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Jules Verne

 

CÉSAR CASCABEL

 

(Chapitre VII-IX)

 

 

85 Dessins de George Roux

12 grandes gravures en chromotypographie

2 grandes cartes en chromolithographie

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

DEUXIÈME PARTIE

 

 

Chapitre VII

Un bon tour de M. Cascabel

 

ls furent rudes, les débuts de février, – ce mois pendant lequel le froid, sous cette latitude, arrive à congeler le mercure des thermomètres! Certes, on est encore loin des températures de l’espace intrastellaire, de ces deux cent soixante-treize degrés au-dessous de zéro qui immobilisent les molécules des corps en constituant l’état solide absolu. Et pourtant, on eût pu croire que les molécules de l’air ne glissaient plus les unes sur les autres, que l’atmosphère était comme solidifiée. Cet air que l’on respirait, il brûlait comme du feu. L’abaissement de la colonne thermométrique était tel que les hôtes de la Belle-Roulotte durent se résoudre à n’en plus sortir. Le ciel se montrait d’une extrême pureté, et les constellations y brillaient avec une netteté incomparable, à laisser croire que le regard atteignait les dernières profondeurs de la voûte céleste. Quant à la clarté du jour, vers midi, ce n’était qu’un mélange blafard d’aube et de crépuscule.

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Cependant les indigènes n’hésitaient point, par habitude, à braver ces conditions climatériques. Mais quelles précautions ils prenaient pour que leurs pieds, leurs mains, leur nez, ne fussent pas frappés d’une congélation subite! Le corps enveloppé de peaux de rennes, la tête encapuchonnée, on ne voyait plus rien de leurs personnes. C’étaient des paquets de fourrures qui marchaient. Et pourquoi s’aventuraient-ils ainsi hors de leurs demeures? C’était par ordre de Tchou-Tchouk. Ne fallait-il pas s’assurer si les prisonniers, qui ne pouvaient plus faire leur visite quotidienne, ne lui avaient point faussé compagnie? Précaution superflue par un temps pareil!

„Bien le bonsoir, espèces d’amphibies! leur criait de chez lui M. Cascabel, lorsqu’il les apercevait à travers les petites fenêtres dont il avait déglacé intérieurement les vitres. Il faut que ces animaux aient du sang de phoque dans les veines!… Ils vont et viennent là où d’honnêtes gens seraient gelés en cinq minutes!»

En somme, dans les compartiments de la Belle-Roulotte hermétiquement clos, la température se maintenait à un degré supportable. La chaleur du fourneau de la cuisine, chauffé avec le bois fossile – ce qui permettait d’économiser la provision de pétrole – se communiquait à toutes les chambres, qu’il fallait même aérer de temps à autre. Mais alors, à peine la porte de l’avant-train était-elle ouverte, que toute matière liquide se gelait instantanément à l’intérieur. Il n’y avait pas moins de quarante degrés de différence entre le dedans et le dehors, – ce que M. Serge aurait constaté, si les thermomètres n’eussent pas été volés par les indigènes.

A la fin de la seconde semaine de février, la température indiqua une tendance à remonter quelque peu. Le vent ayant tourné au sud, les chasse-neige recommencèrent à sillonner ces parages de la Nouvelle-Sibérie avec une furie sans égale. Si la Belle-Roulotte n’eût été abritée par de hauts blocs, elle n’aurait pu résister aux rafales. Enterrée dans la neige jusqu’au-dessus des roues, il n’y avait rien à craindre pour sa sécurité.

Il y eut bien encore quelques violents à-coups de froid, qui modifiaient brusquement l’état de l’atmosphère. Néanmoins, vers le milieu du mois, la moyenne thermométrique n’était plus que d’une vingtaine de degrés au-dessous de zéro.

M. Serge, M. Cascabel, Jean, Sandre et Clou-de-Girofle se hasardèrent donc à remettre le pied au dehors, en prenant les plus minutieuses précautions pour empêcher la transition d’être trop brutale. Au point de vue de l’hygiène, c’était là le plus grand danger qu’ils pussent courir.

Les environs du campement avaient entièrement disparu sous le même tapis blanc, et il était impossible de reconnaître les dénivellations du sol. Et ce n’était pas manque de clarté, car, pendant deux heures, l’horizon du sud fut coloré d’une lueur blafarde un reflet de rayons sans chaleur, qui s’accentuerait avec l’approche de l’équinoxe du printemps. On put donc entreprendre quelques promenades, et, tout d’abord, sur l’injonction formelle de Tchou-Tchouk, il y eut lieu de se rendre à sa demeure.

Rien n’était change aux dispositions de ce têtu d’indigène. Les prisonniers furent même avises d’avoir à se procurer une rançon de trois mille roubles dans le plus bref délai, ou Tchou-Tchouk verrait ce qu’il aurait à faire.

«Abominable gueux! lui répondit M. Cascabel, dans ce pur français que Sa Majesté ne pouvait comprendre. Oui! Triple bête! Quadruple brute! Roi des idiots!…»

Il est vrai, ces qualificatifs, qui s’appliquaient si justement au chef des Liakhoff, n’avançaient guère les choses. Et, ce qui était grave, c’est que Tchou-Tchouk menaçait d’en arriver à des mesures de rigueur.

C’est alors que, sous l’empire d’une fureur concentrée, M. Cascabel eut une inspiration de génie, – ce qui ne saurait surprendre de la part d’un homme si extraordinairement débrouillard.

«Nom d’un phoque! s’écria-t-il un beau matin, si cette farce, cette bonne farce pouvait réussir!… Et pourquoi pas!? avec de pareilles cruches!»

Bien que cette phrase lui eût échappe, M. Cascabel crut devoir garder son secret. Il n’en voulut rien dire à personne – pas même à M. Serge, pas même à Cornélia.

Cependant, paraît-il, une des conditions indispensables à la réussite de son projet, c’était qu’il pût parler distinctement la langue russe, dont se servent toutes les peuplades de la Sibérie septentrionale. En sorte que, tandis que Kayette se perfectionnait dans l’étude du français sous la direction de son ami Jean, M. Cascabel entreprit de se perfectionner dans l’étude du russe sous la direction de son ami Serge. Et aurait-il pu trouver un professeur plus dévoué?

Il s’ensuit que le 16 février, tandis qu’il se promenait avec M. Serge autour de la Belle-Roulotte, il lui fit part de son désir d’apprendre sa langue plus à fond.

«Voyez-vous, dit-il, puisque nous allons en Russie, il me sera fort utile de parler le russe, et je ne serai point embarrasse pendant mon séjour à Perm et à Nijni.

– D’accord, mon cher Cascabel, répondit M. Serge Pourtant, avec ce que vous savez déjà de notre langue, vous pourriez presque vous tirer d’affaire!

– Non, monsieur Serge non! Si je saisis à peu près ce qu’on me dit, je ne sais pas me faire comprendre, et c’est à cela que je voudrais arriver.

– Comme il vous plaira.

– Et, d’ailleurs, monsieur Serge cela fera toujours passer le temps!»

En somme, la proposition de M. Cascabel n’avait rien de surprenant, et personne ne s’en montra surpris.

Le voilà donc piochant son russe avec M. Serge, travaillant deux ou trois heures par jour – moins au point de vue grammatical que pour la prononciation. C’est même à cela qu’il avait l’air de tenir plus particulièrement.

Or, si les Russes parlent très aisément la langue française, et sans rien garder de leur accent d’origine, il est moins facile à des Français de parler la langue russe. Aussi se figurerait-on difficilement les soins que prit M. Cascabel, les efforts d’articulation auxquels il se livra, les éclats de voix dont il emplit la Belle-Roulotte, afin d’arriver à la perfection.

Et vraiment, avec ses dispositions naturelles pour le polyglottisme, il fit des progrès qui émerveillèrent son personnel.

Puis, sa leçon terminée, il s’en allait sur la grève, et là, certain de n’être entendu de personne il s’exerçait à prononcer diverses phrases d’une voix retentissante, dont il variait les intonations, en faisant vibrer les r à la manière des Russes. Et Dieu sait si, dans l’exercice de sa profession de saltimbanque, il avait contracté l’habitude de ces vibrations!

Quelquefois, il rencontrait Ortik et Kirschef, et, comme les deux matelots ne savaient pas un mot de français, il s’entretenait avec eux dans leur langue, s’assurant ainsi qu’il commençait à se faire très suffisamment comprendre.

Du reste, ces deux hommes venaient plus fréquemment à la Belle-Roulotte. Kayette, toujours impressionnée par la voix de Kirschef, cherchait à retrouver dans son souvenir en quelle occasion elle avait pu l’entendre…

Entre Ortik et M. Serge, la conversation, à laquelle se mêlait maintenant M. Cascabel, portait invariablement sur les moyens de quitter l’île, et on n’arrivait à rien de pratique.

«Il y a une chance de nous rapatrier, à laquelle nous n’avons point songé, et qui pourrait se présenter, dit un jour Ortik.

– Laquelle?… demanda M. Serge.

– Lorsque la mer polaire est redevenue libre, répondit le matelot, il n’est pas rare que des baleiniers passent en vue de l’archipel des Liakhoff. Dans ce cas, n’y aurait-il pas moyen de faire des signaux, et d’attirer quelque navire?…

– Ce serait exposer son équipage à devenir prisonnier de Tchou-Tchouk comme nous le sommes, et sans aucun profit pour notre délivrance, répondit M. Serge. Cet équipage ne serait pas en force et tomberait entre les mains des indigènes…

– D’ailleurs, reprit M. Cascabel, la mer ne sera pas libre avant trois mois, et jamais ma patience n’ira jusque-là!…»

Il ajouta, après un instant de réflexion:

«Et puis, si nous parvenions à prendre passage sur un baleinier, même avec le consentement de ce vieux brave homme de Chou-Chou, nous serions forcés d’abandonner la Belle-Roulotte

– C’est un abandon auquel il faudra bien nous résigner, sans doute! fit observer M. Serge.

– Nous résigner! s’écria M. Cascabel. Allons donc!

– Est-ce que vous auriez trouvé un expédient?…

– Eh! Eh!»

M. Cascabel n’en dit pas davantage. Mais quel sourire erra sur ses lèvres, quel éclair illumina son regard!

Aussi, lorsqu’elle connut cette réponse de son mari, Cornélia fut-elle amenée à dire:

«César à certainement imaginé quelque chose!… Quoi?… je n’en sais rien! Après tout, on doit s’y attendre avec un pareil homme!

– Père est plus fin que monsieur Tchou-Tchouk! répondit la petite Napoléone.

– Avez-vous remarqué, fit observer Sandre, qu’il à pris l’habitude de l’appeler: vieux brave homme!… Un petit nom d’amitié!

– À moins que ce soit tout le contraire!…» répliqua Clou-de-Girofle.

Pendant la seconde quinzaine de février, le relèvement de la température suivit son cours d’une façon très sensible. Grâce au vent qui soufflait du sud, quelques courants moins froids se propageaient à travers l’atmosphère.

Il n’y avait donc pas de temps à perdre. Après avoir été aux prises avec la débâcle dans le détroit de Behring, grâce à la tardiveté de l’hiver, c’eût été le comble de la malechance de se trouver exposé aux mêmes dangers, par suite de la précocité du printemps.

En effet, si le projet de M. Cascabel réussissait, s’il décidait Tchou-Tchouk à le laisser partir lui, son personnel et son matériel, il fallait que ce départ s’effectuât alors que l’icefield, uniformément solidifié, s’étendrait entre l’archipel des Liakhoff et la côte sibérienne.

Un bon attelage de rennes pourrait accomplir cette partie du voyage dans des conditions relativement favorables, et sans que les voyageurs eussent rien à craindre d’une nouvelle dislocation du champ de glaces.

«Dites-moi, mon cher Cascabel, demanda un jour M. Serge, vous espérez donc que ce vieux coquin de Tchou-Tchouk vous fournira les rennes dont vous avez besoin pour traîner notre voiture jusqu’au continent?

– Monsieur Serge, répondit gravement M. Cascabel, Chouchou n’est point un vieux coquin. C’est même un digne et excellent homme! S’il consent à nous laisser partir, il nous permettra d’emmener la Belle-Roulotte, et, s’il nous le permet, il ne pourra faire moins que de nous offrir une vingtaine de rennes, une cinquantaine, une centaine, un millier – si je l’exige!

– Vous le tenez donc?…

– Si je tiens mon Chouchou?… C’est comme si j’avais le bout de son nez entre mes doigts, monsieur Serge!… Et quand je tiens, moi, je tiens ferme!»

Toujours cette attitude d’un homme sûr de lui, et toujours son sourire de satisfaction! Et même, ce jour-là, après avoir appuyé son index et son médium sur ses lèvres à demi avancées, il envoya un baiser à l’adresse de Sa Majesté indigène. Mais M. Serge, comprenant qu’il désirait garder une absolue réserve sur ses projets, n’eut pas le mauvais goût d’insister pour les connaître.

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Cependant, grâce à l’adoucissement de la température, les sujets de Tchou-Tchouk commençaient à reprendre leurs occupations habituelles, chasse aux oiseaux, pêche aux phoques qui reparaissaient à la surface de l’icefield. En même temps, les cérémonies religieuses, interrompues par les grands froids, ramenaient les fidèles à la grotte des idoles.

C’était le vendredi de chaque semaine que le concours de toute la tribu leur donnait le plus d’éclat. Les vendredis, paraît-il, sont les dimanches de la Nouvelle-Sibérie. Or, le vendredi 29 – cette année 1868 était bissextile – allait provoquer une procession générale des indigènes.

La veille au soir, M. Cascabel se contenta simplement de dire, au moment de se coucher:

„Demain, tenons-nous prêts pour la cérémonie du Vorspük, en compagnie de notre ami Chouchou.

– Quoi!… tu veux, César! répondit Cornélia.

– Je veux!»

Que signifiait cette proposition si catégoriquement formulée? Est-ce que M. Cascabel espérait amadouer le souverain des Liakhoff en prenant part à ses adorations superstitieuses? Certainement, Tchou-Tchouk aurait vu d’un bon œil que ses prisonniers eussent rendu hommage aux divinités du pays. Mais, les adorer, embrasser la religion indigène, c’était autre chose, et il était peu probable que M. Cascabel allât jusqu’à l’apostasie pour séduire Sa Majesté neo-sibérienne!… Fi donc!

Quoi qu’il en soit, le lendemain, au lever du jour, toute la tribu était en mouvement. Temps magnifique, température qui se chiffrait par une dizaine de degrés seulement au-dessous de zéro. Et puis, il y avait déjà quatre à cinq heures de clarté diurne, avec un avant-goût des rayons solaires, dont la pointe se glissait au-dessus de l’horizon.

Les habitants étaient sortis de leurs taupinières. Hommes, femmes, enfants vieillards, adultes, avaient revêtu leur plus bel accoutrement, houppelandes de peaux de phoque, palsk de peaux de renne, toutes fourrures dehors. C’était un étalage sans pareil de pelleteries à poils blancs ou noirs, de bonnets brodes de perles fausses, de plastrons à dispositions coloriées, de lanières de cuir serrées autour du front, de pendants d’oreilles, de bracelets, de bijoux sculptés en os de morses, suspendus au cartilage du nez.

Et pourtant, cela n’avait pas semble suffisant pour une telle solennité;quelques-uns des notables de la tribu avaient jugé à propos de se parer avec plus de richesse encore, et c’étaient les divers objets volés à la Belle-Roulotte qui faisaient les frais de cette ornementation.

En effet, sans parler des costumes de saltimbanque à oripeaux et fanfreluches dont ils s’étaient revêtus, des chapeaux de clown et des casques à la Mangin dont ils étaient coiffés, les uns portaient en bandoulière une corde à laquelle pendaient les anneaux qui servaient aux exercices de jongleur, les autres balançaient à leur ceinture un chapelet de boules et d’haltères; enfin le grand chef, Tchou-Tchouk, étalait pompeusement sur son torse un baromètre anéroïde, comme la décoration d’un ordre fraîchement crée par le souverain de la Nouvelle-Sibérie.

Et les instruments de l’orchestre forain qui mêlaient leurs notes dans un épouvantable concert, un vacarme charivarique, le piston rivalisant avec le trombone, le tambour donnant la réplique à la grosse caisse!

Cornélia était non moins furieuse que ses enfants d’entendre de si assourdis-santés cacophonies. Tous eussent volontiers sifflé ces artistes qui jouaient «comme des phoques!» de l’avis du Clou-de-Girofle.

Eh bien! – c’était à ne pas le croire – M. Cascabel souriait à ces barbares exécutants; il ne leur ménageait ni ses compliments ni ses hurrahs, il battait des mains, criant bravo! bravo!… et répétait:

«Vraiment ces braves gens m’étonnent!… Ils sont particulièrement doués pour la musique, et, s’ils veulent s’engager dans ma troupe, je leur garantis de grands succès à la foire de Perm en attendant celle de Saint-Cloud!»

Cependant, au milieu de cet horrible tumulte, la procession se déroulait à travers le village, en se dirigeant vers le lieu sacré, où les idoles attendaient l’hommage de leurs fidèles.Tchou-Tchouk marchait en tête. M. Serge et M. Cascabel, puis la famille et les deux matelots russes venaient immédiatement derrière lui, escortes de toute la population de Tourkef.

Le cortège s’arrêta devant l’evidement rocheux au fond duquel se dressaient les divinités indigènes, drapées de fourrures superbes et ornées de peintures qui avaient été rafraîchies pour la circonstance.

Alors Tchou-Tchouk entra dans le Vorspük, les mains levées, et, après avoir incliné trois fois la tête, il s’accroupit sur un tapis de peaux de renne, étendu sur le sol. C’était la manière de s’agenouiller dans le pays.

M. Serge et ses compagnons s’empressèrent d’imiter le souverain, et l’assistance se prosterna derrière eux.

Après que le silence se fut religieusement établi, Tchou-Tchouk, d’un ton de prédicateur anglican, adressa quelques paroles moitié chantées, moitié murmurées, aux trois idoles, superbes dans leur magnificence hiératique

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Soudain, une voix lui répond, – une voix puissante, bien timbrée, qui se fait entendre jusqu’au coin le plus reculé de la grotte.

O prodige! Cette voix sort du bec de l’une des divinités, celle de droite, et voici ce qu’elle dit en langue russe:

«Ani sviati, êti innostrantzi, katori ote zapada prichli! Zatchéme ti ikhe podirjaïche?»

Ce qui signifie:

«Ces étrangers, qui sont venus de l’Occident, sont sacrés! Pourquoi les retiens-tu?»

Après ces mots, que tous les fidèles entendirent distinctement, il se produisit une stupéfaction générale.

C’était la première fois que les dieux de la Nouvelle-Sibérie daignaient converser avec leurs adorateurs.

Et alors une seconde voix, plus accentuée, – une voix de commandement, – s’échappe du bec de l’idole plantée à gauche, et dit en vibrant:

«Ja tibié prikajou élote arrestantof otpoustite. Tvoïe narode doljne dlia ikhe same balchoïe vajestvo imiète i nime addate vcié vieschtchi katori ou ikhe bouili vziati. Ja tibié prikajou ou siberskoïé beregou ikhe lioksché vosvratitcia

Trois phrases qui peuvent se traduire ainsi, et dont les injonctions s’adressent bien à Tchou-Tchouk:

«Ordre à toi de mettre ces prisonniers en liberté! Ordre à ton peuple d’avoir pour eux les plus grands égards, de leur rendre tous les objets dont ils ont été dépouillés! Ordre de leur faciliter le retour à la côte sibérienne!»

Ce ne fut plus de la stupéfaction, cette fois, ce fut de l’épouvante. Tchou-Tchouk s’était redressé sur ses genoux tremblants, l’oeil hagard, la bouche béante, les doigts écartés, dans le paroxysme de l’hébétement. Les indigènes s’étaient à demi relevés, ils ne savaient s’ils devaient se prosterner ou prendre la fuite!

Enfin la troisième divinité, celle du milieu, prend la parole à son tour. Mais que sa voix est terrible, pleine de colère, grosse de menaces! Et avec quelle vigueur tragique elle articule les syllabes, et les fait gronder comme les roulements de la foudre!

Or, voici les paroles qu’elle prononça, en visant directement Sa Majesté néo-sibérienne:

«Jesle ti take niè sdièlèle élote toje same diène, kakda èti sviati tchéloviéki boudoute jelaïte tchorte s’tvoié oblacte!»

C’est-à-dire:

«Si ce n’est pas fait le jour où ces hommes sacrés le voudront, que ta tribu soit vouée à la colère céleste!»

A ce moment, roi et sujets râlaient de terreur, immobiles sur le sol comme autant de cadavres, tandis que M. Cascabel, élevant ses deux bras vers les idoles dans un acte de reconnaissance, les remerciait de leur divine intervention.

Et, pendant ce temps, ses compagnons de se tenir les côtes pour ne pas éclater de rire.

Une simple scène de ventriloquie, voilà ce que cet homme prodigieux, cet artiste incomparable, avait imaginé pour forcer la main à son «brave homme de Chouchou»!

Et, en vérité, il n’en fallait pas davantage pour se jouer de ces superstitieux indigènes! «Les hommes venus de l’Occident, – quelle admirable qualification trouvée par M. Cascabel! – les hommes venus de l’Occident sont sacrés! Pourquoi Tchou-Tchouk les retient-il?»

Eh bien, non! Tchou-Tchouk ne les retiendrait pas! Il les laisserait partir des qu’ils en manifesteraient l’intention, et les indigènes auraient pour eux les égards dus à des voyageurs si visiblement protégés du ciel!

Et, tandis qu’Ortik et Kirschef, qui ne savaient rien des talents de M. Cascabel en ventriloquie, ne cachaient point leur profonde stupéfaction, Clou répétait enthousiasmé:

«Quel génie que monsieur mon patron!… Quel cerveau! Quel homme! à moins que

– À moins que ce ne soit un dieu!» répliqua Cornélia en s’inclinant devant son mari.

Le tour était joué. Il avait réussi, grâce à l’extraordinaire crédulité de ces tribus de la Nouvelle-Sibérie, qui dépasse tout ce qu’on peut imaginer. C’est ce qu’avait judicieusement observé M. Cascabel, c’est ce qui lui avait donné cette idée d’exercer ses talents de ventriloque au profit du salut commun.

Il va sans dire que ses compagnons et lui furent reconduits au campement avec tous les honneurs acquis à leur qualité d’hommes sacrés.Tchou-Tchouk se confondait en salutations et compliments, dans lesquels entrait une forte dose de crainte et de respect. Il n’était pas éloigné de confondre dans la même adoration la famille Cascabel et les idoles de Kotelnyï. Et, en somme, comment cette population de Tourkef, si ignorante, aurait-elle pu supposer qu’elle avait été le jouet d’un mystificateur? Pas de doute, c’étaient bien les divinités du Vorspük, qui avaient fait entendre leurs voix redoutables! C’était bien de leur bec, muet jusqu’alors, qu’étaient sortis ces ordres proférés en bon langage russe! Et, d’ailleurs, n’y avait-il pas un précédent? Est-ce que le perroquet Jako ne parlait pas, lui aussi? Est-ce que les indigènes ne s’étaient pas émerveillés des mots qui s’échappaient de ce bec? Eh bien, ce qu’un oiseau faisait, pourquoi des dieux à tête de volatiles n’auraient-ils pas été capables de le faire?

A dater de ce jour, M. Serge, César Cascabel et sa famille, ainsi que les deux marins qui furent réclamés par leur compatriote, purent se considérer comme libres. La saison d’hiver était déjà avancée, et la température tendait à devenir supportable. Aussi les naufragés résolurent-ils de ne point tarder davantage à quitter l’archipel des Liakhoff. Non pas qu’un revirement dans les dispositions des indigènes fût à craindre. Ils étaient bien trop «emballés» pour cela! Maintenant, M. Cascabel était au mieux avec son ami Chouchou, lequel lui eût ciré ses bottes, s’il l’avait voulu! Il va de soi que ce brave homme s’était empressé de faire restituer tous les objets volés à la Belle-Roulotte. Lui-même, après s’être agenouillé, avait remis à César Cascabel le baromètre qu’il portait en sautoir, et César Cascabel avait daigné lui tendre une main que Tchou-Tchouk avait religieusement baisée, – cette main qu’il croyait capable de lancer la foudre et de déchaîner les tempêtes!

Bref, à la date du 8 mars, les préparatifs de départ étaient achevés. M. Cascabel ayant demandé vingt rennes pour traîner sa voiture, Tchou-Tchouk s’était empressé de lui en offrir une centaine, – ce dont son nouvel ami le remercia en se tenant au chiffre susdit. Il n’exigea en plus que la quantité de fourrage nécessaire à nourrir son attelage pendant la traversée de l’icefield.

Ce jour-là, dans la matinée, M. Serge, la famille Cascabel et les deux marins russes prirent congé des indigènes de Tourkef. Toute la tribu s’était réunie pour assister au départ de ses hôtes, et leur présenter ses souhaits de bon voyage.

Le «cher Chouchou» était là, au premier rang, confit dans un attendrissement très sincère. M. Cascabel alla vers lui, et, après lui avoir tapoté le ventre, il se contenta de prononcer ces simples mots en français.

«Adieu, vieille bête!»

Mais cette tape familière allait grandir encore Sa Majesté dans l’esprit de ses sujets.

Dix jours plus tard, le 18 mars, ayant traversé sans danger ni fatigues l’icefield qui réunissait l’archipel des Liakhoff à la côte sibérienne, la Belle-Roulotte arriva sur le littoral, à l’embouchure de la Léna.

Après tant d’incidents et d’accidents, de dangers et d’aventures depuis leur départ de Port-Clarence, M. Serge et ses compagnons avaient enfin mis le pied sur le continent asiatique.

 

 

Chapitre VIII

Le pays des Iakoutes

 

’itinéraire primitif, tel qu’il devait être suivi depuis le détroit de Behring jusqu’à la frontière d’Europe, avait été nécessairement modifié par ce détour de la dérive et l’abordage aux archipels de la Nouvelle-Sibérie. Il ne fallait plus songer maintenant à traverser l’Asie russe dans sa partie méridionale. D’ailleurs, la belle saison ne tarderait pas à améliorer les conditions climatériques, et il n’y aurait pas lieu d’hiverner dans quelque bourgade. On peut même dire que ces derniers événements s’étaient dénoués d’une façon aussi favorable que merveilleuse.

A présent, ce qu’il s’agissait d’étudier, c’était la direction qu’il conviendrait de prendre pour atteindre par le plus court la frontière des monts Ourals entre la Russie asiatique et la Russie d’Europe. C’est ce que comptait faire M. Serge, avant de lever le campement qui venait d’être établi sur le littoral.

Le temps était calme et clair. La durée du jour, en pleine période équinoxiale, dépassait onze heures, et s’accroissait encore de la clarté des crépuscules, très allongée sur les territoires coupés par le soixante-dixième parallèle.

La petite caravane se composait actuellement de dix personnes, depuis que Kirschef et Ortik en faisaient partie. Bien que la sympathie ne fût pas très étroite entre leurs compagnons et eux, les deux matelots russes étaient devenus les commensaux de la Belle-Roulotte, ils y prenaient leurs repas à la table commune, ils devaient même y coucher, tant que la température ne leur permettrait pas de passer la nuit au dehors.

En effet, la moyenne thermométrique se tenait encore à quelques degrés au-dessous de zéro – ce qu’il était facile de reconnaître, puisque l’obligeant Tchou-Tchouk avait rendu le thermomètre à son légitime propriétaire. Tout le territoire disparaissait à perte de vue sous une immense nappe blanche, que le soleil d’avril ne tarderait pas à dissoudre. Sur cette neige durcie, comme sur la plaine herbeuse des steppes, l’attelage de rennes suffirait aisément à traîner le lourd véhicule.

Quant à la nourriture des animaux, c’était l’approvisionnement fourni par les indigènes qui y avait pourvu depuis le départ de Kotelnyï jusqu’à l’arrivée sur la baie de la Léna. Désormais, avec la mousse qu’ils savent déterrer sous la neige, avec les feuilles des arbrisseaux dont le sol sibérien est semé, les rennes pourvoiraient d’eux-mêmes à leur propre alimentation. Il faut reconnaître aussi que, pendant cette traversée de l’icefield, le nouvel attelage s’était montré fort docile, et Clou-de-Girofle n’avait eu aucune peine à le diriger.

La nourriture des voyageurs n’était pas moins assurée par le stock de conserves, farine, graisse, riz, thé, biscuits, eau-de-vie, que possédait encore la Belle-Roulotte. Cornélia disposait en outre d’une certaine quantité de beurre iakoute, emballé dans de petites caisses de bouleau, qui avait été offert par l’ami Chouchou à l’ami Cascabel. Il y aurait lieu, cependant, de renouveler la provision de pétrole, dès qu’on pourrait le faire dans quelque bourgade sibérienne. La chasse, d’ailleurs, ne tarderait pas à procurer de la venaison fraîche, et, chemin faisant, M. Serge et Jean auraient maintes fois l’occasion d’utiliser leur adresse au profit de la cuisine.

On devait compter également sur le concours des deux matelots russes. Ils affirmaient que la région septentrionale de la Sibérie leur était en partie connue, et, semblait-il, il n’y aurait qu’avantage à les prendre pour guides.

Ceci fut l’objet de la conversation, qui, ce jour-là, se tint au campement.

«Puisque vous avez déjà parcouru cette contrée, dit M. Serge en s’adressant à Ortik, c’est vous qui nous dirigerez…

– C’est bien le moins, répondit Ortik, puisque nous avons été délivrés grâce à M. Cascabel.

– Grâce à moi?… Non point, répondit M. Cascabel, mais grâce à mon ventre, auquel la nature à donné le don de la parole! C’est à lui qu’il faut adresser vos remerciements!

– Ortik, demanda M. Serge, quel itinéraire conseillez-vous de suivre en quittant la baie de la Léna?

– Le plus court, si vous le voulez bien, monsieur Serge. S’il à l’inconvénient de laisser à l’écart les principales villes des districts situés plus au sud, il nous permettra de marcher directement sur la chaîne de l’Oural. D’ailleurs, il ne manque pas de villages sur la route, où vous pourrez vous ravitailler, et même séjourner, si cela est nécessaire.

– À quoi bon? répondit M. Cascabel en interrompant Ortik. Nous n’avons que faire dans un village. Ce qui importe, c’est de ne point s’attarder et d’allonger le pas. Je ne pense pas que le pays soit dangereux à traverser?…

– En aucune façon, répondit Ortik.

– Et puis, nous sommes en force, et malheur aux coquins qui voudraient s’attaquer à notre Belle-Roulotte!… Ils ne s’en tireraient pas à bon compte!

– Soyez tranquille, monsieur Cascabel, il n’y a rien à craindre!” répondit Kirschef.

On l’a remarqué, ce Kirschef ne parlait que très rarement. Peu sociable, d’humeur sombre et taciturne, il laissait son camarade prendre part aux conversations. Ortik était évidemment plus intelligent que lui, et même d’une intelligence réelle – ce que M. Serge avait été plusieurs fois en mesure de constater.

En somme, l’itinéraire que proposait Ortik était de nature à satisfaire. Tourner les villes importantes, où l’on se serait exposé à rencontrer des postes militaires, c’était ce qui devait convenir au comte Narkine, en même temps que cela convenait aux deux prétendus matelots. Qu’il dût être difficile d’éviter les centre populeux, surtout aux approches de la frontière, cela était à prévoir, et il y aurait alors lieu de prendre certaines précautions. Jusque-là, les villages du steppe n’offriraient que peu de dangers sous ce rapport.

Ce plan de voyage une fois adopté en principe, il n’y eut plus qu’à reconnaître les diverses provinces qu’il faudrait couper obliquement entre le cours de la Léna et L’Oural.

Jean chercha donc dans son atlas la carte de la Sibérie septentrionale. M. Serge fit alors une étude approfondie de ces territoires, où les fleuves sibériens, au lieu de favoriser les itinéraires qui se dirigent de l’est à l’ouest, leur opposent plutôt de sérieux obstacles. Et voici ce qui fut arrêté:

Traverser le pays des Iakoutes, où les villages sont clairsemés en se dirigeant vers le sud-ouest. Passer ainsi du bassin de la Léna au bassin de l’Anabara, puis à celui de la Khatanga, puis à celui de l’Iéniséi, puis à celui de l’Obi, ce qui se chiffrait par un parcours de sept cent cinquante lieues environ.

Franchir le bassin de l’Obi jusqu’aux montagnes de l’Oural, qui forment la frontière de la Russie d’Europe, sur un trajet de cent vingt-cinq lieues.

Enfin, de l’Oural à Perm, cheminer pendant une centaine de lieues vers le sud-ouest.

Au total: mille lieues en chiffres ronds.

S’il ne se présentait aucun retard sur la route, s’il n’y avait pas nécessité de s’arrêter dans quelque bourgade, le voyage pouvait être accompli en moins de quatre mois. En effet, de sept à huit lieues par jour, ce n’était pas trop demander à l’attelage de rennes, et, dans ces conditions, la Belle-Roulotte arriverait à Perm, ensuite à Nijni, au milieu de juillet, c’est-à-dire à l’époque où la célèbre foire serait dans tout son éclat.

«Nous accompagnerez-vous jusqu’à Perm?… demanda M. Serge à Ortik.

– Ce n’est pas probable, répondit le marin. Après avoir passé la frontière, notre projet est de faire route sur Pétersbourg pour gagner Riga.

– Soit, dit M. Cascabel, mais commençons par arriver à la frontière!»

Il avait été convenu que la halte durerait vingt-quatre heures, dès qu’on aurait mis pied sur le continent – halte bien justifiée après ce rapide passage de l’icefield. Ce jour-là fut donc donné au repos.

La Léna se jette dans le golfe de ce nom à travers un capricieux réseau d’embouchures que séparent une infinité de canaux et de passes.

C’est après un parcours de quinze cents lieues que ce beau fleuve, accru d’un grand nombre de tributaires, vient se perdre dans les profondeurs de la mer Arctique. Son bassin n’est pas estimé à moins de cent cinq millions d’hectares.

La carte ayant été mûrement examinée, M. Serge pensa qu’il conviendrait tout d’abord de suivre les contours de la baie, de manière à éviter les bouches multiples de la Léna. Bien que ses eaux fussent encore glacées, il eût été très pénible de s’aventurer au milieu de ce dédale. L’embâcle, accumulée par l’hiver, y formait un monstrueux encombrement de blocs, dominé par de véritables icebergs d’aspect très pittoresque, mais difficiles à tourner.

Au delà de la baie, c’était le commencement de l’immense steppe, à peine accidentée de quelques dunes, et sur laquelle le voyage s’effectuerait aisément.

Évidemment Ortik et Kirschef étaient habitués à voyager sous ces hautes latitudes. Leurs compagnons avaient déjà pu l’observer pendant la traversée de l’icefield depuis l’archipel des Liakhoff jusqu’à la côte de la Sibérie. Les deux marins savaient organiser un campement, construire au besoin quelque solide hutte de glace. Ils connaissaient le moyen employé par les pêcheurs du littoral, qui consiste à faire absorber l’humidité contenue dans les vêtements en les enfouissant sous la neige; ils n’hésitaient pas, lorsqu’il s’agissait de distinguer les blocs produits par la congélation de l’eau salée des blocs dus à la congélation de l’eau douce; enfin ils étaient au courant des divers procédés de marche, familiers aux voyageurs des contrées arctiques.

Du reste, ce soir-là, après le souper, la conversation porta sur la géographie de la Sibérie septentrionale, et Ortik fut amené à dire en quelles conditions Kirschef et lui avaient parcouru cette contrée.

Lorsque M. Serge lui eut demandé:

«Comment se fait-il que, vous autres marins, vous ayez eu l’occasion de visiter ces territoires?

– Monsieur Serge, répondit-il, il y a deux ans, Kirschef, une dizaine de matelots et moi, nous étions au port d’Arkhangel, attendant un embarquement à bord des baleiniers, lorsque nous avons été requis pour le sauvetage d’un navire, qui était en détresse au milieu des glaces dans le nord de l’embouchure de la Léna. Eh bien, c’est en allant d’Arkhangel à cette baie que nous avons suivi la côte septentrionale de la Sibérie. Quand nous avons eu rejoint le Vremia, nous sommes parvenus à le renflouer, et c’est sur ce bâtiment que nous avons fait la pêche. Mais, comme je vous l’ai dit, il a péri pendant cette campagne avec son équipage, auquel nous avons seuls survécu, mon compagnon et moi. Et alors, la tempête a poussé notre embarcation sur l’archipel des Liakhoff, où vous nous ayez trouvés.

– Et vous n’avez jamais voyagé dans les provinces de l’Alaska? demanda Kayette, qui, on le sait, parlait et comprenait le russe.

– L’Alaska?… répondit Ortik. Est-ce que ce n’est pas en Amérique, ce pays-là?

– Oui, dit M. Serge. C’est un pays situé dans le nord-ouest du nouveau continent, le pays de Kayette… Est-ce que vos campagnes de pêche vous ont poussés jusque-là?…

– Nous ne connaissons pas ce pays, répondit Ortik d’un ton très naturel.

– Et nous n’avons jamais dépassé le détroit de Behring,” ajouta Kirschef.

La voix de cet homme fit encore sur la jeune Indienne son effet accoutumé, sans qu’elle parvînt à se rappeler où elle avait pu l’entendre. Pourtant, ce ne pouvait être que dans les provinces alaskiennes, puisqu’elle ne les avait jamais quittées.

Aussi, après la réponse si explicite d’Ortik et de Kirschef Kayette avec la réserve habituelle à sa race, ne chercha-t-elle pas à poser de nouvelles questions. Néanmoins, une prévention lui restait dans l’esprit, et même une défiance instinctive envers les deux matelots.

Pendant ces vingt-quatre heures de halte, les rennes avaient pu prendre tout le repos qui leur était nécessaire. Bien qu’ils eussent les pieds de devant entravés de cordes, cela ne les empêchait pas de vaguer autour du campement, où ils broutaient les arbustes, déterraient les mousses enfouies sous la neige.

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Le 20 mars, la petite caravane partit à huit heures du matin. Temps sec et clair avec vent chassant du nord-est à perte de vue, le steppe tout blanc et suffisamment durci encore pour que le véhicule pût y rouler facilement. Les rennes étaient attelés quatre par quatre au moyen d’un système de traits bien combiné. Ils s’avançaient ainsi sur cinq rangs, guidés d’un côté par Ortik, de l’autre par Clou-de-Girofle.

On voyagea ainsi pendant six jours, sans avoir fait aucune rencontre qui mente d’être mentionnée. Le plus souvent MM. Serge et Cascabel, Jean et Sandre, allaient à pied jusqu’à la halte du soir, et, quelquefois Cornélia, Napoléone et Kayette les accompagnaient, lorsqu’elles n’avaient pas à s’occuper du ménage.

Chaque matinée, la Belle-Roulotte faisait environ un «koes», mesure sibérienne qui vaut vingt verstes, soit deux lieues et demie environ. Pendant l’après-midi, elle en gagnait autant dans l’ouest – ce qui donnait cinq bonnes lieues pour la journée.

Le 29 mars, après avoir franchi le petit fleuve Olenek sur la glace, M. Serge et ses compagnons atteignirent la bourgade de Maksimova, à quarante-deux lieues dans le sud-ouest du golfe de Léna.

Il n’y avait aucun inconvénient à ce que M. Serge s’arrêtât vingt-quatre heures dans cette bourgade perdue à l’extrémité du steppe septentrional. Là, point de capitaine-gouverneur point de poste militaire occupé par des Cosaques Dès lors, rien à craindre pour le comte Narkine.

On était en plein pays des Iakoutes, et la famille Cascabel reçut un excellent accueil chez les habitants de Maksimova.

Ce pays, montagneux et forestier dans les régions de l’est et du sud n’offre sur sa partie nord que de vastes plaines rases, égayées ça et là de quelques massifs d’arbres, dont la saison chaude allait prochainement développer la verdure. Le produit de la fenaison y est extrêmement abondant. Cela tient à ce que, si l’hiver est très froid dans la Sibérie hyperboréenne la température s’y montre excessive pendant les mois d’été.

Là, prospère une population de cent mille Iakoutes, qui suivent les pratiques du rite russe. Gens pieux, hospitaliers, de bonnes mœurs, ils sont très reconnaissants des bienfaits qu’ils reçoivent de la Providence et très résignés, lorsqu’elle les éprouve trop durement.

Pendant ce trajet de la baie de la Léna à la bourgade, on avait rencontre un certain nombre de Sibériens nomades. C’étaient des hommes solides, stature moyenne, visage plat, yeux noirs, épaisse chevelure, figure imberbe. Les mêmes types se trouvèrent à Maksimova, dont les habitants sont sociables, pacifiques, intelligents, laborieux, et ne se laissent pas duper facilement.

Ceux de ces Iakoutes qui mènent la vie errante, toujours à cheval et toujours armés, sont propriétaires des nombreux troupeaux répandus à travers la steppe. Ceux qui vivent sédentairement dans les villages ou les bourgades s’adonnent plus particulièrement à la pêche, en exploitant les eaux poissonneuses des mille cours d’eau que le grand fleuve aborde à son passage.

Néanmoins, si ces Iakoutes sont doués de toutes les vertus publiques et privées, il faut reconnaître qu’ils abusent trop volontiers du tabac, et – ce qui est plus grave – du brandevin et autres liqueurs alcooliques.

«Ils sont pourtant excusables dans une certaine mesure, fit observer Jean. Pendant trois mois, ils n’ont que de l’eau à boire et de l’écorce de pin à manger.

– Ne voulez-vous pas dire de la croûte de pain, monsieur Jean? demanda Clou-de-Girofle.

– Non, de l’écorce de pin. Aussi après de telles privations, un peu d’excès est-il pardonnable!»

Tandis que les nomades habitent des yourtes sortes de tentes de forme conique en étoffe blanche, les sédentaires occupent des maison de bois, bâties au goût et à la convenance de chacun. Ces maisons, soigneusement tenues, sont coiffées de toits très raides, dont la pente favorise la fusion des neiges sous les rayons du soleil d’avril. Aussi cette bourgade de Maksimova présente-t-elle un riant aspect. Les hommes sont d’un type agréable, l’air franc, le regard clair, la physionomie empreinte de quelque fierté. Les femmes paraissent gracieuses et assez jolies, quoique tatouées au visage. Très réservées, très sévères sous le rapport des mœurs, elles ne se laissent jamais voir ni pieds nus ni tête nue.

La famille fut très cordialement accueillie par les chefs iakoutes, qui sont compris sous la désignation de «kinoes», et par les anciens, les «starsynas», c’est-à-dire les notables du pays. Ces braves gens se disputèrent l’honneur de l’héberger et de la nourrir à leur frais. Mais, après les avoir remerciés, Cornélia ne voulut faire d’acquisitions qu’en payant, entre autres une provision de pétrole, qui devait assurer pour quelque temps l’alimentation du fourneau de cuisine.

D’ailleurs, comme toujours, la Belle-Roulotte avait produit son effet. Jamais une voiture de saltimbanques ne s’était présentée en ce pays. Nombre de Iakoutes des deux sexes lui rendirent visite, et il n’y eut point lieu de s’en repentir. En cette province, il est rare qu’un vol soit commis – même au détriment des étrangers. Et, si cela arrive la punition suit immédiatement la faute. Lorsque le crime a été reconnu, le voleur est battu de verges publiquement. Puis, après le châtiment physique, le châtiment moral: flétri pour toute son existence, il est prive de ses droits civiques et ne peut plus recouvrer le nom «d’honnête homme».

Le 3 avril, les voyageurs arrivèrent sur les bords de l’Oden petite rivière qui se jette dans le golfe d’Anabara après un cours de cinquante lieues.

Le temps, très favorable jusqu’alors, commença à subir quelques modifications. Bientôt survinrent des pluies abondantes, dont le premier effet fut de provoquer la fonte des neiges. Cela dura huit jours, pendant lequel la voiture eut à se tirer des embourbements, et même de certains enlisements très dangereux, lorsqu’elle traversait des surfaces marécageuses. Ainsi s’annonçait le printemps de ces hautes latitudes, avec une moyenne de température, qui se tenait à deux ou trois degrés au-dessus de zéro.

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Ce trajet occasionna de grandes fatigues. Mais il n’y eut qu’à se féliciter du concours des deux matelots russes, qui se montrèrent très dévoués et très serviables.

Le 8 avril, la Belle-Roulotte vint s’arrêter sur la rive droite du fleuve Anabara, après avoir franchi une quarantaine de lieues depuis Maksimova.

Il était encore temps de passer ce cours d’eau sur la glace, bien que la débâcle commençât déjà à se produire en aval. On entendait le fracas des blocs, que le courant entraînait bruyamment vers le golfe. Une semaine plus tard, il eut fallu trouver quelque gué praticable, – ce qui n’aurait pas été facile car les crues se manifestent rapidement avec la fusion des neiges.

Déjà le steppe redevenu verdoyant, se tapissait d’une herbe nouvelle, qui plaisait à l’attelage. Les arbrisseaux bourgeonnaient. Avant trois semaines, les premières feuilles auraient fait éclater les boutons de leurs branches. La vie végétale ranimait aussi le maigre squelette des arbres, réduits à l’état de bois sec par les froids de l’hiver.

Ça et là, quelques groupes de bouleaux et de mélèzes se pliaient avec plus de souplesse au souffle de la brise. Toute cette nature hyperboréenne se revivifiait à la chaleur du soleil.

Les provinces de la Sibérie asiatique sont d’autant moins désertes qu’elles s’éloignent du littoral. Parfois, la petite troupe rencontrait un percepteur, qui s’en allait réclamer le tribut de village en village. On s’arrêtait alors, on échangeait quelques paroles avec ce fonctionnaire ambulant, on lui offrait un verre de vodka qu’il acceptait volontiers. Puis, on se séparait avec des souhaits de bon voyage.

Un certain jour, la Belle-Roulotte fut croisée par un convoi de prisonniers. Ces malheureux, condamnés à faire bouillir le sel, étaient conduits jusqu’aux limites orientales de la Sibérie, et la troupe de Cosaques qui les escortait ne leur ménageait guère les mauvais traitements. Il va sans dire que la présence de M. Serge ne donna lieu à aucune observation de la part du chef de l’escorte; mais Kayette, toujours en méfiance vis-à-vis des matelots russes, crut remarquer qu’ils cherchèrent à ne point attirer sur eux l’attention des Cosaques.

Le 19 avril, après un parcours de soixante-quinze lieues, la Belle-Roulotte vint faire halte sur la rive droite de la Khatanga, qui se jette dans le golfe du même nom. Plus de pont de glaces, cette fois, qui pût servir à se transporter sur l’autre bord. À peine quelques blocs en dérive, marquant encore la fin de la débâcle. De là, nécessité de chercher un passage guéable, – ce qui aurait sans doute causé un long retard, si Ortik n’en eût découvert un à une demi-verste en amont. On ne le traversa pas sans difficultés, car la voiture y fut noyée jusqu’aux essieux. Puis, le fleuve franchi, vingt-cinq lieues au delà, les voyageurs vinrent camper près du lac Iege.

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Quel contraste avec l’aspect si monotone du steppe! C’était comme une oasis au milieu des sables du Sahara. Que l’on s’imagine une nappe d’eau limpide, circonscrite dans une ceinture d’arbres à feuilles persistantes, des pins et des sapins, des bouquets d’arbrisseaux, égayés de leur nouvelle verdure, airelles à baies pourpres, camarines noires, groseilles rougeâtres, églantiers que le printemps couronnait de fleurs naissantes.

Sous le couvert des fourrés assez épais, qui se massaient à l’est et à l’ouest du lac, Wagram et Marengo ne seraient pas en peine de dépister quelque gibier de poil ou de plume, si M. Cascabel leur permettait d’y fureter pendant une couple d’heures.

Et d’ailleurs, à la surface de ce lac, des oies, des canards, des cygnes, nageaient par bandes nombreuses. Dans l’air, passaient à tire d’ailes des couples de grues et de cigognes, au vol allonge, qui venaient des régions centrales de l’Asie. On eût volontiers battu des mains à cet attrayant spectacle.

Sur la proposition de M. Serge, il fut décidé que l’on ferait une halte de quarante-huit heures. Le campement fut disposé à la pointe du lac, sous l’abri de grands sapins, dont la cime débordait au-dessus des eaux.

Puis, les chasseurs de la troupe, suivis de Wagram, prirent leurs fusils, après avoir promis de ne pas trop s’éloigner. Il ne s’était pas écoulé un quart d’heure que les détonations se faisaient entendre.

Pendant ce temps, M. Cascabel et Sandre, Ortik et Kirschef, résolurent de tenter la fortune, en pêchant sur les bords du lac. Leurs engins se réduisaient à quelques lignes, munies d’hameçons, qu’ils avaient achetées aux indigènes de Port-Clarence. Et que faut-il de plus à des pêcheurs dignes de ce grand art, lorsqu’ils ont assez d’intelligence pour lutter avec les ruses d’un poisson, et assez de patience pour attendre qu’il daigne mordre à leur appât!

En réalité, cette dernière qualité eût été inutile ce jour-là. À peine les hameçons se furent-ils enfoncés par des fonds convenables, que les flottes s’agitèrent à la surface des eaux. Les poissons étaient si abondants le long des rives, qu’en une demi-journée, on en eût pu prendre de quoi faire maigre pendant tout un carême. C’était une joie pour le jeune Sandre. Aussi, lorsque Napoléone l’eut rejoint et lui demanda à tenir la ligne à son tour, il ne voulut point y consentir. De là, dispute et intervention de Cornélia.D’ailleurs, la pêche lui ayant paru suffisante, elle ordonna aux enfants comme au père de ramasser leurs engins, et lorsque Mme Cascabel ordonnait, il n’y avait plus qu’à obéir.

Deux heures après, M. Serge et son ami Jean revenaient avec Wagram, qui se faisait un peu tirer l’oreille – au vrai et au figuré – car il regrettait d’abandonner ces taillis giboyeux.

Les chasseurs n’avaient pas été moins heureux que les pêcheurs. Aussi, pendant quelques jours, le menu des repas allait-il être non moins varié qu’agréable. Ce seraient les poissons du lac Iege qui en feraient les frais, et surtout l’excellent gibier, particulier à ces territoires de la haute Sibérie.

Entre autres, les chasseurs avaient rapporté un chapelet de ces «karallys», qui se groupent en compagnies, et aussi quelques couples de ces «dikoutas», volatiles stupides, plus petits que les gelinottes de bois, et dont la chair est très savoureuse.

On se figure aisément quel bon dîner fut servi ce jour-là. La table avait été mise sous les arbres, et aucun des convives ne s’aperçut qu’il faisait peut-être un peu froid pour festiner en plein air. Cornélia s’était surpassée dans la préparation des poissons grilles et du gibier rôti. Comme la réserve de farine avait été renouvelée au dernier village, ainsi que la provision de beurre iakoute, qu’on ne s’étonne pas si le gâteau habituel, doré et croustillant, fit son apparition au dessert. Chacun but quelques bons coups de brandevin, grâce à certains flacons que les habitants de Maksimova avaient consenti à vendre, et cette journée s’acheva sans que rien n’en eût troublé les heureux loisirs.

C’était à croire, vraiment, que le temps des épreuves était passé, et que ce fameux voyage s’accomplirait à l’honneur et au profit de la famille Cascabel!

Le lendemain, ce fut encore jour de repos, dont l’attelage profita pour se repaître consciencieusement.

Le 21 avril, la Belle-Roulotte repartit à six heures du matin, et quatre jours après, atteignait la limite occidentale du pays des Iakoutes.

 

 

Chapitre IX

Jusqu’à l’Obi

 

l importe de revenir sur la situation de ces deux Russes qu’une mauvaise chance avait réunis à la famille Cascabel.

On pourrait croire que, reconnaissants de l’accueil qu’ils avaient reçu, Ortik et Kirschef étaient revenus à des idées meilleures. Il n’en était rien. Ces misérables, dont le passé comptait déjà tant de forfaits avec la bande de Karnof, ne songeaient qu’à en commettre de nouveaux. Ce qu’ils voulaient, c’était s’emparer de la Belle-Roulotte et aussi de l’argent restitué par Tchou-Tchouk; puis, une fois rentrés en Russie sous l’habit de saltimbanques, y recommencer leur existence criminelle. Or, pour mettre ces projets à exécution, ils auraient d’abord à se débarrasser de leurs compagnons de voyage, de ces braves gens auxquels ils devaient la liberté, et, cela, ils n’hésiteraient pas à le faire.

Mais, ce projet, ils n’auraient pu l’exécuter à eux seuls. C’est pour cette raison qu’ils se dirigeaient vers une des passes de l’Oural, fréquentée par des malfaiteurs, leurs anciens complices, et là ils comptaient recruter autant de bandits qu’il serait nécessaire pour attaquer le personnel de la Belle-Roulotte.

Et qui aurait pu les soupçonner de cet abominable complot? Ils affectaient de se rendre utiles, et personne n’avait jamais eu un reproche à leur adresser. S’ils n’inspiraient point la sympathie, ils n’inspiraient pas la défiance – sauf à Kayette, qui conservait toujours des doutes à leur égard. Un instant, elle avait eu la pensée que c’était pendant la nuit où M. Serge fut attaqué sur la frontière alaskienne qu’elle avait entendu la voix de ce Kirschef. Mais comment admettre que les auteurs de ce crime fussent précisément les deux marins qu’on avait retrouvés à douze cents lieues de là, sur l’une des îles de l’archipel Liakhoff? Aussi, tout en les observant, Kayette se gardait-elle de rien dire de ses soupçons trop invraisemblables.

Et maintenant, voici ce qu’il convient de noter: c’est que si Ortik et Kirschef étaient suspects à la jeune Indienne, eux-mêmes trouvaient singulière la situation de M. Serge. Après avoir été dangereusement blessé sur la frontière de l’Alaska, il avait été transporté à Sitka et soigné par la famille Cascabel. Jusque-là rien que de très naturel. Mais, une fois guéri, pourquoi n’était-il pas resté à Sitka? Pourquoi avait-il suivi ces saltimbanques jusqu’à Port-Clarence? Pourquoi les accompagnait-il à travers la Sibérie? C’était à tout le moins étrange, cette présence d’un Russe au milieu d’une troupe foraine.

Aussi, un jour, Ortik avait-il dit à Kirschef:

«Est-ce que, par hasard, ce M. Serge checherait à rentrer en Russie, en prenant ses précautions pour ne pas être reconnu?… Eh! peut-être y aurait-il à tirer parti et profit de cette circonstance?… Ayons l’œil ouvert!».

Et, sans qu’il pût s’en douter, le comte Narkine était espionné par Ortik, qui espérait surprendre son secret.

Le 23 avril, au sortir du pays iakoute, l’attelage s’engagea sur le territoire des Ostiaks. Ces Sibériens forment une peuplade assez misérable, peu civilisée, bien que cette partie de la Sibérie renferme quelques riches districts – entre autres celui de Bérézov.

Lorsque la Belle-Roulotte traversait un des villages de ce district, on pouvait observer combien ils différaient des pittoresques et séduisantes bourgades iakoutes! Des huttes infectes, à peine propres au logement des animaux, et à l’intérieur desquelles il est presque impossible de respirer, et quelle atmosphère!

Où imaginerait-on, d’ailleurs, des êtres plus répugnants que ces indigènes, dont Jean put dire, en citant un passage de la géographie générale qui les concernait:

«Les Ostiaks de la haute Sibérie portent un double vêtement pour se préserver du froid: une couche de crasse et une peau de renne par-dessus!»

Quant à leur nourriture, elle se compose presque uniquement de poisson à demi cru et de viande à laquelle ils ne font jamais subir aucune cuisson.

Cependant, ce qui est habituel aux nomades, dont les troupeaux sont dispersés sur le steppe, ne l’est pas à ce degré, lorsqu’il s’agit des habitants des principales bourgades. Aussi, au bourg de Starokhantaskii, les voyageurs trouvèrent-ils une population un peu plus présentable, quoique peu hospitalière et mal accueillante envers les étrangers.

Les femmes, tatouées de dessins bleuâtres, portaient le «vakocham», sorte de voile rouge, garni de bandes bleues, le jupon à couleurs voyantes, le corset de nuance plus claire, dont la défectueuse coupe leur déforme la taille, disposé au-dessus d’une large ceinture ornée de grelots, qui sonnent à chaque mouvement comme le harnachement d’une mule espagnole.

Quant aux hommes, pendant l’hiver – et quelques-uns étaient encore vêtus de la sorte – ils ressemblent à des bêtes, étant recouverts d’un vêtement de peau dont le poil est tourné en dehors. Leur tête disparaît sous le capuchon du «maltza» et du «parka», ou sont ménagées des fentes pour les yeux, la bouche et les oreilles. Impossible de rien voir des traits de leur visage – ce qui n’est pas regrettable probablement.

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Chemin faisant, la Belle-Roulotte rencontra quelquefois plusieurs de ces traîneaux appelés «narkes». Attelés de trois rennes au moyen d’une simple courroie qui passe sous le ventre de ces animaux et d’une seule guide qui se rattache à leurs cornes, ces narkes peuvent faire de sept à huit lieues, sans que l’attelage ait besoin de reprendre haleine.

Il ne fallait pas songer à obtenir un tel effort des rennes qui traînaient la voiture. Il n’y avait pas lieu de se plaindre cependant ils rendaient de très grands services.

Et, à ce propos, comme M. Serge dit un jour qu’il serait peut-être prudent de les remplacer par des chevaux, des que l’on pourrait s’en procurer:

«Les remplacer?… répondit M. Cascabel. Et pourquoi, s’il vous plaît? Croyez-vous donc que ceux-ci n’auront pas la force de nous mener jusqu’en Russie?

– Si nous nous dirigions vers la Russie septentrionale, répondit M. Serge, je ne m’en préoccuperais pas, mais la Russie centrale, c’est autre chose. Ces animaux ne supportent que très difficilement la chaleur, elle les épuise et les rend incapables de tout travail. Aussi, vers la fin d’avril, voit-on de nombreuses troupes de rennes regagner les territoires du nord, et principalement les hauts plateaux de l’Oural, toujours couverts de neiges.

– Eh bien! nous nous déciderons, monsieur Serge, lorsque nous aurons atteint la frontière. Et, vraiment, nous séparer de cet attelage sera un grand sacrifice! Jugez un peu de l’effet, si j’arrivais en pleine foire de Perm avec vingt rennes, attelés au char de la famille Cascabel! Quel effet, et quelle réclame!

– Ce serait évidemment magnifique, répondit M. Serge en souriant.

– Triomphal Dites triomphal!… Et, à ce propos, ajouta M. Cascabel, il est bien convenu, n’est-ce pas, que le comte Narkine fait partie de ma troupe, et qu’au besoin, il ne refusera point de travailler devant le public?

– C’est convenu.

– Alors ne négligez pas vos leçons d’escamotage, monsieur Serge. Comme on croît que vous apprenez pour votre plaisir, ni mes enfants ni les deux matelots ne peuvent s’en étonner. Eh! savez-vous que vous êtes déjà très adroit!

– Comment ne le serais-je pas, ami Cascabel, avec un professeur tel que vous!

– Demande bien pardon, monsieur Serge, mais je vous assure que vous avez des dispositions naturelles très remarquables! Avec un peu d’habitude, vous deviendriez un jongleur hors ligne, et je suis sûr que vous feriez recette!»

Le 6 mai, arrivée de la Belle-Roulotte sur le bord de l’Iéniséi, à une centaine de lieues du lac Iege.

L’Iéniséi est un des principaux fleuves du continent sibérien, et il se jette à travers le golfe de ce nom, qui s’ouvre sur le soixante-dixième parallèle, dans la mer Arctique.

A cette époque, il ne restait plus un seul glaçon à la surface de ce large fleuve. Un grand bac à voitures et à voyageurs, qui établissait la communication entre ses deux rives, permit à la petite caravane, matériel et personnel, de passer, non sans s’être acquittée d’un assez fort péage.

Le steppe recommençait au delà avec ses interminables horizons. À plusieurs reprises, on put observer des groupes d’Ostiaks, qui accomplissaient leurs devoirs religieux. Bien que la plupart aient été baptises, la religion chrétienne n’a que peu d’empire sur eux, et ils en sont encore à se prosterner devant les images païennes des Shaïtans. Ce sont des idoles à figures humaines, taillées dans de gros blocs de bois, et dont chaque maison, chaque hutte même, possède un petit modèle, orné d’une croix de cuivre.

Il paraît que les prêtres ostiaks, les Scha-mans, retirent un fort beau profit de cette religion en partie double, sans compter qu’ils exercent une grande influence sur ces fanatiques, à la fois chrétiens et idolâtres. On ne saurait croire avec quelle conviction ces possédés se débattent en présence des idoles, et à quelles contorsions d’épileptiques ils se livrent!

Et, la première fois que l’on rencontra une demi-douzaine de ces énergumènes, ne voila-t-il pas le jeune Sandre qui s’avise de les imiter, marchant sur les mains, se déhanchant, se repliant en arrière, cabriolant comme un clown, et terminant cet exercice par une série de sauts de carpe.

Ce qui amena son père à faire cette réflexion:

«Je vois, enfant, que tu n’as rien perdu de ta souplesse!… C’est très bien!… Mais ne nous négligeons pas! Pensons à la foire de Perm!… Il y va de l’honneur de la famille Cascabel!»

En somme, le voyage s’était accompli sans trop de fatigues depuis que la Belle-Roulotte avait quitté l’embouchure de la Léna. Parfois, elle avait à contourner d’épaisses forêts de pins et de bouleaux, qui variaient la monotonie de ces plaines, et, à travers lesquelles elle n’eût point trouvé passage.

En somme, le pays était presque désert. On faisait des lieues sans rencontrer un hameau ni une ferme. La densité de la population de cette contrée est extrêmement faible, et le district de Bérézov, qui est le plus riche, ne compte que quinze mille habitants sur une superficie de trois mille kilomètres. En revanche, et peut-être pour cette raison, le gibier pullule dans la campagne.

M. Serge et Jean purent donc se livrer à toute leur ardeur pour la chasse, en même temps qu’ils approvisionnaient l’office de Mme Cascabel. Le plus souvent, Ortik les accompagnait et faisait preuve d’une remarquable adresse. Les lièvres, c’est par milliers qu’ils courent le steppe, sans parler du gibier de plume, dont les bandes sont innombrables. Il y avait aussi des élans, des daims, des rennes sauvages, même des sangliers de grande taille, bêtes très redoutables que les chasseurs s’abstinrent prudemment de débucher.

Quant aux oiseaux, c’étaient des canards, des plongeons, des oies, des grives, des gelinottes de bruyère, des poules de coudrier des cigognes, des perdrix blanches. Un choix à faire, comme on le voit! Aussi, lorsque le coup de fusil s’était égaré sur quelque gibier peu comestible, Cornélia l’abandonnait-elle aux deux chiens, qui s’en accommodaient volontiers.

De cette abondance de venaison fraîche, il résultait donc que l’on faisait bonne chère – trop bonne même. Ce qui amenait M. Cascabel à prêcher la sobriété à ses artistes.

«Enfants, prenez garde d’engraisser!… répétait-il! La graisse, c’est la ruine des articulations! C’est le fléau de l’acrobate!… Vous mangez trop!… Que diable, de la modération! Sandre, il me semble que tu commences à prendre du ventre!… Fi donc!… À ton âge!… Tu n’es pas honteux!

– Père, je t’assure…

– N’assure rien! J’ai bonne envie de te mesurer tous les soirs, et si je trouve du bedon, je te le ferai rentrer dans l’estomac! C’est comme Clou! Il engraisse à vue d’oeil!

– Moi, monsieur patron?

– Oui, toi, et il ne convient point qu’un paillasse soit gras surtout quand il se nomme Clou!… Tu finiras par t’arrondir comme un muids de bière

– À moins que je ne tourne à l’échalas sur mes vieux jours!” répondit Clou en serrant sa ceinture.

La Belle-Roulotte eut bientôt à passer le Taz, qui verse ses eaux dans le golfe de l’Iéniséi, à peu près au point ou l’itinéraire venait couper le Cercle polaire arctique pour pénétrer sur la zone tempérée. On voit par quelle oblique il s’était dirigé vers le sud-ouest depuis le départ de l’archipel des Liakhoff.

A ce propos, M. Serge, toujours très écouté, crut devoir expliquer à son auditoire habituel ce qu’était ce Cercle polaire, au delà duquel le soleil, pendant l’été, ne s’élève jamais à plus de vingt-trois degrés au-dessus de l’horizon.

Jean, ayant déjà quelques notions de cosmographie, comprit l’explication qui fut donnée par M. Serge. Mais M. Cascabel eut beau tendre tous les ressorts de son intelligence, il ne parvint pas à s’imaginer ce qu’était ce Cercle polaire.

«En fait de cercles, dit-il, je ne connais que les cerceaux à travers lesquels s’élancent les écuyers et les écuyères! Après tout, ce n’est pas une raison pour ne point arroser celui-là!»

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Et le Cercle polaire fut arrosé d’une bonne bouteille de brandevin, comme les marins arrosent la Ligne, à bord des bâtiments qui passent d’une hémisphère à l’autre.

La traversée du Taz ne s’opéra pas sans quelques difficulté.s Aucun bac n’assurait la communication entre les deux rives de ce petit fleuve, et il fallut trouver un passage guéable – ce qui demanda quelques heures. Les deux Russes montrèrent beaucoup de zèle, et, à plusieurs reprises, ils durent se mettre dans l’eau jusqu’à la ceinture, afin de dégrever les roues du véhicule.

Ce transbordement se fit avec moins de peine, le 16 mai, lorsque la Belle-Roulotte eut à se transporter de l’autre côté du Pour, étroite rivière qui n’est m rapide ni profonde.

Au commencement de juin, la chaleur était devenue excessive – ce qui semble toujours anormal, quand il s’agit de pays aussi élevés en latitude. Pendant la dernière quinzaine de ce mois, le thermomètre marquait de vingt-cinq à trente degrés. Comme l’ombre manquait absolument au steppe, M. Serge et ses compagnons furent très accables par cette température. La nuit même n’adoucissait guère les ardeurs du jour, car, à cette époque, c’est à peine si le soleil disparaît sous l’horizon de ces longues plaines. Après l’avoir effleuré presque au nord, son disque, chauffé à blanc, se relevé aussitôt pour reprendre sa course diurne.

«Hein! ce maudit soleil! répétait Cornélia en s’épongeant la figure. Quelle bouche de four! Et encore, si c’était pendant l’hiver!

– Si c’était pendant l’hiver, répondit M. Serge, l’hiver serait l’été.

– Juste! répliqua M. Cascabel. Mais, ce qui me paraît mal combiné, c’est que nous n’ayons pas un seul morceau de glace pour nous rafraîchir, après en avoir eu plus qu’il ne fallait pendant des mois entiers!

– Voyons, ami Cascabel, si nous avions de la glace, c’est qu’il ferait froid, et s’il faisait froid…

– Il ne ferait pas chaud!… Toujours très juste

– À moins qu’il ne fît entre les deux! crut devoir ajouter Clou-de-Girofle.

– De plus en plus juste! répondit M. Cascabel. Il fait une crâne chaleur tout de même!»

Néanmoins, les chasseurs n’avaient point abandonné leurs chasses. Seulement, ils se mettaient en campagne de grand matin et n’avaient point à le regretter. Il y eut même, certain jour, un beau coup de fusil dont tout l’honneur revint à Jean. En effet, l’animal qu’il avait abattu ne fut pas rapporté sans peine. C’était une bête à poil court et roussâtre par devant, après avoir été gris pendant la période hivernale. Sur son dos courait une raie jaune comme une raie mulassière. Ses longues cornes se recourbaient gracieusement au-dessus de sa tête, ce qui indiquait un mâle de cette espèce de ruminants.

«Voila un beau renne! s’écria Sandre.

– Oh! dit Napoléone d’un ton de reproche à son frère aîné, pourquoi as-tu tue un renne!

– Pour le manger, petite sœur!

– Moi qui les aime tant!

– Eh bien, puisque tu les aimes tant, reprit Sandre, tu pourras te régaler, car il y en aura pour tout le monde.

– Console-toi, ma mignonne! dit M. Serge. Cette bête-là n’est point un renne.

– Qu’est-ce donc?… demanda Napoléone.

– C’est un argali.»

M. Serge ne se trompait point, et ces animaux, qui habitent les montagnes pendant l’hiver et la plaine pendant l’été, ne sont à vrai dire que d’énormes moutons.

«Eh bien, Cornélia, fit observer M. Cascabel, puisque c’est un mouton, tu nous feras cuire ses côtelettes sur le gril!»

Ce qui fut fait, et, comme la chair de l’argali est extrêmement savoureuse, il est probable que, ce jour-là, le ventre de César Cascabel lui-même prit un peu plus d’embonpoint qu’il ne convenait aux exigences de sa profession.

A partir de ce point, ce fut un long trajet au milieu d’un pays presque aride que la Belle-Roulotte eut à faire pour gagner le cours de l’Obi. Les villages ostiaks étaient de plus en plus rares, et c’est à peine si l’on rencontrait quelques groupes de nomades, émigrant vers les provinces de l’est. D’ailleurs, ce n’était pas sans raison que M. Serge cherchait à traverser les parties les moins peuplées du district. Il convenait d’éviter l’importante ville de Bérézov, située un peu au delà de l’Obi.

Encadrée d’une magnifique forêt de cèdres, étagée sur une colline abrupte, dominée par les clochers de ses deux églises, arrosée par la Sosva, que sillonnent incessamment les embarcations et les navires de commerce, cette cité, avec ses deux cents maisons, est le centre d’un marché très suivi, où s’agglomèrent les produits de la Sibérie septentrionale.

Il est bien évident que l’arrivée de la Belle-Roulotte à Bérézov n’aurait pu qu’exciter la curiosité publique, et la police aurait regardé d’un peu près la famille Cascabel. Mieux valait donc éviter Bérézov et même le district de ce nom. Les gendarmes sont les gendarmes, et, surtout quand ils sont Cosaques, il est plus prudent de ne rien avoir à démêler avec eux.

Mais, à ce propos, Ortik et Kirschef observèrent très bien qu’il ne convenait pas à M. Serge de passer par Bérézov. Aussi cela les confirma-t-il dans la pensée que ce Russe cherchait à rentrer secrètement en Russie.

Ce fut pendant la seconde semaine de juin que l’itinéraire subit une légère modification, afin de prendre au nord du district de Bérézov. Ce n’était, au surplus, qu’un allongement d’une dizaine de lieues, et, le 16 juin, la petite caravane, après avoir descendu le long d’un grand fleuve, campa sur sa rive droite.

Ce fleuve, c’était l’Obi.

La Belle-Roulotte avait franchi cent quatre-vingts lieues environ depuis le bassin du Pour. Elle ne se trouvait plus maintenant qu’à une centaine de lieues de la frontière européenne. La chaîne de l’Oural, qui se dresse entre ces deux parties du monde, ne tarderait pas à fermer l’horizon.

 

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