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Jules Verne

 

Le château des carpathes

 

(Chapitre X-XII)

 

 

quarante illustrations par Leon Benett

6 grandes gravures en chromotypographie

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre X

 

elle avait été cette lamentable histoire.

Pendant un mois, l’existence de Franz de Télek fut en danger. Il ne reconnaissait personne – pas même son soldat Rotzko. Au plus fort de la fièvre, un seul nom entrouvrait ses lèvres, prêtes à rendre leur dernier souffle: c’était celui de la Stilla.

Le jeune comte échappa à la mort. L’habileté des médecins, les soins incessants de Rotzko, et aussi, la jeunesse et la nature aidant, Franz de Télek fut sauvé. Sa raison sortit intacte de cet effroyable ébranlement. Mais, lorsque le souvenir lui revint, lorsqu’il se rappela la tragique scène finale d’Orlando, dans laquelle l’âme de l’artiste s’était brisée:

«Stilla!… ma Stilla!» s’écriait-il, tandis que ses mains se tendaient comme pour l’applaudir encore.

Dès que son maître put quitter le lit, Rotzko obtint de lui qu’il fuirait cette ville maudite, qu’il se laisserait transporter au château de Krajowa. Toutefois, avant d’abandonner Naples, le jeune comte voulut aller prier sur la tombe de la morte, et lui donner un suprême, un éternel adieu.

Rotzko l’accompagna au Campo Santo Nuovo. Franz se jeta sur cette terre cruelle, il s’efforçait de la creuser avec ses ongles, pour s’y ensevelir… Rotzko parvint à l’entraîner loin de la tombe, où gisait tout son bonheur.

Quelques jours après, Franz de Télek, de retour à Krajowa, au fond du pays valaque, avait revu l’antique domaine de sa famille. Ce fut à l’intérieur de ce château qu’il vécut pendant cinq ans dans un isolement absolu, dont il se refusait à sortir. Ni le temps, ni la distance n’avaient pu apporter un adoucissement à sa douleur. Il lui aurait fallu oublier, et c’était hors de question. Le souvenir de la Stilla, vivace comme au premier jour, était identifié à son existence. Il est de ces blessures qui ne se ferment qu’à la mort.

Cependant, à l’époque où débute cette histoire, le jeune comte avait quitté le château depuis quelques semaines. A quelles longues et pressantes instances Rotzko avait dû recourir pour décider son maître à rompre avec cette solitude où il dépérissait! Que Franz ne parvînt pas à se consoler, soit; du moins était-il indispensable qu’il tentât de distraire sa douleur.

Un plan de voyage avait été arrêté, pour visiter d’abord les provinces transylvaines. Plus tard, – Rotzko l’espérait, – le jeune comte consentirait à reprendre à travers l’Europe ce voyage qui avait été interrompu par les tristes événements de Naples.

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Franz de Télek était donc parti, en touriste cette fois, et seulement pour une exploration de courte durée. Rotzko et lui avaient remonté les plaines valaques jusqu’au massif imposant des Carpathes; ils s’étaient engagés entre les défilés du col de Vulkan; puis, après l’ascension du Retyezat et une excursion à travers la vallée du Maros, ils étaient venus se reposer au village de Werst, à l’auberge du Roi Mathias.

On sait quel était l’état des esprits au moment où Franz de Télek arriva, et comment il avait été mis au courant des faits incompréhensibles dont le burg était le théâtre. On sait aussi comment tout à l’heure il avait appris que le château appartenait au baron Rodolphe de Gortz.

L’effet produit par ce nom sur le jeune comte avait été trop sensible pour que maître Koltz et les autres notables ne l’eussent point remarqué. Aussi Rotzko envoya-t-il volontiers au diable ce maître Koltz, qui l’avait si malencontreusement prononcé, et ses sottes histoires. Pourquoi fallait-il qu’une mauvaise chance eût amené Franz de Télek précisément à ce village de Werst, dans le voisinage du château des Carpathes!

Le jeune comte gardait le silence. Son regard, errant de l’un à l’autre, n’indiquait que trop le profond trouble de son âme qu’il cherchait vainement à calmer.

Maître Koltz et ses amis comprirent qu’un lien mystérieux devait rattacher le comte de Télek au baron de Gortz; mais, si curieux qu’ils fussent, ils se tinrent sur une convenable réserve et n’insistèrent pas pour en apprendre davantage. Plus tard, on verrait ce qu’il y aurait à faire.

Quelques instants après, tous avaient quitté le Roi Mathias, très intrigués de cet extraordinaire enchaînement d’aventures, qui ne présageait rien de bon pour le village.

Et puis, à présent que le jeune comte savait à qui appartenait le château des Carpathes, tiendrait-il sa promesse? Une fois arrivé à Karlsburg, préviendrait-il les autorités et réclamerait-il leur intervention? Voilà ce que se demandaient le biró, le magister, le docteur Patak et les autres. Dans tous les cas, s’il ne le faisait, maître Koltz était décidé à le faire. La police serait avertie, elle viendrait visiter le château, elle verrait s’il était hanté par des esprits ou habité par des malfaiteurs, car le village ne pouvait pas rester plus longtemps sous une pareille obsession.

Pour la plupart de ses habitants, il est vrai, ce serait là une tentative inutile, une mesure inefficace. S’attaquer à des génies!… Mais les sabres des gendarmes se briseraient comme verre, et leurs fusils rateraient à chaque coup!

Franz de Télek, demeuré seul dans la grande salle du Roi Mathias, s’abandonna au cours de ces souvenirs que le nom du baron de Gortz venait d’évoquer si douloureusement.

Après être resté pendant une heure comme anéanti dans un fauteuil, il se releva, quitta l’auberge, se dirigea vers l’extrémité de la terrasse, regarda au loin.

Sur la croupe du Plesa, au centre du plateau d’Orgall, se dressait le château des Carpathes. Là avait vécu cet étrange personnage, le spectateur de San-Carlo, l’homme qui inspirait une si insurmontable frayeur à la malheureuse Stilla. Mais, à présent, le burg était délaissé, et le baron de Gortz n’y était pas rentré depuis qu’il avait fui Naples. On ignorait même ce qu’il était devenu, et il était possible qu’il eût mis fin à son existence, après la mort de la grande artiste.

Franz s’égarait ainsi à travers le champ des hypothèses, ne sachant à laquelle s’arrêter.

D’autre part, l’aventure du forestier Nic Deck ne laissait pas de le préoccuper dans une certaine mesure, et il lui aurait plu d’en découvrir le mystère, ne fût-ce que pour rassurer la population de Werst.

Aussi, comme le jeune comte ne mettait pas en doute que des malfaiteurs eussent pris le château pour refuge, il résolut de tenir la promesse qu’il avait faite de déjouer les manoeuvres de ces faux revenants, en prévenant la police de Karlsburg.

Toutefois, pour être en mesure d’agir, Franz voulait avoir des détails plus circonstanciés sur cette affaire. Le mieux était de s’adresser au jeune forestier en personne. C’est pourquoi, vers trois heures de l’après-midi, avant de retourner au Roi Mathias, il se présenta à la maison du biró.

Maître Koltz se montra très honoré de le recevoir – un gentilhomme tel que M. le comte de Télek… ce descendant d’une noble famille de race roumaine… auquel le village de Werst serait redevable d’avoir retrouvé le calme… et aussi la prospérité… puisque les touristes reviendraient visiter le pays… et acquitter les droits de péage, sans avoir rien à craindre des génies malfaisants du château des Carpathes… etc., etc.

Franz de Télek remercia maître Koltz de ses compliments, et demanda s’il n’y aurait aucun inconvénient à ce qu’il fût introduit près de Nic Deck.

«Il n’y en a aucun, monsieur le comte, répondit le biró. Ce brave garçon va aussi bien que possible, et il ne tardera pas à reprendre son service.»

Puis, se retournant:

«N’est-il pas vrai, Miriota? ajouta-t-il, en interpellant sa fille, qui venait d’entrer dans la salle.

– Dieu veuille que cela soit, mon père!» répondit Miriota d’une voix émue.

Franz fut charmé du gracieux salut que lui adressa la jeune fille. Et, la voyant encore inquiète de l’état de son fiancé, il se hâta de lui demander quelques explications à ce sujet.

«D’après ce que j’ai entendu, dit-il, Nic Deck n’a pas été gravement atteint…

– Non, monsieur le comte, répondit Miriota, et que le Ciel en soit béni!

– Vous avez un bon médecin à Werst?

– Hum! fit maître Koltz, d’un ton qui était peu flatteur pour l’ancien infirmier de la quarantaine.

– Nous avons le docteur Patak, répondit Miriota.

– Celui-là même qui accompagnait Nic Deck au château des Carpathes?

– Oui, monsieur le comte.

– Mademoiselle Miriota, dit alors Franz, je désirerais, dans son intérêt, voir votre fiancé, et obtenir des détails plus précis sur cette aventure.

– Il s’empressera de vous les donner, même au prix peu de fatigue…

– Oh! je n’abuserai pas, mademoiselle Miriota, et, ne ferai rien qui soit susceptible de nuire à Nic Deck.

– Je le sais, monsieur le comte.

– Quand votre mariage doit-il avoir lieu?…

– Dans une quinzaine de jours, répondit le biró.

– Alors j’aurai le plaisir d’y assister, si maître Koltz veut bien m’inviter toutefois…

– Monsieur le comte, un tel honneur…

– Dans une quinzaine de jours, c’est convenu, et je suis certain que Nic Deck sera guéri, dès qu’il aura pu se permettre un tour de promenade avec sa jolie fiancée.

– Dieu le protège, monsieur le comte!» répondit en rougissant la jeune fille.

Et, en ce moment, sa charmante figure exprima une anxiété si visible, que Franz lui en demanda la cause:

«Oui! que Dieu le protège, répondit Miriota, car, en essayant de pénétrer dans le château malgré leur défense, Nic a bravé les génies malfaisants!… Et qui sait s’ils ne s’acharneront pas à le tourmenter toute sa vie…

– Oh! pour cela, mademoiselle Miriota, répondit Franz, nous y mettrons bon ordre, je vous le promets.

– Il n’arrivera rien à mon pauvre Nic?…

– Rien, et grâce aux agents de la police, on pourra dans quelques jours parcourir l’enceinte du burg avec autant de sécurité que la place de Werst!»

Le jeune comte, jugeant inopportun de discuter cette question du surnaturel devant des esprits si prévenus, pria Miriota de le conduire à la chambre du forestier.

C’est ce que la jeune fille se hâta de faire, et elle laissa Franz seul avec son fiancé.

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Nic Deck avait été instruit de l’arrivée des deux voyageurs à l’auberge du Roi Mathias. Assis au fond d’un vieux fauteuil, large comme une guérite, il se leva pour recevoir son visiteur. Comme il ne se ressentait presque plus de la paralysie qui l’avait momentanément frappé, il était en état de répondre aux questions du comte de Télek.

«Monsieur Deck, dit Franz, après avoir amicalement serré la main du jeune forestier, je vous demanderai tout d’abord si vous croyez à la présence d’êtres surnaturels dans le château des Carpathes?

– Je suis bien forcé d’y croire, monsieur le comte, répondit Nic Deck.

– Et ce seraient eux qui vous auraient empêché de franchir la muraille du burg?

– Je n’en doute pas.

– Et pourquoi, s’il vous plaît?…

– Parce que, s’il n’y avait pas de génies, ce qui m’est arrivé serait inexplicable.

– Auriez-vous la complaisance de nie raconter cette affaire sans rien omettre de ce qui s’est passé?

– Volontiers, monsieur le comte.»

Nic Deck fit par le menu le récit qui lui était demandé. Il ne put que confirmer les faits qui avaient été portés à la connaissance de Franz lors de sa conversation avec les hôtes du Roi Mathias, – faits auxquels le jeune comte, on le sait, donnait une interprétation purement naturelle.

En somme, les événements de cette nuit aux aventures, tout cela s’expliquait facilement si les êtres humains, malfaiteurs ou autres, qui occupaient le burg, possédaient la machinerie capable de produire ces effets fantasmagoriques. Quant à cette singulière prétention du docteur Patak de s’être senti enchaîné au sol par quelque force invisible, on pouvait soutenir que ledit docteur avait été le jouet d’une illusion. Ce qui paraissait vraisemblable, c’est que les jambes lui avaient manqué tout simplement parce qu’il était fou d’épouvante, et c’est ce que Franz déclara au jeune forestier.

«Comment, monsieur le comte, répondit Nic Deck, c’est au moment où il voulait s’enfuir que les jambes auraient manqué à ce poltron? Cela n’est guère possible, vous cri conviendrez…

– Eh bien, reprit Franz, admettons que ses pieds se soient engagés dans quelque piège caché sous les herbes au fond du fossé…

– Lorsque des pièges se referment, répondit le forestier, ils vous blessent cruellement, ils vous déchirent les chairs, et les jambes du docteur Patak n’ont pas trace de blessure.

– Votre observation est juste, Nic Deck, et pourtant, croyez-moi, s’il est vrai que le docteur n’a pu se dégager, c’est que ses pieds étaient retenus de cette façon.

– Je vous demanderai alors, monsieur le comte, comment un piège aurait pu se rouvrir de lui-même pour rendre la liberté au docteur?»

Franz fut assez embarrassé pour répondre.

«Au surplus, monsieur le comte, reprit le forestier, je vous abandonne ce qui concerne le docteur Patak. Après tout, je ne puis affirmer que ce que je sais par moi-même.

– Oui… laissons ce brave docteur, et ne parlons que de ce qui vous est arrivé, Nic Deck.

– Ce qui m’est arrivé est très clair. Il n’est pas douteux que j’ai reçu une terrible secousse, et cela d’une manière qui n’est guère naturelle.

– Il n’y avait aucune apparence de blessure sur votre corps? demanda Franz.

– Aucune, monsieur le comte, et pourtant j’ai été atteint avec une violence…

– Est-ce bien au moment où vous aviez posé la main sur la ferrure du pont-levis?

– Oui, monsieur le comte, et à peine l’avais-je touchée que j’ai été comme paralysé. Heureusement, mon autre main, qui tenait la chaîne, n’a pas lâché prise, et j’ai glissé jusqu’au fond du fossé, où le docteur m’a relevé sans connaissance.»

Franz secouait la tête en homme que ces explications laissaient incrédule.

«Voyons, monsieur le comte, reprit Nic Deck, ce que je vous ai raconté là, je ne l’ai pas rêvé, et si, pendant huit jours, je suis resté étendu tout de mon long sur ce lit, n’ayant plus l’usage ni du bras ni de la jambe, il ne serait pas raisonnable de dire que je me suis figuré tout cela!

– Aussi je ne le prétends pas, et il est bien certain que vous avez reçu une commotion brutale…

– Brutale et diabolique!

– Non, et c’est en cela que nous différons, Nic Deck, répondit le jeune comte. Vous croyez avoir été frappé par un être surnaturel, et moi, je ne le crois pas, par ce motif qu’il n’y a pas d’êtres surnaturels, ni malfaisants ni bienfaisants.

– Voudriez-vous alors, monsieur le comte, me donner la raison de ce qui m’est arrivé?

– Je ne le puis encore, Nic Deck, mais soyez sûr que tout s’expliquera et de la façon la plus simple.

– Plaise à Dieu! répondit le forestier.

– Dites-moi, reprit Franz, ce château a-t-il appartenu de tout temps à la famille de Gortz?

– Oui, monsieur le comte, et il lui appartient toujours, bien que le dernier descendant de la famille, le baron Rodolphe, ait disparu sans qu’on ait jamais eu de ses nouvelles.

– Et à quelle époque remonte cette disparition?

– A vingt ans environ.

– A vingt ans?…

– Oui, monsieur le comte. Un jour, le baron Rodolphe a quitté le château, dont le dernier serviteur est décédé quelques mois après son départ, et on ne l’a plus revu.

– Et depuis, personne n’a mis le pied dans le burg?

– Personne.

– Et que croit-on dans le pays?…

– On croit que le baron Rodolphe a dû mourir a l’étranger et que sa mort a suivi de près sa disparition.

– On se trompe, Nic Deck, et le baron vivait encore – il y a cinq ans du moins.

– Il vivait, monsieur le comte?

– Oui… en Italie… à Naples.

– Vous l’y avez vu?…

– Je l’ai vu.

– Et depuis cinq ans?

– Je n’en ai plus entendu parler.»

Le jeune forestier resta songeur. Une idée lui était venue – une idée qu’il hésitait à formuler. Enfin il se décida, et relevant la tête, le sourcil froncé:

«Il n’est pas supposable, monsieur le comte, dit-il, que le baron Rodolphe de Gortz soit rentré au pays avec l’intention de s’enfermer au fond de ce burg?

– Non… ce n’est pas supposable, Nic Deck.

– Quel intérêt aurait-il à s’y cacher… à ne laisser jamais pénétrer jusqu’à lui?

– Aucun.» répondit Franz de Télek.

Et pourtant, c’était là une pensée qui commençait à prendre corps dans l’esprit du jeune comte. N’était-il pas possible que ce personnage, dont l’existence avait toujours été si énigmatique, fût venu se réfugier dans ce château, après son départ de Naples? Là, grâce à des croyances superstitieuses habilement entretenues, rie lui avait-il pas été facile, s’il voulait vivre absolument isolé, de se défendre contre toute recherche importune, étant donné qu’il connaissait l’état des esprits du pays environnant?

Toutefois, Franz jugea inutile de lancer les Werstiens sur cette hypothèse. Il aurait fallu les mettre dans la confidence de faits qui lui étaient trop personnels. D’ailleurs, il n’eût convaincu personne, et il le comprit bien, lorsque Nic Deck ajouta:

– Si c’est le baron Rodolphe qui est au château, il faut croire que le baron Rodolphe est le Chort, car il n’y a que le Chort qui ait pu me traiter de cette façon!»

Désireux de ne plus revenir sur ce terrain, Franz changea le cours de la conversation. Quand il eut employé tous les moyens pour rassurer le forestier sur les conséquences de sa tentative, il l’engagea cependant à ne point la renouveler. Ce n’était pas son affaire, c’était celle des autorités, et les agents de la police de Karlsburg sauraient bien pénétrer le mystère du château des Carpathes.

Le jeune comte prit alors congé de Nic Deck en lui faisant l’expresse recommandation de se guérir le plus vite possible, afin de ne point retarder son mariage avec la jolie Miriota, auquel il se promettait d’assister. Absorbé dans ses réflexions, Franz rentra au Roi Mathias, d’où il ne sortit plus de la journée.

A six heures, Jonas lui servit à dîner dans la grande salle, où, par un louable sentiment de réserve, ni maître Koltz ni personne du village ne vint troubler sa solitude.

Vers huit heures, Rotzko dit au jeune comte:

«Vous n’avez plus besoin de moi, mon maître?

– Non, Rotzko.

– Alors je vais fumer ma pipe sur la terrasse.

– Va, Rotzko, va.»

A demi couché dans un fauteuil, Franz se laissa aller de nouveau à remonter le cours inoubliable du passé. Il était à Naples pendant la dernière représentation du théâtre San-Carlo… Il revoyait le baron de Gortz, au moment où cet homme lui était apparu, la tête hors de sa loge, ses regards ardemment fixés sur l’artiste, comme s’il eût voulu la fasciner…

Puis, la pensée du jeune comte se reporta sur cette lettre signée de l’étrange personnage, qui l’accusait, lui, Franz de Télek, d’avoir tué la Stilla…

Tout en se perdant ainsi dans ses souvenirs, Franz sentait le sommeil le gagner peu à peu. Mais il était encore en cet état mixte où l’on peut percevoir le moindre bruit, lorsque se produisit un phénomène surprenant.

Il semble qu’une voix, douce et modulée, passe à travers dans cette salle où Franz est seul, bien seul pourtant.

Sans se demander s’il rêve ou non, Franz se relève et il écoute.

Oui! on dirait qu’une bouche s’est approchée de son oreille, et que des lèvres invisibles laissent échapper l’expressive mélodie de Stéfano, inspirée par ces paroles:

Nel giardino de’ mille fiori,

Andiamo, mio cuore…

Cette romance, Franz la connaît… Cette romance, d’une ineffable suavité, la Stilla l’a chantée dans le concert qu’elle a donné au théâtre San-Carlo avant sa représentation d’adieu…

Comme bercé, sans s’en rendre compte, Franz s’abandonne au charme de l’entendre encore une fois…

Puis la phrase s’achève, et la voix, qui diminue par degrés, s’éteint avec les molles vibrations de l’air.

Mais Franz a secoué sa torpeur… Il s’est dressé brusquement… Il retient son haleine, il cherche à saisir quelque lointain écho de cette voix qui lui va au coeur…

Tout est silence au-dedans et au-dehors.

«Sa voix!… murmure-t-il. Oui!… c’était bien sa voix… sa voix que j’ai tant aimée!»

Puis, revenant au sentiment de la réalité:

«Je dormais… et j’ai rêvé!» dit-il.

 

 

Chapitre XI

 

e lendemain, le jeune comte se réveilla dès l’aube, l’esprit encore troublé des visions de la nuit.

C’était dans la matinée qu’il devait partir du village de Werst pour prendre la route de Kolosvar.

Après avoir visité les bourgades industrielles de Petroseny et de Livadzel, l’intention de Franz était de s’arrêter une journée entière à Karlsburg, avant d’aller séjourner quelque temps dans la capitale de la Transylvanie. A partir de là, le chemin de fer le conduirait à travers les provinces de la Hongrie centrale, dernière étape de son voyage.

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Franz avait quitté l’auberge et, tout en se promenant sur la terrasse, sa lorgnette aux yeux, il examinait avec une profonde émotion les contours du burg que le soleil levant profilait assez nettement sur le plateau d’Orgall.

Et ses réflexions portaient sur ce point: une fois arrivé à Karlsburg, tiendrait-il la promesse qu’il avait faite aux gens de Werst? Préviendrait-il la police de ce qui se passait au château des Carpathes?

Lorsque le jeune comte s’était engagé à ramener le calme au village, c’était avec l’intime conviction que le burg servait de refuge à une bande de malfaiteurs, ou, tout au moins, à des gens suspects qui, ayant intérêt à n’y point être recherchés, s’étaient ingéniés à en interdire l’approche.

Mais, pendant la nuit, Franz avait réfléchi. Un revirement s’était opéré dans ses idées, et il hésitait à présent.

En effet, depuis cinq ans, le dernier descendant de la famille de Gortz, le baron Rodolphe avait disparu, et ce qu’il était devenu, personne ne l’avait jamais pu savoir. Sans doute, le bruit s’était répandu qu’il était mort, quelque temps après son départ de Naples. Mais qu’y avait-il de vrai? Quelle preuve avait-on de cette mort? Peut-être le baron de Gortz vivait-il, et, s’il vivait, pourquoi ne serait-il pas retourné au château de ses ancêtres? Pourquoi Orfanik, le seul familier qu’on lui connût, ne l’y aurait-il pas accompagné, et pourquoi cet étrange physicien ne serait-il pas l’auteur et le metteur en scène de ces phénomènes qui ne cessaient d’entretenir l’épouvante dans le pays? C’est précisément ce qui faisait l’objet des réflexions de Franz.

On en conviendra, cette hypothèse paraissait assez plausible, et, si le baron Rodolphe de Gortz et Orfanik avaient cherché refuge dans le burg, on comprenait qu’ils eussent voulu le rendre inabordable, afin d’y mener la vie d’isolement qui convenait à leurs habitudes. Or, s’il en était ainsi, quelle conduite le jeune comte devait-il adopter? Était-il à propos qu’il cherchât à intervenir dans les affaires privées du comte de Gortz? C’est ce qu’il se demandait, pesant le pour et le contre de la question, lorsque Rotzko vint le rejoindre sur la terrasse.

Il jugea à propos de lui faire connaître ses idées à ce sujet:

«Mon maître, répondit Rotzko, il est possible que ce soit le baron de Gortz qui se livre à toutes ces imaginations diaboliques. Eh bien! si cela est, mon avis est qu’il ne faut point nous en mêler. Les poltrons de Werst se tireront de là comme ils l’entendront, c’est leur affaire, et nous n’avons point à nous inquiéter de rendre le calme à ce village.

– Soit, répondit Franz, et, tout bien considéré, je pense que tu as raison, mon brave Rotzko.

– Je le pense aussi, répondit simplement le soldat.

– Quant à maître Koltz et aux autres, ils savent comment s’y prendre à cette heure pour en finir avec les prétendus esprits du burg.

– En effet, mon maître, ils n’ont qu’à prévenir la police de Karlsburg.

– Nous nous mettrons en route après déjeuner, Rotzko.

– Tout sera prêt.

– Mais, avant de redescendre dans la vallée de la Sil, nous ferons un détour vers le Plesa.

– Et pourquoi, mon maître?

– Je désirerais voir de plus près ce singulier château des Carpathes.

– A quoi bon?…

– Une fantaisie, Rotzko, une fantaisie qui ne nous retardera pas même d’une demi-journée.»

Rotzko fut très contrarié de cette détermination, qui lui paraissait au moins inutile. Tout ce qui pouvait rappeler trop vivement au jeune comte le souvenir du passé, il aurait voulu l’écarter. Cette fois, ce fut en vain, et il se heurta à une inflexible résolution de son maître.

C’est que Franz, – comme s’il eût subi quelque influence irrésistible, – se sentait attiré vers le burg. Sans qu’il s’en rendît compte, peut-être cette attraction se rattachait-elle à ce rêve dans lequel il avait entendu la voix de la Stilla murmurer la plaintive mélodie de Stéfano.

Mais avait-il rêvé?… Oui! voilà ce qu’il en était à se demander se rappelant que, dans cette même salle du Roi Mathias, une voix s’était déjà fait entendre, assurait-on, – cette voix dont Nic Deck avait si imprudemment bravé les menaces. Aussi, avec la disposition mentale où se trouvait le jeune comte, ne s’étonnerait-on pas qu’il eût formé le projet de se diriger vers le château des Carpathes, de remonter jusqu’au pied de ses vieilles murailles, sans avoir d’ailleurs la pensée d’y pénétrer.

Il va de soi que Franz de Télek était bien décidé à ne rien faire connaître de ses intentions aux habitants de Werst. Ces gens auraient été capables de se joindre à Rotzko pour le dissuader de s’approcher du burg, et il avait recommandé à son soldat de se taire sur ce projet. En le voyant descendre du village vers la vallée de la Sil, personne ne mettrait en doute que ce ne fût pour prendre la route de Karlsburg. Mais, du haut de la terrasse, il avait remarqué qu’un autre chemin longeait la base du Retyezat jusqu’au col de Vulkan. Il serait donc possible de remonter les croupes du Plesa sans repasser par le village, et, par conséquent, sans être vu de maître Koltz ni des autres.

Vers midi, après avoir réglé sans discussion la note un peu enflée que lui présenta Jonas en l’accompagnant de son meilleur sourire, Franz se disposa au départ.

Maître Koltz, la jolie Miriota, le magister Hermod, le docteur Patak, le berger Frik et nombre d’autres habitants étaient venus lui adresser leurs adieux.

Le jeune forestier avait même pu quitter sa chambre, et l’on voyait bien qu’il ne tarderait pas à être remis sur pied, – ce dont l’ex-infirmier s’attribuait tout l’honneur.

«Je vous fais mes compliments, Nic Deck, lui dit Franz, à vous ainsi qu’à votre fiancée.

– Nous les acceptons avec reconnaissance, répondit la jeune fille, rayonnante de bonheur.

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– Que votre voyage soit heureux, monsieur le comte, ajouta le forestier.

– Oui… puisse-t-il l’être! répondit Franz, dont le front s’était assombri.

– Monsieur le comte, dit alors maître Koltz, nous vous prions de ne point oublier les démarches que vous avez promis de faire à Karlsburg.

– Je ne l’oublierai pas, maître Koltz, répondit Franz. Mais, au cas où je serais retardé dans mon voyage, vous connaissez le très simple moyen de vous débarrasser de ce voisinage inquiétant, et le château n’inspirera bientôt plus aucune crainte à la brave population de Werst.

– Cela est facile à dire… murmura le magister.

– Et à faire, répondit Franz. Avant quarante-huit heures, si vous le voulez, les gendarmes auront eu raison des êtres quelconques qui se cachent dans le burg…

– Sauf le cas, très probable, où ce seraient des esprits, fit observer le berger Frik.

– Même dans ce cas, répondit Franz avec un imperceptible haussement d’épaules.

– Monsieur le comte, dit le docteur Patak, si vous nous aviez accompagnés, Nic Deck et moi, peut-être ne parleriez-vous pas ainsi!

– Cela m’étonnerait, docteur, répondit Franz, et, quand même j’aurais été comme vous si singulièrement retenu par les pieds dans le fossé du burg…

– Par les pieds… oui, monsieur le comte, ou plutôt par les bottes! Et à moins que vous ne prétendiez que… dans l’état d’esprit… où je me trouvais… j’aie… rêvé…

– Je ne prétends rien, monsieur, répondit Franz, et ne chercherai point à vous expliquer ce qui vous parait inexplicable. Mais soyez certain que si les gendarmes viennent rendre visite au château des Carpathes, leurs bottes, qui ont l’habitude de la discipline, ne prendront pas racine comme les vôtres.»

Ceci dit à l’intention du docteur, le jeune comte reçut une dernière fois les hommages de l’hôtelier du Roi Mathias, si honoré d’avoir eu l’honneur que l’honorable Franz de Télek…. etc. Ayant salué maître Koltz, Nic Deck, sa fiancée et les habitants réunis sur la place, il fit un signe à Rotzko; puis, tous deux descendirent d’un bon pas la route du col.

En moins d’une heure, Franz et son soldat eurent atteint la rive droite de la rivière qu’ils remontèrent en suivant la base méridionale du Retyezat.

Rotzko s’était résigné à ne plus faire aucune observation à son maître: c’eût été peine perdue. Habitué à lui obéir militairement, si le jeune comte se jetait dans quelque périlleuse aventure, il saurait bien l’en tirer.

Après deux heures de marche, Franz et Rotzko s’arrêtèrent pour se reposer un instant.

En cet endroit, la Sil valaque, qui s’était légèrement infléchie vers la droite, se rapprochait de la route par un coude très marqué. De l’autre côté, sur le renflement du Plesa, s’arrondissait le plateau d’Orgall, à la distance d’un demi-mille, soit près d’une lieue. Il convenait donc d’abandonner la Sil, puisque Franz voulait traverser le col afin de prendre direction sur le château.

Évidemment, évitant de repasser par Werst, ce détour avait allongé du double la distance qui sépare le château du village. Néanmoins, il ferait encore grand jour, lorsque Franz et Rotzko arriveraient à la crête du plateau d’Orgall. Le jeune comte aurait donc le temps d’observer le burg à l’extérieur. Quand il aurait attendu jusqu’au soir pour redescendre la route de Werst, il lui serait aisé de la suivre avec la certitude de n’y être vu de personne. L’intention de Franz était d’aller passer la nuit à Livadzel, petit bourg situé au confluent des deux Sils, et de reprendre le lendemain le chemin de Karlsburg.

La halte dura une demi-heure. Franz, très absorbé dans ses souvenirs, très agité aussi à la pensée que le baron de Gortz avait peut-être caché son existence au fond de ce château, ne prononça pas une parole…

Et il fallut que Rotzko s’imposât une bien grande réserve pour ne pas lui dire:

«Il est inutile d’aller plus loin, mon maître!… Tournons le dos à ce maudit burg, et partons!»

Tous deux commencèrent à suivre le thalweg de la vallée. Ils durent d’abord s’engager à travers un fouillis d’arbres que ne sillonnait aucun sentier. Il y avait des parties dit sol assez profondément ravinées, car, à l’époque des pluies, la Sil déborde quelquefois, et son trop plein s’écoule en torrents tumultueux sur ces terrains qu’elle change en marécages. Cela amena quelques difficultés de marche, et conséquemment un peu de retard. Une heure fut employée à rejoindre la route du col de Vulkan, qui fut franchie vers cinq heures.

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Le flanc droit du Plesa n’est point hérissé de ces forêts que Nic Deck n’avait pu traverser qu’en s’y frayant un passage à la hache, mais il y eut nécessité de compter alors avec des difficultés d’une autre espèce. C’étaient des éboulis de moraines entre lesquels on ne pouvait se hasarder sans précautions, des dénivellations brusques, des failles profondes, des blocs mal assurés sur leur base et se dressant comme les séracs d’une région alpestre, tout le pêle-mêle d’un amoncellement d’énormes pierres que les avalanches avaient précipitées de la cime du mont, enfin un véritable chaos dans toute son horreur.

Remonter les talus dans ces conditions demanda encore une bonne heure d’efforts très pénibles. Il semblait, vraiment, que le château des Carpathes aurait pu se défendre rien que par la seule impraticabilité de ses approches. Et peut-être Rotzko espérait-il qu’il se présenterait de tels obstacles qu’il serait impossible de les franchir: il n’en fut rien.

Au-delà de la zone des blocs et des excavations, la crête antérieure du plateau d’Orgall fut finalement atteinte. De ce point, le château se dessinait d’un profil plus net au milieu de ce morne désert, d’où, depuis tant d’années, l’épouvante éloignait les habitants du pays.

Ce qu’il convient de faire remarquer, c’est que Franz et Rotzko allaient aborder le burg par sa courtine latérale, celle qui était orientée vers le nord. Si Nic Deck et le docteur Patak étaient arrivés devant la courtine de l’est, c’est qu’en côtoyant la gauche du Plesa, ils avaient laissé à droite le torrent du Nyad et la route du col. Les deux directions, en effet, dessinent un angle très ouvert, dont le sommet est formé par le donjon central. Du côté nord, d’ailleurs, il aurait été impossible de franchir l’enceinte, car, non seulement il ne s’y trouvait ni poterne, ni pont-levis, mais la courtine, en se modelant sur les irrégularités du plateau, s’élevait à une assez grande hauteur.

Peu importait, en somme, que tout accès fût interdit de ce côté, puisque le jeune comte ne songeait point à dépasser les murailles du château.

Il était sept heures et demie, lorsque Franz de Télek et Rotzko s’arrêtèrent à la limite extrême du plateau d’Orgall. Devant eux se développait ce farouche entassement noyé d’ombre, et confondant sa teinte avec l’antique coloration des roches du Plesa. A gauche, l’enceinte faisait un coude brusque, flanqué par le bastion d’angle. C’était là, sur le terre-plein, au-dessus de son parapet crénelé, que grimaçait le hêtre, dont les branches contorsionnées témoignaient des violentes rafales du sud-ouest à cette hauteur.

En vérité, le berger Frik ne s’était point trompé. Si l’on s’en rapportait à elle, la légende ne donnait plus que trois années d’existence au vieux burg des barons de Gortz.

Franz, silencieux, regardait l’ensemble de ces constructions, dominées par le donjon trapu du centre. Là, sans doute, sous cet amas confus se cachaient encore des salles voûtées, vastes et sonores, longs corridors dédaléens, des réduits enfouis dans les entrailles du sol, tels qu’en possèdent encore les forteresses des anciens Magyars. Nulle autre habitation n’aurait pu mieux convenir que cet antique manoir au dernier descendant de la famille de Gortz pour s’y ensevelir dans un oubli dont personne ne pourrait connaître le secret. Et plus le jeune comte y songeait, plus il s’attachait à cette idée que Rodolphe de Gortz avait dû se réfugier entre les remparts isolés de son château des Carpathes.

Rien, d’ailleurs, ne décelait la présence d’hôtes quelconques à l’intérieur du donjon. Pas une fumée ne se détachait de ses cheminées, pas un bruit ne sortait de ses fenêtres hermétiquement closes. Rien – pas même un cri d’oiseau – ne troublait le mystère de la ténébreuse demeure. Pendant quelques moments, Franz embrassa avidement du regard cette enceinte qui s’emplissait autrefois du tumulte des fêtes et du fracas des armes. Mais il se taisait, tant son esprit était hanté de pensées accablantes, son coeur gros de souvenirs.

Rotzko, qui voulait laisser le jeune comte à lui-même, avait eu soin de se mettre à l’écart. Il ne se fût pas permis de l’interrompre par une seule observations Mais, lorsque le soleil déclinant derrière le massif’ du Plesa, la vallée des deux Sils commença à s’emplir d’ombre, il n’hésita plus.

«Mon maître, dit-il, le soir est venu… Nous allons bientôt sur huit heures.»

Franz ne parut pas l’entendre.

«Il est temps de partir, reprit Rotzko, si nous voulons être à Livadzel avant que les auberges soient fermées.

– Rotzko… dans un instant… oui… dans un instant… je suis à toi, répondit Franz.

– Il nous faudra bien une heure, mon maître, pour regagner la route du col, et comme la nuit sera close alors, nous ne risquerons point d’être vus en la traversant.

– Encore quelques minutes, répondit Franz, et nous redescendrons vers le village.»

Le jeune comte n’avait pas bougé de la place où il s’était arrêté en arrivant sur le plateau d’Orgall.

«N’oubliez pas, mon maître, reprit Rotzko que, la nuit, il sera difficile de passer au milieu de ces roches… A peine y sommes-nous parvenus, lorsqu’il faisait grand jour… Vous m’excuserez, si j’insiste…

– Oui… partons… Rotzko… Je te suis…»

Et il semblait que Franz fût invinciblement retenu devant le burg, peut-être par un de ces pressentiments secrets dont le coeur est inhabile à se rendre compte. Était-il donc enchaîné au sol, comme le docteur Patak disait l’avoir été dans le fossé, au pied de la courtine?… Non! ses jambes étaient libres de toute entrave, de toute embûche… Il pouvait aller et venir à la surface du plateau, et s’il l’avait voulu, rien ne l’eût empêché de faire le tour de l’enceinte, en longeant le rebord de la contrescarpe…

Et peut-être le voulait-il?

C’est même ce que pensa Rotzko, qui se décida à dire une dernière fois:

«Venez-vous, mon maître?…

– Oui… oui…», répondit Franz.

Et il restait immobile.

Le plateau d’Orgall était déjà obscur. L’ombre élargie du massif, en remontant vers le sud, dérobait l’ensemble des constructions, dont les contours ne présentaient plus qu’une silhouette incertaine. Bientôt rien n’en serait visible, si aucune lueur ne jaillissait des étroites fenêtres du donjon.

«Mon maître… venez donc!» répéta Rotzko.

Et Franz allait enfin le suivre, lorsque, sur le terre-plein du bastion, où se dressait le hêtre légendaire, apparut une forme vague…

Franz s’arrêta, regardant cette forme, dont le profil s’accentuait peu à peu.

C’était une femme, la chevelure dénouée, les mains tendues, enveloppée d’un long vêtement blanc.

Mais ce costume, n’était-ce pas celui que portait la Stilla dans cette scène finale d’Orlando, où Franz de Télek l’avait vue pour la dernière fois?

Oui! et c’était la Stilla, immobile, les bras dirigés vers le jeune comte, son regard si pénétrant attaché sur lui…

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«Elle!… Elle!…» s’écria-t-il.

Et, se précipitant, il eût roulé jusqu’aux assises de la muraille, si Rotzko ne l’eût retenu.

L’apparition s’effaça brusquement. C’est à peine si la Stilla s’était montrée pendant une minute.

Peu importait! Une seconde eût suffi à Franz pour la reconnaître, et ces mots lui échappèrent:

«Elle… elle… vivante!»

 

 

Chapitre XII

 

tait-ce possible? La Stilla, que Franz de Télek ne croyait jamais revoir, venait de lui apparaître sur le terre-plein du bastion!… Il n’avait pas été le jouet d’une illusion, et Rotzko l’avait vue comme lui!… C’était bien la grande artiste, vêtue de son costume d’Angélica, telle qu’elle s’était montrée au public à sa représentation d’adieu au théâtre San-Carlo!

L’effroyable vérité éclata aux yeux du jeune comte. Ainsi, cette femme adorée, celle qui allait devenir comtesse de Télek, était enfermée depuis cinq ans au milieu des montagnes transylvaines! Ainsi, celle que Franz avait vue tomber morte en scène, avait survécu! Ainsi, tandis qu’on le rapportait mourant à son hôtel, le baron Rodolphe avait pu pénétrer chez la Stilla, l’enlever, l’entraîner dans ce château des Carpathes, et ce n’était qu’un cercueil vide que toute la population avait suivi, le lendemain, au Campo Santo Nuovo de Naples!

Tout cela paraissait incroyable, inadmissible, répulsif au bon sens. Cela tenait du prodige, cela était invraisemblable, et Franz aurait dû se le répéter jusqu’à l’obstination… Oui!… mais un fait dominait: la Stilla avait été enlevée par le baron de Gortz, puisqu’elle était dans le burg!… Elle était vivante, puisqu’il venait de la voir au-dessus de cette muraille!… Il y avait là une certitude absolue. Le jeune comte cherchait pourtant à se remettre du désordre de ses idées, qui, d’ailleurs, allaient se concentrer en une seule: arracher à Rodolphe de Gortz la Stilla, depuis cinq ans prisonnière au château des Carpathes!

«Rotzko, dit Franz d’une voix haletante, écoute-moi… comprends-moi surtout… car il me semble que la raison va m’échapper…

– Mon maître… mon cher maître!

– A tout prix, il faut que j’arrive jusqu’à elle… elle!… ce soir même…

– Non… demain…

– Ce soir, te dis-je!… Elle est là… Elle m’a vu comme je la voyais… Elle m’attend…

– Eh bien… je vous suivrai…

– Non!… J’irai seul.

– Seul?

– Oui.

– Mais comment pourrez-vous pénétrer dans le burg, puisque Nic Deck ne l’a pas pu?…

– J’y entrerai, te dis-je.

– La poterne est fermée…

– Elle ne le sera pas pour moi… je chercherai… je trouverai une brèche… J’y passerai…

– Vous ne voulez pas que je vous accompagne… mon maître… vous ne le voulez pas?…

– Non!… Nous allons nous séparer, et c’est en nous séparant que tu pourras me servir…

– Je vous attendrai donc ici?…

– Non, Rotzko.

– Où irai-je alors?…

– A Werst… ou plutôt… non… pas à Werst… répondit Franz. Il est inutile que ces gens sachent… Descends au village de Vulkan, où tu resteras cette nuit… Si tu ne me revois pas demain, quitte Vulkan dès le matin… c’est-à-dire… non… attends encore quelques heures. Puis, pars pour Karlsburg… Là, tu préviendras le chef de la police… Tu lui raconteras tout… Enfin, reviens avec des agents… S’il le faut, que l’on donne l’assaut au burg!… Délivrez-la!… Ah! ciel de Dieu… elle… vivante… au pouvoir de Rodolphe de Gortz!…»

Et, tandis que ces phrases entrecoupées étaient jetées par le jeune comte, Rotzko voyait la surexcitation de son maître s’accroître et se manifester par les sentiments désordonnés d’un homme qui ne se possède plus.

Va… Rotzko! s’écria-t-il une dernière fois.

– Vous le voulez?

– Je le veux!»

Devant cette formelle injonction, Rotzko n’avait plus qu’à obéir. D’ailleurs, Franz s’était éloigné, et, déjà l’ombre le dérobait aux regards du soldat. Rotzko resta quelques instants à la même place, ne pouvant se décider à partir. Alors l’idée lui vint que les efforts de Franz seraient inutiles, qu’il ne parviendrait même pas à franchir l’enceinte, qu’il serait forcé de revenir au village de Vulkan… peut-être le lendemain… peut-être cette nuit… Tous deux iraient alors à Karlsburg, et ce que ni Franz ni le forestier n’avaient pu faire, on le ferait avec les agents de l’autorité… on aurait raison de ce Rodolphe de Gortz… on lui arracherait l’infortunée Stilla… on fouillerait ce burg des Carpathes… on n’en laisserait pas une pierre, au besoin… quand tous les diables de l’enfer seraient réunis pour le défendre!

Et Rotzko redescendit les pentes du plateau d’Orgall, afin de rejoindre la route du col de Vulkan.

Cependant, en suivant le rebord de la contrescarpe, Franz avait déjà contourné le bastion d’angle qui la flanquait à gauche.

Mille pensées se croisaient dans son esprit. Il n’y avait pas de doute maintenant sur la présence du baron de Gortz dans le burg, puisque la Stilla y était séquestrée… Ce ne pouvait être que lui qui était là… La Stilla vivante!… Mais comment Franz parviendrait-il jusqu’à elle?… Comment arriverait-il à l’entraîner hors du château?… Il ne savait, mais il fallait que ce fût… et cela serait… Les obstacles que n’avait pu vaincre Nic Deck, il les vaincrait… Ce n’était pas la curiosité qui le poussait au milieu de ces ruines, c’était la passion, c’était son amour pour cette femme qu’il retrouvait vivante, oui! vivante!… après avoir cru qu’elle était morte, et il l’arracherait à Rodolphe de Gortz!

A la vérité, Franz s’était dit qu’il ne pourrait avoir accès que par la courtine du sud, où s’ouvrait la poterne à laquelle aboutissait le pont-levis. Aussi, comprenant qu’il n’y avait pas à tenter d’escalader ces hautes murailles, continua-t-il de longer la crête du plateau d’Orgall, dès qu’il eut tourné l’angle du bastion.

De jour, cela n’eût point offert de difficultés. En pleine nuit, la lune n’étant pas encore levée – une nuit épaissie par ces brumes qui se condensent entre les montagnes – c’était plus que hasardeux. Au danger des faux pas, au danger d’une chute jusqu’au fond du fossé, se joignait celui de heurter les roches et d’en provoquer peut-être l’éboulement.

Franz allait toujours, cependant, serrant d’aussi près que possible les zigzags de la contrescarpe, tâtant de la main et du pied, afin de s’assurer qu’il ne s’en éloignait pas. Soutenu par une force surhumaine, il se sentait en outre guidé par un extraordinaire instinct qui ne pouvait le tromper.

Au-delà du bastion se développait la courtine du sud, celle avec laquelle le pont-levis établissait une communication, lorsqu’il n’était pas relevé contre la poterne.

A partir de ce bastion, les obstacles semblèrent se multiplier. Entre les énormes rocs qui hérissaient le plateau, suivre la contrescarpe n’était plus praticable, et il fallait s’en éloigner. Que l’on se figure un homme cherchant à se reconnaître au milieu d’un champ de Carnac, dont les dolmens et les menhirs seraient disposés sans ordre. Et pas un repère pour se diriger, pas une lueur dans la sombre nuit, qui voilait jusqu’au faîte du donjon central!

Franz allait pourtant, se hissant ici sur un bloc énorme qui lui fermait tout passage, là rampant entre les roches, ses mains déchirées aux chardons et aux broussailles, sa tête effleurée par des couples d’orfraies, qui s’enfuyaient en jetant leur horrible cri de crécelle.

Ah! pourquoi la cloche de la vieille chapelle ne sonnait-elle pas alors comme elle avait sonné pour Nic Deck et le docteur? Pourquoi cette lumière intense qui les avait enveloppés ne s’allumait-elle pas au-dessus des créneaux du donjon? Il eût marché vers ce son, il eût marché vers cette lueur, comme le marin sur les sifflements d’une sirène d’alarme ou les éclats d’un phare!

Non!… Rien que la profonde nuit limitant la portée de son regard à quelques pas. Cela dura près d’une heure. A la déclivité du sol qui se prononçait sur sa gauche, Franz sentait qu’il s’était égaré. Ou bien avait-il descendu plus bas que la poterne? Peut-être s’était-il avancé au-delà du pont-levis?

Il s’arrêta, frappant du pied, se tordant les mains. De quel côté devait-il se diriger? Quelle rage le prit à la pensée qu’il serait obligé d’attendre le jour!… Mais alors il serait vu des gens du burg… il ne pourrait les surprendre… Rodolphe de Gortz se tiendrait sur ses gardes…

C’était la nuit, c’était dès cette nuit même qu’il importait de pénétrer dans l’enceinte, et Franz ne parvenait pas à s’orienter au milieu de ces ténèbres!

Un cri lui échappa… un cri de désespoir.

«Stilla… s’écria-t-il, ma Stilla!…»

En était-il à penser que la prisonnière pût l’entendre, qu’elle pût lui répondre?…

Et, pourtant, à vingt reprises, il jeta ce nom que lui renvoyèrent les échos du Plesa.

Soudain les yeux de Franz furent impressionnés. Une lueur se glissait à travers l’ombre – une lueur assez vive, dont le foyer devait être placé à une certaine hauteur.

«Là est le burg… là!» se dit-il.

Et, vraiment, par la position qu’elle occupait, cette lueur ne pouvait venir que du donjon central.

Étant donné sa surexcitation mentale, Franz n’hésita pas à croire que c’était la Stilla qui lui envoyait ce secours. Plus de doute, elle l’avait reconnu, au moment où il l’apercevait lui-même sur le terre-plein du bastion. Et, maintenant, c’était elle qui lui adressait ce signal, c’était elle qui lui indiquait la route à suivre pour arriver jusqu’à la poterne…

Franz se dirigea vers cette lumière, dont l’éclat s’accroissait à mesure qu’il s’en rapprochait. Comme il était porté trop à gauche sur le plateau d’Orgall, il fut obligé de remonter d’une vingtaine de pas à droite, et, après quelques tâtonnements, il retrouva le rebord de la contrescarpe.

La lumière brillait en face de lui, et sa hauteur prouvait bien qu’elle venait de l’une des fenêtres du donjon.

Franz allait ainsi se trouver en face des derniers obstacles – insurmontables peut-être!

En effet, puisque la poterne était fermée, le pont-levis relevé, il faudrait qu’il se laissât glisser jusqu’au pied de la courtine… Puis, que ferait-il devant une muraille qui se dresserait à cinquante pieds au-dessus de lui?…

Franz s’avança vers l’endroit où s’appuyait le pont-levis, lorsque la poterne était ouverte…

Le pont-levis était baissé.

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Sans même prendre le temps de réfléchir, Franz franchit le tablier branlant du pont, et mit la main sur la porte…

Cette porte s’ouvrit.

Franz se précipita sous la voûte obscure. Mais à peine avait-il marché quelques pas que le pont-levis se relevait avec fracas contre la poterne…

Le comte Franz de Télek était prisonnier dans le château des Carpathes.

 

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