Poprzednia częśćNastępna cześć

 

 

Jules Verne

 

DEUX ANS DE VACANCES

 

(Chapitre XVI-XVIII)

 

 

91 dessins par Benett et une Carte en couleurs

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

dwalat_02.jpg (50165 bytes)

© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre XVI

Briant inquiet de Jacques. – Construction de l’enclos et de la basse-cour. 
– Sucre d’érable. – Destruction des renards. – Nouvelle expédition 
à Sloughi-bay. – Le chariot attelé. – Massacre des phoques. – Les fêtes de Noël. – Hurrah pour Briant.

 

out s’était bien passé à French-den pendant l’absence de Gordon. Le chef de la petite colonie n’avait qu’à se louer de Briant, auquel les petits témoignaient une très sincère affection. N’eût été son caractère hautain et jaloux, Doniphan, lui aussi, aurait apprécié – à leur juste valeur – les qualités de son camarade; mais cela n’était pas, et grâce à l’ascendant qu’il avait pris sur Wilcox, Webb et Cross, ceux-ci le soutenaient volontiers, lorsqu’il s’agissait de faire opposition au jeune Français, si différent par l’allure et le caractère de ses compagnons d’origine anglo-saxonne.

Briant n’y prenait garde, du reste. Il faisait ce qu’il considérait comme son devoir, sans jamais se préoccuper de ce que l’on pensait de lui. Son plus gros souci, c’était l’inexplicable attitude de son frère.

Dernièrement, Briant avait encore pressé Jacques de questions, sans obtenir d’autre réponse que celle-ci:

«Non… frère… non!… Je n’ai rien!»

– Tu ne veux pas parler, Jacques? lui avait-il dit. Tu as tort!… Ce serait un soulagement pour toi comme pour moi!… J’observe que tu deviens de plus en plus triste, plus sombre!… Voyons!… Je suis ton aîné!… J’ai le droit de savoir la cause de ton chagrin!… Qu’as-tu à te reprocher?…

– Frère!…avait enfin répondu Jacques, comme s’il n’eût pu résister à quelque secret remords, ce que j’ai fait?… Toi, peut-être… tu me pardonnerais… tandis que les autres…

– Les autres?… Les autres?… s’était écrié Briant. Que veux-tu dire, Jacques?»

Des larmes avaient jailli des yeux de l’enfant; mais, malgré l’insistance de son frère, il n’avait plus ajouté que ceci:

«Plus tard tu sauras… plus tard!…»

Après cette réponse, on comprend ce que devait être l’inquiétude de Briant. Qu’y avait-il de si grave dans le passé de Jacques? C’est là ce qu’il voulait à tout prix savoir. Aussitôt que Gordon fut de retour Briant lui parla donc de ces demi-aveux arrachés à son frère, le priant même d’intervenir à ce sujet.

«A quoi bon, lui répondit sagement Gordon. Mieux vaut laisser Jacques agir de son propre mouvement! Quant à ce qu’il a fait… sans doute quelque peccadille dont il s’exagère l’importance!… Attendons qu’il s’explique de lui-même!»

Dès le lendemain – 9 novembre – les jeunes colons s’étaient remis à la besogne. L’ouvrage ne manquait pas. Et d’abord, il y eut lieu de faire droit aux réclamations de Moko, dont l’office commençait à se vider, bien que les collets, tendus aux abords de French-den, eussent fonctionné à différentes reprises. En réalité, c’était le gros gibier qui faisait défaut. Dès lors, nécessité d’aviser à construire des pièges assez solides pour que les vigognes, les pécaris, les guaculis, pussent s’y prendre, sans coûter un grain de plomb ni un grain de poudre.

Ce fut à des travaux de ce genre que les grands consacrèrent tout ce mois de novembre – le mois de mai des latitudes de l’hémisphère septentrional.

Sitôt leur arrivée, le guanaque, la vigogne et ses deux petits avaient été provisoirement installés sous les arbres les plus rapprochés de French-den. Là, de longues cordes leur permettaient de se mouvoir dans un certain rayon. Cela suffirait pendant la période des longs jours; mais, avant que l’hiver fût venu, l’établissement d’un abri plus convenable s’imposait. En conséquence, Gordon décida qu’un hangar et un enclos, protégés par de hautes palissades, seraient immédiatement disposés au pied d’Auckland-hill, du côté du lac, un peu au delà de la porte du hall.

dwalat_49.jpg (171425 bytes)

On se mit au travail, et un véritable chantier s’organisa sous la direction de Baxter. C’était plaisir de voir ces zélés garçons manier plus ou moins adroitement les outils qu’ils avaient trouvés dans le coffre de menuiserie du schooner, les uns la scie, les autres la hache ou l’herminette. S’ils gâtaient parfois l’ouvrage, ils ne ne se rebutaient pas. Des arbres de moyenne grosseur, coupés à la racine et bien ébranchés, fournirent le nombre de pieux nécessaires à la clôture d’un espace assez grand pour qu’une douzaine d’animaux pussent y vivre à l’aise. Ces troncs, solidement enfoncés dans le sol, reliés entre eux par des traverses, étaient capables de résister à toutes les tentatives des bêtes malfaisantes qui essayeraient de les renverser ou de les franchir. Quant au hangar, il fut construit avec les bordages du Sloughi – ce qui évita aux jeunes charpentiers la peine de débiter les arbres en planches, travail bien difficile dans ces conditions. Puis, son toit fut recouvert d’un épais prélart goudronné, afin qu’il n’eût rien à craindre des rafales. Une bonne et épaisse litière qui serait fréquemment renouvelée, une fraîche nourriture d’herbe, de mousse et de feuillage dont on ferait ample provision, il n’en fallait pas davantage pour que les animaux domestiques fussent maintenus en bon état. Garnett et Service, plus particulièrement chargés de l’entretien de l’enclos, se trouvèrent bientôt récompensés de leurs soins, en voyant le guanaque et la vigogne s’apprivoiser de jour en jour.

dwalat_50.jpg (166623 bytes)

Au surplus, l’enclos ne tarda pas à recevoir de nouveaux hôtes. Ce fut d’abord un second guanaque, qui s’était laissé choir dans l’une des trappes de la forêt, ensuite un couple de vigognes, mâle et femelle, dont Baxter s’empara avec l’aide de Wilcox qui, lui aussi, commençait à manier assez adroitement les bolas. Il y eut même un nandû que Phann força à la course. Mais on vit bien qu’il en serait de celui-là comme du premier. Malgré le bon vouloir de Service, qui s’y entêta encore, on n’en put rien faire.

Il va sans dire que jusqu’au moment où le hangar fut achevé, le guanaque et la vigogne avaient été rentrés chaque soir dans Store-room. Cris de chacals, glapissements de renards, rugissements de fauves, éclataient trop près de French-den pour qu’il fût prudent de laisser ces bêtes au dehors.

Cependant, tandis que Garnett et Service s’occupaient plus spécialement de l’entretien des animaux, Wilcox et quelques-uns de ses camarades ne cessaient de préparer pièges et collets qu’ils allaient quotidiennement visiter. En outre, il y eut encore de la besogne pour deux des petits, Iverson et Jenkins. En effet, les outardes, les poules faisanes, les pintades, les tinamous, nécessitèrent l’aménagement d’une basse-cour que Gordon fit disposer dans un coin de l’enclos, et c’est à ces enfants qu’échut la tâche d’en prendre soin – ce qu’ils firent avec beaucoup de zèle.

On le voit, Moko avait maintenant à sa disposition non seulement le lait des vigognes mais aussi les œufs de la gent emplumée. Et certainement, il eût maintes fois confectionné quelque entremets de sa façon, si Gordon ne lui eût recommandé d’économiser le sucre. Ce n’était que les dimanches et certains jours de fête que l’on voyait apparaître sur la table un plat extraordinaire, dont Dole et Costar se régalaient à pleine bouche.

Pourtant, s’il était impossible de fabriquer du sucre, ne pouvait-on trouver une matière propre à le remplacer? Service – ses Robinsons à la main – soutenait qu’il n’y avait qu’à chercher. Gordon chercha donc, et il finit par découvrir, au milieu des fourrés de Traps-woods, un groupe d’arbres qui, trois mois plus tard, aux premiers jours de l’automne, allaient se couvrir d’un feuillage pourpre du plus bel effet.

«Ce sont des érables, dit-il, des arbres à sucre!

– Des arbres en sucre! s’écria Costar.

– Non, gourmand! répondit Gordon. J’ai dit: à sucre! Ainsi, rentre ta langue!»

C’était là l’une des plus importantes découvertes que les jeunes colons eussent faites depuis leur installation à French-den. En pratiquant une incision dans le tronc de ces érables, Gordon obtint un liquide, produit par la condensation, et cette sève, en se solidifiant, donna une matière sucrée. Quoique inférieure en qualités saccharifères aux sucs de la canne et delà betterave, cette substance n’en était pas moins précieuse pour les besoins de l’office, et meilleure, en tout cas, que les produits similaires que l’on tire du bouleau, à l’époque du printemps.

Si l’on avait le sucre, on ne tarda pas à avoir la liqueur. Sur les conseils de Gordon, Moko essaya de traiter par la fermentation les graines de trulca et d’algarrobe. Après avoir été préalablement écrasées dans une cuve au moyen d’un lourd pilon de bois, ces graines fournirent un liquide alcoolique dont la saveur eût suffi à édulcorer les boissons chaudes, à défaut du sucre d’érable. Quant aux feuilles cueillies sur l’arbre à thé, on reconnut qu’elles valaient presque l’odorante plante chinoise. Aussi, pendant leurs excursions dans la forêt, les explorateurs ne manquèrent-ils jamais d’en faire une abondante récolte.

Bref, l’île Chairman procurait à ses habitants, sinon le superflu, du moins le nécessaire. Ce qui faisait défaut – il y avait lieu de le regretter – c’étaient les légumes frais. On dut se contenter des légumes de conserves, dont il y avait une centaine de boîtes que Gordon ménageait le plus possible. Briant avait bien essayé de cultiver ces ignames revenus à l’état sauvage, et dont le naufragé français avait semé quelques plants au pied de la falaise. Vaine tentative. Par bonheur, le céleri – on ne l’a point oublié – poussait abondamment sur les bords du Family-lake, et, comme il n’y avait pas lieu de l’économiser, il remplaçait les légumes frais, non sans avantage.

Il va de soi que les fleurons, tendus pendant l’hiver sur la rive gauche du rio, avaient été transformés en filets de chasse au retour de la belle saison. On y prit, entre autres volatiles, des perdrix de petite taille, et de ces bernicles qui venaient sans doute des terres, situées au large de l’île.

Doniphan, de son côté, aurait bien voulu explorer la vaste région les South-moors, de l’autre côté du rio Zealand. Mais il eût été dangereux de se hasarder à travers ces marais que recouvraient en grande partie les eaux du lac, mêlées aux eaux de la mer à l’époque des crues.

Wilcox et Webb capturèrent également un certain nombre d’agoutis, gros comme des lièvres, dont la chair blanchâtre, un peu sèche, tient le milieu entre celle du lapin et celle du porc. Certes, il eût été difficile de forcer ces rapides rongeurs à la course – même avec l’aide de Phann. Toutefois, lorsqu’ils se trouvaient au gîte, il suffisait de siffler légèrement pour les attirer à l’orifice et s’en emparer. A différentes reprises encore, les jeunes chasseurs rapportèrent des mouffettes, des gloutons-grisons, des zorillos, à peu près semblables aux martres avec leur belle fourrure noire à raies blanches, mais qui répandaient des émanations fétides.

«Comment peuvent-elles supporter une pareille odeur? demanda un jour Iverson.

– Bon!… Affaire d’habitude!» répondit Service.

Si le rio fournissait son contingent de galaxias, Family-lake, peuplé d’espèces plus grandes, donnait, entre autres, de belles truites qui, malgré la cuisson, conservaient un goût un peu saumâtre. On avait toujours, il est vrai, la ressource d’aller pêcher, entre les algues et les fucus de Sloughi-bay, ces sortes de merluches qui s’y réfugiaient par myriades. Et puis, lorsque le moment serait venu où les saumons essayeraient de remonter le cour du rio Zealand, Moko verrait à s’approvisionner de ces poissons, qui, conservés dans le sel, assureraient une excellente nourriture pour la saison d’hiver.

Ce fut à cette époque, sur la demande de Gordon, que Baxter s’occupa de fabriquer des arcs avec d’élastiques branches de frênes, et des flèches de roseaux, armées d’un clou à leur pointe, ce qui permit à Wilcox et Cross – les plus adroits après Doniphan, – d’abattre, de temps à autre, quelque menu gibier.

Cependant, si Gordon se montrait toujours opposé à la dépense de munitions, il survint une circonstance dans laquelle il dut se départir de sa parcimonie habituelle.

Un jour – c’était le 7 décembre – Doniphan, l’ayant pris à l’écart, lui dit:

«Gordon, nous sommes infestés par les chacals et les renards! Ils viennent en bandes pendant la nuit et détruisent nos collets en même temps que le gibier qui s’y est laissé prendre!… Il faut en finir, une bonne fois!

–Ne peut-on établir des pièges? fit observer Gordon, voyant bien où son camarade voulait en venir.

– Des pièges?… répondit Doniphan, qui n’avait rien perdu de son dédain pour ces vulgaires engins de chasse. Des pièges!… Passe encore, s’il s’agissait de chacals, qui sont assez stupides pour s’y attraper quelquefois. Quant aux renards, c’est autre chose! Ces bêtes-là sont trop futées et se défient, malgré toutes les précautions que prend Wilcox! Une nuit ou l’autre, notre enclos sera dévasté, et il ne restera plus rien des volatiles de la basse-cour!…

– Eh bien, puisque cela est nécessaire, répondit Gordon, j’accorde quelques douzaines de cartouches. Surtout, tâchez de ne tirer qu’à coup sûr!…

– Bon!… Gordon, tu peux y compter! La nuit prochaine, nous nous embusquerons sur la passée de ces animaux, et nous en ferons un tel massacre qu’on n’en verra plus de longtemps!»

Cette destruction était urgente. Les renards de ces régions, ceux de l’Amérique du Sud particulièrement, sont, paraît-il, encore plus rusés que leurs congénères d’Europe. En effet, aux environs des haciendas, ils font d’incessants ravages, ayant assez d’intelligence pour couper les lanières de cuir qui retiennent les chevaux ou les bestiaux sur les pâturages.

La nuit venue, Doniphan, Briant, Wilcox, Baxter, Webb, Cross, Service, allèrent se poster aux abords d’un «covert» – nom que l’on donne, dans le Royaume-Uni, à de larges espaces de terrain semés de buissons et de broussailles. Ce covert était situé près de Traps-woods, du côté du lac.

Phann n’avait point été invité à se joindre aux chasseurs. Il les eût plutôt gêné en donnant l’éveil aux renards. Il n’était pas question, d’ailleurs, de rechercher une piste. Même quand il est échauffé par la course, le renard ne laisse rien de son fumet après lui, ou, du moins, les émanations en sont si légères que les meilleurs chiens ne peuvent les reconnaître.

Il était onze heures, lorsque Doniphan et ses camarades se mirent à l’affût entre les touffes de bruyère sauvage qui bordaient le covert.

La nuit était très sombre.

Un profond silence que ne troublait même pas le plus léger souffle de brise, permettrait d’entendre le glissement des renards sur les herbes sèches.

Un peu après minuit, Doniphan signala l’approche d’une bande de ces animaux, qui traversaient le covert pour venir se désaltérer dans le lac.

dwalat_51.jpg (179486 bytes)

Les chasseurs attendirent, non sans impatience, qu’ils fussent réunis au nombre d’une vingtaine – ce qui prit un certain temps, car ils ne s’avançaient qu’avec circonspection, comme s’ils eussent pressenti quelque embûche. Soudain, au signal de Doniphan, plusieurs coups de feu retentirent. Tous portèrent. Cinq ou six renards roulèrent sur le sol, tandis que les autres, affolés, s’élançant à droite, à gauche, furent pour la plupart frappés mortellement.

A l’aube, on trouva une dizaine de ces animaux, étendus entre les herbes du covert. Et, comme ce massacre recommença pendant trois nuits consécutives, la petite colonie fut bientôt délivrée de ces visites dangereuses qui mettaient en péril les hôtes de l’enclos. De plus, cela lui valut une cinquantaine de belles peaux d’un gris argenté, qui, soit à l’état de tapis, soit à l’état de vêtements, ajoutèrent au confort de French-den.

Le 15 décembre, grande expédition à Sloughi-bay. Le temps étant très beau, Gordon décida que tout le monde y prendrait part – ce que les plus jeunes accueillirent avec grandes démonstrations de joie.

Très probablement, en partant dès le point du jour, le retour pourrait s’effectuer avant la nuit. S’il survenait quelque retard, on en serait quitte pour camper sous les arbres.

Cette expédition avait pour principal objectif une chasse aux phoques qui fréquentaient le littoral de Wreck-coast à l’époque des froids. En effet, le luminaire, largement entamé pendant les soirées et les nuits de ce long hiver, était sur le point de manquer. De la provision de chandelles, fabriquées par le naufragé français, il ne restait plus que deux ou trois douzaines. Quant à l’huile, contenue dans les barils du Sloughi, et qui servait à l’alimentation des fanaux du hall, la plus grande partie en avait été dépensée, et cela préoccupait sérieusement le prévoyant Gordon.

Sans doute, Moko avait pu mettre en réserve une notable quantité de ces graisses que lui fournissait le gibier, ruminants, rongeurs ou volatiles; mais il n’était que trop certain qu’elles s’épuiseraient rapidement par la consommation quotidienne. Or, n’était-il pas possible de les remplacer par une substance que la nature fournirait toute préparée ou à peu près? A défaut d’huile végétale, la petite colonie ne pourrait-elle s’assurer un stock, pour ainsi dire infini, d’huiles animales?

Oui, évidemment, si les chasseurs parvenaient à tuer un certain nombre de ces phoques, de ces otaries à fourrures, qui venaient s’ébattre sur le banc de récifs de Sloughi-bay pendant la saison chaude. Il fallait même se hâter, car ces amphibies ne tarderaient pas à rechercher des eaux plus méridionales sur les parages de l’Océan antarctique.

Ainsi, l’expédition projetée avait une grande importance, et les préparatifs furent faits de telle sorte qu’elle pût donner de bons résultats.

Depuis quelque temps, Service et Garnett s’étaient appliqués, et avec succès, à dresser les deux guanaques comme bêtes de trait. Baxter leur avait fabriqué un licol d’herbes, engainées dans de la grosse toile à voile, et, si l’on ne les montait pas encore, du moins était-il possible de les atteler au chariot. Cela était préférable que de s’y atteler soi-même.

Ce jour là, le chariot fut donc chargé de munitions, de provisions et de divers ustensiles, entre autres, une large bassine et une demi-douzaine de barils vides, qui reviendraient remplis d’huile de phoque. En effet, mieux valait dépecer ces animaux sur place que de les rapporter à French-den, où l’air eut été empesté d’odeurs malsaines.

Le départ s’effectua au lever du soleil, et le cheminement se fit sans difficulté pendant les deux premières heures. Si le chariot n’alla pas très vite, c’est que le sol inégal de la rive droite du rio Zealand ne se prêtait que très imparfaitement à la traction des guanaques. Mais, où cela devint assez difficile, ce fut lorsque la petite troupe contourna la fondrière de Bog-woods, entre les arbres de la forêt. Les petites jambes de Dole et de Costar s’en ressentirent. Aussi Gordon, à la demande de Briant, dut-il les autoriser à prendre place sur le chariot, afin de se reposer tout en faisant la route.

Vers huit heures, tandis que l’attelage longeait péniblement les limites de la fondrière, les cris de Cross et de Webb, qui marchaient un peu en avant, firent accourir Doniphan d’abord, puis les autres à sa suite.

Au milieu des vases de Bog-woods, à la distance d’une centaine de pas, se vautrait un énorme animal que le jeune chasseur reconnut aussitôt. C’était un hippopotame, gras et rosé, lequel – heureusement pour lui – disparut sous les épais fouillis du marécage, avant qu’il eût été possible de le tirer. A quoi bon, d’ailleurs, un coup de fusil si inutile!

«Qu’est-ce que c’est, cette grosse bête-là? demanda Dole, assez inquiet rien que pour l’avoir entrevue.

– C’est un hippopotame, lui répondit Gordon.

– Un hippopotame!… Quel drôle de nom!

– C’est comme qui dirait un cheval de fleuve, répondit Briant.

– Mais ça ne ressemble pas à un cheval! fit très à propos observer Costar.

– Non! s’écria Service, et m’est avis qu’on eût mieux fait de l’appeler: cochonpotame!»

Réflexion qui ne manquait pas de justesse et provoqua le joyeux rire des petits.

Il était un peu plus de dix heures du matin, lorsque Gordon déboucha sur la grève de Sloughi-bay. Halte fut faite près de la rive du rio, à l’endroit où avait été établi le premier campement pendant la démolition du yacht.

Une centaine de phoques étaient là, gambadant entre les roches ou se chauffant au soleil. Il y en avait même qui prenaient leurs ébats sur le sable, en deçà du cordon de récifs.

Ces amphibies devaient être peu familiarisés avec la présence de l’homme. Peut-être, après tout, n’avaient-ils jamais vu d’être humain, puisque la mort du naufragé français remontait à plus de vingt ans déjà. C’est pourquoi, bien que ce soit une mesure de prudence habituelle à ceux que l’on pourchasse dans les parages arctiques ou antarctiques, les plus vieux de la bande ne s’étaient point mis en sentinelle afin de veiller au danger. Pourtant, il fallait bien se garder de les effrayer prématurément, car, en quelques instants, ils eussent quitté la place.

Et d’abord, dès qu’ils étaient arrivés en face de Sloughi-bay, les jeunes colons avaient porté leurs regards vers cet horizon, si largement découpé entre American-cape et False-sea-point.

La mer était absolument déserte. Il y avait lieu de le reconnaître une fois de plus, ces parages semblaient être situés en dehors des routes maritimes.

Il pouvait se faire, cependant, qu’un navire passât en vue de l’île. Dans ce cas, un poste d’observation, établi sur la crête d’Auckland-hill ou même au sommet du morne de False-sea-point – dans lequel l’un des canons du schooner eût été hissé – aurait mieux valu que le mât de signaux pour attirer l’attention. Mais, c’eût été s’astreindre à rester de garde jour et nuit dans ce poste, et, par conséquent, loin de French-den. Gordon regardait donc cette mesure comme impraticable. Briant lui-même, que la question de rapatriement préoccupait toujours, dut en convenir. Ce qu’il y avait de regrettable, c’était que French-den ne fût pas situé de ce côté d’Auckland-hill, en regard de Sloughi-bay.

Après un rapide déjeuner, au moment où le soleil de midi invitait les phoques à se chauffer sur la grève, Gordon, Briant, Doniphan, Cross, Baxter, Webb, Wilcox, Garnett et Service se préparèrent à leur donner la chasse. Pendant cette opération, Iverson, Jenkins, Jacques, Dole et Costar devaient rester au campement sous la garde de Moko – en même temps que Phann, qu’il importait de ne pas lâcher au milieu du troupeau d’amphibies. Ils auraient, d’ailleurs, à veiller sur les deux guanaques, qui se mirent à paître sous les premiers arbres de la forêt.

Toutes les armes à feu de la colonie, fusils et revolvers, avaient été emportées avec des munitions en quantité suffisante, que Gordon n’avait point marchandées, cette fois, car il s’agissait de l’intérêt général.

Couper la retraite aux phoques du côté de la mer, c’est à cela qu’il convenait d’aviser tout d’abord. Doniphan, auquel ses camarades laissèrent volontiers le soin de diriger la manœuvre, les engagea à redescendre le rio jusqu’à son embouchure, en se dissimulant à l’abri de la berge. Puis, cela fait, il serait aisé de filer le long des récifs, de manière à cerner la plage.

dwalat_52.jpg (146785 bytes)

Ce plan fut exécuté avec beaucoup de prudence. Les jeunes chasseurs, espacés de trente à quarante pas l’un de l’autre, eurent bientôt formé un demi-cercle entre la grève et la mer.

Alors, à un signal qui fut donné par Doniphan, tous se levèrent à la fois, les détonations éclatèrent simultanément, et chaque coup de feu fit une victime.

Ceux des phoques, qui n’avaient pas été atteints, se redressèrent, agitant leur queue et leurs nageoires. Effrayés surtout par le bruit des détonations, ils se précipitèrent, en bondissant, vers les récifs.

On les poursuivit à coups de revolvers. Doniphan, tout entier à ses instincts, faisait merveille, tandis que ses camarades l’imitaient de leur mieux.

Ce massacre ne dura que quelques minutes, bien que les amphibies eussent été traqués jusqu’à l’accore des dernières roches. Au delà, les survivants disparurent, abandonnant une vingtaine de tués ou de blessés sur la grève.

L’expédition avait pleinement réussi, et les chasseurs, revenus au campement, s’installèrent sous les arbres, de manière à pouvoir y passer trente-six heures.

L’après-midi fut occupé par un travail qui ne laissait pas d’être fort répugnant. Gordon y prit part en personne, et, comme c’était là une besogne indispensable, tous s’y employèrent résolument. Il fallut d’abord ramener sur le sable les phoques qui étaient tombés entre les récifs. Bien que ces animaux ne fussent que de moyenne taille, cela donna quelque peine.

Pendant ce temps, Moko avait disposé la bassine au-dessus d’un foyer, établi entre deux grosses pierres. Les quartiers de phoques, dépecés en morceaux de cinq à six livres chacun, furent déposés dans cette bassine qui avait été préalablement remplie d’eau douce, puisée au rio à l’heure de la mer basse. Quelques instants suffirent pour que l’ébullition en dégagea une huile claire, qui surnagea à la surface, et dont les tonneaux furent successivement remplis.

Ce travail rendait la place véritablement intenable par l’infection qu’il répandait. Chacun se bouchait le nez, mais non les oreilles – ce qui permettait d’entendre les plaisanteries que provoquait cette opération désagréable. Le délicat «lord Doniphan» lui-même ne bouda pas devant besogne, qui fut reprise le lendemain.

A la fin de cette seconde journée, Moko avait recueilli ainsi plusieurs centaines de gallons d’huile. Il parut suffisant de s’en tenir là, puisque l’éclairage de French-den se trouvait assuré pour toute la durée du prochain hiver. D’ailleurs, les phoques n’étaient point revenus sur les récifs ni sur la grève, et, certainement, ils ne fréquenteraient plus le littoral de Sloughi-bay, avant que le temps n’eût calmé leur frayeur.

Le lendemain matin, le campement fut levé dès l’aube – à la satisfaction générale, on peut l’affirmer. La veille au soir, le chariot avait été chargé des barils, outils et ustensiles. Comme il devait être plus lourd au retour qu’à l’aller, les guanaques ne pourraient pas le traîner très vite, car le sol montait sensiblement dans la direction du Family-lake.

Au moment du départ, l’air était rempli des cris assourdissants de mille oiseaux de proie, busards ou faucons, qui, venus de l’intérieur de l’île, s’acharnaient sur les débris des phoques, dont il ne resterait bientôt plus trace.

Après un dernier salut envoyé au drapeau du Royaume-Uni, qui flottait sur la crête d’Auckland-hill, après un dernier coup d’œil jeté vers l’horizon du Pacifique, la petite troupe se mit en marche en remontant la rive droite du Zealand.

Le retour ne fut marqué par aucun incident. Malgré les difficultés de là route, les guanaques firent si bien leur office, les grands les aidèrent si à propos dans les passages difficiles, que tous étaient rentrés à French-den avant six heures du soir.

Le lendemain et jours suivants furent consacrés aux travaux habituels. On fit l’essai de l’huile de phoque dans les lampes des fanaux, et il fut constaté que la lumière qu’elle donna, quoique de qualité assez médiocre, suffirait à l’éclairage du hall et de Store-room. Donc, plus à craindre d’être plongé dans l’obscurité durant les longs mois d’hiver.

Cependant, le Christmas, si joyeusement fêté chez les Anglo-Saxons, le jour de Noël, approchait. Gordon voulut, non sans raison, qu’il fût célébré avec une certaine solennité. Ce serait comme un souvenir adressé au pays perdu, comme un envoi du cœur vers des familles absentes! Ah! si tous ces enfants avaient pu se faire entendre, comme ils auraient crié: «Nous sommes là… tous! vivants, bien vivants… Vous nous reverrez!… Dieu nous ramènera vers vous!» Oui!… Eux pouvaient encore garder un espoir que leurs parents n’avaient plus là-bas, à Auckland – l’espoir de les revoir un jour!

Gordon annonça donc que, les 25 et 26 décembre, il y aurait congé à French-den. Les travaux seraient suspendus pendant ces deux jours. Ce premier Christmas serait, sur l’île Chairman, ce qu’est en divers pays de l’Europe, le premier jour de l’année.

Quel accueil fut fait à cette proposition, on l’imagine aisément! Il allait de soi que, le 25 décembre il y aurait un festin d’apparat, pour lequel Moko promettait des merveilles. Aussi, Service et lui ne cessaient-ils de conférer mystérieusement à ce sujet, tandis que Dole et Costar, alléchés par avance, cherchaient à surprendre le secret de leurs délibérations. L’office, d’ailleurs, était assez bien garni pour fournir les éléments d’un repas solennel.

Le grand jour arriva. Au-dessus de la porte du hall, à l’extérieur, Baxter et Wilcox avaient artistement disposé la série des flammes, guidons et pavillons du Sloughi, ce qui donnait un air de fête à French-den.

Dès le matin, un coup de canon réveilla bruyamment les joyeux échos d’Auckland-hill. C’était une des deux pièces, braquée à travers l’embrasure du hall, que Doniphan venait de faire retentir en l’honneur du Christmas.

Aussitôt les petits vinrent offrir aux grands leurs souhaits de nouvel an, qui leur furent paternellement rendus. Il y eut même à l’adresse du chef de l’île Chairman un compliment que récita Costar et dont il ne se tira pas trop mal.

Chacun avait revêtu ses plus beaux habits pour la circonstance. Le temps était magnifique, il y eut, avant et après déjeuner, promenade le long du lac, jeux divers sur Sport-terrace, auxquels tous voulurent prendre part. On avait emporté à bord du yacht tous les engins spéciaux si en usage en Angleterre: c’étaient des boules, des balles, des masses, des raquettes, – pour le «golf», qui consiste à envoyer des balles en caoutchouc dans différents trous creusés à longue distance. – pour le «foot-ball», dont le ballon de cuir se lance avec le pied, – pour les «bowls», billes de bois qui se jettent à la main et dont il faut adroitement corriger la déviation due à leur forme ovale, – et enfin pour les «fives», qui rappellent le jeu de la balle au mur.

La journée fut bien remplie. Les petits, surtout, s’en donnèrent à pleine joie. Tout se passa bien. Il n’y eut ni discussions, ni querelles. Il est vrai, Briant s’était plus particulièrement chargé d’amuser Dole, Costar, Iverson et Jenkins – sans avoir pu obtenir que son frère Jacques se joignit à eux – tandis que Doniphan et ses compagnons habituels, Webb, Cross et Wilcox, faisaient bande à part, malgré les observations du sage Gordon. Enfin, lorsque l’heure du dîner fut annoncée par une nouvelle décharge d’artillerie, les jeunes convives vinrent allègrement prendre place au festin, servi dans le réfectoire de Store-room.

Sur la grande table, recouverte d’une belle nappe blanche, un arbre de Noël, planté dans un large pot, entouré de verdure et de fleurs, occupait la place centrale. A ses branches étaient suspendus de petits drapeaux aux couleurs réunies de l’Angleterre, de l’Amérique et de la France.

dwalat_53.jpg (171067 bytes)

Vraiment, Moko s’était surpassé pour la confection de son menu, et se montra très fier des compliments qui lui furent adressés, ainsi qu’à Service, son aimable collaborateur. Un agouti en daube, un salmis de tinamous, un lièvre rôti, truffé d’herbes aromatiques, une outarde, ailes relevées, bée en l’air, comme un faisan en belle vue, trois boîtes de légumes conservés, un pudding – et quel pudding! – disposé en forme de pyramide, avec ses raisins de Corinthe traditionnels mélangés de fruits d’algarrobe, et qui, depuis plus d’une semaine, trempait dans un bain de brandy; puis, quelques verres de claret, de sherry, des liqueurs, du thé, du café au dessert, il y avait là, on en conviendra, de quoi fêter superbement l’anniversaire du Christmas sur l’île Chairman.

Et alors Briant porta cordialement un toast à Gordon, qui lui répondit en buvant à la santé de la petite colonie et au souvenir des familles absentes.

Enfin – ce qui fut très touchant – Costar se leva, et, au nom des plus jeunes, il remercia Briant du dévouement dont il avait donné tant de preuves à leur égard.

Briant ne put se défendre d’une profonde émotion, lorsque les hurrahs retentirent en son honneur – hurrahs qui ne trouvèrent pas d’écho dans le cœur de Doniphan.

 

 

Chapitre XVII

Préparatifs en vue du prochain hiver. – Proposition de Briant. – Départ 
de Briant, de Jacques et de Moko. – Traversée du Family-lake. – L’East-river. 
– Un petit port à l’embouchure. – La mer dans l’est. – Jacques et Briant. 
– Retour à French-den.

 

uit jours après commençait l’année 1861, et, pour cette partie de l’hémisphère austral, c’était en plein cœur de l’été que débutait le nouvel an.

Il y avait près de dix mois que les jeunes naufragés du Sloughi avaient été jetés sur leur île, à dix-huit cents lieues de la Nouvelle-Zélande!

Pendant cette période, on doit le reconnaître, leur situation s’était peu à peu améliorée. Il semblait même qu’ils fussent désormais assurés de subvenir à tous les besoins de la vie matérielle. Mais c’était toujours l’abandon sur une terre inconnue! Les secours du dehors – les seuls qu’ils pussent espérer – arriveraient-ils enfin, et arriveraient-ils avant l’achèvement de la belle saison? La colonie serait-elle condamnée à subir les rigueurs d’un second hiver antarctique? Jusqu’ici, à la vérité, la maladie ne l’avait point éprouvée. Tous, petits et grands, s’étaient aussi bien portés que possible. Grâce à la prudence de Gordon, qui y tenait la main – ce qui ne laissait pas de provoquer parfois des récriminations contre sa sévérité – aucune imprudence, aucun excès, n’avaient été commis. Pourtant ne fallait-il pas compter avec les affections auxquelles n’échappent que rarement les enfants de cet âge, particulièrement les plus jeunes? En somme, si le présent était acceptable, l’avenir restait toujours gros d’inquiétudes. A tout prix – et c’est à quoi Briant songeait sans cesse – il eût voulu quitter l’île Chairman! Or, avec l’unique embarcation que l’on possédait, avec cette frêle yole, comment se hasarder à entreprendre une traversée qui pouvait être longue, si l’île n’appartenait pas à un des groupes du Pacifique, ou si le continent le plus voisin se trouvait à quelques centaines de milles? Lors même que deux ou trois des plus hardis se fussent dévoués pour aller chercher une terre dans l’est; que de chances il y avait pour qu’ils ne parvinssent pas à l’atteindre! Quant à construire un navire assez grand pour traverser ces parages du Pacifique, le pouvaient-ils? Non, assurément! Cela était au-dessus de leurs forces, et Briant ne savait qu’imaginer pour le salut de tous!

Donc attendre, attendre encore, et travailler à rendre plus confortable l’installation de French-den, il n’y avait que cela à faire. Puis, sinon cet été, parce que la besogne pressait en prévision de la saison des froids, du moins l’été prochain, les jeunes colons achèveraient de reconnaître entièrement leur île.

Chacun se mit résolument à l’ouvrage. L’expérience avait montré ce qu’étaient les rigueurs de l’hiver sous cette latitude. Pendant des semaines, pendant des mois même, les mauvais temps obligeraient à se confiner dans le hall, et il n’était que prudent de se prémunir contre le froid et la faim – les deux ennemis qui fussent le plus à craindre.

Combattre le froid dans French-den, ce n’était qu’une question de combustible, et l’automne, si court qu’il fût, ne prendrait pas fin sans que Gordon eût fait emmagasiner assez de bois pour alimenter les poêles jour et nuit. Mais ne devait-on pas aussi songer aux animaux domestiques, que renfermaient l’enclos et la basse-cour? Les abriter dans Store-room, c’eût été une gêne excessive, et même une imprudence au point de vue hygiénique. Donc, nécessité de rendre plus habitable le hangar de l’enclos, de le défendre contre les basses températures, de le chauffer en y établissant un foyer qui pût toujours en maintenir l’air intérieur à un degré supportable. C’est à quoi s’appliquèrent Baxter, Briant, Service et Moko pendant le premier mois de l’année nouvelle.

Quant à la question non moins grave de l’alimentation pour toute la durée de la période hivernale, Doniphan et ses compagnons de chasse se chargèrent de la résoudre. Chaque jour, ils visitaient les trappes, les pièges, les collets. Ce qui ne servait pas à la consommation quotidienne allait grossir les réserves de l’office sous forme de viandes salées ou fumées que Moko préparait avec son soin habituel. On assurait ainsi la nourriture, si long ou si rigoureux que l’hiver pût être.

Cependant une exploration s’imposait: c’était celle qui aurait pour but, non d’explorer tous les territoires inconnus de l’île Chairman, mais au moins la partie comprise dans l’est du Family-lake. Renfermait-elle des forêts, des marais ou des dunes? Offrait-elle de nouvelles ressources, qui pourraient être utilisées?

Un jour Briant conféra avec Gordon à ce sujet, en l’envisageant, d’ailleurs, d’une autre manière.

«Bien que la carte du naufragé Baudoin soit faite avec une certaine exactitude que nous avons pu constater, dit-il, il serait à propos de prendre connaissance du Pacifique dans l’est. Nous avons à notre disposition d’excellentes lunettes que mon compatriote ne possédait point, et qui sait si nous n’apercevrions pas des terres qu’il n’a pu voir? Sa carte présente l’île Chairman comme isolée dans ces parages, et peut-être ne l’est-elle pas?

– Tu poursuis toujours ton idée, répondit Gordon, et il te tarde de partir?…

– Oui, Gordon, et, au fond, je suis sûr que tu penses comme moi! Est-ce que tous nos efforts ne doivent pas tendre à nous rapatrier dans le plus bref délai?

– Soit, répondit Gordon, et, puisque tu y tiens, nous organiserons une expédition…

– Une expédition à laquelle nous prendrions tous part?… demanda Briant.

– Non, répondit Gordon. Il me semble que six ou sept de nos camarades…

– Ce serait encore trop, Gordon! Étant si nombreux, ils ne pourraient faire autrement que de tourner le lac par le nord ou par le sud; et est-il sûr que cela n’exigerait pas beaucoup de temps et de fatigues?

– Que proposes-tu donc, Briant?

– Je propose de traverser le lac dans la yole en partant de French-den, afin d’atteindre la rive opposée, et, pour cela, de n’aller qu’à deux ou trois.

– Et qui conduirait la yole?

– Moko, répondit Briant. Il connaît la manœuvre d’une embarcation, et moi-même, je m’y entends un peu. Avec la voile, si le vent est bon, avec deux avirons, s’il est contraire, nous enlèverons aisément les cinq ou six milles que le lac mesure dans la direction de ce cours d’eau qui, d’après la carte, traverse les forêts de l’est; nous descendrons ainsi jusqu’à son embouchure.

– Entendu, Briant, répondit Gordon, j’approuve ton idée. Et qui accompagnerait Moko?

– Moi, Gordon, puisque je n’ai point fait partie de l’expédition au nord du lac. C’est à mon tour de me rendre utile… et je réclame…

– Utile! s’écria Gordon. Eh! ne nous as-tu pas déjà rendu mille services, mon cher Briant? Ne t’es-tu pas dévoué plus que tout autre? Ne te devons-nous pas de la reconnaissance?

– Allons donc, Gordon! Nous avons tous fait notre devoir! – Voyons, est-ce convenu?

– C’est convenu, Briant. Qui prendras-tu comme troisième compagnon de route? Je ne te proposerai pas Doniphan, puisque vous n’êtes pas bien ensemble…

– Oh! je l’accepterais volontiers! répondit Briant. Doniphan n’a pas mauvais cœur, il est brave, il est adroit, et, n’était son caractère jaloux, ce serait un excellent camarade. D’ailleurs, peu à peu, il se réformera, quand il aura compris que je ne cherche point à me mettre ni en avant ni au-dessus de personne, et nous deviendrons, j’en suis sûr, les meilleurs amis du monde. Mais j’ai songé à un autre compagnon de voyage.

– Lequel?…

– Mon frère Jacques, répondit Briant. Son état m’inquiète de plus en plus. Évidemment, il a quelque chose de grave à se reprocher qu’il ne veut pas dire. Peut-être, pendant cette excursion, se trouvant seul avec moi…

– Tu as raison, Briant. Emmène Jacques, et, dès aujourd’hui, commence tes préparatifs de départ.

– Ce ne sera pas long, répondit Briant, car notre absence ne durera pas plus de deux ou trois jours.»

Le jour même, Gordon fit part de l’expédition projetée. Doniphan se montra très dépité de ne pas en être, et, comme il s’en plaignit à Gordon, celui-ci lui fit comprendre que, dans les conditions où elle allait se faire, cette expédition n’exigeait que trois personnes, que Briant en ayant eu l’idée, il lui appartenait de la mettre à exécution, etc.

«Enfin, répondit Doniphan, il n’y en a que pour lui, n’est-ce pas, Gordon?

– Tu es injuste, Doniphan, injuste pour Briant, injuste aussi pour moi!»

Doniphan n’insista plus et rejoignit ses amis Wilcox, Cross et Webb, près desquels il put, tout à son aise, épancher sa mauvaise humeur.

Lorsque le mousse apprit qu’il allait momentanément échanger ses fonctions de maître-coq pour celles de patron de la yole, il ne cacha pas son contentement. L’idée de partir avec Briant doublait encore pour lui le plaisir. Quant à son remplaçant devant le fourneau de Store-room, ce serait naturellement Service, qui se réjouit à l’idée de pouvoir fricoter à sa fantaisie, sans être assisté de qui que ce soit. En ce qui concerne Jacques, cela sembla lui convenir d’accompagner son frère et de quitter French-den durant quelques jours.

La yole fut aussitôt mise en état. Elle gréait une petite voile latine, que Moko envergua et roula le long du mât. Deux fusils, trois revolvers, des munitions en quantité suffisante, trois couvertures de voyage, des provisions liquides et solides, des capotes cirées en cas de pluie, deux avirons avec une paire de rechange, tel était le matériel nécessaire aune expédition dont la durée serait courte,– sans oublier la copie qui avait été faite de la carte du naufragé, et à laquelle de nouveaux noms seraient ajoutés au fur et à mesure des découvertes.

dwalat_54.jpg (157510 bytes)

Le 4 février, vers huit heures du matin, après avoir pris congé de leurs camarades, Briant, Jacques et Moko s’embarquèrent à la digue du rio Zealand. Il faisait un joli temps, – une légère brise du sud-ouest. La voile fut hissée, et Moko, placé à l’arrière, saisit la barre, laissant à Briant le soin de tenir l’écoute. Quoique la surface du lac fut à peine ridée de souffles intermittents, la yole sentit plus vivement l’effet de la brise, lorsqu’elle se trouva un peu au large. Sa vitesse s’accéléra. Une demi-heure plus tard. Gordon et les autres, en observation sur la rive de Sport-terrace, n’apercevaient plus qu’un point noir qui allait bientôt disparaître.

Moko étant à l’arrière, Briant au milieu, Jacques s’était placé à l’avant, au pied du mât. Pendant une heure, les hautes crêtes d’Auckland-hill leur restèrent en vue, puis s’abaissèrent sous l’horizon. Cependant la rive opposée du lac ne se relevait pas encore, bien qu’elle ne pût être éloignée. Malheureusement, comme il arrive d’ordinaire lorsque le soleil a acquis de la force, le vent marqua une tendance à mollir, et, vers midi, ne se manifesta plus que par quelques volées capricieuses.

«Il est fâcheux, dit Briant, que la brise n’ait pas tenu toute la journée!…

– Ce serait bien plus fâcheux, monsieur Briant, répondit Moko, si elle était devenue contraire!

– Tu es philosophe, Moko!

– Je ne sais pas ce que vous entendez par ce mot-là, répondit le mousse. Pour moi, quoi qu’il arrive, j’ai l’habitude de ne jamais me dépiter!

– Eh bien, c’est précisément de la philosophie!

– Va pour la philosophie, et mettons-nous aux avirons, monsieur Briant. Il est à désirer que nous ayons atteint l’autre rive avant la nuit. Après tout, si nous n’y parvenions pas, il n’y aurait qu’à se résigner.

– Comme tu dis, Moko. Je vais prendre un aviron, toi l’autre, et Jacques se mettra à la barre.

– C’est cela, répliqua le mousse. Si monsieur Jacques gouverne bien, nous ferons bonne route.

– Tu me diras comment manœuvrer. Moko, répondit Jacques, et je suivrai de mon mieux tes indications.»

Moko amena la voile qui ne battait même plus, car le vent était absolument tombé. Les trois jeunes garçons se hâtèrent de manger un morceau. Après quoi, le mousse se plaça à l’avant, tandis que Jacques venait s’asseoir à l’arrière, Briant restant au milieu. La yole, vigoureusement enlevée, se dirigea en obliquant un peu vers le nord-est, d’après la boussole.

L’embarcation se trouvait alors au centre de cette vaste étendue d’eau, comme si elle eut été en pleine mer, la surface du lac étant circonscrite par une ligne périphérique de ciel. Jacques regardait attentivement dans la direction de l’est, pour voir si la côte n’apparaissait pas à l’opposé de French-den.

Vers trois heures, le mousse, ayant pris la lunette, put affirmer qu’il reconnaissait des indices de terre. Un peu plus tard, Briant constata que Moko n’avait point fait erreur. A quatre heures, des têtes d’arbres se montraient au-dessus d’une rive assez basse – ce qui expliquait pourquoi, du sommet de False-sea-point, Briant n’avait pu l’apercevoir. Ainsi, l’île Chairman ne renfermait pas d’autres hauteurs que celles d’Auckland-hill, qui l’accidentaient entre Sloughi-bay et Family-lake.

Encore deux milles et demi à trois milles, et la rive orientale serait atteinte. Briant et Moko maniaient leurs avirons avec ardeur, non sans quelque fatigue, car la chaleur était forte. La surface du lac était unie comme un miroir. Le plus souvent, ses eaux, très claires, en laissaient voir à douze ou quinze pieds le fond hérissé d’herbes aquatiques, entre lesquelles se jouaient des myriades de poissons.

dwalat_55.jpg (167710 bytes)

Enfin, vers six heures du soir, la yole vint atterrir au pied d’une berge, au-dessus de laquelle se penchait l’épaisse ramure des chênes-verts et des pins maritimes. Cette berge, assez élevée, ne se prêtait guère à un débarquement, et on dut la suivre pendant un demi-mille, à peu près, en remontant vers le nord.

«Voilà le rio porté sur la carte,» dit alors Briant.

Et il montrait un évasement de la rive, par laquelle s’écoulait le trop plein des eaux du lac.

«Eh bien, je crois que nous ne pouvons nous dispenser de lui donner un nom, répondit le mousse.

– Tu as raison, Moko. Appelons-le l’East-river, puisqu’il coule à l’orient de l’île.

– Parfait, dit Moko, et, maintenant, nous n’avons plus qu’à prendre le courant de l’East-river et à le descendre pour atteindre son embouchure.

– C’est ainsi que nous procéderons demain, Moko. Mieux vaut passer la nuit en cet endroit. Puis, dès la pointe du jour, nous laisserons dériver la yole, ce qui nous permettra de reconnaître la contrée sur les deux bords du rio.

– Débarquons-nous?… demanda Jacques.

– Sans doute, répondit Briant, et nous camperons à l’abri des arbres.»

Briant, Moko et Jacques sautèrent sur la berge, qui formait le fond d’une petite crique. Après que la yole eut été solidement amarrée à une souche, ils en retirèrent les armes et les provisions. Un feu de bois sec fut allumé au pied d’un gros chêne-vert. On soupa de biscuit et de viande froide, on étendit les couvertures sur le sol, et à ces jeunes garçons il n’en fallait pas davantage pour dormir d’un bon sommeil. A tout événement, les armes avaient été chargées; mais, si quelques hurlements se firent entendre après la tombée du soir, la nuit s’acheva sans alerte.

«Allons, en route!» s’écria Briant. qui se réveilla le premier, dès six heures du matin.

En quelques minutes, tous les trois eurent repris place dans la yole et se laissèrent aller au courant du rio.

Ce courant était assez fort – la marée descendait depuis une demi-heure déjà – pour qu’il ne fût pas nécessaire de recourir aux avirons. Aussi, Briant et Jacques s’étaient-ils assis à l’avant de la yole, tandis que Moko, installé à l’arrière, se servait de l’une des rames comme d’une godille, afin de maintenir la légère embarcation dans le fil des eaux.

«Il est probable, dit-il, qu’une marée suffira pour nous porter jusqu’à la mer, si l’East-river n’a guère que de cinq à six milles, car son courant est plus rapide que celui du rio Zealand.

– C’est à souhaiter, répondit Briant. En revenant nous aurons besoin, je pense, de deux ou trois marées…

– En effet, monsieur Briant, et, si vous le voulez, nous repartirons sans nous attarder…

– Oui, Moko, répondit Briant, dès que nous aurons vu s’il se trouve ou non quelque terre dans les parages à l’est de l’île Chairman.»

Cependant la yole filait avec une vitesse que Moko estimait à plus d’un mille à l’heure. En outre, l’East-river suivait une direction presque rectiligne, qui fut relevée à l’est-nord-est, d’après la boussole. Son lit était plus encaissé que celui du rio Zealand et aussi moins large – une trentaine de pieds seulement – ce qui expliquait la rapidité de son cours. Toute la crainte de Briant était qu’il ne se changeât en rapides, en tourbillons, et ne fût pas navigable jusqu’à la côte. En tout cas, il serait temps d’aviser, s’il se présentait quelque obstacle.

On était en pleine forêt, au milieu d’une végétation assez serrée. Là se retrouvaient à peu près les mêmes essences qu’à Traps-woods, avec cette différence que chênes verts, chênes-liège, pins et sapins y dominaient.

Entre autres – bien qu’il fût moins familiarisé avec les choses de la botanique que Gordon – Briant reconnut un certain arbre dont il se rencontre d’assez nombreux échantillons en Nouvelle-Zélande. Cet arbre, qui déployait le parasol de ses branches à une soixantaine de pieds au-dessus du sol, portait des fruits coniques, longs de trois à quatre pouces, pointus à leur extrémité et revêtus d’une sorte d’écaillé luisante.

«Ce doit être le pin pignon! s’écria Briant.

– Si vous ne vous trompez pas, monsieur Briant, répondit Moko, arrêtons-nous un instant. Cela en vaut la peine!»

Un coup de godille dirigea la yole vers la rive gauche. Briant et Jacques s’élancèrent sur la berge. Quelques minutes après, ils rapportaient une ample récolte de ces pignons, dont chacun contient une amande de forme ovale, enveloppée d’une légère pellicule et parfumée comme la noisette. Précieuse trouvaille, pour les gourmands de la petite colonie, mais aussi – ce que Gordon leur apprit après le retour de Briant – parce que ces fruits produisaient une huile excellente.

Il importait également de reconnaître si cette forêt était aussi giboyeuse que les autres forêts, situées à l’occident du Family-lake. Cela devait être, car Briant vit passer entre les fourrés une bande effarée de nandûs et de vigognes, même un couple de guanaques qui filaient avec une merveilleuse rapidité. En fait de volatiles, Doniphan aurait eu là quelques beaux coups de fusil à tirer. Quant à Briant, il s’abstint de dépenser inutilement sa poudre, la yole renfermant des provisions en quantité suffisante.

Vers onze heures, il fut manifeste que l’épais massif des arbres tendait à s’éclaircir. Quelques clairières aéraient les dessous de bois. En même temps, la brise s’imprégnait d’une senteur saline, qui indiquait la proximité de la mer.

Et, quelques minutes plus tard, brusquement, au delà d’un groupe de superbes chênes-verts, une ligne bleuâtre apparut à l’horizon.

Le courant entraînait toujours la yole – moins rapidement, il est vrai. Le flot n’allait pas tarder à se faire sentir sur ce lit de l’East-river, large alors de quarante à cinquante pieds.

Arrivé près des rochers qui se dressaient sur le littoral, Moko poussa la yole vers la rive gauche; puis, portant son grappin à terre, il l’enfonça solidement dans le sable, tandis que Briant et son frère débarquaient à leur tour.

Quel aspect différent de celui que présentait la côte à l’ouest de l’île Chairman! Ici, s’ouvrait bien une baie profonde, et précisément à la hauteur de Sloughi-bay; mais, au lieu d’une large grève de sable, bordée par un cordon de récifs, limitée par la falaise qui s’élevait à l’arrière-plan de Wreck-coast, c’était un amoncellement de roches au milieu desquelles – Briant s’en assura bientôt – il eût pu trouver vingt grottes pour une.

Cette côte était donc très habitable, et si le schooner se fût échoué en cet endroit, si son renflouement eût été praticable après l’échouage, il aurait pu s’abriter à l’embouchure de l’East-river, dans un petit port naturel, auquel l’eau ne manquait pas, même à marée basse.

Tout d’abord. Briant avait porté ses regards du côté du large, à l’extrême horizon de cette vaste baie. Développée sur un secteur de quinze milles environ, entre deux pointes sablonneuses, elle eût mérité le nom de golfe.

En ce moment, cette baie était déserte – comme toujours, sans doute. Pas un navire en vue, même à son périmètre, nettement découpé sur le fond du ciel! De terre ou d’île, pas même l’apparence! Moko, habitué à reconnaître ces vagues linéaments des hauteurs lointaines qui se confondent souvent avec les vapeurs du large, ne découvrit rien avec la lunette. L’île Chairman semblait être aussi isolée dans les parages de l’est que dans ceux de l’ouest. Et voilà pourquoi la carte du naufragé français n’indiquait aucune terre en cette direction.

Dire que Briant fut très désappointé, ce serait exagérer. Non! Il s’attendait bien à cela. Aussi, trouva-t-il tout simple de donner à cette échancrure de la côte la dénomination de Déception-bay (baie Déception).

«Allons, dit-il, ce n’est pas encore de ce côté que nous pourrons prendre la route du retour!

– Eh, monsieur Briant, répondit Moko. on s’en va toujours, que ce soit par un chemin ou par un autre! En attendant, je pense que nous ferons bien de déjeuner…

– Soit, répondit Briant, et faisons vite. – A quelle heure la yole pourra-t-elle remonter l’East-river?

– Si nous voulions profiter de la marée, il faudrait s’embarquer à l’instant.

– C’est impossible, Moko! Je tiens à observer l’horizon dans des conditions plus favorables, et du haut de quelque roche qui domine la grève.

– Alors, monsieur Briant, nous serons forcés d’attendre la marée prochaine, qui ne se fera pas sentir dans l’East-river avant dix heures du soir.

– Est-ce que tu ne craindras pas de naviguer pendant la nuit? demanda Briant.

– Non, et je le ferai sans danger, répondit Moko, car nous aurons pleine lune. D’ailleurs, le cours du rio est si direct qu’il suffira de gouverner à la godille, tant que durera le flot. Puis, lorsque le courant redescendra, nous essaierons de le remonter à l’aviron, ou, s’il est trop fort, nous ferons halte jusqu’au jour.

– Bien, Moko, voilà qui est convenu. Et, puisque nous avons une douzaine d’heures devant nous, profitons-en pour compléter notre exploration.»

Après le déjeuner et jusqu’à l’heure du dîner, tout le temps fut employé à visiter cette partie de la côte, abritée par des massifs d’arbres qui s’avançaient au pied même des roches. Quant au gibier, il semblait être aussi abondant qu’aux environs de French-den, et Briant se permit d’abattre quelques tinamous pour le repas du soir.

dwalat_56.jpg (161521 bytes)

Ce qui caractérisait l’aspect de ce littoral, c’était l’entassement des blocs de granit. Désordre véritablement grandiose que cet amoncellement de rochers gigantesques – sorte de champ de Karnak, dont la disposition irrégulière n’était point due à la main de l’homme. Là, se creusaient de ces profondes excavations, que l’on appelle «cheminées» en certains pays celtiques, et il eût été facile de s’installer entre leurs parois. Ni les halls ni les Store-rooms n’eussent manqué pour les besoins de la petite colonie. Rien que sur un espace d’un demi-mille, Briant trouva une douzaine de ces confortables excavations.

Aussi Briant fut-il naturellement conduit à se demander pourquoi le naufragé français ne s’était point réfugié sur cette partie de l’île Chairman. Quant à l’avoir visitée, nul doute à cet égard, puisque les lignes générales de cette côte figuraient exactement sur sa carte. Donc, si l’on ne rencontrait aucune trace de son passage, c’est que très probablement François Baudoin avait élu domicile dans French-den, avant d’avoir poussé son exploration jusqu’aux territoires de l’est, et, là, se trouvant moins exposé aux bourrasques du large, il avait juge à propos d’y rester. Explication fort plausible, que Briant crut devoir admettre.

Vers deux heures, lorsque le soleil eut dépassé le plus haut point de sa course, le moment parut favorable pour procéder à une rigoureuse observation de la mer, au large de l’île. Briant, Jacques et Moko tentèrent alors d’escalader un massif rocheux qui ressemblait à un ours énorme. Ce massif s’élevait à une centaine de pieds au-dessus du petit port, et ce ne fut pas sans difficultés qu’ils en atteignirent le sommet.

De là, lorsqu’il se reportait en arrière, le regard dominait la forêt qui s’étendait vers l’ouest jusqu’au Family-lake, dont un vaste rideau de verdure cachait la surface. Au sud, la contrée semblait sillonnée de dunes jaunâtres, qu’entrecoupaient quelques noires sapinières, comme dans les arides campines des pays septentrionaux. Au nord, le contour de la baie se terminait par une pointe basse, formant la limite d’une immense plaine sablonneuse, située au delà. En somme, l’île Chairman n’était véritablement fertile que dans sa partie centrale, où les eaux douces du lac lui déversaient la vie, en s’épanchant par les divers rios de ses deux rives.

Briant dirigea sa lunette vers l’horizon de l’est, qui se dessinait alors avec une grande netteté. Toute terre, située dans un rayon de sept à huit milles, eût certainement apparu à travers l’objectif de l’instrument.

Rien dans cette direction!… Rien que la vaste mer, circonscrite par la ligne ininterrompue du ciel!

Pendant une heure. Briant, Jacques et Moko ne cessèrent de l’observer attentivement, et ils allaient redescendre sur la grève, lorsque Moko arrêta Briant.

«Qu’y a-t-il donc là-bas?…» demanda-t-il en étendant la main vers le nord-est.

Briant braqua sa lunette sur le point indiqué.

Là, en effet, un peu au-dessus de l’horizon, miroitait une tache blanchâtre que l’œil aurait pu confondre avec un nuage, si le ciel n’eut été absolument pur en ce moment. D’ailleurs, après l’avoir longuement tenue dans le champ de sa lunette, Briant put affirmer que cette tache ne se déplaçait pas et que sa forme ne s’altérait en aucune façon.

«Je ne sais ce que cela peut être, dit-il, à moins que ce ne soit une montagne! Et encore, une montagne n’aurait point cette apparence!»

Quelques instants après, le soleil s’abaissant de plus en plus vers l’ouest, la tache avait disparu. Existait-il là quelque haute terre, ou plutôt, cette coloration blanchâtre n’était-elle qu’une réflexion lumineuse des eaux? Ce fut cette dernière hypothèse que Jacques et Moko admirent, bien que Briant crut devoir garder quelques doutes à ce sujet.

L’exploration achevée, tous trois regagnèrent, à l’embouchure de l’East-river, le petit port au fond duquel était amarrée la yole. Jacques ramassa du bois mort sous les arbres; puis, il alluma du feu, tandis que Moko préparait son rôti de tinamous.

Vers sept heures, après avoir mangé avec appétit, Jacques et Briant allèrent se promener sur la grève, en attendant l’heure de la marée pour repartir.

De son côté, Moko remonta la rive gauche du rio, où poussaient des pins pignons dont il voulait cueillir quelques fruits.

Lorsqu’il revint vers l’embouchure de l’East-river, la nuit commençait à tomber. Au large, si la mer s’éclairait encore des derniers rayons solaires qui glissaient à la surface de l’île, le littoral était déjà plongé dans une demi-obscurité.

Au moment où Moko eut rejoint la yole, Briant et son frère n’étaient pas encore de retour. Comme ils ne pouvaient être éloignés, il n’y avait pas lieu de s’inquiéter.

Mais voilà que Moko fut très surpris d’entendre des gémissements, et en même temps des éclats de voix. Il ne se trompait pas: cette voix, c’était celle de Briant.

Les deux frères couraient-ils donc quelque danger? Le mousse n’hésita pas à s’élancer vers la grève, après avoir tourné les dernières roches qui fermaient le petit port.

Soudain, ce qu’il vit l’empêcha de se porter plus avant.

Jacques était aux genoux de Briant!… Il semblait l’implorer, lui demander grâce!… De là, ces gémissements qui étaient arrivés à l’oreille de Moko.

Le mousse aurait voulu se retirer par discrétion… Il était trop tard!… Il avait tout entendu et tout compris! Il connaissait maintenant la faute que Jacques avait commise et dont il venait de s’accuser à son frère! Et celui-ci s’écriait:

«Malheureux!… Comment, c’est toi… toi qui as fait cela!.. Toi qui est cause…

dwalat_57.jpg (170134 bytes)

– Pardon… frère… pardon!

– Voilà donc pourquoi tu te tenais à l’écart de tes camarades!… Pourquoi tu avais peur d’eux!… Ah! qu’ils ne sachent jamais!… Non!… Pas un mot… Pas un mot… à personne!»

Moko aurait donné beaucoup pour ne rien savoir de ce secret. Mais, maintenant, feindre de l’ignorer vis-à-vis de Briant, cela lui eut trop coûté. Aussi, quelques instants après, lorsqu’il le trouva seul près de la yole:

«Monsieur Briant, dit-il, j’ai entendu…

– Quoi! tu sais ce que Jacques?…

– Oui, monsieur Briant… Et il faut lui pardonner…

– Les autres lui pardonneraient-ils?…

– Peut-être! répondit Moko. En tout cas, mieux vaut qu’ils n’apprennent rien, et soyez sûr que je me tairai!…

– Ah! mon pauvre Moko!» murmura Briant, en serrant la main du mousse.

Pendant deux heures, jusqu’au moment d’embarquer, Briant n’adressa pas la parole à Jacques. Celui-ci, d’ailleurs, resta assis, au pied d’une roche, certainement plus abattu, depuis que, cédant aux instances de son frère, il avait tout avoué.

Vers dix heures, le flot s’étant fait sentir. Briant, Jacques et Moko prirent place dans la yole. Dès qu’elle fut démarrée, le courant l’entraîna rapidement. La lune, s’étant levée un peu après le coucher du soleil, éclairait suffisamment le cours de l’East-river pour que la navigation devînt praticable jusque vers minuit et demi. Le jusant, qui s’établit alors, obligea de prendre les avirons, et. pendant une heure, la yole ne gagna pas d’un mille en amont.

Briant proposa donc de mouiller jusqu’au jour naissant, afin d’attendre la marée montante – ce qui fut fait. A six heures du matin, on se remit en route, et il était neuf heures, lorsque la yole eut retrouvé les eaux du Family-lake.

Là, Moko rehissa sa voile, et, avec une jolie brise qui prenait par le travers, il mit le cap sur French-den.

Vers six heures du soir, après une heureuse traversée, pendant laquelle Briant ni Jacques n’étaient guère sortis de leur mutisme, la yole fut signalée par Garnett, qui péchait sur les bords du lac. Quelques instants plus tard, elle accostait la digue, et Gordon accueillait avec empressement le retour de ses camarades.

 

 

Chapitre XVIII

Le marais salant. – Les échasses. – Visite au South-moors. – En prévision
de l’hiver. – Différents jeux. – Entre Doniphan et Briant. – Intervention
de Gordon. – Inquiétudes pour l’avenir. – Élection du 10 juin.

 

propos de cette scène, surprise par Moko entre son frère et lui, Briant avait jugé bon de garder le silence – même vis-à-vis de Gordon. Quant au récit de son expédition, il le fit à ses camarades, alors réunis dans le hall. Il décrivit la côte orientale de l’île Chairman sur toute cette partie qui circonscrivait Déception-bay, le cours de l’East-river à travers les forêts voisines du lac, si riches en essences d’arbres verts. Il affirma que l’installation eût été plus aisée sur ce littoral que sur celui de l’ouest, tout en ajoutant qu’il n’y avait pas lieu d’abandonner French-den. En ce qui concernait cette portion du Pacifique, il ne s’y trouvait aucune terre en vue. Briant mentionna, cependant, cette tache blanchâtre qu’il avait aperçue au large et dont il ne s’expliquait pas la présence au-dessus de l’horizon. Très probablement, ce n’était qu’une volute de vapeurs, et il serait opportun de s’en assurer, lorsqu’on irait visiter Déception-bay. En somme, – ce qui ne paraissait que trop certain, – c’est que l’île Chairman n’était voisine d’aucune terre dans ces parages, et, sans doute, plusieurs centaines de milles la séparaient du continent ou des archipels les plus rapprochés.

Il convenait donc de reprendre avec courage la lutte pour la vie, en attendant que le salut vînt du dehors, puisqu’il semblait improbable que les jeunes colons pussent l’avoir jamais dans leurs propres mains. Chacun se remit au travail. Toutes les mesures tendirent à se préserver contre les rigueurs du prochain hiver. Briant s’y appliqua même avec plus de zèle qu’il ne l’avait fait jusqu’alors. Cependant on sentait qu’il était devenu moins communicatif et que lui aussi, à l’exemple de son frère, montrait une propension à se tenir à l’écart. Gordon, en constatant ce changement de caractère, observa aussi que Briant cherchait à mettre Jacques en avant, dans toutes les occasions où il y avait quelque courage à déployer, quelque danger à courir – ce que Jacques acceptait d’ailleurs avec empressement. Toutefois, comme Briant ne dit jamais rien qui pût engager Gordon à l’interroger à ce sujet, celui-ci se tint sur la réserve, bien qu’il fût porté à croire qu’une explication avait dû avoir lieu entre les deux frères.

Le mois de février s’écoula en travaux de diverses sortes. Wilcox ayant signalé une remontée de saumons vers les eaux douces du Family-lake, on en prit un certain nombre au moyen de filets tendus d’une rive à l’autre du rio Zealand. La nécessité de les conserver exigeait que l’on se procurât une assez grande quantité de sel. Cela occasionna plusieurs voyages à Sloughi-bay, où Baxter et Briant établirent un petit marais salant – simple carré, ménagé entre les plis du sable, et dans lequel se déposait le sel, après que les eaux de la mer s’étaient évaporées sous l’action des rayons solaires.

Pendant la première quinzaine de mars, trois ou quatre des jeunes colons purent explorer une partie de cette contrée marécageuse des South-moors, qui s’étendait sur la rive gauche du rio Zealand. C’est à Doniphan que vint l’idée de cette exploration, et Baxter, d’après son conseil, fabriqua quelques paires d’échasses, en utilisant de légers espars pour cet usage. Comme le marécage était en certains endroits recouvert d’une mince couche d’eau, ces échasses permettraient de s’aventurer à pied sec jusqu’aux surfaces solides.

Le 17 avril, dès le matin, Doniphan, Webb et Wilcox, ayant traversé le rio dans la yole, débarquèrent sur la rive gauche. Ils portaient leurs fusils en bandoulière. Et même Doniphan s’était armé de la canardière que possédait l’arsenal de French-den, pensant qu’il aurait là une excellente occasion de s’en servir.

Dès que les trois chasseurs eurent pris pied sur la berge, ils chaussèrent leurs échasses, afin de gagner les surélévations du marais, qui émergeaient à mer haute.

dwalat_58.jpg (171418 bytes)

Phann les accompagnait. Lui n’avait point besoin d’échasses, et ne craignait pas de se mouiller les pattes en gambadant à travers les flaques d’eau.

Après avoir franchi un mille dans la direction du sud-ouest, Doniphan, Wilcox et Webb atteignirent le sol asséché du marécage. Ils retirèrent alors leurs échasses, afin d’être plus à leur aise pour suivre le gibier.

De cette vaste étendue des South-moors le regard ne voyait pas la fin, si ce n’est vers l’est, où la ligne bleue de la mer s’arrondissait à l’horizon.

Que de gibier à leur surface, bécassines, pilets, canards, râles, pluviers, sarcelles, et, par milliers, de ces macreuses, plus recherchées pour leur duvet que pour leur chair, mais qui, convenablement préparées, fournissent un mets très acceptable. Doniphan et ses deux camarades auraient pu tirer des centaines de ces innombrables oiseaux aquatiques, sans perdre un seul grain de plomb. Mais, ils furent raisonnables et se contentèrent de quelques douzaines de volatiles que Phann allait ramasser jusqu’au milieu des larges mares.

Cependant Doniphan fut vivement tenté d’abattre d’autres animaux, qui, d’ailleurs, n’auraient pu figurer sur la table de Store-room, malgré tout le talent culinaire du mousse. C’étaient des thinocores, appartenant à la famille des échassiers, et des hérons, ornes d’une brillante aigrette de plumes blanches. Si le jeune chasseur se retint pourtant – car c’eût été là brûler de la poudre en pure perte – il n’en fut pas de même lorsqu’il aperçut une troupe de ces flamants aux ailes couleur de feu, qui affectionnent particulièrement les eaux saumâtres, et dont la chair vaut celle de la perdrix. Ces volatiles, ranges en bon ordre, étaient gardés par des sentinelles qui jetèrent comme un appel de trompette, au moment où elles sentirent le danger. A la vue de ces magnifiques échantillons de l’ornithologie de l’île, Doniphan s’abandonna à ses instincts. Au surplus, Wilcox et Webb ne se montrèrent pas plus sages que lui. Les voilà qui se lancent de ce côté – bien inutilement. Ils ignoraient que s’ils s’étaient approchés sans être vus, ils auraient pu tirer ces flamants tout à leur aise, car les détonations ont pour effet de les stupéfier, non de les mettre en fuite.

Ce fut donc en vain que Doniphan, Webb et Wilcox essayèrent de rejoindre ces superbes palmipèdes, qui mesuraient plus de quatre pieds depuis l’extrémité de leur bec jusqu’au bout de leur queue. L’éveil avait été donné, et la bande disparut vers le sud, avant qu’il eût été possible de l’atteindre, même en se servant de la canardière à grande portée.

Néanmoins, les trois chasseurs revinrent avec assez de gibier pour n’avoir rien à regretter de leur promenade à travers les South-moors. Une fois à la limite des flaques d’eau, ils reprirent leurs échasses, et gagnèrent la rive du rio, se promettant de renouveler une excursion que les premiers froids rendraient plus fructueuse encore.

Au surplus, Gordon ne devait pas attendre que l’hiver fût arrivé pour mettre French-den en état d’en supporter les rigueurs. Il y avait ample provision de combustible à faire, afin d’assurer également le chauffage des étables et celui de la basse-cour. De nombreuses visites furent organisées, dans ce but, à la lisière des Bog-woods. Le chariot, attelé des deux guanaques, descendit et remonta la berge plusieurs fois par jour pendant une quinzaine. Et maintenant, que l’hiver durât six mois et plus, avec un stock considérable de bois et la réserve d’huile de phoques, French-den n’aurait rien à craindre du froid ni de l’obscurité.

Ces travaux n’empêchaient point de suivre le programme qui organisait l’instruction de ce petit monde. A tour de rôle, les grands faisaient la classe aux plus jeunes. Pendant les conférences, qui se tenaient deux fois la semaine, Doniphan continuait à faire un peu trop étalage de sa supériorité – ce qui n’était pas de nature à lui attirer beaucoup d’amis. Aussi, sauf de ses partisans habituels, n’était-il pas bien vu des autres. Et, cependant, avant deux mois, quand finiraient les fonctions de Gordon, il comptait bien lui succéder comme chef de la colonie. Son amour-propre aidant, il se disait que cette situation lui revenait de droit. N’était-ce pas une véritable injustice qu’il n’eût point été élu au premier vote? Wilcox, Cross, Webb, l’encourageaient maladroitement dans ces idées, tâtaient même le terrain à propos de l’élection future et ne semblaient pas douter du succès.

Pourtant, Doniphan n’avait pas la majorité parmi ses camarades. Les plus jeunes, surtout, ne paraissaient pas devoir se déclarer pour lui – ni pour Gordon, d’ailleurs.

Gordon voyait clairement tout ce manège, et, bien qu’il fût rééligible, ne tenait pas, on le sait, à conserver cette situation. Il le sentait, la sévérité qu’il avait montrée pendant «son année de présidence», n’était pas pour lui rallier des voix. Ses manières un peu dures, son esprit trop pratique peut-être, avaient souvent déplu, et, cette déplaisance, Doniphan espérait qu’elle tournerait à son profit. A l’époque de l’élection, il y aurait sans doute une lutte qui serait intéressante à suivre.

Ce que les petits, principalement, reprochaient à Gordon, c’était son économie, vraiment trop minutieuse au sujet des plats sucrés. En outre, il les grondait lorsqu’ils ne prenaient pas soin de leurs vêtements, quand ils rentraient à French-den avec une tache ou une déchirure et surtout avec des souliers troués – ce qui nécessitait des réparations difficiles, rendant très grave cette question de chaussures. Et, à propos de boutons perdus, que de réprimandes, et parfois que de punitions! En vérité, cette affaire de boutons de veste ou de culotte revenait sans cesse, et Gordon exigeait que chacun en représentât tous les soirs le chiffre réglementaire, sinon, privé de dessert ou mis aux arrêts. Alors Briant intercédait tantôt pour Jenkins, tantôt pour Dole, et voilà qui lui faisait une popularité! Puis, les petits savaient bien que les deux fonctionnaires de l’office, Service et Moko étaient dévoués à Briant, et si celui-ci devenait jamais le chef de l’île Chairman, ils entrevoyaient un avenir savoureux où les friandises ne seraient point épargnées!…

A quoi tiennent les choses en ce monde! En vérité, cette colonie de jeunes garçons n’était-elle pas l’image de la société, et les enfants n’ont-ils pas une tendance à «faire les hommes», dès le début de la vie?

Quant à Briant, il ne s’intéressait point à ces questions. Il travaillait sans relâche, n’épargnant pas la besogne à son frère, tous deux les premiers et les derniers à l’ouvrage, comme si tous deux avaient eu plus particulièrement un devoir à remplir.

dwalat_59.jpg (170116 bytes)

Cependant les journées n’étaient pas consacrées entièrement à l’instruction commune. Le programme avait réservé quelques heures pour les récréations. C’est une des conditions de bonne santé que de se retremper dans les exercices de gymnastique. Petits et grands y prenaient part. On grimpait aux arbres, en se hissant jusqu’aux premières branches au moyen d’une corde enroulée autour du tronc. On sautait de larges espaces en s’aidant de longues perches. On se baignait dans les eaux du lac, et ceux qui ne savaient pas nager l’eurent bientôt appris. On faisait des courses avec récompenses pour les vainqueurs. On s’exerçait au maniement des bolas et du lazo.

Il y avait aussi quelques-uns de ces jeux si en usage chez les jeunes Anglais; et, outre ceux qui ont été déjà mentionnés, le crocket, les «rounders», dans lesquels la balle est chassée au moyen d’un long bâton sur des chevilles de bois disposées à chacun des angles d’un vaste pentagone régulier, les «quoits», qui exigent plus particulièrement la force des bras et la justesse du coup d’œil. Mais il convient de décrire ce dernier jeu avec quelque détail, parce que, certain jour, il amena une scène des plus regrettables entre Briant et Doniphan.

C’était le 25 avril, dans l’après-midi. Répartis en deux camps, au nombre de huit, Doniphan, Webb, Wilcox et Cross d’un côté, Briant, Baxter, Garnett et Service de l’autre, faisaient une partie de quoits sur la pelouse de Sport-terrace.

A la surface plane de ce terrain, deux chevilles de fer, deux «hobs», avaient été plantées à cinquante pieds environ l’une de l’autre. Chacun des joueurs était muni de deux quoits, sortes de rondelles de métal, percées d’un trou à leur centre, et plus amincies à leur circonférence qu’en, leur milieu.

Dans ce jeu, chaque joueur doit lancer ses quoits successivement et avec assez d’adresse pour qu’ils puissent s’emboîter, d’abord sur la première cheville, puis sur la seconde. S’il réussit à atteindre un des hobs, le joueur compte deux points, et quatre, s’il parvient à en atteindre deux. Lorsque les quoits ne font que s’approcher du hob, cela ne vaut que deux points pour les deux qui sont le plus près du but et un seul point, s’il n’y a qu’un seul quoit placé en bonne position.

Ce jour-là, l’animation des joueurs était grande, et par cela même que Doniphan était dans un camp opposé à celui de Briant, chacun y mettait un amour-propre extraordinaire.

Deux parties avaient déjà été jouées. Briant, Baxter, Service et Garnett avaient gagné la première, ayant marqué sept points, tandis que leurs adversaires n’avaient gagné la seconde qu’avec six.

Ils étaient alors en train de jouer «la belle». Or, les deux camps étant arrivés chacun à cinq points, il ne restait plus que deux quoits à lancer.

«A ton tour, Doniphan, dit Webb, et vise bien! Nous en sommes à notre dernier quoit, et il s’agit de gagner!

– Sois tranquille!» répondit Doniphan.

Et il se mit en attitude, les pieds bien placés l’un en avant de l’autre, la main droite tenant la rondelle, le corps légèment incliné, le buste portant sur le flanc gauche, afin de mieux assurer son jet.

On voyait que ce vaniteux garçon y allait de toute son âme, comme on dit, les dents serrées, les joues un peu pâles, le regard vif sous son sourcil froncé.

Après avoir soigneusement visé en balançant sa rondelle, il la projeta horizontalement et vigoureusement, car le but était placé à une cinquantaine de pieds.

La rondelle n’atteignit le hob que par son bord externe, et, au lieu d’emboîter la tête de la cheville, elle tomba à terre – ce qui ne donna que six points au total.

Doniphan ne put retenir un geste de dépit et frappa du pied avec colère.

«C’est fâcheux, dit Cross, mais nous n’avons pas perdu pour cela, Doniphan!

– Non certes! ajouta Wilcox. Ton quoit est au pied même du hob, et, à moins que Briant n’emboîte le sien, je le défie bien de faire mieux!»

En effet, si la rondelle que Briant allait lancer – c’était à son tour de jouer – ne se fichait pas dans le hob, la partie serait perdue pour son camp, car il était presque impossible de la mettre plus près que ne l’avait fait Doniphan.

«Vise bien!… Vise bien!» s’écria Service.

Briant ne répondit pas, ne songeant point à être désagréable à Doniphan. Il ne voulait qu’une chose: assurer le gain de la partie, encore plus pour ses camarades que pour lui-même.

Il se mit donc en position, et envoya si adroitement son quoit que celui-ci vint s’ajuster dans le hob.

«Sept points! s’écria triomphalement Service. Gagnée la partie, gagnée!»

Doniphan venait de s’avancer vivement.

«Non!… La partie n’est pas gagnée! dit-il.

– Et pourquoi? demanda Baxter.

– Parce que Briant a triché!

– Triché? répondit Briant, dont le visage pâlit sous cette accusation.

– Oui!… triché! reprit Doniphan. Briant n’avait pas ses pieds sur la ligne où ils devaient être!… Il s’était rapproché de deux pas!

– C’est faux! s’écria Service.

– Oui, faux! répondit Briant. En admettant même que ce fût vrai, ce n’aurait jamais été qu’une erreur de ma part, et je ne souffrirai pas que Doniphan m’accuse d’avoir triché!

– Vraiment!… Tu ne souffrirais pas?… dit Doniphan en haussant les épaules.

– Non, répondit Briant, qui commençait à ne plus être maître de lui. Et d’abord je prouverai que mes pieds étaient exactement placés sur la ligne…

– Oui!… Oui!… s’écrièrent Baxter et Service.

– Non!… Non!… ripostèrent Webb et Cross.

– Voyez l’empreinte de mes souliers sur le sable! reprit Briant. Et, comme Doniphan n’a pu s’y tromper, je lui dirai moi qu’il en a menti!

– Menti!» s’écria Doniphan, qui s’approcha lentement de son camarade.

Webb et Cross s’étaient rangés derrière lui, afin de le soutenir, tandis que Service et Baxter se tenaient prêts à assister Briant, s’il y avait lutte.

dwalat_60.jpg (164575 bytes)

Doniphan avait pris l’attitude du boxeur, sa jaquette enlevée, ses manches retroussées jusqu’au coude, son mouchoir roulé autour de son poignet.

Briant, qui avait recouvré son sang-froid, restait immobile, comme s’il eût répugné à se battre avec un de ses camarades, à donner un pareil exemple à la petite colonie.

«Tu as eu tort de m’injurier, Doniphan, dit-il, et maintenant tu as tort de me provoquer!…

– En effet, répondit Doniphan du ton du plus profond mépris, on a toujours tort de provoquer ceux qui ne savent pas répondre aux provocations!

– Si je n’y réponds pas, dit Briant, c’est qu’il ne me convient pas d’y répondre!…

– Si tu n’y réponds pas, riposta Doniphan, c’est parce que tu as peur!

– Peur!… moi!…

– C’est que tu es un lâche!»

Briant, ayant relevé ses manches, se porta résolument sur Doniphan. Les deux adversaires étaient maintenant en posture, l’un en face de l’autre.

Chez les Anglais, et même dans les pensions anglaises, la boxe fait, pour ainsi dire, partie de l’éducation. On a d’ailleurs remarqué que les jeunes garçons, habiles à cet exercice, montrent plus de douceur et de patience que les autres, et ne cherchent pas querelle à tout propos.

Briant, lui, en sa qualité de Français, n’avait jamais eu de goût pour cet échange de coups de poings qui prennent uniquement la figure pour cible. Il se trouvait donc dans un état d’infériorité vis-à-vis de son adversaire, qui était un très adroit pugiliste, bien que tous deux fussent du même âge, de la même taille et sensiblement égaux en vigueur.

La lutte était sur le point de s’engager, et le premier assaut allait être donné, lorsque Gordon, qui venait d’être prévenu par Dole, se hâta d’intervenir.

«Briant!… Doniphan!… s’écria-t-il.

– Il m’a traité de menteur!… dit Doniphan.

– Après qu’il m’a accusé de tricher et appelé lâche!» répondit Briant.

En ce moment, tous s’étaient rassemblés autour de Gordon, tandis que les deux adversaires avaient fait quelques pas en arrière, Briant les bras croisés, Doniphan dans l’attitude du boxeur.

«Doniphan, dit alors Gordon d’une voix sévère, je connais Briant!… Ce n’est pas lui qui a dû te chercher querelle!… C’est toi qui as eu les premiers torts!…

– Vraiment, Gordon! répliqua Doniphan. Je te reconnais bien là!… Toujours prêt à prendre parti contre moi!

– Oui… quand tu le mérites! répondit Gordon.

– Soit! reprit Doniphan. Mais que les torts viennent de Briant ou de moi, si Briant refuse de se battre, il sera un lâche.

– Et toi, Doniphan, répondit Gordon, tu es un méchant garçon, qui donne un exemple détestable à tes camarades! Quoi! dans la grave situation où nous sommes, l’un de nous ne cherche qu’à pousser à la désunion! Il faut qu’il s’en prenne sans cesse au meilleur de tous!…

– Briant, remercie Gordon! s’écria Doniphan. Et, maintenant, en garde!

– Eh bien, non! s’écria Gordon. Moi, votre chef, je m’oppose à toute scène de violence entre vous! Briant, rentre à French-den! Quant à toi, Doniphan, va passer ta colère où tu voudras, et ne reparais que lorsque tu seras en état de comprendre qu’en te donnant tort, je n’ai fait que mon devoir!

– Oui!… Oui!… s’écrièrent les autres – moins Webb, Wilcox et Cross. Hurrah pour Gordon!… Hurrah pour Briant!»

Devant cette presque unanimité, il n’y avait plus qu’à obéir. Briant rentra dans le hall, et le soir, lorsque Doniphan revint à l’heure du coucher, il ne manifesta plus aucune velléité de donner suite à cette affaire. Toutefois, on sentait bien qu’une sourde rancune couvait en lui, que son inimitié contre Briant avait grandi encore, et qu’il n’oublierait pas, à l’occasion, la leçon que venait de lui donner Gordon. D’ailleurs, il se refusa aux tentatives de réconciliation que celui-ci voulut faire.

Bien regrettables, en effet, étaient ces fâcheuses dissensions, menaçant le repos de la petite colonie. Doniphan avait pour lui Wilcox, Cross et Webb, qui subissaient son influence, qui lui donnaient raison à tout propos, et n’y avait-il pas lieu de craindre une scission dans l’avenir?

Cependant, depuis ce jour, il ne fut plus question de rien. Personne ne fit aucune allusion à ce qui s’était passé entre les deux rivaux, et les travaux habituels continuèrent à s’exécuter en prévision de l’hiver.

Il n’allait pas se faire longtemps attendre. Durant la première semaine de mai, le froid fut assez sensible pour que Gordon donnât l’ordre d’allumer les poêles du hall et de les tenir chargés nuit et jour. Bientôt même, il parut nécessaire de chauffer le hangar de l’enclos et la basse-cour – ce qui rentrait dans les attributions de Service et de Garnett.

A cette époque, certains oiseaux se préparaient à émigrer par bandes. Vers quelles régions s’envolaient-ils? Évidemment, ce devait être vers les contrées septentrionales du Pacifique ou du continent américain, qui leur offraient un climat moins rigoureux que celui de l’île Chairman.

Parmi ces oiseaux figuraient au premier rang les hirondelles, ces merveilleux migrateurs, capables de se transporter rapidement à des distances considérables. Sous cette préoccupation incessante d’employer tous les moyens pour se rapatrier, Briant eut alors l’idée d’utiliser le départ de ces oiseaux, afin de signaler la situation actuelle des naufragés du Sloughi. Rien ne fut plus aisé que d’attraper quelques douzaines de ces hirondelles, de l’espèce des «rustiques», car elles venaient nicher jusque dans l’intérieur de Store-room. On leur mit au cou un petit sac de toile, qui contenait un billet indiquant à peu près dans quelle partie du Pacifique il conviendrait de chercher l’île Chairman, avec prière instante d’en donner avis à Auckland, la capitale de la Nouvelle-Zélande.

Puis, les hirondelles furent lâchées, et ce ne fut pas sans une véritable émotion que les jeunes colons leur envoyèrent un touchant: «Au revoir», à l’instant où elles disparaissaient dans la direction du nord-est!

Chance de salut bien modeste; mais, si peu probable fût-il qu’un de ces billets pût être recueilli, Briant avait eu raison de ne pas la négliger.

Dès le 25 mai, apparurent les premières neiges, et, par conséquent, quelques jours plus tôt que l’année précédente. De cette précocité de l’hiver devait-on conclure à sa grande rigueur? C’était à craindre, tout au moins. Heureusement, chaleur, lumière, alimentation, étaient assurées pour de longs mois à French-den, sans compter le produit des South-moors, dont le gibier se rabattait volontiers vers les rives du rio Zealand.

Depuis quelques semaines déjà, des vêtements chauds avaient été distribués, et Gordon veillait à ce que les mesures d’hygiène fussent observées rigoureusement.

Ce fut pendant cette dernière période, que French-den se ressentit d’une secrète agitation qui mit les jeunes têtes en émoi. En effet, l’année pour laquelle Gordon avait été nommé chef de l’île Chairman, allait s’achever à la date du 10 juin.

De là, des pourparlers, des conciliabules, on peut dire même des intrigues, qui ne laissaient pas d’agiter sérieusement ce petit monde. Gordon, on le sait, voulait y rester indifférent. Quant à Briant, étant Français d’origine, il ne songeait point à gouverner une colonie de jeunes garçons où les Anglais se trouvaient en majorité.

Au fond et sans trop le montrer, celui qui s’inquiétait surtout de cette élection, c’était Doniphan. Évidemment, avec son intelligence au-dessus de l’ordinaire, son courage dont personne ne doutait, il aurait eu de grandes chances, n’eussent été son caractère hautain, son esprit dominateur et les défauts de sa nature envieuse.

Cependant, soit qu’il se crût assuré de succéder à Gordon, soit que sa vanité l’empêchât de quémander des voix, il affecta de se tenir à l’écart. D’ailleurs, ce qu’il ne fit pas ouvertement, ses amis le firent pour lui. Wilcox, Webb et Cross travaillaient sous main leurs camarades pour qu’ils donnassent leur suffrage à Doniphan, – surtout les petits dont l’appoint était précieux. Or. comme aucun autre nom n’était mis en avant, Doniphan put regarder avec quelque raison son élection comme assurée.

Le 10 juin arriva.

C’était dans l’après-midi qu’on allait procéder au scrutin. Chacun devait écrire sur un bulletin le nom de celui pour lequel il entendait voter. La majorité des suffrages en déciderait. Comme la colonie comptait quatorze membres – Moko, en sa qualité de noir, ne pouvant prétendre et ne prétendant point à exercer le mandat d’électeur – sept voix, plus une, portées sur le même nom, fixeraient le choix du nouveau chef.

Le scrutin s’ouvrit à deux heures sous la présidence de Gordon, et il s’accomplit avec cette gravité que la race anglo-saxonne apporte dans toutes les opérations de ce genre.

Et, lorsque le dépouillement fut fait, il donna les résultats suivants:

Briant                huit voix.

Doniphan           trois voix.

Gordon              une voix.

Ni Gordon ni Doniphan n’avaient voulu prendre part au scrutin. Quant à Briant, il avait voté pour Gordon.

En entendant proclamer ce résultat, Doniphan ne put cacher son désappointement ni l’irritation profonde qu’il ressentait.

Briant, très surpris d’avoir obtenu la majorité des suffrages, fut d’abord sur le point de refuser l’honneur qu’on lui faisait. Mais, sans doute, une idée lui vint à l’esprit, car, après avoir regardé son frère Jacques:

– Merci, mes camarades, dit-il, j’accepte!»

A partir de ce jour, Briant était pour une année le chef des jeunes colons de l’île Chairman.

Poprzednia częśćNastępna cześć