux de les partager avec vous.

– Eh bien, mistress Weldon, il me semble que tout s’arrange pour le mieux, et que nous n’avons plus qu’à partir.»

Harris se dirigeait vers la berge, avec l’intention d’aller reprendre son cheval à l’endroit où il l’avait laissé, lorsque Dick Sand l’arrêta encore en lui faisant une question.

Cela ne lui allait pas beaucoup, au jeune novice, d’abandonner le littoral pour s’enfoncer à l’intérieur du pays sous cette interminable forêt. Le marin reparaissait en lui, et, à remonter ou à descendre la côte, il eût été plus à son affaire.

«Monsieur Harris, dit-il, au lieu de voyager pendant cent vingt milles dans le désert d’Atacama, pourquoi ne pas suivre le littoral? Distance pour distance, ne vaudrait-il pas mieux chercher à atteindre la ville la plus proche, soit au nord, soit au sud?

– Mais, mon jeune ami, répondit Harris, en fronçant légèrement le sourcil, il me semble qu’il ne se trouve pas de ville à moins de trois ou quatre cents milles sur cette côte, que je ne connais que très-imparfaitement.

– Au nord, oui, répondit Dick Sand, mais au sud?…

– Au sud, répliqua l’Américain, il faudrait redescendre jusqu’au Chili. Or, le parcours est presque aussi long, et, à votre place, je n’aimerais pas à côtoyer les pampas de la République argentine. Quant à moi, à mon grand regret, je ne saurais vous y accompagner.

– Les navires qui vont du Chili au Pérou ne passent donc pas en vue de cette côte? demanda alors Mrs, Weldon.

– Non, répondit Harris. Ils se tiennent beaucoup plus au large, et vous n’avez pas dû en rencontrer.

– En effet, répondit Mrs. Weldon. – Eh bien, Dick, as-tu encore quelque question à adresser à monsieur Harris?

– Une seule, mistress Weldon, répondit le novice, qui éprouvait quelque peine à se rendre. Je demanderai à monsieur Harris dans quel port il pense que nous pourrons trouver un navire pour retourner à San-Francisco?

– Ma foi, mon jeune ami, je ne saurais trop vous le dire, répondit l’Américain. Tout ce que je sais, c’est que nous vous fournirons à l’hacienda de San-Felice les moyens de gagner la ville d’Atacama, et de là…

– Monsieur Harris, dit alors Mrs. Weldon, ne croyez pas que Dick Sand hésite à accepter vos offres!

– Non, mistress Weldon, non, certes, je n’hésite pas, répondit le jeune novice, mais je ne puis m’empêcher de regretter de ne pas nous être mis à la côte quelques degrés plus au nord ou plus au sud! Nous aurions été à proximité d’un port, et cette circonstance, en facilitant notre rapatriement, nous eût évité de mettre à contribution la bonne volonté de monsieur Harris.

– Ne craignez pas d’abuser de moi, mistress Weldon, reprit Harris. Je vous répète que j’ai trop rarement l’occasion de me retrouver en présence de compatriotes. C’est pour moi un véritable plaisir de vous obliger.

– Nous acceptons votre offre, monsieur Harris, répondit Mrs. Weldon, mais je ne voudrais pas, cependant, vous priver de votre cheval. Je suis bonne marcheuse…

– Et moi très-bon marcheur, répondit Harris en s’inclinant. Habitué aux longues courses à travers les pampas, ce n’est pas moi qui retarderai notre caravane. Non, mistress Weldon, vous et votre petit Jack, vous vous servirez de ce cheval. Il est possible, d’ailleurs, que nous rencontrions en route quelques-uns des serviteurs de l’hacienda, et, comme ils seront montés, eh bien! ils nous céderont leurs montures.»

Dick Sand vit bien qu’en faisant de nouvelles objections, il contrarierait Mrs. Weldon.

«Monsieur Harris, dit-il, quand partirons-nous?

– Aujourd’hui même, mon jeune ami, répondit Harris. La mauvaise saison commence avec le mois d’avril, et il faut autant que possible que vous ayez auparavant atteint l’hacienda de San-Felice. En somme, le chemin à travers la forêt est encore le plus court et peut-être aussi le plus sûr. Il est moins exposé que la côte aux incursions des Indiens nomades, qui sont d’infatigables pillards.

– Tom, mes amis, répondit Dick Sand en se retournant vers les noirs, il ne nous reste plus qu’à faire les préparatifs du départ. Choisissons donc, parmi les provisions du bord, celles qui peuvent le plus aisément se transporter, et faisons des ballots, dont chacun prendra sa part.

– Monsieur Dick, dit Hercule, si vous le voulez, je porterai bien la charge tout entière!

– Non, mon brave Hercule! répondit le novice. Il vaut mieux que nous nous partagions le fardeau.

– Vous êtes un vigoureux compagnon, Hercule, dit alors Harris, qui regardait le nègre comme si celui-ci eût été à vendre. Sur les marchés d’Afrique, vous auriez valu cher!

– Je vaux ce que je vaux, répondit Hercule en riant, et les acheteurs n’ont qu’à bien courir, s’ils veulent m’attraper!»

Tout était convenu, et, pour hâter le départ, chacun se mit à la besogne. Il n’y avait, d’ailleurs, à se préoccuper du ravitaillement de la petite troupe que pour le voyage du littoral à l’hacienda, c’est-à-dire pendant une dizaine de jours de marche.

«Mais, avant de partir, monsieur Harris, dit Mrs. Weldon, avant d’accepter votre hospitalité, je vous prierai d’accepter la nôtre. Nous vous l’offrons de bon cœur!

– J’accepte, mistress Weldon, j’accepte avec empressement! répondit gaîment Harris.

– Dans quelques minutes, notre déjeuner sera prêt,

– Bien, mistress Weldon. Je vais profiter de ces dix minutes pour aller reprendre mon cheval et l’amener ici. Il aura déjeuné, lui!

– Voulez-vous que je vous accompagne, monsieur? demanda Dick Sand à l’Américain.

– Comme vous voudrez, mon jeune ami, répondit Harris. Venez! Je vous ferai connaître le bas cours de cette rivière.»

Tous deux partirent.

Pendant ce temps, Hercule fut envoyé à la recherche de l’entomologiste. Cousin Bénédict s’inquiétait bien, ma foi, de ce qui se passait autour de lui! Il errait alors sur le sommet de la falaise, en quête d’un insecte «introuvable», qu’il ne trouvait pas d’ailleurs.

Hercule le ramena bon gré mal gré. Mrs. Weldon lui apprit que le départ était décidé, et que, pendant une dizaine de jours, il faudrait voyager à l’intérieur de la contrée.

Cousin Bénédict répondit qu’il était prêt à partir, et qu’il ne demandait pas mieux de traverser même l’Amérique tout entière, pourvu qu’on le laissât «collectionner» en route.

Mrs. Weldon s’occupa alors, avec l’aide de Nan, de préparer un repas réconfortant. Bonne précaution avant de se mettre en chemin.

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Pendant ce temps, Harris, accompagné de Dick Sand, avait tourné le coude de la falaise. Tous deux suivirent la berge sur un espace de trois cents pas. Là, un cheval, attaché à un arbre, fit entendre de joyeux hennissements à l’approche de son maître.

C’était une bête vigoureuse, d’une espèce que Dick Sand ne put reconnaître. Encolure longue, reins courts et croupe allongée, épaules plates, chanfrein presque busqué, ce cheval offrait, cependant, les signes distinctifs de ces races auxquelles on attribue une origine arabe.

«Vous voyez, mon jeune ami, dit Harris, que c’est un vigoureux animal, et vous pouvez compter qu’il ne nous manquera pas en route.»

Harris détacha son cheval, le prit par la bride et redescendit la berge, en précédant Dick Sand. Celui-ci avait jeté un regard rapide tant sur la rivière que vers la forêt qui enserrait ses deux rives. Mais il ne vit rien de nature à l’inquiéter.

Toutefois, lorsqu’il eut rejoint l’Américain, il lui posa brusquement la question suivante, à laquelle celui-ci ne pouvait guère s’attendre:

«Monsieur Harris, demanda-t-il, vous n’avez pas rencontré cette nuit un Portugais nommé Negoro?

– Negoro? répondit Harris du ton d’un homme qui ne comprendras ce qu’on veut dire. Qu’est-ce que ce Negoro?

– C’était le cuisinier du bord, répondit Dick Sand, et il a disparu.

– Noyé peut-être?… dit Harris.

– Non, non! répondit Dick Sand. Hier soir, il était encore avec nous; mais pendant la nuit, il nous a quittés et il a remonté probablement la berge de cette rivière. Aussi, je vous demandais si vous, qui êtes venu de ce côté, vous ne l’aviez pas rencontré?

– Je n’ai rencontré personne, répliqua l’Américain, et si votre cuisinier s’est aventuré seul dans la forêt, il risque fort de s’égarer. Peut-être le rattraperons-nous en route?

– Oui… peut-être!» répondit Dick Sand.

Lorsque tous deux furent revenus à la grotte, le déjeuner était prêt. Il se composait, comme le souper de la veille, de conserves alimentaires, de «corn-beef» et de biscuit. Harris y fit honneur, en homme que la nature a doué d’un grand appétit.

«Allons, dit-il, je vois que nous ne mourrons pas de faim en route! Je n’en dirai pas autant de ce pauvre diable de Portugais, dont notre jeune ami m’a parlé.

– Ah! fit Mrs. Weldon, Dick Sand vous a dit que nous n’avions pas revu Negoro?

– Oui, mistress Weldon, répondit le novice. Je désirais savoir si monsieur Harris ne l’avait pas rencontré.

– Non, répondit Harris. Laissons donc ce déserteur où il est, et occupons-nous du départ! – Quand vous voudrez, mistress Weldon!»

Chacun prit le ballot qui lui était destiné. Mrs. Weldon, aidée d’Hercule, se plaça sur le cheval, et l’ingrat petit Jack, son fusil en bandoulière, l’enfourcha sans même penser à remercier celui qui mettait à sa disposition cette excellente monture.

Jack, placé devant sa mère, lui dit alors qu’il saurait très-bien conduire le «cheval du monsieur».

On lui donna donc à tenir le bridon, et il ne douta pas qu’il fût le véritable chef de la caravane.

 

 

Chapitre XVI

En route.

 

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e ne fut pas sans une certaine appréhension, – rien ne paraissait devoir la justifier d’ailleurs, – que Dick Sand, trois cents pas après avoir remonté la berge de la rivière, pénétra sous l’épaisse forêt, dont ses compagnons etlui allaient, pendant dix jours, suivre les difficiles sentiers.

Au contraire, Mrs. Weldon avait toute confiance, elle, femme et mère, que les périls auraient pu doublement inquiéter.

Deux motifs très-sérieux avaient contribué à la rassurer: d’abord, parce que cette région des pampas n’était très-redoutable ni par les indigènes, ni par les animaux qu’elle renfermait; ensuite, parce que, sous la direction d’Harris, d’un guide aussi sûr de lui que l’Américain paraissait l’être, on ne pouvait craindre de s’égarer.

Voici, autant qu’il était possible, l’ordre de marche qui devait être maintenu, pendant le voyage:

Dick Sand et Harris, tous deux armés, l’un de son long fusil, l’autre d’un remington, se tenaient en tête de la petite troupe.

Venaient ensuite Bat et Austin, également armés chacun d’un fusil et d’un coutelas.

Derrière eux suivaient Mrs. Weldon et le petit Jack, à cheval; puis, Nan et Tom.

À l’arrière, Actéon, armé du quatrième remington, et Hercule, une hache à la ceinture, fermaient la marche.

Dingo allait et venait, et, ainsi que le fit observer Dick Sand, toujours en chien inquiet qui chercherait une piste. Ses allures avaient visiblement changé depuis que le naufrage du Pilgrim l’avait jeté sur ce littoral. Il semblait agité, et presque incessamment il faisait-entendre un grognement sourd, plutôt lamentable que furieux. Cela fut reconnu de tous, bien que personne ne pût se l’expliquer.

Quant au cousin Bénédict, il avait été aussi impossible de lui assigner un ordre de marche qu’à Dingo. A moins d’être tenu en laisse, il ne l’aurait pas gardé. Sa boîte de fer-blanc passée en bandoulière, son filet à la main, sa grosse loupe suspendue à son cou, tantôt en arrière, tantôt en avant, il détalait dans les hautes herbes, guettant les orthoptères ou tout autre insecte en «ptère», au risque de se faire mordre par quelque serpent venimeux.

Dans la première heure, Mrs. Weldon, inquiète, le rappela vingt fois. Rien n’y fit.

«Cousin Bénédict, finit-elle par lui dire, je vous prie très-sérieusement de ne pas vous éloigner, et je vous engage une dernière fois à tenir compte de ma recommandation.

– Cependant, cousine, répondit l’intraitable entomologiste, lorsque j’apercevrai un insecte.

– Quand vous apercevrez un insecte, reprit Mrs. Weldon, vous voudrez bien le laisser courir en paix, ou vous me mettrez dans la nécessité de vous faire enlever votre boîte!

– M’enlever ma boîte! s’écria cousin Bénédict, comme s’il se fût agi de lui arracher les entrailles.

– Votre boîte et votre filet, ajouta impitoyablement Mrs. Weldon.

– Mon filet, cousine! Et pourquoi pas mes lunettes? Vous n’oseriez pas! Non! vous n’oseriez pas!

– Même vos lunettes, que j’oubliais! Je vous remercie, cousin Bénédict, de m’avoir rappelé que j’avais ce moyen de vous rendre aveugle, et, par là, de vous forcer à être sage!»

Cette triple menace eut pour effet de le faire tenir tranquille, ce cousin insoumis, pendant une heure environ. Puis, il recommença à s’éloigner, et, comme il en eût fait autant, même sans filet, sans boîte et sans lunettes, il fallut bien le laisser agir à sa guise. Mais Hercule se chargea de le surveiller spécialement, – ce qui était tout naturellement entré dans ses fonctions, – et il fut convenu qu’il agirait avec lui comme cousin Bénédict avec un insecte, c’est-à-dire qu’il l’attraperait, au besoin, et le rapporterait aussi délicatement que l’autre eût fait du plus rare des lépidoptères.

Cela réglé, on ne s’occupa plus de cousin Bénédict.

La petite troupe, on l’a vu, était bien armée et se gardait sévèrement. Mais, ainsi que le répéta Harris, il n’y avait d’autre rencontre à redouter que celle des Indiens nomades, et encore n’en verrait-on pas probablement.

En tout cas, les dispositions prises suffiraient à les tenir en respect.

Les sentiers qui circulaient à travers l’épaisse forêt ne méritaient pas ce nom. C’étaient plutôt des passées d’animaux que des passées d’hommes. Elles ne permettaient d’avancer que difficilement. Aussi, en ne fixant qu’à cinq ou six milles la moyenne du parcours que ferait la petite troupe en douze heures de marche, Harris avait-il sagement calculé.

Le temps était fort beau, d’ailleurs. Le soleil montait vers le zénith, répandant à flots ses rayons presque perpendiculaires. En plaine, cette chaleur eût été insoutenable, Harris eut soin de le faire remarquer; mais, sous cette impénétrable ramure, on la supportait facilement et impunément.

La plupart des arbres de cette forêt étaient inconnus, aussi bien de Mrs. Weldon que de ses compagnons, noirs ou blancs. Cependant, un expert eût observé qu’ils étaient plus remarquables par leur qualité que par leur taille. Ici, c’était le «bauhinia» ou bois de fer; là, le «molompi», identique au ptérocarpe, bois solide et léger, propre à faire des pagaies ou des rames, et dont le tronc exsudait une résine abondante; plus loin, des «fustets», très-chargés de matière colorante, et des «gaïacs», mesurant jusqu’à douze pieds de diamètre, mais inférieurs en qualité aux gaïacs ordinaires.

Dick Sand, tout en marchant, demandait à Harris le nom de ces diverses essences.

«Vous n’êtes donc jamais venu sur le littoral de l’Amérique du Sud? lui demanda Harris, avant de répondre à sa question.

– Jamais, répondit le novice, jamais, pendant mes voyages, je n’ai eu l’occasion de visiter ces côtes, et, à vrai dire, je ne crois pas que personne m’en ait parlé en connaisseur.

– Mais, au moins, avez-vous exploré les côtes de la Colombie, celles du Chili ou de la Patagonie?

– Non, jamais.

– Mais mistress Weldon a peut-être visité cette partie du nouveau continent? demanda Harris. Les Américaines ne craignent pas les voyages, et, sans doute…

– Non, monsieur Harris, répondit Mrs. Weldon. Les intérêts commerciaux de mon mari ne l’ont jamais appelé qu’en Nouvelle-Zélande, et je n’ai pas eu à l’accompagner autre part. Personne de nous ne connaît donc cette portion de la basse Bolivie.

– Eh bien, mistress Weldon, vous et vos compagnons, vous verrez un singulier pays, qui contraste étrangement avec les régions du Pérou, du Brésil ou de la République argentine. Sa flore et sa faune feraient l’étonnement d’un naturaliste. Ah! l’on peut dire que vous avez fait naufrage au bon endroit, et si l’on peut jamais remercier le hasard…

– Je veux croire que ce n’est point le hasard qui nous a conduits, monsieur Harris, mais Dieu.

– Dieu! oui! Dieu!» répondit Harris, du ton d’un homme qui n’admet guère l’intervention providentielle dans les choses de ce monde.

Donc, puisque personne dans la petite troupe ne connaissait ni le pays, ni ses productions, Harris se fit un plaisir de nommer complaisamment les arbres les plus curieux de la forêt.

En vérité, il était fâcheux que, chez le cousin Bénédict, l’entomologiste ne fût pas doublé d’un botaniste! S’il n’avait guère trouvé jusqu’ici d’insectes rares ou nouveaux, il eût fait de belles découvertes en botanique. Il y avait, à profusion, des végétaux de toutes tailles, dont l’existence n’avait pas encore pu être constatée dans les forêts tropicales du Nouveau-Monde. Cousin Bénédict aurait certainement attaché son nom à quelque fait de ce genre. Mais il n’aimait pas la botanique, il n’y connaissait rien. Il avait même, tout naturellement, les fleurs en aversion, sous prétexte que quelques-unes se permettent d’emprisonner les insectes dans leurs corolles et de les empoisonner de leurs sucs vénéneux.

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La forêt devenait parfois marécageuse. On sentait sous le pied tout un réseau de filets liquides, que devaient alimenter les affluents de la petite rivière. Quelques-uns de ces ruisseaux, un peu larges, ne purent être traversés qu’en choisissant des endroits guéables.

Sur leurs rives croissaient des touffes de roseaux, auxquels Harris donna le nom de papyrus. Il ne se trompait pas, et ces plantes herbacées poussaient abondamment au bas des berges humides.

Puis, le marécage passé, le fourré d’arbres recouvrait à nouveau les étroites routes de la forêt.

Harris fit remarquer à Mrs. Weldon et à Dick Sand de très-beaux ébéniers, plus gros que l’ébénier commun, qui fournissent un bois plus noir et plus dur que celui du commerce. Puis, c’étaient des manguiers, encore nombreux, bien qu’ils fussent assez éloignés de la mer. Une sorte de fourrure d’orseille leur montait jusqu’aux branches. Leur ombre épaisse, leurs fruits délicieux en faisaient de précieux arbres, et cependant, ainsi que le raconta Harris, pas un indigène n’eût osé en propager l’espèce. «Qui plante un manguier meurt!» Tel est le superstitieux dicton du pays.

Pendant la seconde moitié de cette première journée de voyage, la petite troupe, après la halte de midi, commença à gravir un terrain légèrement incliné. Ce n’étaient pas encore les pentes de la chaîne du premier plan, mais une sorte de plateau ondulé qui raccordait la plaine à la montagne.

Là, les arbres, un peu moins serrés, quelquefois réunis par groupes, auraient rendu la marche plus facile, si le sol n’eût été envahi par des plantes herbacées. On se fût cru alors dans les jungles de l’Inde orientale. La végétation paraissait être moins luxuriante que dans la basse vallée de la petite rivière, mais elle était supérieure encore à celle des régions tempérées de l’Ancien ou du Nouveau-Monde. L’indigo y croissait à profusion, et, suivant Harris, cette légumineuse passait avec raison pour la plante la plus envahissante de la contrée. Un champ venait-il à être abandonné, ce parasite, aussi dédaigné que le chardon ou l’ortie, s’en emparait aussitôt.

Un arbre semblait manquer à cette forêt, qui aurait dû être très-commun dans cette partie du nouveau continent. C’était l’arbre à caoutchouc. En effet, le «ficus prinoïdes», le «castilloa elastica», le «cecropia peltata», le «collophora utilis», le «cameraria latifolia», et surtout le «syphonia elastica», qui appartiennent à des familles différentes, abondent dans les provinces de l’Amérique méridionale. Et cependant, chose assez singulière, on n’en voyait pas un seul.

Or, Dick Sand avait précisément promis à son ami Jack de lui montrer des arbres à caoutchouc. Donc, grande déception pour le petit garçon, qui se figurait que les gourdes, les bébés parlants, les polichinelles articulés et les ballons élastiques poussaient tout naturellement sur ces arbres. Il se plaignit.

«Patience, mon petit bonhomme! lui répondit Harris. Nous en trouverons, de ces caoutchoucs, et par centaines, aux environs de l’hacienda!

– Des beaux, bien élastiques? demanda le petit Jack.

– Tout ce qu’il y a de plus élastique. – Tenez, en attendant, voulez-vous un bon fruit pour vous désaltérer?»

Et, ce disant, Harris alla cueillir à un arbre quelques fruits qui semblaient être aussi savoureux que ceux du pêcher.

«Êtes-vous bien sûr, monsieur Harris, demanda Mrs. Weldon, que ce fruit ne peut faire de mal?

– Mistress Weldon, je vais vous rassurer, répondit l’Américain, qui mordit à belles dents à l’un de ces fruits. C’est une mangue.»

Et le petit Jack, sans se faire prier davantage, suivit l’exemple d’Harris. Il déclara que c’était très-bon, «ces poires-là», et l’arbre fut aussitôt mis à contribution.

Ces manguiers appartenaient à l’espèce dont les fruits sont mûrs en mars et en avril, d’autres ne l’étant qu’en septembre, et, conséquemment, leurs mangues étaient à point.

«Oui! c’est bon, bon, bon! disait le petit Jack, la bouche pleine. Mais mon ami Dick m’a promis des caoutchoucs, si j’étais bien sage, et je veux des caoutchoucs!

– Tu en auras, mon Jack, répondit Mrs. Weldon, puisque monsieur Harris te l’assure.

– Mais ce n’est pas tout, reprit Jack, mon ami Dick m’a encore promis autre chose!

– Qu’a donc promis l’ami Dick? demanda Harris en souriant.

– Des oiseaux-mouches, monsieur.

– Et vous aurez aussi des oiseaux-mouches, mon petit bonhomme, mais plus loin… plus loin!» répondit Harris.

Le fait est que le petit Jack avait le droit de réclamer quelques-uns de ces charmants colibris, car il se trouvait dans un pays où ils devaient abonder. Les Indiens, qui savent tresser artistement leurs plumes, ont prodigué les plus poétiques noms à ces bijoux de la gent volatile. Ils les appellent ou les «rayons» ou les «cheveux du soleil». Ici, c’est le petit roi des fleurs; là, a la fleur céleste qui vient dans son vol caresser la fleur terrestre». C’est encore «le bouquet de pierreries, qui rayonne aux feux du jour!» On peut même croire que leur imagination eût su fournir une nouvelle appellation poétique pour chacune des cent cinquante espèces qui constituent cette merveilleuse tribu des colibris.

Cependant, si nombreux que dussent être ces oiseaux-mouches dans les forêts de la Bolivie, le petit Jack dut se contenter encore de la promesse d’Harris. Suivant l’Américain, on était encore trop près de la côte, et les colibris n’aimaient pas ces déserts rapprochés de l’Océan. La présence de l’homme ne les effarouchait pas, et, à l’hacienda, on n’entendait, tout le jour, que leur cri de «tère-tère», et le bourdonnement de leurs ailes, semblable à celui d’un rouet.

«Ah! que je voudrais y être!» s’écriait le petit Jack.

Le plus sûr moyen d’y être, à l’hacienda de San-Felice, c’était de ne pas s’arrêter en chemin. Mrs. Weldon et ses compagnons ne prenaient donc que le temps absolument nécessaire au repos.

La forêt changeait déjà d’aspect. Entre les arbres moins pressés s’ouvraient ça et là de larges clairières. Le sol, perçant le tapis d’herbe, montrait alors son ossature de granit rosé et de syène, pareil à des plaques de lapis-lazuli. Sur quelques hauteurs foisonnait la salsepareille, plante à tubercules charnus, qui formait un inextricable enchevêtrement. Mieux valait encore la forêt et ses étroites sentes.

Avant le coucher du soleil, la petite troupe se trouvait à huit milles environ de son point de départ. Ce parcours s’était fait sans incident, et même sans grande fatigue. Il est vrai, c’était la première journée de marche, et, sans doute, les étapes suivantes seraient plus rudes.

D’un commun accord, on décida de faire halte en cet endroit. Il s’agissait donc, non d’établir un véritable campement, mais d’organiser simplement la couchée. Un homme de garde, relevé de deux heures en deux heures, suffirait à veiller pendant la nuit, ni les indigènes, ni les fauves n’étant vraiment à redouter.

On ne trouva rien de mieux, pour abri, qu’un énorme manguier, dont les larges branches, très-touffues, formaient une sorte de verandah naturelle. Au besoin, on eût pu nicher dans son feuillage.

Seulement, à l’arrivée de la petite troupe, un assourdissant concert s’éleva de la cime de l’arbre.

Le manguier servait de perchoir à une colonie de perroquets gris, bavards, querelleurs, féroces volatiles qui s’attaquent aux oiseaux vivants, et, à vouloir les juger d’après ceux de leurs congénères que l’Europe tient en cage, on se tromperait singulièrement.

Ces perroquets jacassaient avec un tel bruit, que Dick Sand songea à leur envoyer un coup de fusil, pour les obliger à se taire ou les mettre en fuite. Mais Harris l’en dissuada, sous le prétexte que, dans ces solitudes, mieux valait ne pas déceler sa présence parla détonation d’une arme à feu.

«Passons sans bruit, dit-il, et nous passerons sans danger.»

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Le souper fut préparé aussitôt, sans même qu’on eût eu besoin de procéder à la cuisson des aliments. Il se composa de conserves et de biscuit. Un ruisselet, qui serpentait sous les herbes, fournit l’eau potable, qu’on ne but pas sans l’avoir relevée de quelques gouttes de rhum. Quant au dessert, le manguier tétait là, avec ses fruits succulents, que les perroquets ne laissèrent pas cueillir sans protester par leurs abominables cris.

A la fin du souper, l’obscurité commença à se faire. L’ombre monta lentement du sol à la cime des arbres, dont le feuillage se détacha bientôt comme une fine découpure sur le fond plus lumineux du ciel. Les premières étoiles semblaient être des fleurs éclatantes, qui scintillaient au bout des dernières branches. Le vent tombait avec la nuit et ne frémissait plus dans la ramure. Les perroquets eux-mêmes étaient devenus muets. La nature allait s’endormir et invitait tout être vivant à la suivre dans ce profond sommeil.

Les préparatifs de la couchée devaient être fort rudimentaires.

«N’allumons-nous pas un grand feu pour la nuit? demanda Dick Sand à l’Américain.

– A quoi bon? répondit Harris. Les nuits ne sont heureusement pas froides, et cet énorme manguier préservera le sol de toute évaporation. Nous n’avons à craindre ni la fraîcheur, ni l’humidité. Je vous répète, mon jeune ami, ce que je vous ai dit tout à l’heure! Passons incognito. Pas plus de feu que de coup de feu, si c’est possible.

– Je pense bien, dit alors Mrs. Weldon, que nous n’avons rien à craindre des Indiens, même de ces coureurs des bois, dont vous nous avez parlé, monsieur Harris. Mais n’y a-t-il pas d’autres coureurs, à quatre pattes, et que la vue d’un feu contribuerait à éloigner?

– Mistress Weldon, répondit l’Américain, vous faites trop d’honneur aux fauves de ce pays! En vérité! Ils redoutent plus l’homme que celui-ci ne les redoute!

– Nous sommes dans un bois, dit Jack, et il y a toujours des bêtes dans les bois!

– Il y a bois et bois, mon petit bonhomme, comme il y a bêtes et bêtes! répondit Harris en riant. Figurez-vous que vous êtes au milieu d’un grand parc. En vérité, ce n’est pas sans raison que les Indiens disent de ce pays: «Es como el Pariso!» C’est comme un paradis terrestre!

– Il y a donc des serpents? dit Jack.

– Non, mon Jack, répondit Mrs. Weldon, il n’y a pas de serpents, et tu peux dormir tranquille!

– Et des lions? demanda Jack.

– Pas l’ombre de lions, mon petit bonhomme! répondit Harris.

– Des tigres alors?

– Demandez à votre maman, si elle a jamais entendu dire qu’il y eût des tigres sur ce continent.

– Jamais, répondit Mrs. Weldon.

– Bon! fit cousin Bénédict, qui, par hasard, était à la conversation, s’il n’y a ni lions ni tigres dans le Nouveau-Monde, ce qui est parfaitement vrai, on y rencontre du moins des couguars et des jaguars.

– Est-ce méchant? demanda le petit Jack.

– Peuh! répondit Harris, un indigène ne craint guère d’attaquer ces animaux, et nous sommes en force. – Tenez! Hercule serait assez vigoureux pour écraser deux jaguars à la fois, un de chaque main!

– Tu veilleras bien, Hercule, dit alors le petit Jack, et s’il vient une bête pour nous mordre…

– C’est moi qui la mordrai, monsieur Jack! répondit Hercule, en montrant sa bouche armée de dents superbes.

– Oui, vous veillerez, Hercule, dit le novice, mais vos compagnons et moi, nous vous relèverons tour à tour.

– Non, monsieur Dick, répondit Actéon. Hercule, Bat, Austin et moi, nous suffirons tous quatre à cette besogne. Il faut que vous reposiez pendant toute la nuit.

– Merci, Actéon, répondit Dick Sand, mais je dois…

– Non! Laisse faire ces braves gens, mon cher Dick! dit alors Mrs. Weldon.

– Moi aussi, je veillerai! ajouta le petit Jack, dont les paupières se fermaient déjà.

– Oui, mon Jack, oui, tu veilleras! lui répondit sa mère, qui ne voulait pas le contrarier.

– Mais, dit encore le petit garçon, s’il n’y a pas de lions, s’il n’y a pas de tigres dans la forêt, il y a des loups!

– Oh! des loups pour rire! répondit l’Américain. Ce ne sont pas même des loups, mais des sortes de renards, ou plutôt de ces chiens des bois que l’on appelle des «guaras».

– Et ces guaras, ça mord? demanda le petit Jack.

– Bah! Dingo ne ferait qu’une bouchée de ces bêtes-là!

– N’importe, répondit Jack, dans un dernier bâillement, des guaras, ce sont des loups, puisqu’on les appelle des loups!»

Et là-dessus, Jack s’endormit paisiblement dans les bras de Nan, qui était accotée au tronc du manguier. Mrs. Weldon, étendue près d’elle, donna un dernier baiser à son petit garçon, et ses yeux fatigués ne tardèrent pas à se fermer pour la nuit.

Quelques instants plus tard, Hercule ramenait au campement cousin Bénédict, qui venait de s’éloigner pour commencer une chasse aux pyrophores. Ce sont ces «cocuyos» ou mouches lumineuses, que les élégantes placent dans leur chevelure, comme autant de gemmes vivantes. Ces insectes, qui projettent une lumière vive et bleuâtre par deux taches situées à la base de leur corselet, sont très-nombreux dans l’Amérique du Sud. Cousin Bénédict comptait donc en faire une bonne provision; mais Hercule ne lui en laissa pas le temps, et, malgré ses récriminations, il le rapporta au lieu de halte. C’est que, quand Hercule avait une consigne, il l’exécutait militairement, – ce qui sauva sans doute de l’incarcération dans la boite de fer-blanc de l’entomologiste une notable quantité de mouches lumineuses.

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Quelques instants après, à l’exception du géant qui veillait, tous dormaient d’un profond sommeil.

 

 

Chapitre XVII

Cent milles en dix jours.

 

e plus ordinairement, les voyageurs ou coureurs des bois qui ont, dormi dans les forêts à la belle étoile sont réveillés par des hurlements aussi fantaisistes que désagréables. Il y a de tout dans ce concert matinal, du gloussement, du grognement, du croassement, du ricanement, de l’aboiement et presque du «parlement», si l’on veut bien accepter ce mot, qui complète la série de ces bruits divers.

Ce sont les singes qui saluent ainsi le lever du jour. Là se rencontrent le petit «marikina», le sagouin à masque bariolé, le «mono gris», dont les Indiens emploient la peau à recouvrir les batteries de leurs fusils, les sagous, inconnaissables à leurs deux longs bouquets de poils, et bien d’autres spécimens de cette nombreuse famille.

De ces divers quadrumanes, les plus remarquables incontestablement sont les «guéribas», à queue prenante, à face de Belzébuth. Lorsque le soleil se lève, le plus vieux de la bande entonne d’une voix imposante et sinistre une psalmodie monotone. C’est le baryton de la troupe. Les jeunes ténors répètent après lui la symphonie matinale. Les Indiens disent alors que les guéribas «récitent leurs patenôtres».

Mais, ce jour-là, paraît-il, les singes ne firent point leur prière, car on ne les entendit pas, et, cependant, leur voix porte loin, car elle est produite par la rapide vibration d’une sorte de tambour osseux formé d’un renflement de l’os hyoïde de leur cou.

Bref, pour une raison ou pour une autre, ni les guéribas, ni les sagous, ni autres quadrumanes de cette immense forêt n’entonnèrent, ce matin-là, leur concert accoutumé.

Cela n’eût pas satisfait des Indiens nomades. Non que ces indigènes prisent ce genre de musique chorale, mais ils font volontiers la chasse aux singes, et, s’ils la font, c’est que la chair de cet animal, surtout lorsqu’elle est boucanée, est excellente.

Dick Sand et, ses compagnons n’étaient pas sans doute au courant de ces habitudes des guéribas, car cela eût été pour eux un sujet de surprise de ne pas les entendre. Ils se réveillèrent donc l’un après l’autre, et bien remis par ces quelques heures de repos, qu’aucune alerte n’était venue troubler.

Le petit Jack ne fut pas le dernier à se détirer les bras. Sa première question fut pour demander si Hercule avait mangé un loup pendant la nuit. Aucun loup ne s’était montré, et, par conséquent, Hercule n’avait point encore déjeuné.

Tous, d’ailleurs, étaient à jeun comme lui, et, après la prière du malin, Nan s’occupa de préparer le repas.

Le menu fut celui du souper de la veille, mais, avec cet appétit qu’aiguisait l’air matinal de la forêt, personne ne songeait à être difficile. Il convenait, avant tout, de prendre des forces pour une bonne journée de marche, et on en prit. Pour la première fois, peut-être, cousin Bénédict comprit que de manger, ce n’était point un acte indifférent ou inutile de la vie. Seulement, il déclara qu’il n’était pas venu «visiter» cette contrée pour s’y promener les mains dans les poches, et que si Hercule l’empêchait encore de chasser aux cocuyos et autres mouches lumineuses, Hercule aurait affaire à lui.

Cette menace ne sembla pas effrayer le géant outre mesure. Toutefois, Mrs. Weldon le prit à part et lui dit que peut-être pourrait-il laisser courir son grand enfant à droite et à gauche, mais à la condition de ne pas le perdre de vue. Il ne fallait pas sevrer complètement cousin Bénédict des plaisirs si naturels à son âge.

A sept heures du matin, la petite troupe reprit le chemin vers l’est, en conservant l’ordre de marche qui avait été adopté la veille.

C’était toujours la forêt. Sur ce sol vierge, où la chaleur et l’humidité s’accordaient pour activer la végétation, on devait bien penser que le règne végétal apparaîtrait dans toute sa puissance. Le parallèle de ce vaste plateau se confondait presque avec les latitudes tropicales, et, pendant certains mois de l’été, le soleil, en passant au zénith, y dardait ses rayons perpendiculaires. Il y avait donc une quantité énorme de chaleur emmagasinée dans ces terrains, dont le sous-sol se maintenait humide. Aussi, rien de plus magnifique que cette succession de forêts, ou plutôt cette forêt interminable.

Cependant, Dick Sand n’avait pas été sans observer ceci: c’est que, suivant Harris, on se trouvait dans la région des pampas. Or, pampa est un mot de la langue «quichna» qui signifie «plaine». Et, si ses souvenirs ne le trompaient pas, il croyait se rappeler que ces plaines présentent les caractères suivants: privation d’eau, absence d’arbres, manque de pierres; abondance luxuriante de chardons pendant la saison des pluies, chardons qui deviennent presque arbrisseaux avec la saison chaude et forment alors d’impénétrables fourrés; puis, aussi, des arbres nains, des arbrisseaux épineux; le tout donnant à ces plaines un aspect plutôt aride et désolé.

Or, il n’en était pas ainsi, depuis que la petite troupe, guidée par l’Américain, avait quitté le littoral. La forêt n’avait cessé de s’étendre jusqu’aux limites de l’horizon. Non, ce n’était point là cette pampa, telle que le jeune novice se la figurait. La nature, ainsi que l’avait dit Harris, s’était-elle donc plu à faire une région à part de ce plateau d’Atacama, dont il ne connaissait rien d’ailleurs, si ce n’est qu’il formait un des plus vastes déserts de l’Amérique du Sud, entre les Andes et l’océan Pacifique?

Dick Sand, ce jour-là, posa quelques questions à ce sujet, et exprima à l’Américain la surprise que lui causait ce singulier aspect de la pampa.

Mais il fut vite détrompé par Harris, qui lui donna sur cette partie de la Bolivie les détails les plus exacts, témoignant ainsi de sa profonde connaissance du pays.

«Vous avez raison, mon jeune ami, dit-il au novice. La véritable pampa est bien telle que les livres de voyages vous l’ont dépeinte, c’est-à-dire une plaine assez aride et dont la traversée est souvent difficile. Elle rappelle nos savanes de l’Amérique du Nord, – à cela près que celles-ci sont un peu plus marécageuses Oui, telle est bien la pampa du Rio-Colorado, telles sont les «llanos» de l’Orénoque et du Venezuela. Mais ici, nous sommes dans une contrée dont l’apparence m’étonne moi-même. Il est vrai, c’est la première fois que je suis cette route à travers le plateau, route qui a l’avantage d’abréger notre voyage. Mais, si je ne l’ai pas encore vu, je sais qu’il contraste extraordinairement avec la véritable pampa. Quant à celle-ci, vous la retrouveriez, non pas entre la Cordillère de l’ouest et la haute chaîne des Andes, mais au delà des montagnes, sur toute cette partie orientale du continent qui s’étend jusqu’à l’Atlantique.

– Devrons-nous donc franchir la chaîne des Andes? demanda vivement Dick Sand.

– Non, mon jeune ami, non, répondit en souriant l’Américain. Aussi ai-je dit: Vous la trouveriez, et non: Vous la trouverez. Rassurez-vous, nous ne quitterons pas ce plateau, dont les plus grandes hauteurs ne dépassent pas quinze cents pieds. Ah! s’il avait fallu traverser les Cordillères avec les seuls moyens de transport dont nous disposons, je ne vous aurais jamais entraîné à pareille aventure.

– En effet, répondit Dick Sand, il eût mieux valu remonter ou descendre la côte.

– Oh! cent fois! répliqua Harris. Mais l’hacienda de San-Felice est située en deçà de la Cordillère. Notre voyage, ni dans sa première ni dans sa seconde partie, n’offrira donc aucune difficulté réelle.

– Et vous ne craignez point de vous égarer dans ces forêts que vous traversez pour la première fois? demanda Dick Sand.

– Non, mon jeune ami, non, répondit Harris. Je sais bien que cette forêt, c’est comme une mer immense, ou plutôt, comme le dessous d’une mer, où un marin lui-même ne pourrait prendre hauteur et reconnaître sa position. Mais, habitué à voyager dans les bois, je sais trouver ma route rien qu’à la disposition de certains arbres, à la direction de leurs feuilles, au mouvement ou à la composition du sol, à mille détails qui vous échappent! Soyez-en sûr, je vous conduirai, vous et les vôtres, où vous devez aller!»

Toutes ces choses étaient dites très-nettement par Harris. Dick Sand et lui, en tête de la troupe, causaient souvent, sans que personne se mêlât à leur conversation. Si le novice éprouvait quelques inquiétudes que l’Américain ne parvenait pas toujours à dissiper, il préférait les garder pour lui seul.

Les 8, 9, 10, 11, 12 avril s’écoulèrent ainsi, sans que le voyage fût marqué par aucun incident. On ne faisait pas plus de huit à neuf milles par douze heures. Les instants consacrés aux repas ou au repos se succédaient régulièrement, et, bien qu’un peu de fatigue se fit déjà sentir, l’état sanitaire était encore fort satisfaisant.

Le petit Jack commençait à souffrir un peu de cette vie des bois, à laquelle il n’était pas accoutumé et qui devenait bien monotone pour lui. Et puis, on n’avait pas tenu toutes les promesses qu’on lui avait faites. Les pantins de caoutchouc, les oiseaux-mouches, tout cela semblait reculer sans cesse. Il avait été question aussi de lui montrer les plus beaux perroquets du monde, et ils ne devaient pas manquer dans ces riches forêts. Où étaient donc les papegais à plumage vert, presque tous originaires de ces contrées, les aras aux joues dénudées, aux longues queues pointues, aux couleurs éclatantes, dont les pattes ne se posent jamais à terre, et les camindés, qui sont plus spéciaux aux contrées tropicales, et les perruches multicolores, à la face emplumée, et enfin tous ces oiseaux bavards, qui, au dire des Indiens, parlent encore la langue des tribus éteintes?

En fait de perroquets, le petit Jack ne voyait que ces jakos gris-cendré, à queue rouge, qui pullulaient sous les arbres. Mais ces jakos n’étaient pas nouveaux pour lui. On les a transportés dans toutes les parties du monde. Sur les deux continents, ils remplissent les maisons de leur insupportable caquetage, et, de toute la famille des «psittacins», ce sont ceux qui apprennent le plus facilement à parler.

Il faut dire en outre que, si Jack n’était pas content, cousin Bénédict ne l’était pas davantage. On l’avait un peu laissé courir à droite et à gauche pendant la marche. Cependant, il ne trouvait aucun insecte qui fût digne d’enrichir sa collection. Le soir, les pyrophores eux-mêmes refusaient obstinément de se montrer à lui et de l’attirer par les phosphorescences de leur corselet. La nature semblait vraiment se jouer du malheureux entomologiste, dont l’humeur devenait massacrante.

Pendant quatre jours encore, la marche vers le nord-est se continua dans les mêmes conditions. Le 16 avril, il ne fallait pas estimer à moins de cent milles le parcours qui avait été fait depuis la côte. Si Harris ne s’était point égaré, – et il l’affirmait sans hésiter, – l’hacienda de San-Felice n’était plus qu’à vingt milles du point où se fit la halte ce jour-là. Avant quarante-huit heures, la petite troupe aurait donc un confortable abri où elle pourrait se reposer enfin de ses fatigues.

Cependant, bien que le plateau eût été presque entièrement traversé dans sa partie moyenne, pas un indigène, pas un nomade ne s’était rencontré sous l’immense forêt.

Dick Sand regretta plus d’une fois, sans en rien dire, de n’avoir pu s’échouer sur un autre point du littoral! Plus au sud et plus au nord, les villages, les bourgades ou les plantations n’eussent pas manqué, et, depuis longtemps déjà, Mrs. Weldon et ses compagnons auraient trouvé un asile.

Mais, si la contrée semblait être abandonnée de l’homme, les animaux se montrèrent plus fréquemment pendant ces derniers jours. On entendait parfois une sorte de long cri plaintif qu’Harris attribuait à quelques-uns de ces gros tardigrades, hôtes habituels de ces vastes régions boisées, qu’on nomme des «aïs».

Ce jour-là aussi, pendant la halte de midi, un sifflement passa dans l’air, qui ne laissa pas d’inquiéter Mrs. Weldon, tant il était étrange.

«Qu’est-ce donc? demanda-t-elle en se levant précipitamment.

– Un serpent!» s’écria Dick Sand, qui, son fusil armé, se jeta au-devant de Mrs. Weldon.

On pouvait craindre, en effet, que quelque reptile ne se fût glissé dans les herbes jusqu’au lieu de halte. Il n’y aurait eu rien d’étonnant à ce que ce fût un de ces énormes «sucurus», sortes de boas, qui mesurent quelquefois quarante pieds de longueur.

Mais Harris rappela aussitôt Dick Sand que les noirs suivaient déjà, et il rassura Mrs. Weldon.

Suivant lui, ce sifflement n’avait pu être produit par un sucuru, puisque ce serpent ne siffle pas; mais il indiquait la présence de certains quadrupèdes inoffensifs, assez nombreux dans cette contrée.

«Rassurez-vous donc, dit-il, et ne faites aucun mouvement qui puisse effrayer ces animaux.

– Mais quels sont-ils? demanda Dick Sand, qui se faisait comme une loi de conscience d’interroger et de faire parler l’Américain, – lequel, d’ailleurs, ne se faisait jamais prier pour lui répondre.

– Ce sont des antilopes, mon jeune ami, répondit Harris.

– Oh! que je voudrais les voir! s’écria Jack.

– C’est bien difficile, mon petit bonhomme, répliqua l’Américain, très-difficile!

– On peut peut-être essayer de les approcher, ces antilopes sifflantes? reprit Dick Sand.

– Oh! vous n’aurez pas fait trois pas, répondit l’Américain en secouant la tête, que toute la bande aura pris la fuite! Je vous engage donc à ne pas vous déranger!»

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Mais Dick Sand avait ses raisons pour être curieux. Il voulut voir, et, son fusil à la main, il se glissa dans l’herbe. Tout aussitôt, une douzaine de gracieuses gazelles, à cornes petites et aiguës, passèrent avec la rapidité d’une trombe. Leur pelage, d’un roux ardent, dessina comme un nuage de feu sous le haut taillis de la forêt.

«Je vous avais prévenu,» dit Harris, lorsque le novice revint prendre sa place.

Ces antilopes, si légères à la course, s’il avait été vraiment impossible de les distinguer, il n’en fut pas ainsi d’une autre troupe d’animaux, qui fut signalée le même jour. Ceux-là, on put les voir, – imparfaitement il est vrai, – mais leur apparition amena une discussion assez singulière entre Harris et quelques-uns de ses compagnons.

La petite troupe, vers quatre heures du soir, s’était arrêtée un instant près d’une clairière, lorsque trois ou quatre animaux de grande taille débouchèrent d’un fourré, à une centaine de pas, et détalèrent aussitôt avec une remarquable vitesse.

Malgré les recommandations de l’Américain, cette fois, le novice, ayant vivement épaulé son fusil, fit feu sur l’un de ces animaux. Mais, au moment où le coup partait, l’arme avait été rapidement détournée par Harris, et Dick Sand, si adroit qu’il fût, avait manqué son but.

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«Pas de coup de feu! pas de coup de feu! avait dit l’Américain.

– Ah ça! mais ce sont des girafes! s’écria Dick Sand, sans répondre autrement à l’observation d’Harris.

– Des girafes! répéta Jack, en se redressant sur la selle du cheval. Où sont-elles, les grandes bêtes?

– Des girafes! répondit Mrs. Weldon. Tu te trompes, mon cher Dick. Il n’y a pas de girafes en Amérique.

– En effet, dit Harris, qui paraissait assez surpris, il ne peut y avoir de girafes dans ce pays!

– Mais alors?… fit Dick Sand.

– Je ne sais vraiment que penser! répondit Harris. Vos yeux, mon jeune ami, ne vous ont-ils pas abusé, et ces animaux ne seraient-ils pas plutôt des autruches?

– Des autruches! répétèrent Dick Sand et Mrs, Weldon en se regardant, très-surpris.

– Oui! de simples autruches, répéta Harris.

– Mais les autruches sont des oiseaux, reprit Dick Sand, et, par conséquent, elles n’ont que deux pattes!

– Eh bien, répondit Harris, j’ai précisément cru voir que ces animaux qui viennent de s’enfuir si rapidement étaient des bipèdes!

– Des bipèdes! répondit le novice.

– Il me semble bien avoir aperçu des animaux à quatre pattes, dit alors Mrs. Weldon.

– Moi aussi, ajouta le vieux Tom, dont Bat, Actéon et Austin confirmèrent les paroles.

– Des autruches à quatre pattes! s’écria Harris en éclatant de rire. Voilà qui serait plaisant!

– Aussi, reprit Dick Sand, avons-nous cru que c’étaient des girafes, et non des autruches.

– Non, mon jeune ami, non! dit Harris. Vous avez certainement mal vu. Cela s’explique par la rapidité avec laquelle ces animaux se sont enfuis. D’ailleurs, il est arrivé plus d’une fois à des chasseurs se tromper comme vous, et de la meilleure foi du monde!»

Ce que disait l’Américain était fort plausible. Entre une autruche de grande taille et une girafe de taille moyenne, vues à une certaine distance, il est facile de se méprendre. Qu’il s’agisse d’un bec ou d’un museau, tous deux n’en sont pas moins emmanchés au bout d’un long cou renversé en arrière, et, à la rigueur, on peut dire qu’une autruche n’est qu’une demi-girafe. Il ne lui manque que les pattes de derrière. Donc, ce bipède et ce quadrupède, passant à l’improviste rapidement, peuvent, à la grande rigueur, être pris l’un pour l’autre.

D’ailleurs, la meilleure preuve que Mrs. Weldon et les autres se trompaient, c’est qu’il n’y a pas de girafes en Amérique.

Dick Sand fit alors cette réflexion:

«Mais je croyais que les autruches ne se rencontraient pas plus que les girafes dans le Nouveau-Monde?

– Si, mon jeune ami, répondit Harris, et précisément l’Amérique du Sud en possède une espèce particulière. A cette espèce appartient le «nandou», que vous venez de voir!»

Harris disait vrai. Le nandou est un échassier assez commun dans les plaines du Sud-Amérique, et sa chair, lorsqu’il est jeune, est bonne à manger. Cet animal robuste, dont la taille dépasse quelquefois deux mètres, a le bec droit, les ailes longues et formées de plumes touffues de nuance bleuâtre, les pieds formés de trois doigts munis d’ongles, – ce qui le distingue essentiellement des autruches de l’Afrique.

Ces détails, très-exacts, furent donnés par Harris, qui paraissait être fort au courant des mœurs des nandous. Mrs. Weldon et ses compagnons durent convenir qu’ils s’étaient trompés.

«D’ailleurs, ajouta Harris, il est possible que nous rencontrions une autre bande de ces autruches. Eh bien, cette fois, regardez mieux, et ne vous exposez plus à prendre des oiseaux pour des quadrupèdes! Mais surtout, mon jeune ami, n’oubliez pas mes recommandations, et ne tirez plus sur quelque animal que ce soit! Nous n’avons pas besoin de chasser pour nous procurer des vivres, et, je le répète, il ne faut pas que la détonation d’une arme à feu signale notre présence dans cette forêt.»

Dick Sand, cependant, demeurait pensif. Une fois encore, un doute venait de se faire dans son esprit.

Le lendemain, 17 avril, la marche fut reprise, et l’Américain affirma que vingt-quatre heures ne se passeraient pas sans que la petite troupe fût installée dans l’hacienda de San-Felice.

«Là, mistress Weldon, ajouta-t-il, vous recevrez tous les soins nécessaires à voire position, et quelques jours de repos vous remettront tout à fait. Peut-être ne trouverez-vous pas dans cette ferme le luxe auquel vous êtes accoutumée à votre habitation de San-Francisco, mais vous verrez que nos exploitations de l’intérieur ne manquent point de confortable. Nous ne sommes pas absolument des sauvages.

– Monsieur Harris, répondit Mrs. Weldon, si nous n’avons que des remerciements à vous offrir pour votre généreux concours, du moins nous vous les offrirons de bon cœur. Oui! il est temps que nous arrivions!

– Vous êtes bien fatiguée, mistress Weldon?

– Moi, peu importe! répondit Mrs. Weldon, mais je m’aperçois que mon petit Jack s’épuise peu à peu! La fièvre commence à le prendre à certaines heures!

– Oui, répondit Harris, et, quoique le climat de ce plateau soit très-sain, il faut bien avouer qu’en mars et en avril il y règne des fièvres intermittentes.

– Sans doute, dit alors Dick Sand, mais aussi la nature, qui est toujours et partout prévoyante, a-t-elle mis le remède près du mal!

– Et comment cela, mon jeune ami? demanda Harris, qui semblait ne pas comprendre.

– Ne sommes-nous donc pas dans la région des quinquinas? répondit Dick Sand.

– En effet, dit Harris, vous avez parfaitement raison. Les arbres qui fournissent la précieuse écorce fébrifuge sont ici chez eux.

– Je m’étonne même, ajouta Dick Sand, que nous n’en ayons pas encore vu un seul!

– Ah! mon jeune ami, répondit Harris, ces arbres ne sont pas faciles à distinguer. Bien qu’ils soient souvent de haute taille, que leurs feuilles soient grandes, leurs fleurs rosés et odorantes, on ne les découvre pas aisément. Il est rare qu’ils poussent par groupes. Ils sont plutôt disséminés dans les forêts, et les Indiens, qui font la récolte du quinquina, ne peuvent les reconnaître qu’à leur feuillage toujours vert.

– Monsieur Harris, dit Mrs. Weldon, si vous voyez un de ces arbres, vous me le montrerez.

– Certainement, mistress Weldon, mais vous trouverez à l’hacienda du sulfate de quinine. Cela vaut encore mieux, pour couper la fièvre, que la simple écorce de l’arbre1.

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Cette dernière journée de voyage s’écoula sans autre incident. Le soir arriva, et la halte fut organisée pour la nuit comme d’habitude. Jusqu’alors, il n’avait pas plu, mais le temps se préparait à changer, car une buée chaude s’éleva du sol et forma bientôt un épais brouillard.

On touchait, en effet, à la saison des pluies. Heureusement, le lendemain, un confortable abri serait hospitalièrement offert à la petite troupe. Ce n’étaient plus que quelques heures à passer.

Bien que, selon Harris, qui ne pouvait établir son calcul que d’après le temps qu’avait duré le voyage, on ne dût plus être qu’à six milles de l’hacienda, les précautions ordinaires furent prises pour la nuit. Tom et ses compagnons durent veiller l’un après l’autre. Dick Sand tint à ce que rien ne fût négligé à cet égard. Moins que jamais, il ne voulut se départir de sa prudence habituelle, car un terrible soupçon s’incrustait dans son esprit; mais il ne voulait rien dire encore.

La couchée avait été faite au pied d’un bouquet de grands arbres. La fatigue aidant, Mrs. Weldon et les siens dormaient déjà, lorsqu’ils furent réveillés par un grand cri.

«Eh! qu’y a-t-il? demanda vivement Dick Sand, qui fut debout, le premier de tous.

– C’est moi! c’est moi qui ai crié! répondit cousin Bénédict.

– Et qu’avez-vous? demanda Mrs. Weldon.

– Je viens d’être mordu!

– Par un serpent?… demanda avec effroi Mrs. Weldon.

– Non, non! Ce n’est pas un serpent, mais un insecte, répondit cousin Bénédict. Ah! je le tiens! je le tiens!

– Eh bien, écrasez votre insecte, dit Harris, et laissez-nous dormir, monsieur Bénédict!

– Écraser un insecte! s’écria cousin Bénédict. Non pas! non pas! Il faut voir ce que c’est!

– Quelque moustique! dit Harris en haussant les épaules.

– Point! C’est une mouche, répondit cousin Bénédict, et une mouche qui doit être très-curieuse!»

Dick Sand avait allumé une petite lanterne portative, et il l’approcha du cousin Bénédict.

«Bonté divine! s’écria celui-ci. Voilà qui me console de toutes mes déceptions! J’ai donc enfin fait une découverte!»

Le brave homme délirait. Il regardait sa mouche en triomphateur! Il l’eût baisée volontiers!

«Mais qu’est-ce donc? demanda Mrs. Weldon.

– Un diptère, cousine, un fameux diptère!»

Et le cousin Bénédict montra une mouche plus petite qu’une abeille, de couleur terne, rayée de jaune à la partie inférieure de son corps.

«Elle n’est pas venimeuse, cette mouche? demanda Mrs. Weldon.

– Non, cousine, non, du moins pour l’homme. Mais pour les animaux, pour des antilopes, pour des buffles, même pour des éléphants, c’est autre’chose! Ah! l’adorable insecte!

– Enfin, demanda Dick Sand, nous direz-vous, monsieur Bénédict, quelle est cette mouche?

– Celle mouche, répondit l’entomologiste, cette mouche, que je tiens entre mes doigts, cette mouche!… c’est une tsé-tsé! C’est ce fameux diptère qui est l’honneur d’un pays, et, jusqu’ici, on n’a jamais encore trouvé de tsé-tsé en Amérique!»

Dick Sand n’osa pas demander au cousin Bénédict en quelle partie du monde se rencontrait uniquement cette redoutable tsé-tsé!

Et lorsque ses compagnons, après cet incident, eurent repris leur sommeil interrompu, Dick Sand, malgré la fatigue qui l’accablait, ne ferma plus l’œil do toute la nuit!

 

 

Chapitre XVIII

Le mot terrible!

 

l était temps d’arriver. Une extrême lassitude mettait Mrs. Weldon dans l’impossibilité de poursuivre plus longtemps un voyage fait dans de si pénibles conditions. Son petit garçon, très-rouge pendant les accès de fièvre, très-pâle pendant les intermittences, faisait peine à voir. Sa mère, extrêmement inquiète, n’avait pas voulu abandonner Jack, même aux soins de la bonne Nan. Elle le tenait à demi couché dans ses bras.

Oui! il était temps d’arriver! Mais, à s’en rapporter à l’Américain, le soir même de ce jour qui se levait, le soir de ce 18 avril, la petite troupe serait enfin à l’abri dans l’hacienda de San-Felice.

Douze jours de voyage pour une femme, douze nuits passées en plein air, c’était là de quoi accabler Mrs. Weldon, si énergique qu’elle fût. Mais, pour un enfant, c’était pis, et la vue du petit Jack malade, auquel manquaient les soins les plus élémentaires, eût suffi à la briser.

Dick Sand, Nan, Tom, ses compagnons avaient mieux supporté les fatigues du voyage.

Les vivres, bien qu’ils commençassent à s’épuiser, ne leur avaient point fait défaut, et leur état était satisfaisant.

Quant à Harris, il semblait fait aux épreuves de ces longs parcours à travers les forêts, et il ne paraissait pas que la fatigue eût prise sur lui. Seulement, à mesure qu’il se rapprochait de l’hacienda, Dick Sand observa qu’il était plus préoccupé et de moins franche allure qu’auparavant. Le contraire aurait été plus naturel. C’était, du moins, l’opinion du jeune novice, devenu plus que défiant à l’égard de l’Américain. Et cependant, quel intérêt eût pu porter Harris à les tromper? Dick Sand n’aurait pu l’expliquer, mais il surveillait leur guide de très-près.

L’Américain, probablement, se sentait mal vu de Dick Sand, et, sans doute, c’était cette défiance qui le rendait plus taciturne encore auprès de son «jeune ami».

La marche avait été reprise.

Dans la forêt, moins épaisse, les arbres s’éparpillaient par groupes, et ne formaient plus d’impénétrables masses. Était-ce donc la véritable pampa, dont Harris avait parlé?

Pendant les premières heures de la journée, aucun incident ne vint aggraver les inquiétudes de Dick Sand. Seulement, deux faits furent observés par lui. Peut-être n’avaient-ils pas une grande importance, mais, dans les conjonctures actuelles, aucun détail n’était à négliger.

Ce fut l’allure de Dingo, qui, tout d’abord, attira plus spécialement l’attention du jeune novice.

En effet, le chien, qui pendant tout ce parcours avait semblé suivre une piste, devint tout autre, et cela presque soudain. Jusqu’alors, le nez au sol, le plus souvent, flairant les herbes ou les arbustes, ou il se taisait ou il faisait entendre une sorte d’aboiement lamentable, comme eût été l’expression d’une douleur ou d’un regret.

Or, ce jour-là, les aboiements du singulier animal redevinrent éclatants, parfois furieux, tels qu’ils étaient autrefois, lorsque Negoro paraissait sur le pont du Pilgrim.

Un soupçon traversa l’esprit de Dick Sand, et il fut confirmé dans ce soupçon par Tom, qui lui dit:

«Voilà qui est singulier, monsieur Dick! Dingo ne flaire plus le sol comme il faisait hier encore! Il a le nez au vent, il est agité, son poil se hérisse! On dirait qu’il sent de loin…

– Negoro, n’est-ce pas? répondit Dick Sand, qui saisit le bras du vieux noir et lui fit, signe de parler à voix basse.

– Negoro, monsieur Dick. Ne peut-il se faire qu’il ait suivi nos traces?…

– Oui, Tom, et qu’en ce moment même, il ne soit pas très-éloigné?

– Mais… pourquoi? dit Tom.

– Ou Negoro ne connaissait pas ce pays, reprit Dick Sand, et alors il avait tout intérêt à ne pas nous perdre de vue…

– Ou?… fit Tom, qui regardait anxieusement le novice.

– Ou, reprit Dick Sand, il le connaissait, et alors…

– Mais comment Negoro connaîtrait-il cette contrée? Il n’y est jamais venu!

– N’y est-il jamais venu? murmura Dick Sand. Enfin, un fait incontestable, c’est que Dingo agit comme si cet homme qu’il déteste s’était rapproché de nous!»

Puis, s’interrompant pour appeler le chien, qui, après quelque hésitation, vint à lui:

«Eh! dit-il, Negoro! Negoro!»

Un furieux aboiement fut la réponse de Dingo. Ce nom fit sur lui son effet habituel, et il s’élança en avant, comme si Negoro eût été caché derrière quelque fourré.

Harris avait vu toute cette scène. Les lèvres un peu serrées, il s’approcha du novice.

«Que demandez-vous donc à Dingo? dit-il.

– Oh! presque rien, monsieur Harris, répondit le vieux Tom, en plaisantant. Nous lui demandons des nouvelles de ce compagnon de bord que nous avons perdu!

– Ah! fit l’Américain, ce Portugais, ce cuisinier du bord dont vous m’avez déjà parlé?

– Oui, répondit Tom. On dirait, à entendre Dingo, que Negoro est dans le voisinage!

– Comment aurait-il pu arriver jusqu’ici? répondit Harris. Il n’était jamais venu dans ce pays, que je sache!

– A moins qu’il nous l’ait caché? répondit Tom.

– Ce serait étonnant, dit Harris. Mais, si vous le voulez, nous allons battre ces taillis. Il est possible que ce pauvre diable ait besoin de secours, qu’il soit en détresse…

– C’est inutile, monsieur Harris, répondit Dick Sand. Si Negoro a su venir jusqu’ici, il saura aller plus loin. Il est homme à se tirer d’affaire!

– Comme vous le voudrez, répondit Harris.

– Allons, Dingo, tais-toi,» ajouta brièvement Dick Sand pour terminer la conversation.

La seconde observation qui fut faite par le novice se rapportait au cheval de l’Américain.

Il ne semblait pas «qu’il sentît l’écurie», comme font les animaux de son espèce. Il ne humait pas l’air, il ne pressait pas son allure, il ne dilatait pas ses naseaux, il ne poussait pas de ces hennissements qui indiquent la fin d’un voyage. A le bien observer, il paraissait être aussi indifférent que si l’hacienda, à laquelle il était allé plusieurs fois cependant, et qu’il devait connaître, eût été à quelques centaines de milles encore.

«Ce n’est point un cheval qui arrive!» pensa le jeune novice.

Et, cependant, suivant ce qu’Harris avait dit la veille, il ne restait plus que six milles à faire, et sur ces derniers six milles, à cinq heures du soir, quatre avaient été certainement franchis.

Or, si le cheval ne sentait rien de l’écurie, dont il devait avoir grand besoin, rien non plus n’annonçait les approches d’une grande exploitation, telle que devait être l’hacienda de San-Felice.

Mrs. Weldon, tout indifférente qu’elle fût alors à ce qui n’était pas son enfant, fut frappée de voir encore la contrée si déserte. Quoi! pas un indigène, pas un des serviteurs de l’hacienda, aune si médiocre distance! Harris s’était-il égaré? Non! Elle repoussa cette idée. Un nouveau retard, c’eût été la mort de son petit Jack!

Cependant, Harris allait toujours en avant; mais il semblait observer les profondeurs du bois, et regarder à droite, à gauche, comme un homme qui n’est pas sûr de lui… ou de sa route!

Mrs. Weldon ferma les yeux pour ne plus le voir.

Après une plaine large d’un mille, la forêt, sans être aussi épaisse que dans l’ouest, avait reparu, et la petite troupe s’enfonça de nouveau sous les grands arbres.

A six heures du soir, on était arrivé auprès d’un fourré qui paraissait avoir récemment livré passage à une bande de puissants animaux.

Dick Sand observa très-attentivement autour de lui.

A une hauteur qui dépassait de beaucoup la taille humaine, les branches étaient arrachées ou brisées. En même temps, les herbes, violemment écartées, laissaient voir sur le sol, un peu marécageux, des empreintes de pas qui ne pouvaient être ceux de jaguars ou de couguars.

Étaient-ce donc des «aïs» ou quelques autres tardigrades dont le pied avait ainsi marqué le sol? Mais comment expliquer alors le bris des branches à une telle hauteur?

Des éléphants auraient pu, sans doute, laisser de telles empreintes, imprimer ces larges traces, faire une trouée pareille dans l’impénétrable taillis. Mais de ces éléphants, il ne s’en trouve pas en Amérique. Ces énormes pachydermes ne sont point originaires du Nouveau-Monde. On ne les y a jamais acclimatés, non plus.

L’hypothèse que des éléphants eussent passé là était absolument inadmissible.

Quoi qu’il en fût, Dick Sand ne fit point connaître ce que cet inexplicable fait lui donna à penser. Il n’interrogea même pas l’Américain à cet égard. Qu’attendre d’un homme qui avait essayé de lui faire prendre des girafes pour des autruches? Harris eût encore donné là quelque explication, plus ou moins bien imaginée, qui n’aurait rien changé à la situation.

Quoi qu’il en soit, l’opinion de Dick fut faite sur Harris. Il sentait en lui un traître! Il n’attendait qu’une occasion pour mettre à nu sa déloyauté, pour en avoir raison, et tout lui disait que cette occasion était proche.

Mais quel pouvait être le but secret d’Harris? Quel avenir attendait donc les survivants du Pilgrim? Dick Sand se répétait que sa responsabilité n’avait pas cessé avec le naufrage. Il lui faudrait encore, et plus que jamais, pourvoir au salut de ceux que l’échouage avait jetés sur cette côte! Cette femme, ce jeune enfant, ces noirs, tous ses compagnons d’infortune, c’était lui seul qui devait les sauver! Mais s’il pouvait tenter quelque chose à bord, s’il pouvait agir en marin, ici, au milieu des terribles épreuves qu’il entrevoyait, quel parti prendrait-il?

Dick Sand ne voulut pas fermer les yeux devant l’effroyable réalité que chaque instant rendait plus indiscutable. Le capitaine de quinze ans qu’il avait été sur le Pilgrim, il le redevenait dans ces conjonctures! Mais il ne voulut rien dire qui pût alarmer la pauvre mère, avant que le moment fût venu d’agir!

Et il ne dit rien, même quand, arrivé sur les bords d’un cours d’eau assez large, précédant la petite troupe d’une centaine de pas, il aperçut d’énormes animaux qui se précipitaient sous les grandes herbes de la berge.

a Des hippopotames! des hippopotames!» allait-il s’écrier.

Et c’étaient bien de ces pachydermes à grosse tête, à large museau renflé, dont la bouche est armée de dents qui la dépassent de plus d’un pied, qui sont trapus sur leurs jambes courtes, dont la peau, dépourvue de poils, est d’un roux tanné! Des hippopotames en Amérique!

On continua de marcher pendant toute la journée, mais péniblement. La fatigue commençait à retarder même les plus robustes. Il était vraiment temps qu’on arrivât, ou bien on serait forcé de s’arrêter.

Mrs. Weldon, uniquement occupée de son petit Jack, ne sentait peut-être pas la fatigue, mais ses forces étaient épuisées. Tous, plus ou moins, étaient rendus. Dick Sand résistait par une suprême énergie morale, puisée dans le sentiment du devoir.

Vers quatre heures du soir, le vieux Tom trouva, dans l’herbe, un objet qui attira son attention. C’était une arme, une sorte de couteau, d’une forme particulière, formé d’une large lame courbe, emmanchée dans un carré d’ivoire assez grossièrement ornementé.

Ce couteau, Tom le porta à Dick Sand, qui le prit, l’examina, et, finalement, le montra à l’Américain, disant:

«Sans doute, les indigènes ne sont pas loin!

– En effet, répondit Harris, et cependant…

– Cependant?… répéta Dick Sand, qui regarda Harris bien en face.

– Nous devrions être tout près de l’hacienda, reprit Harris en hésitant, et je ne reconnais pas…

– Vous êtes-vous donc égaré? demanda vivement Dick Sand.

– Égaré, non… L’hacienda ne doit pas être à plus de trois milles, maintenant. Mais j’ai voulu prendre par le plus court, à travers la forêt, et j’ai peut-être eu tort!

– Peut-être, répondit Dick Sand.

– Je ferais bien, je pense, d’aller en avant, dit Harris.

– Non, monsieur Harris, ne nous séparons pas, répondit Dick Sand d’un ton décidé.

– Comme vous voudrez! reprit l’Américain. Mais, pendant la nuit, il me sera difficile de vous guider.

– Qu’à cela ne tienne! répondit Dick Sand. Nous allons faire halte. Mrs. Weldon consentira à passer une dernière nuit sous les arbres, et demain, lorsqu’il fera grand jour, nous nous remettrons en route! Deux ou trois milles encore, ce sera l’affaire d’une heure!

– Soit,» répondit Harris.

En ce moment, Dingo fit entendre des aboiements furieux.

«Ici, Dingo, ici! cria Dick Sand. Tu sais bien qu’il n’y a personne, et que nous sommes dans le désert!»

Cette dernière halte fut donc décidée. Mrs. Weldon laissa faire ses compagnons sans prononcer une parole. Son petit Jack, assoupi par la fièvre; reposait entre ses bras.

On chercha le meilleur emplacement pour y passer la nuit.

Ce fut sous un large bouquet d’arbres que Dick Sand songea à tout disposer pour la couchée. Mais le vieux Tom, qui s’occupait avec lui de ces préparatifs, s’arrêta tout à coup, s’écriant:

«Monsieur Dick! Voyez! voyez!

– Qu’y a-t-il, mon vieux Tom? demanda Dick Sand, du ton calme d’un homme qui s’attend à tout.

– Là… Là… fit Tom… sur ces arbres… des taches de sang!… Et… à terre… des membres mutilés!…»

Dick Sand se précipita vers l’endroit que désignait le vieux Tom. Puis, revenant à lui:

«Tais-toi, Tom, tais-toi!» dit-il.

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En effet, il y avait là, sur le sol, des mains coupées, et, auprès de ces débris humains, quelques fourches brisées, une chaîne rompue!

Mrs. Weldon, heureusement, n’avait rien vu de cet horrible spectacle.

Quant à Harris, il se tenait à l’écart, et qui l’eût observé en ce moment aurait été frappé du changement qui s’était fait en lui. Sa face avait quelque chose de féroce.

Dingo, lui, avait rejoint Dick Sand, et, devant ces restes sanglants, il aboyait avec rage.

Le novice eut beaucoup de peine à le chasser.

Cependant, le vieux Tom, à la vue de ces fourches, de cette chaîne brisée, était resté immobile, comme si ses pieds se fussent enracinés dans le sol. Les yeux démesurément ouverts, les mains crispées, il regardait, murmurant ces incohérentes paroles:

«J’ai vu… déjà vu… ces fourches… tout petit… j’ai vu!…»

Et, sans doute, les souvenirs de sa première enfance lui revenaient vaguement. Il cherchait à se rappeler!… Il allait parler!…

«Tais-toi, Tom! répéta Dick Sand. Pour mistress Weldon, pour nous tous, tais-toi!»

Et le novice emmena le vieux noir.

Un autre lieu de halte fut choisi, à quelque distance, et tout fut disposé pour la nuit.

Le repas fut préparé, mais on y toucha à peine. La fatigue l’emportait sur la faim. Tous étaient sous une indéfinissable impression d’inquiétude qui touchait à la terreur.

L’obscurité se fit peu à peu. Bientôt elle fut profonde. Le ciel était couvert de gros nuages orageux. Entre les arbres, dans l’horizon de l’ouest, on voyait s’enflammer quelques éclairs de chaleur. Le vent tombé, pas une feuille ne remuait aux arbres. Un silence absolu succédait aux bruits du jour, et on eût pu croire que la lourde atmosphère, saturée d’électricité, devenait impropre à la transmission des sons.

Dick Sand, Austin, Bat veillaient ensemble. Ils cherchaient à voir, à entendre, dans cette profonde nuit, si une lueur quelconque ou quelque bruit suspect auraient frappé leurs yeux ou leurs oreilles. Rien ne troublait ni le calme ni l’obscurité de la forêt.

Tom, non pas assoupi, mais absorbé dans ses souvenirs, la tête courbée, demeurait immobile, comme s’il eût été frappé de quelque coup subit.

Mrs. Weldon berçait son enfant dans ses bras et n’avait de pensées que pour lui.

Seul, cousin Bénédict dormait peut-être, car seul il ne subissait pas l’impression commune. Sa faculté de pressentir n’allait pas si loin.

Tout à coup, vers onze heures, un rugissement prolongé et grave se fit entendre, auquel se mêlait une sorte de frémissement plus aigu.

Tom se dressa tout debout, et sa main se tendit vers un épais fourré, distant d’un mille au plus.

Dick Sand lui saisit le bras, mais il ne put empêcher Tom de crier à haute voix:

«Le lion! le lion!»

Ce rugissement, qu’il avait si souvent entendu dans son enfance, le vieux noir venait de le reconnaître!

«Le lion!» répéta-t-il.

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Dick Sand, incapable de se maîtriser plus longtemps, se précipita, le coutelas à la main, vers la place qu’occupait Harris…

Harris n’était plus là, et son cheval avait disparu avec lui.

Une sorte de révolution se fit dans l’esprit de Dick Sand… Il n’était pas où il avait cru être!

Ainsi, ce n’était point à la côte américaine que le Pilgrim avait atterri! Ce n’était pas l’île de Pâques, dont le novice avait relevé la position en mer, mais quelque autre île, précisément située à l’ouest de ce continent, comme l’île de Pâques est située à l’ouest de l’Amérique!

La boussole l’avait trompé pendant une partie du voyage, on sait pourquoi! Entraîné par la tempête sur une fausse route, il avait dû tourner le cap Horn, et, de l’océan Pacifique, il était passé dans l’Atlantique! La vitesse de son navire, qu’il ne pouvait qu’imparfaitement estimer, avait été doublée, à son insu, par la force de l’ouragan!

Voilà pourquoi les arbres à caoutchouc, les quinquinas, les produits du Sud-Amérique manquaient à cette contrée, qui n’était ni le plateau d’Atacama, ni la pampa bolivienne!

Oui! c’étaient des girafes, non des autruches, qui avaient fui dans la clairière! C’étaient des éléphants qui avaient traversé l’épais taillis! C’étaient des hippopotames, dont Dick Sand avait troublé le repos sous les grandes herbes! C’était la tsé-tsé, ce diptère recueilli par Bénédict, la redoutable tsé-tsé, qui fait périr sous ses piqûres les animaux des caravanes!

Enfin, c’était bien le rugissement du lion qui venait d’éclater à travers la forêt! Et ces fourches, ces chaînes, ce couteau de forme singulière, c’étaient les engins du marchand d’esclaves! Ces mains mutilées, c’étaient des mains de captifs!

Le Portugais Negoro et l’Américain Harris devaient être d’accord!

Et ces mots terribles, devinés par Dick Sand, s’échappèrent enfin de ses lèvres:

«L’Afrique! L’Afrique équatoriale! L’Afrique des traitants et des esclaves!

Fin de la première partie

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1 Autrefois, on se contentait de réduire cette écorce en poudre, qui portait le nom de «Poudre des Jésuites», parce qu’en 1619, les Jésuites de Rome en reçurent de leur mission d’Amérique un envoi considérable.