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Jules Verne

 

Famille-sans-nom

 

(Chapitre X-XII)

 

 

82 dessins de G. Tiret-Bognet et une carte en couleurs

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

deuxième partie

 

 

Chapitre X

Bridget Morgaz

 

ntre temps, deux autres coups, non moins terribles, allaient frapper le parti national et décourager ses derniers défenseurs du camp de l’île Navy.

En vérité, il était à craindre que les réformistes fussent pris de désespoir devant les échecs successifs dont la mauvaise fortune les accablait.

En premier lieu, la loi martiale, proclamée dans le district de Montréal, rendait presque impossible une entente commune entre les paroisses du Saint-Laurent. D’une part, le clergé canadien, sans rien abandonner de ses espérances pour l’avenir, engageait les opposants à se soumettre. De l’autre, il était difficile de triompher sans l’aide des États-Unis. Or, si ce n’est de la part des Américains de la frontière, il ne semblait pas que cette participation dût être effective. Le gouvernement fédéral se défendait de prendre ouvertement fait et cause pour ses voisins d’origine française. Des vœux, oui! Des actes, peu ou point! En outre, nombre de Canadiens, tout en réservant leurs droits, tout en protestant contre des abus manifestes, travaillaient à l’apaisement des esprits.

De cet état de choses, il résultait que les patriotes militants, au dernier mois de cette année 1837, n’atteignaient plus que le chiffre d’un millier d’hommes, dispersés sur le pays. Au lieu d’une révolution, l’histoire n’aurait plus à enregistrer qu’une révolte.

Cependant quelques tentatives isolées avaient été faites à Swanton. Sur les conseils de Papineau et de O’Callaghan, une petite troupe de quatre-vingts hommes rentra sur le territoire canadien, arriva à Moore’s-Corner, et se heurta à une troupe de quatre cents volontaires, résolus à lui barrer le passage. Les patriotes se battirent avec un admirable courage; mais ils furent refoulés et durent repasser la frontière.

Le gouvernement, n’ayant plus rien à craindre de ce côté, allait pouvoir concentrer ses forces vers le nord.

Le 14 décembre, il y eut un combat à Saint-Eustache, dans le comté des Deux-Montagnes, situé au nord du Saint-Laurent. Là, au milieu de ses hardis compagnons, tels que Lorimier, Ferréol et autres, se distingua par son énergie et sa bravoure le docteur Chénier, dont la tête était mise à prix. Deux mille soldats, envoyés par sir John Colborne, neuf pièces d’artillerie, cent vingt hommes de cavalerie, une compagnie de quatre-vingts volontaires, vinrent attaquer Saint-Eustache. La résistance de Chénier et des siens fut héroïque. Exposés aux boulets et aux balles, ils durent se retrancher dans le presbytère, le couvent et l’église. La plupart n’avaient même pas de fusils, et, comme ils en réclamaient:

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«Vous prendrez les fusils de ceux qui seront tués!» répondit froidement Chénier.

Mais le cercle des assaillants se rétrécissaient autour du village, et l’incendie vint en aide aux royaux.

Chénier se vit contraint d’abandonner l’église. Une balle le jeta à terre. Il se releva, il fit feu. Une seconde balle l’atteignit à la poitrine. Il tomba, il était mort.

Soixante-dix de ses compagnons périrent avec lui.

On voit encore les mutilations de l’église où ces désespérés combattirent, et les Canadiens n’ont jamais cessé de visiter l’endroit où succomba le courageux docteur. Dans le pays, on dit toujours: Brave comme Chénier.

Après l’impitoyable répression des insurgés à Saint-Eustache, sir John Colborne dirigea ses troupes sur Saint-Benoît, où elles arrivèrent le lendemain.

C’était un beau et riche village, situé à quelques milles au nord dans le comté des Deux-Montagnes.

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Là, il y eut massacre de gens sans armes, qui consentaient à se rendre. Comment auraient-ils eu la possibilité de se défendre contre les troupes venant de Saint-Eustache, et les volontaires venant de Saint-Andrew, soit plus de six mille hommes, ayant à leur tête le général en personne?

Dévastations, destructions, pillages, incendies, vols, tous les excès d’une soldatesque furieuse, qui ne respectait ni l’âge ni le sexe, profanation des églises, vases sacrés employés aux plus odieux usages, vêtements sacerdotaux attachés au cou des chevaux, tels furent les actes de vandalisme et d’inhumanité dont cette paroisse devint le théâtre. Et, il faut bien le dire, si les volontaires prirent la plus grande part à ces crimes, les soldats de l’armée régulière ne furent que peu ou point retenus par leurs chefs. À plusieurs reprises, ceux-ci donnèrent l’ordre de livrer aux flammes les maisons des notables.

Le 16 décembre, lorsque ces nouvelles arrivèrent à l’île Navy, elles y produisirent une effervescence extrême. Les bonnets bleus voulaient traverser le Niagara pour attaquer le camp de Mac Nab. C’est à grand peine que M. de Vaudreuil parvint à les retenir.

Mais, après ce premier mouvement de fureur, il se produisit un profond découragement. Et même quelques désertions éclaircirent les rangs des patriotes, dont une centaine regagnèrent la frontière américaine.

D’ailleurs, les chefs voyaient diminuer leur influence et se divisaient entre eux. Vincent Hodge, Farran et Clerc étaient souvent en désaccord avec les autres partisans. Seul, M. de Vaudreuil aurait peut-être pu modérer les rivalités, nées de cette situation désespérante. Malheureusement, s’il n’avait rien perdu de son énergie morale, mal remis de blessures mal soignées, il sentait ses forces diminuer chaque jour, il comprenait bien qu’il ne survivrait pas à une dernière défaite.

Aussi, au milieu des appréhensions que lui causait l’avenir, M. de Vaudreuil se préoccupait-il de l’abandon dans lequel sa fille resterait après lui.

Cependant André Farran, William Clerc et Vincent Hodge ne cessaient de lutter contre le découragement de leurs compagnons. Si la partie était perdue, cette fois, répétaient-ils, on attendrait l’heure de la reprendre. Après avoir laissé derrière eux les ferments d’une insurrection future, les patriotes se retireraient sur le territoire des États-Unis, où ils se prépareraient à une nouvelle campagne contre les oppresseurs.

Non! il ne fallait pas désespérer de l’avenir, et c’est ce que pensait maître Nick lui-même, lorsqu’il disait à M. de Vaudreuil:

«Si la rébellion n’a pas encore pu réussir, les réformes demandées se réaliseront par la force des choses. Le Canada recouvrera ses droits tôt ou tard, il conquerra son autonomie, il ne dépendra plus que nominativement de l’Angleterre. Vous vivrez assez pour voir cela, monsieur de Vaudreuil. Nous nous retrouverons un jour avec votre chère Clary à la villa Montcalm, relevée de ses ruines. Et moi, j’y compte bien, j’aurai enfin dépouillé le manteau des Sagamores, qui ne va guère à mes épaules de notaire, pour retourner à mon étude de Montréal!»

Puis, lorsque M. de Vaudreuil, dévoré d’inquiétudes au sujet de sa fille, en parlait à Thomas Harcher, le fermier lui répondait:

«Ne sommes-nous pas de votre famille, notre maître? Si vous craignez pour Mlle Clary, pourquoi ne la faites-vous pas conduire près de ma femme Catherine? Là, à la ferme de Chipogan, elle serait en sûreté, et vous l’y rejoindriez, quand les circonstances le permettraient!»

Mais M. de Vaudreuil ne se faisait plus d’illusion sur son état. Aussi, se sachant mortellement atteint, il résolut d’assurer l’avenir de Clary dans les conditions qu’il avait toujours désirées.

Comme il connaissait l’amour de Vincent Hodge pour sa fille, il devait croire que cet amour serait partagé. Jamais il n’eût soupçonné que le cœur de Clary fût rempli de la pensée d’un autre. Sans doute, en songeant à l’abandon où la laisserait la mort de son père, elle sentirait la nécessité d’un appui en ce monde. Et en était-il un plus sûr que l’amour de Vincent Hodge, déjà uni à elle par les liens du patriotisme?

M. de Vaudreuil résolut dès lors d’agir dans ce sens, afin d’arriver à la réalisation de son vœu le plus cher. Il ne doutait pas des sentiments de Vincent Hodge, il ne pouvait douter des sentiments de Clary. Il les mettrait en présence l’un de l’autre, il leur parlerait, il joindrait leurs mains. Et alors, au moment de mourir, il n’aurait plus qu’un seul regret – le regret de n’avoir pu rendre l’indépendance à son pays.

Vincent Hodge fut prié de venir dans la soirée du 16 décembre.

C’était une petite maison, bâtie sur la berge orientale de l’île, en face du village de Schlosser, que M. de Vaudreuil occupait avec sa fille.

Bridget y demeurait aussi; mais elle n’en sortait jamais pendant le jour. Le plus souvent, cette pauvre femme s’en allait à la nuit tombante, absorbée dans le souvenir de ses deux fils, Jean, mort pour la cause nationale, Joann, dont elle n'avait plus de nouvelles, et qui attendait peut-être, dans les prisons de Québec ou de Montréal, l’heure de mourir à son tour!

Au surplus, personne ne la voyait dans cette maison, où M. de Vaudreuil et sa fille lui rendaient l’hospitalité qu’ils avaient reçue à Maison-Close. Non qu’elle eût la crainte d’être reconnue et qu’on lui jetât son nom à la face! Qui aurait pu soupçonner en elle la femme de Simon Morgaz? Mais c’était déjà trop qu’elle vécût sous le toit de M. de Vaudreuil, et que Clary lui témoignât l’affection et le respect d’une fille pour sa mère!

Vincent Hodge fut exact au rendez-vous qui lui avait été donné. Lorsqu’il arriva, il était huit heures du soir.

Bridget, déjà sortie, errait à travers l’île.

Vincent Hodge vint serrer la main de M. de Vaudreuil, et se retourna vers Clary qui lui tendit la sienne.

«J’ai à vous parler de choses graves, mon cher Hodge, dit M. de Vaudreuil.

– Je vous laisse, mon père, répondit Clary en se dirigeant vers la porte.

– Non, mon enfant, reste. Ce que j’ai à dire vous concerne tous les deux.»

Il fit signe à Vincent Hodge de s’asseoir devant son fauteuil. Clary prit place sur une chaise près de lui.

«Mon ami, dit-il, il ne me reste que peu de temps à vivre. Je le sens, je m’affaiblis chaque jour davantage. Cela étant, écoutez-moi comme si vous étiez au chevet d’un mourant, et que vous eussiez à recueillir ses dernières paroles.

– Mon cher Vaudreuil, répondit vivement Vincent Hodge, vous exagérez…

– Et vous nous faites bien de la peine, mon père! ajouta la jeune fille.

– Vous m’en feriez bien plus encore, reprit M. de Vaudreuil, si vous refusiez de me comprendre.»

Il les regarda longuement tous deux. Puis, s’adressant à Vincent Hodge:

«Mon ami, reprit-il, jusqu’ici, nous n’avons jamais parlé que de la cause à laquelle, vous et moi, avons voué toute notre existence. De ma part, rien n’était plus naturel, puisque je suis de sang français et que c’est pour le triomphe du Canada français que j’ai combattu. Vous, qui ne teniez pas à notre pays par les liens d’origine, vous n’avez pas hésité, cependant, à vous mettre au premier rang des patriotes…

– Les Américains et les Canadiens ne sont-ils pas frères? répondit Vincent Hodge. Et qui sait si le Canada ne fera pas un jour partie de la confédération américaine!…

– Puisse ce jour venir! répondit M. de Vaudreuil.

– Oui, mon père, il viendra, s’écria Clary, il viendra et vous le verrez…

– Non, mon enfant, je ne le verrai pas.

– Croyez-vous donc notre cause à jamais perdue, parce qu’elle a été vaincue cette fois? demanda Vincent Hodge.

– Une cause qui repose sur la justice et le droit finit toujours par triompher, répondit M. de Vaudreuil. Le temps, qui me manquera, ne vous manquera pas pour voir ce triomphe. Oui, Hodge, vous verrez cela, et, en même temps, vous aurez vengé votre père… votre père mort sur l’échafaud par la trahison d’un Morgaz!»

À ce nom, inopinément prononcé, Clary se sentit comme frappée au cœur. Craignit-elle de laisser voir la rougeur qui lui monta au visage? Oui, sans doute, car elle se leva et alla prendre place près de la fenêtre.

«Qu’avez-vous, Clary?… demanda Vincent Hodge, qui fit un effort pour quitter son fauteuil.

– Non, mon père, ce n’est rien!… Un peu d’air suffira à me remettre!»

Vincent Hodge ouvrit un des battants de la fenêtre, et retourna vers M. de Vaudreuil.

Celui-ci attendit quelques instants. Puis, Clary étant revenue près de lui, il lui prit la main, en même temps qu’il s’adressait à Vincent Hodge:

«Mon ami, dit-il, bien que le patriotisme ait rempli votre existence entière, il a cependant laissé place dans votre cœur à un autre sentiment! Oui, Hodge, je le sais, vous aimez ma fille, et je sais aussi quelle estime elle a pour vous. Je mourrais plus tranquille si vous aviez le droit et le devoir de veiller sur elle, seule au monde après moi! Si elle y consent, l’accepterez-vous pour femme?»

Clary avait retiré sa main de la main de son père, et, regardant Vincent Hodge, elle attendit sa réponse.

«Mon cher Vaudreuil, répondit Vincent Hodge, vous m’offrez de réaliser le plus grand bonheur que j’aie pu rêver, celui de me rattacher à vous par ce lien. Oui, Clary, je vous aime, et depuis longtemps, et de toute mon âme. Avant de vous parler de mon amour, j’aurais voulu voir triompher notre cause. Mais les circonstances sont devenues graves, et les derniers événements ont modifié la situation des patriotes. Quelques années peut-être s’écouleront avant qu’ils puissent reprendre la lutte. Eh bien, ces années, voulez-vous les passer dans cette Amérique, qui est presque votre pays? Voulez-vous me donner le droit de remplacer votre père près de vous, lui donner cette joie de m’appeler son fils?… Dites, Clary, le voulez-vous?»

La jeune fille se taisait.

Vincent Hodge, baissant la tête devant ce silence, n’osait plus renouveler sa demande.

«Eh bien, mon enfant, reprit M. de Vaudreuil, tu m’as entendu?… Tu as entendu ce qu’a dit Hodge!… Il dépend de toi que je puisse être son père, et, après toutes les douleurs de ma vie, que j’aie cette suprême consolation de te voir unie à un patriote digne de toi et qui t’aime!»

Et alors Clary, d’une voix émue, fit cette réponse qui ne devait laisser aucun espoir.

«Mon père, dit-elle, j’ai pour vous le plus profond respect! Hodge, j’ai pour vous plus qu’une profonde estime, une amitié de sœur! Mais je ne puis être votre femme!

– Tu ne peux… Clary? murmura M. de Vaudreuil, qui saisit le bras de sa fille.

– Non, mon père.

– Et pourquoi?…

– Parce que ma vie est à un autre!

– Un autre?… s’écria Vincent Hodge, qui ne fut pas maître de ce mouvement de jalousie.

– Ne soyez pas jaloux, Hodge! répondit la jeune fille. Pourquoi le seriez-vous, mon ami? Celui que j’aime et à qui je n’ai jamais rien dit de mon affection, celui qui m’aimait et qui jamais ne me l’a dit, celui-là n’est plus! Peut-être, même s’il eût vécu, n’aurais-je pas été sa femme! Mais il est mort, mort pour son pays, et je resterai fidèle à sa mémoire…

– C’est donc Jean?… s’écria M. de Vaudreuil.

– Oui, mon père, c’est Jean…»

Clary n’avait pu achever sa réponse.

«Morgaz!… Morgaz!…» tel fut le nom qui retentit en ce moment au milieu de clameurs encore éloignées. En même temps, il se faisait un tumulte de foule. Cela venait du nord de l’île, et précisément le long de la rive du Niagara sur laquelle s’élevait la maison de M. de Vaudreuil.

À ce nom bruyamment jeté, qui complétait celui de Jean, Clary devint effroyablement pâle.

«Quel est ce bruit? dit M. de Vaudreuil.

– Et pourquoi ce nom?» demanda Vincent Hodge.

Il se leva, et, se dirigeant vers la fenêtre encore ouverte, il se pencha au dehors.

La rive s’éclairait de vives clartés. Une centaine de patriotes, dont quelques-uns portaient des torches d’écorce de bouleau ou de hêtre, s’avançaient sur la berge.

Il y avait là des hommes, des femmes, des enfants. Tous, hurlant le nom maudit de Morgaz, se pressaient autour d’une vieille femme, qui ne pouvait échapper à leurs insultes, car elle avait à peine la force de se traîner.

C’était Bridget.

En ce moment, Clary se précipita vers la fenêtre, et, apercevant la victime de cette manifestation dont elle ne comprit que trop la cause:

«Bridget!…» s’écria-t-elle.

Elle revint vers la porte, elle l’ouvrit brusquement, elle s’élança au dehors, sans même répondre à son père, qui la suivit avec Vincent Hodge.

La foule n’était pas à cinquante pas de la maison. Les clameurs redoublaient. On jetait de la boue au visage de Bridget. Des mains furieuses se tendaient vers elle. On ramassait des pierres pour l’en frapper.

En un instant, Clary de Vaudreuil fut près de Bridget, et elle la couvrit de ses bras, tandis que ces cris retentissaient avec plus de violence:

«C’est Bridget Morgaz!… C’est la femme de Simon Morgaz!… À mort!… À mort!»

M. de Vaudreuil et Vincent Hodge, qui allaient s’interposer entre elle et ces forcenés, s’arrêtèrent soudain. Bridget, la femme de Simon Morgaz!… Bridget portant ce nom… ce nom odieux!

Clary soutenait l’infortunée qui venait de tomber sur les genoux. Ses vêtements étaient déchirés et souillés. Ses cheveux blancs, en désordre, lui cachaient la figure.

«Tuez-moi!… Tuez-moi! murmurait-elle.

– Malheureux! s’écria Clary, en se retournant vers ceux qui la menaçaient, respectez cette femme!

– La femme du traître Simon Morgaz! répétèrent cent voix furieuses.

– Oui… la femme du traître Simon Morgaz! répétèrent cent voix furieuses.

– Oui… la femme du traître, répondit Clary, mais aussi la mère de celui…»

Elle allait prononcer le nom de Jean – le seul, peut-être, qui pût protéger Bridget…

Mais Bridget, retrouvant toute son énergie, s’était relevée et murmurait:

– Non… Clary… Non!… Par pitié pour mon fils… par pitié pour sa mémoire!»

Et alors, les cris de reprendre avec une nouvelle violence, les menaces aussi. La foule avait grossi, en proie à un de ces délires irrésistibles, qui poussent aux plus lâches attentats.

M. de Vaudreuil et Vincent Hodge voulurent essayer de lui arracher sa victime. Quelques-uns de leurs amis, attirés par le tumulte, vinrent à leur aide. Mais en vain tentèrent-ils de dégager Bridget, et avec elle Clary, qui s’attachait à elle.

«À mort!… À mort… la femme de Simon Morgaz!» hurlaient ces voix affolées.

Tout à coup, à travers la foule qu’il repoussa, un homme apparut. Soudain, arrachant Bridget aux bras qui se levaient pour lui porter les derniers coups:

«Ma mère!» s’écria cet homme.

C’était Jean-Sans-Nom, c’était Jean Morgaz!

 

 

Chapitre XI

Expiation

 

oici dans quelles circonstances le nom de Morgaz avait été révélé aux défenseurs de l’île Navy.

On ne l’a pas oublié, à plusieurs reprises déjà, les préparatifs de résistance, les points que l’on fortifiait pour repousser une attaque des royaux, quelques tentatives faites en vue de forcer le passage du Niagara, avaient été signalés au camp de Mac Nab. Évidemment, un espion s’était glissé dans les rangs des patriotes et tenait l’ennemi au courant de tout ce qui se faisait sur l’île. Cet espion, en vain avait-on cherché à le découvrir pour en tirer justice sommaire. Il avait toujours échappé aux recherches faites jusque dans les villages de la rive américaine.

Cet espion n’était autre que Rip.

Irrité de ses derniers insuccès, qui se traduisaient par des pertes considérables au détriment de sa maison de commerce, le chef de l’agence Rip and Co. avait tenté de remonter ses affaires par un coup audacieux avec l’espoir de balancer ses récentes déconvenues. Elles étaient graves, en effet. Il avait échoué à l’engagement de la ferme de Chipogan, où son escouade avait dû battre en retraite. À Saint-Charles, on sait comment il avait laissé à Jean-Sans-Nom, alors caché dans Maison-Close, la possibilité de s’enfuir. Enfin, ce n’étaient pas ses hommes, c’étaient ceux du chef de police Comeau qui avaient opéré la capture du proscrit.

Rip, décidé à prendre sa revanche, n’ayant plus à s’occuper de «l’affaire Jean-Sans-Nom», puisque l’on avait toutes les raisons de croire que le condamné avait été exécuté au fort Frontenac, imagina de se rendre sous un déguisement à l’île Navy. Là, au moyen de signaux convenus, il se faisait fort d’indiquer au colonel Mac Nab quels étaient les travaux de défense et en quel point il serait possible de tenter une descente sur l’île. C’était évidemment risquer sa vie que de s’aventurer ainsi au milieu des patriotes. Si on le reconnaissait, il n’aurait aucune grâce à espérer. On le tuerait comme un chien. Mais aussi, une somme considérable devait lui être attribuée, s’il parvenait à faciliter la prise de l’île – ce qui amènerait nécessairement, avec la disparition de ses principaux chefs, la fin de cette période insurrectionnelle de 1837.

Dans ce but Rip gagna la rive américaine du Niagara. Puis, à Schlosser, il prit passage sur la Caroline comme un simple visiteur, et s’introduisit au camp de l’île Navy.

En réalité, grâce à son déguisement, à sa barbe qu’il portait entière, aux modifications introduites dans son attitude habituelle, au son de sa voix qu’il avait changé, ce hardi policier était méconnaissable. Et pourtant, il se trouvait là des gens qui auraient pu le reconnaître – M. de Vaudreuil et sa fille, Thomas Harcher et ses fils, avec lesquels il s’était rencontré à Chipogan, et aussi maître Nick, qu’il ne s’attendait guère à rencontrer sur l’île. Mais, très heureusement pour lui, son déguisement était si parfait que personne n’eut de suspicion à son égard. Il put ainsi, sans se compromettre, faire son métier d’espion, et, quand cela était nécessaire, correspondre avec Chippewa. C’est ainsi qu’il avait prévenu le colonel Mac Nab de l’attaque projetée par Vincent Hodge contre le fort Frontenac.

Une circonstance devait le perdre.

Depuis huit jours qu’il était arrivé, vêtu comme les bonnets bleus, s’il s’était souvent trouvé en présence de Thomas Harcher, de maître Nick et autres, Rip n’avait pas encore rencontré Bridget. Et, même, comment eût-il pu soupçonner sa présence à l’île Navy? La femme de Simon Morgaz, au milieu des patriotes, c’eût été la chose du monde à laquelle il se fût le moins attendu. Ne l’avait-il pas laissée à Maison-Close, après lui avoir épargné les abominables représailles qui furent exercées contre les habitants de Saint-Charles? En outre, depuis douze ans – depuis l’époque où il avait été en rapport avec sa famille et elle à Chambly – tous deux ne s’étaient trouvés face à face qu’une seule fois, le soir de la perquisition. Aussi Bridget, pas plus que maître Nick ou Thomas Harcher, n’aurait pu le reconnaître.

Bridget ne le reconnut pas, à la vérité. Ce fut lui qui se trahit dans des circonstances que toute sa méticuleuse circonspection n’avait pu prévoir.

Ce soir-là – 16 décembre – Bridget avait quitté la maison où Vincent Hodge s’était rendu sur la demande de M. de Vaudreuil. Une nuit profonde enveloppait la vallée du Niagara. Aucun bruit, ni dans le village occupé par les troupes anglaises, ni au camp des réformistes. Quelques sentinelles allaient et venaient sur la berge, surveillant le bras gauche de la rivière.

Sans se rendre compte de sa marche machinale, Bridget était arrivée à la pointe en amont de l’île. Là, après une halte de quelques instants, elle se préparait à revenir, lorsque son œil fut frappé par une lueur qui s’agitait au pied de la berge.

Surprise et inquiète, Bridget s’avança jusqu’aux roches qui dominent le Niagara en cet endroit.

Là, un homme balançait un fanal, dont la lumière devait aisément être vue de la rive de Chippewa. Et, en effet, une lueur, partie du camp, lui répondit presque aussitôt.

Bridget ne put retenir un cri, en voyant cet échange de signaux suspects.

D’un bond, cet homme, mis en éveil par le cri de Bridget, eut gravi les roches, et, se trouvant en face de cette femme, il lui porta vivement la lumière de son fanal en pleine figure.

«Bridget Morgaz!» s’écria-t-il.

Interdite, au premier abord, devant cet homme qui savait son nom, Bridget recula. Mais sa voix, qu’il n’avait pas eu la précaution de changer, venait de trahir l’identité de l’espion.

«Rip!… balbutia Bridget, Rip… ici!

– Oui, moi!…

– Rip… faisant ce métier…

– Eh bien, Bridget, reprit Rip à voix basse, ce que je fais ici, n’est-ce pas ce que vous y êtes venue faire? Pourquoi la femme de Simon Morgaz serait-elle au camp des patriotes, si ce n’est pour communiquer…

– Misérable! s’écria Bridget.

– Ah! taisez-vous, dit Rip en la saisissant violemment par le bras. Taisez-vous, ou sinon…»

Et rien que d’une poussée, il pouvait la précipiter dans le courant du Niagara.

«Me tuer? répondit Bridget en reculant de quelques pas. Ce ne sera pas, du moins, avant que j’aie appelé, avant que je vous aie dénoncé!…»

Puis:

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«À moi!… À moi!» cria-t-elle.

Presque aussitôt un bruit indiqua que les sentinelles se rabattaient du côté où le cri avait été jeté.

Rip comprit qu’il n’aurait plus le temps de se débarrasser de Bridget, avant qu’on se fût porté à son secours.

«Prenez garde, Bridget, lui dit-il! Si vous dites qui je suis, je dirai qui vous êtes!…

– Dites-le donc!» répondit Bridget, qui n’hésita pas même devant cette menace.

Puis, d’une voix plus forte:

«À moi!… À moi!» répéta-t-elle.

Une dizaine de patriotes l’entouraient alors. D’autres accouraient de divers points de la berge.

«Cet homme, dit Bridget, c’est l’agent Rip, c’est un espion au service des royaux…

– Et cette femme, dit Rip, c’est la femme du traître Simon Morgaz!»

L’effet de ce nom abhoré fut immédiat. Celui de Rip s’effaça devant lui. Les cris de: «Bridget Morgaz!… Bridget Morgaz!…» dominèrent le tumulte. Ce fut vers cette femme que se tournèrent instantanément les menaces et les injures. Rip en profita. N’ayant rien perdu de son sang-froid, voyant que l’attention était détournée de lui, il disparut. Et, sans doute, le soir même, il parvint à traverser le bras droit du Niagara pour regagner Schlosser et se réfugier au camp de Chippewa, car aucune recherche ultérieure ne put le faire découvrir.

On sait, actuellement, pourquoi Bridget, entraînée au milieu d’une foule ameutée, était poursuivie dans la direction de la maison de M. de Vaudreuil.

Et c’est au moment où elle allait tomber sous les coups que Jean venait d’apparaître, et rien que par ces mots: «Ma mère!» il avait révélé le secret de sa naissance!…

Jean-Sans-Nom était le fils de Simon Morgaz.

Comment le fugitif se trouvait-il alors à l’île Navy, le voici en quelques mots.

Au bruit de cette détonation partie de l’enceinte du fort Frontenac, Jean était tombé sans mouvement entre les bras de Lionel. Il avait compris. Joann venait de mourir à sa place. Il fallut les soins de son jeune compagnon pour le ranimer. Après avoir traversé le Saint-Laurent sur la glace, tous deux avaient suivi la rive de l’Ontario, et ils étaient déjà loin du fort, au lever du jour.

Se rendre à l’île Navy, rallier les insurgés contre les troupes royales, se faire tuer enfin, s’il échouait dans cette suprême tentative, c’est ce qu’avait résolu Jean. En parcourant les territoires limitrophes du lac, où s’était répandue la nouvelle de son exécution, il put constater que les Anglo-Canadiens croyaient en avoir fini avec lui. Eh bien! il reparaîtrait à la tête des patriotes, il tomberait comme la foudre sur les soldats de Colborne. Peut-être cette réapparition, pour ainsi dire miraculeuse, jetterait-elle l’épouvante dans leurs rangs, en même temps qu’elle provoquerait un élan irrésistible chez les Fils de la Liberté.

Mais, quelque hâte que Jean et Lionel eussent d’arriver au Niagara, ils durent faire de longs détours, – cause de longs retards. Les risques qu’ils coururent furent très grands jusqu’à la limite des territoires américains, et il leur fallut se résoudre à ne voyager que la nuit. Aussi, ce ne fut que le soir du 16 décembre qu’ils atteignirent le village de Schlosser, puis le campement de l’île Navy.

Et maintenant, Jean faisait face à la foule hurlante, qui s’était refermée derrière lui.

Mais telle était l’horreur inspirée par le nom de Simon Morgaz, que les cris ne cessèrent pas. On l’avait reconnu… C’était bien Jean-Sans-Nom, le héros populaire, que l’on croyait tombé sous les balles anglaises!… Et malgré cela, la légende s’évanouit. Aux menaces qui s’adressaient à Bridget, s’en joignirent d’autres qui s’adressaient à son fils.

Jean était resté impassible. Soutenant sa mère d’un bras, il repoussait de l’autre cette multitude déchaînée. MM. de Vaudreuil, Farran, Clerc et Lionel essayaient en vain de la contenir. Quant à Vincent Hodge, en se retrouvant en face du fils du dénonciateur de son père, de l’homme qu’il savait aimé de Clary de Vaudreuil, il avait senti un flux de colère et de haine lui monter à la tête. Mais, refoulant ses instincts de vengeance, il ne songeait plus qu’à défendre la jeune fille contre les dispositions hostiles que lui valait son dévouement à Bridget Morgaz.

Certes, que de pareils sentiments se fussent manifestés à l’égard de cette malheureuse femme, que l’on fit remonter jusqu’à elle la responsabilité des trahisons de Simon Morgaz, c’était d’une révoltante injustice. Cela ne pouvait se comprendre que de la part d’une foule qui, toute à son premier mouvement, ne réfléchissait plus. Mais que la présence de Jean-Sans-Nom ne l’eût pas arrêtée dans son affolement, après ce que l’on savait de lui, cela passait toutes limites.

L’indignation que Jean éprouva de cet acte abominable fut telle que, pâle de colère, et non plus rouge de honte, il s’écria d’une voix qui domina tout le tumulte:

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«Oui! je suis Jean Morgaz, et voici Bridget Morgaz!… Frappez-nous donc!… Nous ne voulons pas plus de votre pitié que de votre mépris!… Mais, toi, ma mère, relève la tête, et pardonne à ceux qui t’outragent, toi, la plus respectable des femmes!»

Devant cette attitude, les bras s’étaient abaissés. Et, pourtant, les bouches vociféraient encore:

«Hors d’ici, la famille du traître!… Hors d’ici, les Morgaz!»

Et la foule serra de plus près les victimes de son odieux emportement pour les expulser de l’île.

Clary se jeta au-devant.

«Malheureux, vous l’écouterez, avant de chasser sa mère et lui!» s’écria-t-elle.

Et, surpris par l’énergique protestation de la jeune fille, tous s’arrêtèrent.

Alors, Jean, d’une voix où le dédain se mêlait à l’indignation:

«Tout ce que l’infamie de son nom a fait souffrir à ma mère, dit-il, il est inutile que j’y insiste. Mais, ce qu’elle a fait pour racheter cette infamie, il faut que vous le sachiez. Ses deux fils, elle les a élevés dans l’idée du sacrifice et du renoncement à tout bonheur sur terre. Leur père avait livré la patrie canadienne: ils ne vécurent plus que pour lui rendre son indépendance. Après avoir renié un nom qui leur faisait horreur, l’un alla à travers les comtés, de paroisses en paroisses susciter des partisans à la cause nationale, tandis que l’autre se jetait au premier rang des patriotes dans toutes les insurrections. Celui-ci est devant vous. Celui-là, l’aîné, c’était l’abbé Joann, qui a pris ma place dans la prison de Frontenac, qui est tombé sous les balles des exécuteurs…

– Joann!… Joann… mort! s’écria Bridget.

– Oui, ma mère, mort comme tu nous as fait jurer de mourir – mort pour son pays!»

Bridget s’était agenouillée près de Clary de Vaudreuil, qui, l’entourant de ses bras, mêlait ses larmes aux siennes.

De la foule, impressionnée par cette émouvante scène, il ne se dégageait plus qu’un sourd murmure, où l’on sentait frémir cependant son insurmontable horreur pour le nom de Morgaz.

Jean reprit d’une voix plus animée:

«Voici ce que nous avons fait, non dans le but de réhabiliter un nom qui est à jamais flétri, un nom que le hasard vous a fait connaître et que nous espérions ensevelir dans l’oubli avec notre famille maudite! Dieu ne l’a pas voulu! Et, après que je vous ai tout dit, répondrez-vous encore par des paroles de mépris ou des cris de haine?»

Oui! Telle était l’horreur provoquée par le souvenir du traître que l’un des plus forcenés osa répondre:

«Jamais nous ne souffrirons que la femme et le fils de Simon Morgaz souillent de leur présence le camp des patriotes!

– Non!… Non!… répondirent les autres, dont la colère reprit le dessus.

– Misérables!» s’écria Clary.

Bridget s’était relevée.

«Mon fils, dit-elle, pardonne!… Nous n’avons pas le droit de ne pas pardonner!

– Pardonner! s’écria Jean, dans l’exaltation qui suscitait tout son être contre cette injustice. Pardonner à ceux qui nous rendent responsables d’un crime qui n’est pas le nôtre, et malgré ce que nous avons pu faire pour le racheter! Pardonner à ceux qui poursuivent la trahison jusque dans la femme, jusque dans les enfants, dont l’un leur a déjà donné son sang, dont l’autre ne demande qu’à le verser pour eux! Non!… Jamais! C’est nous qui ne resterons pas avec ces patriotes, qui se disent souillés par notre contact! Viens, ma mère, viens!

– Mon fils, dit Bridget, il faut souffrir!… C’est notre part ici-bas!… C’est l’expiation!…»

– Jean!» murmura Clary.

Quelques cris retentissaient encore. Puis, ils se turent. Les rangs s’étaient ouverts devant Bridget et son fils. Tous deux se dirigeaient vers la berge.

Bridget n’avait même plus la force de faire un pas. Cette horrible scène l’avait anéantie. Clary, aidée de Lionel, la soutenait, mais ne pouvait la consoler.

Tandis que Vincent Hodge, Clerc et Farran étaient restés au milieu de la foule pour la calmer, M. de Vaudreuil avait suivi sa fille. Comme elle, il sentait son cœur se révolter contre ce flot d’injustice, contre l’abomination de ces préjugés qui poussent au delà de toutes limites les responsabilités humaines. Pour lui comme pour elle, le passé du père s’effaçait devant le passé de ses fils. Et, lorsque Bridget et Jean furent arrivés près de l’une des embarcations qui faisaient le service de Schlosser, il dit:

«Votre main, madame Bridget!… Votre main, Jean!… Ne vous souvenez plus de ce que ces malheureux vous ont jeté d’outrages!… Ils reconnaîtront que vous êtes au-dessus de ces opprobres!… Ils vous demanderont un jour de leur pardonner…

– Jamais! s’écria Jean, en se dirigeant vers l’embarcation, prête à quitter la rive.

– Où allez-vous? lui demanda Clary.

– Là où nous ne risquerons plus d’être en butte aux insultes des hommes!

– Madame Bridget, dit alors la jeune fille d’une voix qui fut entendue de tous, je vous respecte comme une mère! Il y a quelques instants, croyant que votre fils n’était plus, je jurais de rester fidèle à la mémoire de celui auquel j’aurais voulu vouer ma vie!… Jean, je vous aime!… Voulez-vous de moi?…»

Jean, pâle d’émotion, faillit tomber aux pieds de cette noble fille.

«Clary, dit-il, vous venez de me donner la seule joie que j’aie ressentie depuis que je traîne cette existence maudite! Mais, vous l’avez vu, rien n’a pu diminuer l’horreur que notre nom inspire, et cette horreur, je ne vous la ferai jamais partager!

– Non! ajouta Bridget, Clary de Vaudreuil ne peut devenir la femme d’un Morgaz!

– Viens, ma mère, dit Jean, viens!»

Et, entraînant Bridget, il la déposa dans l’embarcation qui s’éloigna, tandis que le nom du traître retentissait encore au milieu de clameurs.

Le lendemain, au fond d’une hutte isolée, en dehors du village de Schlosser, où il avait transporté sa mère, Jean, agenouillé près d’elle, recevait ses dernières paroles.

Personne ne savait que cette hutte renfermait la femme et le fils de Simon Morgaz. D’ailleurs, ce ne serait pas pour longtemps. Bridget se mourait. Dans quelques heures allait finir cette existence où s’étaient accumulées toutes les souffrances, toutes les misères, qui peuvent accabler une créature humaine.

Lorsque sa mère ne serait plus, quand il lui aurait fermé les yeux, lorsqu’il aurait vu la terre recouvrir son misérable corps, Jean était résolu à fuir ce pays qui le repoussait. Il disparaîtrait, on n’entendrait plus parler de lui, – pas même après que la mort serait venue le délivrer à son tour.

Mais les dernières recommandations de sa mère allaient le faire revenir sur ce projet d’abandonner cette tâche qu’il s’était donnée de réparer le crime de son père.

Et voici ce que lui dit Bridget, d’une voix dans laquelle passa son dernier souffle:

«Mon fils, ton frère est mort, et moi, je vais mourir, après avoir bien souffert! Je ne me plains pas! Dieu est juste! C’était l’expiation! Jean, pour qu’elle soit complète, il faut que tu oublies l’outrage! Il faut que tu reprennes ton œuvre! Tu n’as pas le droit de déserter!… Le devoir, mon Jean, c’est de te sacrifier pour ton pays jusqu’à ce que tu tombes…»

L’âme de Bridget s’était exhalée avec ces mots.

Jean embrassa la morte et ferma ces pauvres yeux qui avaient tant pleuré.

 

 

Chapitre XII

Derniers jours

 

a situation des patriotes à l’île Navy était alors extrêmement critique et ne pouvait se prolonger. Ce ne devait plus être qu’une question de jours – d’heures peut-être.

En effet, si le colonel Mac Nab hésitait à tenter le passage du Niagara, il allait rendre intenable le camp des assiégés. Une batterie, installée sur la berge de Chippewa, venait d’être achevée, et les bonnets bleus seraient dans l’impossibilité de lui répondre, puisqu’ils ne possédaient pas une seule bouche à feu. Quelques centaines de fusils – les seules armes dont ils pussent faire usage à distance, pour empêcher un débarquement – seraient impuissantes contre l’artillerie des royaux.

Si les Américains s’intéressaient au succès de l’insurrection franco-canadienne, il était fort regrettable que, dans un intérêt politique, le gouvernement des États-Unis, eût voulu garder la plus stricte neutralité depuis les débuts de la lutte. Lui seul aurait pu fournir les canons qui manquaient aux réformistes; mais c’eût été provoquer les récriminations de l’Angleterre, à une époque où le moindre incident risquait d’amener une rupture, ainsi que cela se produisit quelques mois plus tard. Les moyens défensifs de l’île Navy étaient par suite extrêmement limités. Même les munitions et les vivres pouvaient lui faire défaut, bien qu’elle fût ravitaillée – autant que les ressources du pays le permettaient – par Schlosser, Buffalo et Niagara-Falls. De là, un incessant va-et-vient d’embarcations, petites ou grandes, à travers le bras droit de la rivière. Aussi le colonel Mac Nab avait alors disposé quelques pièces au-dessus et au-dessous de Chippewa, afin de les prendre d’écharpe en amont comme en aval de l’île.

On le sait, l’une de ces embarcations, le petit bateau à vapeur Caroline, établissait une communication rapide entre le camp et la rive de Schlosser. Il était surtout affecté au transport des curieux, qui se hâtaient de rendre visite aux défenseurs de l’île Navy.

En de telles conditions, il fallait aux chefs de cette poignée d’hommes une énergie vraiment extraordinaire pour ne point abandonner la lutte. Malheureusement, le nombre des combattants diminuait de jour en jour, et des groupes découragés se faisaient conduire à Schlosser pour ne plus revenir.

Depuis la scène lamentable, terminée par le départ de Jean et à laquelle il avait assisté, M. de Vaudreuil n’était plus sorti de sa maison. C’est à peine s’il pouvait se soutenir. Sa fille ne le quittait pas d’un instant. Il leur semblait, à tous deux, qu’ils avaient été, pour ainsi dire, souillés par cette boue d’outrages jetée à la face de Bridget et de son fils. Personne plus qu’eux n’avait souffert des insultes dont leurs compagnons accablaient cette misérable famille, courbée sous l’opprobre d’un nom qu’elle avait renié! Et pourtant, lorsqu’ils songeaient au crime de Simon Morgaz, à ces héroïques victimes que les agissements du traître avaient envoyées à l’échafaud, tous deux courbaient la tête sous le poids d’une fatalité contre laquelle nulle justice ne pouvait prévaloir.

Dans cette maison, d’ailleurs, où se réunissaient chaque jour les amis de M. de Vaudreuil, aucun d’eux ne faisait jamais allusion à ce qui s’était passé. Vincent Hodge, par une discrétion digne de son caractère, se tenait sur une extrême réserve, ne voulant rien laisser paraître de ce qui aurait pu ressembler à un blâme pour les sentiments manifestés par Clary. Est-ce qu’elle n’avait pas eu raison, cette vaillante jeune fille, de protester contre ces préjugés odieux, qui étendent jusqu’aux innocents la responsabilité des coupables, qui veulent qu’un héritage de honte se transmette des pères aux enfants, comme la ressemblance physique ou morale!

Et, c’est en songeant à cette épouvantable situation que Jean, désormais seul au monde, sentait tout son être se révolter. Joann, mort pour le pays, Bridget, morte sous l’outrage, tout cela ne suffisait-il pas à établir une balance avec le passé?… Eh bien, non! Et, lorsqu’il s’écriait: «C’est injuste!» il semblait que la voix de sa conscience répondait: «Ce n’est peut-être que justice!»

Alors Jean revoyait Clary, bravant les insultes de cette foule qui le poursuivait! Oui! elle avait eu ce courage de défendre un Morgaz! Elle avait été jusqu’à lui offrir de lier son existence à la sienne! Mais lui s’y était refusé, il s’y refuserait toujours! Pourtant, quel amour il lui portait! Et, alors, il errait sur les rives du Niagara, comme le Nathaniel Bumpoo des Mohicans, qui eût préféré s’engloutir dans ses cataractes plutôt que de se séparer de Mabel Denham!

Pendant toute la journée du 18, Jean resta près du cadavre de sa mère, enviant ce repos dont elle jouissait enfin. Son vœu suprême aurait été de la rejoindre. Mais il se rappelait ses dernières paroles, il n’avait le droit de succomber qu’à la tête des patriotes. C’était son devoir… il le remplirait.

Lorsque la nuit fut venue, une nuit sombre, à peine éclairée par le «blinck» des neiges – sorte de réverbération blanchâtre dont s’emplit le ciel des régions polaires – Jean quitta la cabane où gisait le corps de Bridget. Puis, à quelques centaines de pas, sous le couvert des arbres chargés de givre, il alla creuser une tombe avec son large couteau canadien. Sur la lisière de ce bois, perdu dans l’obscurité, personne ne pouvait le voir, et il ne voulait pas être vu. Personne ne saurait où Bridget Morgaz serait enterrée. Aucune croix n’indiquerait sa tombe. Si Joann reposait en quelque coin inconnu au pied du fort Frontenac, sa mère, du moins, serait ensevelie dans ce sol américain, qui était le sol de sa terre natale. Jean, lui, se ferait tuer à la prochaine attaque, et sa dépouille disparaîtrait, entraînée avec tant d’autres, par les rapides du Niagara. Alors il ne resterait plus rien – pas même le souvenir – de ce qui avait été la famille Morgaz!

Lorsque le trou fut assez profond pour qu’un cadavre n’eût rien à craindre de la griffe des fauves, Jean revint à la cabane, il prit le corps de Bridget entre ses bras, il l’emporta sous les arbres, il mit un dernier baiser sur le front de la morte, il la déposa au fond de la tombe, enveloppée dans son manteau en étoffe du pays, il la recouvrit de terre. Alors, s’agenouillant, il pria, et ses derniers mots furent ceux-ci:

«Repose en paix, pauvre mère!»

La neige, qui commençait à tomber, eut bientôt caché l’endroit où dormait celle qui n’était plus, qui n’aurait jamais dû être!

Et malgré tout, lorsque les soldats de Mac Nab tenteraient de débarquer sur l’île Navy, Jean serait au premier rang des patriotes pour y chercher la mort.

Il ne devait pas longtemps attendre.

En effet, le lendemain, 19 décembre, dès les premières heures de la matinée, il fut manifeste que le colonel Mac Nab préparait une attaque directe. De grands bateaux plats étaient rangés le long de la berge, au-dessous du camp de Chippewa. Faute d’artillerie, les bonnets bleus n’auraient aucun moyen de détruire ces bateaux avant qu’ils se fussent mis en marche, ni de les arrêter, lorsqu’ils tenteraient le passage. Leur unique ressource serait de s’opposer à un débarquement par la force, en se concentrant sur les endroits menacés. Mais quelle résistance pourraient opposer quelques centaines d’hommes contre la masse des assaillants, s’ils accostaient l’île sur plusieurs points à la fois? Ainsi, dès que les royaux auraient pris pied, l’envahissement du camp suivrait de près, et ses défenseurs, trop nombreux pour trouver place dans les quelques embarcations de Schlosser, seraient massacrés avant d’avoir pu se réfugier sur la terre américaine.

C’est de ces éventualités dont s’inquiétaient surtout M. de Vaudreuil et ses amis. Ils comprenaient les dangers d’une telle situation. Pour y échapper, il est vrai, il leur eût suffi de regagner Schlosser, pendant que le passage du Niagara était libre. Mais pas un n’aurait voulu battre en retraite, sans s’être défendu jusqu’à la dernière heure.

Peut-être, après tout, se croyaient-ils assez forts pour opposer une sérieuse résistance, et se faisaient-ils illusion sur les difficultés d’un débarquement.

En tout cas, l’un d’eux ne s’y méprenait guère. C’était maître Nick, si malencontreusement engagé dans cette lutte. Mais sa situation à la tête des guerriers mahoganniens ne lui permettait pas d’en rien dire. Quant à Lionel, son patriotisme n’admettait aucune hésitation.

Le jeune clerc, d’ailleurs, ne revenait pas des surprises que lui avait causées la réapparition si inattendue de son héros. Quoi! Jean-Sans-Nom était fils d’un Simon Morgaz!… L’abbé Joann était fils d’un traître!

«Eh bien! se répétait-il, en sont-ils moins deux bons patriotes? Et Mlle Clary n’a-t-elle pas eu raison de défendre Jean et sa mère?… Ah! la brave jeune fille!… C’est bien, cela!… C’est noble!… C’est digne d’une Vaudreuil!»

Ainsi raisonnait Lionel, qui ne marchandait pas son enthousiasme, et ne pouvait croire que Jean eût quitté l’île Navy pour n’y plus remettre les pieds. Oui! Jean-Sans-Nom reparaîtrait, ne fût-ce que pour mourir en défendant la cause nationale!

Et bientôt, le jeune clerc en arrivait à faire cette réflexion fort judicieuse, en somme:

«Pourquoi les enfants de Simon Morgaz ne seraient-ils pas les plus loyaux des hommes, puisque le dernier descendant d’une race belliqueuse n’avait plus rien des qualités de ses ancêtres, puisque la race des Sagamores finissait en notaire!»

Ce que Lionel pensait de Jean-Sans-Nom, c’est aussi ce que pensaient Thomas Harcher et ses fils. Ne l’avaient-ils pas vu à l’œuvre depuis nombre d’années. En risquant cent fois sa vie, Jean n’avait-il pas racheté le crime de Simon Morgaz? Vraiment, s’ils eussent été présents à cette odieuse scène, ils n’auraient pu se contenir, ils se seraient jetés sur la foule, ils auraient fait justice de ces abominables outrages! Et, s’ils savaient en quel endroit Jean s’était retiré, ils iraient le chercher, ils le ramèneraient au milieu des bonnets bleus, ils le mettraient à leur tête!

Il faut le dire à l’honneur de l’humanité, depuis l’expulsion de Jean et de Bridget, un revirement s’était fait dans les esprits. Les sentiments de Lionel et de la famille Harcher étaient présentement partagés par la majorité des patriotes.

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Vers onze heures du matin, les préliminaires de l’attaque commencèrent. Les premiers boulets des batteries de Chippewa sillonnèrent la surface du camp. Des obus portèrent le ravage et l’incendie à travers l’île. Il eût été impossible de s’abriter contre ces projectiles, sur un terrain presque ras, semé de groupes d’arbres, coupé de haies sans épaisseur, n’ayant que quelques épaulements, construits en terre gazonnée du côté de la rive. Le colonel Mac Nab cherchait à déblayer les berges, avant de tenter le passage du Niagara, – opération qui n’était pas sans difficultés, malgré le nombre restreint des défenseurs.

Ceux-ci s’étaient réunis autour de la maison de M. de Vaudreuil, moins exposée aux coups de l’artillerie par sa situation sur la rive droite, en face de Schlosser.

Dès les premières détonations, M. de Vaudreuil avait donné l’ordre à tout ce qui était non combattant de repasser sur le territoire américain. Les femmes, les enfants, dont on avait jusqu’alors toléré la présence, durent s’embarquer, après avoir dit adieu à leurs maris, à leurs pères, à leurs frères, et furent transportés sur l’autre rive. Ce transport ne se fit pas sans danger, car les bouches à feu, placées en amont et en aval de Chippewa, menaçaient de les atteindre par un tir oblique. Quelques boulets vinrent même frapper la frontière des États-Unis – ce qui devait provoquer de très justes réclamations de la part du gouvernement fédéral.

M. de Vaudreuil avait voulu obtenir de sa fille qu’elle se réfugiât à Schlosser, afin d’y attendre l’issue de cette attaque. Clary refusa de le quitter.

«Mon père, dit-elle, je dois rester près de vous, j’y resterai. C’est mon devoir.

– Et si je tombe entre les mains des royaux?…

– Eh bien! ils ne me refuseront pas de partager votre prison, mon père.

– Et si je suis tué, Clary?…»

La jeune fille ne répondit pas, mais M. de Vaudreuil ne put parvenir à vaincre sa résistance. Aussi était-elle près de lui, lorsqu’il vînt prendre place au milieu des patriotes, rassemblés devant la maison.

Les détonations éclataient alors avec une extrême violence. La position du campement allait devenir intenable. Cependant la tentative de débarquement ne s’effectuait pas encore. Autrement, ceux des bonnets bleus qui étaient postés derrière les épaulements en eussent donné avis.

Devant la maison se trouvaient Vincent Hodge, Clerc et Farran, Thomas, Pierre, Michel et Jacques Harcher. Là aussi, maître Nick et Lionel, les guerriers mahoganniens, froids et calmes, comme toujours.

M. de Vaudreuil prit la parole:

«Mes compagnons, dit-il, nous avons à défendre le dernier rempart de notre indépendance. Si Mac Nab s’en rend maître, l’insurrection est vaincue, et qui sait quand de nouveaux chefs et de nouveaux soldats pourront recommencer la lutte! Si nous repoussons les assaillants, si nous parvenons à nous maintenir, des secours arriveront de tous les points du Canada. Nos partisans reprendront espoir, et nous ferons de cette île une imprenable forteresse, où la cause nationale trouvera toujours un point d’appui. – Êtes-vous décidés à la défendre?

– Jusqu’à la mort! répondit Vincent Hodge.

– Jusqu’à la mort!» répétèrent ses compagnons.

En ce moment, quelques boulets vinrent frapper le sol à une vingtaine de pas, et ricochèrent au loin en faisant voler une poussière de neige.

Pas un des habits bleus ne fit un mouvement. Ils attendaient les ordres de leur chef.

M. de Vaudreuil reprit:

«Il est temps de se porter sur la rive. L’artillerie de Chippewa ne tardera pas à se taire, car les royaux vont essayer de forcer le passage. Dispersez-vous le long de la berge, à l’abri des roches, et attendez que les bateaux soient à bonne portée. Il ne faut pas que les soldats de Mac Nab débarquent…

– Ils ne débarqueront pas, dit William Clerc, et, s’ils y parvenaient, nous les rejetterions dans le Niagara!

– À notre poste, mes amis! s’écria Vincent Hodge.

– Je marcherai avec vous, dit M. de Vaudreuil, tant que la force ne me manquera pas…

– Reste ici, Vaudreuil, dit André Farran. Nous serons toujours en communication avec toi…

– Non, mes amis, répondit M. de Vaudreuil. Je serai là où je dois être!… Venez…

– Oui! venez, patriotes!… Les bateaux ont déjà quitté la rive canadienne!»

Tous se retournèrent, en entendant ces paroles jetées d’une voix éclatante.

Jean était là. Pendant la nuit précédente, une embarcation l’avait passé sur l’île. Personne ne l’avait reconnu. Après s’être caché du côté qui regardait Chippewa, il avait observé les préparatifs du colonel Mac Nab, sans prendre souci des projectiles qui frappaient la berge. Puis, voyant que les assaillants se disposaient à forcer le passage, il était venu – ouvertement – reprendre sa place parmi ses anciens compagnons.

«Je le savais bien!» s’écria Lionel.

Clary de Vaudreuil s’était avancée au-devant du jeune patriote, en même temps que Thomas Harcher et ses fils, qui se rangèrent autour de lui.

M. de Vaudreuil offrit la main à Jean…

Jean ne la prit pas.

«Défenseurs de l’île Navy, dit-il, ma mère est morte, accablée par les insultes que vous lui avez fait subir! Maintenant, il ne reste plus que moi de cette famille vouée à l’horreur et au mépris! Soumettez-vous à la honte de voir un Morgaz combattre à vos côtés, et allons mourir pour la cause franco-canadienne!»

À ces paroles répondit un tonnerre d’acclamations. Toutes les mains se tendirent vers Jean. Cette fois encore, il refusa de les toucher de la sienne.

«Adieu, Clary de Vaudreuil! dit-il.

– Adieu, Jean! répondit la jeune fille.

– Oui, et pour la dernière fois!»

Cela dit, précédant M. de Vaudreuil, ses compagnons, tous ceux qui voulaient comme lui marcher à la mort, il s’élança vers la rive gauche de l’île.

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