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Jules Verne

 

CÉSAR CASCABEL

 

(Chapitre IV-VI)

 

 

85 Dessins de George Roux

12 grandes gravures en chromotypographie

2 grandes cartes en chromolithographie

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre IV

Grande détermination

 

anailles!

C’était bien le nom qui convenait à de tels gueux. Mais la famille n’en était pas moins volée.

Chaque soir, M. Cascabel avait l’habitude de vérifier si le coffre était bien à sa place! Or, la veille, il s’en souvenait, à la suite des rudes fatigues de cette journée, tombant de sommeil, il n’avait pas fait sa vérification habituelle. Évidemment, pendant que Jean, César et Clou étaient allés avec lui chercher les objets abandonnés au tournant de la passe, les deux conducteurs, ayant pénétré sans être aperçus jusque dans le dernier compartiment, s’étaient emparés du coffre-fort, et l’avaient caché sous quelques broussailles à la lisière du campement. Voilà pourquoi ils avaient refusé de passer la nuit à l’intérieur de la Belle-Roulotte. Puis, ils avaient attendu que toute la famille fût endormie, et s étaient enfuis avec les chevaux du fermier.

De toutes les économies de la petite troupe, il ne restait plus rien, si ce n’est quelques dollars que M. Cascabel avait dans sa poche. Et encore était-ce heureux que ces coquins n’eussent point emmené Vermout et Gladiator!

Les chiens, depuis vingt-quatre heures, déjà habitués à la présence des deux hommes, n’avaient pas même donné l’éveil, et le méfait s’était accompli sans difficulté.

Où retrouver les voleurs, maintenant qu’ils s’étaient jetés à travers la Sierra?… Où retrouver l’argent?… Et, sans cet argent, comment traverser l’Atlantique?

Le désespoir de la famille se traduisit par les larmes des uns, par la fureur des autres. Tout d’abord, M. Cascabel fut en proie à un véritable accès de rage, et sa femme, ses enfants, eurent bien de la peine à le calmer. Mais, après s’être ainsi abandonné à sa colère, il redevint maître de lui, en homme qui ne doit pas perdre son temps en vaines récriminations.

«Maudit coffre! ne put s’empêcher de dire Cornélia, au milieu de ses larmes.

– Il est certain, dit Jean, que, si nous n’avions pas eu de coffre, notre argent…

– Oui!… Une belle idée qui m’est poussée là, d’acheter cette satanée boîte! s’écria M. Cascabel. Décidément, quand on a un coffre, il est prudent de n’y rien mettre! La belle avance qu’il soit à l’épreuve du feu, comme me disait le marchand, du moment qu’il n’est pas à l’épreuve des voleurs!».

Il faut le reconnaître, c’était là un rude coup pour la famille, et on ne peut trouver surprenant qu’elle en fût accablée. Volée de deux mille dollars gagnés au prix de tant de peines!

«Que faire? dit Jean.

– Que faire? répondit M. Cascabel, dont les dents serrées semblaient mâcher les paroles. C’est très simple!… C’est même extraordinairement simple!… Sans chevaux de renfort, nous ne pouvons continuer à remonter la passe… Eh bien! je propose de retourner à la ferme… Peut-être ces gueux y sont-ils…

– À moins qu’ils n’y aient pas reparu!» répliqua Clou-de-Girofle.

Et, vraiment, c’était plus que probable. Toutefois, comme le répéta M. Cascabel, il n’y avait pas d’autre parti à prendre que de revenir en arrière, puisqu’on ne pouvait aller en avant.

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Là-dessus Vermout et Gladiator furent attelés, et la voiture commença à redescendre le défilé de la Sierra.

Cela ne se fit que trop facilement, hélas! On va vite, lorsqu’il n’y à plus qu’à dévaler des pentes; mais on marchait l’oreille basse, en silence, si ce n’est que, de temps en temps, une bordée de jurons s’échappait de la bouche de M. Cascabel.

A midi, la Belle-Roulotte s’arrêta devant la ferme. Les deux voleurs n’y étaient point revenus. En apprenant ce qui avait eu lieu, grande colère du fermier, qui ne s’inquiéta guère, d’ailleurs, de la famille. Si on lui avait volé son argent à elle, on lui avait volé ses trois chevaux, à lui! Après s’être enfuis dans la montagne, les malfaiteurs avaient dû se porter au delà de la passe. Courez donc à leur poursuite! Et le fermier, furieux, n’était pas éloigné de vouloir rendre M. Cascabel responsable du vol de ses bêtes.

«Voilà qui est raide! dit celui-ci. Pourquoi avez-vous de pareils coquins à votre service, et pourquoi les louez-vous aux honnêtes gens?

– Est-ce que je le savais? répondit le fermier. Jamais je n’avais eu à me plaindre d’eux!… Ils venaient de la Colombie anglaise…

– Ils étaient Anglais?

– Sans doute.

– Dans ce cas, on prévient le monde, monsieur, on le prévient!» s’écria M. Cascabel.

Quoi qu’il en soit, le vol était commis, et la situation était extrêmement grave.

Mais, si Mme Cascabel ne parvenait pas à prendre le dessus, son mari, avec ce fonds de philosophie foraine qui lui était propre, finit par recouvrer son sang-froid.

Et, lorsqu’ils furent réunis dans la Belle-Roulotte, une conversation s’engagea entre tous les membres de la famille, – conversation de la plus haute importance, «de laquelle allait sortir une grande détermination», ainsi que le dit M. Cascabel en faisant rouler les r.

«Enfants, il y a dans la vie de ces circonstances où un homme résolu doit savoir se décider… J’ai même observé que ces circonstances sont généralement désagréables… Telles celles où nous nous trouvons par le fait de ces malfaiteurs… Des Anglais, des Englishmen!… Donc, il s’agit de ne pas aller par quatre chemins, d’autant plus qu’il n’y en à pas quatre… Il n’y en à qu’un, et c’est celui que nous prendrons tout à l’heure!

– Lequel? demanda Sandre.

– Je vous ferai tout à l’heure connaître le projet qui m’est venu à la tête, répondit M. Cascabel. Mais, pour savoir s’il est exécutable, il faut que Jean apporte sa machine où il y a des cartes…

– Mon atlas, dit Jean.

– Oui, ton atlas. Tu dois être très fort en géographie!… Va chercher ton atlas.

– À l’instant, père.»

Et, lorsque l’atlas eut été déposé sur la table, M. Cascabel reprit en ces termes:

„Il est bien entendu, enfants, quoique ces coquins d’Anglais – comment ne me suis-je pas douté que c’étaient des Anglais! – nous aient volé notre coffre – pourquoi ai-je eu l’idée d’acheter un coffre! –, il est bien entendu, dis-je, que nous ne renonçons pas à notre idée de retourner en Europe…

– Y renoncer?… jamais! s’écria Mme Cascabel.

– Dignement répondu, Cornélia! Nous voulons rentrer en Europe, et nous y rentrerons! Nous voulons revoir la France et nous la reverrons! Ce n’est pas parce que des gueux nous ont dépouillés que… Moi d’abord il me faut l’air du pays, ou je mourrai…

– Et je ne veux pas que tu meures, César! Nous sommes partis pour l’Europe… malgré tout, nous y arriverons…

– Et de quelle façon? demanda Jean, avec insistance. Oui! de quelle façon?

– En effet, de quelle façon?… répondit M. Cascabel, qui se grattait le front. Certainement, en donnant des représentations sur notre route, nous parviendrons à gagner au jour le jour de quoi conduire la Belle-Roulotte jusqu’à New-York… Mais, une fois là, faute de la somme nécessaire pour payer sa place, pas de paquebot!… Et, sans paquebot, pas possible de traverser la mer autrement qu’à la nage!… Or, il me semble que cela sera assez difficile…

– Très difficile, monsieur patron, répondit Clou… à moins d’avoir des nageoires…

– En as-tu?…

– Je ne crois pas…

– Eh bien! tais-toi, et écoute!»

Puis, s’adressant à son aîné:

«Jean, ouvre ton atlas, et montre-nous sur la carte l’endroit où nous sommes!»

Jean chercha la carte de l’Amérique septentrionale et la plaça sous les yeux de son père. Tous la regardèrent, tandis qu’il indiquait du doigt un point de la Sierra Nevada, situé un peu dans l’est de Sacramento.

«Voici l’endroit, dit-il.

– Bien, répondit M. Cascabel. Ainsi, une fois, de l’autre côté de la montagne, nous aurions à parcourir tout le territoire des États-Unis jusqu’à New-York?

– Oui, père.

– Et combien de lieues cela fait-il?…

– Environ treize cents lieues.

– Bon! Ensuite il faudrait franchir l’Océan?…

– Sans doute.

– Combien de lieues a-t-il cet Océan?…

– À peu près neuf cents jusqu’en Europe.

– Et, une fois arrivés en France, autant dire que nous sommes dans notre Normandie?…

– Autant le dire!

– Et tout cela fait?…

– Deux mille deux cents lieues! s’écria la petite Napoléone, qui avait compté sur ses doigts.

– Voyez-vous, la gamine! dit M. Cascabel. Cela sait déjà l’arithmétique! Nous disons deux mille deux cents lieues?…

– Environ, père, répondit Jean, et je crois que je fais bonne mesure!

– Eh bien, enfants, ce ruban de queue ne serait rien pour la Belle Roulotte, s’il ne se trouvait une mer entre l’Amérique et l’Europe, une maudite mer qui lui barre le chemin! Et, cette mer, on ne peut la passer sans argent, c’est-à-dire sans paquebot…

– Ou sans nageoires! répéta Clou.

– Décidément, il y tient! répondit M. Cascabel en haussant les épaules.

– Donc, il est de toute évidence, reprit Jean, que nous ne pouvons aller par l’est!

– C’est impossible comme tu dis, mon fils, absolument impossible! Mais… peut-être par l’ouest?…

– Par l’ouest?… s’écria Jean en regardant son père.

– Oui!… Vois un peu cela, et montre-moi par où il faudrait prendre pour faire route à l’ouest?

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– Il faudrait d’abord remonter à travers la Californie, l’Orégon et le territoire de Washington jusqu’à la frontière septentrionale des États-Unis.

– Et de là?…

– De là?… Ce serait la Colombie anglaise…

– Pouah!… fit M. Cascabel. Et il n’y aurait pas moyen d’éviter cette Colombie?…

– Non, père!

– Passons!… Et ensuite?…

– Une fois arrivés à la frontière au nord de la Colombie, nous trouverions la province d’Alaska…

– Qui est anglaise?…

– Non, russe – du moins jusqu’ici, car il est question de l’annexer…

– À l’Angleterre?

– Non!… aux États-Unis.

– Parfait!… Et après l’Alaska, qu’y a-t-il?…

– Il y à le détroit de Behring, qui sépare les deux continents, l’Amérique de l’Asie.

– Et combien de lieues cela nous fait-il jusqu’au détroit?…

– Onze cents lieues.

– Retiens bien, Napoléone, et tu additionneras ensuite.

– Et moi?… demanda Sandre.

– Toi, aussi.

– Maintenant, ton détroit, Jean, qu’est-ce qu’il peut bien avoir de large?

– Une vingtaine de lieues, père.

– Oh! une vingtaine de lieues!… fit observer M™ Cascabel.

– Un ruisseau, Cornélia, autant dire un ruisseau.

– Comment!… Un ruisseau?…

– Oui!… D’ailleurs, Jean, est-ce qu’il ne gèle pas l’hiver, ton détroit de Behring?

– Si, père! Pendant quatre ou cinq mois, il est complètement pris…

– Bravo! et on peut alors le franchir sur la glace?…

– On le peut, et on le fait.

– Ah! l’excellent détroit!

– Mais ensuite, demanda Cornélia, est-ce qu’il n’y à plus de mer à traverser?…

– Non! C’est le continent asiatique qui s’étend jusqu’à la Russie d’Europe.

– Montre-nous cela, Jean.»

Et Jean chercha dans l’atlas la carte générale de l’Asie, que M. Cascabel examina attentivement.

„Eh! voilà qui s’arrange à souhait, dit-il, s’il n’y a pas trop de pays sauvages dans ton Asie!…

– Pas trop, père!

– Et où est l’Europe?…

– Là, répondit Jean, en appuyant son doigt sur la frontière de l’Oural.

– Et quelle distance y a-t-il depuis ce détroit… ce ruisseau de Behring… jusqu’à la Russie d’Europe?

– On compte seize cents lieues.

– Et jusqu’en France?

– À peu près six cents.

– Et tout cela fait, depuis Sacramento?…

– Trois mille trois cent vingt lieues! s’écrièrent à la fois Sandre et Napoléone.

– Un bon point à chacun! dit M. Cascabel. Ainsi, par l’est, deux mille deux cents lieues?…

– Oui, père.

– Et par l’ouest trois mille trois cents environ?…

– Oui, soit onze cents lieues de différence…

– De différence en plus par l’ouest, répondit M. Cascabel, mais pas de mer sur la route! Donc, enfants, quand on ne peut pas aller par un côté, il faut aller par l’autre, et c’est ce que je vous propose de faire tout bêtement!

– Tiens!… Un voyage à reculons! s’écria Sandre.

– Non pas à reculons!… Un voyage en sens inverse!

– Très bien, père, répondit Jean. Toutefois je te ferai observer que, vu la longueur du chemin, jamais nous ne pourrons arriver cette année en France, si nous allons par l’ouest!

– Et pourquoi?

– Parce que onze cents lieues de plus, c’est quelque chose pour notre Belle-Roulotte, – et son attelage!…

– Eh bien, enfants, si nous ne sommes pas en Europe cette année, nous y serons l’année prochaine! Et, j’y pense, puisque nous aurons à traverser la Russie, où il y a les foires de Perm, de Kazan, de Nijni, dont j’ai si souvent entendu parler, nous nous y arrêterons, et je vous promets que la célèbre famille de Cascabel y fera bonne figure et bonnes recettes aussi!»

Quelles objections peut-on faire à un homme, lorsqu’il à réponse à tout!?

En vérité, il en est de l’âme comme du fer. Sous les coups répétés, elle se contracte, elle se forge, elle devient plus résistante. Et c’est précisément l’effet qui se produisait chez ces braves saltimbanques. Pendant cette pénible existence, nomade et aventureuse, où ils avaient eu à supporter tant d’épreuves, jamais, sans doute, ils ne s’étaient trouvés dans d’aussi fâcheuses circonstances, leurs économies perdues, le retour au pays par les voies ordinaires rendu impossible. Mais ce dernier coup de marteau leur avait été si rudement assené par la mauvaise chance, qu’ils se sentaient de force à tout braver dans l’avenir.

Mme Cascabel, ses deux fils et sa fille applaudirent en chœur à la proposition du père. Et pourtant c’était vraiment insensé, et il fallait que M. Cascabel fût singulièrement «emballé» dans son désir de revenir en Europe pour s’être résolu à mettre un tel projet à exécution! Bah! qu’était-ce d’avoir à traverser l’ouest de l’Amérique et la Sibérie asiatique, du moment que l’on se dirigeait vers la France!

«Bravo!… Bravo!… s’écria Napoléone.

– Et bis! bis! ajouta Sandre, qui ne trouva pas de mots plus significatifs pour exprimer son enthousiasme.

– Dis donc, père, demanda Napoléone, est-ce que nous verrons l’Empereur de Russie?

– Certainement, si Sa Majesté le Czar à l’habitude de venir se divertir à la foire de Nijni!

– Et nous travaillerons devant lui?…

– Oui!… pour peu que cela lui fasse plaisir!…

– Ah! que je voudrais bien l’embrasser sur les deux joues!

– Peut-être devras-tu te contenter d’une joue, fillette! répliqua M. Cascabel. Mais si tu l’embrasses, prends bien garde d’abîmer sa couronne!…»

Quant à Clou-de-Girofle, c’était de l’admiration qu’il éprouvait pour le génie de son patron et maître.

Ainsi, itinéraire bien arrêté, la Belle-Roulotte remonterait à travers la Californie, l’Orégon et le territoire de Washington jusqu’à la frontière anglo-américaine. Il restait une cinquantaine de dollars environ – l’argent de poche qui, heureusement, n’avait point été déposé dans le coffre-fort. Cependant, comme une aussi faible somme ne pourrait suffire aux frais quotidiens du voyage, il fut convenu que la petite troupe donnerait des représentations dans les villes et villages. Il n’y avait pas, d’ailleurs, à se préoccuper des retards que ces haltes occasionneraient. Ne faudrait-il pas attendre que le détroit fût glacé sur toute sa surface pour offrir passage au véhicule? Or, il ne pouvait l’être avant sept ou huit mois.

«Et ce sera bien le diable, dit M. Cascabel, pour conclure, si nous n’encaissons pas quelques jolies recettes avant notre arrivée au bout de l’Amérique!»

A la vérité, dans toute la région supérieure de l’Alaska, «faire de l’argent» au milieu des tribus errantes d’Indiens, c’était fort problématique. Mais, jusqu’à la frontière occidentale des États-Unis, en cette portion du nouveau continent que n’avait point encore visitée la famille Cascabel, nul doute que le public ne s’empressât, rien que sur sa réputation, de l’accueillir comme elle le méritait.

Au delà, il est vrai, ce serait la Colombie anglaise, et, bien que les villes y fussent nombreuses, jamais, non jamais! M. Cascabel ne s’abaisserait à quêter des shillings ou des pences. C’était déjà bien assez, c’était déjà trop que la Belle-Roulotte et son personnel fussent contraints à fouler pendant plus de deux cents lieues le sol d’une colonie britannique!

Quant à la Sibérie asiatique, avec ses longues steppes désertes, à peine y rencontrerait-on quelques-unes de ces peuplades samoyèdes ou tchouktchis, qui ne quittent guère les régions du littoral. Là, pas de recettes en perspective, sans doute. On le verrait assez, lorsqu’on y serait.

Tout étant convenu, M. Cascabel décida que la Belle-Roulotte partirait dès le lendemain au lever du jour.

En attendant, il s’agissait de souper. Cornélia se mit à la besogne avec son empressement habituel, et, tandis qu’elle fricotait, aidée de Clou-de-Girofle:

«C’est pourtant une fameuse idée, dit-elle, qu’a eue là M. Cascabel.

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– Oui, patronne, fameuse idée comme toutes celles, d’ailleurs, qui cuisent dans sa casserole… je veux dire qui trottent dans son cerveau…

– Et puis, Clou, pas de mer à traverser dans cette direction, et pas de mal de mer…

– À moins que… il n’y ait des roulis de glace dans ce détroit!

– Assez, Clou, et pas de mauvais présages!»

Pendant ce temps, Sandre exécutait quelques sauts périlleux qui ravirent son père. Et, de son côté, Napoléone dansait gracieusement, tandis que les chiens gambadaient près d’elle. C’est qu’il y avait lieu, maintenant, de se remettre en haleine, puisque les représentations allaient être reprises.

Soudain, Sandre de s’écrier:

„Et les bêtes que nous n’avons pas consultées pour notre grand voyage!»

Courant aussitôt près de Vermout:

«Eh bien! mon vieux bidet, ça te va-t-il, une bonne trotte de trois mille lieues?»

Puis, s’adressant à Gladiator:

«Qu’est-ce que vont dire tes pauvres vieilles jambes?»

Les deux chevaux hennirent ensemble, comme pour donner leur acquiescement.

Se retournant alors vers les chiens:

«Et toi, Wagram, et toi, Marengo, reprit Sandre, allez-vous vous payer de belles gambades?»

Aboiements joyeux qui furent accompagnés de quelques sauts significatifs. Il n’y avait pas à s’y tromper, Wagram et Marengo feraient le tour du monde sur un signe de leur maître.

C’était au singe, à présent, de donner son avis.

«Voyons, John Bull! s’écria Sandre, ne prends pas cet air déconfit! Tu vas voir du pays, mon garçon! Et si tu as trop froid, on te mettra une bonne jaquette! Et tes grimaces?… J’aime à croire que tu ne les as pas oubliées, tes grimaces?»

Non! John Bull ne les avait pas oubliées, et il en fit de si comiques, qu’il provoqua l’hilarité générale.

Restait le perroquet.

Sandre le fit sortir de sa cage, et l’oiseau se promena, remuant la tête et se balançant sur ses pattes.

«Eh bien, Jako, demanda Sandre, tu ne me réponds pas?… Est-ce que tu as perdu ta langue?… Nous allons faire un beau voyage!… Es-tu content, Jako?»

Jako tira du fond de son gosier une suite de sons articulés, où les r roulaient comme s’ils fussent sortis du puissant larynx de M. Cascabel.

«Bravo! s’écria Sandre. Il est satisfait, Jako!… Il approuve, Jako!… Il a dit oui, Jako!»

Et le jeune garçon, les mains en bas, les pieds en l’air, entama une série de culbutes et de contorsions, qui lui valurent les bravos paternels.

En ce moment, Cornélia parut.

«A table!» cria-t-elle.

Un instant après, les convives étaient assis dans la salle à manger, où le repas fut dévoré jusqu’à la dernière miette.

Il semblait que tout était oublié déjà, lorsque Clou ramena la conversation sur le fameux coffre-fort en disant:

«Mais, j’y pense, monsieur patron, ces deux coquins vont être bien attrapés!…

– Et pourquoi? demanda Jean.

– Puisqu’ils n’ont pas le mot, ils ne pourront jamais ouvrir le coffre!…

– Aussi je ne doute pas qu’ils le rapportent!» répondit M. Cascabel en éclatant de rire.

Et cet homme extraordinaire, tout à son nouveau projet, avait déjà oublié le vol et les voleurs!

 

 

Chapitre V

En route!

 

ui! en route pour l’Europe, mais, cette fois, en suivant un itinéraire peu adopté généralement et qu’il ne faut point recommander aux voyageurs s’ils sont pressés.

«Et, cependant, nous le sommes, se disait M. Cascabel, surtout pressés d’argent!»

Le départ s’effectua dans la matinée du 2 mars. Dès l’aube, Vermout et Gladiator furent attelés à la Belle-Roulotte. Mme Cascabel y prit place avec Napoléone, laissant son mari et ses deux garçons aller à pied, tandis que Clou tiendrait les guides. Quant à John Bull, il s’était perché sur la galerie, et les deux chiens étaient déjà en avant.

Il faisait beau. Le renouveau gonflait de sève les premiers bourgeons des arbustes. Le printemps préludait à toutes ces magnificences qu’il déploie à profusion au milieu des horizons californiens. Les oiseaux chantaient sous la verdure des arbres à feuilles persistantes, les chênes-verts, les chênes-blancs, les pins, dont la svelte tige se balançait au-dessus des corbeilles de bruyères. Ça et là se groupaient des marronniers de petite taille, et quelques échantillons de ces pommiers, dont la pomme, sous le nom de mazanille, sert à la fabrication du cidre indien.

Tout en contrôlant sur sa carte l’itinéraire convenu, Jean n’oubliait pas qu’il était plus particulièrement chargé d’approvisionner l’office de venaison fraîche. D’ailleurs, Marengo ne le lui eût pas laissé oublier. Bon chasseur et bon chien sont faits pour s’entendre. Jamais ils ne se comprennent mieux que là où le gibier abonde, et c’était bien le cas. Il était rare que Mme Cascabel n’eût pas à accommoder un lièvre, une perdrix huppée, un coq de bruyère ou quelque couple de ces cailles de montagnes, aux élégantes aigrettes, dont la chair parfumée constitue un manger excellent. En remontant jusqu’au détroit de Behring, si la chasse continuait à être aussi productive à travers les plaines de l’Alaska, la famille n’aurait pas grande dépense à faire pour assurer sa nourriture de chaque jour. Peut-être au delà, sur le continent asiatique, serait-elle moins chanceuse? Mais on aviserait, lorsque la Belle-Roulotte serait engagée dans les interminables steppes du pays des Tchouktchis.

Aussi, tout marchait à souhait. M. Cascabel n’était pas homme à négliger les circonstances favorables de temps et de température dont on jouissait alors. On allait aussi vite que le permettait l’attelage, en profitant des routes que les pluies estivales rendraient impraticables quelques mois plus tard. Cela faisait une moyenne de sept à huit lieues par vingt-quatre heures avec une halte à midi pour le repas et le repos, et une halte à six heures du soir pour le campement de nuit. La contrée n’était pas déserte, comme on pourrait le croire. Les travaux des champs y rappelaient déjà les cultivateurs, auxquels ce sol, riche et généreux, procure une aisance qui serait enviée en n’importe quelle autre partie du monde. En outre, fréquemment, on rencontrait des fermes, des hameaux, des villages, des bourgades, des villes même, surtout lorsque la Belle-Roulotte suivit la rive gauche du Sacramento, à travers cette région qui fut le pays de l’or par excellence et auquel est reste ce nom significatif de l’Eldorado.

La famille, conformément au programme de son chef, donnait quelques représentations, partout ou l’occasion s’offrait d’utiliser ses talents. Elle n’était pas encore connue en cette portion de la Californie, et n’y a-t-il pas partout de braves gens qui ne demandent qu’à s’amuser? À Placerville à Aubury à Marysville, à Tchama et autres cites plus ou moins importantes, un peu blasées sur l’«éternel» Cirque Américain qui les visite de temps à autre les Cascabel recueillirent autant de bravos que de cents, dont le total se chiffra par quelques douzaines de dollars. La grâce et la hardiesse de Mlle Napoléone l’extraordinaire souplesse de M. Sandre, l’adresse merveilleuse de M. Jean dans ses exercices de jongleur, les ahurissements et niaiseries de Clou-de-Girofle, furent apprécies comme ils le mentaient par les connaisseurs. Jusqu’aux deux chiens qui firent merveille en compagnie de John Bull. Quant à M. et Mme Cascabel, ils se montrèrent dignes de leur renommée, l’un dans le travail de force, l’autre dans les luttes à mains plates, ou elle terrassa les amateurs qui voulurent bien se présenter.

A la date du 12 mars, la Belle-Roulotte était arrivée à la petite ville de Shasta, que la montagne de ce nom domine à quatorze mille pieds d’altitude. Vers l’ouest se profilait confusément le massif des Coast-Ranges que, par grand bonheur, il ne serait pas nécessaire de franchir pour atteindre la frontière de l’Oregon. Mais le pays était très accidenté; il fallait circuler entre les capricieuses ramifications que la montagne projetait vers l’est, et, sur ces routes à peine tracées, que l’on choisissait d’après les indications de la carte la voiture ne marchait pas très vite. De plus, les villages devenaient rares. Assurément, mieux eût valu cheminer à travers les territoires du littoral, moins semés d’obstacles naturels; mais cela n’aurait pu être fait qu’a la condition de se porter au delà des Coast-Ranges, dont les passes sont pour ainsi dire impraticables. Il parut donc plus sage de remonter vers le nord, afin de n’en contourner les derniers versants que sur la limite de l’Oregon.

Tel fut le conseil donne par Jean, le géographe de la troupe et on jugea bon de s’y conformer.

Le 19 mars, quand on eut dépasse le fort Jones, la Belle-Roulotte s’arrêta devant la bourgade d’Yrika. L         à, bon accueil qui permit d’encaisser quelques dollars. C’était le premier début d’une troupe française en ce pays. Que voulez-vous? Dans ces contrées lointaines de l’Amérique, on les aime, ces enfants de la France! Ils y sont toujours reçus à bras ouverts, et mieux à coup sûr, qu’ils ne le seraient chez quelques-uns de leurs voisins d’Europe!

En cette bourgade, on trouva à louer, pour un prix modère, quelques chevaux qui vinrent en aide à Vermout et à Gladiator. La Belle-Roulotte put ainsi franchir la chaîne au pied de sa pointe septentrionale, et, cette fois, sans avoir été pillée par les conducteurs.

«Parbleu! fit observer M. Cascabel, ils n’étaient point anglais, que je sache!»

Si ce voyage ne fut pas exempt de difficultés ni de quelques retards, on s’en tira sans accidents, grâce aux mesures de prudence qui furent prises.

Enfin, le 27 mars, après un déplacement d’environ quatre cents kilomètres depuis la Sierra Nevada, la Belle-Roulotte franchit la frontière du territoire de l’Oregon. La plaine était bornée à l’est par le mont Pitt, qui se dresse comme un style à la surface d’un cadran solaire.

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Bêtes et gens avaient rudement travaille. On dut prendre un peu de repos à Jacksonville. Puis, la rivière de Roques une fois traversée, le cheminement se fit en côtoyant les méandres d’un littoral qui s’allongeait à perte de vue vers le nord.

Pays riche, mais encore montueux, et très propice à l’agriculture. Partout, des prairies et des bois. En somme, la continuation de la région californienne. Ça et là, des bandes de ces Indiens Sastès ou Umpaquas, qui parcourent la campagne. Il n’y avait rien à craindre de leur part.

Ce fut alors que Jean, qui lisait assidûment les livres de voyage de la petite bibliothèque – car il se promettait bien de mettre ses lectures à profit – trouva à propos de faire une recommandation, dont il parut opportun de tenir compte.

On était à quelques lieues dans le nord de Jacksonville, au milieu d’une contrée couverte de vastes forêts, que défend le fort Lane, bâti sur une colline à deux mille pieds de hauteur.

«Il faudra faire attention, dit Jean, car les serpents pullulent dans le pays.

– Des serpents! s’écria Napoléone, en poussant un cri d’effroi, des serpents!… Allons-nous-en, père!

– Du calme, enfant! répondit M. Cascabel. Nous en seront quittes pour prendre quelques précautions.

– Est-ce que ces vilaines bêtes-là sont dangereuses? demanda Cornélia.

– Très dangereuses, mère, répondit Jean. Ce sont des crotales, des serpents à sonnettes, les plus venimeux de tous. Si vous les évitez, ils ne vous attaquent pas; mais si vous les touchez, si vous les heurtez par mégarde, ils se redressent, mordent, et leurs morsures sont presque toujours mortelles.

– Et où se tiennent-ils? demanda Sandre.

– Sous les feuilles sèches, où il n’est pas aisé de les apercevoir, répondit Jean. Cependant, comme ils font entendre un bruit de crécelles, en agitant les anneaux de leur queue, on à le temps de les éviter.

– Eh bien! dit M. Cascabel, attention à nos pieds, et ouvrons l’oreille!»

Jean avait eu raison de signaler ce fait, les serpents étant très répandus dans les districts de l’Ouest-Amérique. Et non seulement les crotales y abondent, mais aussi les tarentules, celles-ci presque aussi dangereuses que ceux-là.

Inutile d’ajouter que l’on fit grande attention et que chacun prit garde à ses pas. En outre, il y avait à veiller sur les chevaux et autres animaux de la troupe, non moins exposés que leurs maîtres aux attaques des insectes et des reptiles.

D’ailleurs, Jean avait cru devoir ajouter que ces maudits serpents et tarentules ont la déplorable habitude de s’introduire dans les maisons, et, sans doute, ils ne respectent pas davantage les voitures. On pouvait donc craindre que la Belle-Roulotte ne reçût leur désagréable visite.

C’est pourquoi, le soir venu, avec quel soin on cherchait sous les lits, sous les meubles, dans les coins et recoins! Napoléone jetait des cris aigus, lorsqu’elle s’imaginait apercevoir une de ces vilaines bêtes; elle prenait pour un crotale quelque bout de corde roulée qui, cependant, ne présentait pas une tête triangulaire. Et les terreurs qu’elle éprouvait, quand, à demi endormie, elle croyait entendre un bruit de crécelle au fond du compartiment! Il faut dire que Cornélia n’était guère plus rassurée que sa fille.

„Au diable! s’écria un jour son mari impatienté, au diable, et les serpents qui font peur aux femmes, et les femmes qui ont peur des serpents! Notre mère Eve était plus brave et causait même volontiers avec eux!

– Oh!… c’était dans le Paradis! répondit la jeune fille.

– Et ce n’est pas ce qu’elle a fait de mieux!…» ajouta Mme Cascabel.

Aussi Clou avait-il à s’occuper pendant les haltes de nuit. Tout d’abord, il avait eu l’idée d’allumer de grands feux pour lesquels la forêt fournissait le combustible nécessaire; mais Jean lui fit observer que si la lueur du foyer pouvait écarter les serpents, elle risquait d’attirer les tarentules.

Bref, la famille ne se sentait vraiment tranquille que dans les quelques villages ou la Belle-Roulotte passait la nuit; là, le danger était infiniment moindre.

Du reste, les bourgades n’étaient point éloignées les unes des autres, telles: Canonville sur le Cow-creek, Roseburg, Rochester, Youcalla, où M. Cascabel empocha encore quelques recettes. En fin de compte, comme il gagnait plus qu’il ne dépensait, la prairie lui procurant l’herbe pour ses chevaux, la forêt le gibier pour son office, les rios d’excellents poissons pour sa table, le voyage ne coûtait rien. Et le petit pécule s’accroissait. Mais, hélas! qu’on était loin des deux mille dollars, volés dans les passes de la Sierra Nevada!

Cependant, si la petite troupe échappa finalement aux morsures des crotales et des tarentules, ce fut pour être tourmentée d’une autre façon. Cela arriva quelques jours plus tard, tant la généreuse nature à imaginé de moyens divers pour faire damner les pauvres mortels en ce bas monde!

Le véhicule, remontant toujours à travers les territoires de l’Orégon, venait de dépasser Eugène-City. Ce nom avait fait grand plaisir, car il indiquait bien son origine française. M. Cascabel aurait voulu connaître ce compatriote, cet Eugène, qui était sans doute un des fondateurs de ladite bourgade. Ce devait être un brave homme, et, si son nom ne figure pas parmi les noms modernes des rois de France, les Charles, les Louis, les François, les Henri, les Philippe… et les Napoléon, il n’en est pas moins français et bien français.

Après avoir fait halte dans les villes d’Harrisburg, d’Albany, de Jefferson, la Belle-Roulotte «jeta l’ancre» devant Salem, cité assez importante, la capitale de l’Orégon, bâtie sur une des rives de la Villamette.

On était au 3 avril.

Là, M. Cascabel donna vingt-quatre heures de repos à son personnel – du moins en tant que voyageurs, car la place publique de la bourgade servit de théâtre aux artistes, et une belle recette les dédommagea de leurs fatigues.

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Entre-temps, Jean et Sandre, ayant appris que la rivière passait pour fort poissonneuse, étaient allés se livrer au plaisir de la pêche.

Mais, la nuit suivante, voilà que père, mère, enfants, éprouvèrent de telles démangeaisons sur tout le corps, qu’ils se demandèrent s’ils n’étaient pas victimes de quelque farce, comme il s’en fait encore dans les noces de village.

Et, quelle fut leur surprise, le lendemain, lorsqu’ils s’entre-regardèrent!…

«Je suis rouge comme une Indienne du Far-West! s’écria Cornélia.

– Et moi, je suis gonflée comme une baudruche! s’écria Napoléone.

– Et moi, je suis couvert de boutons de la tête aux pieds! s’écria Clou-de-Girofle.

– Qu’est-ce que cela veut dire? ajouta M. Cascabel. Est-ce que la peste est dans le pays?…

– Je crois savoir ce que c’est, répondit Jean, en examinant ses bras zébrés de taches rougeâtres.

– Et qu’est-ce donc?…

– Nous avons pris la yèdre, comme disent les Américains.

– Que le diable emporte ta yèdre! Voyons! Nous diras-tu ce que signifie?…

– La yèdre, père, c’est une plante qu’il suffit de sentir, de toucher, même de regarder, paraît-il, pour en subir tous les désagréments. Elle vous empoisonne à distance…

– Comment… nous sommes empoisonnés, répliqua Mme Cascabel, empoisonnés!…

– Oh! ne crains rien, mère, se hâta de répondre Jean. Nous en serons quittes pour quelques démangeaisons et peut-être un peu de fièvre.».

L’explication était juste. Cette yèdre est une plante malsaine, extrêmement vénéneuse. Lorsque le vent est chargé de la semence presque impalpable de cet arbuste, si la peau en est seulement effleurée, elle rougit, se couvre de boutons, se marbre d’efflorescences. Sans doute, pendant que la voiture traversait les bois aux approches de Salem, M. Cascabel et les siens avaient été saisis au passage par un courant de yèdre. En somme, l’éruption, dont ils eurent tous à souffrir, ne dura que vingt-quatre heures, pendant lesquelles, il est vrai, chacun fut obligé de se gratter et de se regratter, à rendre jaloux John Bull, qui s’adonnait sans relâche à cette opération essentiellement simiesque.

Le 5 avril, la Belle-Roulotte quitta Salem, emportant avec elle un cuisant souvenir des heures passées dans les forêts de la Villamette, – un joli nom de rivière, pourtant, et qui sonnait bien à des oreilles françaises.

A la date du 7 avril, par Fairfield, par Canemah, par Orégon City, par Portland, déjà des villes importantes, la famille atteignit sans autre accident les rives de la Colombia, sur la limite de cet État d’Orégon, qui avait été franchi sur un espace de cent quinze lieues.

Vers le nord s’étendait le Territoire de Washington. Il est montagneux dans la partie située à l’orient de l’itinéraire que suivait la Belle-Roulotte pour gagner le détroit de Behring. Là se développent les ramifications de la chaîne connue sous la dénomination de Cascade-Ranges, avec des sommets tels que celui de Sainte-Hélène, haut de neuf mille sept cents pieds, ceux du mont Baker et du mont Bainer, hauts de onze mille pieds. Il semble que la nature, s’étant dépensée en longues plaines depuis le littoral de l’Atlantique, à gardé toute sa puissance de soulèvement pour dresser les montagnes qui hérissent l’ouest du nouveau continent. à supposer que ces territoires soient une mer, on pourrait dire que cette mer, tranquille, unie, comme endormie d’un côté, est tourmentée, tumultueuse de l’autre, et que ses crêtes de lames sont des crêtes de montagnes.

Ce fut Jean qui fit cette observation, et la comparaison plut beaucoup à son père.

«C’est cela, c’est bien cela! répondit-il. Après le beau temps, la tempête! Bah! notre Belle-Roulotte est solide! Elle ne fera pas naufrage! Embarque, enfants, embarque!».

Et l’on embarqua, et le navire continua de «naviguer» sur cette contrée houleuse. A la vérité – pour continuer la comparaison – la mer commençait à se calmer, et, grâce aux efforts de l’équipage, l’arche des Cascabel se tira des plus mauvaises passes. Si, parfois, elle fut obligée de modérer sa vitesse, du moins put-elle éviter les écueils.

Puis, toujours bonne et sympathique réception dans les bourgades, à Kalmera, à Monticello, et aussi dans les forts qui ne sont à bien prendre que des stations militaires. Là, point de murailles, à peine des palissades; toutefois les petites garnisons que renferment ces postes suffisent à contenir les Indiens nomades que leurs pérégrinations jettent à travers le pays.

Aussi la Belle-Roulotte ne fut-elle menacée ni par les Chinoux ni par les Nesquallys, quand elle s’aventura à travers le pays de Walla-Walla. Le soir venu, alors que ces Indiens entouraient le campement, ils ne montraient aucune intention malveillante. Ce qui provoquait chez eux la plus vive surprise, c’était John Bull, dont les grimaces excitaient leur hilarité. Jamais ils n’avaient vu de singes, et, sans doute, ils prenaient celui-ci pour un des membres de la famille.

«Eh oui!… C’est mon petit frère!» leur disait Sandre, ce qui provoquait les protestations indignées de Mme Cascabel.

Enfin on atteignit Olympia, capitale du Territoire de Washington, et là fut donnée «à la demande générale» la dernière représentation de la troupe française aux États-Unis. Non loin se développait l’extrême frontière de la Confédération dans le nord-ouest de l’Amérique.

A présent, l’itinéraire allait longer la côte du Pacifique, ou plutôt ces nombreux «sounds», ces capricieux et multiples détroits du littoral, qui sont abrités par les grandes îles de Vancouver et de la Reine Charlotte.

En passant par la bourgade de Steklakoom, il fallut contourner les Pugget-sounds, afin de gagner le fort de Bettingham, situé près du détroit qui sépare les îles de la terre ferme.

Puis, ce fut la station de Whatcome, avec le mont Baker qui pointait à travers les nuages de l’horizon, et celle de Srimiahmoo, à l’entrée de Georgia-Strait.

Enfin, le 27 avril, après avoir fait environ trois cent cinquante lieues depuis Sacramento, la Belle-Roulotte arriva sur cette frontière, adoptée par le traité de 1847, et qui forme actuellement la limite de la Colombie anglaise.

 

 

Chapitre VI

Suite du voyage

 

our la première fois, M. Cascabel, ennemi naturel et irréductible de l’Angleterre, allait mettre le pied sur une terre anglaise! Pour la première fois, sa sandale allait fouler le sol britannique et se souiller de poussière anglo-saxonne! Que le lecteur nous pardonne cette manière emphatique de nous exprimer: mais, très certainement, c’était la forme quelque peu ridicule, sous laquelle cette pensée devait s’offrir à ce cerveau de saltimbanque, si tenace dans des haines patriotiques qui n’ont plus raison d’être.

Et, pourtant, la Colombie n’était point en Europe. Elle n’appartenait pas à ce groupe que l’Angleterre, l’Écosse et l’Irlande constituent sous la dénomination de Grande-Bretagne. Mais elle n’en était pas moins anglaise au même titre que les Indes, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, et, comme telle, elle répugnait à César Cascabel.

La Colombie anglaise fait partie de la Nouvelle-Bretagne, l’une des plus importantes colonies d’outre-mer du Royaume-Uni, puisqu’elle renferme la Nouvelle-Écosse, le Dominion, formée du Haut et Bas Canada, ainsi que les immenses territoires concédés à la compagnie de la baie d’Hudson. En largeur, elle va d’un océan à l’autre, des côtes du Pacifique à celles de l’Atlantique. Au sud, elle est limitée par la frontière des États-Unis, qui s’étend depuis le Territoire de Washington jusqu’au littoral de l’État du Maine.

C’est donc bien une terre anglaise, et les nécessités de son itinéraire ne permettaient pas à la famille de l’éviter. Tout compté, il n’y avait que deux cents lieues environ à faire pour traverser la Colombie avant d’atteindre la pointe méridionale de l’Alaska, c’est-à-dire les possessions russes de l’Ouest-Amérique. Néanmoins, deux cents lieues sur «ce sol détesté», bien que ce ne fût qu’une promenade pour la Belle-Roulotte, habituée à de longues pérégrinations, c’était deux cents fois trop, et M. Cascabel se proposait bien de les franchir dans le moins de temps qu’il serait possible.

Dès lors, plus de haltes, si ce n’est aux heures de repas. Plus de travail d’équilibre ou de gymnaste, plus de danses, plus de luttes. Il s’en passerait, le public anglo-saxon! La famille Cascabel n’éprouvait que du dédain, pour la monnaie à l’effigie de la Reine. Mieux valait un dollar-papier qu’une couronne d’argent ou un pound d’or!

Dans ces conditions, on le comprend, la Belle-Roulotte se mit en mesure de se diriger au large des villes, à l’écart des villages. Si, chemin faisant, la chasse pouvait suffire à l’alimentation de son personnel, cela dispenserait d’acheter leurs produits aux producteurs de ce pays abominable.

Que l’on ne s’imagine pas que cette attitude ne fût qu’une sorte de pose chez M. Cascabel. Non! c’était naturel. Aussi le philosophe, qui avait pris si carrément son parti de ses dernières infortunes, dont la bonne humeur s’était revivifiée après le vol de la Sierra Nevada, devint-il triste et morose, du moment qu’il eut enjambé la frontière de la Nouvelle-Bretagne. Il marchait la tête basse, la mine refrognée, le chapeau enfoncé jusqu’aux oreilles, jetant des regards farouches aux inoffensifs voyageurs qui le croisaient en route. Il n’était plus en train de rire, et on le vit bien, lorsque Sandre s’attira un mauvais compliment à propos d’une plaisanterie intempestive.

En effet, ce jour-là, ne voilà-t-il pas ce gamin qui s’avise de marcher à reculons, en avant de la voiture, pendant un quart de mille, en faisant force contorsions et grimaces!

Et lorsque son père lui demanda le motif de cette manière de procéder, à tout le moins très fatigante:

«Mais puisque c’est un voyage à reculons que nous faisons!» répondit-il en clignant de l’oeil.

Et les autres d’éclater de rire à cette repartie – même Clou, qui trouva la réponse très amusante… à moins qu’elle ne fût absolument stupide.

«Sandre, dit M. Cascabel d’un ton rogue, en prenant son grand air, si tu te permets encore des plaisanteries de ce genre, quand nous n’avons pas le cœur à plaisanter, je te tirerai les oreilles et te les allongerai jusqu’aux talons!

– Voyons, père…

– Silence dans le rang!… Il est défendu de rire dans ce pays d’English!»

Et la famille ne songea plus à desserrer les dents en présence de son terrible chef, bien qu’elle ne partageât pas à ce point ses idées anti-saxonnes.

La partie de la Colombie anglaise qui confine au littoral du Pacifique est très accidentée. Encadrée, à l’est, par les montagnes Rocheuses, dont la chaîne se prolonge jusqu’aux abords du territoire polaire, la côte de Bute, profondément déchiquetée, à l’ouest, la coupe de nombreux fiords comme une côte de Norvège, pittoresquement dominée par une suite de hautes cimes. Là se dressent des pics dont les pareils ne se trouvent pas en Europe, même au milieu de la région alpestre, des glaciers qui dépassent en profondeur et en étendue les plus importants de la Suisse. Tels sont le mont Hocker, dont l’altitude mesure cinq mille huit cents mètres – mille mètres de plus que l’extrême plateau du mont Blanc – tel le mont Brun, plus élevé que ce géant des Alpes.

A la vérité, pour la direction imposée à la Belle-Roulotte, entre ces chaînes de l’est et de l’ouest se développait une large et fertile vallée, où se succédaient des plaines découvertes et des forêts superbes. Le thalweg de cette vallée livrait passage à un important cours d’eau, le Frazer, lequel, après avoir coulé du sud au nord pendant une centaine de lieues, vient se jeter dans un étroit bras de mer, limité par la côte de Bute, l’île Vancouver et l’archipel d’îlots qu’elle commande.

Cette île Vancouver, longue de deux cent cinquante milles géographiques, est large de soixante-treize. Achetée par les Portugais, elle devint l’objet d’une prise de possession qui la fit passer entre les mains des Espagnols en 1789. Trois fois reconnue par Vancouver, alors qu’elle se nommait encore Noutka, elle prit le double nom du navigateur anglais et du capitaine Quadra, puis appartint définitivement à la Grande-Bretagne vers la fin du XVIIIe siècle.

Sa capitale est actuellement Victoria, et elle à pour principale ville Nanaïmo. Ses riches gisements de houille, exploités au début par les agents de la Compagnie de la baie d’Hudson, formaient une des branches les plus actives du commerce de San Francisco avec les divers ports de la côte occidentale.

Un peu au nord de l’île Vancouver, le littoral est couvert par l’île de la Reine-Charlotte, la plus importante de l’archipel de ce nom, qui complète les possessions anglaises au milieu de ces parages du Pacifique.

On le devine aisément, M. Cascabel ne songeait pas plus à visiter cette capitale qu’il n’eût songé à visiter Adélaïde ou Melbourne en Australie, Madras ou Calcutta dans l’Inde. Il mettait tous ses soins à remonter la vallée du Frazer aussi rapidement que le permettait son attelage, n’ayant de rapports qu’avec les habitants de race indigène.

D’ailleurs, la petite troupe, tandis qu’elle s’élevait à travers cette vallée, trouvait aisément le gibier nécessaire à sa nourriture. Les daims, les lièvres, les perdrix, foisonnaient, et «au moins, disait M. Cascabel, il servait à nourrir d’honnêtes créatures, ce gibier que le fusil de son fils aîné abattait d’un plomb sûr et rapide!… Il n’avait pas du sang anglo-saxon dans les veines, et des Français pouvaient le manger sans remords!».

Après avoir dépassé le fort Langley, le véhicule s’était déjà profondément enfoncé dans la vallée du Frazer. Il eût vainement cherché un chemin carrossable sur ce sol presque abandonné à lui-même. Le long de la rive droite du fleuve s’étendaient de larges herbages, limitrophes des forêts de l’ouest, horizonnées de hautes montagnes dont les cimes se découpaient sur un ciel le plus ordinairement grisâtre.

Il faut mentionner que, auprès de New-Wesminster, une des principales villes de la côte de Bute, située presque à l’embouchure du Frazer, Jean avait pris soin de franchir le cours d’eau dans le bac qui fonctionnait entre les deux rives. Bonne précaution, en effet; après avoir remonté le fleuve jusqu’à ses sources, la Belle-Roulotte n’aurait plus qu’à les contourner vers l’ouest. C’était le plus court chemin, le plus praticable aussi, pour gagner cette pointe de l’Alaska, qui mord sur la frontière colombienne.

En outre, M. Cascabel, bien servi par le hasard, avit fait la rencontre d’un Indien, qui s’était offert à le guider jusqu’aux possessions russes, et il ne devait point regretter de s’être confié à cet honnête indigène. Évidemment, ce serait là un surcroît de dépense; mais mieux valait ne pas trop regarder à quelques dollars, lorsqu’il s’agissait d’assurer la sécurité des voyageurs et la rapidité du voyage.

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Ce guide se nommait Ro-No. Il appartenait à l’une de ces tribus dont les «tyhis», autrement dit les chefs, ont des rapports très fréquents avec les Européens. Ces Indiens diffèrent essentiellement des Tchilicottes, race fourbe, cauteleuse, cruelle, sauvage, dont il convient de se défier dans le nord-ouest de l’Amérique. Quelques années avant, en 1864, ces bandits n’avaient-ils pas pris part au massacre du personnel envoyé sur la côte de Bute pour la construction d’une route? N’était-ce pas sous leurs coups qu’était tombé l’ingénieur Wadington, dont la mort fut si regrettée de toute la colonie? à cette époque, enfin, ne disait-on pas que ces Tchilicottes avaient arraché le cœur de l’une de leurs victimes, et l’avaient dévoré, comme l’eussent fait des cannibales australiens?

Aussi Jean, ayant lu le récit de cet épouvantable massacre dans le voyage de Frédéric Whymper à travers l’Amérique septentrionale, avait-il cru devoir prévenir son père du danger que présenterait une rencontre avec les Tchilicottes; mais, bien entendu, il n’en parla pas au reste de la famille, qu’il était inutile d’effrayer D’ailleurs, depuis ce funeste événement, ces Peaux-Rouges s’étaient tenus prudemment à l’écart, refrènes par la pendaison d’un certain nombre des leurs, plus directement compromis dans cette affaire. C’est ce que confirma le guide Ro-No, lequel assura les voyageurs qu’ils n’avaient rien à craindre pendant la traversée de la Colombie anglaise.

Le temps continuait à se maintenir au beau. Déjà même la chaleur se faisait vivement sentir entre midi et deux heures. Les bourgeons s’épanouissaient le long des branches gonflées de sève, feuilles et fleurs ne tarderaient pas à marier leurs couleurs printanières.

La contrée présentait alors cet aspect spécial aux pays du Nord. La vallée du Frazer était encadrée de forêts, au milieu desquelles dominaient les essences septentrionales, des cèdres, des sapins, et aussi de ces pins Douglas, dont quelques-uns, sur une circonférence de quinze mètres à la base du tronc, dressent leur cime à plus de cent pieds au-dessus du sol. Le gibier abondait dans les bois, dans la plaine, et, sans trop s’écarter, Jean fournissait aisément aux besoins quotidiens de l’office.

Du reste, nul aspect d’un désert en cette région. Ça et la des villages ou les Indiens semblaient vivre en assez bonne intelligence avec les agents de l’administration anglo-saxonne. À la surface du fleuve apparaissaient des flottilles de ces canots en bois de cèdre, qui descendaient à l’aide du courant ou remontaient à l’aide des pagaies et de la voile.

Souvent aussi, on croisait des bandes de Peaux-Rouges, qui gagnaient vers le sud. Enveloppes dans leurs manteaux de laine blanche, ils échangeaient deux ou trois paroles avec M. Cascabel, qui finissait par les comprendre tant bien que mal, car ils se servaient d’un singulier idiome, le chinouk, dans lequel se mélangent le français, l’anglais et le patois indigène.

«Bon! s’écriait-il, voila que je sais le chinouk! Encore une langue que je parle sans l’avoir jamais apprise!»

Chinouk, c’est, en effet – ainsi que le dit Ro-No – le nom donne à ce langage de l’Ouest-Amérique, et les diverses peuplades l’emploient jusque dans les provinces alaskiennes.

A cette époque, grâce à la précocité de la saison chaude, il va sans dire que les neiges de l’hiver avaient complètement disparu, bien qu’elles persistent parfois jusqu’aux derniers jours d’avril. Ainsi le voyage s’opérait donc dans des conditions favorables. Sans trop le surmener, M. Cascabel pressait son attelage autant que le permettait la prudence, tant il avait hâte d’être en dehors des territoires colombiens. La température s’élevait graduellement, et on s’en fût aperçu rien qu’aux moustiques, qui ne tardèrent pas à devenir insupportables. Il était bien difficile de leur interdire l’entrée de la Belle-Roulotte, même avec la précaution de n’y tenir aucune lumière, des que la nuit était venue.

«Maudites bêtes! s’écria un jour M. Cascabel, venant de soutenir une lutte inutile contre ces agaçants insectes.

– Je voudrais bien savoir à quoi servent ces vilaines mouches? demanda Sandre.

– Elles servent… à nous dévorer… répondit Clou.

– Et surtout à dévorer les Anglais de la Colombie! ajouta M. Cascabel. Aussi, enfants, défense formelle d’en tuer une seule! Il n’y en aura jamais trop pour messieurs les English, et c’est ce qui me console!»

Pendant cette partie du voyage, la chasse fut extrêmement fructueuse. Le gibier se montrait fréquemment, et plus particulièrement les daims, qui descendaient des forêts jusque sur la plaine, afin de s’abreuver aux eaux vives du Frazer. Toujours accompagne de Wagram, Jean put en abattre quelques-uns, sans même avoir besoin de s’éloigner plus qu’il n’eût été prudent – ce qui aurait inquiète sa mère. Quelquefois Sandre allait chasser avec lui, heureux de faire ses premières armes sous la direction de son grand frère, et il eût été difficile de dire quel était le plus leste et le plus rapide à la course du jeune chasseur ou de son épagneul.

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Cependant Jean n’avait encore à son actif que quelques daims, lorsqu’il fut assez heureux pour tuer un bison. Ce jour-là, par exemple, il courut là de réels dangers, car la bête, blessée seulement de son premier coup de feu, revint sur lui, et d’un second coup envoyé dans la tête de l’animal, il ne parvint à l’arrêter qu’au moment où il allait être renversé, piétiné, éventré. Comme on le pense bien, il se dispensa de donner des détails sur cette affaire. Mais, ce haut fait s’étant accompli à quelques centaines de pas de la rive du Frazer, il fallut dételer les chevaux pour aller traîner l’énorme bête, qui ressemblait à un lion avec son épaisse crinière.

On sait de quelle utilité ce ruminant est pour l’Indien des Prairies, qui n’hésite pas à l’attaquer soit à la lance, soit à la flèche. Sa peau, c’est le lit du wigwam, c’est la couverture de la famille, et il est de ces «robes» qui se vendent jusqu’à vingt piastres. Quant à la chair, les indigènes la font sécher au soleil; ils la coupent en longues tranches précieuse ressource pour les mois de disette.

Si, le plus ordinairement, les Européens ne mangent que la langue du bison – et c’est, en réalité, un morceau des plus délicats – le personnel de la petite troupe se montra moins difficile. Rien n’était à dédaigner pour ces jeunes estomacs. D’ailleurs, cette chair grillée, rôtie, bouillie, Cornélia l’accommoda de si agréable façon, qu’elle fut déclarée excellente et suffit à de nombreux repas. Mais de la langue de l’animal, chacun n’en put avoir qu’un petit morceau, et, de l’avis général, on n’avait jamais rien mange de meilleur.

Pendant la première quinzaine du voyage à travers la Colombie, il ne se produisit pas d’autre incident qui soit digne d’être rapporte. Toutefois le temps commençait à se modifier, et l’époque n’était pas éloignée où des pluies torrentielles viendraient, sinon empêcher, du moins retarder la marche vers le nord.

Il y avait aussi à craindre, dans ces conditions, que le Frazer ne vînt à déborder par suite d’une crue excessive. Or, ce débordement eût mis la Belle-Roulotte dans le plus grand embarras, pour ne pas dire le plus grand danger.

Par bonheur, lorsque les pluies tombèrent, si le fleuve ne tarda pas à grossir rapidement, il ne s’éleva qu’à l’affleurement de ses rives. Les plaines échappèrent ainsi à l’inondation, qui les eût submergées jusqu’à la limite des forêts, étagées sur les premières rampes de la vallée. La voiture, sans doute, n’avança plus que très péniblement, parce que ses roues s’enlisaient dans le sol détrempé: mais, sous son toit étanche et solide, la famille Cascabel trouva le sûr abri qu’elle lui avait déjà offert tant de fois contre les rafales et la tempête.

 

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