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Jules Verne

 

DEUX ANS DE VACANCES

 

(Chapitre XXVIII-XXX)

 

 

91 dessins par Benett et une Carte en couleurs

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre XXVIII

Interrogatoire de Forbes. – La situation. – Une reconnaissance projetée. 
– Évaluation des forces. – Reste de campement. – Briant disparu. – Doniphan 
à son secours. – Grave blessure. – Cris du côté de French-den. – Apparition 
de Forbes. – Un coup de canon de Moko.

 

e lendemain, si fatigante qu’eut été cette nuit sans sommeil, personne n’eut la pensée de prendre une heure de repos. Il n’était pas douteux, maintenant, que Walston emploierait la force, puisque la ruse avait échoué. Rock, échappé au coup de feu du master, avait dû le rejoindre et lui apprendre que, ses agissements étant découverts, il ne pourrait plus pénétrer dans French-den sans en forcer les portes.

Dès l’aube, Evans, Briant, Doniphan et Gordon sortirent du hall, en se tenant sur leurs gardes. Avec le lever du soleil, les brumes matinales se condensaient peu à peu et découvraient le lac que ridait une légère brise de l’est.

Tout était tranquille aux abords de French-den, du côté du rio Zealand aussi bien que du côté de Traps-woods. A l’intérieur de l’enclos, les animaux domestiques allaient et venaient comme à l’ordinaire. Phann, qui courait sur Sport-terrace, ne donnait aucun signe d’inquiétude.

Avant tout, Evans se préoccupa de savoir si le sol portait des empreintes de pas. En effet, des traces y furent relevées en grand nombre, – surtout près de French-den. Elles se croisaient en sens divers et indiquaient bien que, pendant la nuit, Walston et ses compagnons s’étaient avancés jusqu’au rio, attendant que la porte de Store-room leur fût ouverte.

Quant à des taches de sang, on n’en vit aucune sur le sable, – preuve que Rock n’avait pas même été blessé par le coup de fusil du master.

Mais une question se posait: Walston était-il venu, comme les faux naufragés, par le sud du Family-lake, ou n’avait-il point plutôt gagné French-den, en descendant par le nord? Dans ce cas, ce devait être du côté de Traps-woods que Rock se serait enfui pour le rejoindre?

Or, comme il importait d’éclaircir ce fait, il fut décidé que l’on interrogerait Forbes afin de savoir quelle route Walston avait suivie. Forbes consentirait-il à parler, et, s’il parlait, dirait-il la vérité? Par reconnaissance de ce que Kate lui avait sauvé la vie, quelque bon sentiment se réveillerait-il au fond de son cœur? Oublierait-il que c’était pour les trahir qu’il avait demandé l’hospitalité aux hôtes de French-den?

Voulant l’interroger lui-même, Evans rentra dans le hall; il ouvrit la porte du réduit ou était enfermé Forbes, relâcha ses liens, l’amena dans le hall.

«Forbes, dit Evans, la ruse que Rock et toi vous méditiez n’a pas réussi. Il importe que je sache quels sont les projets de Walston que tu dois connaître. Veux-tu répondre?»

Forbes avait baissé la tête, et, n’osant lever les yeux sur Evans, sur Kate, sur les jeunes garçons devant lesquels le master l’avait fait comparaître, il gardait le silence.

Kate intervint.

«Forbes, dit-elle, une première fois, vous avez montré un peu de pitié, en empêchant vos compagnons de me tuer pendant le massacre du Severn. Eh bien! ne voudrez-vous rien faire pour sauver ces enfants d’un massacre plus affreux encore?»

Forbes ne répondit pas.

«Forbes, reprit Kate, ils vous ont laissé la vie, quand vous méritiez la mort! Toute humanité ne peut pas être éteinte en vous! Après avoir fait tant de mal, vous pouvez revenir au bien! Songez à quel horrible crime vous prêtiez la main!»

Un soupir, à demi-étouffé, sortit péniblement de la poitrine de Forbes.

«Eh! que puis-je?… répondit-il d’une voix sourde.

– Tu peux nous apprendre, reprit Evans, ce qui devait se faire cette nuit, ce qui doit se faire plus tard. Attendais-tu Walston et les autres, qui devaient s’introduire ici, dès qu’une des portes aurait été ouverte?…

– Oui! fit Forbes.

– Et ces enfants, qui t’avaient fait bon accueil, eussent été tués?…»

Forbes baissa la tête plus bas encore, et, cette fois, il n’eut pas la force de répondre.

«Et maintenant, par quel côté Walston et les autres sont-ils venus jusqu’ici? demanda le master.

– Par le nord du lac, répondit Forbes.

– Pendant que Rock et toi, vous veniez par le sud?…

– Oui!

– Ont-ils visité l’autre partie de l’île, à l’ouest?

– Pas encore.

– Où doivent-ils être en ce moment?

– Je ne sais…

– Tu ne peux en dire davantage, Forbes?

– Non… Evans… non!…

– Et tu penses que Walston reviendra?…

– Oui!»

Évidemment, Walston et les siens, effrayés par le coup de fusil du master, comprenant que la ruse était découverte, avaient trouvé prudent de se tenir à l’écart, en attendant quelque occasion plus favorable.

Evans, n’espérant pas en apprendre davantage de Forbes, le reconduisit dans le réduit, dont la porte fut refermée extérieurement.

La situation était donc toujours des plus graves. Où se trouvait présentement Walston? Était-il campé sous les futaies de Traps-woods? Forbes n’avait pu ou n’avait pas voulu le dire. Et pourtant, rien n’eût été plus désirable que d’être fixé à cet égard. Aussi, la pensée vint-elle au master d’opérer une reconnaissance dans cette direction, bien que ce ne fût pas sans danger.

Vers midi, Moko porta quelque nourriture au prisonnier. Forbes, affaissé sur lui-même, y toucha à peine. Que se passait-il dans l’âme de ce malheureux? Sa conscience s’était-elle ouverte au remords? On ne savait.

Après le déjeuner, Evans fit connaître aux jeunes garçons son projet de s’avancer jusqu’à la lisière de Traps-woods, tant il avait à cœur de savoir si les malfaiteurs étaient encore aux environs de French-den. Cette proposition ayant été acceptée sans discussion, les dispositions furent prises pour parer à toute fâcheuse éventualité.

Sans doute, Walston et ses compagnons n’étaient plus que six, depuis la capture de Forbes, tandis que la petite colonie se composait de quinze garçons, sans compter Kate et Evans, – en tout dix-sept. Mais, de ce nombre, il fallait éliminer les plus jeunes, qui ne pouvaient prendre directement part à une lutte. Donc, il fut décidé que, pendant que le master opérerait sa reconnaissance, Iverson, Jenkins, Dole et Costar resteraient dans le hall, avec Kate, Moko et Jacques, sous la garde de Baxter. Quant aux grands, Briant, Gordon, Doniphan, Cross, Service, Webb, Wilcox, Garnett, ils accompagneraient Evans. Huit garçons à opposer à six hommes dans la force de l’âge, cela ne ferait pas la partie égale. Il est vrai, chacun d’eux serait armé d’un fusil et d’un revolver, tandis que Walston ne possédait que les cinq fusils provenant du Severn. Aussi, dans ces conditions, un combat à distance paraissait-il offrir des chances plus favorables, puisque Doniphan, Wilcox, Cross, étaient bons tireurs, et, en cela, très supérieurs aux matelots américains. En outre, les munitions ne leur manqueraient pas, tandis que Walston, ainsi que l’avait dit le master, devait être réduit à quelques cartouches seulement.

Il était deux heures après midi, lorsque la petite troupe se forma sous la direction d’Evans. Baxter, Jacques, Moko, Kate et les petits rentrèrent immédiatement dans French-den, dont les portes furent refermées, mais non barricadées, afin que, le cas échéant, le master et les autres pussent se mettre rapidement à l’abri.

Du reste, il n’y avait rien à craindre du côté du sud, ni même de l’ouest, car, pour suivre cette direction, il aurait fallu que Walston eût gagné Sloughi-bay, afin de remonter la vallée du rio Zealand, – ce qui aurait demandé trop de temps. D’ailleurs, d’après la réponse de Forbes, c’était par la rive ouest du lac qu’il avait descendu, et il ne connaissait point cette partie de l’île. Evans n’avait donc pas à redouter d’être surpris par derrière, l’attaque ne pouvant venir que du côte du nord.

Les jeunes garçons et le master s’avancèrent prudemment, en longeant la base d’Auckland-hill. Au delà de l’enclos, les buissons et les groupes d’arbres leur permettaient d’atteindre la forêt, sans trop se découvrir.

Evans marchait en tête,– après avoir dû réprimer l’ardeur de Doniphan, toujours prêt à se porter en avant. Lorsqu’il eut dépassé le petit tertre qui recouvrait les restes du naufragé français, le master jugea opportun de couper obliquement, afin de se rapprocher de la rive du Family-lake.

Phann, que Gordon eût en vain essayé de retenir, semblait quêter, l’oreille dressée, le nez au sol, et il parut bientôt qu’il était tombé sur une piste.

«Attention! dit Briant.

– Oui, répondit Gordon. Ce n’est point la piste d’un animal! Voyez l’allure de Phann!

– Glissons-nous entre les herbes, répliqua Evans, et vous, monsieur Doniphan, qui êtes bon tireur, si l’un de ces gueux se montre à bonne portée, ne le manquez pas! Vous n’aurez jamais si à propos envoyé une balle.»

Quelques instants après, tous avaient atteint les premiers groupes d’arbres. Là, sur la limite de Traps-woods, il y avait encore des traces d’une halte récente, des branches à demi consumées, des cendres à peine refroidies.

«C’est ici, à coup sûr, que Walston a passé la nuit dernière, fît observer Gordon.

– Et peut-être y était-il, il y a quelques heures? répondit Evans. Je pense qu’il vaut mieux nous rabattre vers la falaise…»

Il n’avait pas achevé qu’une détonation éclatait sur la droite. Une balle, après avoir effleuré la tète de Briant, vint s’incruster dans l’arbre près duquel il s’appuyait.

Presque en même temps se faisait entendre un autre coup de feu, qui fut suivi d’un cri, tandis qu’à cinquante pas de là, une masse s’abattait brusquement sous les arbres.

C’était Doniphan, qui venait de tirer au juger d’après la fumée produite par le premier coup de fusil.

Mais le chien ne s’arrêtant plus, Doniphan, emporté par sa fougue, se lança derrière lui.

«En avant! dit Evans. Nous ne pouvons le laisser s’engager seul!…»

Un instant après, ayant rejoint Doniphan, tous faisaient cercle autour d’un corps étendu au milieu des herbes et qui ne donnait plus signe de vie.

«Celui-là, c’est Pike! dit Evans. Le coquin est bien mort! Si le diable s’est mis en chasse aujourd’hui, il ne reviendra pas bredouille! Un de moins!

– Les autres ne peuvent être éloignés! fit observer Baxter.

– Non, mon garçon! Aussi, ne nous découvrons pas!… A genoux!… A genoux!…»

Troisième détonation venant de la gauche, cette fois. Service, qui n’avait pas assez promptement baissé la tête, eut son front rasé par une balle.

«Tu es blessé?… s’écria Gordon en courant à lui.

– Ce n’est rien, Gordon, ce n’est rien! répondit Service. Une égratignure seulement!»

En ce moment, il importait de ne point se séparer. Pike tué, restaient encore Walston et quatre des siens, qui devaient être postés à petite distance derrière les arbres. Aussi Evans et les autres, accroupis entre les herbes, formaient-ils un groupe compact, prêt à la défensive, de quelque côté que vînt l’attaque.

Tout à coup, Garnett s’écria:

«Où est donc Briant?

– Je ne le vois plus!» répondit Wilcox.

En effet, Briant avait disparu, et comme les aboiements de Phann retentissaient encore avec plus de violence, il était à craindre que le hardi garçon ne fût aux prises avec quelques hommes de la bande.

«Briant… Briant!…» cria Doniphan.

Et tous, inconsidérément peut-être, se jetèrent sur les traces de Phann. Evans n’avait pu les retenir. Ils allaient d’arbre en arbre, gagnant du terrain.

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«Gare, master, gare!» cria soudain Cross, qui venait de se jeter à plat ventre.

Instinctivement, le master baissa la tête, au moment où une balle passait à quelques pouces au-dessus de lui.

Puis, se redressant, il aperçut un des compagnons de Walston lui s’enfuyait à travers le bois.

C’était précisément Rock, qui lui avait échappé la veille.

«A toi, Rock!» cria-t-il.

Il fit feu, et Rock disparut, comme si le sol se fût subitement ouvert sous ses pas.

«Est-ce que je l’ai encore manqué?… s’écria Evans. Mille diables! Ce serait de la malechance!»

Tout cela s’était fait en quelques secondes. Tout aussitôt, les aboiements du chien éclatèrent à proximité. Immédiatement la voix de Doniphan se fit entendre:

«Tiens bon, Briant!… Tiens bon!» criait-il.

Evans et les autres se portèrent de ce côté, et, vingt pas plus loin, ils aperçurent Briant aux prises avec Cope.

Ce misérable venait de terrasser le jeune garçon, et il allait le frapper de son coutelas, lorsque Doniphan, arrivé juste à temps pour détourner le coup, se jeta sur Cope, avant d’avoir eu le temps de saisir son revolver.

Ce fut lui que le coutelas atteignit en pleine poitrine… Il tomba, sans pousser un cri.

Cope, observant alors qu’Evans, Garnett et Webb cherchaient à lui couper la retraite, prit la fuite dans la direction du nord. Plusieurs coups de feu furent simultanément tirés sur lui. Il disparut, et Phann revint sans avoir pu l’atteindre.

A peine relevé, Briant était revenu près de Doniphan, il lui soutenait la tête, il essayait de le ranimer…

Evans et les autres les avaient rejoints, après avoir rapidement rechargé leurs armes.

En réalité, la lutte avait commencé au désavantage de Walston, puisque Pike était tué, et que Cope et Rock devaient être hors de combat.

Par malheur, Doniphan avait été frappé à la poitrine, et mortellement, semblait-il. Les yeux fermés, le visage blanc comme une cire, il ne faisait plus un mouvement, il n’entendait même pas Briant qui l’appelait.

Cependant Evans s’était penché sur le corps du jeune garçon. Il avait ouvert sa veste, puis déchire sa chemise qui était trempée de sang. Une étroite plaie triangulaire saignait à la hauteur de la quatrième côte, du côté gauche. La pointe du coutelas avait-elle touché le cœur? Non, puisque Doniphan respirait encore. Mais il était à craindre que le poumon eût été atteint, car la respiration du blessé était extrêmement faible.

«Transportons-le à French-den! dit Gordon. Là, seulement, nous pourrons le soigner…

– Et le sauver! s’écria Briant. Ah! mon pauvre camarade!… C’est pour moi que tu t’es exposé!»

Evans approuva la proposition de ramener Doniphan à French-den – d’autant plus qu’en ce moment il paraissait y avoir quelque répit à la lutte. Vraisemblablement, Walston, voyant que les choses tournaient mal, avait pris le parti de battre en retraite dans les profondeurs de Traps-woods.

Toutefois – ce qui ne laissait pas d’inquiéter Evans – c’est qu’il n’avait aperçu ni Walston ni Brandt ni Book, et ce n’étaient pas les moins redoutables de la bande.

L’état de Doniphan exigeait qu’il fût transporté sans secousse. Aussi Baxter et Service se hâtèrent-ils d’établir une civière de branchages, sur laquelle le jeune garçon fut étendu, sans avoir repris connaissance. Puis, quatre de ses camarades le soulevèrent doucement, tandis que les autres l’entouraient, leur fusil armé, leur revolver à la main.

Le cortège regagna directement la base d’Auckland-hill. Cela valait mieux que de suivre la rive du lac. En longeant la falaise, il n’y aurait plus à veiller que sur la gauche et en arrière. Rien, d’ailleurs, ne vint troubler ce pénible cheminement. Quelquefois, Doniphan poussait un soupir si douloureux que Gordon faisait signe de s’arrêter, afin d’écouter sa respiration, et, un instant après, on se remettait en marche.

Les trois quarts de la route furent faits dans ces conditions. Il ne restait plus que huit à neuf cents pas à franchir pour atteindre French-den, dont on ne pouvait encore apercevoir la porte, cachée par une saillie de la falaise.

Tout à coup, des cris retentirent du côté du rio Zealand. Phann bondit dans cette direction.

Évidemment, French-den était attaqué par Walston et ses deux compagnons.

En effet, voici ce qui s’était passé – ainsi que cela fut reconnu plus tard.

Pendant que Rock, Cope et Pike, embusqués sous les arbres de Traps-woods, occupaient la petite troupe du master, Walston, Brandt et Book avaient gravi Auckland-hill, en remontant le lit desséché du torrent de Dike-creek. Après avoir rapidement parcouru le plateau supérieur, ils étaient descendus par la gorge qui aboutissait à la berge du rio, non loin de l’entrée de Store-room. Une fois là, ils étaient parvenus à enfoncer la porte, qui n’était pas barricadée, et avaient envahi French-den.

Et maintenant, Evans arriverait-il assez tôt pour prévenir une catastrophe?

Le master eut rapidement pris son parti. Tandis que Cross, Webb et Garnett restaient près de Doniphan qu’on ne pouvait laisser seul, Gordon, Briant, Service, Wilcox et lui s’élancèrent dans la direction de French-den, en prenant au plus court. Quelques minutes plus tard, dès que leurs regards purent s’étendre jusqu’à Sport-terrace, ce qu’ils virent était bien pour leur enlever tout espoir!

En ce moment, Walston sortait par la porte du hall, tenant un enfant qu’il entraînait vers le rio.

Cet enfant, c’était Jacques. En vain, Kate, qui venait de se précipiter sur Walston, essayait-elle de le lui arracher.

Un instant après, apparaissait le second compagnon de Walston, Brandt, qui s’était saisi du petit Costar et l’emportait dans la même direction.

Baxter, lui aussi, vint se jeter sur Brandt; mais, repoussé violemment, il roula sur le sol.

Quant aux autres enfants, Dole, Jenkins, Iverson, on ne les voyait pas, non plus que Moko. Est-ce qu’ils avaient déjà succombé à l’intérieur de French-den?

Cependant Walston et Brandt gagnaient rapidement du côté du rio. Avaient-ils donc la possibilité de le franchir autrement qu’à la nage? Oui, car Book était là, près de la yole, qu’il avait tirée hors de Store-room.

Une fois sur la rive gauche, tous trois seraient hors d’atteinte. Avant qu’on eût pu leur couper la retraite, ils auraient regagné leur campement de Bear-rock, avec Jacques et Costar, devenus des otages entre leurs mains!

Aussi, Evans, Briant, Gordon, Cross, Wilcox couraient-ils à perte d’haleine, espérant atteindre Sport-terrace, avant que Walston, Book et Brandt se fussent mis en sûreté au delà du rio. Quant à tirer sur eux à la distance où ils se trouvaient, c’eût été s’exposer à frapper Jacques et Costar en même temps.

Mais Phann était là. Il venait de bondir sur Brandt et le tenait à la gorge. Celui-ci, très gêné pour se défendre contre le chien, dut lâcher Costar, pendant que Walston se hâtait d’entraîner Jacques vers la yole…

Soudain, un homme s’élança hors du hall.

C’était Forbes.

Venait-il se joindre à ses anciens compagnons de crime après avoir forcé la porte du réduit? Walston n’en douta pas.

«A moi, Forbes!… Viens… Viens!» lui cria-t-il.

Evans s’était arrêté, et il allait faire feu, lorsqu’il vit Forbes se jeter sur Walston.

Walston, surpris par cette agression à laquelle il ne pouvait s’attendre, fut obligé d’abandonner Jacques, et, se retournant, il frappa Forbes d’un coup de coutelas.

Forbes tomba aux pieds de Walston.

Cela s’était fait si vite qu’à ce moment, Evans, Briant, Gordon, Service et Wilcox étaient encore à une centaine de pas de Sport-terrace.

Walston voulut alors ressaisir Jacques, afin de l’emporter jusqu’à la yole, où Book l’attendait avec Brandt, lequel était parvenu à se débarrasser du chien.

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Il n’en eut pas le temps. Jacques, qui était armé d’un revolver, le lui déchargea en pleine poitrine. C’est à peine si Walston, grièvement blessé, eut la force de ramper vers ses deux compagnons qui le prirent dans leurs bras, rembarquèrent et repoussèrent vigoureusement la yole.

En ce moment, retentit une violente détonation. Une volée de mitraille cingla les eaux du rio.

C’était la petite pièce, que le mousse, venait de décharger à travers l’embrasure de Store-room.

Et maintenant, à l’exception des deux misérables, qui avaient disparu sous les massifs de Traps-woods, l’île Chairman était délivrée des meurtriers du Severn, entraînés vers la mer par le courant du rio Zealand!

 

 

Chapitre XXIX

Réaction. – Les héros de la bataille. – La fin d’un malheureux. – Excursion dans la forêt. – Convalescence de Doniphan. – Au port de Bear-rock. 
– Le radoubage. – Le départ du 12 février. – En descendant le rio Zealand. 
– Salut à Sloughi-bay. – La dernière pointe de l’île Chairman.

 

ne ère nouvelle commençait maintenant pour les jeunes colons de l’île Chairman.

Après avoir lutté jusqu’alors pour assurer leur existence dans des conditions assez critiques, c’était à l’œuvre de la délivrance qu’ils allaient travailler en tentant un dernier effort pour revoir leurs familles et leur pays.

Après la surexcitation causée par les incidents de la lutte, il s’était produit en eux une réaction bien naturelle. Ils furent comme accablés de leur succès, auquel ils ne pouvaient croire. Le danger passé, il leur apparaissait plus grand qu’il ne leur avait semblé, – en réalité, tel qu’il était. Certes, après le premier engagement sur la lisière de Traps-woods, leurs chances s’étaient accrues dans une certaine mesure. Mais, sans l’intervention si inattendue de Forbes, Walston, Book et Brandt leur échappaient! Moko n’aurait pas osé envoyer ce coup de mitraille, qui eût atteint Jacques et Costar en même temps que leurs ravisseurs!… Que se serait-il passé ensuite?.., A quel compromis aurait-il fallu consentir pour délivrer les deux enfants?

Aussi, lorsque Briant et ses camarades purent envisager froidement cette situation, ce fut comme une sorte d’épouvanté rétrospective qui les saisit. Elle dura peu, et, bien qu’on ne fût pas fixé sur le sort de Rock et de Cope, la sécurité était en grande partie revenue sur l’île Chairman.

Quant aux héros de la bataille, ils avaient été félicités comme ils le méritaient, – Moko, pour son coup de canon, tiré si à propos à travers l’embrasure de Store-room, – Jacques, pour le sang-froid dont il avait fait preuve en déchargeant son revolver sur Walston, – Costar enfin qui «en aurait bien fait autant, dit-il, s’il avait eu un pistolet!» Mais il n’en avait pas!

Il n’y eut pas jusqu’à Phann auquel revint sa bonne part de caresses, sans compter un stock d’os à moelle dont Moko le gratifia pour avoir attaqué à coups de crocs ce coquin de Brandt qui entraînait le petit garçon.

Il va sans dire que Briant, après le coup de canon de Moko, était revenu en toute hâte vers l’endroit où ses camarades gardaient la civière. Quelques minutes après, Doniphan avait été déposé dans le hall, sans avoir repris connaissance, tandis que Forbes, relevé par Evans, était étendu sur la couchette de Store-room. Pendant toute la nuit, Kate, Gordon, Briant, Wilcox et le master veillèrent près des deux blessés.

Que Doniphan eût été atteint très gravement, ce n’était que trop visible. Toutefois, comme il respirait assez régulièrement, il fallait que le poumon n’eût point été perforé par le coutelas de Cope. Pour panser sa blessure, Kate eut recours à certaines feuilles dont on fait communément usage; au Far-West, et que fournirent quelques arbrisseaux des bords du rio Zealand. C’étaient des feuilles d’aunes, lesquelles, froissées et disposées en compresses, sont très efficaces pour empêcher la suppuration interne, car tout le danger était là. Mais il n’en fut pas ainsi de Forbes que Walston avait atteint au ventre. Il se savait frappé à mort, et, lorsqu’il reprit connaissance, pendant que Kate, penchée sur sa couchette, lui donnait ses soins:

«Merci, bonne Kate! merci!… murmura-t-il. C’est inutile!… Je suis perdu!»

Et des larmes coulaient de ses yeux.

Le remords avait-il donc remué ce qu’il y avait encore de bon dans le cœur de ce malheureux?… Oui! Entraîné surtout par les mauvais conseils et le mauvais exemple, s’il avait pris part aux massacres du Severn, tout son être s’était révolté devant l’horrible sort qui menaçait les jeunes colons, et il avait risqué sa vie pour eux.

«Espère, Forbes! lui dit Evans. Tu as racheté tes crimes… Tu vivras…»

Non! l’infortuné devait mourir! Malgré les soins qui ne lui furent pas épargnés, l’aggravation de son état devint d’heure en heure plus manifeste. Pendant les quelques instants de répit que lui laissait la douleur, ses yeux inquiets se tournaient vers Kate, vers Evans!… Il avait versé le sang, et son sang coulait en expiation de son existence passée…

Vers quatre heures du matin, Forbes s’éteignit. Il mourut repentant, pardonné des hommes, pardonné de Dieu, qui lui évita une longue agonie, et ce fut presque sans souffrance que s’échappa son dernier souffle.

On l’enterra, le lendemain, dans une fosse, creusée près de l’endroit où reposait le naufragé français, et deux croix indiquent maintenant l’emplacement des deux tombes.

Cependant la présence de Rock et de Cope constituait encore un danger; la sécurité ne saurait être complète, tant qu’ils ne seraient pas mis hors d’état de nuire.

Evans résolut donc d’en finir avec eux, avant de se rendre au port de Bear-rock.

Gordon, Briant, Baxter, Wilcox et lui partirent le jour même, fusil sous le bras, revolver à la ceinture, accompagnés de Phann, car il n’était que juste de s’en remettre à son instinct pour découvrir une piste.

Les recherches ne furent ni difficiles ni longues, et il faut ajouter, ni dangereuses. Il n’y avait plus rien à craindre des deux complices de Walston. Cope, dont on put suivre le passage à des traces de sang au milieu des fourrés de Traps-woods, fut trouvé mort à quelques centaines de pas de l’endroit où il avait été atteint d’une balle. On releva également le cadavre de Pike, tué au début de l’affaire. Quant à Rock, qui avait si inopinément disparu comme s’il se fût englouti dans le sol, Evans eut bientôt l’explication de ce fait: c’était au fond d’une des fosses, creusées par Wilcox, que le misérable était tombé, après avoir été frappé mortellement. Les trois cadavres furent enterrés dans cette fosse, dont on fît une tombe. Puis, le master et ses compagnons revinrent avec cette bonne nouvelle que la colonie n’avait plus rien à craindre.

La joie eût donc été complète à French-den, si Doniphan n’eut été si grièvement blessé! Les cœurs n’étaient-ils pas maintenant ouverts à l’espérance?

Le lendemain, Evans, G’ordon, Briant et Baxter mirent en discussion les projets dont on devait provoquer la réalisation immédiate. Ce qui importait, avant tout, c’était de rentrer en possession de la chaloupe du Severn. Cela nécessitait un voyage et même un séjour à Bear-rock, où l’on procéderait aux travaux de réparation qui remettraient l’embarcation en état.

Il fut donc convenu qu’Evans, Briant et Baxter s’y rendraient par la voie du lac et de l’East-river. C’était à la fois le plus sûr et le plus court.

La yole, retrouvée dans un remous du rio, n’avait rien reçu du coup de mitraille qui avait passé au-dessus d’elle. On y embarqua les outils pour le radoubage, des provisions, des munitions, des armes, et, par un bon vent largue, elle partit, dès le matin du 6 décembre, sous la direction d’Evans.

La traversée du Family-lake se fit assez rapidement. Il n’y eut pas même lieu de mollir ou de raidir l’écoute, tant la brise était égale et constante. Avant onze heures et demie, Briant signalait au master la petite crique par laquelle les eaux du lac se déversaient dans le lit de l’East-river, et la yole, servie par le jusant, descendit entre les deux rives du rio.

Non loin de l’embouchure, la chaloupe, tirée au sec, gisait sur le sable de Bear-rock.

Après un examen très détaillé des réparations qui devaient être faites, voici ce que dit Evans:

«Mes garçons, nous avons bien les outils; mais ce qui nous manque, c’est de quoi réparer la membrure et le bordage. Or, il y a précisément à French-den des planches et des courbes qui proviennent de la coque du Sloughi, et, si nous pouvions conduire l’embarcation au rio Zealand…

– C’est à quoi je songeais, répondit Briant. Est-ce que c’est impossible, master Evans?

– Je ne le pense pas, reprit Evans. Puisque la chaloupe est bien venue des Severn-shores jusqu’à Bear-rock, elle peut bien aller de Bear-rock jusqu’au rio Zealand? Là, le travail se ferait plus aisément, et c’est de French-den que nous repartirions pour gagner Sloughi-bay, où nous prendrions la mer!»

Incontestablement, si ce projet était réalisable, on n’en pouvait imaginer un meilleur. Aussi fut-il décidé que l’on profiterait de la marée du lendemain pour remonter l’East-river en remorquant la chaloupe au moyen de la yole.

Tout d’abord, Evans s’occupa d’aveugler, tant bien que mal, les voies d’eau de l’embarcation avec des bouchons d’étoupe qu’il avait apportés de French-den, et ce premier travail ne se termina que très avant dans la soirée.

La nuit se passa tranquillement au fond de la grotte, où Doniphan et ses compagnons avaient élu domicile, lors de leur première visite à Deception-bay.

Le lendemain, au petit jour, la chaloupe ayant été mise à la remorque de la yole, Evans, Briant et Baxter repartirent avec le flot montant. En manœuvrant les avirons, tant que la marée se fit sentir, ils s’en tirèrent. Mais, dès que le jusant eut pris de la force, l’embarcation, alourdie par l’eau qui y pénétrait, ne fut pas remorquée sans grande peine. Aussi était-il cinq heures du soir, lorsque la yole atteignit la rive droite de Family-lake.

Le master ne jugea pas prudent de s’exposer, dans ces conditions, à une traversée nocturne.

D’ailleurs, le vent tendait à mollir avec le soir, et, très probablement, ainsi qu’il arrivait pendant la belle saison, la brise fraîchirait aux premiers rayons du soleil.

On campa en cet endroit, on mangea de bon appétit, on dormit d’un bon sommeil, la tête appuyée au tronc d’un gros hêtre, les pieds devant un foyer pétillant qui brûla jusqu’à l’aube.

«Embarquons!» tel fut le premier mot que prononça le master, dès que les lueurs matinales eurent éclairé les eaux du lac.

Ainsi qu’on s’y attendait, la brise du nord-est avait repris avec le jour. Le master ne pouvait demander un temps plus favorable pour se diriger sur French-den.

La voile fut hissée, et la yole, traînant la pesante embarcation, qui était noyée jusqu’à son plat-bord, mit le cap à l’ouest.

Il ne se produisit aucun incident pendant cette traversée du Family-lake. Par prudence, Evans se tint toujours prêt à couper la remorque, pour le cas où la chaloupe eût coulé à pic, car elle aurait entraîné la yole avec elle. Grave appréhension, à coup sûr! En effet, l’embarcation engloutie, c’était le départ indéfiniment ajourné, et, peut-être, un long temps encore à passer sur l’île Chairman!

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Enfin, les hauteurs d’Auckland-hill apparurent dans l’ouest vers trois heures du soir. A cinq heures, la yole et la chaloupe entraient dans le rio Zealand et mouillaient à l’abri de la petite digue. Des hurrahs accueillirent Evans et ses compagnons, sur lesquels on ne comptait pas avant quelques jours.

Pendant leur absence, l’état de Doniphan s’était quelque peu amélioré. Aussi le brave garçon put-il répondre aux pressements de main de son camarade Briant. Sa respiration se faisait plus librement, le poumon n’ayant point été atteint. Bien qu’on le tînt à une diète très sévère, les forces commençaient à lui revenir, et, sous les compresses d’herbes que Kate renouvelait de deux heures en deux heures, sa plaie ne tarderait probablement pas à se fermer. Sans doute, la convalescence serait de longue durée; mais Doniphan avait tant de vitalité que sa guérison complète ne serait qu’une question de temps,

Dès le lendemain, les travaux de radoubage furent entrepris. Il y eut d’abord un fort coup de collier à donner pour mettre la chaloupe à terre. Longue de trente pieds, large de six à son maître-bau, elle devait suffire aux dix-sept passagers que comptait alors la petite colonie, en comprenant Kate et le master.

Cette opération terminée, les travaux suivirent régulièrement leur cours. Evans, aussi bon charpentier que bon marin, s’y entendait, et il put apprécier l’adresse de Baxter. Les matériaux ne manquaient pas, les outils non plus. Avec les débris de la coque du schooner, on put refaire les courbes brisées, les bordages disjoints, les barreaux rompus; enfin la vieille étoupe, retrempée dans la sève de pin, permit de rendre les coutures de la coque parfaitement étanches.

La chaloupe, qui était pontée à l’avant, le fut alors jusqu’aux deux tiers environ – ce qui assurait un abri contre le mauvais temps, peu à craindre, d’ailleurs, pendant cette seconde période de la saison d’été. Les passagers pourraient se tenir sous ce pont ou se tenir dessus – comme il leur plairait. Le mât de hune du Sloughi servit de grand mât, et Kate, sur les indications d’Evans, parvint à tailler une misaine dans la brigantine de rechange du yacht, ainsi qu’un tapecul pour l’arrière, et un foc pour l’avant. Avec ce gréement, l’embarcation serait mieux équilibrée et utiliserait le vent sous n’importe quelle allure.

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Ces travaux, qui durèrent trente jours, ne furent pas achevés avant le 8 janvier. Il n’y avait plus qu’à terminer certains détails d’appropriation.

C’est que le master avait voulu donner tous ses soins à la mise en état de la chaloupe. Il convenait qu’elle fût à même de naviguer à travers les canaux de l’archipel magellanique et de faire, au besoin, quelques centaines de milles, dans le cas où il serait nécessaire de descendre jusqu’à l’établissement de Punta-Arena sur la côte orientale de la presqu’île de Brunswick.

Il faut mentionner crue, dans ce laps de temps, le Christmas avait été célébré avec un certain apparat, et aussi le 1er janvier de cette année 1862 – que les jeunes colons espéraient bien ne pas finir sur l’île Chairman.

A cette époque, la convalescence de Doniphan était assez avancée pour qu’il pût quitter le hall, quoique bien faible encore. Le bon air et une nourriture plus substantielle lui rendirent visiblement ses forces. D’ailleurs, ses camarades ne comptaient pas partir avant qu’il fût capable de supporter une traversée de quelques semaines, sans avoir à craindre une rechute.

Entre temps, la vie habituelle avait repris son cours à French-den.

Par exemple, les leçons, les cours, les conférences, furent plus ou moins délaissés. Jenkins, Iverson, Dole et Costar ne se considéraient-ils pas comme en vacances?

Comme bien on pense, Wilcox, Cross et Webb avaient repris leurs chasses, soit sur le bord des South-moors, soit dans les futaies de Traps-woods. On dédaignait maintenant les collets et les pièges, malgré les conseils de Gordon, toujours ménager de ses munitions. Aussi les détonations éclataient de part et d’autre, et l’office de Moko s’enrichissait de venaison fraîche, –ce qui permettait de garder les conserves pour le voyage.

En vérité, si Doniphan eut pu reprendre ses fonctions de chasseur en chef de la petite colonie, avec quelle ardeur il eût poursuivi tout ce gibier de poil et de plume, sans avoir à se préoccuper d’économiser ses coups de feu! C’était pour lui un crève-cœur de ne pas se joindre à ses camarades! Mais il fallait se résigner, et ne point commettre d’imprudence.

Enfin, pendant les dix derniers jours de janvier, Evans procéda au chargement de l’embarcation. Certes, Briant et les autres avaient bien le désir d’emporter tout ce qu’ils avaient sauvé du naufrage de leur Sloughi… C’était impossible, faute de place, et il convint de faire un choix.

En premier lieu, Gordon mit à part l’argent qui avait été recueilli à bord du yacht, et dont les jeunes colons auraient peut-être besoin en vue de leur rapatriement. Moko, lui, embarqua des provisions de bouche en quantité suffisante pour la nourriture de dix-sept passagers, non seulement en prévision d’une traversée qui durerait peut-être trois semaines, mais aussi dans le cas où quelque accident de mer obligerait à débarquer sur une des îles de l’archipel, avant d’avoir atteint Punta-Arena, Port-Galant ou le Port-Tamar.

Puis, ce qui restait de munitions fut placé dans les coffres de la chaloupe, ainsi que les fusils et les revolvers de French-den. Et même, Doniphan demanda que l’on n’abandonnât point les deux petits canons du yacht. S’ils chargeaient trop l’embarcation, il serait temps de s’en défaire en route.

Briant prit également tout l’assortiment des vêtements de rechange, la plus grande partie des livres de la bibliothèque, les principaux ustensiles qui serviraient à la cuisine du bord, – entre autres un des poêles de Store-room, – enfin les instruments nécessaires à la navigation, montres marines, lunettes, boussoles, loch, fanaux, sans oublier le halkett-boat. Wilcox choisit, parmi les filets et les lignes, ceux des engins qui pourraient être employés à la pêche, tout en faisant route.

Quant à l’eau douce, après qu’on l’eût puisée au rio Zealand, Gordon la fit enfermer dans une dizaine de petits barils, qui furent disposés régulièrement le long de la carlingue, au fond de l’embarcation. On n’oublia pas non plus ce qu’il y avait encore de brandy, de gin et autres liqueurs fabriquées avec les fruits du trulca et de l’algarrobe.

Enfin, toute la cargaison était en place à la date du 3 février. Il n’y avait plus qu’à fixer le jour du départ, si toutefois Doniphan se sentait en état de supporter le voyage.

Oui! Le brave garçon répondait de lui-même! Sa blessure était entièrement cicatrisée, et, l’appétit lui étant revenu, il ne devait prendre garde qu’à ne pas trop manger. Maintenant, appuyé sur le bras de Briant ou de Kate, il se promenait, chaque jour, sur Sport-terrace pendant quelques heures.

«Partons!… Partons!… dit-il. J’ai hâte d’être en route!… La mer me remettra tout à fait!»

Le départ fut fixé au 5 février.

La veille, Gordon avait rendu la liberté aux animaux domestiques. Guanaques, vigognes, outardes, et toute la gent emplumée, peu reconnaissants des soins qui leur avaient été donnés, s’enfuirent, les uns à toutes jambes, les autres à tire d’aile, tant l’instinct de la liberté est irrésistible.

«Les ingrats! s’écria Garnett. Après les attentions que nous avons eues pour eux!

– Voilà le monde!» répondit Service d’un ton si plaisant que cette philosophique réflexion fut accueillie par un rire général.

Le lendemain, les jeunes passagers s’embarquèrent dans la chaloupe, qui allait prendre la yole à sa remorque, et dont Evans se servirait comme de you-you.

Mais, avant de larguer l’amarre, Briant et ses camarades voulurent se réunir encore une fois devant les tombes de François Baudoin et de Forbes. Ils s’y rendirent avec recueillement, et, en même temps qu’une dernière prière, ce fut un dernier souvenir qu’ils donnèrent à ces infortunés.

Doniphan s’était placé à l’arrière de l’embarcation près d’Evans, chargé de gouverner. A l’avant, Briant et Moko se tenaient aux écoutes des voiles, bien qu’il y eût plus à compter sur le courant pour descendre le rio Zealand que sur la brise, dont le massif d’Auckland-hill rendait la direction très incertaine.

Les autres, ainsi que Phann, s’étaient placés à leur fantaisie sur la partie antérieure du pont.

L’amarre fut détachée, et les avirons frappèrent l’eau.

Trois hurrahs saluèrent alors cette hospitalière demeure, qui, depuis tant de mois, avait offert un abri si sûr aux jeunes colons, et ce ne fut pas sans émotion – sauf Gordon tout triste d’abandonner son île – qu’ils virent Auckland-hill disparaître derrière les arbres de la berge.

En descendant le rio Zealand, la chaloupe ne pouvait aller plus vite que le Courant, qui n’était pas très rapide. Et, d’ailleurs, vers midi, à la hauteur de la fondrière de Bogs-Woods, Evans dut faire jeter l’ancre.

En effet, en cette partie du cours d’eau, le lit était peu profond, et l’embarcation, très chargée, aurait risqué de s’échouer. Mieux valait attendre le flux, puis repartir avec la marée descendante.

La halte dura six heures environ. Les passagers en profitèrent pour faire un bon repas, après lequel Wilcox et Cross allèrent tirer quelques bécassines sur la lisière des South-moors.

De l’arrière de la chaloupe, Doniphan put même abattre deux superbes tinamous, qui voletaient au-dessus de la rive droite. Du coup, il était guéri.

Il était fort tard, lorsque l’embarcation arriva à l’embouchure du rio. Aussi, comme l’obscurité ne permettait guère de se diriger entre les passes du récif, Evans, en marin prudent, voulut attendre au lendemain pour prendre la mer.

Nuit paisible, s’il en fut. Le vent était tombé avec le soir, et, lorsque les oiseaux marins, les pétrels, les mouettes, les goélands, eurent regagné les trous de roches, un silence absolu régna sur Sloughi-bay.

Le lendemain, la brise venant de terre, la mer serait belle jusqu’à la pointe extrême des South-moors. Il fallait en profiter pour franchir une vingtaine de milles, pendant lesquels la houle eût été dure, si le vent fut venu du large.

Dès la pointe du jour, Evans fit hisser la misaine, le tape-cul et le foc. Alors, la chaloupe, dirigée d’une main sûre pas le master, sortit du rio Zealand.

En ce moment, tous les regards se portèrent sur la crête d’Auckland-hill, puis, sur les dernières roches de Sloughi-bay, qui disparurent au tournant d’Américan-Cape.

Et un coup de canon fut tiré, suivi d’un triple hurrah, pendant que le pavillon du Royaume-Uni se développait à la corne de l’embarcation.

Huit heures plus tard, la chaloupe donnait dans le canal, bordé par les grèves de l’île Cambridge, doublait South-Cape et suivait les contours de l’île Adélaïde.

L’extrême pointe de l’île Chairman venait de s’effacer à l’horizon du nord.

 

 

Chapitre XXX

Entre les canaux. – Retards par suite de vents contraires. – Le détroit.
– Le steamer Grafton. – Retour à Auckland. – Accueil dans la capitale
de la Nouvelle-Zélande. – Evans et Kate. – Conclusion.

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l n’y a pas lieu de rapporter par le menu ce voyage à travers les canaux de l’archipel magellanique. Il ne fut marqué par aucun incident de quelque importance. Le temps demeura constamment au beau. D’ailleurs, dans ces passes, larges de six à sept milles, la mer n’eût pas eu le temps de se lever au souffle d’une bourrasque.

Tous ces canaux étaient déserts, et, au surplus, mieux valait ne point rencontrer les naturels de ces parages, qui ne sont pas toujours d’humeur hospitalière. Une ou deux fois, pendant la nuit, des feux furent signalés à l’intérieur des îles, mais aucun indigène ne se montrait sur les grèves.

Le 11 février, la chaloupe, qui avait toujours été servie par un vent favorable, déboucha dans le détroit de Magellan par le canal de Smyth, entre la côte ouest de l’île de la Reine Adélaïde et les hauteurs de la terre du Roi Guillaume. A droite s’élevait le pic Sainte-Anne. A tranche, au fond de la baie de Beaufort, s’étageaient quelques-uns de ces magnifiques glaciers, dont Briant avait entrevu l’un des plus élevés à l’est de l’île Hanovre – à laquelle les jeunes colons donnaient toujours le nom d’île Chairman.

Tout allait bien à bord; il faut croire notamment que l’air, chargé de senteurs marines, était excellent pour Doniphan, car il mangeait, il dormait, et se sentait assez fort pour débarquer, si l’occasion se présentait de reprendre avec ses camarades leur vie de Robinsons.

Dans la journée du 12, la chaloupe arriva en vue de l’île Tamar, sur la terre du Roi Guillaume, dont le port ou plutôt la crique était déserte en ce moment. Aussi, sans s’y arrêter, après avoir doublé le cap Tamar, Evans prit-il la direction du sud-est à travers, le détroit de Magellan.

D’un côté, la longue terre de Désolation développait ses côtes plates et arides, dépourvues de cette verdoyante végétation que revêtait l’île Chairman. De l’autre, se dessinaient les indentations si capricieusement déchiquetées de la presqu’île Crooker. C’était par là qu’Evans comptait chercher les passes du sud, afin de doubler le cap Forward et de remonter la côte est de la presqu’île de Brunswick jusqu’à l’établissement de Punta-Arena.

Il ne fut pas nécessaire d’aller si loin.

Dans la matinée du 13, Service, qui se tenait debout à l’avant, s’écria:

«Une fumée par tribord!

– La fumée d’un feu de pêcheurs? demanda Gordon.

– Non!… C’est plutôt une fumée de steamer!» répliqua Evans.

En effet, dans cette direction, les terres étaient trop éloignées pour que la fumée d’un campement de pêche y fût visible.

Aussitôt Briant, s’élançant dans les agrès de la misaine, atteignit la tête du mât, et s’écria à son tour:

«Navire!… Navire!…»

Le bâtiment fut bientôt en vue. C’était un steamer de huit à neuf cents tonneaux, qui marchait avec une vitesse de onze à douze milles à l’heure.

Des hurrahs partirent de la chaloupe, des coups de fusil également.

La chaloupe avait été vue, et, dix minutes après, elle accostait le steamer Grafton, qui faisait route pour l’Australie.

En un instant, le capitaine du Grafton, Tom Long, eut été mis au courant des aventures du Sloughi. D’ailleurs, la perte du schooner avait eu un retentissement considérable en Angleterre comme en Amérique, Tom Long s’empressa de recueillir à son bord les passagers de la chaloupe. Il offrit même de les reconduire directement à Auckland, – ce qui l’écartait peu de sa route, puisque le Grafton était à destination de Melbourne, capitale de la province d’Adélaïde, au sud des terres australiennes.

La traversée fut rapide, et le Grafton vint mouiller dans la rade d’Auckland à la date du 25 février.

A quelques jours près, doux ans s’étaient écoulés depuis que les quinze élèves du pensionnat Chairman avaient été entraînés à dix-huit cents lieues de la Nouvelle-Zélande.

Il faut renoncer à peindre la joie de ces familles, auxquelles leurs enfants étaient rendus, – ces enfants que l’on croyait engloutis dans le Pacifique. Pas un ne manquait de ceux qu’avait emportés la tempête jusqu’aux parages de l’Amérique du Sud.

En un instant dans toute la ville s’était répandue cette nouvelle que le Grafton rapatriait les jeunes naufragés. La population entière accourut et les acclama, lorsqu’ils tombèrent dans les bras de leurs parents.

Et comme on fut avide de connaître en détail tout ce qui s’était passé sur l’île Chairman! Mais la curiosité ne tarda pas à être satisfaite. D’abord, Doniphan fit quelques conférences à ce sujet – conférences qui eurent un véritable succès, dont le jeune garçon ne manqua pas de se montrer assez fier. Puis, le journal, qui avait été tenu par Baxter, – on peut dire d’heure en heure, – le journal de French-den ayant été imprimé, il en fallut des milliers et des milliers d’exemplaires, rien que pour contenter les lecteurs de la Nouvelle-Zélande. Enfin les journaux des deux Mondes le reproduisirent en toutes les langues, car il n’était personne qui ne se fût intéressé à la catastrophe du Sloughi. La prudence de Gordon, le dévouement de Briant, l’intrépidité de Doniphan, la résignation de tous, petits et grands, cela fut universellement admiré.

Inutile d’insister sur la réception qui fut faite à Kate et au master Evans. Ne s’étaient-ils pas consacrés au salut de ces enfants? Aussi, une souscription publique fît-elle don au brave Evans d’un navire de commerce, le Chairman, dont il devint à la fois le propriétaire et le capitaine, – à la condition qu’il aurait Auckland pour port d’attache. Et, lorsque les voyages le ramenaient en Nouvelle-Zélande, il retrouvait toujours dans les familles de «ses garçons» l’accueil le plus cordial.

Quant à l’excellente Kate, elle fut réclamée, disputée, par les Briant, les Garnett, les Wilcox et bien d’autres. Finalement, elle se fixa dans la maison de Doniphan, dont elle avait sauvé la vie par ses soins.

Et, comme conclusion morale, voici ce qu’il convient de retenir de ce récit, qui justifie, semble-t-il, son titre de Deux ans de vacances:

Jamais, sans doute, les élèves d’un pensionnat ne seront exposés à passer leurs vacances dans de pareilles conditions. Mais, – que tous les enfants le sachent bien, – avec de l’ordre, du zèle, du courage, il n’est pas de situations, si périlleuses soient-elles, dont on ne puisse se tirer. Surtout, qu’ils n’oublient pas, en songeant aux jeunes naufragés du Sloughi, mûris par les épreuves et faits au dur apprentissage de l’existence, qu’à leur retour, les petits étaient presque des grands, les grands presque des hommes.

FIN

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