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Jules Verne

 

clovis dardentor

 

(Chapitre IV-VI)

 

 

45 illustrations par L. Benett

dont 6 grandes gravures en chromotypographie

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation, 1896

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre IV

Dans lequel Clovis Dardentor dit des choses 
dont Jean Taconnat compte faire son profit.

 

ue de vides à votre table, mon cher capitaine! s’écria Clovis Dardentor, alors que le maître d’hôtel surveillait la circulation des plats sans se départir de sa dignité habituelle.

– Peut-être est-il à craindre que ces vides s’augmentent encore, si la mer devient plus mauvaise… fit observer Marcel Lornans.

– Mauvaise?… Une mer d’huile! répondit le capitaine Bugarach. L’Argèlès est tombé dans un contre-courant où la lame est plus dure!… Cela arrive quelquefois…

– Souvent à l’heure du déjeuner et du dîner, répliqua Jean Taconnat le plus sérieusement du monde.

– En effet, ajouta négligemment Clovis Dardentor, j’en ai déjà fait la remarque, et si ces satanées compagnies maritimes y trouvent leur profit…

– Pourriez-vous croire?… s’écria le docteur Bruno.

– Je ne crois qu’une chose, riposta Clovis Dardentor, c’est que pour mon compte, je n’y ai jamais perdu un coup de fourchette, et s’il ne doit rester qu’un passager à table…

– Vous serez celui-là! repartit Jean Taconnat.

– Vous l’avez dit, monsieur Taconnat.»

Notre Perpignanais l’appelait déjà par son nom, comme s’il le connaissait depuis quarante-huit heures.

«Cependant, reprit alors Marcel Lornans, il est possible que quelques-uns de nos compagnons viennent se rasseoir à table… Le roulis est moins sensible…

– Je vous le répète, affirma le capitaine Bugarach… Ce n’était que momentané… Il a suffi d’une distraction du timonier… Maître d’hôtel, voyez donc si parmi nos convives…

– Entre autres, ton pauvre homme de père, Agathocle!» recommanda Clovis Dardentor.

Mais le jeune Désirandelle hocha la tête, sachant bien que l’auteur de ses jours ne se déciderait point à revenir dans la salle à manger, et il ne bougea pas.

Quant au maître d’hôtel, il se dirigea sans conviction du côté de la porte, tout en sachant l’inutilité de sa démarche. Lorsqu’un passager a quitté la table, encore que les circonstances viennent à se modifier, il est rare qu’il consente à y reparaître. Et, de fait, les vides ne se comblèrent pas, – ce dont le digne capitaine et l’excellent docteur voulurent bien se montrer fort marris.

Un léger coup de barre avait rectifié la direction du paquebot, la houle ne le prenait plus par l’avant, et la tranquillité était assurée pour la dizaine de convives, demeurés à leur poste.

Du reste, mieux vaut ne pas être trop nombreux à table, – à ce que prétendait Clovis Dardentor. Le service y gagne, l’intimité aussi, et la conversation peut se généraliser.

C’est ce qui arriva. Le dé fut tenu par le héros de cette histoire, et de quelle façon! Le docteur Bruno, si beau parleur qu’il fût, trouvait à peine, de loin en loin, à placer son mot, – Jean Taconnat pas davantage, et Dieu sait s’il s’amusait à ouïr tout ce verbiage! Marcel Lornans se contentait de sourire, Agathocle de manger sans rien entendre, M. Eustache Oriental de déguster les bons morceaux en les arrosant d’une bouteille de pommard que le maître d’hôtel lui avait apportée dans un berceau d’une horizontalité rassurante. Des autres convives, il n’y avait pas lieu de s’occuper.

La suprématie du Midi sur le Nord, les mérites indiscutables de la cité perpignanaise, le rang qu’y possédait l’un de ses enfants des plus en vue, Clovis Dardentor en personne, la considération que lui valait sa fortune honorablement acquise, les voyages qu’il avait déjà faits, ceux qu’il méditait de faire, son dessein de visiter Oran dont les Désirandelle lui parlaient sans cesse, le projet qu’il avait formé de parcourir cette belle province algérienne… Enfin, il était parti, et ne s’inquiétait guère de savoir quand il reviendrait.

Ce serait une erreur de croire que ce flux de phrases échappées des lèvres de Clovis Dardentor empêchait le contenu de son assiette de monter jusqu’à sa bouche. Non! Ces entrées et ces sorties s’exécutaient simultanément avec une merveilleuse aisance. Ce type étonnant parlait et mangeait à la fois, sans oublier de vider son verre, afin de faciliter cette double opération.

«Quelle machine humaine! se disait Jean Taconnat. Comme elle fonctionne! Ce Dardentor est un des échantillons méridionaux les plus réussis que j’aie rencontrés!»

Le docteur Bruno ne l’admirait pas moins. Quel remarquable sujet de dissection formerait ledit échantillon, et quel avantage retirerait la physiologie à fouiller les mystères d’un tel organisme! Mais, étant donné que la proposition de se laisser ouvrir le ventre eût paru inopportune, sans doute, le docteur se borna à demander à M. Dardentor s’il s’était toujours montré ménager de sa santé.

«La santé… mon cher docteur?… Qu’entendez-vous, s’il vous plaît, par ce mot?…

– J’entends ce que tout le monde s’accorde à entendre, répondit le docteur. C’est, suivant la définition admise, l’exercice permanent et facile de toutes les fonctions de l’économie…

– Et, en acceptant cette définition, déclara Marcel Lornans, nous désirons savoir si, chez vous, monsieur Dardentor, cet exercice est facile?…

– Et permanent? ajouta Jean Taconnat.

– Permanent, puisque je n’ai jamais été malade, déclara notre Perpignanais en se frappant le torse, et facile, puisqu’il s’opère sans que je m’en aperçoive!

– Eh bien! mon cher passager, demanda le capitaine Bugarach, êtes-vous maintenant fixé sur ce qu’on entend par ce mot santé, – ce qui nous permettrait de boire à la vôtre?…

– Si cela doit vous le permettre, je conviens que je suis absolument fixé, et, en effet, l’heure me paraît venue de sabler le champagne sans attendre au dessert!»

Dans le Midi, l’expression «sabler le champagne» était toujours en usage, et, prononcée par Clovis Dardentor, il est certain qu’elle prenait une magnifique redondance méridionale.

Le Rœderer fut donc apporté, les flûtes se remplirent, couronnées d’écume blanche, et la conversation ne s’y noya pas, bien au contraire.

Ce fut le docteur Bruno qui rouvrit le feu en ces termes:

«Alors, monsieur Dardentor, je vous prierai de répondre à cette autre question: pour avoir conservé cet état de santé imperturbable, vous êtes-vous abstenu de tout excès?…

– Qu’entendez-vous par le mot excès?…

– Ah ça! demanda Marcel Lornans en souriant, le mot excès, comme le mot santé, est donc inconnu dans les Pyrénées-Orientales?…

– Inconnu… non, monsieur Lornans, mais, à proprement parler, je ne sais trop ce qu’il signifie…

– Monsieur Dardentor, reprit le docteur Bruno, commettre des excès, c’est abuser de soi, c’est user le corps non moins que l’esprit, en se montrant immodéré, intempérant, incontinent, en s’abondonnant surtout aux plaisirs de la table, déplorable passion qui ne tarde pas à détruire l’estomac…

– Quès aco, l’estomac?… demanda Clovis Dardentor du ton le plus sérieux.

– Ce que c’est?… s’écria le docteur Bruno. Eh! parbleu! une machine qui sert à fabriquer les gastralgies, les gastrites, les gastrocelles, les gastro-entérites, les endogastrites, les exogastrites!»

Et, en défilant ce chapelet d’expressions qui ont le mot gaster pour radical, il paraissait tout heureux que l’estomac eût donné naissance à tant d’affections spéciales.

Bref, Clovis Dardentor persistant à soutenir que ce qui indiquait une détérioration quelconque de la santé lui était inconnu, puisqu’il refusait d’admettre que ces mots eussent une signification, Jean Taconnat, très amusé, employant la seule locution qui résume l’intempérance humaine, dit:

«Enfin… vous n’avez jamais fait la noce?…

– Non… puisque je ne me suis jamais marié!»

Et la voix claironnante de cet original se prolongea en de tels éclats que les verres tintèrent sur la table, comme si elle eût été secouée d’un coup de roulis.

On comprit qu’il serait impossible de savoir si cet invraisemblable Dardentor avait été ou non le prototype de la sobriété, s’il devait à sa tempérance habituelle l’insolente santé dont il jouissait, ou si elle était due à une constitution de fer que nul abus n’avait pu endommager.

«Allons, allons! confessa le capitaine Bugarach, je vois, monsieur Dardentor, que la nature vous a bâti pour devenir un de nos futurs centenaires!

– Pourquoi pas, cher capitaine?…

– Oui… pourquoi pas?… répéta Marcel Lornans.

– Quand une machine est solidement construite, reprit Clovis Dardentor, bien balancée, bien huilée, bien entretenue, il n’y a point de raison pour qu’elle ne dure pas toujours!

– En effet, conclut Jean Taconnat, et du moment qu’on n’est pas à court de combustible…

– Et ce n’est pas le combustible qui manquera!» s’écria Clovis Dardentor en agitant son gousset qui rendit un son métallique. Maintenant, chers messieurs, ajouta-t-il dans un éclat de rire, avez-vous fini de me pousser des colles?…»

– Non!» répliqua le docteur Bruno.

Et s’entêtant à vouloir mettre le Perpignanais au pied du mur:

«Erreur, monsieur, erreur! s’écria-t-il. Il n’est si bonne machine qui ne s’use, il n’est si bon mécanisme qui ne se détraque un jour ou l’autre…

– Cela dépend du mécanicien! riposta Clovis Dardentor, qui remplit son verre jusqu’au bord.

– Mais enfin, s’écria le docteur, vous finirez bien par mourir, je suppose?…

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– Et pourquoi voulez-vous que je meure, puisque jamais je ne consulte de médecin? – A votre santé, messieurs!»

Et, au milieu de l’hilarité générale, levant son verre, il le choqua joyeusement contre les verres de ses compagnons de table, puis le vida d’un trait. Alors la conversation de continuer, bruyante, chaude, étourdissante, jusqu’au dessert, dont le menu varié remplaça les entremets du précédent service.

Que l’on juge de l’effet que ce tumulte épulatoire devait causer aux malheureux passagers des cabines, étendus sur leur cadre de douleur, et dont les haut-le-cœur ne pouvaient que s’accroître au voisinage de si gais propos.

A plusieurs reprises, M. Désirandelle était apparu sur le seuil de la salle à manger. Puisque son dîner et celui de sa femme étaient compris dans le coût du passage, quel désagrément de ne pouvoir en consommer sa part! Mais à peine la porte était-elle ouverte qu’il se sentait ébranlé par les vertiges stomacaux, et avec quelle hâte remontait-il sur le pont!

Sa seule consolation consistait à se dire:

«Par bonheur, notre fils Agathocle est en train de dévorer pour trois!»

Et, de fait, le garçon travaillait en conscience à récupérer le plus possible des déboursés paternels.

Cependant, après la dernière réponse de Clovis Dardentor, la conversation fut aiguillée sur un autre embranchement. Ne pourrait-on trouver le défaut de la cuirasse chez ce bon vivant, bon buvant et bon mangeant? Que sa constitution fût excellente, sa santé inaltérable, son organisme de premier choix, ce n’était pas discutable. Mais, quoi qu’il en eût dit, il finirait par quitter ce bas monde, comme les autres mortels, – disons presque tous, afin de ne décourager personne. Et, lorsque sonnerait cette heure fatale, à qui irait la grosse fortune?… Qui prendrait possession des maisons, des valeurs mobilières de l’ancien tonnelier de Perpignan, la nature ne lui ayant donné d’héritier ni direct ni indirect, pas un seul collatéral au degré successible?…

On lui en fit la remarque, et Marcel Lornans de dire:

«Pourquoi n’avoir point songé à vous créer des héritiers?

– Et comment?…

– Comme cela se fait, pardieu! s’écria Jean Taconnat, en devenant le mari d’une femme, jeune, belle, bien portante, digne de vous…

– Moi… me marier?…

– Sans doute!

– Voilà une idée qui ne m’est jamais venue!

– Elle aurait dû vous venir, monsieur Dardentor, déclara le capitaine Bugarach, et il est encore temps…

– Êtes-vous marié, mon cher capitaine?…

– Non.

– Et vous, docteur?…

– Point.

– Et vous, messieurs?…

– Nullement, répondit Marcel Lornans, et, à notre âge, cela n’a rien de surprenant!

– Eh bien! si vous n’êtes pas mariés, pourquoi voulez-vous que je le sois?…

– Mais pour avoir une famille, répliqua Jean Taconnat.

– Et avec la famille les soucis qu’elle comporte!

– Pour avoir des enfants… des petits-enfants…

– Et avec eux les tourments qu’ils causent!

– Enfin pour avoir des descendants naturels, qui s’affligeront de votre mort…

– Ou qui s’en réjouiront!

– Croyez-vous donc, reprit Marcel Lornans, que l’État ne se réjouira pas s’il hérite de vous?…

– L’État… hériter de ma fortune… qu’il mangerait comme un dissipateur qu’il est!

– Cela n’est pas répondre, monsieur Dardentor, dit Marcel Lornans, et il est dans la destinée de l’homme de se créer une famille, de se perpétuer dans ses enfants…

– D’accord, mais l’homme peut en avoir sans se marier…

– Comment l’entendez-vous?… demanda le docteur.

– Je l’entends ainsi qu’on doit l’entendre, messieurs, et, pour mon compte, je préférerais ceux qui sont tout venus.

– Des enfants adoptifs?… riposta Jean Taconnat.

– Assurément! Est-ce que cela ne vaut pas cent fois mieux?… Est-ce que cela n’est pas plus sage?… On a le choix!… On peut les prendre sains d’esprit et de corps, après qu’ils ont passé l’âge des coqueluches, des scarlatines et des rougeoles!… On peut s’en offrir qui sont blonds ou bruns, bêtes ou intelligents!… On peut se les donner fille ou garçon, suivant le sexe que l’on désire!… On peut en avoir un, deux, trois, quatre, et même une douzaine, selon qu’on a, plus ou moins développée, cette bosse de la paternité adoptive!… Enfin, libre à soi de se fabriquer une famille d’héritiers dans des conditions excellentes de garantie physique et morale, sans attendre que Dieu daigne bénir votre union!… On se bénit soi-même… à son heure et à son gré!…

– Bravo, monsieur Dardentor, bravo! s’écria Jean Taconnat. A la santé de vos adoptifs!»

Et les verres se choquèrent encore une fois.

Ce que les convives attablés dans la salle à manger de l’Argèlès auraient perdu s’ils n’eussent entendu l’expansif Perpignanais lancer la dernière phrase de sa tirade, impossible de s’en faire une idée! Il avait été magnifique!

«Cependant, crut devoir ajouter le capitaine Bugarach, que votre méthode ait du bon, mon cher passager, soit! Mais si tout le monde s’y conformait, s’il n’y avait que des pères adoptifs, songez-y, il n’y aurait bientôt plus d’enfants à adopter…

– Non point, mon capitaine, non point! répondit Clovis Dardentor. Il ne manquera jamais de braves gens pour se marier… Des milliers et des millions…

– Ce qui est heureux, conclut le docteur Bruno, faute de quoi le monde ne tarderait pas à finir!»

Et la conversation de se poursuivre de plus belle, sans être parvenue à distraire ni M. Eustache Oriental, dégustant son café à l’autre bout de la table, ni Agathocle Désirandelle, pillant les assiettes du dessert.

C’est alors que Marcel Lornans, se remémorant un certain titre VIII du code civil, amena la question sur le terrain du droit.

«Monsieur Dardentor, dit-il, lorsque l’on veut adopter quelqu’un, il est indispensable de remplir certaines conditions.

– Je ne l’ignore pas, monsieur Lornans, et m’est avis que j’en remplis déjà quelques-unes.

– En effet, répliqua Marcel Lornans, et, tout d’abord, vous êtes Français de l’un ou l’autre sexe…

– Plus particulièrement du sexe masculin, si vous voulez bien m’en croire, messieurs.

– Nous vous croyons sur parole, affirma Jean Taconnat, et sans en être autrement surpris.

– En outre, reprit Marcel Lornans, la loi oblige la personne qui veut adopter à n’avoir ni enfants ni descendants légitimes.

– C’est précisément mon cas, monsieur le juriste, répondit Clovis Dardentor, et j’ajoute que je n’ai point d’ascendants…

– L’ascendant n’est pas interdit.

– Enfin je n’en ai même pas.

– Mais il y a aussi quelque chose que vous n’avez pas, monsieur Dardentor!

– Qu’est-ce donc?…

– Cinquante ans d’âge! Il faut être âgé de cinquante ans pour que la loi permette d’adopter…

– Je les aurai dans cinq ans, si Dieu me prête vie, et pourquoi se refuserait-il à me prêter…

– Il aurait tort, repartit Jean Taconnat, car il ne trouverait pas meilleur placement.

– C’est mon avis, monsieur Taconnat. Aussi attendrai-je mes cinquante ans révolus pour faire acte d’adoptant, si l’occasion s’en présente, une bonne occasion, comme on dit en affaires…

– A la condition, répliqua Marcel Lornans, que celui ou celle sur qui vous aurez jeté vos vues n’ait pas plus de trente-cinq ans, car la loi exige que l’adoptant ai au moins quinze ans de plus que l’adopté.

– Eh! croyez-vous donc, s’écria M. Dardentor, que je songe à me gratifier d’un vieux garçon ou d’une vieille fille? Non, pardieu! Et ce n’est ni à trente-cinq ans, ni à trente que j’irai les choisir, mais au début de leur majorité, puisque le code stipule qu’ils soient majeurs.

– Tout cela est bien, monsieur Dardentor, répondit Marcel Lornans. Il est constant que vous remplissez ces conditions… Mais – j’en suis très fâché pour vos projets de paternité adoptive – il en est une qui vous manque, je le parierais…

– Ce n’est toujours pas parce que je ne jouis pas d’une bonne réputation!… Quelqu’un se permettrait-il de suspecter l’honneur de Clovis Dardentor, de Perpignan, Pyrénées-Orientales, dans sa vie publique ou sa vie privée?…

– Oh! personne… s’écria le capitaine Bugarach.

– Personne, ajouta le docteur Bruno.

– Non… personne, proclama Jean Taconnat.

– Personne assurément, surenchérit Marcel Lornans. Aussi, n’est-ce pas de cela que j’ai voulu parler.

– Et de quoi donc?… demanda Clovis Dardentor.

– D’une certaine condition imposée par le code, une condition que vous avez sans doute négligée…

– Laquelle, s’il vous plaît?…

– Celle qui exige que l’adoptant ait donné à l’adopté, tandis que celui-ci était mineur, des soins non interrompus pendant une période de six ans…

– Elle dit ça, la loi?…

– Formellement.

– Et quel est l’animal qui a fourré cela dans le Code?…

– Peu importe, l’animal!

– Eh bien, monsieur Dardentor, demanda le docteur Bruno en insistant, avez-vous donné ces soins à quelque mineur de votre connaissance?…

– Pas que je sache!

– Alors, déclara Jean Taconnat, vous n’aurez plus que la ressource d’employer votre fortune à fonder un établissement de bienfaisance qui portera votre nom!…

– Ainsi la loi veut?… reprit le Perpignanais.

– Elle le veut», affirma Marcel Lornans.

Clovis Dardentor n’avait point caché le désappointement que lui causait cette exigence du code. Cela lui eût été si facile de pourvoir aux besoins, à l’éducation d’un mineur pendant six ans! Et ne pas s’être avisé de cela! Il est vrai, comment être assuré de faire un bon choix, quand on s’adresse à des adolescents qui n’offrent pas la moindre garantie pour l’avenir!… Enfin il n’y avait aucunement pensé!… Mais était-ce donc indispensable, et Marcel Lornans ne se trompait-il pas?…

«Vous me certifiez que le code civil?… demanda-t-il une seconde fois.

– Je vous le certifie, répondit Marcel Lornans. Consultez le code – titre de l’adoption, article 345. Il fait de cela une condition essentielle… à moins que…

– A moins que…» répéta Clovis Dardentor.

Et sa figure se rasséréna.

«Allez donc… allez donc! s’écria-t-il. Vous me faites languir avec vos bricoles, vos à moins que…

– A moins, reprît Marcel Lornans, que l’individu qu’il s’agit d’adopter n’ait sauvé la vie de l’adoptant, soit dans un combat, soit en le tirant des flammes ou des flots… conformément à la loi.

– Mais je ne suis pas tombé et ne tomberai jamais à l’eau! répondit Clovis Dardentor.

– Cela peut vous arriver comme à tout le monde! déclara Jean Taconnat.

– J’espère bien que le feu ne prendra pas à ma maison…

– Votre maison risque de brûler aussi bien qu’une autre, et, si ce n’est votre maison, un théâtre où vous seriez… ce paquebot même, si un incendie se déclarait à bord…

– Soit, messieurs, le feu et l’eau. Quant au combat, je serais bien étonné si j’avais jamais besoin d’être secouru! J’ai deux bons bras et deux bonnes jambes qui ne réclament aide et assistance de personne!

– Qui sait?» répondit Jean Taconnat.

Quoi qu’il pût arriver, Marcel Lornans, au cours de cette conversation, avait nettement établi les dispositions de la loi, telles que les présente le titre VIII du code civil. Pour les autres, s’il n’en avait pas parlé, c’est que c’était inutile. Aussi n’avait-il rien dit de l’obligation, dans le cas où l’adoptant est marié, que son conjoint donne son consentement à l’adoption – Clovis Dardentor était célibataire – ni rien dit de l’acquiescement qui est exigé des parents de l’adopté, si celui-ci n’a pas atteint la majorité de vingt-cinq ans.

D’ailleurs, il paraissait difficile, à présent, que Clovis Dardentor parvînt à réaliser son rêve et se créer une famille d’enfants adoptifs. Sans doute, il pouvait encore faire choix d’un adolescent, lui donner des soins pendant six années consécutives, l’élever à la brochette, puis lui attribuer avec son nom tous les droits d’un héritier légitime. Mais quelle chance à courir! Et, pourtant, s’il ne s’y décidait pas, il en serait réduit aux trois cas prescrits par le code. Il faudrait qu’on le sauvât d’un combat, des flots ou des flammes. Or, y avait-il apparence que l’une de ces circonstances pût se rencontrer avec un homme tel que Clovis Dardentor?… Il ne le croyait pas, et personne ne l’aurait cru.

Les passagers de la table échangèrent quelques dernières reparties, abondamment arrosées de champagne. La plaisanterie n’épargna guère notre Perpignanais, qui était le premier à en rire. S’il ne voulait pas que sa fortune tombât en déshérence, s’il se refusait à faire de l’État son unique héritier, force lui serait de suivre l’avis de Jean Taconnat, de consacrer son avoir à quelque fondation charitable. Après tout, libre à lui de donner son héritage au premier venu. Mais non!… il tenait à ses idées!… Bref, ce mémorable repas fini, les convives remontèrent sur la dunette.

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Il était près de sept heures, car la durée du dîner avait dépassé toute mesure. Belle soirée annonçant une belle nuit. La tente avait été serrée. On respirait l’air pur, fouetté par la brise. La terre, noyée de crépuscule, n’apparaissait plus que comme une estompe confuse à l’horizon de l’ouest.

Clovis Dardentor et ses compagnons, tout en causant, se promenaient de long en large au milieu de la fumée de cigares excellents dont le Perpignanais était largement approvisionné et qu’il offrait avec une libéralité charmante.

Vers neuf heures et demie on se sépara, après avoir pris rendez-vous pour le lendemain.

Clovis Dardentor, lorsqu’il eut aidé M. Désirandelle à regagner la cabine de Mme Désirandelle, se dirigea vers la sienne, où ni les bruits ni les agitations du bord ne devaient troubler son sommeil.

Et alors Jean Taconnat de dire à son cousin:

«J’ai un idée.

– Laquelle?…

– Si nous nous faisions adopter par ce bonhomme-là!…

– Nous?…

– Toi et moi… ou bien toi ou moi!…

– Tu es fou, Jean!…

– La nuit porte conseil, Marcel, et, de quel conseil elle m’aura favorisé, je te le dirai demain!»

 

 

Chapitre V

Dans lequel Patrice continue à trouver 
que son maître manque parfois de distinction.

 

e lendemain, à huit heures, il n’y avait encore personne sur la dunette. L’état de la mer n’était point cependant pour obliger les passagers à se chambrer dans leurs cabines. A peine les courtes houles méditerranéennes imprimaient-elles un faible balancement à l’Argèlès. A cette paisible nuit allait succéder une journée splendide. Si donc les passagers n’avaient point quitté leur cadre au lever du soleil, c’est que la paresse les y retenait, les uns sous l’empire d’un reste de sommeil, les autres rêvassant tout éveillés, ceux-ci comme ceux-là s’abandonnant à ce roulis de l’enfant dans son berceau.

Il ne s’agit ici que de ces privilégiés qui ne sont jamais malades en mer, même par mauvais temps, et non de ces malchanceux qui le sont toujours, même par beau temps. A ranger dans cette dernière catégorie les Désirandelle et nombre d’autres, qui ne recouvreraient leur aplomb moral et physique qu’au mouillage du paquebot dans le port.

L’atmosphère, très claire et très pure, s’échauffait de rayons lumineux que réverbérait le léger clapotis à la surface des eaux. L’Argèlès marchait à une vitesse de dix milles à l’heure, cap au sud-sud-est, dans la direction de l’archipel des Baléares. Quelques bâtiments passaient au large à contre-bord, déroulant leur panache de fumée ou arrondissant leur blanche voilure sur le fond un peu brumeux de l’horizon.

D’un bout à l’autre du pont allait le capitaine Bugarach pour les besoins du service.

En ce moment, Marcel Lornans et Jean Taconnat parurent à l’entrée de la dunette. Aussitôt le capitaine s’approcha pour leur serrer la main, disant:

«Vous avez joui d’une bonne nuit, messieurs?…

– Plus que bonne, capitaine, répondit Marcel Lornans, et il serait difficile d’en imaginer une meilleure. Je ne connais pas de chambre d’hôtel qui vaille une cabine de l’Argèlès.

– Je suis de votre avis, monsieur Lornans, reprit le capitaine Bugarach, et je ne comprends pas qu’on puisse vivre ailleurs qu’à bord d’un navire.

– Allez dire cela à M. Désirandelle, observa le jeune homme, et s’il partage votre goût…

– Pas plus à ce terrien qu’à ses pareils, incapables d’apprécier les charmes d’une traversée!… s’écria le capitaine. De vrais colis à fond de cale!… Ces passagers-là, c’est la honte des paquebots!… En somme, comme ils paient passage…

– Voilà!» répliqua Marcel Lornans.

Jean Taconnat, d’habitude si loquace, si expansif, s’était contenté de serrer la main du capitaine et n’avait point pris part à la conversation. Il paraissait préoccupé.

Marcel Lornans, continuant d’interroger le capitaine Bugarach, lui dit alors:

«Quand serons-nous en vue de Majorque?…

– En vue de Majorque?… Vers une heure de l’après-midi. Pour ce qui est de relever les premières hauteurs des Baléares, cela ne tardera guère.

– Et nous resterons en relâche à Palma?…

– Jusqu’à huit heures du soir, le temps d’embarquer des marchandises à destination d’Oran.

– Nous aurons tout le loisir de visiter l’île?…

– L’île… non pas, mais la ville de Palma, qui en vaut la peine, dit-on…

– Comment… dit-on?… Capitaine, est-ce que vous n’êtes pas déjà venu à Majorque?…

– Trente ou quarante fois, à bien compter.

– Sans l’avoir jamais explorée?…

– Et le temps, monsieur Lornans, et le temps?… Est-ce que je l’ai eu?…

– Ni le temps… ni le goût, peut-être?…

– Ni le goût, en effet! J’ai le mal de terre, quand je ne suis plus sur mer!»

Et, là-dessus, le capitaine Bugarach, de quitter son interlocuteur pour monter sur la passerelle.

Marcel Lornans se retourna vers son cousin:

«Eh bien! Jean, dit-il, tu es muet, ce matin, comme un Harpocrate?

– C’est que je pense, Marcel.

– A quoi?…

– A ce que je t’ai dit hier.

– Que m’as-tu dit?…

– Que nous avions une occasion unique de nous faire adopter par ce citoyen de Perpignan.

– Tu y songes encore?…

– Oui… après y avoir rêvé toute la nuit.

– C’est sérieux?…

– Très sérieux… Il désire des enfants adoptifs… Qu’il nous prenne… Il ne trouvera pas mieux!

– Aussi modeste que fantaisiste, Jean!

– Vois-tu, Marcel, d’être soldat, c’est très beau! De s’engager au 7e chasseurs d’Afrique, c’est très honorable. Pourtant, je crains bien que le métier des armes ne soit plus ce qu’il était autrefois. Au bon temps jadis, on avait une guerre tous les trois ou quatre ans. C’était l’avancement assuré, des grades, des croix. Mais la guerre, – une guerre européenne, s’entend, – on l’a rendue à peu près impossible avec les énormes contingents qui se chiffrent par millions d’hommes à armer, à conduire, à nourrir. Nos jeunes officiers n’ont plus à entrevoir, dans l’avenir, que d’être retraités capitaines, au moins la plupart. La carrière militaire, même avec beaucoup de chance, ne donnera jamais ce qu’elle donnait, il y a trente ans. On a remplacé les grandes guerres par les grandes manœuvres. C’est le progrès, sans doute, au point de vue social, mais…

– Jean, fit observer Marcel Lornans, il fallait raisonner ainsi avant de se mettre en route pour l’Algérie…

– Comprenons-nous, Marcel. Je suis toujours disposé, comme tu l’es, à m’engager. Cependant, si la déesse aux mains pleines se décidait à les ouvrir sur notre passage…

– Tu es fou?

– Parbleu!

– Tu vois déjà dans ce M. Dardentor…

– Un père!

– Tu oublies donc que, pour t’adopter, il faudrait qu’il t’eût donné des soins pendant six ans de ta minorité… Est-ce qu’il l’aurait fait, par hasard?…

– Pas que je sache, répondit Jean Taconnat, ou, en tout cas, je ne m’en suis point aperçu.

– Je vois que la raison te revient, mon cher Jean, puisque tu plaisantes…

– Je plaisante et je ne plaisante pas.

– Eh bien! est-ce que, toi, tu aurais sauvé ce digne homme des flots, des flammes ou dans un combat?…

– Non… mais je le sauverai… ou plutôt, toi et moi, nous le sauverons…

– Comment?…

– Je ne m’en doute même pas.

– Sera-ce sur terre, sur mer, dans l’espace?…

– Ce sera selon que l’occasion se présentera, et il n’est pas impossible qu’elle se présente…

– Quand tu devrais la faire naître?…

– Pourquoi non?… Nous sommes à bord de l’Argèlès, et à supposer que M. Dardentor tombe à la mer…

– Tu n’as pas l’intention de le jeter par-dessus le bord…

– Enfin… admettons qu’il tombe!… Toi ou moi, nous nous précipitons à sa suite, comme un héroïque terre-neuve, il est sauvé par ledit terre-neuve, et, dudit terre-neuve il fait un chien… non… un enfant adoptif…

– Parle pour toi, qui sais nager, Jean! Moi, je ne le sais pas, et si je n’ai jamais que cette occasion de me faire adopter par cet excellent monsieur…

– Entendu, Marcel! A moi d’opérer sur mer, et à toi d’opérer sur terre! Mais, que ce soit bien convenu entre nous: si c’est toi qui deviens Marcel Dardentor, je n’en serai pas jaloux, et si c’est moi auquel revient ce nom magnifique… à moins que tous les deux…

– Je ne veux même pas te répondre, mon pauvre Jean!

– Je t’en dispense, à la condition que tu me laisses agir… Que tu ne me contrecarres pas…

– Ce qui m’inquiète, Jean, répliqua Marcel Lornans, c’est que tu défiles ce chapelet de folies avec une gravité qui n’est pas dans tes habitudes…

– Parce que cela est très grave. Au surplus, tranquillise-toi, je prendrai les choses par leur côté gai, et, si j’échoue, je ne me brûlerai pas la cervelle…

– Est-ce qu’il t’en reste?

– Encore quelques grammes!

– Je te le répète… tu es fou!

– Parbleu!

Tous deux en demeurèrent là de cette conversation, à laquelle, d’ailleurs, Marcel Lornans ne voulait attacher aucune importance, et, en fumant de conserve, ils parcoururent la dunette de l’avant à l’arrière.

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Lorsqu’ils s’approchaient de la rambarde, ils pouvaient apercevoir le domestique de Clovis Dardentor, qui se tenait immobile près du capot de la machine, vêtu de sa livrée de voyage d’une irréprochable correction.

Que faisait-il là et qu’attendait-il, sans donner aucun signe d’impatience? Il attendait le réveil de son maître. Tel était l’original au service de M. Clovis Dardentor, non moins original que lui. Entre ces deux personnages, il est vrai, quelle différence de tempérament et de caractère!

Patrice – il s’appelait ainsi, bien qu’il ne fût point d’origine écossaise, et il méritait ce nom qui vient des patriciens de l’ancienne Rome.

C’était un homme d’une quarantaine d’années, on ne peut plus «comme il faut». Ses manières distinguées contrastaient avec les allures sans façon du Perpignanais, qu’il avait à la fois la bonne et la mauvaise fortune de servir. Les traits de son visage glabre, toujours rasé de frais, son front qui fuyait légèrement, son regard empreint d’une certaine fierté, sa bouche dont les lèvres mi-closes laissaient voir de belles dents, sa chevelure blonde soigneusement entretenue, sa voix posée, sa noble prestance, permettaient de le ranger dans ce type dont la tête, d’après les physiologistes, forme le «rond allongé». Il avait l’air d’un membre de la Chambre-Haute d’Angleterre. Depuis quinze ans déjà en cette place, ce n’est pas qu’il n’eût eu maintes fois l’envie de la quitter. Inversement, Clovis Dardentor avait eu non moins souvent l’idée de lui montrer la porte. A la vérité, ils ne pouvaient se passer l’un de l’autre, bien qu’il eût été difficile d’imaginer deux natures plus opposées. Ce qui enchaînait Patrice à la maison de Perpignan, ce n’étaient pas ses gages, quoiqu’ils fussent élevés, c’était la certitude que son maître avait en lui une confiance absolue, d’ailleurs méritée. Mais combien Patrice se sentait blessé dans son amour-propre à voir cette familiarité, cette loquacité, cette exubérance de Méridional! A ses yeux, M. Dardentor manquait de tenue. Il se départissait de la dignité que lui commandaient sa situation sociale. Tout l’ancien tonnelier reparaissait dans ses façons de saluer, de se présenter, de s’exprimer. Les belles manières lui faisaient défaut, et comment aurait-il pu les acquérir à fabriquer, à cercler, à rouler des milliers de futailles à travers ses magasins?… Non! ce n’était pas cela, et Patrice ne se privait pas de le lui dire.

Quelquefois, Clovis Dardentor, qui, – on l’a noté déjà, – avait la manie de «faire des phrases», voulait bien accepter les observations de son domestique. Il en riait, il se moquait de ce mentor en livrée, il prenait plaisir à le surexciter par ses reparties. Quelquefois aussi, dans ses jours de mauvaise humeur, il se fâchait, il envoyait promener le malencontreux conseilleur, et il lui donnait ces traditionnels huit jours dont le huitième n’arrivait jamais.

Au fond, si Patrice était marri d’être au service d’un maître si peu gentleman, Clovis Dardentor était fier d’avoir un serviteur si distingué.

Or, ce jour-là, Patrice n’avait pas lieu d’être satisfait. Il tenait du maître d’hôtel que, pendant le dîner de la veille, M. Clovis Dardentor s’était abandonné à de regrettables intempérances de langage, qu’il avait parlé à tort et à travers, laissant ainsi aux convives une piètre idée d’un natif des Pyrénées-Orientales.

Non! Patrice n’était pas content, et il entendait ne point le cacher. C’est pourquoi, d’assez bonne heure, avant d’avoir été appelé, il s’était permis de frapper à la porte de la cabine 13.

A un premier coup sans réponse, succéda un second coup plus accentué.

«Qui est là?… grogna une voix brouillée de sommeil.

– Patrice…

– Va-t’en au diable!»

Sans aller où on l’envoyait, Patrice s’était aussitôt retiré, très froissé de cette réponse peu parlementaire, à laquelle, pourtant, il aurait dû être habitué.

«Je ne ferai jamais rien d’un pareil homme!» avait-il murmuré en obéissant.

Et, toujours digne, toujours noble, toujours «lord anglais», il était revenu sur le pont afin d’y attendre patiemment l’apparition de son maître.

L’attente dura une grande heure, car M. Dardentor n’éprouvait aucune hâte de quitter son cadre. Enfin la porte de la cabine cria, puis la porte de la dunette s’ouvrit et livra passage au principal personnage de cette histoire.

A ce moment, Jean Taconnat et Marcel Lornans, appuyés sur la rambarde, l’aperçurent.

«Fixe!… notre père!» dit Jean Taconnat.

Et, à entendre cette qualification aussi saugrenue que prématurée, Marcel Lornans ne put se garder d’un magnifique éclat de rire.

Cependant, d’un pas mesuré, la figure sévère, la physionomie désapprobative, Patrice, assez mal disposé à recevoir les ordres de son maître, s’avança vers M. Dardentor.

«Ah! c’est toi, Patrice… c’est toi qui es venu me réveiller en plein sommeil, lorsque je me berçais dans des rêves dorés sur tranche?…

– Monsieur conviendra que mon devoir…

– Ton devoir était d’attendre que je t’eusse sonné.

– Monsieur se croit sans doute à Perpignan, dans sa maison de la place de la Loge…

– Je me crois où je suis, répliqua M. Dardentor, et si j’avais eu besoin de toi, on serait venu te chercher de ma part… espèce de réveille-matin mal remonté!»

La face de Patrice se contracta légèrement, et il dit d’un ton grave:

«Je préfère ne pas entendre monsieur, lorsque monsieur exprime sa pensée fort désobligeante en de pareils termes. En outre, je ferai observer à monsieur que le béret dont il a cru devoir se coiffer ne me paraît pas convenable pour un passager de première classe.»

Et, en effet, le béret, posé en arrière sur la nuque de Clovis Dardentor, manquait de distinction.

«Ainsi, mon béret ne te plaît pas, Patrice?…

– Pas plus que la vareuse dont monsieur s’est affublé, sous prétexte qu’il faut avoir l’air marin, lorsqu’on navigue!

– Vraiment!

– Si j’avais été reçu par monsieur, j’eusse certainement empêché monsieur de se vêtir de la sorte.

– Tu m’aurais empêché, Patrice?…

– J’ai l’habitude de ne point cacher mon opinion à monsieur, même quand cela doit le contrarier, et ce que je fais à Perpignan, dans la maison de monsieur, il est naturel que je le fasse à bord de ce paquebot.

– Quand il vous conviendra d’avoir fini, monsieur Patrice?…

– Bien que cette formule soit d’une parfaite politesse, continua Patrice, je dois avouer que je n’ai point dit tout ce que j’ai à dire, et d’abord, que monsieur aurait dû hier pendant le dîner s’observer plus qu’il ne l’a fait…

– M’observer… sur la nourriture?…

– Et sur les libations qui ont quelque peu dépassé la mesure… Enfin, suivant ce que m’a rapporté le maître d’hôtel… un homme très comme il faut…

– Et que vous a rapporté cet homme très comme il faut? demanda Clovis Dardentor, qui ne tutoyait plus Patrice, indice d’un agacement montant vers ses dernières limites.

– Que monsieur avait parlé… parlé… et de choses qu’il vaut mieux taire, à mon avis, lorsqu’on ne connaît pas les gens devant qui l’on parle… C’est non seulement une question de prudence, mais aussi une question de dignité…

– Monsieur Patrice…

– Monsieur m’interroge?…

– Êtes-vous allé où je vous ai envoyé ce matin, lorsque vous avez si incongrûment cogné à la porte de ma cabine?…

– Ma mémoire ne me rappelle pas…

– Eh bien! je vais vous la rafraîchir!… Au diable… c’est au diable que je vous ai dit d’aller, et, avec tous les égards qui vous sont dus, je me permettrai de vous y envoyer une seconde fois, et restez-y jusqu’à ce que je vous sonne!»

Patrice ferma les yeux à demi, ses lèvres se pincèrent; puis, tournant les talons, il se dirigea vers l’avant, au moment où M. Désirandelle sortait de la dunette.

«Ah! cet excellent bon ami!» s’écria Clovis Dardentor en l’apercevant.

M. Désirandelle s’était hasardé sur le pont, afin de respirer un oxygène plus pur que celui des cabines.

«Eh bien! mon cher Désirandelle, reprit le Perpignanais, comment cela va-t-il depuis hier?…

– Cela ne va pas.

– Du courage, mon ami, du courage!… Vous avez bien encore la figure pâle comme un linge, l’œil vitreux, les lèvres crémeuses… mais cela ne sera rien, et cette traversée s’achèvera…

– Mal, Dardentor!

– Quel pessimiste vous êtes!… Allons! Sursum corda, ainsi qu’on chante aux fêtes carillonnées!»

Heureuse citation, en vérité, à propos d’un homme que détraquaient précisément les haut-le-cœur!

«D’ailleurs, reprit Clovis Dardentor, dans quelques heures, vous pourrez mettre le pied sur la terre ferme. L’Argèlès aura jeté l’ancre à Palma…

– Où il ne restera qu’une demi-journée, soupira M. Désirandelle, et, le soir venu, il faudra se rembarquer sur cette abominable escarpolette!… Ah! s’il ne s’était agi de l’avenir d’Agathocle!…

– Sans doute, Désirandelle, et cela méritait bien ce léger dérangement. Ah! mon vieil ami, il me semble que je vois là-bas cette charmante fille, la lampe à la main, comme Héro attendant Léandre, je veux dire Agathocle, sur la rive algérienne… Et encore non!… La comparaison ne vaut pas chipette, puisque, dans la légende, paraît-il, ce malheureux Léandre s’est noyé en route… Serez-vous de notre déjeuner aujourd’hui?…

– Oh!… Dardentor, dans l’état où je suis…

– Regrettable… fort regrettable!… Le dîner d’hier a été particulièrement gai de reparties et excellent de menu!… Les mets étaient dignes des convives!… Le docteur Bruno!… Ce brave docteur, l’ai-je arrangé à la provençale!… Et ces deux jeunes gens… quels aimables compagnons de voyage!… Et de quelle manière a fonctionné cet étonnant Agathocle!… S’il n’a pas ouvert la bouche pour parler, du moins l’a-t-il ouverte pour manger… Il s’en est fourré jusqu’au menton…

– Il a eu bien raison.

– Certes!… Ah ça! Mme Désirandelle, est-ce que nous ne la verrons pas ce matin?…

– Je ne le crois pas… ni ce matin… ni plus tard…

– Quoi!… pas même à Palma?…

– Elle est incapable de se lever.

– La chère femme!… Comme je la plains… et comme je l’admire!… Tout ce bouleversement pour son Agathocle!… Elle a véritablement des entrailles de mère… et un cœur… Mais ne parlons pas de son cœur!… Montez-vous sur la dunette?…

– Non… je ne le pourrais, Dardentor! Je préfère rester dans le salon! C’est plus sûr!… Ah! quand fabriquera-t-on des bateaux qui ne dansent pas, et pourquoi s’obstiner à faire naviguer de pareilles machines!…

– Il est certain, Désirandelle, que, sur terre, les navires se ficheraient du roulis et du tangage… Nous n’en sommes pas encore là… Cela viendra… cela viendra!»

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Mais, en attendant la réalisation de ce progrès, M. Désirandelle dut se résigner à s’étendre sur un des canapés du salon qu’il ne devait quitter qu’à l’arrivée aux Baléares. Clovis Dardentor, qui l’avait accompagné, lui serra la main, puis, revenant sur le pont, il gravit l’escalier de la dunette, avec l’aplomb d’un vieux loup de mer, le béret crânement rejeté en arrière, la face rayonnante, sa vareuse déployée à la brise comme le pavillon d’un amiral.

Les deux cousins vinrent à lui. De sympathiques salutations furent échangées de part et d’autre, puis des demandes sur les santés réciproques… M. Clovis Dardentor avait-il bien dormi, après les bonnes heures passées à table?… Parfaitement… un sommeil ininterrompu et réparateur entre les bras de Morphée… ce qu’on appelle: taper des deux yeux!

Oh! si Patrice eût entendu de telles locutions sortir de la bouche de son maître!…

«Et ces messieurs… avaient-ils parfaitement dormi?…

– Tout d’un somme, et même comme une paire de sabots! répondit Jean Taconnat, qui désirait se tenir au diapason de Clovis Dardentor.

Heureusement, Patrice n’était pas là. Il se dépensait alors en phrases élégantes près de son nouvel ami, le maître d’hôtel. Vrai, il n’aurait pas eu bonne opinion d’un jeune Parisien, qui s’exprimait de cette façon vulgaire!

Et la conversation de s’établir dans un cordial abandon. M. Clovis Dardentor ne pouvait que se féliciter de ses relations avec ces deux jeunes gens… Et eux, donc, quelle chance heureuse d’avoir fait la connaissance d’un compagnon de voyage aussi sympathique que Clovis Dardentor!… Il y avait lieu d’espérer qu’on n’en resterait pas là!… On se retrouverait à Oran!… Ces messieurs comptaient-ils y prolonger leur séjour?…

«Sans doute, répondit Marcel Lornans, car notre intention est de nous engager…

– Vous engager… au théâtre?…

– Non, monsieur Dardentor, au 7e chasseurs d’Afrique.

– Beau régiment, messieurs, beau régiment, et vous saurez y faire votre chemin!… Ainsi… c’est un projet arrêté…

– A moins, crut devoir insinuer Jean Taconnat, que certaines circonstances surviennent…

– Messieurs, répondit Clovis Dardentor, quelle que soit la carrière que vous embrassiez, j’ai la certitude que vous lui ferez honneur!»

Ah! si cette phrase fût venue jusqu’aux oreilles de Patrice!… Mais en compagnie du maître d’hôtel, il était descendu à l’office, où le café au lait fumait dans les vastes tasses du bord.

Enfin, ce qui était acquis, c’est que MM. Clovis Dardentor, Jean Taconnat et Marcel Lornans avaient eu grand plaisir à se rencontrer; ils espéraient même que le débarquement à Oran n’entraînerait pas une brusque séparation, ainsi qu’il advient d’ordinaire entre passagers…

«Et, dit Clovis Dardentor, si vous ne voyez aucun inconvénient à ce que nous descendions au même hôtel?…

– Aucun inconvénient, se hâta de répondre Jean Taconnat, et cela présente même des avantages indiscutables.

– C’est convenu, messieurs.»

Nouvel échange de poignées de main, auxquelles Jean Taconnat trouvait quelque chose de paternel et de filial.

«Et, pensait-il, si, par quelque heureux hasard, le feu prenait à cet hôtel, quelle occasion de sauver des flammes cet excellent homme!»

Vers onze heures, on signala les contours lointains encore de l’archipel des Baléares dans le sud-est. Avant trois heures, le paquebot serait en vue de Majorque. Sur cette mer favorable, qui le prenait par l’arrière, il ne subirait aucun retard, il arriverait à Palma avec l’exactitude d’un express.

Ceux des passagers qui avaient été du dîner de la veille descendirent dans la salle à manger.

La première personne qu’ils aperçurent fut M. Eustache Oriental, toujours assis au bon bout de la table.

Au vrai, quel était donc ce personnage si obstiné, si peu sociable, ce chronomètre en chair et en os, dont les aiguilles ne marquaient que les heures des repas?

«Est-ce qu’il a passé la nuit à cette place?… demanda Marcel Lornans.

– Probablement, répondit Jean Taconnat.

– On aura oublié de lui dévisser son écrou!» ajouta notre Perpignanais.

Le capitaine Bugarach, qui attendait ses convives, leur souhaita le bonjour, en formulant l’espoir que le déjeuner mériterait tous leurs éloges.

Puis ce fut le docteur Bruno qui salua à la ronde. Il avait une faim de loup, – de loup marin s’entend, – et cela trois fois par jour. Il s’informa plus particulièrement de l’extravagante santé de M. Clovis Dardentor.

M. Clovis Dardentor ne s’était jamais mieux porté, tout en le regrettant pour le docteur, dont il n’aurait sans doute pas à utiliser les précieux services.

«Il ne faut jamais jurer de rien, monsieur Dardentor, répondit le docteur Bruno. Bien des hommes aussi solides que vous l’êtes, après avoir résisté toute une traversée, ont faibli juste en vue du port!

– Allons donc, docteur! C’est comme si vous disiez à un marsouin de prendre garde au mal de mer…

– Mais j’ai vu des marsouins l’avoir, riposta le docteur… lorsqu’on les tirait de l’eau au bout d’un harpon!»

Agathocle occupait sa place de la veille. Trois ou quatre nouveaux convives vinrent s’asseoir à la table. Peut-être le capitaine Bugarach fit-il la grimace? Ces estomacs, à la diète depuis la veille, devaient être d’un vide à horrifier la nature. Quelle brèche au menu du déjeuner!

Pendant ce repas, et en dépit des observations qu’avait formulées Patrice, le dé de la conversation ne cessa de s’agiter entre les doigts de M. Dardentor. Mais, cette fois, notre Perpignanais parla moins de son passé et plus de son avenir, et par l’avenir, il entendait son séjour à Oran. Il comptait visiter toute la province, peut-être toute l’Algérie, peut-être s’aventurer jusqu’au désert… pourquoi pas?… Et, à ce propos, il demanda s’il y avait toujours des Arabes en Algérie.

«Quelques-uns, dit Marcel Lornans. On les conserve pour la couleur locale.

– Et des lions?…

– Une bonne demi-douzaine, répliqua Jean Taconnat, et encore sont-ils en peau de mouton avec des roulettes aux pattes…

– Ne vous y fiez pas, messieurs!» crut devoir affirmer le capitaine Bugarach.

On mangea bien, on but mieux. Les nouveaux convives se rattrapèrent. On eût dit des tonneaux de Danaïdes attablés jusqu’à la bonde. Ah! si M. Désirandelle eût été là… D’ailleurs, mieux valait qu’il n’y fût pas, car, à plusieurs reprises, les verres tintèrent contre les couverts, et les assiettes rendirent un son strident de vaisselle agitée.

Bref, midi avait déjà sonné, lorsque, le café bu, les liqueurs et pousse-liqueurs absorbés, toute la tablée se leva, quitta la salle à manger et vint chercher abri sous la tente de la dunette.

Seul, M. Oriental resta à sa place, ce qui amena Clovis Dardentor à demander quel était ce passager, si ponctuel à l’heure des repas, si désireux de se tenir à l’écart.

«Je l’ignore, répondit le capitaine Bugarach, et ne sais qu’une chose, c’est qu’il s’appelle M. Eustache Oriental.

– Et où va-t-il?… et d’où vient-il… et quelle est sa profession?…

– Personne ne le sait, j’imagine.»

Patrice s’avançait pour offrir ses services, si besoin était. Or, comme il avait entendu la série des questions posées par son maître, il crut pouvoir se permettre de dire:

«Si monsieur m’y autorise, je suis à même de le renseigner sur le passager dont il s’agit…

– Tu le connais?…

– Non, mais j’ai appris du maître d’hôtel, qui l’avait appris par le commissionnaire de l’hôtel à Cette…

– Mets une sourdine à ta musette, Patrice, et dégoise en trois mots ce qu’il est, ce particulier-là…

– Président de la Société astronomique de Montélimar», répondit Patrice d’un ton sec.

Un astronome, M. Eustache Oriental était un astronome. Cela expliquait la longue-vue qu’il portait en bandoulière et dont il se servait pour interroger les divers points de l’horizon, lorsqu’il se décidait à paraître sur la dunette. Dans tous les cas, il ne semblait point d’humeur à se lier avec personne.

«C’est sans doute son astronomie qui l’absorbe!» se contenta de répondre Clovis Dardentor.

Vers une heure, Majorque montra les ondulations variées de son littoral et les pittoresques hauteurs qui le dominent.

L’Argèlès modifia sa direction afin de contourner l’île, et, sous l’abri de la terre, trouva la mer plus calme – ce qui fit sortir nombre de passagers de leurs cabines.

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Le paquebot doubla bientôt le rocher dangereux de la Dragonera, sur lequel se dresse un phare, et il donna dans l’étroite passe de Friou, entre le parement des falaises abruptes. Puis, le cap Calanguera ayant été laissé sur bâbord, l’Argèlès évolua à l’entrée de la baie de Palma, et, longeant le môle, vint s’amarrer au quai, où les curieux se pressaient en foule.

 

 

Chapitre VI

Où les incidents multiples de cette histoire 
se poursuivent à travers la ville de Palma.

 

’il est une contrée que l’on puisse connaître à fond sans l’avoir jamais visitée, c’est ce magnifique archipel des Baléares. Assurément, il mérite d’attirer les touristes, qui n’auront point à regretter d’avoir passé d’une île à l’autre, lors même que les flots bleus de la Méditerranée auraient été blancs de fureur. Après Majorque, Minorque, après Minorque, ce sauvage îlot de Cabrera, l’îlot des Chèvres. Et, après les Baléares, qui forment le groupe principal, Ivitza, Formentera, Conigliera, avec leurs profondes forêts de pins, connues sous le nom de Pityuses.

Oui! si ce qui a été fait pour ces oasis de la mer méditerranéenne l’était pour n’importe quel autre pays des deux continents, il serait inutile de se déranger, de quitter sa maison, de se mettre en route, inutile d’aller de visu admirer les merveilles naturelles recommandées aux voyageurs. Il suffirait de s’enfermer dans une bibliothèque, à la condition que cette bibliothèque possédât l’ouvrage de Son Alteste l’archiduc Louis-Salvator d’Autriche1 sur les Baléares, d’en lire le texte si complet et si précis, d’en regarder les gravures en couleurs, les vues, les dessins, les croquis, les plans, les cartes, qui font de cette publication une œuvre sans rivale.

C’est, en effet, un travail incomparable pour la beauté de l’exécution, pour sa valeur géographique, ethnique, statistique, artistique… Malheureusement, ce chef-d’œuvre de librairie n’est pas dans le commerce.

Donc, Clovis Dardentor ne le connaissait point, ni Marcel Lornans, ni Jean Taconnat. Toutefois, puisque, grâce à la relâche de l’Argèlès, ils avaient débarqué sur la principale île de l’archipel, du moins allaient-ils pouvoir faire acte de présence dans sa capitale, pénétrer au cœur de cette cité charmante entre toutes, en fixer le souvenir par leurs notes. Et, probablement, après avoir salué au fond du port le steam-yacht Nixe de l’archiduc Louis-Salvator, ils ne pourraient que l’envier d’avoir établi sa résidence en cette île admirable.

Un certain nombre de passagers débarquèrent dès que le paquebot eut porté ses amarres à quai dans le port artificiel de Palma. Les uns, encore tout secoués des agitations de cette traversée pourtant si tranquille, – plus particulièrement les dames, – ne voyaient là que la satisfaction de sentir la terre ferme sous leurs pieds durant quelques heures. Les autres, restés valides, comptaient mettre à profit cette relâche pour visiter la capitale de l’île et ses environs, si le temps le permettait, entre deux heures et huit heures du soir. En effet, l’Argèlès devait reprendre la mer à la nuit tombante, et, dans l’intérêt des excursionnistes, le dîner avait été reculé jusqu’après le départ.

Parmi ceux-ci, on ne s’étonnera pas de compter Clovis Dardentor, Marcel Lornans, Jean Taconnat. Prirent terre également M. Oriental, sa longue-vue en bandoulière, MM. Désirandelle père et fils, qui laissèrent Mme Désirandelle dans sa cabine, où elle dormait d’un sommeil réparateur.

«Bonne idée, mon excellent ami! dit Clovis Dardentor à M. Désirandelle. Quelques heures à Palma, cela fera du bien à votre machine un peu détraquée!… Quelle occasion de se dérouiller en se baladant à travers la ville, pedibuscum jambis!… Vous êtes des nôtres?…

– Merci, Dardentor, répondit M. Désirandelle, dont la figure commençait à se remonter en couleur. Il me serait impossible de vous suivre, et je préfère m’installer dans un café, en attendant votre retour.»

Et c’est ce qu’il fit, tandis qu’Agathocle allait flâner à gauche, et M. Eustache Oriental à droite. Il ne semblait pas que ni l’un ni l’autre fussent possédés de la manie du tourisme.

Patrice, qui avait quitté le paquebot sur les talons de son maître, vint d’une voix grave lui demander ses ordres:

«Accompagnerai-je Monsieur?…

– Plutôt deux fois qu’une, répondit Clovis Dardentor. Il est possible que je trouve un objet à mon goût, un bibelot du pays, et je n’ai pas l’intention de me trimballer avec!…»

En effet, il n’est pas de touriste déambulant le long des rues de Palma, qui ne s’offre quelque poterie d’origine majorquaine, une de ces vives faïences qui soutiennent la comparaison avec les porcelaines de Chine, ces curieuses majoliques, ainsi appelées du nom de l’île renommée pour cette fabrication.

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«Si vous le permettez, dit Jean Taconnat, nous excursionnerons de conserve, monsieur Dardentor…

– Comment donc, monsieur Taconnat… j’allais vous en prier, ou plutôt vous demander de m’accepter pour compagnon pendant ces trop courtes heures.»

Patrice trouva cette réponse convenablement tournée et l’approuva d’un léger signe de tête. Il ne doutait pas que son maître ne pût que gagner dans la société de ces deux Parisiens qui, à son avis, devaient appartenir au meilleur monde.

Et, tandis que Clovis Dardentor et Jean Taconnat échangeaient ces quelques politesses, Marcel Lornans, devinant à quel but elles tendaient de la part de son fantaisiste ami, ne pouvait s’empêcher de sourire.

«Eh bien!… oui!… lui dit celui-ci à part. Pourquoi l’occasion ne se présenterait-elle pas?…

– Oui… oui!… l’occasion… Jean… la fameuse occasion exigée par le code… le combat, le feu, les flots…

– Qui sait?…»

D’être entraîné par les flots, d’être enveloppé par les flammes, rien à craindre de ce genre pendant la promenade de M. Dardentor par les rues de la ville, ni une attaque pendant sa promenade en pleine campagne. Par malheur pour Jean Taconnat, il n’y avait ni animaux féroces ni malfaiteurs d’aucune sorte dans ces îles fortunées des Baléares.

Et maintenant, point de temps à perdre, si l’on voulait mettre à profit les heures de relâche.

A l’entrée de l’Argèlès dans la baie de Palma, les passagers avaient pu remarquer trois édifices qui dominent d’une façon pittoresque les maisons du port. C’étaient la cathédrale, un palais qui y attient, et sur la gauche, près du quai, une construction de belle carrure, dont les tourelles se mirent dans les flots. Au-dessus des courtines blanches de l’enceinte bastionnée pointaient des clochers d’églises et se démenaient des grandes ailes de moulins, animées par la brise du large.

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Le mieux, quand on ne connaît pas un pays, c’est de consulter le Guide des Voyageurs, et, si l’on n’a pas ce petit livre à sa disposition, de prendre un guide en chair et en os. Ce fut ce dernier que le Perpignanais et ses compagnons rencontrèrent sous la forme d’un gaillard d’une trentaine d’années, la taille élevée, l’allure engageante, la physionomie empreinte de douceur. Une sorte de cape brune drapée sur l’épaule, un pantalon bouffant aux genoux, un simple mouchoir rouge lui ceignant la tête et le front comme un bandeau, il avait bon air.

Au prix de quelques douros, convention fut faite entre le Perpignanais et ce Majorquain de parcourir la ville à pied, de visiter ses principaux édifices, de compléter cette exploration par une excursion en voiture aux alentours.

Ce qui séduisit d’abord Clovis Dardentor, c’est que ce guide parlait intelligiblement le français avec cet accent du Midi de la France, qui distingue les natifs des environs de Montpellier. Or, entre Montpellier et Perpignan, chacun le sait, la distance n’est pas grande.

Voici donc nos trois touristes en route, écoutant les indications de ce guide, doublé d’un cicérone, qui faisait volontiers usage de phrases aussi pompeuses que descriptives.

L’archipel des Baléares vaut, d’ailleurs, que l’on connaisse son histoire, si magistralement racontée par la voix de ses monuments et de ses légendes.

Ce qu’il est à cette heure ne marque rien de ce qu’il fut autrefois. En effet, très florissant jusqu’au seizième siècle, sinon au point de vue industriel, du moins au point de vue commercial, son admirable situation au milieu du bassin occidental de la Méditerranée, la facilité de ses communications maritimes avec les trois grands pays d’Europe, France, Italie, Espagne, le voisinage du littoral africain, lui valurent d’être un centre de relâche pour toute la marine marchande. Sous la domination du roi don Jayme Ier, le Conquistador, dont la mémoire est si vénérée, il atteignit son apogée, grâce au génie de ses audacieux armateurs, qui comptaient dans leurs rangs les membres les plus qualifiés de la noblesse majorquaine.

Aujourd’hui, le commerce est réduit à l’exportation des produits du sol, huiles, amandes, câpres, citrons, légumes. Son industrie se borne à l’élevage des porcs, qui sont expédiés à Barcelone. Quant aux oranges, leur récolte, moins abondante qu’on le croit, ne justifierait plus le nom de Jardin des Hespérides encore attribué aux îles Baléares.

Mais ce que cet archipel n’a point perdu, ce que Majorque ne pouvait perdre, cette île la plus étendue du groupe, d’une superficie de trois mille quatre cents kilomètres carrés pour une population qui dépasse deux cent mille habitants, c’est son climat enchanteur d’une douceur infinie, son atmosphère fine, salubre, vivifiante, ses merveilles naturelles, la splendeur de ses paysages, la lumineuse coloration de son ciel, justifiant un autre de ses noms mythologiques, celui de l’île du Bon Génie.

En contournant le port de manière à prendre direction vers le monument qui avait tout d’abord attiré l’attention des passagers, le guide fit en conscience son métier de cicérone – un vrai phonographe à rotation continue, un perroquet babillard, répétant pour la centième fois les phrases de son répertoire. Il raconta que la fondation de Palma, d’un siècle antérieure à l’ère chrétienne, datait de l’époque où les Romains occupaient l’île, après l’avoir longtemps disputée aux habitants déjà célèbres par leur habileté à manier la fronde.

Clovis Dardentor voulut bien admettre que le nom de Baléares fût dû à cet exercice dans lequel s’était illustré David, et même que le pain de la journée n’était donné aux enfants qu’après qu’ils avaient atteint le but d’un coup de leur fronde. Mais, lorsque le guide affirma que les balles, lancées par ce primitif engin de projection, fondaient en traversant l’air, tant leur vitesse était considérable, il honora d’un regard significatif les deux jeunes gens.

«Ah ça! est-ce qu’il se fiche de nous, cet insulaire baléarien? murmura-t-il.

– Oh!… dans le Midi!» répliqua Marcel Lornans.

Toutefois ils acceptèrent comme authentique ce point d’histoire: c’est que le Carthaginois Hamilcar relâcha sur l’île de Majorque pendant sa traversée de l’Afrique à la Catalogne, et que là vint au monde son fils généralement connu sous le nom d’Annibal.

Quant à tenir pour avéré que la famille Bonaparte fût originaire de l’île de Majorque, qu’elle y résidait dès le quinzième siècle, Clovis Dardentor s’y refusa obstinément. La Corse, bien! Les Baléares, jamais!

Si Palma fut le théâtre de nombreux combats, d’abord quand elle se défendit contre les soldats de don Jayme, ensuite au temps ou les paysans propriétaires se soulevèrent contre la noblesse qui les écrasait d’impôts, enfin lorsqu’elle dut résister aux corsaires barbaresques, ces jours-là étaient passés. La cité jouissait à présent d’un calme qui devait enlever à Jean Taconnat tout espoir d’intervenir dans une agression dont son père en expectative aurait été l’objet.

Le guide, remontant ensuite au début de ce quinzième siècle, raconta que le torrent de la Riena, soulevé par une crue extraordinaire, avait occasionné la mort de seize cent trente-trois personnes. D’où cette question de Jean Taconnat:

«Où donc est ce torrent?…

– Il traverse la ville.

– L’y rencontrerons-nous?…

– Sans doute.

– Et… il a beaucoup d’eau?…

– Pas de quoi noyer une souris.

– Voilà qui est fait pour moi!» glissa le pauvre jeune homme à l’oreille de son cousin.

Tout en causant, les trois touristes prenaient un premier aperçu de la basse ville, en suivant les quais, ou plutôt ces terrasses que supporte l’enceinte bastionnée le long de la mer.

Quelques maisons présentaient les dispositions fantaisistes de l’architecture mauresque, – ce qui tient à ce que les Arabes ont habité l’île pendant une période de quatre cents ans. Les portes entrouvertes laissaient voir des cours centrales, des patios, des cortiles, entourés de légères colonnades, le puits traditionnel surmonté de son élégante armature de fer, l’escalier à révolutions gracieuses, le péristyle orné de plantes grimpantes en pleine floraison, les fenêtres avec leurs meneaux de pierre d’une incomparable sveltesse, doublées parfois de moucharabys ou de miradors à la mode espagnole.

Enfin, Clovis Dardentor et ses compagnons arrivèrent devant un bâtiment flanqué de quatre tours octogonales, qui apportait sa note gothique au milieu de ces premiers essais de la Renaissance.

«Quelle est cette bâtisse?» demanda M. Dardentor.

Et, ne fût-ce que pour ne point choquer Patrice, D aurait pu employer un mot plus select.

C’était la «fonda», l’ancienne Bourse, un magnifique monument, superbes fenêtres crénelées, corniche artistement découpée, fines dentelures faisant honneur aux ornemanistes du temps.

«Entrons», dit Marcel Lornans, qui ne laissait pas de s’intéresser à ces curiosités archéologiques.

Ils entrèrent en franchissant une arcade, qu’un solide pilier partageait en son milieu. A l’intérieur, salle spacieuse – d’une capacité à contenir un millier de personnes – dont la voûte était soutenue par les spirales de fluettes colonnes. Il n’y manquait alors que le brouhaha du commerce, le tumulte des marchands, tels qu’ils l’emplissaient en des époques plus prospères.

C’est ce que fit observer notre Perpignanais. Cette fonda, il aurait voulu pouvoir la transporter dans sa ville natale, et là, rien qu’à lui seul, il lui aurait rendu son animation d’autrefois.

Il va sans dire que Patrice admirait ces belles choses avec le flegme d’un Anglais en voyage, donnant au guide l’impression d’un gentleman discret et réservé.

Quant à Jean Taconnat, il faut bien avouer qu’il ne prenait qu’un médiocre intérêt à ces pharamineux boniments du cicérone. Non pas qu’il fût insensible aux charmes du grand art de l’architecture; mais, sous l’obsession d’une idée fixe, ses pensées suivaient un autre cours, et il regrettait «qu’il n’y eût rien à faire dans cette fonda».

Après une visite qui fut nécessairement brève, le guide prit la rue de la Riena. Les passants y affluaient. Très remarqués les hommes d’un beau type, de tournure élégante, d’allure avenante, le caleçon bouffant, la ceinture enroulée à la taille, la veste en peau de chèvre, poil en dehors. Très belles les femmes à chaude carnation, yeux profonds et noirs, physionomie expansive, le jupon aux couleurs éclatantes, le tablier court, le corsage échancré, les bras nus, quelques jeunes filles gracieusement coiffées du «rebosillo», lequel, malgré ce qu’il a d’un peu monacal, n’enlève rien au charme de la figure et à la vivacité du regard.

Mais il n’y avait pas lieu de se dépenser en échange de compliments et de salutations, bien qu’il soit si doux, si frais, si mélodieux, le parler des jeunes Majorquaines. Pressant le pas, les touristes longèrent la muraille du Palacio Real, bâti dans le voisinage de la cathédrale, et qui, vu d’un certain côté – de la baie par exemple – semble se confondre avec elle.

C’est une vaste habitation, à tours carrées, précédée d’un portique largement évidé sur ses pilastres, et que surmonte un ange de l’époque gothique, bien qu’elle reproduise dans sa construction hybride ce mélange de style roman et de style mauresque de l’architecture baléarienne.

A quelques centaines de pas, le groupe des excursionnistes atteignit une place assez étendue, d’un dessin très irrégulier, et à laquelle s’amorcent plusieurs rues remontant vers l’intérieur de la ville.

«Quelle est cette place?… s’enquit Marcel Lornans.

– La place d’Isabelle II, répondit le guide.

– Et cette large rue que bordent des habitations de belle apparence?…

– Le paseo del Borne.»

C’était une rue de pittoresque aspect, avec ses maisons aux façades variées, les verdures qui encadrent leurs fenêtres, les tentes multicolores abritant leurs larges balcons en saillie, les miradors à vitres coloriées plaqués aux murailles, quelques arbres poussés ça et là. Ce paseo del Borne conduit à la place oblongue de la Constitucion, bordée par l’édifice de la Hacienda publica.

«Remontons-nous par le paseo del Borne? demanda Clovis Dardentor.

– Nous le descendrons en revenant, répondit le guide. Il est préférable de se rendre à la cathédrale, dont nous ne sommes pas éloignés.

– Va pour la cathédrale, répliqua le Perpignanais, et je ne serais pas fâché de grimper à l’une de ses tours, afin d’avoir une vue d’ensemble…

– Je vous proposerai plutôt, reprit le guide, d’aller visiter le château de Bellver, en dehors de la ville, d’où l’on domine la plaine environnante.

– En aurons-nous le temps? observa Marcel Lornans. L’Argèlès part à huit heures…»

Jean Taconnat venait de se raccrocher à un vague espoir. Peut-être une excursion à travers la campagne offrirait-elle l’occasion qu’il cherchait en vain dans les rues de la cité?…

«Vous aurez tout le temps, messieurs, affirma le guide. Le château de Bellver n’est pas loin, et aucun voyageur ne se pardonnerait de quitter Palma sans s’y être transporté…

– Et de quelle façon irons-nous?…

– En prenant une voiture à la porte de Jésus.

– Eh bien! à la cathédrale», dit Marcel Lornans.

Le guide tourna à main droite, enfila une étroite rue, la calle de la Seo, se rabattit vers la place du même nom sur laquelle s’élève la cathédrale, dominant de sa façade occidentale le mur d’enceinte par-dessus la calle de Mirador.

Le guide conduisit d’abord les touristes devant le portail de la Mer.

Ce portail est de cette admirable époque de l’architecture ogivale, où la disposition flamboyante des fenêtres et des rosaces laisse pressentir les fantaisies prochaines de la Renaissance. Des statues peuplent ses niches latérales, et son tympan reproduit, entre les guirlandes de pierre, des scènes bibliques finement dessinées, d’une naïve et délicieuse composition.

Lorsqu’on se trouve devant la porte d’un édifice, la pensée vient tout d’abord que l’on pénètre dans cet édifice par cette porte. Clovis Dardentor se disposait donc à repousser l’un des battants, quand le guide l’arrêta.

«Le portail est muré, dit-il.

– Et pour quelle raison?…

– Parce que le vent du large s’y engouffrait d’une telle violence que les fidèles pouvaient se croire déjà dans la vallée de Josaphat sous les coups de la tempête du Jugement dernier.»

Une phrase que le guide servait invariablement à tous les étrangers, phrase dont il était très fier, et qui plut à Patrice.

En contournant le monument, achevé en 1601, on put en admirer l’extérieur, ses deux flèches très ornementées, ses multiples pinacles assez frustes, dressés à chaque angle des arcs-boutants. Cette cathédrale, en somme, rivalise avec les plus renommées de la péninsule Ibérique.

On entra par la porte majeure, ménagée au milieu de la façade principale.

Très sombre au-dedans, cette église, comme toutes celles de l’Espagne. Pas une chaise ni dans la nef ni dans les bas-côtés. Ça et là quelques rares bancs de bois. Rien que les froides dalles sur lesquelles les fidèles s’agenouillent – ce qui donne un caractère particulier aux cérémonies religieuses.

Clovis Dardentor et les deux jeunes gens remontèrent la nef entre sa double rangée de piliers, dont les arêtes prismatiques vont se souder à la retombée de la voûte. Ils allèrent ainsi jusqu’à l’extrémité du vaisseau. Il y eut lieu de s’arrêter devant la chapelle royale, d’admirer un retable magnifique, de pénétrer dans le chœur, qui est assez singulièrement situé au milieu de l’édifice. Mais le temps eût manqué pour examiner en détail le riche trésor de la cathédrale, ses merveilles artistiques, ses reliques sacrées, en extrême vénération à Majorque – particulièrement le squelette du roi don Jayme d’Aragon, renfermé depuis trois siècles dans son sarcophage de marbre noir.

Peut-être, pendant cette courte séance, les visiteurs n’eurent-ils guère le loisir de faire une prière. Dans tous les cas, si Jean Taconnat eût prié pour Clovis Dardentor, ce n’eût été qu’à la condition d’être l’unique auteur de son salut dans ce monde en attendant l’autre.

«Et où allons-nous maintenant?… demanda Marcel Lornans.

– A l’Ayuntamiento, répondit le guide.

– Par quelle rue?

– Par la calle de Palacio.»

Le groupe revint sur ses pas en remontant cette rue sur une longueur de trois cents mètres, – soit environ seize cents palmos, pour compter à la mode majorquaine. La rue accède à une place moins spacieuse que la plaza d’Isabelle II, et d’un dessin non moins irrégulier. Du reste, ce n’est pas aux Baléares que se rencontrent des villes où le cordeau rectiligne et l’équerre rectangulaire tracent des cases d’échiquier comme dans les cités américaines.

Valait-il la peine de visiter l’Ayuntamiento, autrement dit la casa Consistorial? Assurément, et pas un étranger ne viendrait à Palma sans vouloir admirer un monument que son architecte a doté d’une si remarquable façade, les deux portes ouvertes entre deux fenêtres chacune et qui offrent accès à l’intérieur, la tribune, cette charmante «loggia» qui s’évide au centre. Puis, il y a le premier étage dont les sept fenêtres donnent sur un balcon courant tout le long de l’édifice, le deuxième étage protégé par la saillie d’une toiture de chalet, et ses caissons à rosaces que supportent d’infatigables cariatides de pierre. Enfin cette casa Consistorial est regardée comme un chef-d’œuvre de la Renaissance italienne.

C’est dans la «sala», ornée de peintures représentant les notabilités locales, – sans parler d’un remarquable Saint Sébastien de Van Dyck, – que siège le gouvernement de l’archipel. Là les massiers, à figure glabre, à longue houppelande, se promènent d’un air grave et d’un pas mesuré. Là se prennent les décisions proclamées dans la ville par les superbes tamboreros de l’Ayuntamiento, en costumes traditionnels dont les coutures sont brodées de passementeries rouges, l’or étant réservé à leur chef, le tamborero mayor.

Clovis Dardentor aurait volontiers sacrifié quelques douros pour apercevoir dans toute sa splendeur ce personnage, dont le guide parlait avec une vanité vraiment baléarienne; mais ledit personnage n’était pas visible.

Une heure était déjà dépensée sur les six accordées à la relâche. Si l’on voulait faire la promenade au château de Bellver, il convenait de se hâter.

Donc, par un enchevêtrement de rues et de carrefours, où Dédale se fût perdu même avec le fil d’Ariane, le guide remonta de la place de Cort à la place de Mercado, et, cent cinquante mètres plus loin, les touristes débouchèrent sur la place du Théâtre.

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Clovis Dardentor put faire alors quelques emplettes, une couple de majoliques à un prix suffisamment rémunérateur. Patrice, ayant reçu l’ordre de rapporter ces divers objets à bord du paquebot et de les déposer, à l’abri de tout choc, dans la cabine de son maître, redescendit vers le port.

Au-delà du théâtre, les visiteurs prirent une large voie, le paseo de la Rambla, qui, sur une longueur de trois mille mètres, va rejoindre la plaza de Jésus. Le paseo est bordé d’églises, de couvents, entre autres le couvent des religieuses de la Madeleine, qui fait face au quartier de l’infanterie.

Au fond de la place de Jésus se découpe la porte de ce nom, percée dans la courtine bastionnée, au-dessus de laquelle se tendent les fils télégraphiques. De chaque côté, des maisons toutes coloriées par les bannes des balcons ou les persiennes verdâtres des fenêtres. A gauche, quelques arbres, agrémentant ce joli coin de place ensoleillé de la lumière après-midienne.

A travers la porte grande ouverte apparaissait la plaine verdoyante, traversée d’une route qui s’abaisse vers le Terreno et conduit au château de Bellver.

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1 Louis-Salvator d’Autriche, neveu de l’empereur, dernier frère de Ferdinand IV, grand-duc de Toscane, et dont le frère alors qu’il naviguait sous le nom de Jean Orth, n’est jamais revenu d’un voyage dans les mers du Sud-Amérique.