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Jules Verne

 

Le Chemin de france

 

(Chapitre I-V)

 

 

41 dessinset deux cartes par George Roux

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

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Chapitre I

 

e me nomme Natalis Delpierre. Je suis né en 1761, à Grattepanche, un village de la Picardie. Mon père était cultivateur. Il travaillait sur les terres du marquis d’Estrelle. Ma mère l’aidait de son mieux. Mes sœurs et moi, nous faisions comme ma mère. Mon père ne possédait aucun bien et ne devait jamais avoir rien en propre. En même temps que cultivateur, il était chantre au lutrin, chantre «confiteor». Il avait une voix forte qu’on entendait du petit cimetière attenant à l’église. Il aurait donc pu être curé – ce que nous appelons un paysan trempé dans l’encre. Sa voix, c’est tout ce que j’ai hérité de lui, à peu près.

Mon père et ma mère ont travaillé dur. Ils sont morts dans la même année, en 79. Dieu ait leur âme!

De mes deux sœurs, l’aînée, Firminie, à l’époque où se sont passées les choses que je vais dire, avait quarante-cinq ans, la cadette, Irma, quarante, moi, trente et un. Lorsque nos parents moururent, Firminie était mariée à un homme d’Escarbotin, Bénoni Fanthomme, simple ouvrier serrurier, qui ne put jamais s’établir, quoique habile en son état. Quant aux enfants, ils en avaient déjà trois en 81, et il en est venu un quatrième quelques années plus tard. Ma sœur Irma était restée fille et l’est toujours. Je ne pouvais donc compter ni sur elle ni sur les Fanthomme pour me faire un sort. Je m’en suis fait un, tout seul. Aussi, sur mes vieux jours, ai-je pu venir en aide à ma famille.

Mon père mourut le premier, ma mère six mois après. Cela me fit beaucoup de peine. Oui! c’est la destinée! Il faut perdre ceux qu’on aime comme ceux qu’on n’aime pas. Cependant, tâchons d’être de ceux qui sont aimés, quand nous partirons à notre tour.

L’héritage paternel, tout payé, ne monta pas à cent cinquante livres – les économies de soixante ans de travail! Cela fut partagé entre mes sœurs et moi. Autant dire deux fois rien.

Je me trouvais donc à dix-huit ans avec une vingtaine de pistoles. Mais j’étais robuste, fortement taillé, fait aux rudes travaux. Et puis, une belle voix! Toutefois, je ne savais ni lire ni écrire. Je n’appris que plus tard, comme vous le verrez. Et quand on ne commence pas de bonne heure, on a bien du mal à s’y mettre. La manière d’exprimer ses idées s’en ressent toujours – ce qui ne paraîtra que trop en ce récit.

Qu’allais-je devenir? Continuer le métier de mon père? Suer sur le bien des autres pour récolter la misère au bout du champ? Triste perspective, qui n’est pas pour tenter. Une circonstance vint décider de mon sort.

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Un cousin au marquis d’Estrelle, le comte de Linois, arriva certain jour à Grattepanche. C’était un officier, un capitaine au régiment de la Fère. Il avait un congé de deux mois et venait le passer chez son parent. On fit de grandes chasses au sanglier, au renard, en battue, au chien courant. Il y eut des fêtes avec du beau monde, de belles personnes, sans compter la dame du marquis, qui était une belle marquise.

Moi, dans tout cela, je ne voyais que le capitaine de Linois. Un officier très franc de manières, qui vous parlait volontiers. Le goût m’était venu d’être soldat. N’est-ce pas ce qu’il y a de mieux, quand il faut vivre de ses bras, et que les bras sont emmanchés à un corps solide. D’ailleurs, de la conduite, du courage, aidé d’un peu de chance, il n’y a pas de raison pour rester en route, si l’on part du pied gauche, et si l’on marche d’un bon pas.

Avant 89, bien des gens s’imaginent qu’un simple soldat, fils de bourgeois ou de paysan, ne pouvait jamais devenir officier. C’est une erreur. D’abord, avec de la résolution et de la tenue, on arrivait sous-officier, sans trop de peine. Ensuite, quand on avait exercé cet emploi pendant dix ans en temps de paix, pendant cinq ans en temps de guerre, on se trouvait dans les conditions pour obtenir l’épaulette. De sergent on passait lieutenant, de lieutenant, capitaine. Puis… halte-là! Défense d’aller plus loin. De fait, c’était déjà beau.

Le comte de Linois avait souvent remarqué pendant les battues, ma vigueur et mon agilité. Sans doute, je ne valais pas un chien pour le flair ou l’intelligence. Pourtant, dans les grands jours, il n’y avait pas de rabatteur capable de m’en remontrer, et je détalais comme si j’avais eu le feu aux trousses.

«Tu m’as l’air d’un garçon ardent et solide, me dit un jour le comte de Linois.

– Oui, monsieur le comte.

– Et fort des bras?…

– Je lève trois cent vingt.

– Mes compliments!»

Et ce fut tout. Mais ça ne devait pas en rester là, comme on va le voir.

A l’époque, il y avait dans l’armée une singulière coutume. On sait comment s’opéraient les engagements pour le métier de soldat. Chaque année, des racoleurs venaient fureter à travers le pays. Ils vous faisaient boire plus que de raison. On signait un papier, quand on savait écrire. On y mettait sa croix, quand on ne savait que croiser deux bâtons l’un sur l’autre. C’était tout aussi bon que la signature. Puis, on touchait une couple de cents livres qui étaient bues avant même d’avoir été empochées, on faisait son sac, et on allait se faire casser la tête pour le compte de l’État.

Or, cette façon de procéder n’aurait jamais pu me convenir. Si j’avais le goût de servir, je ne voulais pas me vendre. Je pense que je serai compris de tous ceux qui ont quelque dignité et le respect d’eux-mêmes.

Eh bien, en ce temps-là, lorsqu’un officier avait obtenu un congé, il devait, aux termes des règlements, ramener à son retour une ou deux recrues. Les sous-officiers, eux aussi, étaient tenus à cette obligation. Le prix de l’engagement variait alors de vingt à vingt-cinq livres.

Je n’ignorais rien de tout cela, et j’avais mon projet. Aussi, lorsque le congé du comte de Linois toucha à sa fin, j’allai hardiment lui demander de me prendre comme recrue.

«Toi? fit-il.

– Moi, monsieur le comte.

– Quel âge as-tu?

– Dix-huit ans.

– Et tu veux être soldat?

– Si ça vous plaît.

– Ce n’est pas si ça me plaît, c’est si ça te plaît à toi!

– Ça me plaît.

– Ah! l’appât des vingt livres?…

– Non, l’envie de servir mon pays. Et, comme j’aurais honte de me vendre, je ne prendrai pas vos vingt livres.

– Comment te nommes-tu?

– Natalis Delpierre.

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– Eh bien, Natalis, tu me vas.

– Enchanté de vous aller, mon capitaine.

– Et si tu es d’humeur à me suivre, tu iras loin!

– On vous suivra tambour battant, mèche allumée.

– Je te préviens que je vais quitter le régiment de la Fère pour m’embarquer. Ça ne te répugne pas, la mer?

– Aucunement.

– Bon! tu la passeras. – Sais-tu que l’on fait la guerre là-bas pour chasser les Anglais de l’Amérique?»

– Qu’est-ce que c’est, l’Amérique?»

En vérité, je n’avais jamais entendu parler d’Amérique!

«Un pays au diable, répondit le capitaine de Linois, un pays qui se bat pour conquérir son indépendance! C’est là que, depuis deux ans déjà, le marquis de Lafayette a fait parler de lui. Or, l’an dernier, le roi Louis XVI a promis le concours de ses soldats pour venir en aide aux Américains. Le comte de Rochambeau va partir avec l’amiral de Grasse et six mille hommes. J’ai formé le projet de m’embarquer avec lui pour le Nouveau-Monde, et, si tu veux m’accompagner, nous irons délivrer l’Amérique.

– Allons délivrer l’Amérique!»

Voilà, comment, sans en savoir plus long, je fus engagé dans le corps expéditionnaire du comte de Rochambeau et débarquai à New-Port en 1780.

Là pendant trois années, je restai loin de France. Je vis le général Washington –, un géant de cinq pieds onze pouces, avec de grands pieds, de grandes mains, un habit bleu à revers chamois, une cocarde noire. Je vis le marin Paul Jones à bord de son navire le Bonhomme Richard. Je vis le général Anthony Wayne qu’on appelait l’Enragé. Je me battis en plusieurs rencontres, non sans avoir fait le signe de la croix avec ma première cartouche. Je pris part à la bataille de Yorktown, en Virginie, où, après une frottée mémorable, lord Cornwallis se rendit à Washington. Je revins en France en 83. Je m’en étais réchappé sans blessures, simple soldat comme devant. Que voulez-vous, je ne savais pas lire!

Le comte de Linois était rentré avec nous. Il voulait me faire engager dans le régiment de la Fère, où il allait reprendre rang. Or, j’avais comme une idée de servir dans la cavalerie. J’aimais les chevaux d’instinct, et, d’attendre à passer officier monté, il m’aurait fallu des grades, des grades!

Je sais bien qu’il est tentant, l’uniforme de fantassin, et bien avantageux, la queue, la poudre, les ailes de pigeon, les buffleteries blanches en croix. Que voulez-vous? Le cheval, c’est le cheval, et, toutes réflexions faites, je me trouvais la vocation d’un cavalier.

Donc, je remerciai le comte de Linois, qui me recommanda à son ami, le colonel de Lostanges, et je m’enrôlai dans le régiment de Royal-Picardie.

Je l’aime, ce beau régiment, et que l’on me pardonne si j’en parle avec un attendrissement, ridicule peut-être! J’y ai fait presque toute ma carrière, estimé de mes chefs, dont la protection ne m’a jamais manqué, et qui m’ont poussé à roue, comme on dit dans mon village.

D’ailleurs, quelques années plus tard, en 92, le régiment de la Fère devait avoir une si singulière conduite dans ses rapports avec le général autrichien Beaulieu, que je ne puis regretter d’en être sorti. Je n’en parlerai plus.

Je reviens donc au Royal-Picardie. On ne pouvait voir plus beau régiment. Il était devenu ma famille. Je lui suis resté fidèle jusqu’au moment où il a été licencié. On y était heureux. J’en sifflais toutes les fanfares et sonneries, car j’ai toujours eu la mauvaise habitude de siffler entre mes dents. Mais on me le passait. Enfin, vous voyez ça d’ici.

Pendant huit ans, je ne fis qu’aller de garnison en garnison. Pas la moindre occasion de faire le coup de feu avec l’ennemi. Bah! cette existence n’est pas sans charmes, quand on sait la prendre par le bon côté. Et puis, de voir du pays, c’est quelque chose pour un Picard picardisant comme je l’étais. Après l’Amérique, un peu de la France, en attendant d’emboîter le pas dans les grandes étapes à travers l’Europe. Nous étions à Sarrelouis en 85, à Angers en 88, en 91, en Bretagne, à Josselin, à Pontivy, à Ploërmel, à Nantes, avec le colonel Serre de Gras, en 92, à Charleville, avec le colonel de Wardner, le colonel de Lostende, le colonel La Roque, et en 93, avec le colonel Le Comte.

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Mais j’oublie de dire que, le 1er janvier 91, était intervenue une loi qui modifiait la composition de l’armée. Le Royal-Picardie fut classé 20e régiment de cavalerie de bataille. Cette organisation dura jusqu’en 1803. Toutefois, le régiment ne perdit pas son ancien titre. Il resta Royal-Picardie, quand, depuis quelques années, il n’y avait plus de roi en France.

Ce fut sous le colonel Serre de Gras que l’on me fit brigadier, à ma grande satisfaction. Sous le colonel de Wardner, on me nomma maréchal des logis, ce qui me fit plus de plaisir encore. J’avais alors treize ans de service, une campagne et pas de blessure. C’était un bel avancement, on en conviendra. Je ne pouvais m’élever plus haut, puisque, je le répète, je ne savais ni lire ni écrire. Par exemple, je sifflais toujours, et pourtant, c’est peu convenable pour un sous-officier de faire concurrence aux merles.

Le maréchal des logis Delpierre! N’y avait-il pas de quoi tirer vanité et se mettre en frappe! Aussi, quelle reconnaissance je gardai au colonel de Wardner, bien qu’il fût rude comme du pain d’orge et qu’il fallût, avec lui, entendre à la parole! Ce jour-là, les soldats de ma compagnie fusillèrent mon sac, et je me fis poser sur les manches des galons qui ne devaient jamais me monter jusqu’au coude.

Nous étions en garnison à Charleville, lorsque je demandai et obtins un congé de deux mois, qui me fut accordé. C’est précisément l’histoire de ce congé que j’ai tenu à rapporter fidèlement. Voici mes raisons.

Depuis que je suis à la retraite, j’ai eu souvent à raconter mes campagnes pendant nos veillées au village de Grattepanche. Les amis m’ont compris tout de travers, ou même si peu que pas. Tantôt l’un rapportait que j’avais été à droite, quand c’était à gauche; tantôt l’autre, que c’était à gauche, quand j’avais été à droite. Et alors, des disputes qui n’en finissaient pas entre deux verres de cidre ou deux cafés – deux petits pots. C’est surtout, ce qui m’était arrivé pendant mon congé en Allemagne sur quoi on ne s’entendait point. Or, puisque j’ai appris à écrire, c’est bien le cas de prendre la plume pour raconter l’histoire de ce congé. Je me suis donc mis à la besogne, bien que j’aie aujourd’hui soixante-dix ans. Mais ma mémoire est bonne, et, quand je me retourne en arrière, j’y vois clair assez. Ce récit est donc dédié à mes amis de Grattepanche, aux Ternisien, aux Bettembos, aux Irondart, aux Pointefer, aux Quennehen, à bien d’autres, et j’espère qu’ils ne se disputeront plus à mon sujet.

J’avais donc obtenu mon congé le 7 juin 1792. Sans doute, il circulait alors quelques bruits de guerre avec l’Allemagne, mais très vagues encore. On disait que l’Europe, bien que cela ne la regardât en aucune façon, voyait d’un mauvais œil ce qui se passait en France. Le roi était toujours aux Tuileries, si l’on veut. Cependant, le 10 août se sentait déjà, et il soufflait comme un vent de république sur le pays.

Aussi, par prudence, je ne crus pas devoir dire pourquoi je demandais un congé. En effet, j’avais affaire en Allemagne et même en Prusse. Or, au cas de guerre, j’aurais été fort empêché de me trouver à mon poste. Que voulez-vous? On ne peut pas à la fois sonner et suivre la procession.

D’ailleurs, bien que mon congé fût de deux mois, j’étais décidé à l’abréger, s’il le fallait. Toutefois, j’espérais encore que les choses n’en viendraient pas au pire.

Maintenant, pour en finir avec ce qui me concerne et ce qui concerne mon brave régiment, voici ce que j’ai à vous raconter en peu de mots.

D’abord, on verra dans quelles circonstances je commençai d’apprendre à lire, puis à écrire – ce qui devait me mettre à même de devenir officier, général, maréchal de France, comte, duc, prince, tout comme un Ney, un Davout ou un Murât pendant les guerres de l’Empire. En réalité, je ne parvins pas à dépasser le grade de capitaine – ce qui est encore très beau pour un fils de paysan, paysan lui-même.

Quant au Royal-Picardie, il me suffira de quelques lignes pour achever son histoire.

Il avait eu en 93, comme je l’ai dit, M. Le Comte pour colonel. Et ce fut cette année-là que, par suite du décret du 21 février, de régiment il devint demi-brigade. Il fit alors les campagnes de l’armée du Nord et de l’armée de Sambre-et-Meuse jusqu’en 1797. Il se distingua aux combats de Lincel-les et de Courtray, où je fus fait lieutenant. Puis, après avoir séjourné à Paris de 97 à 1800, il compta dans l’armée d’Italie et s’illustra à Marengo, en enveloppant six bataillons de grenadiers autrichiens, qui mirent bas les armes, après la déroute d’un régiment hongrois. Dans cette affaire, je fus blessé d’une balle à la hanche – ce dont je ne me plaignis pas, car cela me valut d’être nommé capitaine.

Le régiment de Royal-Picardie ayant été licencié en 1803, j’entrai dans les dragons, je fis toutes les guerres de l’Empire et pris ma retraite en 1815.

Maintenant, lorsque je parlerai de moi, ce sera uniquement pour raconter ce que j’ai vu ou fait pendant mon congé en Allemagne. Mais, qu’on ne l’oublie pas, je suis peu instruit. Je n’ai guère l’art de dire les choses. Ce ne sont que des impressions sur lesquelles je ne cherche point à raisonner. Et surtout, si, dans ce simple récit, il m’échappe des expressions ou tournures picardes, vous les excuserez: je ne saurais parler autrement. J’irai vite et vite, d’ailleurs, et ne mettrai pas deux pieds dans un soulier. Je dirai tout aussi, et, puisque je vous demande la permission de m’exprimer sans réserve, vous me répondrez, je l’espère: «Toute liberté, monsieur!»

 

 

Chapitre II

 

l’époque, ainsi que je l’ai appris depuis dans les livres d’histoire, l’Allemagne était encore partagée en dix Cercles; plus tard, de nouveaux remaniements établirent la confédération du Rhin, vers 1806, sous le protectorat de Napoléon, puis la confédération germanique en 1815. L’un de ces Cercles, comprenant les électorats de Saxe et de Brandebourg, portait alors le nom de Cercle de la Haute-Saxe.

Cet électorat de Brandebourg devait devenir plus lard une des provinces de la Prusse et se diviser en deux districts, le district de Brandebourg et le district de Postdam.

Je dis cela afin que l’on sache bien où se trouve la petite ville de Belzingen, située dans le district de Postdam, vers la partie sud-ouest, à quelques lieues de la frontière.

C’est à celle frontière que j’arrivai le 16 juin, après avoir franchi les cent cinquante lieues qui la séparent de la France. Si j’avais mis neuf jours à faire ce trajet, cela tenait à ce que les communications n’étaient pas faciles. J’avais usé plus de clous de souliers que de fers de chevaux ou de roues de voilures – de charrettes, pour mieux dire. De plus, je n’étais pas sur mes œufs, comme disent les Picards. Je ne possédais que les maigres économies de ma paye, et voulais dépenser le moins possible. Fort heureusement, pendant mon séjour de garnison à la frontière, j’avais pu retenir quelques mots d’allemand, d’où plus de facilité pour me tirer d’embarras. Toutefois, il eût été difficile de cacher que j’étais Français. Aussi, plus d’un regard de travers me fut-il envoyé au passage. Par exemple, je m’étais bien gardé de dire que je fusse le maréchal des logis Natalis Delpierre. On approuvera ma sagesse dans ces circonstances, puisque l’on pouvait craindre une guerre avec la Prusse et l’Autriche, – l’Allemagne tout entière, quoi!

A la frontière du district, j’eus une bonne surprise.

J’étais à pied. Je me dirigeais vers une auberge pour y déjeuner, l’auberge du Ecktvende, – en français le Tourne-Coin. Après une nuit assez fraîche, un beau matin se levait. Joli temps. Le soleil de sept heures buvait la rosée des prairies. Tout un fourmillement d’oiseaux sur les hêtres, les chênes, les ormes, les bouleaux. Peu de culture dans la campagne. Bien des champs en friche. D’ailleurs, le climat est dur en ce pays.

A la porte du Ecktvende attendait une petite carriole, attelée d’un maigre bidet, capable, tout juste, de faire ses deux petites lieues à l’heure, si on ne lui donnait pas trop de côtes à monter.

Une femme se trouvait là, une femme grande, forte, bien constituée, corsage avec des bretelles enjolivées de passements, chapeau de paille orné de rubans jaunes, jupe à bandes rouges et violettes – le tout bien ajusté, très propre, comme l’eut été un vêtement de dimanche ou de jour de fête.

Et, en vérité, c’était bien jour de fête pour cette femme, si ce n’était pas dimanche!

Elle me regardait, et je la regardais me regarder.

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Tout à coup, elle ouvre les bras, ne fait ni une ni deux, court à moi et s’écrie:

«Natalis!

– Irma!»

C’était elle, c’était ma sœur. Elle m’avait reconnu. Véritablement, les femmes ont plus d’oeil que nous pour ces reconnaissances qui viennent du cœur – ou tout au moins, un œil plus prompt. C’est qu’il y avait treize ans bientôt que nous ne nous étions vus, et l’on comprend si je m’ennuyais d’elle!

Comme elle était conservée encore, et bien allante! Elle me rappelait notre mère, avec ses yeux grands et vifs, et aussi ses cheveux noirs, qui commençaient à blanchir aux tempes.

Je l’embrassai à bouche que veux-tu sur ses deux bonnes joues, rougies par le hâle de la campagne, et je vous prie de croire qu’à son tour, elle fit claquer les miennes!

C’était pour elle, pour la voir que j’avais demandé un congé. Je commençais à m’inquiéter qu’elle fût hors de France, au moment où les cartes menaçaient de se brouiller. Une Française au milieu de ces Allemands, si la guerre venait à être déclarée, cela pouvait causer de grands embarras. En pareil cas, mieux vaut être dans son pays. Et, si ma sœur le voulait, je la ramènerais avec moi. Pour cela, il lui faudrait quitter sa maîtresse, Mme Keller, et je doutais qu’elle y consentît. Enfin, ce serait à examiner.

«Quelle joie de nous revoir, Natalis, me dit-elle, de nous retrouver, et si loin de notre Picardie! Il me semble que tu m’apportes un peu du bon air de là-bas! Que nous aurons été de temps sans nous rencontrer!

– Treize ans, Irma!

– Oui, treize ans! Treize ans de séparation! Que c’est long, Natalis!

– Chère Irma!» répondis-je.

Et nous voilà, nous deux ma sœur, allant et venant, bras dessus bras dessous, le long de la route.

«Et comment va? lui dis-je.

– Toujours à peu près, Natalis. Et toi?…

– Tout de même!

– Et puis, maréchal des logis! En voilà un, d’honneur, pour la famille!

– Oui, Irma, et un grand! Qui aurait jamais pensé que le petit gardeur d’oies de Grattepanche deviendrait maréchal des logis! Mais il ne faut pas le crier trop haut.

– Pourquoi?… Dis un peu pour voir!…

– Parce que, de raconter que je suis soldat, ce ne serait pas sans inconvénients dans ce pays. Au moment où il court des bruits de guerre, c’est déjà grave pour un Français de se trouver en Allemagne. Non! Je suis ton frère, monsieur Rien du tout, qui est venu voir sa sœur.

– Bien, Natalis, on sera muette là-dessus, je te le promets.

– Ce sera prudent, car les espions allemands ont de bonnes oreilles!

– Sois tranquille!

– Et même, si tu veux suivre mon conseil, Irma, je te ramènerai avec moi en France!»

Les yeux de ma sœur marquèrent un gros chagrin, et elle me fit la réponse que je prévoyais.

«Quitter madame Keller, Natalis! Quand tu l’auras vue, tu comprendras que je ne peux pas la laisser seule!»

Je le comprenais déjà, et je remis cette affaire à plus tard.

Cela dit, Irma avait repris ses bons yeux, sa bonne voix. Elle n’arrêtait plus de me demander des renseignements sur le pays, sur les personnes.

«Et notre sœur Firminie?…

– En parfaite santé. J’ai eu de ses nouvelles par notre voisin Létocard, qui est venu, il y a deux mois, à Charleville. Tu te rappelles bien Létocard?

– Le fils du charron!

– Oui! Tu sais ou tu ne sais pas, Irma, qu’il est marié à une Matifas!

– La fille de ce vieux pépère de Fouencamps?

– Lui-même. Il m’a dit que notre sœur ne se plaignait pas de la santé. Ah! on a travaillé et on travaille dur à Escarbotin! Puis, ils en ont quatre, d’enfants, et le dernier, difficile… Un hardi page! Par bonheur, un mari honnête, bon ouvrier, et pas trop soiffard, sauf le lundi. Enfin, elle a encore bien de la peine à son âge!

– Elle est déjà ancienne!

– Dame! cinq ans de plus que toi, Irma, et quatorze de plus que moi! Cela compte!… Que veux-tu? C’est une femme courageuse, comme tu l’es!

– Oh! moi, Natalis! Si j’ai connu le chagrin, ça n’a jamais été que le chagrin des autres! Depuis que j’ai quitté Grattepanche, je n’ai plus eu de misère! Mais, de voir souffrir près de soi, quand on n’y peut rien…»

Le visage de ma sœur s’était assombri de nouveau. Elle détourna la conversation.

«Et ton voyage? me demanda-t-elle.

– Il s’est bien passé! Du temps assez beau pour la saison! Et comme tu le vois, j’ai de solides jambes! D’ailleurs, qu’est-ce que la fatigue, quand on est sûr d’être bien reçu à l’arrivée!

– Comme tu dis, Natalis, et l’on te fera bon accueil, et on t’aimera dans la famille comme on m’aime!

– Excellente madame Keller! Sais-tu bien, ma sœur, que ne je la reconnaîtrai pas! Elle est encore pour moi la demoiselle de monsieur et madame Acloque, de braves gens de Saint-Sauflieu. Quand elle s’est mariée, il y a bientôt vingt-cinq ans de cela, je n’étais qu’un gamin à l’époque. Mais notre père et notre mère en disaient tant de bien que ça m’est resté.

– Pauvre femme, dit alors Irma, elle est bien changée, bien moyenne maintenant! Quelle épouse elle a été, Natalis, et surtout quelle mère elle est encore!

– Et son fils?…

– Le meilleur des fils, qui s’est courageusement mis au travail pour remplacer son père, mort il y a quinze mois.

– Brave monsieur Jean!

– Il adore sa mère, il ne vit que pour elle, comme elle ne vit que pour lui!

– Je ne l’ai jamais vu, Irma, et je brûle de le connaître. Il me semble que je l’aime déjà, ce jeune homme!

– Ça ne m’étonne pas, Natalis. C’est par moi que cette amitié te vient.

– Alors, en route, ma sœur.

– En route.

– Minute! A quelle distance sommes-nous de Belzingen?

– Cinq grandes lieues.

– Bah! répondis-je, si j’étais seul, j’enlèverais cela en deux heures! Mais il faudra…

– Bon! Natalis, j’irai plus vite que toi!

– Avec tes jambes!

– Non, avec les jambes de mon cheval!»

Et Irma me montrait la carriole toute attelée à la porte de l’auberge.

«C’est toi, demandai-je, qui es venue me chercher dans cette carriole?

– Oui, Natalis, afin de te ramener à Belzingen. Je suis partie à bonne heure, ce matin, et j’étais ici à sept heures tapant. Et même, si la lettre que tu nous as fait écrire était arrivée plus tôt, je serais allée te chercher plus loin.

– Oh! c’était inutile, ma sœur. Allons, en route! Tu n’as rien à payer à l’auberge? J’ai là quelques kreutzers…

– Merci, Natalis, c’est fait, et, maintenant, il ne nous reste plus qu’à partir.»

Pendant que nous parlions, l’aubergiste du Ecktvende, appuyé sur sa porte, semblait écouter, sans en avoir l’air.

Cela ne me satisfit pas autrement. Peut-être aurions-nous mieux fait d’aller bavarder plus loin?

Ce cabaretier, un gros homme, tout en mont, avait une figure déplaisante, des yeux en trous de vrille, à paupières plissées, un nez pincé, une grande bouche, comme si, quand il était petit, on lui eût donné sa bouillie avec un sabre. Enfin la mauvaise face d’un haricotier de mauvaise race!

Après tout, nous n’avions point dit de choses compromettantes. Peut-être n’avait-il rien entendu de notre entretien! D’ailleurs, s’il ne savait pas le français, il n’avait pu comprendre que je venais de France.

Nous montâmes dans la carriole. Le cabaretier nous regarda partir, sans avoir fait un geste.

Je pris les guides, je poussai vivement le bidet. Nous filions comme le vent de janvier. Cela ne nous empêchait pas de causer encore, et Irma put me mettre au courant de tout.

Aussi, par ce que je savais déjà et par ce qu’elle m’apprit, vous allez connaître ce qui concerne la famille Keller.

 

 

 

Chapitre III

 

me Keller, née en 1747, avait alors quarante-cinq ans. Originaire de Saint-Sauflieu, ainsi que je l’ai dit, elle appartenait à une famille de petits propriétaires. M. et Mme Acloque, ses père et mère, d’aisance très modeste, avaient vu leur petite fortune diminuer d’année en année par suite des nécessités de la vie. Ils moururent à peu de temps l’un de l’autre, vers 1765. La jeune fille resta aux soins d’une vieille tante, dont le décès devait bientôt la laisser seule au monde.

C’est dans ces conditions qu’elle fut recherchée par M. Keller, qui était venu en Picardie pour son commerce. Il l’exerça même pendant dix-huit mois à Amiens et dans les environs, où il s’occupait des transports de marchandises. C’était un homme sérieux, de bonne tournure, intelligent, actif. A l’époque, nous n’avions pas encore pour les gens de race allemande la répulsion que devaient inspirer plus tard les haines nationales, entretenues par trente ans de guerre. M. Keller jouissait d’une certaine fortune, qui ne pouvait que s’accroître par son zèle et son entente des affaires. Il demanda donc à Mlle Acloque si elle consentirait à devenir son épouse.

Mlle Acloque hésita, parce qu’il lui faudrait quitter Saint-Sauflieu, et sa Picardie à laquelle son cœur l’attachait. Et puis, ce mariage ne devait-il pas lui faire perdre sa qualité de Française? Mais alors elle ne possédait plus pour tout bien qu’une petite maison qu’il serait nécessaire de vendre. Que deviendrait-elle après ce dernier sacrifice? Aussi Mme Dufrenay, la vieille tante, sentant sa fin approcher, et s’effrayant de la situation dans laquelle se trouverait sa nièce, la pressait-elle de conclure.

Mlle Acloque consentit. Le mariage fut célébré à Saint-Sauflieu. Mme Keller quitta la Picardie quelques mois plus tard, et suivit son mari au-delà de la frontière.

Mme Keller n’eut point à se repentir du choix qu’elle avait fait. Son mari fut bon pour elle comme elle fut bonne pour lui. Toujours prévenant, il s’attachait à ce qu’elle ne sentît pas trop qu’elle avait perdu sa nationalité. Ce mariage, tout de raison et de convenance, ne compta donc que des jours heureux, – ce qui, rare de notre temps, l’était déjà à cette époque.

Un an après, à Belzingen, où restait Mme Keller, un fils lui était né. Elle voulut se consacrer tout entière à l’éducation de cet enfant, dont il va être question dans notre histoire.

Ce fut quelque temps après la naissance de ce fils, vers 1771, que ma sœur Irma, âgée alors de dix-neuf ans, entra dans la famille Keller. Mme Keller l’avait connue toute enfant, lorsqu’elle-même n’était encore qu’une fillette. Notre père avait été quelquefois employé par M. Acloque. Sa dame et sa demoiselle s’intéressaient à sa situation. De Grattepanche à Saint-Sauflieu il n’y a pas loin. Mlle Acloque rencontrait souvent ma sœur, elle l’embrassait, elle lui faisait de petits cadeaux, elle l’avait prise en amitié – amitié que le plus pur dévouement devait reconnaître un jour.

Aussi, lorsqu’elle apprit la mort de notre père et de notre mère, qui nous laissaient presque sans ressources, Mme Keller eut-elle l’idée de faire venir Irma, qui s’était déjà louée chez une personne à Saint-Sauflieu. A quoi ma sœur consentit volontiers, et ce dont elle n’eut jamais à se repentir.

J’ai dit que M. Keller était de sang français par ses ancêtres. Voici comment:

Un peu plus d’un siècle avant, les Keller habitaient la partie française de la Lorraine. C’étaient d’habiles commerçants, dans un état de fortune déjà fort honnête. Et ils eussent certainement prospéré, sans le grave événement qui vint bouleverser l’avenir de quelques milliers de familles que l’on comptait parmi les plus industrieuses de la France.

Les Keller étaient protestants. Très attachés à leur religion, aucune question d’intérêt n’aurait pu en faire des renégats. On le vit bien, quand fut révoqué l’Édit de Nantes, en 1685. Ils eurent comme tant d’autres le choix de quitter le pays ou de renier leur foi. Comme tant d’autres, ils préférèrent l’exil.

Manufacturiers, artisans, ouvriers de toutes sortes, agriculteurs, partirent de France pour aller enrichir l’Angleterre, les Pays-Bas, la Suisse, l’Allemagne, et plus particulièrement le Brandebourg. Là ils reçurent un accueil empressé de l’Électeur de Prusse et de Postdam, à Berlin, à Magdebourg, à Battin, à Francfort-sur-l’Oder. Précisément, des Messins, au nombre de vingt-cinq mille, à ce qu’on m’a dit, vinrent fonder les florissantes colonies de Stettin et de Postdam.

Les Keller abandonnèrent donc la Lorraine, non sans esprit de retour, sans doute, après avoir dû céder leur fonds de commerce pour un pain de son.

Oui! on se dit que l’on reviendra au pays, lorsque les circonstances le permettront. Mais, en attendant, on s’installe à l’étranger. De nouvelles relations s’établissent, de nouveaux intérêts se créent. Les années s’écoulent, et puis l’on reste! Et cela est arrivé pour beaucoup au détriment de la France!

A l’époque, la Prusse, dont la fondation en royaume date seulement de 1701, ne possédait sur le Rhin que le duché de Clèves, le comté de la Marck et une partie de la Gueldre.

Ce fut précisément dans cette dernière province, presque sur les confins des Pays-Bas, que les Keller vinrent chercher refuge. Là, ils créèrent des établissements industriels, ils reprirent leur commerce interrompu par l’inique et déplorable révocation de l’Édit de Henri IV. De génération en génération, des rapports, des alliances même, se firent avec leurs nouveaux compatriotes, les familles se mélangèrent, si bien que ces anciens Français devinrent peu à peu des sujets allemands.

Vers 1760, un des Keller quitta la Gueldre pour aller se fixer dans la petite ville de Belzingen, au milieu de ce cercle de la Haute-Saxe, qui comprenait une partie de la Prusse. Ce Keller réussit dans son négoce, et cela lui permit d’offrir à Mlle Acloque l’aisance qu’elle ne pouvait plus trouver à Saint-Sauflieu. C’est à Belzingen même que son fils vint au monde, prussien de père, bien que, par sa mère, le sang français coulât dans ses veines.

Et, je le dis avec une émotion qui me fait encore battre le cœur, il était bien français dans l’âme, ce brave jeune homme, en qui revivait l’âme maternelle! Mme Keller l’avait nourri de son lait. Ses premiers mots d’enfant, il les avait bégayés en français. Ce n’était pas «mama» qu’il avait dit, c’était «maman!» Notre langage, c’était celui qu’il avait entendu d’abord, parlé ensuite, car on l’employait le plus habituellement dans la maison de Belzingen, quoique Mme Keller et ma sœur Irma eussent bientôt appris à se servir de la langue allemande.

L’enfance du petit Jean fut donc bercée aux chansons de notre pays. Son père ne songea jamais à s’y opposer. Au contraire. N’était-ce pas la langue de ses ancêtres, cette langue lorraine, si française, et dont le voisinage de la frontière germanique n’a point altéré la pureté?

Et ce n’était pas seulement de son lait que Mme Keller avait nourri cet enfant, mais de ses propres idées, en tout ce qui touchait à la France. Elle aimait profondément son pays d’origine. Jamais elle n’avait abandonné l’espoir d’y revenir un jour. Elle ne cachait point quel bonheur ce serait pour elle de revoir sa vieille terre picarde. M. Keller n’y répugnait pas. Sans doute, fortune faite, il eût volontiers quitté l’Allemagne pour venir se fixer au pays de sa femme. Mais il lui fallait travailler quelques années encore, afin d’assurer une situation convenable à son épouse et à son fils. Malheureusement, la mort était venue le surprendre, il y avait quinze mois à peine.

Telles furent les choses que ma sœur était en route à m’apprendre, pendant que la carriole roulait vers Belzingen. Tout d’abord, cette mort inattendue avait eu pour résultat de retarder le retour de la famille Keller en France, et que de malheurs devaient s’ensuivre!

En effet, lorsque M. Keller mourut, il était engagé dans un gros procès avec l’État prussien. Depuis deux ou trois ans, soumissionnaire de fournitures pour le compte du gouvernement, il avait risqué dans cette affaire, avec toute sa fortune, des fonds qui lui avaient été confiés. Sur les premières rentrées, il avait pu rembourser ses associés, mais il en était encore à réclamer le solde de l’opération qui constituait presque tout son avoir. Or, le règlement de ce solde n’en finissait pas. On chicanait M. Keller, on l’époilait, comme nous disons, on lui faisait des difficultés de toutes sortes, et il avait dû recourir aux juges de Berlin.

Le procès traînait donc en longueur. On le sait, du reste, il ne fait pas bon plaider contre les gouvernements, dans n’importe quel État. Les juges prussiens montraient une mauvaise volonté par trop évidente. Cependant M. Keller avait rempli ses engagements avec une parfaite bonne foi, car c’était un honnête homme. Il s’agissait pour lui de vingt mille florins – une fortune à l’époque, – et la perte de ce procès serait sa ruine.

Je le répète, sans ce retard, la situation eût peut-être été réglée à Belzingen. C’était d’ailleurs le résultat que poursuivait Mme Keller depuis la mort de son mari, son plus vif désir étant de rentrer en France, et cela se comprend.

Voilà ce que me raconta ma sœur. Quant à sa position, on la devine. Irma avait élevé l’enfant presque depuis sa naissance, joignant ses soins à ceux de la mère. Elle l’aimait d’un véritable amour maternel. Aussi ne la regardait-on pas comme une servante à la maison, mais comme une compagne, une humble et modeste amie. Elle était de la famille, traitée comme telle, dévouée sans réserve à ces braves gens. Si les Keller quittaient l’Allemagne, ce serait pour elle une grande joie de les suivre. S’ils restaient à Belzingen, elle y resterait avec eux.

«Me séparer de madame Keller!… Il me semble que j’en mourrais!» me dit-elle.

Je compris que rien ne pourrait décider ma sœur à revenir avec moi, puisque sa maîtresse était forcée de rester à Belzingen jusqu’au règlement de ses intérêts. Et, cependant, de la voir au milieu de ce pays, prêt à se lever contre le nôtre, cela ne laissait pas de me causer de grandes inquiétudes. Il y avait de quoi, car si la guerre se déclarait, ce ne serait pas pour un peu!

Puis, quand Irma eut achevé de me donner ces renseignements relatifs aux Keller:

«Tu vas rester avec nous, tout ton congé? ajouta-t-elle.

– Oui, tout mon congé, si je puis.

– Eh bien, Natalis, il est possible que tu assistes bientôt à une noce.

– Qui donc se marie?… Monsieur Jean?

– Oui.

– Et qui épouse-t-il?… Une Allemande?

– Non, Natalis, et c’est ce qui fait notre joie. Si sa mère s’est mariée à un Allemand, c’est une Française qui va devenir sa femme, à lui.

– Belle?…

– Belle comme une châsse.

– Ce que tu m’apprends là me fait plaisir, Irma.

– Et à nous donc! – Mais toi, Natalis, tu ne penses donc pas à prendre femme?

– Moi?

– Tu n’as pas laissé là-bas?…

– Si, Irma.

– Et qui donc?…

– La patrie, ma sœur! Et faut-il autre chose à un soldat?»

 

 

Chapitre IV

 

elzingen, petite ville située à moins de vingt lieues de Berlin, est bâtie près du village de Hagelberg, où, en 1813, les Français devaient se mesurer avec la landwehr prussienne. Dominée par la croupe du Flameng, elle s’étale à ses pieds dans une attitude assez pittoresque. Son commerce comprend les chevaux, le bétail, le lin, le trèfle, les céréales.

C’est là que nous arrivâmes, nous deux ma sœur, vers dix heures du matin. Quelques instants après, la carriole s’arrêtait devant une maison très propre, très attrayante, quoique modeste. C’était la maison de Mme Keller.

En ce pays, on se croirait en pleine Hollande. Les paysans portent de longues redingotes bleuâtres, des gilets écarlates, surmontés d’un haut et solide collet, qui les protégerait joliment d’un coup de sabre. Les femmes avec leurs doubles et triples jupons, leurs cornettes à ailes blanches, ressembleraient à des bonnes sœurs, n’étaient le foulard à couleurs vives qui les serre à la taille, et leur corsage de velours noir qui n’a rien de monastique. Voilà, du moins, ce que j’en ai vu sur la route.

Quant à l’accueil qui me fut fait, on l’imagine aisément. N’étais-je pas le propre frère d’Irma? Je compris bien que sa situation dans la famille n’était pas au-dessous de ce qu’elle m’avait dit. Mme Keller m’honora d’un affectueux sourire, M. Jean de deux bonnes poignées de main. Comme on le pense, ma qualité de Français devait y être pour une forte part.

«Monsieur Delpierre, me dit-il, ma mère et moi nous comptons que vous passerez ici tout le temps de votre congé. Quelques semaines, ce n’est pas trop donner à votre sœur, puisque vous ne l’avez pas vue depuis treize ans!

– A donner à ma sœur, à madame votre mère et à vous, monsieur Jean, répondis-je. Je n’ai point oublié le bien que votre famille a fait à la mienne, et c’est un grand bonheur pour Irma d’avoir été recueillie par vous!»

Je l’avoue, j’avais préparé ce petit compliment pour ne pas rester tout bête à mon entrée. C’était bien inutile. Avec de si brave monde, il suffit de laisser sortir ce qu’on a dans le cœur.

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En regardant Mme Keller, je retrouvai ses traits de jeune fille, qui étaient gravés dans ma mémoire. Sa beauté ne semblait point avoir changé avec les ans. A l’époque de la jeunesse, la gravité de sa physionomie frappait déjà, et je la revoyais à peu près ce qu’elle était alors. Si ses cheveux noirs blanchissaient par places, ses yeux n’avaient rien perdu de leur vivacité d’autrefois. Un feu y brûlait encore, malgré les larmes qui les avaient noyés depuis la mort de son époux. Son attitude était calme. Elle savait écouter, n’étant point de ces femmes qui jacassent comme des pies borgnes ou bourdonnent comme des ruches. Et franchement, celles-là, je ne les aime guère. On la sentait pleine de bon sens, sachant faire appel à sa raison avant de parler ou d’agir, étant très entendue à diriger ses affaires.

En outre, comme je le vis bientôt, elle ne quittait que rarement le foyer domestique. Elle ne voisinait pas. Elle fuyait les connaissances. Elle se trouvait bien chez elle. Voilà ce qui me plaît dans une femme. Je fais peu de cas de celles qui, comme les joueurs de violon, ne sont jamais mieux que hors de la maison.

Une chose me fit aussi grand plaisir, c’est que, sans dédaigner les habitudes allemandes, Mme Keller avait conservé quelques-unes de nos coutumes picardes. Ainsi, son intérieur rappelait celui des maisons de Saint-Sauflieu. Avec l’arrangement des meubles, l’organisation du service, la manière de préparer les repas, on se serait cru au pays. J’ai noté cela dans mon souvenir.

M. Jean avait vingt-quatre ans alors. C’était un jeune homme d’une taille au-dessus de la moyenne, brun de cheveux et de moustaches, avec des yeux si foncés qu’ils en paraissaient noirs. S’il était allemand, il n’avait rien, du moins, de la raideur teutonne, qui contrastait avec la grâce de ses manières. Sa nature franche, ouverte, sympathique, attirait. Il ressemblait beaucoup à sa mère. Naturellement sérieux comme elle, il plaisait malgré son air grave, étant obligeant et serviable. A moi, il m’alla tout à fait, dès que je l’eus vu. S’il a jamais besoin de quelqu’un de dévoué, il le trouvera dans Natalis Delpierre!

J’ajoute qu’il se servait de notre langue comme s’il eût été élevé dans mon pays. Savait-il l’allemand? Oui, évidemment, et très bien. Mais, en vérité, on eût pu le lui demander, comme on le demandait à je ne sais plus quelle reine de Prusse qui, habituellement, ne parlait que français. Et, de plus, il s’intéressait surtout aux choses de la France. Il aimait nos compatriotes, il les recherchait, il leur venait en aide. Les nouvelles qui arrivaient de là-bas, il s’occupait de les recueillir, il en faisait le sujet favori de sa conversation.

D’ailleurs, il appartenait à la classe des industriels, des commerçants, et, comme tel, il souffrait de la morgue des fonctionnaires, des militaires, comme en souffrent tous les jeunes gens, qui, voués au négoce, adonnés aux affaires, n’ont aucune attache directe avec le gouvernement.

Quel dommage que M. Jean Keller, au lieu de ne l’être qu’à moitié, ne fût pas tout entier Français! Que voulez-vous? Je dis ce que je pense, ce qui me vient, sans le raisonner, comme je le sens. Si je ne suis pas porté pour les Allemands, c’est que je les ai vus de près pendant mes garnisons sur la frontière. Dans les hautes classes, même quand ils sont polis, comme on doit l’être avec tout le monde, leur naturel hautain perce toujours. Je ne nie pas leurs qualités, mais les Français en ont d’autres. Et ce n’est pas ce voyage en Allemagne qui m’aura fait changer d’opinion.

A la mort de son père, M. Jean, alors étudiant à l’Université de Gœtting, dut venir reprendre les affaires de la maison. Mme Keller trouva en lui un aide intelligent, actif, laborieux. Là, toutefois, ne se bornaient pas ses aptitudes. En dehors des choses du commerce, il était fort instruit, à ce que m’a dit ma soeur, car je n’aurais pu en juger par moi-même. Il aimait les livres. Il aimait la musique. Il avait une jolie voix, pas si forte que la mienne, mais plus agréable. A chacun son métier, d’ailleurs. Moi, quand je criais: «En avant!… Pas accéléré!… Halte!…» à mes hommes, – halte surtout – on ne se plaignait pas trop de m’entendre! Revenons à M. Jean. Si je m’écoutais, je n’arrêterais pas de faire son éloge. On le verra à l’œuvre. Ce qu’il faut retenir, c’est que, depuis la mort de son père, tout le poids des affaires était retombé sur lui. Il lui fallait travailler dur, car les choses étaient assez embrouillées. Il ne tendait qu’à un but: tirer la situation au clair et cesser son commerce. Malheureusement, ce procès qu’il soutenait contre l’État ne semblait pas près de finir. Il importait de le suivre assidûment, et, pour ne rien négliger, d’aller souvent à Berlin. C’est que l’avenir de la famille Keller en dépendait. Après tout, ses droits étaient si certains qu’elle ne pouvait le perdre, quel que fût le mauvais vouloir des juges.

Ce jour-là, à midi, nous dînâmes à la table commune. Nous étions en famille. Voilà la façon dont on me traitait. J’était près de Mme Keller. Ma sœur Irma occupait sa place habituelle, près de M. Jean, qui me faisait face.

On causa de mon voyage, des difficultés que j’avais pu rencontrer en route, de l’état du pays. Je devinai les inquiétudes de Mme Keller et de son fils à propos de ce qui se préparait, de ces troupes en marche vers la frontière de France, aussi bien celles de la Prusse que celles de l’Autriche. Leurs intérêts risquaient d’être pour longtemps compromis, si la guerre éclatait.

Mais mieux valait ne pas parler de choses si tristes à ce premier dîner. Aussi, M. Jean voulut-il changer la conversation, et je fus mis sur la sellette.

«Et vos campagnes, Natalis? me demanda-t-il. Vous avez déjà fait le coup de feu en Amérique. Vous avez rencontré là-bas le marquis de Lafayette, cet héroïque Français, qui a voué sa fortune et sa vie à la cause de l’indépendance!

– Oui, monsieur Jean.

– Et vous avez vu Washington?

– Comme je vous vois, répondis-je, un homme superbe avec de grands pieds, de grandes mains, un géant!»

Évidemment, c’était ce qui m’avait le plus frappé dans le général américain. Il fallut alors raconter ce que je savais de la bataille de Yorktown, et comment le comte de Rochambeau avait proprement rossé lord Cornwallis.

«Et depuis votre retour en France, me demanda M. Jean, vous n’avez pas fait campagne?

– Pas une fois, répliquai-je. Le Royal-Picardie est allé de garnison en garnison. Nous étions très occupés…

– Je le crois, Natalis, et même si occupés que vous n’avez jamais eu le temps de donner de vos nouvelles et d’écrire un mot à votre sœur!»

Là-dessus, je ne pus m’empêcher de rougir. Irma parut aussi quelque peu ennuyée. Enfin j’en pris mon parti. Il n’y avait pas de honte, après tout.

«Monsieur Jean, répondis-je, si je n’ai pas écrit à ma sœur, c’est que, lorsqu’il s’agit d’écrire, je suis manchot des deux bras.

– Vous ne savez pas écrire, Natalis? s’écria M. Jean.

– Non, à mon grand regret.

– Ni lire?

– Pas davantage! Pendant mon enfance, en admettant que mon père et ma mère eussent pu disposer de quelques sous pour me faire instruire, nous n’avions pas de maître d’école à Grattepanche ni aux environs. Depuis, j’ai toujours vécu le sac au dos, le fusil sur l’épaule, et on n’a guère le temps d’étudier entre deux étapes. Voilà comment un maréchal des logis, à trente et un ans, ne sait encore ni lire ni écrire!

– Eh bien, nous vous apprendrons, Natalis, dit Mme Keller.

– Vous, madame?…

– Oui, ajouta M. Jean, ma mère, moi, nous nous y mettrons tous… Vous avez deux mois de congé?…

– Deux mois.

– Et votre intention est de les passer ici?

– Si je ne vous gêne pas.

– Nous gêner, répondit Mme Keller, vous, le frère d’Irma!

– Chère dame, dit ma sœur, lorsque Natalis vous connaîtra mieux, il n’aura pas de ces idées-là!

– Vous serez ici comme chez vous, reprit M. Jean.

– Comme chez moi!… Minute, monsieur Keller!… Je n’ai jamais eu de chez moi…

– Eh bien, chez votre sœur, si vous l’aimez mieux. Je vous le répète, restez ici tant qu’il vous plaira. Et, dans vos deux mois de congé, je me charge de vous apprendre à lire. L’écriture viendra ensuite.»

Je ne savais comment remercier.

«Mais, monsieur Jean, dis-je, est-ce que tout votre temps n’est pas pris?…

– Deux heures le matin, deux heures le soir, cela suffira. Je vous donnerai des devoirs et vous les ferez.

– Je t’aiderai, Natalis, me dit Irma, car, moi, je sais un peu lire et écrire.

– Je le crois bien, ajouta M. Jean, elle a été la meilleure élève de ma mère!»

Que répondre à une proposition faite d’aussi bon cœur?

«Soit, j’accepte, monsieur Jean, j’accepte, madame Keller, et, si je ne fais pas convenablement mes devoirs, vous me mettrez en pénitence!»

M. Jean reprit:

«Voyez-vous, mon cher Natalis, il faut qu’un homme sache lire et écrire. Songez à tout ce que doivent ignorer les pauvres gens qui n’ont point appris! Quelle obscurité dans leur cerveau! Quel vide dans leur intelligence! C’est aussi malheureux que d’être privé d’un membre!

Et puis, vous ne pourriez monter en grade? Vous voilà maréchal des logis, c’est bien, mais comment iriez-vous plus haut? Comment deviendriez-vous lieutenant, capitaine, colonel? Vous resteriez où vous en êtes, et il ne faut pas que l’ignorance puisse vous arrêter en route.

– Ce ne serait pas l’ignorance qui m’arrêterait, monsieur Jean, répondis-je, ce seraient les règlements. A nous autres, du peuple, il n’est pas permis d’aller au delà de capitaine.

– Jusqu’à présent, Natalis, c’est possible. Mais la révolution de 89 a proclamé l’égalité en France, et elle fera disparaître les vieux préjugés. Chez vous, maintenant, chacun est l’égal de tous. Soyez donc l’égal de ceux qui sont instruits, pour arriver jusqu’où l’instruction peut conduire. L’égalité! C’est un mot que l’Allemagne ne connaît pas encore! – Est-ce dit?

– C’est dit, monsieur Jean.

– Eh bien, nous commencerons aujourd’hui même, et, dans huit jours, vous serez à la dernière lettre de l’A, B, C. Voici le dîner fini. Venez faire une promenade. Au retour, nous nous mettrons à la besogne!»

Et voilà de quelle façon je commençai d’apprendre à lire dans la maison Keller.

Pouvait-on de plus braves gens!

 

 

Chapitre V

 

ous fîmes une bonne promenade, nous deux M. Jean, sur la route qui monte vers le Hagelberg, du côté de Brandenbourg. On causait plus qu’on ne regardait. En somme, il n’y avait rien de bien curieux à voir.

Ce que j’observai toutefois, c’est que les gens me dévisageaient beaucoup. Que voulez-vous? Une figure nouvelle dans une petite ville, c’est un événement.

Je fis aussi cette remarque: c’est que M. Keller semblait jouir de l’estime générale. Dans le nombre de ceux qui allaient et venaient, il en était bien peu qui ne connussent la famille Keller. Aussi que de coups de chapeau, que je croyais devoir rendre fort poliment, bien qu’ils ne me fussent pas personnellement adressés. Il ne fallait point manquer à la vieille politesse française!

De quoi M. Jean m’a-t-il causé pendant cette promenade? Ah! de ce qui préoccupe surtout sa famille, de ce procès qui n’en finissait pas.

Il me raconta l’affaire tout au long. Les fournitures soumissionnées avaient été livrées dans les délais voulus. M. Keller, étant prussien, remplissait les conditions exigées par le cahier des charges, et le bénéfice, légitimement, honnêtement acquis, aurait dû lui être accordé sans contestation. A coup sûr, si jamais procès méritait d’être gagné, c’était celui-là. En cette circonstance, les agents de l’État se conduisaient comme des gueux.

«Mais minute! ajoutai-je. Ces agents ne sont pas des juges! Ceux-ci vous rendront justice, et il m’est impossible de croire que vous perdiez…

– On peut toujours perdre un procès, même le meilleur! Si le mauvais vouloir s’en mêle, puis-je espérer qu’on nous rende justice? J’ai vu nos juges, je les vois encore, et je sens bien qu’ils sont prévenus contre une famille qui tient par quelque lien à la France, maintenant surtout que les rapports sont tendus entre les deux pays. Il y a quinze mois, à la mort de mon père, personne n’aurait douté de la bonté de notre cause. A présent, je ne sais que penser. Si nous perdions ce procès, ce serait presque toute notre fortune engloutie!… Il nous resterait à peine de quoi vivre!

– Cela ne sera pas! m’écriai-je.

– Il faut tout craindre, Natalis! Oh! non pour moi, ajouta M. Jean. Je suis jeune, je travaillerai. Mais ma mère!… En attendant que j’aie pu lui refaire une position, mon cœur se serre à la pensée que, pendant des années, elle serait dans la gêne!

– Bonne madame Keller! Ma sœur m’en a tant fait l’éloge!… Vous l’aimez bien?…

– Si je l’aime!»

M. Jean se tut un instant. Puis, il reprit:

«Sans ce procès, Natalis, j’aurais déjà réalisé notre fortune, et puisque ma mère n’a qu’un désir, revenir dans cette France que vingt-cinq ans d’absence n’ont pu lui faire publier, j’aurais arrangé nos affaires de manière à lui donner cette joie d’ici un an, d’ici quelques mois peut-être!

– Mais, demandai-je, ce procès gagné ou perdu, madame Keller ne pourra-t-elle quitter l’Allemagne?

– Eh! Natalis, de revenir au pays, dans cette Picardie qu’elle aime, pour n’y plus retrouver la modeste aisance à laquelle elle est accoutumée, combien ce serait pénible! Je travaillerai, sans doute, et avec d’autant plus de courage que ce sera pour elle! Réussirai-je? Qui peut le savoir, surtout au milieu des troubles que je prévois, et dont le commerce aura tant à souffrir!»

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D’entendre M. Jean parler ainsi, cela me causait une émotion que je ne cherchais point à cacher. Plusieurs fois, il m’avait pris la main. Je répondais à son étreinte, et il devait comprendre tout ce que j’éprouvais. Ah! que n’aurais-je voulu faire pour épargner une peine à sa mère et à lui!

Il arrêtait alors de parler, les yeux fixes, comme un homme qui regarde dans l’avenir.

«Natalis, me dit-il alors d’un ton singulier, avez-vous remarqué comme les choses s’arrangent mal en ce monde! Ma mère est devenue allemande par son mariage, et moi, je resterais allemand, même si j’épousais une Française!»

Ce fut la seule allusion à ce projet dont Irma m’avait dit deux mots dans la matinée. Toutefois, comme M. Jean ne s’étendit pas davantage, je ne crus pas devoir insister. Il faut être discret avec les personnes qui vous témoignent de l’amitié. Quand il conviendrait à M. Keller de m’en parler plus longuement, il trouverait toujours une oreille ouverte pour l’écouter, une langue prête à lui faire compliment.

La promenade continua. On causa de choses et d’autres, et plus particulièrement de ce qui me concernait. Je dus encore raconter quelques faits de ma campagne en Amérique. M. Jean trouvait cela très beau que la France eût prêté son appui aux Américains pour les aider à conquérir leur liberté. Il enviait le sort de nos compatriotes, grands ou petits, dont la fortune ou la vie avaient été mises au service de cette juste cause. Certes, s’il se fût trouvé dans des conditions à pouvoir le faire, il n’aurait pas hésité. Il se serait engagé parmi les soldats du comte de Rochambeau. Il eût déchiré la cartouche à Yorktown. Il se serait battu pour arracher l’Amérique à la domination anglaise.

Et rien qu’à la manière dont il disait cela, à sa voix vibrante, à son accent qui m’allait au cœur, je puis affirmer que M. Jean eût crânement accompli son devoir. Mais on est rarement maître de sa vie. Que de grandes choses on n’a pas faites et qu’on aurait pu faire! Enfin, c’est ainsi la destinée, et il faut la prendre comme elle vient.

Nous revenions alors vers Belzingen, en redescendant la route. Les premières maisons blanchissaient au soleil. Leurs toits rouges, très visibles entre les arbres, éclataient comme des fleurs au milieu de la verdure. Nous n’en étions plus qu’à deux portées de fusil, lorsque M. Jean me dit:

«Ce soir, après souper, ma mère et moi, nous avons une visite à faire.

– Que je ne vous gêne pas! répondis-je. Je resterai avec ma sœur Irma.

– Non, au contraire, Natalis, et je vous demanderai de venir avec nous chez ces personnes.

– Comme il vous plaira!

– Ce sont des compatriotes à vous, M. et Mlle de Lauranay, qui demeurent depuis longtemps à Belzingen. Ils auront du plaisir à vous voir, puisque vous venez de leur pays, et je désire qu’ils fassent votre connaissance.

– A votre volonté,» répondis-je.

Je compris bien que M. Jean voulait m’introduire plus avant dans les secrets de sa famille. Mais, pensai-je, ce mariage ne sera-t-il pas un obstacle au projet de revenir en France? Ne créera-t-il pas un lien qui attachera plus obstinément Mme Keller et son fils à ce pays, si M. de Lauranay et sa fille y sont fixés sans espoir de retour? Là-dessus, je devais bientôt savoir à quoi m’en tenir. Un peu de patience! Il ne faut pas tourner plus vite que le moulin, ou l’on fait de mauvaise farine.

Nous étions arrivés aux premières maisons de Belzingen. Déjà M. Jean s’engageait dans la principale rue, lorsque j’entendis au loin un bruit de tambours.

Il y avait alors à Belzingen un régiment d’infanterie, le régiment de Lieb, commandé par le colonel von Grawert. J’appris plus tard que ce régiment y tenait garnison depuis cinq à six mois déjà. Très probablement, par suite du mouvement de troupes qui se prononçait vers l’ouest de l’Allemagne, il ne tarderait pas à rejoindre le gros de l’armée prussienne.

Un soldat aime toujours à regarder d’autres soldats, même quand ils sont étrangers. On cherche à voir ce qui est bien, ce qui est mal. Question de métier. Depuis le dernier bouton des guêtres jusqu’à la plume du chapeau, on examine leur uniforme et comment ils défilent. Cela ne laisse pas d’être intéressant.

Je m’arrêtai donc. M. Jean s’arrêta.

Les tambours battaient une de ces marches d’un rythme continu, qui sont d’origine prussienne.

Derrière eux, quatre compagnies du régiment de Leib marquaient le pas. Ce n’était point là un départ, mais une simple promenade militaire.

M. Jean et moi, nous étions rangés le long de la route, pour laisser passage. Les tambours étaient arrivés à notre hauteur, lorsque je sentis que M. Jean me saisissait vivement par le bras, comme s’il eût voulu se forcer à rester en place.

Je le regardai.

«Qu’y a-t-il? demandai-je.

– Rien!»

M. Jean était devenu pâle tout d’abord. Maintenant le sang lui montait aux joues. On eût dit qu’il venait d’avoir un étourdissement, ce que nous appelons des bleues vues. Puis, son regard devint fixe, et il eût été difficile de le faire baisser.

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En tête de la première compagnie, sur la gauche, marchait un lieutenant, et, par conséquent, du côté que nous occupions le long de la route.

C’était un de ces officiers allemands comme on en voyait tant alors et comme on en a tant vus depuis. Un assez bel homme, blond tirant sur le roux, yeux bleu de faïence, froids et durs, l’air bravache avec un dandinement de faraud. Malgré ses prétentions à l’élégance, on le sentait lourd. Pour mon compte, ce bellâtre m’eût inspiré de l’antipathie, même de la répulsion.

Sans doute, c’est ce qu’il inspirait à M. Jean – peut-être même plus que de la répulsion. J’observai, au surplus, que l’officier ne paraissait pas animé de meilleurs sentiments à son endroit. Le regard qu’il lui jeta ne fut rien moins que bienveillant.

Tous deux n’étaient plus qu’à quelques pas l’un de l’autre, lorsqu’ils se croisèrent. Le jeune officier fit intentionnellement un dédaigneux mouvement d’épaules au moment où il passait. La main de M. Jean me serra violemment dans une étreinte de colère. Un instant, je crus qu’il allait bondir: il parvint à se maîtriser.

Évidemment, entre ces deux hommes, il y avait une haine dont je ne soupçonnais pas la cause, mais qui ne devait pas tarder à m’être révélée.

Puis, la compagnie passa, et le bataillon se perdit au détour de la route.

M. Jean n’avait pas prononcé un mot. Il regardait les soldats s’éloigner. Il semblait qu’il fût cloué à cette place. Il y resta jusqu’à ce que le bruit de tambours eût cessé de se faire entendre.

Alors, se retournant vers moi, il me dit:

«Allons, Natalis, à l’école!»

Et nous rentrâmes chez Mme Keller.

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