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Jules Verne

 

L’étoile du Sud

Les pays des diamants

 

(Chapitre XI-XV)

 

 

60 dessins et une carte, par Benett

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre XI

L’Étoile du Sud.

 

a nouvelle du retour de Jacobus Vandergaart s’était promptement répandue. Aussi, la foule des visiteurs afflua-t-elle bientôt à la ferme pour voir la merveille du Kopje. On ne tarda pas non plus à apprendre que le diamant appartenait à miss Watkins, et que son père, plus qu’elle-même, en était le véritable détenteur. De là, une surexcitation de la curiosité publique à propos de ce diamant, oeuvre de l’homme et non de la nature.

Il faut faire observer ici que rien n’avait encore transpiré sur l’origine artificielle du diamant en question. D’une part, les mineurs du Griqualand n’eussent pas été assez malavisés pour ébruiter un secret qui pouvait amener leur ruine immédiate. D’autre part, Cyprien, ne voulant rien donner au hasard, n’avait encore rien dit à cet égard, et s’était décidé à ne point envoyer son mémoire relatif à l’Étoile du Sud, avant d’avoir contrôlé son succès par une seconde expérience. Ce qu’il avait fait une première fois, il voulait être certain de pouvoir le faire une seconde.

La curiosité publique était donc extrêmement surexcitée, et John Watkins n’aurait pu décemment se refuser à la satisfaire, d’autant plus qu’elle flattait sa vanité. Il plaça donc l’Étoile du Sud sur un léger lit de coton, au sommet d’une petite colonne de marbre blanc qui se dressait au milieu de la cheminée dans son parloir, et, tout le jour, il se tint en permanence, assis au fond de son fauteuil, surveillant l’incomparable joyau et le montrant au public.

James Hilton fut le premier à lui faire observer combien une telle conduite était imprudente. Se rendait-il compte des dangers qu’il appelait sur sa tête, en exhibant ainsi, à tous les yeux, l’énorme valeur qu’il abritait sous son toit? Suivant Hilton, il était indispensable de demander à Kimberley une garde spéciale de gens de police, ou la nuit prochaine pourrait bien ne point se passer sans encombre.

Mr. Watkins, effrayé de cette perspective, s’empressa de suivre le judicieux conseil de son hôte, et ne respira plus qu’en voyant arriver, vers le soir, une escouade de policemen montés. Ces vingt-cinq hommes furent logés dans les dépendances de la ferme.

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L’affluence des curieux ne fit que croître, les jours suivants, et la célébrité de l’Étoile du Sud eut bientôt franchi les limites du district pour se répandre jusqu’aux villes les plus lointaines. Les journaux de la colonie consacrèrent articles sur articles à décrire ses dimensions, sa forme, sa couleur et son éclat. Le câble télégraphique de Durban se chargea de transmettre ces détails, par Zanzibar et Aden, à l’Europe et à l’Asie d’abord, puis aux deux Amériques et à l’Océanie. Des photographes sollicitèrent l’honneur de prendre le portrait du merveilleux diamant. Des dessinateurs spéciaux vinrent, au nom des journaux illustrés, en reproduire l’image. Enfin, ce fut un événement pour le monde entier.

La légende s’en mêla. Il circula parmi les mineurs des contes fantastiques sur les propriétés mystérieuses qu’on lui attribuait. On se disait à voix basse qu’une pierre noire ne pouvait manquer de «porter malheur!» Des gens expérimentés secouèrent la tête en déclarant qu’ils aimaient mieux voir cette pierre du diable chez Watkins que chez eux. Bref, les médisances et même les calomnies, qui sont partie inhérente de la célébrité, ne firent pas défaut à l’Étoile du Sud, – laquelle, tout naturellement, ne s’en inquiéta guère, et continua de verser

des torrents de lumière

Sur ses obscurs blasphémateurs!

Mais il n’en était pas de même de John Watkins, que ces commérages avaient le don d’exaspérer. Il lui semblait qu’ils diminuaient quelque chose de la valeur de la pierre, et il les ressentait comme des outrages personnels. Depuis que le gouverneur de la colonie, les officiers des garnisons voisines, les magistrats, les fonctionnaires, tous les corps constitués, étaient venus rendre hommage à son joyau, il voyait presque un sacrilège dans les libres commentaires qu’on se permettait d’exprimer à son sujet.

Aussi, afin de réagir contre ces billevesées, autant que pour satisfaire son goût de ripaille, il résolut de donner un grand banquet en l’honneur de ce cher diamant, qu’il comptait bien convertir en espèces monnayées, – quoi qu’eût pu dire Cyprien, et quel que fût le désir de sa fille de le garder sous forme de gemme.

Telle est, hélas! l’influence de l’estomac sur les opinions d’un grand nombre d’hommes, que l’annonce de ce repas suffit à modifier du jour au lendemain l’opinion publique dans le camp de Vandergaart. On vit les gens, qui s’étaient montrés les plus malveillants pour l’Étoile du Sud, changer subitement de gamme, dire qu’après tout cette pierre était bien innocente de la mauvaise influence qu’on lui attribuait, et solliciter humblement une invitation chez John Watkins.

On parlera longtemps de ce festin dans le bassin du Vaal. Ce jour-là il y avait quatre-vingts convives, attablés sous une tente, dressée contre l’un des côtés du parloir, dont le mur avait été abattu pour la circonstance. Un «baron royal», ou rôti colossal, composé d’une échine de bœuf, occupait le centre de la table, flanqué de moutons entiers et de spécimens de tous les gibiers du pays. Des montagnes de légumes et de fruits, des tonneaux de bière et de vin, gerbés de distance en distance et mis en perce, complétaient l’ordonnance de ce repas véritablement pantagruélique.

L’Étoile du Sud, placée sur son socle, entourée de bougies allumées, présidait, derrière le dos de John Watkins, à la fête épulatoire, donnée en son honneur.

Le service était fait par une vingtaine de Cafres, enrôlés pour l’occasion, sous la direction de Matakit, qui s’était offert pour les commander, – avec la permission de son maître.

Il y avait là, outre la brigade de police que Mr. Watkins avait tenu à remercier ainsi de sa surveillance, tous les principaux personnages du camp et des environs, Mathys Pretorius, Nathan, James Hilton, Annibal Pantalacci, Friedel, Thomas Steel et cinquante autres.

Il n’était pas jusqu’aux animaux de la ferme, aux bœufs, aux chiens, et surtout aux autruches de miss Watkins, qui ne prissent leur part de la fête en venant mendier quelques bribes du festin.

Alice, placée en face de son père, au bas bout de la table, en faisait les honneurs avec sa grâce accoutumée, mais non sans un chagrin secret, bien qu’elle comprît le motif de leur abstention: ni Cyprien Méré, ni Jacobus Vandergaart n’assistaient à ce repas.

Le jeune ingénieur avait toujours évité autant que possible la société des Friedel, des Pantalacci et consorts. En outre, depuis sa découverte, il connaissait leurs intentions peu bienveillantes à son égard, et même leurs menaces envers le découvreur de cette fabrication artificielle, qui pouvait les ruiner de fond en comble. Il s’était donc abstenu de paraître au repas. Quant à Jacobus Vandergaart, auprès de qui John Watkins avait fait faire d’actives démarches pour tenter une réconciliation, il avait repoussé avec hauteur toutes ces ouvertures.

Le banquet tirait à sa fin. S’il s’était passé dans le plus grand ordre, c’est que la présence de miss Watkins avait imposé un décorum suffisant aux plus rudes convives, bien que Mathys Pretorius eût, comme toujours, servi de cible aux mauvaises plaisanteries d’Annibal Pantalacci; – celui-ci faisait passer à l’infortuné Boër les avis les plus stupéfiants! Un feu d’artifice allait être tiré sous la table!… On n’attendait que la retraite de miss Watkins pour condamner l’homme le plus gros de la réunion à boire coup sur coup douze bouteilles de gin!… Il était question de couronner la fête par un grand pugilat et un combat général à coups de revolver!…

Mais il fut interrompu par John Watkins qui, en sa qualité de président du banquet, venait de frapper sur la table du manche de son couteau, pour annoncer les toasts traditionnels.

Le silence se fit. L’amphitryon, redressant sa haute taille, appuya ses deux pouces au bord de la nappe et commença son speech d’une voix quelque peu embarrassée par de trop nombreuses libations.

Il dit que ce jour resterait le grand souvenir de sa vie de mineur et de colon!… Après avoir passé par les épreuves qu’avait connues sa jeunesse, se voir maintenant dans ce riche pays du Griqualand, entouré de quatre-vingts amis, réunis pour fêter le plus gros diamant du monde, c’était une de ces joies qu’on n’oublie pas!… Il est vrai que demain un des honorables compagnons qui l’entouraient pouvait trouver une pierre plus grosse encore!… C’était là le piquant et la poésie de la vie de mineur!… (Vive approbation.) Ce bonheur, il le souhaitait sincèrement à ses hôtes!… (Sourires, applaudissements.) Il croyait même pouvoir affirmer que celui-là seul était difficile à satisfaire qui, à sa place, ne s’en déclarerait pas satisfait!… Pour conclure, il invita ses hôtes à boire à la prospérité du Griqualand, à la fermeté du prix sur les marchés aux diamants, – en dépit de toute concurrence quelle qu’elle fut, – enfin à l’heureux voyage que l’Étoile du Sud allait entreprendre par delà les terres pour porter, au Cap d’abord, à l’Angleterre ensuite, le rayonnement de sa splendeur!

«Mais, dit Thomas Steel, n’y aura-t-il pas quelque danger à expédier au Cap une pierre de ce prix?

– Oh! elle sera bien escortée!… répondit Mr. Watkins. Bien des diamants ont voyagé dans ces conditions et sont arrivés à bon port!

– Même celui de M. Durieux de Sancy, dit Alice, et cependant, sans le dévouement de son domestique…

– Eh! que lui est-il donc arrivé de si extraordinaire? demanda James Hilton.

– Voici l’anecdote, répondit Alice, sans se faire prier:

«M. de Sancy était un gentilhomme français, de la cour de Henri III. Il possédait un fameux diamant, aujourd’hui encore appelé de son nom. Ce diamant, par parenthèse, avait déjà eu des aventures nombreuses. Il avait appartenu notamment à Charles-le-Téméraire, qui le portait sur lui quand il fut tué sous les murs de Nancy. Un soldat suisse trouva la pierre sur le cadavre du duc de Bourgogne et la vendit un florin à un pauvre prêtre, qui la céda pour cinq ou six à un juif. A l’époque où elle était entre les mains de M. de Sancy, le Trésor Royal se trouva dans un grand embarras, et M. de Sancy consentit à mettre son diamant en gage pour en avancer la valeur au roi. Le prêteur se trouvait à Metz. Il fallut donc confier le joyau à un serviteur afin qu’il le lui apportât.

«– Ne craignez-vous point que cet homme ne s’enfuie en Allemagne? disait-on à M. de Sancy.

«– Je suis sûr de lui!» répondait-il.

«En dépit de cette assurance, ni l’homme ni le diamant n’arrivèrent à Metz. Aussi, la cour de se moquer fort de M. de Sancy.

«– Je suis sur de mon domestique, répétait-il. Il faut qu’il ait été assassiné!»

«Et de fait, en le cherchant, on finit par retrouver son cadavre dans le fossé du chemin.

«Ouvrez-le! dit M. de Sancy. Le diamant doit être dans son estomac!»

«On fit comme il disait, et l’affirmation se trouva justifiée. L’humble héros, dont l’histoire n’a même pas gardé le nom, avait été fidèle jusque dans la mort au devoir et à l’honneur, effaçant par l’éclat de son action, a dit un vieux chroniqueur, l’éclat et la vertu du joyau qu’il emportait.»

«Je serais fort surprise, ajouta Alice, en terminant son histoire, si, le cas échéant, l’Étoile du Sud n’inspirait pas un dévouement pareil pendant son voyage!»

Une acclamation unanime salua ces paroles de miss Watkins, quatre-vingts bras élevèrent un nombre égal de verres, et tous les yeux se tournèrent instinctivement vers la cheminée pour rendre un hommage effectif à l’incomparable gemme.

L’Étoile du Sud n’était plus sur le socle, où, tout à l’heure encore, elle scintillait derrière John Watkins!

L’étonnement de ces quatre-vingts faces était si manifeste, que l’amphitryon se retourna aussitôt pour en voir la cause.

A peine l’eut-il constatée, qu’on le vit s’affaisser sur son fauteuil, comme s’il eût été frappé de la foudre.

On s’empressa autour de lui, on défit sa cravate, on lui jeta de l’eau sur la tête… il revint enfin de son anéantissement.

«Le diamant!… hurla-t-il d’une voix tonnante. Le diamant!… Qui a pris le diamant?

– Messieurs, que personne ne sorte!» dit le chef de la brigade de police en faisant occuper les issues de la salle.

Tous les convives se regardaient avec stupeur ou échangeaient leurs impressions à voix basse. Il n’y avait pas cinq minutes que la plupart d’entre eux avaient ou, du moins, pensaient avoir vu le diamant. Mais il fallait bien se rendre à l’évidence: le diamant avait disparu.

«Je demande que toutes les personnes soient fouillées avant de sortir! proposa Thomas Steel avec sa franchise ordinaire.

– Oui!… oui!…» répondit l’assemblée d’une voix qui semblait être unanime.

Cet avis parut rendre une lueur d’espoir à John Watkins.

L’officier de police fit donc ranger tous les convives sur l’un des côtés de la salle et commença par se soumettre lui-même à l’opération demandée. Il retourna ses poches, ôta ses souliers, fit tâter ses vêtements à qui voulut. Puis, il procéda à un examen analogue sur la personne de chacun de ses hommes. Enfin, les convives défilèrent un à un devant lui et furent successivement soumis à une investigation minutieuse.

Ces investigations ne donnèrent pas le moindre résultat.

Tous les coins et recoins de la salle du banquet furent alors passés en revue avec le plus grand soin… On n’y trouva aucune trace du diamant.

« Restent les Cafres, chargés du service! dit l’officier de police, qui ne voulait pas en avoir le démenti.

– C’est clair!… Ce sont les Cafres! fut-il répondu. Ils sont assez voleurs pour avoir fait le coup!»

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Les pauvres diables étaient pourtant sortis un peu avant le toast de John Watkins, aussitôt qu’on n’avait plus eu besoin de leur ministère. Ils étaient accroupis, au dehors, en rond, autour d’un grand feu allumé en plein air, et, après avoir fait honneur aux viandes qui restaient du festin, ils préludaient à un concert de leur façon, à la mode de la Cafrerie. Guitares formées d’une calebasse, flûtes dans lesquelles l’on souffle avec le nez, tams-tams sonores de toutes variétés, commençaient déjà cette cacophonie assourdissante, qui précède toute grande manifestation musicale des indigènes du Sud-Afrique.

Ces Cafres ne savaient même pas exactement ce qu’on voulait d’eux, lorsqu’on les fit entrer pour les fouiller jusque dans leurs rares vêtements. Ils comprirent seulement qu’il s’agissait d’un vol de diamant de grand prix.

Pas plus que les recherches précédentes, celles-ci furent utiles et fructueuses.

«Si le voleur se trouve parmi ces Cafres, – et il doit y être – il a eu dix fois le temps de mettre son larcin en lieu sûr! fit très justement remarquer un des convives.

– C’est évident, dit l’officier de police, et il n’y a peut être qu’un moyen de le faire se dénoncer, c’est de s’adresser à un devin de sa race. L’expédient réussit parfois…

– Si vous le permettez, dit Matakit, qui se trouvait encore avec ses compagnons, je puis tenter l’expérience!»

Cette offre fut aussitôt acceptée, et les convives se rangèrent autour des Cafres; puis, Matakit, habitué à ce rôle de devin, se mit en mesure de commencer son enquête.

Tout d’abord, il commença par aspirer deux ou trois prises de tabac dans une tabatière de corne qui ne le quittait jamais.

«Je vais maintenant procéder à l’épreuve des baguettes!» dit-il, après cette opération préliminaire.

Il alla chercher dans un buisson voisin une vingtaine de gaules, qu’il mesura très exactement et coupa de longueur égale, soit douze pouces anglais. Puis, il les distribua aux Cafres, rangés en ligne, après en avoir mis une de côté pour lui-même.

«Vous allez vous retirer où vous voudrez pendant un quart d’heure, dit-il d’un ton solennel à ses compagnons, et vous ne reviendrez que lorsque vous entendrez battre le tam-tam! Si le voleur se trouve parmi vous, sa baguette sera allongée de trois doigts!»

Les Cafres se dispersèrent, très visiblement impressionnés par ce petit discours, sachant bien qu’avec les procédés sommaires de la justice du Griqualand, on était vite pris, et, sans avoir le temps de se défendre, encore plus vite pendu.

Quant aux convives, qui avaient suivi avec intérêt les détails de cette mise en scène, ils s’empressèrent naturellement de le commenter chacun en sens divers.

«Le voleur n’aura garde de revenir, s’il se trouve parmi ces hommes! objectait l’un.

– Eh bien! cela même le désignera! répondit l’autre.

– Bah! Il sera plus malin que Matakit et se contentera de couper trois doigts de sa baguette, afin de conjurer l’allongement qu’il redoute!

– C’est très probablement ce qu’espère le devin, et c’est ce raccourcissement maladroit qui suffira à dénoncer le coupable!»

Cependant, les quinze minutes s’étaient écoulées, et Matakit, frappant brusquement sur le tam-tam, rappela ses justiciables.

Ils revinrent tous jusqu’au dernier, se rangèrent devant lui et rendirent leurs baguettes.

Matakit les prit, en forma faisceau et les trouva toutes parfaitement égales. Il allait donc les remettre de côté et déclarer l’épreuve concluante pour l’honneur de ses compatriotes, lorsqu’il se ravisa et mesura les baguettes qu’on venait de lui rendre en les comparant à celle qu’il avait gardée.

Toutes étaient plus courtes de trois doigts!

Les pauvres diables avaient jugé prudent de prendre cette précaution contre un allongement qui, dans leurs idées superstitieuses, pouvait fort bien se produire. Cela n’indiquait pas précisément chez eux une conscience parfaitement pure, et, sans doute, ils avaient tous volé quelque diamant dans la journée.

Un éclat de rire général accueillit la constatation de ce résultat inattendu. Matakit, baissant les yeux, paraissait on ne peut plus humilié qu’un moyen dont l’efficacité lui avait souvent été démontrée dans son kraal, fût devenu aussi vain dans la vie civilisée.

«Monsieur, il ne nous reste plus qu’à reconnaître notre impuissance! dit alors l’officier de police en saluant John Watkins, qui était resté sur son fauteuil, abîmé dans le désespoir. Peut-être serons-nous plus heureux demain, en promettant une forte récompense à quiconque pourra nous mettre sur la trace du voleur!

– Le voleur! s’écria Annibal Pantalacci! Et pourquoi ne serait-ce pas celui-là même que vous avez chargé de juger ses semblables?

– Qui voulez-vous dire? demanda l’officier de police.

– Mais… ce Matakit qui, en jouant le rôle de devin, a pu espérer détourner les soupçons!»

A ce moment, si ont eût fait attention à lui, on aurait pu voir Matakit faire une singulière grimace, quitter prestement la salle et gagner au pied du côté de sa case.

«Oui! reprit le Napolitain. Il était avec ceux de ses compagnons qui ont fait le service pendant le repas!… C’est un malin, un fourbe que monsieur Méré a pris en affection, on ne sait pourquoi!

– Matakit est honnête, j’en répondrais! s’écria Miss Watkins prête à défendre le serviteur de Cyprien.

– Eh! qu’en sais-tu? répliqua John Watkins. Oui!… il est capable d’avoir mis la main sur l’Étoile du Sud!

– Il ne peut être loin! reprit l’officier de police. Dans un instant, nous l’aurons fouillé! Si le diamant est en sa possession, il recevra autant de coups de fouet qu’il pesait de carats, et, s’il n’en meurt pas, sera pendu après le quatre cent trente-deuxième!»

Miss Watkins frémissait de crainte. Tous ces gens, à demi sauvages, venaient d’applaudir à l’abominable sentence de l’officier de police. Mais comment retenir ces natures brutales, sans remords et sans pitié?

Un instant après, Mr. Watkins et ses hôtes étaient devant la case de Matakit, dont la porte fut enfoncée.

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Matakit n’était plus là; et on l’attendit vainement pendant le reste de la nuit.

Le lendemain matin, il n’était pas de retour, et il fallut bien reconnaître qu’il avait quitté le Vandergaart-Kopje.

 

 

Chapitre XII

Préparatifs de départ.

 

e lendemain matin, lorsque Cyprien Méré apprit ce qui s’était passé la veille pendant le repas, son premier mouvement fut de protester contre la grave accusation dont son serviteur était l’objet. Il ne pouvait admettre que Matakit fût l’auteur d’un pareil vol, et il se rencontrait avec Alice dans le même doute à cet égard. En vérité, il eût plutôt soupçonné Annibal Pantalacci, herr Friedel, Nathan ou tout autre, qui lui paraissaient sujets à caution!

Il était peu probable, cependant, qu’un Européen se fût rendu coupable de ce crime. Pour tous ceux qui ignoraient son origine, l’Étoile du Sud était un diamant éternel, et par conséquent d’une valeur telle qu’il devenait bien difficile de s’en défaire.

«Et pourtant, se répétait Cyprien, il n’est pas possible que ce soit Matakit!»

Mais alors, il lui revenait à la mémoire quelques doutes à propos de certains larcins, dont le Cafre s’était quelquefois rendu coupable, même dans son service. Malgré toutes les admonestations de son maître, celui-ci, obéissant à sa nature, – très large sur la question du tien et du mien, – n’avait jamais pu se défaire de ces condamnables habitudes. Cela ne portait, il est vrai, que sur des objets sans grande valeur; mais enfin, il n’en eût pas fallu plus pour établir un petit casier judiciaire, qui ne pouvait être à l’honneur dudit Matakit!

D’ailleurs, il y avait en fait de présomption, la présence du Cafre dans la salle du festin, lorsque le diamant s’était éclipsé comme par magie; puis, cette circonstance singulière qu’on ne l’avait plus retrouvé à sa case, quelques instants après; puis enfin, sa fuite, trop explicable peut-être, car il n’était plus permis de douter qu’il n’eût quitté le pays.

En effet, Cyprien attendit vainement pendant la matinée que Matakit reparût, ne pouvant décidément pas croire à la culpabilité de son serviteur; mais le serviteur ne revint pas. On put même constater que le sac contenant ses économies, quelques objets ou ustensiles, nécessaires à un homme qui va se jeter à travers ces contrées presque désertes de l’Afrique australe, avaient disparu de la case. Le doute n’était donc plus possible.

Vers dix heures, le jeune ingénieur, peut-être beaucoup plus attristé de la conduite de Matakit que de la perte du diamant, se rendit à la ferme de John Watkins.

Il trouva là, en grande conférence, le fermier, Annibal Pantalacci, James Hilton et Friedel. Au moment où il se présenta, Alice, qui l’avait vu venir, entrait aussi dans la salle, où son père et ses trois assidus discutaient à grand fracas sur le parti qu’il y avait à prendre pour rentrer en possession du diamant volé.

«Qu’on le poursuive, ce Matakit! s’écriait John Watkins, au comble de la fureur. Qu’on le reprenne, et, si le diamant n’est pas sur lui, qu’on lui ouvre le ventre, pour voir s’il ne l’a point avalé!… Ah! ma fille, tu as bien fait hier de nous raconter cette histoire!… On le lui cherchera jusque dans les entrailles, à ce coquin!

– Et mais! répondit Cyprien sur un ton plaisant, qui ne plut guère au fermier, pour avaler une pierre de cette grosseur, il faudrait que Matakit eût un estomac d’autruche!

– Est-ce que l’estomac d’un Cafre n’est pas capable de tout, monsieur Méré? riposta John Watkins. Si vous trouvez qu’il est convenable de rire en ce moment et à ce propos!

– Je ne ris pas, monsieur Watkins! répondit très sérieusement Cyprien. Mais, si je regrette ce diamant, c’est uniquement parce que vous m’aviez permis de l’offrir à mademoiselle Alice…

– Et je vous en suis reconnaissante, monsieur Cyprien, ajouta miss Watkins, comme si je l’avais encore en ma possession!

– Voilà bien ces cervelles de femmes! s’écria le fermier. Aussi reconnaissante que si elle l’avait en sa possession, ce diamant qui n’a pas son pareil au monde!…

– En vérité, ce n’est pas tout à fait la même chose! fit observer James Hilton.

– Oh! pas du tout! ajouta Friedel.

– C’est tout à fait la même chose, au contraire! répondit Cyprien, attendu que, si j’ai fabriqué ce diamant-là, je saurai bien en fabriquer un autre!

– Oh! monsieur l’ingénieur, dit Annibal Pantalacci, d’un ton qui comportait de grosses menaces à l’adresse du jeune homme, je crois que vous feriez bien de ne pas recommencer votre expérience… dans l’intérêt du Griqualand… et dans le vôtre aussi!

– Vraiment, monsieur! riposta Cyprien. Je pense que je n’aurai point d’autorisation à vous demander à cet égard!

– Eh! c’est vraiment l’heure de discuter là-dessus! s’écria Mr. Watkins. Est-ce que monsieur Méré est seulement sûr de réussir dans un nouvel essai? Un second diamant qui sortirait de son appareil aurait-il la couleur, le poids et par conséquent la valeur du premier? Peut-il même répondre de pouvoir refaire une autre pierre, même d’un prix inférieur? Est-ce que, dans sa réussite, il oserait affirmer qu’il n’y a pas eu une grande part de hasard?»

Ce que disait John Watkins était trop raisonnable pour que le jeune ingénieur n’en fut pas frappé. Cela répondait, d’ailleurs, à bien des objections qu’il s’était faites. Son expérience s’expliquait parfaitement, sans doute, avec les données de la chimie moderne; mais le hasard n’était-il pas intervenu pour beaucoup dans ce premier succès? Et, s’il recommençait, était-il assuré de réussir une seconde fois?

Dans ces conditions, il importait donc de rattraper le voleur à tout prix, et, ce qui était plus utile encore, l’objet volé.

«En attendant, on n’a retrouvé aucune trace de Matakit? demanda John Watkins.

– Aucune, répondit Cyprien.

– On a fouillé tous les environs du camp?

– Oui, et bien fouillé! répondit Friedel. Le coquin a disparu, probablement pendant la nuit, et il est difficile, pour ne pas dire impossible, de savoir de quel côté il s’est dirigé!

– L’officier de police a-t-il fait une perquisition dans sa case? reprit le fermier.

– Oui, répondit Cyprien, et il n’a rien trouvé qui pût le mettre sur les traces du fugitif.

– Ah! s’écria Mr. Watkins, je donnerais cinq cents et mille livres pour que l’on pût le reprendre!

– Je comprends cela, monsieur Watkins! répondit Annibal Pantalacci. Mais j’ai bien peur que nous ne rattrapions jamais ni votre diamant, ni celui qui l’a dérobé!

– Pourquoi cela?

– Parce qu’une fois lancé, reprit Annibal Pantalacci, Matakit ne sera pas assez sot pour s’arrêter en route! Il passera le Limpopo, il s’enfoncera dans le désert, il s’en ira jusqu’au Zambèze ou jusqu’au lac Tanganayka, jusque chez les Bushmen, s’il le faut!»

En parlant ainsi, l’astucieux Napolitain disait-il sincèrement sa pensée? Ne voulait-il pas simplement empêcher qu’on ne se mît à la poursuite de Matakit, afin de se réserver ce soin à lui-même? C’est ce que Cyprien se demandait, tout en l’observant.

Mais Mr. Watkins n’était pas homme à abandonner la partie sous prétexte qu’elle serait difficile à jouer. Il eût véritablement sacrifié toute sa fortune pour rentrer en possession de cette incomparable pierre, et, à travers sa fenêtre ouverte, ses yeux impatients, pleins de fureur, se portaient jusqu’aux bords verdoyants du Vaal, comme s’il eût eu l’espoir d’apercevoir le fugitif sur sa lisière!

«Non! s’écria-t-il, cela ne peut pas se passer ainsi!… Il me faut mon diamant!… Il faut rattraper ce gredin!… Ah! si je ne souffrais de la goutte, ce ne serait pas long, j’en réponds!

– Mon père!… dit Alice, en essayant de le calmer.

– Voyons, qui s’en charge? s’écria John Watkins en jetant un regard autour de lui. Qui veut se mettre à la poursuite du Cafre?… La récompense sera honnête, j’en donne ma parole!»

Et, comme personne ne disait mot:

«Tenez, messieurs, reprit-il, vous êtes là quatre jeunes gens qui ambitionnez la main de ma fille! Et bien! rattrapez-moi cet homme-là avec mon diamant! – il disait maintenant «mon diamant!» – et, foi de Watkins, ma fille sera à qui me le rapportera!

– Accepté, cria James Hilton.

– J’en suis! déclara Friedel.

– Qui ne voudrait essayer de gagner un prix si précieux?» murmura Annibal Pantalacci avec un sourire jaune.

Alice, toute rouge, profondément humiliée de se voir jetée comme l’enjeu d’une telle partie, et cela en présence du jeune ingénieur, essayait vainement de cacher sa confusion.

«Miss Watkins, lui dit Cyprien à demi-voix, en s’inclinant respectueusement devant elle, je me mettrais bien sur les rangs, mais le dois-je sans votre permission?

– Vous l’avez, avec mes meilleurs souhaits, monsieur Cyprien! répondit-elle vivement.

– Alors je suis prêt à aller au bout du monde! s’écria Cyprien en se retournant vers John Watkins.

– Ma foi, vous pourriez bien n’être pas loin de compte, dit Annibal Pantalacci, et je crois que Matakit nous fera faire du chemin! Du train dont il a dû courir, il sera demain à Potchefstrom et il aura gagné le haut pays, avant même que nous ayons seulement quitté nos cases!

– Et qui nous empêche de partir aujourd’hui… sur l’heure? demanda Cyprien.

– Oh! ce n’est pas moi, si le cœur vous en dit! répliqua le Napolitain. Mais, pour mon compte, je ne vais pas m’embarquer sans biscuit! Un bon wagon, avec une douzaine de bœufs de trait et deux chevaux de selle, c’est le moins qu’il soit nécessaire de se procurer pour une expédition comme celle que je pévois! Et tout cela ne se trouve qu’à Potchefstrom!»

Encore une fois, Annibal Pantalacci parlait-il sérieusement? Avait-il simplement pour objet de rebuter ses rivaux? L’affirmative eût été doûteuse. Ce qui ne l’était pas, c’est qu’il avait absolument raison. Sans de tels moyens de locomotion, sans ces ressources, il y aurait eu folie à tenter de s’enfoncer vers le nord du Griqualand!

Cependant, un équipage de bœufs, – Cyprien ne l’ignorait pas, – coûtait huit à dix mille francs, au bas mot, et, pour sa part, il n’en possédait pas quatre mille.

«Une idée! dit tout à coup James Hilton, qui, en sa qualité d’«Africander» d’origine écossaise, avait un tour d’esprit fortement tourné vers l’économie, pourquoi ne pas nous associer tous quatre pour cette expédition? Les chances de chacun n’en resteront pas moins égales, et les frais au moins partages!

– Cela me paraît juste, dit Friedel.

– J’accepte, répondit sans hésiter Cyprien.

– En ce cas fit observer Annibal Pantalacci, il faudra convenir que chacun gardera son indépendance et sera libre de quitter ses compagnons, au moment où il le jugera utile pour essayer d’atteindre le fugitif!

– Cela va de soi! répondit James Hilton. – Nous nous associons pour l’achat du wagon, des bœufs et des approvisionnements, mais chacun pourra se détacher, quand il trouvera convenable de le faire! Et tant mieux pour celui qui, le premier, atteindra le but!

– Convenu! répondirent Cyprien, Annibal Pantalacci et Friedel.

– Quand partirez-vous? demanda John Watkins, dont cette combinaison quadruplait les chances qu’il pouvait avoir de rentrer en possession de son diamant.

– Demain, par la diligence de Potchefstrom, répondit Friedel. Il n’y a pas à songer à y arriver avant elle.

– Convenu!»

Cependant, Alice avait pris Cyprien à part et lui demandait s’il croyait véritablement que Matakit pût être l’auteur d’un pareil vol.

«Miss Watkins, lui répondit le jeune ingénieur, je suis bien forcé d’avouer que toutes les présomptions sont contre lui, puisqu’il a pris la fuite! Mais, ce qui me paraît certain, c’est que cet Annibal Pantalacci m’a tout l’air d’un monsieur qui pourrait peut-être en dire long sur la disparition du diamant! Quelle figure de potence… et le brillant associé que je prends là!… Bah! à la guerre comme à la guerre! Mieux vaut encore, après tout, l’avoir sous la main et pouvoir surveiller ses mouvements que de le laisser agir séparément et à sa guise!»

Les quatre prétendants prirent bientôt congé de John Watkins et de sa fille. Comme il était naturel en pareilles circonstances, les adieux furent brefs et se bornèrent à un échange de poignées de main. Qu’auraient pu se dire ces rivaux, qui partaient ensemble en souhaitant de se voir mutuellement au diable?

En rentrant chez lui, Cyprien trouva Lî et Bardik. Ce jeune Cafre, depuis qu’il l’avait pris à son service, s’était toujours montré fort zélé. Le Chinois et lui étaient en train de bavarder sur le pas de la porte. Le jeune ingénieur leur annonça qu’il allait partir en compagnie de Friedel, de James Hilton et d’Annibal Pantalacci pour se mettre à la poursuite de Matakit.

Tous deux échangèrent alors un regard, – un seul; puis, se rapprochant sans dire un mot de ce qu’ils pensaient du fugitif:

«Petit père, dirent-ils ensemble, emmène-nous avec toi, nous t’en prions instamment!

– Vous emmener avec moi?… Et pour quoi faire, s’il vous plaît?

– Pour préparer ton café et tes repas, dit Bardik,

– Pour laver ton linge, ajouta Lî.

– Et pour empêcher les méchants de te nuire!» reprirent-ils, comme s’ils s’étaient donné le mot.

Cyprien leur adressa un regard reconnaissant.

«Soit! répondit-il, je vous emmène tous les deux, puisque vous le souhaitez!»

Là-dessus, il alla prendre congé du vieux Jacobus Vandergaart, qui, sans approuver ou désapprouver que Cyprien se joignît à cette expédition, lui serra cordialement la main en lui souhaitant bon voyage.

Le lendemain matin, lorsqu’il se dirigea, suivi de ses deux fidèles, vers le camp de Vandergaart pour y prendre la diligence de Potchefstrom, le jeune ingénieur leva les yeux vers la ferme Watkins, qui était encore plongée dans le sommeil.

Était-ce une illusion? Il crut reconnaître derrière la mousseline blanche de l’une des fenêtres une forme légère, qui, au moment où il s’éloignait, lui faisait un dernier signe d’adieu.

 

 

Chapitre XIII

À travers le Transvaal.

 

n arrivant à Potchefstrom, les quatre voyageurs apprirent qu’un jeune Cafre, – dont le signalement se rapportait à la personne de Matakit, – avait passé la veille par la ville. C’était une chance heureuse pour le succès de leur expédition. Mais, ce qui devait la rendre bien longue, sans doute, c’est que le fugitif s’était procuré là une légère carriole, attelée d’une autruche, et qu’il serait plus difficile de le rejoindre.

En effet, il n’y a pas de meilleurs marcheurs que ces animaux, ni de plus endurants ni de plus rapides. Il faut ajouter que les autruches de trait sont très rares, même en Griqualand, car elles ne sont pas commodes à dresser. C’est pourquoi Cyprien, pas plus que ses compagnons, ne put s’en procurer à Potchefstrom.

Or, c’était dans ces conditions, – cela put être constaté, – que Matakit poursuivait sa route vers le nord, avec un équipage qui aurait mis sur les dents dix chevaux de relais.

Il ne restait donc qu’à se préparer à le suivre le plus rapidement possible. A la vérité, le fugitif avait, avec une forte avance, l’avantage d’une vitesse bien supérieure à celle du mode de locomotion que ses adversaires allaient adopter. Mais enfin les forces d’une autruche ont des limites. Matakit serait bien obligé de s’arrêter, et peut-être de perdre du temps. Au pis aller, on le rattraperait au terme de son voyage.

Cyprien eut bientôt lieu de se féliciter d’avoir emmené Lî et Bardik, lorsque d’abord il s’agit pour lui de s’équiper en vue de l’expédition. Ce n’est pas une petite affaire, en pareil cas, de choisir avec discernement les objets qui pourront être vraiment utiles. Rien ne peut remplacer l’expérience du désert. Cyprien avait beau être de première force en calcul différentiel et intégral, il ne connaissait pas l’ABC de la vie du Veld, de la vie sur le «trek» ou «sur les traces de roues de wagon,» comme on dit là-bas. Or, non seulement ses compagnons ne semblaient pas disposés à l’aider de leurs conseils, mais ils avaient plutôt une tendance à l’induire en erreur.

Pour le chariot recouvert d’une bâche imperméable, pour les attelages de bœufs et les divers approvisionnements, les choses allèrent encore assez bien. L’intérêt commun commandait de les choisir judicieusement, et James Hilton s’en acquitta à merveille. Mais il n’en était pas de même pour ce qui était laissé à l’initiative individuelle de chacun, – pour l’achat d’un cheval, par exemple.

Cyprien avait déjà avisé, sur la place du marché, un fort joli poulain de trois ans, plein de feu, qu’on lui laissait pour un prix modéré; il l’avait essayé à la selle, et, le trouvant bien dressé, il se préparait déjà à compter au marchand la somme que celui-ci demandait, lorsque Bardik, le prenant à l’écart, lui dit:

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«Comment, petit père, tu vas acheter ce cheval?

– Assurément, Bardik! C’est le plus beau que j’aie jamais trouvé pour un prix pareil!

– Il ne faudrait pas le prendre, même si on t’en faisait cadeau! répondit le jeune Cafre. Ce cheval ne résisterait pas huit jours au voyage dans le Transvaal!

– Que veux-tu dire? reprit Cyprien. Est-ce que tu te mêles de jouer au devin avec moi?

– Non, petit père, mais Bardik connaît le désert et t’avertit que ce cheval n’est pas «salé».

– Pas «salé?» As-tu donc la prétention de me faire acheter un cheval en barrique?

– Non petit père, mais cela veut dire qu’il n’a pas encore eu la maladie du Veld. Il l’aura nécessairement bientôt, et même, s’il n’en meurt pas, il te deviendra inutile!

– Ah! fit Cyprien, très frappé de l’avertissement que lui donnait son serviteur. Et en quoi consiste cette maladie?

– C’est une fièvre ardente, accompagnée de toux, répondit Bardik. Il est indispensable de n’acheter que des chevaux qui l’aient déjà eue – ce qui se reconnaît ai sèment à leur aspect, – parce qu’il est rare, lorsqu’ils en ont réchappé, qu’ils soient pris une seconde fois!»

Devant une telle éventualité, il n’y avait pas à hésiter. Cyprien suspendit immédiatement sa négociation et alla aux renseignements. Tout le monde lui confirma ce que lui avait dit Bardik. C’était un fait si parfaitement notoire, dans le pays, qu’on n’en parlait même point.

Ainsi mis en garde contre son inexpérience, le jeune ingénieur devint plus prudent et s’assura les conseils d’un médecin vétérinaire de Potchefstrom

Grâce â l’intervention de ce spécialiste, il lui fut possible de se procurer, en quelques heures, la monture qu’il fallait pour ce genre de voyage. C’était un vieux cheval gris, qui n’avait que la peau et les os et ne possédait même en propre qu’une fraction de queue. Mais il n’y avait qu’a le voir pour s’assurer que celui-là, du moins, avait été «salé,» et, quoiqu’il eût le trot un peu dur, il valait évidemment beaucoup mieux que sa mine. Templar, – c’était son nom, – jouissait dans le pays d’une véritable réputation, comme cheval de fatigue, et, lorsqu’il l’eut vu, Bardik, qui avait bien quelque droit à être consulté, se déclara pleinement satisfait.

Quant à lui, il devait être spécialement préposé à la direction du wagon et des attelages de bœufs, fonction dans laquelle son camarade Lî devait lui venir en aide.

Il n’y avait donc pas à s’inquiéter de les monter, ni l’un ni l’autre, ce que Cyprien n’aurait jamais pu faire, étant donné le prix qu’il fallut débourser pour l’acquisition de son propre cheval.

La question des armes n’était pas moins délicate. Cyprien avait bien choisi ses fusils, un excellent rifle du système Martini-Henry, et une carabine Remington, qui ne brillaient guère par l’élégance, mais qui portaient juste et se rechargeaient rapidement. Mais ce qu’il n’aurait jamais pensé a faire, si le Chinois ne lui en eût donné l’idée, c’était à s’approvisionner d’un certain nombre de cartouches à balle explosible. Il aurait cru aussi emporter des munitions bien suffisantes en prenant cinq ou six cents charges de poudre et de plomb, et fut très surpris d’apprendre que quatre mille coups par fusil étaient un minimum commandé par la prudence dans ce pays de fauves et d’indigènes non moins redoutables.

Cyprien dut aussi se munir de deux revolvers à balle explosible, et compléta son armement par l’achat d’un superbe couteau de chasse, qui figurait depuis cinq ans à la vitrine de l’armurier de Potchefstrom, sans que personne se fût avisé de le choisir.

C’est encore Lî qui insista pour que cette acquisition fût faite, assurant que rien ne serait plus utile que ce couteau. D’ailleurs, le soin qu’il prit désormais d’entretenir personnellement le fil et le poli de cette lame courte et large, assez semblable au sabre-baïonnette de l’infanterie française, montrait sa confiance dans les armes blanches, confiance qu’il partageait avec tous les hommes de sa race.

Au surplus, la fameuse caisse rouge accompagnait toujours le prudent Chinois. Il y logea, à côté d’une foule de boites et d’ingrédients mystérieux, soixante mètres environ de cette corde souple et mince, mais fortement tressée, que les matelots appellent de la «ligne.» Et, comme on lui demandait ce qu’il en prétendait faire:

«Ne faut il pas étendre le linge au désert comme ailleurs?» répondit-il évasivement.

En douze heures, tous les achats étaient terminés. Des draps imperméables, des couvertures de laine, des ustensiles de ménage, d’abondantes provisions de bouche en boîtes soudées, de jougs, des chaînes, des courroies de rechange, constituaient à l’arrière du wagon le fonds du magasin général. L’avant, rempli de paille, devait servir de lit et d’abri pour Cyprien et ses compagnons de voyage.

James Hilton s’était fort bien acquitté de son mandat et semblait avoir très convenablement choisi tout ce qui pouvait être nécessaire à l’association. Il était assez vain de son expérience de colon. Aussi, pour faire montre de sa supériorité plutôt que par esprit de camaraderie, se serait-il volontiers laissé aller à renseigner ses compagnons sur les usages du Veld.

Mais Annibal Pantalacci ne manquait guère alors d’intervenir et de lui couper la parole.

«Quel besoin avez-vous de faire part de vos connaissances au Frenchman? lui disait-il à mi-voix. Tenez-vous donc beaucoup à lui voir gagner le prix de la course? A votre place, je garderais pour moi ce que je sais et n’en soufflerais mot!»

Et James Hilton de répondre, en regardant le Napolitain avec une admiration sincère:

«C’est très fort ce que vous me dites là… très fort!… Voilà une idée qui ne me serait pas venue!»

Cyprien, lui, n’avait pas manqué d’avertir loyalement Friedel de ce qu’il avait appris au sujet des chevaux du pays, mais il se heurta contre une suffisance et un entêtement sans bornes. L’Allemand ne voulait rien entendre et prétendait n’agir qu’à sa tête. Il acheta donc le cheval le plus jeune et le plus ardent qu’il put trouver, – celui-là même que Cyprien avait refusé, – et se préoccupa surtout de se munir d’engins de pêche, sous prétexte qu’on serait bientôt las du gibier.

Enfin, ces préparatifs achevés, on put se mettre en route, et la caravane se forma dans l’ordre qui va être indiqué.

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Le wagon, traîné par douze bœufs roux et noirs, s’avançait, d’abord, sous la haute direction de Bardik, qui tantôt marchait auprès des robustes bêtes, son aiguillon en main, tantôt, pour se reposer, sautait sur l’avant du chariot. Là, trônant près du siège, il n’avait plus qu’à s’abandonner aux cahots des routes, sans s’inquiéter du reste, et paraissait enchanté de ce mode de locomotion. Les quatre cavaliers venaient de front à l’arrière-garde. Sauf les cas où ils jugeraient à propos de s’écarter pour tirer une perdrix ou faire une reconnaissance, tel devait être pour de longs jours l’ordre à peu près immuable de la petite caravane.

Après une délibération rapide, il fut convenu qu’on se dirigerait droit vers la source du Limpopo. Tous les renseignements tendaient à démontrer que Matakit devait suivre cette route. En effet, il n’en pouvait guère prendre d’autre, si son intention était de s’éloigner au plus tôt des possessions britanniques. L’avantage que le Cafre avait sur ceux qui le poursuivaient était à la fois dans sa parfaite connaissance du pays et dans la légèreté de son équipage. D’une part, il savait évidemment où il allait et prenait la voie la plus directe; de l’autre, il était sûr, grâce à ses relations dans le nord, de trouver partout aide et protection, nourriture et abri, – même des auxiliaires, s’il le fallait. Et, pouvait-on assurer qu’il ne profiterait pas de son influence sur les naturels pour se retourner contre ceux qui le talonneraient et peut-être les faire attaquer à main armée? Cyprien et ses compagnons comprenaient donc de plus en plus la nécessité de marcher en corps et de se soutenir mutuellement dans cette expédition, s’ils voulaient que l’un deux en recueillît le fruit.

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Le Transvaal, qui allait être traversé du sud au nord, est cette vaste région de l’Afrique méridionale, – au moins trente milliers d’hectares, – dont la surface s’étend entre le Vaal et le Limpopo, à l’ouest des monts Drakenberg, de la colonie anglaise de Natal, du pays des Zoulous et des possessions portugaises.

Entièrement colonisé par les Boërs, anciens citoyens hollandais du Cap, qui y ont semé, en quinze ou vingt ans, une population agricole de plus cent mille blancs, le Transvaal a naturellement excité la convoitise de la Grande-Bretagne. Aussi l’a-t-elle annexé en 1877 à ses possessions du Cap. Mais les révoltes fréquentes des Boërs, qui s’obstinent à rester indépendants, rendent encore douteux le sort de cette belle contrée.

C’est une des plus riantes et des plus fertiles de l’Afrique, une des plus salubres aussi, – et c’est ce qui explique, sans la justifier, l’attraction qu’elle exerce sur ses redoutables voisins. Les mines d’or, qui viennent d’y être découvertes, n’ont pas été non plus sans influence sur l’action politique de l’Angleterre à l’égard du Transvaal.

Au point de vue géographique, on le divise habituellement, avec les Boërs eux-mêmes, en trois régions principales: le haut pays ou Hooge-Veld, – le pays des collines ou Banken-Veld, – et le pays des broussailles ou Bush-Veld.

Le haut pays est le plus méridional. Il est formé par les chaînes de montagnes, qui s’écartent du Drakenberg vers l’ouest et le sud. C’est le district minier du Transvaal, où le climat est froid et sec comme dans l’Oberland bernois.

Le Banken-Veld est plus spécialement le district agricole. S’étendant au nord du premier, il abrite, dans ses vallées profondes, arrosées de cours d’eau et ombragées d’arbres toujours verts, la plus grande partie de la population hollandaise.

Enfin le Bush-Veld ou pays des broussailles, et, par excellence, la région des chasses, se développe en vastes plaines jusqu’aux bords du Limpopo, vers le nord, de manière à se prolonger jusqu’au pays des Cafres Betchouanas, vers l’ouest.

Partis de Potchefstrom, qui est située dans le Banken-Veld, les voyageurs avaient d’abord à parcourir en diagonale la plus grande partie de cette région, avant d’avoir atteint le Bush-Veld, et de la, plus au nord, les rives du Limpopo.

Cette première partie du Transvaal fut naturellement la plus aisée à franchir. On était encore dans un pays à demi civilisé. Les plus gros accidents se réduisaient à une roue embourbée ou à un bœuf malade. Les canards sauvages, les perdrix, les chevreuils, abondaient sur la route et fournissaient tous les jours les éléments du déjeuner ou du dîner. La nuit se passait habituellement dans quelque ferme, dont les habitants, isolés du reste du monde pendant les trois quarts de l’année, accueillaient avec une joie sincère les hôtes qui leur arrivaient.

Partout les Boërs étaient les mêmes, hospitaliers, prévenants, désintéressés. L’étiquette du pays exige, il est vrai, qu’on leur offre une rémunération pour l’abri qu’ils donnent aux hommes et aux bêtes en voyage. Mais cette rémunération, ils la refusent presque toujours, et même ils insistent au départ pour qu’on accepte de la farine, des oranges, des pêches tapées. Si peu qu’on leur laisse en échange, un objet quelconque d’équipement ou de chasse, un fouet, une gourmette, une poire à poudre, les voilà ravis, quelque minime qu’en soit la valeur.

Ces braves gens mènent au milieu de leurs vastes solitudes une existence assez douce; ils vivent sans effort, eux et leurs familles, des produits que rendent leurs troupeaux, et cultivent tout juste assez de terre, avec leurs aides Hottentots ou Cafres, pour obtenir un approvisionnement de grains et de légumes.

Leurs maisons sont très simplement bâties en terre et couvertes d’un épais chaume. Quand la pluie a fait brèche dans les murs, – ce qui arrive assez fréquemment, – le remède est sous la main. Toute la famille se met à pétrir de la glaise, dont elle prépare un grand tas; puis, filles et garçons, la prenant à poignées, font pleuvoir sur la brèche un bombardement qui l’a bientôt obstruée.

A l’intérieur de ces habitations, on trouve à peine quelques meubles, des escabeaux de bois, des tables grossières, des lits pour les grandes personnes; les enfants se contentent de coucher sur des peaux de mouton.

Et pourtant, l’art a sa place dans ces existences primitives. Presque tous les Boërs sont musiciens, jouent du violon ou de la flûte. Ils raffolent de la danse, et ne connaissent ni les obstacles, ni les fatigues, lorsqu’il s’agit de se réunir, – parfois de vingt lieues à la ronde pour se livrer à leur passe-temps favori.

Leurs filles sont modestes et souvent fort belles dans leurs simples atours de paysannes hollandaises. Elles se marient jeunes, apportent uniquement en dot à leur fiancé une douzaine de bœufs ou de chèvres, un chariot ou quelque autre richesse de ce genre. Le mari, lui, se charge de bâtir la maison, de défricher plusieurs arpents de terre aux environs, et voilà le ménage fondé.

Les Boërs vivent très vieux, et, nulle part au monde, les centenaires ne se comptent en aussi grand nombre.

Un phénomène singulier, encore inexpliqué, c’est l’obésité qui les envahit presque tous, dès l’âge mûr, et qui atteint chez eux des proportions extraordinaires. Ils sont, du reste, de très haute taille, et ce caractère se retrouve aussi bien chez les colons d’origine française ou allemande, que chez ceux de pure race hollandaise.

Cependant, le voyage se poursuivait sans incidents. Il était rare que l’expédition ne trouvât pas, à la ferme même où elle s’arrêtait chaque soir, des nouvelles de Matakit. Partout on l’avait vu passer, rapidement traîné par son autruche, d’abord avec deux ou trois jours d’avance, puis avec cinq ou six, puis avec sept ou huit. Très évidemment, on était sur sa trace; mais, très évidemment aussi, il gagnait du chemin sur ceux qui s’étaient lancés à sa poursuite.

Les quatre poursuivants ne se regardaient pas moins comme certains de l’atteindre. Le fugitif finirait bien par s’arrêter. Sa capture n’était donc qu’une question de temps.

Aussi, Cyprien et ses trois compagnons en prenaient il à l’aise. Ils commençaient peu à peu à se livrer à leurs plaisirs favoris. Le jeune ingénieur recueillait des échantillons de roches. Friedel herborisait et prétendait reconnaître, rien qu’à leurs caractères extérieurs, les propriétés des plantes qu’il collectionnait. Annibal Pantalacci persécutait Bardik ou Lî, et se faisait pardonner ses mauvais tours en confectionnant aux haltes des plats de macaroni délicieux. James Hilton se chargeait d’approvisionner la caravane de gibier; il ne passait guère une demi journée, sans abattre une douzaine de perdrix, des cailles à foison, parfois un sanglier ou une antilope.

Étapes par étapes, on arriva ainsi au Bush-Veld. Bientôt les fermes devinrent plus rares et finirent par disparaître. On était aux confins extrêmes de la civilisation.

A partir de ce point, il fallut camper tous les soirs, allumer de grands feux, autour desquels hommes et bêtes s’établissaient pour dormir, non sans qu’il fût fait bonne garde aux environs.

Le paysage avait pris un aspect de plus en plus sauvage. Des plaines de sable jaunâtre, des fourrés de buissons épineux, de loin en loin un ruisseau bordé de marécages, venaient de succéder aux vertes vallées du Banken-Veld. Parfois aussi, il fallait faire un détour pour éviter une véritable forêt de thorn trees, ou arbres à épines. Ce sont des arbustes, hauts de trois à cinq mètres, portant un grand nombre de branches à peu près horizontales et toutes armées d’épines de deux à quatre pouces de longeur, dures et acérées comme des poignards.

Cette zone extérieure du Bush-Veld, qui prend plus généralement le nom de Lion-Veld, – ou Veld des lions, – ne semblait guère justifier cette appellation redoutable, car, après trois jours de voyage, on n’avait encore ni vu ni signalé aucun de ces fauves.

«C’est sans doute une tradition, se disait Cyprien, et les lions auront reculé plus loin vers le désert!»

Mais, comme il exprimait cette opinion devant James Hilton, celui-ci se mit à rire.

«Vous croyez qu’il n’y a pas de lions? dit-il. Cela vient simplement de ce que vous ne savez pas les voir!

– Bon! Ne pas voir un lion au milieu d’une plaine nue! répondit Cyprien d’un ton assez ironique.

– Eh bien, je vous parie dix livres, dit James Hilton, qu’avant une heure, je vous en montre un que vous n’aurez pas remarqué!

– Je ne parie jamais, par principe, répondit Cyprien, mais je ne demande pas mieux que de faire l’expérience!»

On chemina pendant vingt-cinq ou trente minutes, et personne ne songeait plus aux lions, quand James Hilton s’écria:

«Messieurs, regardez donc ce nid de fourmis qui se dresse là-bas sur la droite!

– La belle affaire! lui répondit Friedel. Nous ne voyons autre chose depuis deux ou trois jours!»

En effet, rien n’est plus fréquent, dans le Bush- Veld, que ces gros tas de terre jaune, soulevés par d’innombrables fourmis, et qui, seuls coupent de loin en loin, avec quelques buissons ou un groupe de maigres mimosas, la monotonie des plaines.

James Hilton eut un rire silencieux.

«Monsieur Méré, reprit-il, si vous voulez prendre un temps de galop, de manière à vous approcher de ce nid de fourmis, – là, au bout de mon doigt, – je vous promets que vous verrez ce que vous souhaitez voir! N’en approchez pas trop, cependant, ou vous pourriez vous en trouver assez mal!»

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Cyprien piqua des deux et se dirigea vers l’endroit que James Hilton avait appelé une fourmilière.

«C’est une famille de lions qui est campée là! ajouta l’Allemand, dès que Cyprien se fut éloigné. Un sur dix, de ces tas jaunâtres que vous prenez pour des nids de fourmis, ne sont pas autre chose!

Per Bacco! s’écria Pantalacci, vous aviez bien besoin de lui recommander de ne pas en approcher!»

Mais, s’apercevant que Bardik et Lî l’écoutaient, il reprit, en donnant un autre tour à sa pensée:

«Le Frenchman aurait eu une belle peur, et nous aurions eu de quoi rire!»

Le Napolitain se trompait. Cyprien n’était pas un homme à avoir une belle peur, comme il disait. A deux cents pas du but qui lui était indiqué, il reconnut à quel redoutable nid de fourmis il avait affaire. C’étaient un énorme lion, une lionne et trois lionceaux, accroupis en rond sur le sol, comme des chats, et qui dormaient paisiblement au soleil.

Au bruit des sabots de Templar, le lion ouvrit les yeux, souleva sa tête énorme et bâilla, en montrant, entre deux rangées de dents formidables, un gouffre dans lequel un enfant de dix ans aurait pu disparaître tout entier. Puis, il regarda le cavalier, qui s’était arrêté à vingt pas de lui.

Par bonheur, le féroce animal n’avait pas faim, sans quoi il ne fût pas resté indifférent.

Cyprien, la main sur sa carabine, attendit deux ou trois minutes le bon plaisir de monseigneur le lion. Mais, voyant que celui-ci n’était pas d’humeur à engager les hostilités, il ne se sentit pas le cœur de troubler le bonheur de cette intéressante famille, et, tournant bride, il revint à l’amble vers ses compagnons.

Ceux-ci forcés de reconnaître son sang-froid et sa bravoure, l’accueillirent par des acclamations.

«J’aurais perdu ma gageure, monsieur Hilton,» répondit simplement Cyprien.

Le soir même, on arriva pour faire halte sur la rive droite du Limpopo. Là Friedel s’obstina à vouloir pêcher une friture malgré les avis de James Hilton.

«C’est très malsain, camarade! lui disait celui-ci. Sachez que, dans le Bush-Veld, il ne faut ni rester, après le coucher du soleil, au bord des cours d’eau, ni…

– Bah! bah! J’en ai vu bien d’autres! répondit l’Allemand avec l’entêtement particulier à sa nation.

– Eh! s’écria Annibal Pantalacci, quel mal pourrait-il y avoir à se tenir au bord de l’eau pendant une heure ou deux? Ne m’est-il pas arrivé d’y passer des demi-journées, trempé jusqu’aux aisselles, lorsque j’étais à la chasse au canard?

– Ce n’est pas du tout la même chose! reprit James Hilton, en insistant près de Friedel.

– Chansons que tout cela!… répondit le Napolitain. Mon cher Hilton, vous feriez bien mieux de chercher la boîte au fromage râpé pour mon macaroni, que d’empêcher notre camarade d’aller nous pêcher un plat de poisson! Cela variera au moins notre ordinaire!»

Friedel partit, sans rien vouloir entendre, et il s’attarda si bien à jeter sa ligne, qu’il était nuit close, lorsqu’il revint au campement.

Là, l’obstiné pêcheur dîna avec appétit, fit honneur comme tout le monde aux poissons qu’il avait pêchés, mais se plaignit de violents frissons, lorsqu’il se coucha dans le wagon auprès de ses camarades.

Le lendemain, au petit jour, quand on se leva pour le départ, Friedel était en proie à une fièvre ardente et se trouva dans l’impossibilité de monter à cheval. Il demanda, néanmoins, qu’on se remît en route, affirmant qu’il serait fort bien sur la paille au fond du chariot, on fit comme il le voulait.

A midi, il délirait.

A trois heures, il était mort.

Sa maladie avait été une fièvre pernicieuse du caractère le plus foudroyant.

En présence de cette fin si subite, Cyprien ne put s’empêcher de penser qu’Annibal Pantalacci, par ses mauvais conseils, avait dans l’événement une responsabilité des plus graves. Mais personne ne semblait songer à faire cette observation, si ce n’est lui.

«Vous voyez comme j’avais raison de dire qu’il ne faut pas flâner au bord de l’eau à la nuit tombante!» se contenta de répéter philosophiquement James Hilton.

On s’arrêta, pendant quelques instants, afin d’inhumer le cadavre qu’on ne pouvait laisser à la merci des fauves.

C’était celui d’un rival, presque d’un ennemi, et pourtant Cyprien se sentit profondément ému en lui rendant les derniers devoirs. C’est que le spectacle de la mort, partout si auguste et si solennel, semble emprunter au désert une majesté nouvelle. En présence de la seule nature, l’homme comprend mieux que c’est là le terme inévitable. Loin de sa famille, loin de tous ceux qu’il aime, sa pensée s’envole avec mélancolie vers eux. Il se dit que, lui aussi, peut-être, il tombera demain sur l’immense plaine pour ne plus se relever, que, lui aussi, il sera alors enseveli sous un pied de sable, surmonté d’une pierre nue, et qu’il n’aura pour l’accompagner à sa dernière heure, ni les larmes d’une soeur ou d’une mère, ni les regrets d’un ami. Et, reportant sur sa propre situation une part de la pitié que lui inspire le sort de son camarade, il lui semble que c’est un peu de lui-même qu’il enferme dans cette tombe!

Le lendemain de cette lugubre cérémonie, le cheval de Friedel, qui suivait, attaché à l’arrière du wagon, fut pris de la maladie du Veld. Il fallut l’abandonner.

Le pauvre animal n’avait survécu que de quelques heures à son maître!

 

 

Chapitre XIV

Au nord du Limpopo.

 

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l fallut trois jours de recherches et de sondages pour trouver un gué à travers le lit du Limpopo. Encore est-il douteux qu’on l’eût découvert, si quelques Cafres Macalaccas, qui rôdaient au bord de la rivière, ne s’étaient chargés de guider l’expédition.

Ces Cafres, ce sont de pauvres diables d’ilotes que la race supérieure des Betchouanas tient en servage, les astreignant au travail sans aucune rémunération, les traitant avec une extrême dureté, et, qui plus est, leur interdisant, sous peine de mort, de manger de la viande. Les infortunés Macalaccas peuvent tout à leur aise tuer le gibier qu’ils rencontrent sur leur route, mais à la condition de le rapporter à leurs seigneurs et maîtres. Ceux-ci ne leur en laissent que les entrailles, – à peu près comme les chasseurs européens font avec leurs chiens courants.

Un Macalacca ne possède rien en propre, pas même une hutte ou une calebasse. Il s’en va à peu près nu, maigre, décharné, portant en bandoulière des intestins de bulle qu’on pourrait prendre à distance pour des aunes de boudin noir, et qui ne sont en réalité que les outres primitives dans lesquelles se trouve sa provision d’eau.

Le génie commercial de Bardik se fut bientôt manifesté dans l’art consommé avec lequel il sut tirer de ces malheureux l’aveu qu’ils possédaient, en dépit de leur misère, quelques plumes d’autruche, soigneusement cachées dans un fourré voisin. Il leur proposa immédiatement de les acheter, et rendez-vous fut pris à cet effet pour le soir.

«Tu as donc de l’argent à leur donner en échange?» lui demanda Cyprien assez surpris.

Et Bardik, riant à pleine bouche, lui montra une poignée de bouton de cuivre, par lui collectionnés depuis un mois ou deux, qu’il portait dans une bourse de toile.

«Ce n’est pas là une monnaie sérieuse, répondit Cyprien, et je ne puis permettre que tu payes ces pauvres gens avec quelques douzaines de vieux boutons!»

Mais il lui fut impossible de faire comprendre à Bardik en quoi son projet était répréhensible.

«Si les Macalaccas acceptent mes boutons en échange de leurs plumes, qui peut y trouver à redire? répondait-il. Vous savez bien que les plumes ne leur ont rien coûté à recueillir! Ils n’ont même pas le droit de les posséder, puisqu’ils ne peuvent les montrer qu’en cachette! Un bouton, au contraire, est un objet utile, plus utile qu’une plume d’autruche! Pourquoi donc me serait-il interdit d’en offrir une douzaine ou même deux en échange d’un égal nombre de plumes?»

Le raisonnement était spécieux, mais n’en valait pas davantage. Ce que le jeune Cafre ne voyait pas, c’est que les Macalaccas allaient accepter ses boutons de cuivre, non pour l’usage qu’ils pourraient en tirer, puisqu’ils ne portaient guère de vêtements, mais pour la valeur supposée qu’ils attribueraient à ces ronds de métal, si analogues à des pièces de monnaie. Il y avait donc dans ce fait une tromperie véritable.

Cyprien dut reconnaître, pourtant, que la nuance était trop ténue pour être saisie par cette intelligence de sauvage, très large en matière de transaction, et il le laissa libre d’agir à sa guise.

Ce fut le soir, à la lumière des torches, que se poursuivit l’opération commerciale de Bardik. Les Macalaccas avaient évidemment une crainte salutaire d’être trompés par leur vendeur, cars ils ne se contentèrent pas des feux allumés par les blancs, et arrivèrent, chargés de bottes de maïs qu’ils enflammèrent, après les avoir plantées en terre.

Ces indigènes exhibèrent alors les plumes d’autruche et se mirent en devoir d’examiner les boutons de Bardik.

A ce moment, commença entre eux, à grand renfort de gesticulations et de cris, un débat des plus animés sur la nature et la valeur de ces ronds métalliques.

Personne n’entendait un mot de ce qu’ils disaient dans leur rapide langage; mais il suffisait de voir leurs faces congestionnées, leurs grimaces éloquentes, leurs colères très sérieuses, pour être certain que le débat était pour eux du plus haut intérêt.

Tout à coup, ce débat si passionné fut interrompu par une apparition inattendue.

Un nègre de haute taille, – drapé avec dignité dans un mauvais manteau de cotonnade rouge, le front ceint de cette espèce de diadème en boyaux de mouton, que les guerriers cafres portent habituellement, – venait de sortir du fourré, auprès duquel se débattait la transaction; puis, il tombait à grands coups de bois de lance sur les Macalaccas, pris en flagrant délit d’opérations défendues.

«Lopèpe!… Lopèpe!…» crièrent les malheureux sauvages, en s’éparpillant de tous côtés, comme une bande de rats.

Mais un cercle de guerriers noirs, surgissant soudain de tous les buissons qui environnaient le campement, se resserra autour d’eux et les retint au passage.

Lopèpe se fit aussitôt remettre les boutons; il les considéra avec soin, à la lueur des torches de maïs, et les déposa, non sans une satisfaction évidente, au fond de son escarcelle de cuir. Puis, il s’avança vers Bardik, et, après lui avoir repris des mains les plumes d’autruche déjà livrées, il se les appropria comme il avait fait des boutons.

Les blancs étaient demeurés spectateurs passifs de cette scène, et ils ne savaient trop s’il convenait de s’y mêler, lorsque Lopèpe trancha la difficulté en s’avançant vers eux. Alors, s’arrêtant à quelques pas, il leur adressa d’un ton impérieux un assez long discours, d’ailleurs parfaitement inintelligible.

James Hilton, qui entendait quelques mots de betchouana, réussit pourtant à saisir le sens général de cette allocution et le transmit à ses compagnons. Le fond de ce discours, c’est que le chef cafre se plaignait de ce qu’on eût permis à Bardik de trafiquer avec les Macalaccas, lesquels ne peuvent rien posséder en propre. En finissant, il déclarait opérer la saisie des marchandises en contrebande et demandait aux blancs ce qu’ils avaient à lui objecter.

Parmi ceux-ci, les avis étaient partagés sur le parti à prendre. Annibal Pantalacci voulait qu’on cédât à l’instant pour ne pas se brouiller avec le chef betchouana. James Hilton et Cyprien, tout en reconnaissant que le système avait du bon, craignaient, en se montrant trop conciliants dans l’affaire, d’inspirer de l’arrogance à Lopèpe, et peut-être, s’il poussait plus loin ses prétentions, de rendre une rixe inévitable.

Dans un conseil rapide, tenu à demi-voix, il fut donc convenu qu’on abandonnerait les boutons au chef betchouana, mais qu’on réclamerait les plumes.

C’est ce que James Hilton s’empressa de lui expliquer, moitié par gestes, moitié à l’aide de quelques mots cafres.

Lopèpe prit d’abord un air diplomatique et parut hésiter. Mais le canon des fusils européens qu’il voyait briller dans l’ombre, l’eut bientôt décidé, et il rendit les plumes.

Dès lors, ce chef, très intelligent en vérité, se montra plus souple. Il offrit aux trois blancs, à Bardik et à Lî, une prise de sa grande tabatière, et s’assit au bivac. Un verre d’eau-de-vie, que lui offrit le Napolitain, acheva de le mettre en belle humeur; puis, lorsqu’il se leva, après une séance d’une heure et demie, qui se passa de part et d’autre dans un silence à peu près complet, ce fut pour inviter la caravane à lui rendre visite, le lendemain, à son kraal.

On le lui promit, et, après un échange de poignées de main, Lopèpe se retira majestueusement.

Peu de temps après son départ, tout le monde s’était couché, à l’exception de Cyprien, qui rêvait en contemplant les étoiles, après s’être roulé dans sa couverture. Il faisait une nuit sans lune, mais toute scintillante d’une poussière d’astres. Le feu s’était éteint, sans que le jeune ingénieur y eut pris garde.

Il pensait aux siens, qui ne se doutaient guère, en ce moment, qu’une pareille aventure l’eût jeté en plein désert de l’Afrique australe, à cette charmante Alice, qui, elle aussi, regardait peut-être les étoiles, à tous les êtres enfin qui lui étaient chers. Et, se laissant entraîner cette rêverie douce que poétise le grand silence de la plaine, il allait s’assoupir, quand un piétinement de sabots, une agitation singulière, venant du côté où les bœufs d’attelage étaient parqués pour la nuit, le réveillèrent et le mirent sur pied.

Cyprien crut alors distinguer dans l’ombre une forme plus basse, plus ramassée que celle des bœufs, et qui, sans doute, causait toute cette agitation.

Sans bien se rendre compte de ce que ce pouvait être, Cyprien saisit un fouet qui se trouvait sous sa main, et se dirigea prudemment vers le parc aux bestiaux.

Il ne s’était pas trompé. Il y avait bien là, au milieu des bœufs, un animal inattendu, qui était venu troubler leur sommeil.

A demi éveillé, avant même d’avoir réfléchi à ce qu’il faisait, Cyprien leva son fouet et, au jugé, il en appliqua un grand coup sur le museau de l’intrus.

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Un rugissement épouvantable répondit soudain à cette attaque!… C’était un lion que le jeune ingénieur venait de traiter ainsi comme un simple caniche.

Mais à peine avait-il eu le temps de mette la main sur l’un des revolvers qu’il portait à sa ceinture et de faire un brusque écart de côté, que l’animal, après avoir bondi vers lui sans l’atteindre, se précipitait de nouveau sur son bras tendu.

Cyprien sentit des griffes aiguës lui labourer les chairs, et il roula dans la poussière avec le redoutable fauve. Une détonation retentit tout à coup. Le corps du lion s’agita dans une convulsion suprême, puis se raidit et retomba immobile.

De la main libre qui lui restait, Cyprien, sans rien perdre de son sang-froid, avait appliqué son revolver sur l’oreille du monstre, et une balle explosible venait de lui fracasser la tête.

Cependant, les dormeurs, avertis par ce rugissement suivi d’une détonation, arrivaient sur le champ de bataille. On dégagea Cyprien, à demi écrasé sous le poids de l’énorme bête, on examina ses blessures, qui n’étaient heureusement que superficielles. Lî les pansa simplement avec quelques linges mouillés d’eau-de-vie, puis la meilleure place lui fut réservée au fond du wagon, et bientôt tout le monde se rendormit sous la garde de Bardik, qui voulut veiller jusqu’au matin.

Le jour venait à peine de se lever, lorsque la voix de James Hilton, suppliant ses compagnons de venir à son aide, leur annonça quelque nouvel incident. James Hilton était couché tout habillé sur le devant du chariot, en travers de la bâche, et parlait avec l’accent de la plus vive épouvante, sans oser faire un mouvement.

«J’ai un serpent enroulé autour de mon genou droit, sous mon pantalon! disait il. Ne bougez pas ou je suis perdu! Et pourtant, voyez ce qu’il est possible de faire!»

Ses yeux étaient dilatés par la terreur, sa face d’une pâleur livide. Au niveau de son genou droit, on distinguait, en effet, sous la toile bleue de son vêtement, la présence d’un corps étranger, – une espèce de câble enroulé autour de la jambe.

La situation était grave. Comme le disait James Hilton, au premier mouvement qu’il ferait, le serpent ne manquerait pas de le mordre!

Mais, au milieu de l’anxiété et de l’indécision générale, Bardik se chargea d’agir. Après avoir tiré sans bruit le couteau de chasse de son maître, il se rapprocha de James Hilton, d’un mouvement presque insensible, en quelque sorte vermiculaire. Puis, plaçant ses yeux presque au niveau du serpent, il parut, pendant quelques secondes, étudier avec soin la position du dangereux reptile. Sans doute, il cherchait à reconnaître comment la tête de l’animal était placée.

Tout à coup, d’un mouvement rapide, il se redressa, son bras s’abattit vivement, et l’acier du couteau mordit d’un coup sec le genou de James Hilton.

«Vous pouvez faire tomber le serpent!… Il est mort!» dit Bardik en montrant toutes ses dents dans un large sourire.

James Hilton obéit machinalement et secoua sa jambe… Le reptile tomba à ses pieds.

C’était une vipère à tête noire, du diamètre d’un pouce à peine, mais dont la moindre morsure aurait suffi à donner la mort. Le jeune Cafre l’avait décapitée avec une précision merveilleuse. Le pantalon de James Hilton ne montrait qu’une coupure de six centimètres à peine et son épiderme n’avait même pas été entamé.

Chose singulière, et qui révolta profondément Cyprien, James Hilton ne parut pas songer à remercier son sauveur. Maintenant qu’il était hors d’affaire, il trouvait cette intervention toute naturelle. L’idée ne pouvait lui venir de serrer la patte noire d’un Cafre et de lui dire: Je vous dois la vie.

«Votre couteau est vraiment bien affilé!» fit-il simplement observer, tandis que Bardik le remettait dans la gaîne, sans paraître, non plus, donner grande importance à ce qu’il venait de faire.

Le déjeuner eut bientôt effacé les impressions de cette nuit si agitée. Il se composait, ce jour-là, d’un seul œuf d’autruche brouillé au beurre, mais qui suffit largement à satisfaire l’appétit des cinq convives.

Cyprien avait une légère fièvre et ses blessures le faisaient un peu souffrir. Cependant il n’en insista pas moins pour accompagner Annibal Pantalacci et James Hilton au kraal de Lopèpe. Le camp fut donc laissé à la garde de Bardik et de Lî, qui avaient entrepris de dépouiller le lion de sa peau, – un véritable monstre de l’espèce dite à museau de chien. Les trois cavaliers se mirent seuls en route.

Le chef betchouana les attendait à l’entrée de son kraal, entouré de tous ses guerriers. Derrière eux, au second plan, les femmes et les enfants s’étaient groupés avec curiosité pour voir les étrangers. Quelques-unes de ces noires ménagères affectaient pourtant l’indifférence. Assises devant leurs huttes hémisphériques, elles continuaient de vaquer à leurs occupations. Deux ou trois faisaient du filet avec de longues herbes textiles qu’elles tordaient en forme de corde.

L’aspect général était misérable, quoique les cases fussent assez bien bâties. Celle de Lopèpe, plus vaste que les autres, tapissée intérieurement de nattes de paille, s’élevait à peu près au centre du kraal.

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Le chef y introduisit ses hôtes, leur désigna trois escabeaux et s’assit à son tour devant eux, tandis que sa garde d’honneur se rangeait en cercle derrière lui.

On commença par échanger les politesses habituelles. En somme, le cérémonial se réduit habituellement à boire une tasse de boisson fermentée, venant de la manufacture même de l’amphitryon; mais, pour bien indiquer que cette courtoisie ne cache pas des projets perfides, celui-ci commence toujours par y tremper ses grosses lèvres, avant de passer la tasse à l’étranger. Ne pas boire, après une invitation aussi gracieuse, serait une mortelle injure. Les trois blancs avalèrent donc la bière cafre, non sans force grimaces de la part d’Annibal Pantalacci, qui aurait bien mieux aimé, disait-il à la cantonade, «un verre de lacryma-christi que cette fadasse tisane de betchouanas!»

Puis, on causa affaires. Lopèpe aurait voulu acheter un fusil. Mais c’était une satisfaction qu’on ne put pas lui accorder, quoiqu’il offrît en échange un cheval assez passable et cent cinquante livres d’ivoire. En effet, les règlements coloniaux sont très rigoureux sur ce point et interdisent aux Européens toute cession d’armes aux Cafres de la frontière, excepté sur autorisation spéciale du gouverneur. Pour le dédommager, les trois hôtes de Lopèpe avaient apporté pour lui une chemise de flanelle, une chaîne d’acier et une bouteille de rhum, qui constituaient un splendide présent et lui firent un plaisir manifeste.

Aussi le chef betchouana se montra-t-il parfaitement disposé à fournir tous les renseignements qu’on lui demanda, plus intelligiblement, par l’intermédiaire de James Hilton.

Et d’abord, un voyageur répondant en tout point au signalement de Matakit, avait passé par le kraal cinq jours avant. C’était la première nouvelle que l’expédition eût obtenue du fugitif depuis deux semaines. Aussi fut-elle agréablement accueillie. Le jeune Cafre avait dû perdre quelques jours à chercher le gué du Limpopo, et, maintenant, il se dirigeait vers les montagnes du nord.

Y avait-il encore plusieurs journées de marche avant d’arriver à ces montagnes?

Sept ou huit au plus.

Lopèpe était-il l’ami du souverain de ce pays, dans lequel Cyprien et ses compagnons allaient être forcés de s’engager?

Lopèpe s’en faisait gloire! D’ailleurs, qui ne voudrait pas être l’ami respectueux et l’allié fidèle du grand Tonaïa, le conquérant invincible des pays cafres?

Tonaïa faisait-il bon accueil aux blancs?

Oui, parce qu’il savait, comme tous les chefs de la contrée, que les blancs ne manquent jamais de venger l’injure faite à un des leurs. A quoi bon vouloir lutter contre les blancs? Ne sont-ils pas toujours les plus forts grâce à leurs fusils qui se chargent tout seuls? Le mieux est donc de rester en paix avec eux, de les bien accueillir et de trafiquer loyalement avec leurs marchands.

Tels furent, en résumé, les renseignements, fournis par Lopèpe. Un seul avait une véritable importance: c’est que Matakit avait perdu plusieurs journées de marche, avant de pouvoir traverser la rivière, et qu’on était toujours sur sa trace.

En retournant au camp, Cyprien, Annibal Pantalacci et James Hilton trouvèrent Bardik et Lî fort alarmés.

Ils avaient, racontèrent-ils, reçu la visite d’un gros de guerriers cafres, d’une tribu autre que celle de Lopèpe, qui les avait d’abord cernés, puis soumis à un véritable interrogatoire. Que venaient-ils faire dans le pays? N’était-ce pas pour espionner les Betchouanas, rassembler des informations sur leur compte, reconnaître leur nombre, leur force et leur armement? Des étrangers avaient tort de s’engager dans une entreprise pareille! Bien entendu, le grand roi Tonaïa n’avait rien à dire, tant qu’ils n’auraient pas pénétré sur son territoire; mais il pourrait bien voir les choses d’un autre œil, s’ils s’avisaient d’y entrer.

Voilà quel avait été le sens général de leurs propos. Le Chinois n’en paraissait pas ému plus que de raison. Mais Bardik, si calme d’ordinaire, si plein de sang-froid en toute occasion, semblait être en proie à une terreur véritable, que Cyprien ne poucait s’expliquer.

«Guerriers très méchants, disait-il, en roulant de gros yeux, guerriers qui détestent les blancs et leur «feront couic!…»

C’est l’expression reçue parmi tous les Cafres à demi civilisés, lorsqu’ils veulent exprimer l’idée d’une mort violente.

Que faire? Convenait-il d’attribuer une grande importance à cet incident? Non, sans doute. Ces guerriers quoiqu’au nombre d’une trentaine, d’après le récit de Bardik et du Chinois qu’ils avaient surpris sans armes, ne leur avaient fait aucun mal et n’avaient manifesté aucune velléité de pillage. Leurs menaces n’étaient sans doute que de vains propos, comme les sauvages sont assez portés à en tenir aux étrangers. Il suffirait de quelques politesses à l’adresse du grand chef Tonaïa, de quelques explications loyales sur les intentions qui amenaient les trois blancs dans le pays, pour dissiper tous ses soupçons, s’il en avait, et s’assurer sa bienveillance.

D’un commun accord, il fut convenu qu’on se remettrait en route. L’espoir de rejoindre bientôt Matakit et de lui reprendre le diamant volé faisait oublier toute autre préoccupation.

 

 

Chapitre XV

Un complot.

 

n une semaine de marche, l’expédition venait d’arriver dans une contrée qui ne ressemblait en aucune façon aux pays précédemment traversés depuis la frontière du Griqualand. On touchait maintenant à la chaîne de montagnes que tous les renseignements recueillis sur Matakit indiquaient comme le but probable qu’il voulait atteindre. L’approche des hautes terres, aussi bien que des nombreux cours d’eau qui en descendent pour aller se jeter dans le Limpopo, s’annonçait par une flore et une faune toutes différentes de celles de la plaine.

Une des premières vallées, qui s’ouvrit aux regards des trois voyageurs, leur offrit le spectacle le plus frais et le plus riant, un peu avant le coucher du soleil.

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Une rivière, si limpide qu’on voyait partout le fond de son lit, se déroulait entre deux prairies d’un vert d’émeraude. Des arbres fruitiers, aux feuillages les plus variés, tapissaient les talus des collines qui enfermaient ce bassin. Sur ce fond encore ensoleillé, à l’ombre de baobabs énormes, des troupeaux d’antilopes rouges, de zèbres et de buffles paissaient tranquillement. Plus loin, un rhinocéros blanc, traversant de son pas lourd une large clairière, se dirigeait lentement vers le bord de l’eau, et ronflait déjà de joie à la pensée de la troubler en y vautrant sa masse charnue. On entendait un fauve invisible, qui bâillait d’ennui sous quelque taillis. Un onagre brayait, et des légions de singes se poursuivaient à travers les arbres.

Cyprien et ses deux compagnons s’étaient arrêtés au sommet de la colline pour mieux contempler ce spectacle si nouveau pour eux. Ils se voyaient enfin arrivés dans une de ces régions vierges, où l’animal sauvage, – encore le maître incontesté du sol, – vit si heureux et si libre qu’il ne soupçonne même pas le danger. Ce qui était surprenant, ce n’était pas seulement le nombre et la tranquillité de ces animaux, c’était l’étonnante variété de la faune qu’ils représentaient en cette partie de l’Afrique. On aurait véritablement dit d’une de ces toiles étranges, sur lesquelles un peintre s’est amuse à réunir dans un cadre étroit tous les types principaux du règne animal.

Peu d’habitants d’ailleurs. Les Cafres, il est vrai, au milieu de ces pays immenses, ne peuvent être que très disséminés à leur surface. C’est le désert ou peu s’en faut.

Cyprien, satisfait dans ses instincts de savant et d’artiste, se serait volontiers cru transporté à l’âge préhistorique du mégathérium et autres bêtes antédiluviennes.

«Il ne manque que des éléphants pour que la fête soit complète!» s’écria-t-il.

Mais tout aussitôt Lî, étendant le bras, lui montra. au milieu d’une vaste clairière, plusieurs masses grises. De loin, on eût dit autant de rochers, non moins pour leur immobilité que pour leur couleur. En réalité, c’était un troupeau d’éléphants. La prairie en était comme mouchetée sur une étendue de plusieurs milles.

«Tu te connais donc en éléphants?» demanda Cyprien au Chinois, pendant qu’on préparait la halte pour la nuit.

Lî cligna ses petits yeux obliques.

«J’ai habité deux ans l’île de Ceylan en qualité d’aide des chasses, répondit il simplement avec cette réserve marquée qu’il apportait toujours en ce qui concernait sa biographie.

– Ah! que ne pouvons nous en abattre un ou deux! s’écria James Hilton. C’est là une chasse très amusante…

– Oui, et dans laquelle le gibier vaut bien la poudre qu’il coûte! ajouta Annibal Pantalacci. Deux défenses d’éléphant, cela constitue un joli butin, et nous pourrions aisément en placer trois ou quatre douzaines à l’arrière du wagon!… Savez-vous, camarades, qu’il n’en faudrait pas plus pour payer les frais de notre voyage!

– Mais c’est une idée et une bonne! s’écria James Hilton. Pourquoi n’essaierions-nous pas, demain matin, avant de nous remettre en route?»

On discuta la question. Bref, il fut décidé qu’on lèverait le camp aux premières lueurs du jour, et qu’on irait tenter la fortune du côté de la vallée dans laquelle venaient d’être signalés des éléphants.

Les choses ainsi convenues, et le dîner rapidement expédié, tout le monde se retira sous la bâche du wagon, à l’exception de James Hilton, qui, de garde cette nuit-là, devait rester près du feu.

Il y avait environ deux heures qu’il était seul, et il commençait à s’assoupir, lorsqu’il se sentit légèrement poussé au coude. Il rouvrit les yeux. Annibal Pantalacci était assis près de lui.

«Jene puis dormir, et j’ai pensé qu’autant valait venir vous tenir compagnie, dit le Napolitain.

– C’est très aimable à vous, mais à moi, quelques heures de sommeil ne me déplairaient pas! répondit James Hilton en s’étirant les bras. Si vous voulez, nous pourrons aisément nous arranger! J’irai prendre votre place sous la bâche, et vous garderez la mienne ici!

– Non!… Restez!… J’ai à vous parler!» reprit Annibal Pantalacci d’une voix sourde.

Il jeta un regard autour de lui pour s’assurer qu’ils étaient bien seuls, et reprit:

«Avez-vous déjà chassé l’éléphant?

– Oui, répondit James Hilton, deux fois.

– Eh bien! vous savez combien c’est une chasse périlleuse! L’éléphant est si intelligent, si fin, si bien armé! Il est rare que l’homme n’ait pas le dessous dans sa lutte contre lui!

– Bon! Vous parlez pour les maladroits! répondit James Hilton. Mais avec une bonne carabine chargée de balles explosibles, il n’y a pas grand chose à craindre!

– C’est ce que je pensais, répliqua le Napolitain. Cependant, il arrive des accidents!… Supposez qu’il en arrivât un demain au Frenchman, ce serait un vrai malheur pour la science!

– Un véritable malheur!» répéta James Hilton.

Et il se mit à rire d’un air méchant.

«Pour nous, le malheur ne serait pas tout à fait aussi grand! reprit Annibal Pantalacci, encouragé par le rire de son compagnon. Nous ne serions plus que deux à poursuivre Matakit et son diamant!… Or, à deux, on peut toujours s’entendre à l’amiable…»

Les deux hommes restèrent silencieux, le regard fixé sur les tisons, la pensée perdue dans leur machination criminelle.

«Oui!… à deux on peut toujours s’entendre! répéta le Napolitain. A trois, c’est plus difficile!»

Il y eut encore un instant de silence.

Tout à coup, Annibal Pantalacci releva brusquement la tête et sonda du regard les ténèbres qui l’entouraient.

«N’avez-vous rien vu? demanda-t-il à voix basse. Il m’a semblé apercevoir une ombre derrière ce baobab!»

James Hilton regarda à son tour; mais, si perçant que fût son regard il n’aperçut rien de suspect aux environs du campement.

«Ce n’est rien! dit-il. Du linge que le Chinois a mis à blanchir à la rosée!»

Bientôt la conversation fut reprise entre les deux complices, mais à mi-voix, cette fois.

«Je pourrais enlever les cartouches de son fusil, sans qu’il y prît garde! disait Annibal Pantalacci. Puis au moment d’attaquer un éléphant, je tirerais un coup de feu derrière lui, de manière que la bête l’aperçût à cet instant… et ce ne serait pas long!

– C’est peut-être bien délicat ce que vous proposez! objectait faiblement James Hilton.

– Bah! laissez-moi faire et vous verrez que cela ira tout seul!» répliqua le Napolitain.

Une heure plus tard, lorsqu’il vint reprendre sa place auprès des dormeurs, sous la bâche, Annibal Pantalacci eut soin d’enflammer une allumette, afin de s’assurer que personne n’avait bougé. Cela lui permit de constater que Cyprien, Bardik et le Chinois étaient profondément endormis.

Ils en avaient l’air tout au moins. Mais, si le Napolitain avait été plus avisé, il aurait peut-être reconnu dans le ronflement sonore de Lî quelque chose d’artificiel et de sournois.

Au point du jour, tout le monde était sur pied. Annibal Pantalacci sut profiter du moment où Cyprien était allé vers le ruisseau voisin pour se livrer à ses ablutions matinales, et il opéra la soustraction des cartouches de son fusil. Ce fut l’affaire de vingt secondes. Il était bien seul. A ce moment, Bardik faisait le café, le Chinois rassemblait le linge qu’il avait exposé à la rosée nocturne sur sa fameuse corde tendue entre deux baobabs. Bien certainement, personne n’avait rien vu.

Le café pris, on partit à cheval, laissant le wagon et les bestiaux sous la garde de Bardik.

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Lî avait demandé à suivre les cavaliers et s’était armé seulement du couteau de chasse de son maître.

En moins d’une demi-heure, les chasseurs arrivèrent au point où, la veille au soir, les éléphants avaient été aperçus. Mais, ce jour-là, il fallut pousser un peu plus loin pour les retrouver et atteindre une large clairière, qui s’ouvrait entre le pied de la montagne et la rive droite du fleuve.

Dans l’atmosphère claire et fraîche, illuminée par le soleil levant, sur le tapis d’une immense pelouse de gazon fin, encore tout humide de rosée, une tribu entière d’éléphants, – deux ou trois cents au moins, – étaient en train de déjeuner. Les petits gambadaient follement autour de leurs mères ou les tétaient silencieusement. Les grands, la tête au sol, la trompe agitée en cadence, paissaient l’herbe épaisse de la prairie. Presque tous s’éventaient avec leurs vastes oreilles, semblables à des manteaux de cuir, qu’ils remuaient comme des punkas indiennes.

Il y avait dans le calme de ce bonheur domestique quelque chose de si sacré, pour ainsi dire, que Cyprien en fut profondément ému, et demanda à ses compagnons de renoncer au massacre projeté.

«A quoi bon tuer ces créatures inoffensives? dit-il. Ne vaudrait-il pas mieux les laisser en paix dans leur solitude?»

Mais la proposition, pour plus d’un motif, ne pouvait être du goût d’Annibal Pantalacci.

«A quoi bon? répliqua-t-il en ricanant, mais à garnir nos escarcelles, en nous procurant quelques quintaux d’ivoire! Est-ce que ces grosses bêtes vous font peur, monsieur Méré?»

Cyprien haussa les épaules, sans vouloir relever cette impertinence. Cependant, lorsqu’il vit le Napolitain et son camarade continuer à s’avancer vers la clairière, il fit comme eux.

Tous trois n’étaient guère, maintenant, qu’à deux cents mètres des éléphants. Si ces intelligentes bêtes, avec leur ouïe si fine, si promptement en éveil, n’avaient pas encore remarqué l’approche des chasseurs, c’est que ceux-ci se trouvaient placés sous le vent, protégés en outre par un épais massif de baobabs.

Cependant, un des éléphants commençait à donner des signes d’inquiétude et relevait sa trompe en point d’interrogation.

«Voici le moment, dit Annibal Pantalacci à mi-voix. Si nous voulons obtenir un résultat sérieux, il faut nous espacer et choisir chacun notre pièce, puis, tirer ensemble à un signal convenu, car, au premier coup de feu, tout le troupeau va prendre la fuite.»

Cet avis ayant été adopté, James Hilton se détacha vers la droite. En même temps, Annibal Pantalacci se dirigeait vers la gauche, et Cyprien restait au centre. Puis tous trois reprirent silencieusement leur marche vers la clairière.

A cet instant, Cyprien, très surpris, sentit deux bras l’envelopper tout à coup d’une étreinte vigoureuse, tandis que la voix de Lî lui murmurait à l’oreille:

«C’est moi!… Je viens de sauter en croupe derrière vous!… Ne dites rien!… Vous verrez tout à l’heure pourquoi!»

Cyprien arrivait alors à la lisière du massif et ne se trouvait plus qu’à une trentaine de mètres des éléphants. Déjà il armait son fusil pour être prêta tout événement, lorsque le Chinois lui dit encore:

«Votre fusil est déchargé!… Ne vous en inquiétez pas!… Tout va bien!… Tout va bien!…»

Au même instant retentit le coup de sifflet, qui devait servir de signal pour l’attaque générale, et, presque aussitôt, un coup de feu, – un seul, – partit derrière Cyprien.

Celui-ci se retourna vivement, aperçut Annibal Pantalacci, qui cherchait à se dérober derrière son tronc d’arbre. Mais, presque aussitôt, un fait plus grave appela son attention.

Un des éléphants, blessé sans doute et rendu furieux par sa blessure. venait de se précipiter vers lui. Les autres, ainsi que le Napolitain l’avait prévu, s’étaient hâtés de prendre la fuite avec un piétinement terrible, qui ébranlait le sol jusqu’à deux mille mètres à la ronde.

«Nous y voilà! cria Lî, toujours cramponné à Cyprien. Au moment où l’animal va fondre sur vous, faites faire un écart à Templar!… Puis tournez autour de ce buisson et laissez-vous poursuivre par l’éléphant!… Je me charge du reste!»

Cyprien n’eut que le temps d’exécuter presque machinalement ces instructions. La trompe haute, les yeux injectés de sang, la bouche ouverte, les défenses en avant, l’énorme pachyderme arrivait sur lui avec une incroyable rapidité.

Templar se conduisit en vieux routier. Obéissant avec une précision admirable à la pression des genoux de son cavalier, il exécuta juste à point un violent soubresaut sur la droite. Aussi, l’éléphant, lancé à fond de train, passa-t-il, sans l’atteindre, à la place même que le cheval et le cavalier venaient à peine de quitter.

Cependant, le Chinois, après avoir dégainé sans mot dire, s’était laissé glisser à terre, et, d’un mouvement rapide, se jetait derrière le buisson qu’il avait montré à son maître.

«La!…! La!… Tournez autour de ce buisson!… Laissez-vous poursuivre!» cria-t-il de nouveau.

L’éléphant revenait sur eux, plus furieux de n’avoir pas réussi dans sa première attaque. Cyprien, quoiqu’il ne vît pas bien le but de cette manœuvre indiquée par Lî, l’exécuta ponctuellement. Il tourna autour du buisson, suivi de l’animal haletant, et trompa deux fois encore son attaque par un écart soudain de son cheval. Mais cette tactique pouvait elle réussir longtemps? Lî espérait il donc fatiguer l’animal?

C’est ce que Cyprien se demandait, sans pouvoir trouver une réponse satisfaisante, quand, tout à coup, à sa grande surprise, l’éléphant s’abattit sur les genoux.

Lî, saisissant avec une adresse incomparable le moment propice, s’était glissé dans l’herbe jusque sous les pieds de l’animal, et, d’un seul coup du couteau de chasse, il lui avait coupé net ce tendon du talon, qu’on appelle, chez l’homme, tendon d’Achille.

C’est ainsi que procèdent ordinairement les Hindous, pendant leurs chasses à l’éléphant, et le Chinois devait avoir souvent pratiqué cette manœuvre à Ceylan, car il venait de l’exécuter avec une précision et un sang froid merveilleux.

Terrassé et impuissant, l’éléphant restait immobile, la tête roulée dans l’herbe épaisse. Un ruisseau de sang, qui coulait de sa blessure, l’affaiblissait à vue d’œil.

«Hurrah!… Bravo!… crièrent aussitôt Annibal Pantalacci et James Hilton en apparaissant sur le théâtre de la lutte.

– Il faut l’achever d’une balle à l’œil!» reprit James Hilton, qui semblait éprouver un irrésistible besoin de s’agiter et de prendre un rôle actif dans ce drame.

Cela dit, il épaula son fusil et fit feu.

A l’instant, on entendit dans le corps du gigantesque quadrupède l’explosion de la balle. Il eut une convulsion suprême, puis resta immobile, ressemblant à quelque rocher gris abattu sur le sol.

«C’est fini! s’écria James Hilton, en poussant son cheval tout près de l’animal pour le mieux voir.

– Attendez!… Attendez!…» semblait dire le regard fin du Chinois en s’adressant à son maître.

Il n’y eut pas longtemps à attendre l’horrible mais inévitable épilogue de cette scène.

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En effet, à peine James Hilton fut-il arrivé près de l’éléphant, qu’il se pencha sur son étrier, et, par dérision, essaya de lui relever une de ses énormes oreilles. Mais l’animal, d’un mouvement subit, redressant sa trompe, l’abattit sur l’imprudent chasseur, lui cassa la colonne vertébrale et lui broya la tête, avant que les témoins stupéfaits de cet effroyable dénouement, eussent eu le temps de le prévenir. James Hilton ne put que pousser un dernier cri. En trois secondes, il n’était plus qu’un amas de chairs sanglantes, sur lequel l’éléphant retomba pour ne plus se relever.

«J’étais sûr qu’il faisait le mort! dit sentencieusement le Chinois; en hochant la tête. Les éléphants n’y manquent jamais, quand l’occasion s’en présente!»

Telle fut l’oraison funèbre de James Hilton. Le jeune ingénieur, encore sous le coup de la trahison dont il avait failli être la victime, ne pouvait s’empêcher de voir là le juste châtiment de l’un de ces misérables qui avaient voulu le livrer sans défense à la rage d’un si redoutable animal.

Quant au Napolitain, quelles que fussent ses pensées, il jugeait à propos de les garder pour lui.

Cependant, le Chinois était déjà occupé à creuser, avec son couteau de chasse, sous le gazon de la prairie, une fosse, dans laquelle, aidé de Cyprien, il déposa bientôt les restes informes de son ennemi.

Tout cela prit quelque temps, et le soleil était déjà haut sur l’horizon, lorsque les trois chasseurs reprirent le chemin du camp.

Lorsqu’ils y arrivèrent, quelle ne fut pas leur inquiétude?… Bardik n’y était plus.

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