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Jules Verne

 

Le Chemin de france

 

(Chapitre XVI-XX)

 

 

41 dessinset deux cartes par George Roux

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre XVI

 

a situation était grave! Et combien elle s’aggraverait encore, si nous ne trouvions à remplacer l’attelage perdu, la berline abandonnée dans les défilés des Thùringier-Walks!

Avant tout, il s’agissait de trouver un refuge pour la nuit. On réfléchirait ensuite.

J’étais fort embarrassé. Pas une cabane aux environs. Je ne savais que faire, quand, en remontant sur la droite, j’aperçus une sorte de hutte, élevée à la limite de la forêt qui s’étageait sur la dernière croupe de la chaîne.

Cette hutte était ouverte au vent sur deux de ses côtés et sa face antérieure. Les ais vermoulus laissaient passer la pluie et la bise. Cependant, les bardeaux du toit avaient résisté, et, s’il venait à pleuvoir, on serait du moins à l’abri.

L’orage de la veille avait si bien nettoyé le ciel que nous n’avions pas eu de pluie pendant la journée. Malheureusement, avec le soir, d’épais nuages revinrent de l’ouest; puis, au-dessous, il se forma de ces nuées aqueuses qui semblent ramper sur le sol. Je m’estimai heureux d’avoir trouvé cette hutte, si misérable qu’elle fût, maintenant que la berline nous faisait défaut.

M. de Lauranay avait été très affecté de l’incident, surtout pour sa petite-fille. Une longue route nous séparait encore de la frontière de France. Comment s’achèverait le voyage, et dans les délais voulus, si nous étions forcés de le continuer à pied? Nous avions donc à causer de ces choses. Mais, d’abord, il fallait aller au plus pressé.

Dans l’intérieur de la hutte, qui ne semblait pas avoir été récemment occupée, le sol était recouvert d’une litière d’herbes sèches. Là, sans doute, se réfugiaient les bergers qui mènent leurs troupeaux paître dans la montagne, sur le dernier renflement de la chaîne de Thuringe. Au bas de la colline se développaient les plaines de la Saxe, dans la direction de Fulda, à travers les territoires de la province du Haut-Rhin.

Sous les rayons du soleil couchant qui les prenaient par l’oblique, ces plaines se relevaient vers l’horizon opposé en faibles ondulations. Elles ressemblaient à des «wastes», nom que l’on donne aux terrains moins arides que les landes. Bien que ces wastes fussent comme hachés de hauteurs, ils ne devaient plus offrir les routes difficiles que nous avions suivies depuis Gotha.

La nuit venant, j’aidai ma sœur à disposer un peu de nos provisions pour le souper. Trop fatigués, sans doute, par cette marche de toute une journée, M. et Mlle de Lauranay y touchèrent à peine. Irma, non plus, n’avait pas le cœur à manger. La lassitude l’emportait sur la faim.

«Vous avez tort! répétai-je. Se nourrir d’abord, se reposer ensuite, c’est la méthode du soldat en campagne. Nous aurons besoin de nos jambes, maintenant. Il faut souper, mademoiselle Marthe…

– Je le voudrais, mon bon Natalis, me répondit-elle, que cela me serait impossible!… Demain matin, avant de partir, j’essaierai de prendre quelque nourriture…

– Ce sera toujours un repas de moins! répliquai-je.

– Sans doute, mais ne craignez rien. Je ne vous retarderai pas en route!»

Je ne pus rien obtenir, malgré mes vives instances, même lorsque je prêchai d’exemple en dévorant. J’étais résolu à me donner des forces pour quatre, comme si je me fusse attendu, le lendemain, à quadruple besogne.

A quelques pas de la hutte courait une eau limpide, qui se perdait au fond d’un étroit ravin. Quelques gouttes de cette eau, mélangée de shnaps, dont j’avais une gourde pleine, cela pouvait suffire à faire une boisson réconfortante.

Mlle Marthe consentit à boire deux ou trois gorgées. M. de Lauranay et ma sœur l’imitèrent. Ils s’en trouvèrent bien.

Puis, tous trois allèrent s’étendre dans la hutte, où ils ne tardèrent pas à s’endormir.

J’avais promis de venir prendre ma part de sommeil, avec l’intention bien arrêtée de n’en rien faire. Si j’avais parlé ainsi, c’est que M. de Lauranay aurait voulu veiller avec moi, et il ne fallait pas qu’il s’imposât ce surcroît de fatigue.

Me voilà donc, allant, venant, en sentinelle. On comprend que d’être de faction, cela n’avait rien de nouveau pour un soldat. Par prudence, les deux pistolets, que j’avais retirés de la berline, étaient passés à ma ceinture. Dans ma pensée, il n’était que sage de faire bonne garde.

Aussi avais-je pris la ferme résolution de résister au sommeil, bien que j’eusse les paupières lourdes. Parfois, lorsque mes jambes se dérobaient, je venais m’étendre près de la hutte, l’oreille toujours tendue, l’œil toujours ouvert.

La nuit était très sombre, bien que les basses vapeurs eussent peu à peu remonté dans les hauteurs du ciel. Pas un trou à ce voile épais, pas un scintillement d’étoile. La lune s’était couchée presque aussitôt que le soleil. Aucune lueur ne se dégageait à travers l’espace.

Cependant, l’horizon était libre de toute brume. Si un feu se fût allumé dans les profondeurs de la forêt ou à la surface de la plaine, je l’aurais certainement aperçu sur l’étendue d’une bonne lieue.

Non! tout était sombre, en avant, du côté des prairies, en arrière, sous les massifs qui descendaient obliquement de la croupe voisine et s’arrêtaient à l’angle de la hutte.

Du reste, le silence était aussi profond que l’obscurité. Nul souffle ne troublait le calme de l’atmosphère, ainsi qu’il arrive le plus souvent par ces temps lourds, lorsque l’orage ne se dépense même pas en éclairs de chaleur.

Si, pourtant! Un bruit se faisait entendre: c’était un sifflement continu qui reproduisait les marches et sonneries du régiment de Royal-Picardie. On le devine, Natalis Delpierre se laissait aller involontairement à ses mauvaises habitudes. Il n’y avait d’autre siffleur que lui, à une heure où les oiseaux dormaient sous le feuillage des bouleaux et des chênes.

Et, tout sifflant, je songeais au passé. Je revoyais ce qui s’était fait à Belzingen depuis mon arrivée, le mariage reculé au moment où il allait se conclure, la rencontre manquée avec le lieutenant von Grawert, l’incorporation de M. Jean, notre expulsion des territoires de l’Allemagne. Puis, dans l’avenir, j’entrevoyais les difficultés qui s’amassaient, Jean Keller, sa tête mise à prix, fuyant avec un boulet au pied, le boulet d’une condamnation à mort, sa mère ne sachant plus où le rejoindre!…

Et, s’il avait été découvert, si des misérables l’avaient livré pour empocher cette prime de mille florins?… Non! Je n’y pouvais croire! Audacieux et résolu, M. Jean n’était homme ni à se laisser prendre ni à se laisser vendre!

Pendant que je m’abandonnais à ces réflexions, je sentais mes paupières se fermer malgré moi. Je me relevais alors, ne voulant pas succomber au sommeil. J’en étais à regretter que la nature fût si calme pendant cette nuit, l’obscurité si profonde. Il n’y avait pas un seul bruit auquel je pusse me reprendre, pas une lueur sur la campagne ni au plus profond du ciel, à laquelle j’aurais pu attacher mes regards. Et il fallait un effort constant de ma volonté pour ne pas céder à la fatigue.

Cependant le temps s’écoulait. Quelle heure pouvait-il être? Minuit était-il passé? Peut-être, car la nuit est assez courte à cette époque de l’année. Aussi je cherchais quelque blanchiment du ciel dans l’est, à la crête des dernières montagnes. Mais rien ne signalait encore la prochaine montée de l’aube. Je devais donc faire erreur, et en effet je me trompais.

Il me vint alors à l’esprit que, pendant la journée, M. de Lauranay et moi, après avoir consulté la carte du pays, nous avions reconnu ceci: c’est que la première ville importante qu’il nous faudrait traverser, serait Tann, dans le district de Cassel, province de Hesse-Nassau. Là, il serait certainement possible de remplacer la berline. N’importe quel moyen serait bon pour atteindre la France, et, quand nous y serions, nous y serions bien. Toutefois, pour gagner Tann, il fallait compter une douzaine de lieues, et j’en étais là de mes rêvasseries, quand je tressautai soudain.

Je m’étais relevé et prêtais l’oreille… Il me semblait qu’une détonation lointaine venait de se faire entendre. Était-ce un coup de feu?

Presque aussitôt, une seconde détonation arriva jusqu’à moi. Pas de doute possible, c’était celle d’un fusil pu d’un pistolet. Et même j’avais cru voir comme une lueur rapide à l’horizon des arbres, massés en arrière de la hutte.

Dans la situation où nous étions, au milieu d’un pays presque désert, tout était à craindre. Qu’une bande de traînards ou de pillards vînt à passer sur la route, et nous courions le risque d’être découverts. N’y eût-il qu’une demi-douzaine d’hommes, comment aurions-nous pu résister?

Un quart d’heure s’écoula. Je n’avais pas voulu réveiller M. de Lauranay. Il pouvait se faire que cette détonation vînt de quelque chasseur à l’affût d’un sanglier ou d’un chevreuil. En tout cas, par la lueur entrevue, j’en avais estimé la distance à une demi-lieue environ.

J’étais resté debout, immobile, le regard fixé dans cette direction. N’entendant plus rien, je commençai à me rassurer, à me demander même si je n’avais point été le jouet d’une illusion de l’oreille et de l’œil. Quelquefois, on croit ne pas dormir et l’on dort. Ce que l’on prend pour une réalité n’est que la fugitive impression d’un rêve.

Résolu à lutter contre le sommeil, je me mis à marcher d’un bon pas, de long en large, sifflant, sans m’en rendre compte, mes sonneries les plus éclatantes. J’allai même jusqu’à l’angle de la forêt, derrière la hutte, et je m’engageai d’une centaine de pas sous les arbres.

Bientôt, il me sembla entendre une sorte de glissement sous les fourrés. Qu’il y eût là un renard ou un loup, c’était possible. Aussi, mes pistolets armés, étais-je prêt à les recevoir. Et telle est la force de l’habitude, qu’en ce moment, au risque de trahir ma présence, je sifflais toujours, ainsi que je l’appris plus tard.

Tout à coup, je crus voir une ombre bondir. Mon coup de pistolet partit, presque au hasard. Mais, en même temps que la détonation éclatait, un homme se dressait devant moi…

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Je l’avais reconnu rien qu’à la lueur du coup de feu: c’était Jean Keller.

 

 

Chapitre XVII

 

u bruit, M. de Lauranay, Mlle Marthe, ma sœur, subitement réveillés, s’étaient élancés hors de la hutte. Dans l’homme qui sortait avec moi de la forêt, ils n’avaient pu deviner M. Jean, ni Mme Keller, qui venait d’apparaître presque aussitôt. M. Jean s’élança vers eux. Avant qu’il eût prononcé une parole, Mlle Marthe l’avait reconnu, et il la pressait sur son cœur.

«Jean!… murmura-t-elle.

– Oui, Marthe!… Moi… et ma mère!… Enfin!»

Mlle de Lauranay se jeta dans les bras de Mme Keller.

Il ne s’agissait pas de perdre son sang-froid ni de commettre quelque imprudence.

«Rentrons tous dans la hutte, dis-je. Il y va de votre tête, monsieur Jean!…

– Quoi!… vous savez, Natalis?… me répondit-il.

– Ma sœur et moi… nous savons tout!

– Et toi, Marthe, et vous, monsieur de Lauranay?… demanda Mme Keller. – Qu’y a-t-il donc? s’écria Mlle Marthe.

– Vous allez l’apprendre, répondis-je. Rentrons!»

Un instant après, nous étions blottis au fond de la hutte. Si l’on ne se voyait pas, on s’entendait. Moi, placé près de la porte, tout écoutant, je ne cessais d’observer la route.

Et voici ce que raconta M. Jean, ne s’interrompant que pour prêter l’oreille au dehors.

Ce récit, d’ailleurs, M. Jean le fit d’un ton haletant, par phrases entrecoupées, qui lui permettaient de reprendre haleine, comme s’il eut été époumoné par une longue course.

«Chère Marthe, dit-il, cela devait arriver… et mieux vaut que je sois ici… caché dans cette hutte… que là-bas, sous les ordres du colonel von Grawert, et dans la compagnie même du lieutenant Frantz!…»

Et alors, en quelques mots, Marthe et ma sœur apprirent ce qui s’était passé avant notre départ de Belzingen, la provocation insultante du lieutenant, la rencontre convenue, le refus d’y donner suite après l’incorporation de Jean Keller dans le régiment de Leib…

«Oui, dit M. Jean, j’allais être sous les ordres de cet officier! Il pourrait se venger à son aise, au lieu de me voir en face de lui, un sabre à la main. Ah! cet homme qui vous avait insultée, Marthe, je l’aurais tué!…

– Jean… mon pauvre Jean!… murmurait la jeune fille.

– Le régiment fut envoyé à Borna, reprit Jean Keller. Là, pendant un mois, je fus soumis aux corvées les plus dures, humilié dans le service, puni injustement, traité comme on ne traite pas un chien, et par ce Frantz!…. Je me contenais… Je supportai tout… en songeant à vous, Marthe, à ma mère, à tous mes amis!… Ah! ce que j’ai souffert!… Enfin, le régiment partit pour Magdebourg… C’est là que ma mère put le rejoindre. Mais c’est là aussi qu’un soir, il y a cinq jours, dans une rue où j’étais seul avec lui, le lieutenant Frantz, après m’avoir accablé d’injures, me frappa de sa cravache!… C’était trop d’humiliations et d’insultes!… Je me jetai sur lui… Je le frappai à mon tour…

– Jean… mon pauvre Jean!… murmurait toujours Mlle Marthe.

– J’étais perdu, si je ne parvenais à m’enfuir… reprit M. Jean. Par bonheur, je pus retrouver ma mère dans l’auberge où elle demeurait… Quelques instants après, j’avais changé mon uniforme contre un habit de paysan, et nous avions quitté Magdebourg!… Le lendemain, ainsi que je l’appris bientôt, j’étais condamné à mort par un conseil de guerre… On mettait ma tête à prix!… Mille florins à qui me livrerait!… Comment pourrai-je échapper?… Je ne savais!… Mais je voulais vivre, Marthe… vivre pour vous revoir tous!…»

En cet instant, M. Jean s’interrompit.

«Est-ce qu’on n’entend pas?…» dit-il.

Je me glissai hors de la hutte. La route était silencieuse et déserte. J’appliquai mon oreille sur le sol. Nul bruit suspect du côté de la forêt.

«Rien, dis-je en rentrant.

– Ma mère et moi, reprit M. Jean, nous nous étions jetés à travers les campagnes de la Saxe avec l’espoir de vous rejoindre, peut-être, puisque ma mère connaissait l’itinéraire que la police vous obligeait à suivre!… C’était la nuit, surtout, que nous faisions route, achetant un peu de nourriture dans les maisons isolées, traversant des villages, où je pouvais lire l’affiche qui mettait ma tête à prix…

– Oui! cette affiche que, ma sœur et moi, nous avons lue à Gotha! répondis-je.

– Mon dessein, reprit M. Jean, était d’essayer d’atteindre la Thuringe, où j’avais calculé que vous deviez être encore!… Là, d’ailleurs, je serais plus en sûreté. Enfin nous atteignîmes les montagnes!… Quel rude chemin, vous le savez, Natalis, puisque vous avez dû en faire une partie à pied…

– En effet, monsieur Jean, répliquai-je. Mais qui a pu vous apprendre?…

– Hier soir, en arrivant au delà du défilé de Gebauër, répondit M. Jean, j’aperçus une berline, brisée à demi, qui avait été abandonnée sur la route. Je reconnus la voiture de M. de Lauranay… Il y avait eu un accident!… Étiez-vous sains et saufs?… Ah! quelle angoisse… Ma mère et moi, nous avons marché toute la nuit. Puis, le jour venu, il fallut se cacher!…

– Se cacher! dit ma sœur. Et pourquoi?… Vous étiez donc poursuivis?…

– Oui, répondit M. Jean, poursuivis par trois coquins que j’avais rencontrés au bas du défilé de Gebauër, le braconnier Buch et ses deux fils, de Belzingen. Je les avais déjà vus à Magdebourg, sur les derrières de l’armée, avec nombre d’autres pillards et voleurs de leur sorte. Sans doute, ils savaient qu’il y avait mille florins à gagner en se jetant sur ma piste!… C’est ce qu’ils ont fait, et, cette nuit, il y a deux heures à peine, nous ayons été attaqués à une demi-lieue d’ici… sur la lisière de la forêt…

– Ainsi, ces deux coups de feu que j’avais cru entendre?… demandai-je.

– Ce sont eux qui ont tirés, Natalis. J’ai eu mon chapeau traversé d’une balle. Cependant, en nous réfugiant dans un taillis, ma mère et moi avons pu échapper à ces misérables!… Ils ont dû croire que nous avions rebroussé chemin, car ils se sont rejetés du côté des montagnes!… Alors nous avons repris notre route vers la plaine, et, arrivé sur la limite de la forêt, Natalis, je vous ai reconnu à votre sifflement…

– Et moi qui ai tiré sur vous, monsieur Jean!… En voyant un homme bondir…

– Peu importe, Natalis! mais il se peut que votre coup de feu ait été entendu, il faut que je parte à l’instant!…

– Seul?… s’écria Mlle Marthe.

– Non! nous partirons ensemble! répondit M. Jean. S’il est possible, ne nous séparons plus avant d’avoir atteint la frontière de France. Au delà, il sera temps d’en venir à une séparation qui peut être si longue!…»

Nous savions tout ce qu’il nous importait de savoir, c’est-à-dire combien la vie de M. Jean serait menacée, si le braconnier Buch et ses deux fils retrouvaient ses traces. Sans doute, on se défendrait contre ces gueux! On ne se rendrait pas sans lutte! Mais quelle en serait l’issue, au cas où les Buch auraient raccolé des chenapans de leur espèce, comme il y en avait tant à courir la campagne?

En quelques mots, M. Jean fut instruit de tout ce qui s’était passé depuis notre départ de Belzingen, et comment le voyage avait été favorisé jusqu’à l’accident du Gebauër.

Maintenant, le manque de chevaux et de voiture nous mettait dans un extrême embarras.

«Il faut se procurer à tout prix des moyens de transport, dit M. Jean.

– J’espère que nous pourrons en trouver à Tann, répondit M. de Lauranay. En tout cas, mon cher Jean, ne restons pas plus longtemps dans cette hutte. Buch et ses fils se sont peut-être rabattus de ce côté… Il faut profiter de la nuit…

– Pourrez-vous nous suivre, Marthe? demanda M. Jean.

– Je suis prête! dit Mlle de Lauranay.

– Et toi, ma mère, toi qui viens de supporter tant de fatigues?

– En route, mon fils!» répondit Mme Keller.

Il nous restait quelques provisions, de quoi aller jusqu’à Tann. Cela éviterait de faire halte dans les villages, où Buch et ses fils pourraient ou auraient pu passer.

Voici donc ce qui fut délibéré avant de reprendre notre route, car avant tout, il fallait assurer l’enfant, comme nous disons au jeu de piquet.

Tant qu’il n’y aurait pas danger à le faire, nous étions décidés à ne plus nous séparer. Sans doute, ce qui devait être relativement facile pour M. de Lauranay et Mlle Marthe, pour ma sœur et pour moi, puisque nos passeports nous protégeaient jusqu’à la frontière française, serait plus difficile pour Mme Keller et son fils. Aussi, devraient-ils prendre la précaution de ne point entrer dans les villes par lesquelles il nous était imposé de passer. Ils s’arrêteraient en deçà, ils nous rejoindraient au delà. De cette façon, peut-être ne serait-il pas impossible de faire route ensemble.

«Partons donc, répondis-je. Si je puis acheter une voiture et des chevaux à Tann, ce seront bien des fatigues épargnées à votre mère, à Mlle Marthe, à ma sœur, à M. de Lauranay! Quant à nous, monsieur Jean, nous n’en sommes pas à cela près de quelques journées de marche et de quelques nuits à la belle étoile, et vous verrez comme elles sont belles, les étoiles qui brillent sur la terre de France!»

Cela dit, je m’avançais d’une vingtaine de pas sur la route. Il était deux heures du matin. Une profonde obscurité enveloppait tout le pays. On sentait cependant les premières pâleurs de l’aube à la crête des montagnes.

Si je ne pouvais rien voir encore, je pouvais du moins entendre. J’écoutai avec une extrême attention. L’air était si calme que le bruit d’un pas sous la futaie ou sur la route n’aurait pu m’échapper…

Rien… Il fallait en conclure que Buch et ses fils avaient perdu la piste de Jean Keller.

Nous étions tous hors de la hutte. J’avais emporté ce qui restait de nos provisions, et croyez que cela ne faisait pas un ballot bien lourd. De nos deux pistolets, je remis l’un à M. Jean, je gardai l’autre. A l’occasion, nous saurions nous en servir.

En ce moment, Jean vint prendre la main de Mlle de Lauranay, et d’une voix émue, il lui dit:

«Marthe, quand j’ai voulu vous prendre pour femme, ma vie m’appartenait!… Maintenant, je ne suis plus qu’un fugitif, un condamné à mort!… Je n’ai plus le droit d’associer votre vie à la mienne!…

– Jean, répondit Mlle Marthe, nous sommes unis devant Dieu!… Que Dieu nous conduise!…»

 

 

Chapitre XVIII

 

e passerai rapidement sur les deux premiers jours de voyage avec Mme Keller et son fils. Nous avions eu cette chance, en quittant le territoire de la Thuringe, de ne faire aucune mauvaise rencontre.

Très surexcités, d’ailleurs, nous allions d’un bon pas. La fatigue ne semblait plus avoir prise sur nous. On eût dit que Mme Keller, Mlle Marthe et ma sœur voulaient nous donner l’exemple. Il fallut les modérer. On se reposait régulièrement une heure sur quatre, et cela fait de la route au bout de la journée.

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Le pays, peu fertile, était creusé de sinueux ravins, hérissés de saules et de trembles. Aspect assez sauvage dans cette partie de la province de Hesse-Nassau, qui a formé depuis le district de Cassel. Peu de villages, seulement quelques fermes à toit plat, sans chenaux. Nous traversions alors l’enclave de Schmalkalden, par un temps favorable, un ciel couvert, une bise assez fraîche qui nous prenait de dos. Néanmoins, nos compagnes étaient bien fatiguées, lorsque, le 24 août, après une dizaine de lieues faites à pied depuis les montagnes de la Thuringe, elles arrivèrent devant Tann, vers dix heures du soir.

Là, comme il était convenu, M. Jean et sa mère se séparèrent de nous. Il n’eût pas été prudent de traverser cette ville, dans laquelle M. Jean aurait pu être reconnu, et on sait où cela l’eût mené!

Il avait été dit que l’on se retrouverait le lendemain, vers huit heures, sur la route de Fulda. Si nous n’étions pas exacts au rendez-vous, c’est que l’acquisition d’une voiture et d’un cheval nous aurait retenus. Mais, sous aucun prétexte, Mme Keller ni son fils ne devraient entrer à Tann. Et cela fut sage, car les agents se montrèrent très sévères dans l’examen de nos passeports. Je vis le moment où l’on allait retenir des gens que l’on expulsait. Il fallut dire comment nous voyagions, dans quelles circonstances nous avions perdu notre voiture, etc.

Cela nous servit pourtant. Un des agents, dans l’espoir d’une honnête commission, offrit de nous mettre en rapport avec un loueur. Sa proposition fut acceptée. Après avoir conduit Mlle Marthe et ma sœur à l’hôtel, M. de Lauranay, qui parlait très bien l’allemand, vint avec moi chez ce loueur.

De voiture de voyage, il n’en avait pas. Il fallut se contenter d’une sorte de patache à deux roues, recouverte d’une bâche, et de l’unique cheval qui pouvait s’atteler dans ses brancards. Inutile d’ajouter que M. de Lauranay dut payer deux fois la valeur du cheval et trois fois celle de la patache.

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Le lendemain, à huit heures, nous retrouvions Mme Keller et son fils sur la route. Un mauvais cabaret leur avait servi de gîte. M. Jean avait passé la nuit sur une chaise, pendant que sa mère disposait d’une sorte de grabat. M. et Mlle de Lauranay, Mme Keller et Irma, montèrent dans la patache, où j’avais déposé quelques provisions achetées à Tann. Eux assis, il restait, en se serrant, une cinquième place. Je l’offris à M. Jean. Il refusa. Finalement, il fut convenu que nous la prendrions à tour de rôle, et, la plupart du temps, il nous arrivait d’aller tous deux à pied, afin de ne point surmener le cheval. Je n’avais pas eu le choix pour celui-là. Ah! nos pauvres bêtes de Belzingen!

Le 26, au soir, nous arrivions à Fulda, après avoir aperçu de loin le dôme de sa cathédrale, et, sur une hauteur, un couvent de Franciscains. Le 27, nous traversions Schlinchtern, Sodon, Salmunster, au confluent de la Salza et de la Kinzig. Le 28, nous arrivions à Gelnhausen, et, si nous avions voyagé pour notre plaisir, il aurait fallu, paraît-il, visiter son château qui fut habité par Frédéric Barberousse, à ce qu’on m’a dit depuis. Mais des fugitifs, ou à peu près, avaient autre chose à faire.

Cependant la patache n’allait pas aussi vite que je l’aurais voulu, à cause du mauvais état d’une route qui, principalement aux environs de Salmunster, traversait des forêts interminables, coupées de ces vastes étangs que nous appelons entailles en Picardie. On ne marchait qu’au pas. De là, des retards qui ne laissaient pas d’être inquiétants. Il y avait treize jours que nous étions partis. Encore sept jours, et nos passeports seraient sans valeur.

Mme Keller était bien fatiguée. Qu’arriverait-il, si ses forces lui faisaient défaut, s’il fallait la laisser dans quelque ville pu village? Son fils n’y pourrait demeurer avec elle, qui ne l’eût pas permis. Tant que la frontière française ne serait pas entre M. Jean et les agents prussiens, il courait danger de mort.

Que de difficultés nous eûmes à franchir la forêt de Lomboy, qui s’étend de gauche à droite de la Kinzig jusqu’aux montagnes de la Hesse-Darmstadt! Je crus que nous n’arriverions pas de l’autre côté de la rivière, et il fallut perdre beaucoup de temps avant de trouver un gué.

Enfin, le 29, la patache s’arrêta un peu avant Hanau. Nous dûmes passer la nuit dans cette ville, où se faisait un mouvement considérable de troupes et d’équipages. Comme M. Jean et sa mère auraient eu à faire à pied un crochet de deux lieues pour la tourner, M. de Lauranay et Mlle Marthe restèrent avec eux dans la patache. Ma sœur et moi, nous entrâmes seuls dans la ville, afin d’y renouveler nos provisions. On se retrouva le lendemain, 30, sur la route qui coupe le district de Viessbaden. On évitait, vers midi, la petite ville d’Offenbach, et, le soir, on atteignait Francfort-sur-le-Mein.

De cette grande cité, je ne dirai rien, si ce n’est qu’elle est située sur la rive droite de la rivière et qu’elle fourmille de Juifs. Ayant traversé le Mein dans le bac du passeur d’Offenbach, nous étions tout portés sur la route qui descend vers Mayence. Comme nous ne pouvions nous dispenser d’entrer à Francfort pour le visa des passeports, cette formalité remplie, nous revînmes retrouver M. Jean et sa mère. Cette nuit-là ne nous obligea donc pas à une séparation toujours pénible. Mais, ce qui fut plus apprécié encore, c’est que nous trouvâmes à nous loger, fort modestement, il est vrai, dans le faubourg de Salhsenhausen, sur la rive gauche du Mein.

Après un souper pris en commun, chacun eut hâte de regagner son lit, excepté ma sœur et moi, qui avions quelques emplettes à faire.

Et voici, entre autres choses, ce qu’entendit Irma chez le boulanger, où quelques personnes parlaient du soldat Jean Keller. On disait qu’il avait été repris du côté de Salmunster, et les détails de la capture ne manquaient pas. En vérité, c’eût été plaisant, si nous avions eu l’humeur de plaisanter.

Toutefois, ce qui me parut infiniment plus grave, c’est qu’on s’entretenait aussi de l’arrivée très prochaine du régiment de Leib, qui devait être dirigé de Francfort sur Mayence, et de Mayence vers Thionville.

S’il en était ainsi, le colonel von Grawert et son fils allaient suivre la même route que nous. En prévision de cette rencontre, ne conviendrait-il pas de modifier notre itinéraire et de prendre une direction plus au sud, au risque de se compromettre en évitant les villes indiquées par la police prussienne?

Le lendemain, 31, j’appris cette mauvaise nouvelle à M. Jean. Il me recommanda de n’en parler ni à sa mère ni à Mlle Marthe, qui avaient déjà leur suffisance d’inquiétudes. Au delà de Mayence, on verrait le parti auquel il conviendrait de s’arrêter, et s’il serait nécessaire de se séparer jusqu’à la frontière. En nous pressant, peut-être pourrions-nous distancer le régiment de Leib, de façon à gagner avant lui la Lorraine.

Nous partîmes dès six heures du matin. Malheureusement, la route était dure et fatigante. Il fallut traverser les forêts de Neilruh et de La Ville, qui avoisinent Francfort. Il y eut des retards de plusieurs heures, employées à tourner les bourgades de Hôchst et de Hochheim, encombrées par une colonne d’équipages militaires. Je vis le moment où notre vieille patache, attelée de son maigre bidet, allait être prise pour le transport de plusieurs quintaux de pain. Enfin, bien qu’il n’y eût qu’une quinzaine de lieues à faire depuis Francfort, nous n’atteignîmes Mayence que dans la soirée du 31. Nous étions alors sur la frontière de la Hesse-Darmstadt.

On le comprend, Mme Keller et son fils auraient eu le plus grand intérêt à éviter Mayence. Cette ville est située sur la rive gauche du Rhin, au confluent du Mein et vis à vis de Cassel, qui en est comme le faubourg et s’y relie par un pont de bateaux long de six cents pieds.

Donc, pour retrouver les routes qui descendent vers la France, il faut nécessairement franchir le Rhin, soit au-dessus, soit au-dessous de la ville, quand on ne veut pas prendre par le pont.

Nous voilà donc à la recherche d’un bac qui pût transporter M. Jean et sa mère. Ce fut inutile. Le service des bacs était interrompu par ordre de l’autorité militaire.

Il était alors huit heures du soir. Nous ne savions vraiment que devenir.

«Il faut pourtant que ma mère et moi, nous passions le Rhin! dit Jean Keller.

– En quel endroit et comment? répondis-je.

– Par le pont de Mayence, puisqu’il est impossible de le franchir ailleurs!»

Et voici le plan qui fut arrêté.

M. Jean prit ma roulière dont il s’enveloppa de la tête aux pieds. Puis, tenant le cheval par la bride, il se dirigea vers la porte de Cassel.

Mme Keller s’était blottie dans le fond de la patache sous les vêtements de voyage. M. et Mlle de Lauranay, ma sœur et moi, nous occupions les deux banquettes. On s’approcha ainsi des vieux remparts de briques moussues, entre les avancées, et la patache s’arrêta devant la porte qui gardait la tête du pont.

Il s’y trouvait une grande affluence de monde, à la sortie du franc-marché, qui s’était tenu ce jour-là à Mayence. C’est alors que M. Jean paya d’audace.

«Vos passeports?» nous cria-t-il.

Je lui tendis les passeports qu’il remit lui-même au chef du poste.

«Quelles sont ces gens? lui demanda-t-on.

– Des Français que je reconduis à la frontière.

– Et qui êtes-vous?

– Nicolas Friedel, loueur à Hochst.»

Nos passeports furent examinés avec une minutieuse attention. Bien qu’ils fussent en règle, on juge de l’angoisse qui nous serrait le cœur!

«Ces passeports n’ont plus que quatre jours à courir! fit observer le chef du poste. Il faut donc que, dans quatre jours, ces gens-là soient hors du territoire.

– Ils y seront, répondit Jean Keller, mais nous n’avons pas de temps à perdre!

– Passez!»

Une demi-heure après, le Rhin franchi, nous étions à l’Hôtel de Anhalt, où M. Jean devait jouer jusqu’au bout son rôle de loueur. Il m’en souviendra, de notre entrée à Mayence!

Ce que c’est que les choses! Quel accueil différent nous aurait attendus quelques mois plus tard, lorsqu’en octobre, Mayence s’était rendue aux Français! Quelle joie c’eût été de trouver là nos compatriotes! Comme ils auraient reçu, non seulement nous que l’on chassait des territoires allemands, mais aussi Mme Keller et son fils, en apprenant leur histoire! Et, quand même nous aurions dû rester six mois, huit mois, dans cette capitale, eh bien, nous en serions sortis avec nos braves régiments et les honneurs de la guerre pour rentrer en France!

Mais on n’arrive pas quand on veut, et le principal, lorsqu’on est arrivé, c’est de pouvoir repartir à sa convenance.

Lorsque Mme Keller, Mlle Marthe et Irma furent rentrées dans leur chambre à l’Hôtel de Anhalt, M. Jean s’en fut s’occuper de son cheval. M. de Lauranay et moi, nous sortîmes pour aller aux nouvelles.

Le mieux était de s’installer dans une brasserie et d’y demander les dernières gazettes. Et cela en valait la peine d’apprendre ce qui s’était passé en France depuis notre départ. En effet, c’étaient la terrible journée du 10 août, l’envahissement des Tuileries, le massacre des Suisses, la famille royale enfermée au Temple, Louis XVI provisoirement suspendu de la royauté!

Voilà des faits qui étaient de nature à précipiter la masse des coalisés vers la frontière française!

Aussi la France tout entière était-elle déjà prête à repousser l’invasion.

Il y avait toujours trois armées, Luckner au nord, Lafayette au centre. Montesquieu au midi. Quant à Dumouriez, il servait sous Luckner comme lieutenant-général.

Mais – nouvelle qui ne datait que de trois jours – Lafayette, suivi de quelques-uns de ses compagnons, venait de se rendre au quartier général autrichien, où, malgré ses réclamations, on l’avait traité en prisonnier de guerre. Que l’on juge par là des dispositions de nos ennemis envers tout ce qui était français et quel sort nous attendait, si les agents militaires nous eussent pris sans passeports!

Sans doute, dans ce que rapportaient les gazettes, il y avait à prendre et à laisser. Cependant, voici où en étaient les choses à la dernière heure.

Dumouriez, commandant en chef des armées du nord et du centre, était un maître-homme, on le savait. Aussi, désireux de lui porter les premiers coups, les rois de Prusse et d’Autriche allaient-ils arriver à Mayence. Le duc de Brunswick dirigeait les armées de la coalition. Après avoir pénétré en France par les Ardennes, elles devaient marcher sur Paris par la route de Châlons. Une colonne de soixante mille Prussiens se portait par Luxembourg sur Longwy. Trente-six mille Autrichiens, en deux corps, sous les ordres de Clairfayt et du prince de Hohenlohe, flanquaient l’armée prussienne. Telles étaient les masses terribles qui menaçaient la France.

Je vous dis tout de suite ces choses que j’ai apprises plus tard, parce qu’elles vous font connaître la situation.

Quant à Dumouriez, il était à Sedan avec vingt-trois mille hommes. Kellermann, qui remplaçait Luckner, occupait Metz avec vingt mille. Quinze mille à Landau, sous Custine, trente mille en Alsace, sous Biron, étaient prêts à se joindre, suivant le besoin, soit à Dumouriez, soit à Kellermann.

Enfin, en dernières nouvelles, la gazette nous apprit que les Prussiens venaient de prendre Longwy, qu’ils bloquaient Thionville et que le gros de leur armée marchait sur Verdun.

Nous revînmes à l’hôtel, et, quand elle sut ce qui se passait, Mme Keller, bien que très affaiblie, refusa de nous faire perdre vingt-quatre heures à Mayence – repos qui lui eût été bien nécessaire. Mais elle tremblait que son fils fût découvert. On repartit donc le lendemain, premier jour de septembre. Une trentaine de lieues nous séparaient encore de la frontière.

Notre cheval, quelque ménagement que j’en prisse, n’allait pas vite. Et pourtant, combien cela pressait! Ce fut le soir, seulement, que nous aperçûmes les ruines d’un vieux château-fort au sommet du Schlossberg. Au pied s’étendait Kreuznach, ville importante du district de Coblentz, située sur la Nahe, et qui, après avoir appartenu à la France en 1801, revint à la Prusse en 1815.

Le lendemain, nous atteignions la bourgade de Kirn, et, vingt-quatre heures après, celle de Birkenfeld. Très heureusement, les provisions ne manquant pas, nous avions pu, Mme Keller, M. Jean et nous, tourner ces petites villes, qui n’étaient point portées sur notre itinéraire. Mais il avait fallu se contenter de la patache pour tout abri, et les nuits, passées dans ces conditions, ne laissaient pas d’être très pénibles.

Il en fut de même, quand nous fîmes halte, le 3 septembre au soir. Le lendemain, à minuit, expirait le délai qui nous avait été assigné pour évacuer le territoire allemand. Et nous étions encore à deux journées de marche de la frontière! Que deviendrions-nous si nous étions arrêtés en route, sans passeports valables, par les agents Prussiens.

Peut-être aurions-nous pu nous porter au sud, du côté de Sarrelouis, la ville française la plus rapprochée. Mais c’était risquer de tomber dans la masse des Prussiens qui allaient renforcer le blocus de Thionville. Aussi parut-il préférable d’allonger notre route, afin d’éviter cette dangereuse rencontre.

En somme, nous n’étions plus qu’à quelques lieues du pays, sains et saufs, tous! Que nous y fussions arrivés, M. et Mlle de Lauranay, ma sœur et moi, cela n’avait rien de bien extraordinaire, sans doute! Pour Mme Keller et son fils, on ne peut dire qu’ils avaient été favorisés. Lorsque Jean Keller nous avait rejoints dans les montagnes de la Thuringe, je ne comptais guère que nous pourrions nous serrer la main sur la frontière de France!

Toutefois, il importait d’éviter Saarbrük, non seulement dans l’intérêt de M. Jean et de sa mère, mais aussi dans le nôtre. Cette ville nous eût plutôt offert l’hospitalité dans une prison que dans un hôtel.

Nous allâmes donc loger dans une auberge, dont les hôtes habituels ne devaient pas être de première qualité. Plus d’une fois, l’aubergiste nous regarda d’un air singulier. Il me sembla même, qu’au moment où nous partions, il échangeait quelques propos avec des individus attablés au fond d’une petite salle et que nous ne pouvions voir.

Enfin, le 4, au matin, nous prîmes le chemin qui passe entre Thionville et Metz, quitte à nous rabattre, s’il le fallait, sur cette grande ville que les Français occupaient alors.

Quelle route pénible à travers cette masse de petits bois, disséminés sur tout le pays! Le pauvre bidet n’en pouvait plus. Aussi, vers deux heures après midi, au bas d’une longue côte qui montait entre d’épais taillis, bordée parfois de champs de houblon, dûmes-nous mettre pied à terre, tous, moins Mme Keller, trop fatiguée pour quitter la patache.

On marchait lentement. Je tenais le cheval par la bride. Ma sœur allait près de moi. M. de Lauranay, sa demoiselle et M. Jean cheminaient un peu en arrière. Sauf nous, il n’y avait personne sur la route. Au loin, vers la gauche, de sourdes détonations se faisaient entendre. On se battait de ce côté, sans doute, sous les murs de Thionville.

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Tout à coup, à droite, un coup de feu retentit. Notre cheval, frappé mortellement, s’abat entre les brancards qu’il brise. En même temps, des vociférations éclatent:

«Nous le tenons enfin!

– Oui! C’est bien Jean Keller!

– A nous les mille florins!

– Pas encore!» s’écria M. Jean.

Un second coup de feu éclata. Cette fois, c’était M. Jean qui l’avait tiré, et un homme roulait à terre près de notre cheval.

Tout cela s’était fait si rapidement que je n’avais pas eu le temps de m’y reconnaître.

«Ce sont les Buch! me cria M. Jean.

– Eh bien… bûchons-les!» répondis-je.

Ces gredins, en effet, se trouvaient à l’auberge où nous avions passé la nuit. Après quelques mots échangés avec le cabaretier, ils s’étaient lancés sur notre piste.

Mais, de trois, ils n’étaient plus que deux maintenant, le père et le second de ses fils. L’autre, le cœur traversé d’une balle, venait d’expirer.

Et alors, deux contre deux, la partie serait égale. Elle ne fut pas longue, d’ailleurs. Je tirai à mon tour sur le fils Buch et ne fis que blesser ce gueux. Alors, son père et lui, voyant leur coup manqué, se jetèrent dans les taillis à gauche de la route et détalèrent à toutes jambes.

Je voulais me mettre à leur poursuite, M. Jean m’en empêcha. Peut-être eut-il tort?

«Non, dit-il, le plus pressé est de passer la frontière. En route!… en route!»

Comme nous n’avions plus de cheval, il fallut abandonner notre patache. Mme Keller dut mettre pied à terre et s’appuyer au bras de son fils.

Encore quelques heures, et nos passeports ne nous protégeraient plus!…

On alla ainsi jusqu’à la nuit. On campa sous les arbres. On vécut du reste des provisions. Enfin, le lendemain, 5 septembre, vers le soir, nous franchissions la frontière.

Oui! c’était bien le sol français que nos pieds foulaient alors, mais le sol français occupé par des soldats étrangers!

 

 

Chapitre XIX

 

ous touchions donc au terme de ce long voyage que la déclaration de guerre nous avait obligés à faire à travers un pays ennemi. Ce pénible chemin de France, nous l’avions parcouru au prix d’extrêmes fatigues, sinon d’extrêmes dangers. Sauf en deux ou trois circonstances – entre autres, lorsque les Buch nous avaient attaqués – notre vie n’avait jamais été mise en péril, notre liberté non plus.

Ce que je dis de nous s’applique également à M. Jean, depuis que nous l’avions rencontré dans les montagnes de la Thuringe. Il était arrivé sain et sauf. Maintenant, il ne lui restait plus qu’à gagner quelque ville des Pays-Bas, où il pourrait attendre en sûreté l’issue des événements.

Cependant la frontière était envahie. Autrichiens et Prussiens, établis dans cette région qui s’étend jusqu’à la forêt de l’Argonne, nous la rendaient aussi dangereuse que si nous eussions eu à traverser les districts de Postdam ou de Brandebourg. Aussi, après les fatigues du passé, l’avenir nous réservait-il des périls autrement graves.

Que voulez-vous? On se croit arrivé, et c’est à peine si l’on est en route.

En réalité, pour dépasser les avant-postes de l’ennemi et ses cantonnements, il ne nous restait plus qu’une vingtaine de lieues à franchir. Mais, en marches et contre-marches, de combien s’allongerait ce parcours?

Peut-être eût-il été plus prudent de rentrer en France par le sud ou le nord de la Lorraine. Toutefois, dans l’état de dénuement ou nous étions, privés de tout moyen de transport, sans aucun espoir de s’en procurer, il fallait regarder à deux fois avant de faire un aussi long détour.

Cette proposition avait été débattue entre M. de Lauranay, M. Jean et moi. Après en avoir discuté le pour et le contre, m’est avis que nous eûmes raison de la rejeter.

Il était huit heures du soir au moment où nous avions atteint la frontière. Devant nous s’étendaient de grands bois, à travers lesquels il ne convenait pas de s’aventurer pendant la nuit.

On fit donc halte pour se reposer jusqu’au matin. S’il ne pleuvait pas, sur ces plateaux élevés; mais au commencement de septembre, le froid ne vous y épargne pas ses piqûres.

Quant à allumer du feu, c’eût été trop imprudent pour des fugitifs qui cherchaient à passer inaperçus. On se blottit donc de son mieux sous les basses branches d’un hêtre. Les provisions que j’avais retirées de la patache, du pain, de la viande froide, du fromage, furent étalées sur nos genoux. Un ruisseau nous donna de l’eau claire que nous relevâmes de quelques gouttes de schnaps. Puis, laissant M. de Lauranay, Mme Keller, Mlle Marthe et ma sœur prendre quelques heures de repos, M. Jean et moi allâmes nous poster à dix pas de là.

M. Jean, très absorbé, ne parla pas tout d’abord, et je respectais son silence, lorsqu’il me dit.

«Écoutez-moi, mon brave Natalis, et n’oubliez jamais ce que je vais vous dire. Nous ne savons pas ce qui peut arriver, à moi surtout. Je puis être forcé de fuir… Eh bien, il ne faut pas que ma mère vous quitte. La pauvre femme est à bout de forces, et si je suis forcé de me séparer de vous, je ne veux plus qu’elle me suive. Vous voyez où elle en est, malgré son énergie et son courage. Je vous la confie donc, Natalis, comme je vous confie Marthe, c’est-à-dire tout ce que j’ai de plus cher au monde!

– Comptez sur moi, monsieur Jean, répondis-je. J’espère que rien ne nous séparera plus!… Cependant, si cela arrivait, je ferais tout ce que vous pouvez attendre d’un homme qui vous est entièrement dévoué!»

M. Jean me serra la main.

«Natalis, reprit-il, si l’on s’empare de moi, je n’ai point à douter de mon sort. Il sera vite réglé. Souvenez-vous alors que ma mère ne doit jamais revenir en Prusse. Elle était française avant son mariage. Son mari et son fils n’étant plus, il faut qu’elle finisse sa vie dans le pays où elle est née!

– Elle était française, dites-vous, monsieur Jean? Dites qu’elle l’est toujours et n’a jamais cessé de l’être à nos yeux.

– Soit, Natalis! Vous l’emmènerez donc dans votre Picardie, que je n’ai jamais vue, et que j’aimerais tant à voir! Espérons que ma mère, à défaut du bonheur, trouvera dans ses derniers jours le repos qui lui est bien dû! La pauvre femme, comme elle aura souffert ici-bas!»

Et lui, M. Jean! n’aura-t-il donc pas eu sa large part de souffrances?

«Ah! ce pays! reprit-il. Si nous avions pu nous y retirer ensemble, Marthe, ma femme, vivant près de ma mère et de moi, quelle existence, et comme nous aurions vite oublié nos peines! Mais ne suis-je pas fou de songer à ces choses, moi, un fugitif, un condamné que la mort peut frapper à chaque instant!

– Minute, monsieur Jean, ne parlez pas ainsi! On ne vous tient pas encore, et je serais bien surpris si vous étiez homme à vous laisser prendre!

– Non, Natalis!… Non, certes!… Je lutterai jusqu’au bout, n’en doutez pas!

– Et je vous y aiderai, monsieur Jean!

– Je le sais! Ah mon ami! que je vous embrasse! C’est la première fois qu’il m’est permis de serrer dans mes bras un Français sur la terre de France!

– Ce ne sera pas la dernière!» répondis-je.

Oui! le fond de confiance qui est en moi n’avait pas faibli, malgré tant d’épreuves. Ce n’était pas sans raison que je passais à Grattepanche pour un des plus entêtés, un des plus cabochards de toute la Picardie!

Cependant la nuit s’écoulait. Chacun à notre tour, nous deux M. Jean prenions quelque repos. Il faisait si noir, si noir sous les arbres, que le diable n’y aurait pas reconnu son jeune! Mais il ne devait pas être loin, ce diable, avec toutes ses embûches! Comment n’est-il pas encore fatigué de faire tant de misères au pauvre monde!

Pendant que j’étais de faction, j’écoutais, l’oreille toujours tendue au vent. Le moindre bruit me semblait suspect. Il y avait à craindre, au milieu de ces bois, sinon les soldats de l’armée régulière, du moins les traînards. Nous l’avions bien vu dans l’affaire des Buch père et fils.

Par malheur, deux de ces Buch nous avaient échappé. Aussi, leur premier soin devait-il être de chercher à nous reprendre, et, pour y réussir, de s’adjoindre quelques gueux de leur espèce, quitte à partager la prime de mille florins!

Oui! je songeais à tout cela, – ce qui me tenait en éveil. Je pensais, en outre, que, dans le cas où le régiment de Leib aurait quitté Francfort vingt-quatre heures après nous, il devait avoir franchi la frontière. Ne pouvait-il être alors dans le voisinage, au milieu des bois de l’Argonne?

Ces appréhensions étaient exagérées, sans doute. Et n’en est-il pas toujours ainsi, quand le cerveau est surexcité. C’était bien mon cas. Je croyais entendre marcher sous les arbres. Il me semblait voir des ombres se glisser derrière les taillis. Il va sans dire que si M. Jean était armé de l’un de nos pistolets, j’avais l’autre à ma ceinture, et nous étions bien résolus à ne nous laisser approcher de personne.

En somme, cette nuit se passa sans alertes. Plusieurs fois, il est vrai, nous entendîmes de lointains appels de trompettes, et même le roulement des tambours, qui, vers le matin, battirent la diane. Ces bruits venaient généralement du sud – ce qui indiquait de ce côté un cantonnement de troupes.

Très probablement, il s’agissait là de colonnes autrichiennes, attendant le moment de se diriger vers Thionville ou même vers Montmédy, plus au nord. Ainsi qu’on l’a su depuis, l’intention des alliés n’avait jamais été d’enlever ces diverses places, mais de les masquer, de paralyser leurs garnisons, afin de se porter à travers le territoire des Ardennes.

Nous pouvions donc rencontrer quelque colonne de ces troupes, et nous aurions été vite ramassés. En vérité, de tomber entre des mains autrichiennes ou prussiennes, c’eût été jus vert et vert jus! Les unes eussent été aussi rudes que les autres!

La résolution fut donc prise de remonter un peu plus au nord, du côté de Stenay ou même de Sedan, de manière à pénétrer dans l’Argonne, en évitant les routes très probablement suivies par les Impériaux.

Dès que le jour parut, on se remit en marche.

Le temps était beau. On entendait le sifflement des bouvreuils, puis, sur la limite des clairières, les cigales chantaient en signe de chaleur. Plus loin, les alouettes, jetant leur petit cri, montaient droit dans l’air.

Nous marchions aussi vite que le permettait la faiblesse de Mme Keller. Sous le feuillage épais des arbres, le soleil ne pouvait nous gêner. On se reposait toutes les deux heures. Ce qui m’inquiétait, c’est que nos provisions touchaient à leur fin. Et comment les remplacer?

Ainsi qu’il avait été convenu, nous pointions un peu plus vers le nord, loin des villages et hameaux que l’ennemi devait certainement occuper.

La journée ne fut marquée par aucun incident. En somme, le trajet parcouru en droite ligne avait été médiocre. Dans l’après-midi, Mme Keller ne faisait plus que se traîner. Elle, que j’avais connue à Belzingen, droite comme un frêne, était courbée maintenant, ses jambes fléchissant à chaque pas, et je voyais le moment où elle ne pourrait plus aller.

Pendant la nuit, de lointaines détonations se firent entendre sans discontinuité. C’était l’artillerie qui ronflait dans la direction de Verdun.

Le pays que nous traversions est formé de bois peu étendus et de plaines arrosées par de nombreux cours d’eau. Ce ne sont que des ruisseaux dans la saison sèche, et on peut les passer aisément. Autant que possible, nous cheminions à l’abri des arbres, afin de ne point être dépistés.

Quatre jours avant, le 2 septembre, ainsi que nous l’apprîmes plus tard. Verdun, si intrépidement défendu par l’héroïque Beaurepaire, qui se suicida plutôt que de se rendre, avait ouvert ses portes à cinquante mille Prussiens. Cette occupation allait permettre aux coalisés de s’immobiliser pendant quelques jours sur les plaines de la Meuse. Brunswick devait se contenter de prendre Stenay, tandis que Dumouriez, – un malin! – préparant en secret son plan de résistance, restait à Sedan.

Pour en revenir à ce qui nous concerne, ce que nous ignorions, c’est que le 30 août – il y avait huit jours de cela – Dillon s’était glissé avec huit mille hommes entre l’Argonne et la Meuse. Après avoir rejeté de l’autre côté du fleuve Clairfayt et les Autrichiens qui en occupaient alors les deux rives, il s’avançait de manière à saisir le passage le plus au sud de la forêt.

Si nous l’avions su, au lieu d’allonger notre route en gagnant vers le nord, nous aurions été droit sur ce passage. Là, au milieu des soldats français, notre salut était assuré. Oui! mais rien ne pouvait nous instruire de cette manœuvre, et, paraît-il, il entrait dans notre destinée d’en supporter encore de dures!

Le lendemain, 7 septembre, nous avions épuisé nos dernières provisions. Coûte que coûte, il fallait s’en procurer. Le soir venu, une maison isolée fut aperçue à l’orée d’une mare, sur la lisière d’un petit bois, près d’un vieux puits à margelle. Il n’y avait pas à hésiter. Je frappai à la porte. On ouvrit, et nous entrâmes. Je me hâte de dire que nous étions chez d’honnêtes paysans.

Tout d’abord, ces braves gens nous apprirent que si les Prussiens restaient immobiles dans leurs cantonnements, on attendait les Autrichiens de ce côté. Quant aux Français, le bruit courait que Dumouriez avait enfin quitté Sedan à la suite de Dillon, qu’il descendait entre l’Argonne et la Meuse, afin de jeter Brunswick hors de la frontière.

C’était là une erreur, comme on le verra bientôt – erreur qui heureusement ne devait nous causer aucun préjudice.

Cela dit, l’hospitalité que nous offrirent ces paysans fut aussi complète que possible dans les déplorables circonstances où ils se trouvaient. Un bon feu, – ce que nous appelons un feu à bataille – fut allumé dans l’âtre, et nous fîmes là un bon repas avec des œufs, des saucisses frites, une grosse miche de pain de seigle, quelques-unes de ces galettes anisées qu’on appelle «kisch» en Lorraine, des pommes vertes, le tout arrosé d’un petit vin blanc de la Moselle.

Nous emportâmes aussi des provisions pour quelques jours, et je n’oubliai pas le tabac dont je commençais à manquer. M. de Lauranay eut quelque peine à faire accepter à ces braves gens ce qui leur était dû. Cela donnait à Jean Keller un avant-goût du bon cœur des Français. Bref, après une nuit de repos, nous repartîmes le lendemain, dès l’aube.

Il semblait vraiment que la nature eût accumulé les difficultés sur cette route, accidents de terrain, fourrés impénétrables, fondrières où l’on risquait de s’enfoncer jusqu’à mi-corps. Aucun sentier, du reste, que l’on pût suivre d’un pied sûr. C’étaient d’épais taillis, tels que j’en avais vus dans le Nouveau-Monde, avant que la hache du pionnier y eût fait son œuvre. Seulement, dans certains trous d’arbres, creusés en niches, s’abritaient de petites statues de la Vierge et des saints. A peine, de loin en loin, rencontrions-nous quelques pâtres, chevriers, porte-besace ou porte-malheur, comme on dit, bûcherons avec leurs genouillères de feutre, porchers conduisant leurs truies à la glandée. Dès qu’ils nous apercevaient, d’ailleurs, ils s’enfonçaient sous les halliers, et si nous en obtînmes une ou deux fois des renseignements, ce fut tout.

On entendait aussi des feux de files, qui indiquaient un combat d’avant-postes.

Cependant, nous gagnions du côté de Stenay, bien que les obstacles fussent si grands, les fatigues telles, que nous faisions à peine deux lieues par jour. Il en fut de même le 9, le 10, et le 11 septembre. Mais si le territoire était difficile, il offrait toute sécurité. Nous ne fîmes aucune mauvaise rencontre. Il n’y avait pas à craindre d’entendre le terrible Ver dà!, le «qui vive?» prussien.

Notre espoir, en prenant cette direction, avait été de rejoindre le corps de Dumouriez. Or, ce que nous ne pouvions savoir, c’est qu’il s’était déjà porté plus au sud, afin d’occuper le défilé de Grand-Pré dans la forêt de l’Argonne.

Entre temps, je le répète, des détonations arrivaient jusqu’à nous. Lorsqu’elles étaient trop rapprochées, nous faisions halte. Évidemment, aucune bataille n’était alors engagée sur les bords de la Meuse. C’étaient de simples attaques de bourgades ou de villages. On le devinait, car de longues fumées montaient parfois au-dessus des arbres, et de lointaines lueurs d’incendies éclairaient les bois pendant l’obscurité.

Enfin, dans la soirée du 11, notre résolution fut prise d’interrompre la marche vers Stenay, afin de nous jeter franchement dans l’Argonne.

Le lendemain, ce projet fut mis à exécution. On se traînait, tout en se soutenant les uns les autres. La vue de ces pauvres femmes si courageuses, maintenant l’apparence minable, la figure hâve et plombée, les vêtements en lambeaux, à force de passer à travers les houx et les broussailles, marchant comme à la queue leu leu, enfin réduites à rien par la continuité des fatigues, cela nous fendait l’âme.

Vers midi, nous arrivâmes près d’une coupe de bois, qui laissait à découvert une vaste étendue de terrain.

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Là, récemment, il y avait eu combat. Des corps jonchaient le sol. Je reconnus ces morts à leur uniforme bleu, doublé de revers rouges, leurs guêtres blanches, leurs baudriers en croix, si différents des Prussiens aux habits bleu de ciel ou des Autrichiens vêtus d’uniformes blancs et coiffés de bonnets en pointe.

C’étaient des Français, des volontaires. Ils avaient dû être surpris par quelque colonne du corps de Clairfayt ou de Brunswick. Vrai Dieu! ils n’avaient pas succombé sans se défendre. Un certain nombre d’Allemands étaient étendus près d’eux, et même des Prussiens avec leurs schakos de cuir à chaînette.

Je m’étais approché, je regardais cette jonchée de cadavres avec horreur, car jamais je n’ai pu m’habituer à la vue d’un champ de bataille.

Soudain je poussai un cri. M. de Lauranay, Mme Keller et son fils, Mlle Marthe et sa sœur, arrêtés sur la limite des arbres, à cinquante pas derrière moi, me regardaient, n’osant avancer au milieu de la clairière.

M. Jean accourut aussitôt.

«Qu’y a-t-il, Natalis?»

Ah! comme je regrettai de ne pas avoir été assez maître de moi. J’aurais voulu éloigner M. Jean. Il était trop tard. En un instant, il avait deviné pourquoi j’avais jeté ce cri.

Un corps qui gisait à mes pieds! M. Jean n’eut pas besoin de regarder longtemps pour le reconnaître. Et alors, les bras croisés, secouant la tête:

«Que ma mère, que Marthe ignorent…» dit-il.

Mais Mme Keller venait de se traîner jusqu’à nous, et elle vit ce que nous aurions voulu lui cacher, le corps d’un soldat prussien, d’un «feldwebel1» du régiment de Leib, étendu sur le sol, au milieu d’une trentaine de ses camarades.

Ainsi, moins de vingt-quatre heures avant, peut-être, ce régiment avait passé en cet endroit, et maintenant il battait le pays autour de nous!

Jamais le danger n’avait été si grand pour Jean Keller. S’il était pris, son identité serait immédiatement établie, et l’exécution ne se ferait pas attendre.

Allons! il fallait fuir au plus vite ce territoire si dangereux pour lui! Il fallait se jeter dans le plus épais de l’Argonne, où une colonne en marche ne pourrait pénétrer! Dussions-nous nous y cacher pendant plusieurs jours, il n’y avait pas à hésiter. C’était notre dernière chance de salut.

On marcha le reste de la journée, on marcha toute la nuit, on marcha, non! on se traîna le jour suivant, et le 13, vers le soir, nous arrivions sur la limite de cette forêt célèbre de l’Argonne, dont Dumouriez avait dit: «Ce sont les Thermopyles de la France, mais j’y serai plus heureux que Léonidas!»

Dumouriez devait l’être, en effet. Et c’est ainsi que des milliers d’ignorants comme moi apprirent ce que c’était que Léonidas et les Thermopyles.

 

 

Chapitre XX

 

a forêt de l’Argonne occupe un espace de treize à quatorze lieues depuis Sedan, au nord, jusqu’au petit village de Passavant, au sud, sur une moyenne de deux à trois lieues de largeur. Elle est jetée là comme une avancée, qui couvre notre frontière de l’est avec sa ligne de massifs presque impénétrables. Les bois et les eaux s’y mélangent dans une confusion extraordinaire, au milieu des hauts et des bas de terrain, des torrents et des étangs qu’il serait impossible à une colonne de franchir.

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Cette forêt est comprise entre deux rivières. L’Aisne la borde sur tout son revers de gauche, depuis les premiers taillis du sud jusqu’au village de Semuy, au nord. L’Aire la côtoie, à partir de Fleury, jusqu’à son principal défilé. De là, cette rivière se retourne par un coude brusque et revient vers l’Aisne, dans laquelle elle se jette, non loin de Senuc.

Du côté de l’Aire, les principales villes sont Clermont, Varennes, où Louis XVI fut arrêté dans sa fuite, Buzancy, Le Chêne-Populeux; du côté de l’Aisne, Sainte-Menehould, Ville-sur-Tourbe, Monthois, Vouziers.

Pour sa forme, je ne saurais mieux comparer cette forêt qu’à un gros insecte, ailes repliées, immobile ou endormi entre deux cours d’eau. Son abdomen, c’est toute la partie inférieure qui est la plus importante. Son corselet et sa tête sont figurés par la partie supérieure, qui se dessine au-dessus du défilé de Grand-Pré, à travers lequel coule l’Aire dont j’ai parlé plus haut.

Si, dans presque toute son étendue, l’Argonne est coupée d’eaux vives et hérissée de taillis épais, on peut cependant la traverser par différents passages, étroits, sans doute, mais praticables, même à des régiments en marche.

Il convient que je les indique ici, afin de mieux faire comprendre comment les choses se sont passées.

Cinq défilés trouent l’Argonne de part en part. Dans l’abdomen de mon insecte, le plus au sud, celui des Islettes, va de Clermont à Sainte-Menehould assez directement; Vautre, celui de la Chalade, n’est qu’une sorte de sente, qui rejoint le cours de l’Aisne, près de Vienne-le-Château.

A la partie supérieure de la forêt, on ne compte pas moins de trois passages. Le plus large, le plus important, celui qui sépare le corselet de l’abdomen, c’est le défilé de Grand-Pré. L’Aire le parcourt tout entier depuis Saint-Juvin, coule entre Termes et Senuc, puis se jette dans l’Aisne, à une lieue et demie de Monthois. Au-dessus du défilé de Grand-Pré, à deux lieues à peu près, le défilé de la Croix-aux-Bois – retenez bien ce nom – traverse la forêt de l’Argonne de Boult-aux-Bois à Longwé, et n’est qu’un chemin de bûcherons. Enfin, à deux lieues plus haut, le défilé du Chêne-Populeux, par où passe la route de Réthel à Sedan, après s’être coudé deux fois, rallie l’Aisne en face de Vouziers.

Or, c’est par cette forêt seulement que les Impériaux pouvaient s’avancer vers Châlons-sur-Marne. De là, ils trouveraient la route ouverte jusqu’à Paris.

Donc, ce qu’il y avait à faire, c’était d’empêcher Brunswick ou Clairfayt de franchir l’Argonne, en leur fermant les cinq défilés qui pouvaient donner accès à leurs colonnes.

Dumouriez, très habile militaire, avait compris cela d’un coup d’oeil. Il semble que ce soit très simple. Encore fallait-il y songer, et les coalisés, eux, n’avaient point encore eu l’idée d’occuper ces passages.

Un autre avantage qu’offrait ce plan, c’était de ne pas reculer jusqu’à la Marne, qui est notre dernière ligne de défense avant Paris. En même temps, les alliés seraient contraints de séjourner dans cette Champagne-Pouilleuse, où toute ressource leur manquerait, au lieu de s’étendre sur les riches plaines, situées au delà de l’Argonne, pour y passer l’hiver, s’il leur convenait d’hiverner.

Ce plan fut donc étudié dans tous ses détails. Et – ce qui était un commencement d’exécution – le 30 août, Dillon, à la tête de huit mille hommes, avait fait un mouvement audacieux pendant lequel les Autrichiens, ainsi que je l’ai dit, furent rejetés sur la rive droite de la Meuse. Puis, cette colonne était venue occuper le défilé le plus au sud, celui des Islettes, après avoir pris soin de garder le défilé de la Chalade.

En effet, le mouvement ne manquait pas d’une certaine audace. Au lieu de se faire du côté de l’Aisne, en s’abritant des massifs de la forêt, il était pratiqué du côté de la Meuse, en prêtant le flanc à l’ennemi. Mais Dumouriez l’avait voulu, afin de mieux dérober ses projets aux coalisés.

Son plan devait réussir.

Ce fut le 4 septembre que Dillon arriva au défilé des Islettes. Dumouriez, parti après lui avec quinze mille hommes, s’était emparé de Grand-Pré, un peu avant, fermant ainsi le principal passage de l’Argonne.

Quatre jours après, le 7, le général Dubourg se portait au Chêne-Populeux, afin de défendre le nord de la forêt contre toute invasion des Impériaux.

Aussitôt on se hâtait de faire des abatis, de construire des retranchements, de palissader les sentiers, d’établir des batteries pour clore ces défilés. Celui de Grand-Pré devint un véritable camp, avec ses troupes disposées sur l’amphithéâtre des hauteurs et dont l’Aire formait la tête.

A ce moment, sur cinq des portes de l’Argonne, quatre étaient barrées comme des poternes de citadelle avec leur herse descendue et leur pont-levis relevé.

Toutefois, il restait un cinquième passage encore ouvert. Celui-là avait paru si peu praticable, que Dumouriez ne s’était pas hâté de l’occuper. Et, j’ajoute que c’est précisément vers ce passage que nous conduisait notre mauvaise fortune.

En effet, le défilé de la Croix-aux-Bois, situé entre le Chêne-Populeux et Grand-Pré, à égale distance de l’un et de l’autre – dix lieues environ – allait permettre aux colonnes ennemies de pénétrer à travers l’Argonne.

Et maintenant, je reviens à ce qui nous concerne.

C’est le 13 septembre, au soir, que nous arrivâmes sur la pente latérale de l’Argonne, après avoir évité de traverser les villages de Briquenay et de Boult-aux-Bois, qui devaient être occupés par les Autrichiens.

Comme je connaissais les défilés de l’Argonne pour les avoir parcourus plusieurs fois, lorsque j’étais en garnison dans l’Est, j’avais précisément choisi celui de la Croix-aux-Bois, qui me semblait offrir plus de sécurité. Même, par excès de prudence, ce n’était pas le défilé que je comptais suivre, mais bien un étroit sentier qui s’en rapproche et va de Briquenay à Longwé. En prenant cette route, nous traverserions l’Argonne à travers une de ses portions les plus épaisses, à l’abri des chênes, des hêtres, des charmes, des bois blancs, sorbiers, saules, des châtaigniers qui poussent sur les revers du sol moins exposés aux gelées de l’hiver. De là, une garantie de n’y point rencontrer les maraudeurs et les traînards, et d’atteindre enfin la rive gauche de l’Aisne du côté de Vouziers, où nous n’aurions plus rien à craindre.

La nuit du 13 au 14 se passa, comme d’habitude, sous le couvert des arbres.

A chaque moment pouvait apparaître le colback d’un cavalier ou le schako d’un grenadier prussien. Aussi avais-je hâte d’être au fond de la forêt, et je commençai à respirer plus à l’aise, quand, le lendemain, nous remontâmes le sentier qui conduit à Longwé, en laissant sur notre droite le village de la Croix-aux-Bois.

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Cette journée fut extrêmement pénible. Le sol montueux, coupé de fondrières, embarrassé d’arbres morts, rendait la marche excessivement dure.

Si ce chemin n’était pas fréquenté et pour cause, il n’en était que plus difficile. M. de Lauranay allait d’un assez bon pas, malgré des fatigues bien grandes pour un homme de son âge. Mlle de Lauranay et ma sœur, à la pensée que nous faisions nos dernières étapes, étaient bien résolues à ne pas faiblir un instant. Mais Mme Keller était à bout. Il fallait la soutenir, sans quoi elle fût tombée à chaque pas. Et, cependant aucune plainte. Si le corps était usé, l’âme demeurait forte. Je doutais qu’il lui fût possible d’arriver au terme de notre voyage.

Le soir, on organisa la halte comme à l’ordinaire. Le sac aux provisions fournit de quoi nous réconforter à notre suffisance, la faim cédant toujours au besoin de reposer et de dormir. Lorsque je me trouvai seul avec M. Jean, je lui parlai de l’état de sa mère, qui devenait très inquiétant.

«Elle s’en va tant qu’elle peut, dis-je, et si nous ne pouvons lui donner quelques jours de repos…

– Je le vois, Natalis! répondit M. Jean. A chaque pas que fait ma pauvre mère, c’est comme si elle me marchait sur le cœur! Que faire?

– Il faut gagner le village le plus rapproché, monsieur Jean. Vous et moi, nous l’y porterons. Jamais les Autrichiens ou les Prussiens ne se hasarderont à travers cette partie de l’Argonne, et, là, dans quelque maison, nous pourrons attendre que le pays soit devenu plus tranquille.

– Oui, Natalis, c’est le parti le plus sage. Mais ne pouvons-nous gagner Longwé?

– Ce village est trop éloigné, monsieur Jean. Votre mère ne pourrait l’atteindre!

– Où aller alors?…

– Je vous proposerai d’appuyer sur la droite, à travers les taillis, pour gagner le village même de la Croix-aux-Bois.

– A quelle distance?…

– Une lieue au plus.

– Allons à la Croix-aux-Bois, répondit M. Jean, demain, dès l’aube!»

Franchement, je ne m’imaginais pas qu’il y eût rien de mieux à faire, dans la persuasion où j’étais que l’ennemi ne s’aventurerait pas au nord de l’Argonne.

Cependant cette nuit fut particulièrement troublée par le pétillement de la fusillade, et, de temps à autre, par le sourd ronflement du canon. Toutefois, comme ces détonations étaient encore éloignées, et se produisaient en arrière de nous, je supposais, avec quelque apparence de raison, que Clairfayt ou Brunswick cherchaient à forcer le défilé de Grand-Pré, le seul qui pût offrir une voie assez large au passage de leurs colonnes. M. Jean ni moi, ne pûmes prendre une heure de repos. Il fallut être constamment sur le qui-vive, bien que nous fussions blottis au plus épais du bois, en dehors du sentier de Briquenay.

On repartit au petit jour. J’avais coupé quelques branches dont nous fîmes une sorte de civière. Une brassée d’herbes sèches allait permettre à Mme Keller de s’y étendre, et, avec quelques précautions, nous parviendrions peut-être à lui épargner les duretés de la route.

Mais Mme Keller comprit quel surcroît de fatigue ce serait pour nous.

«Non, dit-elle, non, mon fils! J’ai encore la force de marcher… J’irai à pied!

– Tu ne le peux pas, ma mère! répondit M. Jean.

– En effet, madame Keller, ajoutai-je, vous ne le pouvez pas! Notre dessein est de gagner le plus prochain village, et il importe de l’atteindre au plus vite. Là, nous attendrons que vous soyez rétablie. Nous sommes en France, après tout, et pas une porte ne refusera de s’ouvrir!…»

Mme Keller ne se rendait pas. Après s’être relevée, elle essaya de faire quelques pas, et fût tombée, si son fils et ma sœur n’eussent été près d’elle pour la soutenir.

«Mme Keller, lui dis-je alors, ce que nous voulons, c’est notre salut à tous. Pendant la nuit, des coups de feu ont éclaté sur la lisière de l’Argonne. L’ennemi n’est pas loin. J’ai l’espérance qu’il ne tentera rien de ce côté. A la Croix-aux-Bois, nous n’aurons pas à craindre d’être surpris, mais il faut y arriver aujourd’hui même.»

Mlle Marthe et ma sœur joignirent leurs instances aux nôtres, M. de Lauranay intervint. Mme Keller finit par céder.

Un instant après, elle était couchée sur la civière, que M. Jean soulevait par une extrémité, moi par l’autre. On se remit en marche, et le sentier de Briquenay fut traversé obliquement, dans la direction du nord.

N’insistons pas sur les difficultés de ce cheminement à travers d’épais taillis, la nécessité d’y chercher les passes praticables, les haltes fréquentes qu’il fallut faire. On s’en tira, et vers midi, ce 15 septembre, nous arrivions à la Croix-aux-Bois, après une lieue et demie, qui avait demandé cinq heures.

A mon grand étonnement comme à mon grand ennui, le village était abandonné. Tous les habitants l’avaient fui, soit vers Vouziers, soit vers le Chêne-Populeux. Que se passait-il donc?

Nous errions dans les rues. Portes et fenêtres closes. Les secours sur lesquels je comptais allaient-ils nous faire défaut?

«Une fumée,» me dit ma sœur, en montrant l’extrémité du village.

Je cou rus vers la petite maison d’où s’échappait cette fumée. Je frappai à la porte.

Un homme parut. Il avait une bonne figure – une de ces figures de paysan lorrain qui inspirent la sympathie. Ce devait être un brave homme.

«Que demandez-vous? me dit-il.

– Bon accueil pour mes compagnons et moi.

– Qui êtes-vous?

– Des Français chassés de l’Allemagne, et qui ne savent plus où se réfugier.

– Entrez!»

Ce paysan se nommait Hans Stenger. Il habitait cette maison avec sa belle-mère et sa femme. S’il n’avait pas quitté la Croix-aux-Bois, c’est que sa belle-mère ne pouvait se lever du fauteuil où la paralysie la retenait depuis bien des années.

Et alors Hans Stenger nous apprit pourquoi le village était abandonné. Tous les défilés de l’Argonne avaient été occupés par les troupes françaises. Seul, celui de la Croix-aux-Bois était ouvert. Aussi, s’attendait-on à ce que les Impériaux viendraient s’en emparer, ce qui présageait de grands désastres. On le voit, notre mauvaise fortune nous avait conduits là où il ne fallait pas aller. Quant à sortir de la Croix-aux-Bois, à nous jeter de nouveau à travers les taillis de l’Argonne, l’état de Mme Keller ne le permettait plus. Il était encore heureux que nous fussions tombés chez d’aussi honnêtes Français que ces Stenger.

C’étaient des paysans assez à leur aise. Ils parurent heureux de pouvoir rendre service à des compatriotes dans l’embarras. Il va sans dire que nous n’avions pas fait connaître la nationalité de Jean Keller, ce qui eût compliqué la situation.

Cependant la journée du 15 septembre se termina sans alertes. Celle du 16 ne justifia pas non plus les craintes que Hans Stenger nous avait fait concevoir. Même pendant la nuit, nous n’avions entendu aucune détonation sur le revers de l’Argonne. Peut-être les coalisés ignoraient-ils que le défilé de la Croix-aux-Bois fût libre. En tout cas, comme son étroitesse eût mis obstacle à la marche d’une colonne avec ses caissons et ses équipages, ils devaient plutôt tendre à forcer les passages du Grand-Pré ou des Islettes. Nous avions donc repris espoir. D’ailleurs, le repos et les soins apportaient déjà une sensible amélioration à l’état de Mme Keller. La courageuse femme! C’était la force physique qui lui manquait, non l’énergie morale!

Chien de sort! Voilà que dans l’après-midi du 16, des figures suspectes commencèrent à se montrer dans le village, de ces tâteurs de poules, qui viennent fureter au fond des poulaillers. Qu’il y eût des pillards parmi eux, nul doute. Mais il n’était que trop facile de voir qu’ils appartenaient à la race allemande, et que la plupart faisaient le métier d’espion.

A notre grand effroi, M. Jean dut se cacher, par crainte d’être reconnu. Comme cela pouvait paraître singulier à la famille Stenger, j’étais presque décidé à tout dire, lorsque, vers cinq heures du soir, Hans rentra, criant:

«Les Autrichiens!… Les Autrichiens!»

En effet, plusieurs milliers d’hommes, à vestes blanches, à schakos avec haute plaque et aigle à deux têtes – des kaiserlicks – arrivaient par le défilé de la Croix-aux-Bois, après l’avoir suivi depuis le village de Boult. Sans doute, des espions leur avaient appris que le chemin était libre. Qui sait si toute l’invasion ne parviendrait pas à passer par là!

Au cri poussé par Hans Stenger, M. Jean avait reparu dans la chambre où sa mère était couchée.

Je le vois encore. Il se tenait devant l’âtre. Il attendait!… Qu’attendait-il?… Que toute issue lui fût fermée? Mais prisonnier des Autrichiens, les Prussiens sauraient bien le réclamer, et pour lui, c’était la mort!

Mme Keller se redressa sur son lit.

«Jean, dit-elle, fuis… fuis à l’instant!

– Sans toi, ma mère!…

– Je le veux!

– Fuyez, Jean! dit Mlle Marthe. Votre mère est la mienne!… Nous ne l’abandonnerons pas!

– Marthe!…

– Moi aussi, je le veux!»

Devant ces deux volontés, il n’y avait plus qu’à obéir. Le bruit redoublait. Déjà la tête de la colonne se répandait à travers le village. Bientôt les Autrichiens viendraient occuper la maison de Hans Stenger.

M. Jean embrassa sa mère, il donna un dernier baiser à Mlle Marthe, puis disparut.

Et alors, j’entendis Mme Keller murmurer ces mots.

«Mon fils!… Mon fils!… seul… dans ce pays qu’il ne connaît pas!… Natalis…

– Natalis!…» répéta Mlle Marthe en me montrant la porte.

J’avais compris ce que ces deux pauvres femmes attendaient de moi.

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«Adieu!» m’écriai-je.

Un instant après, j’était hors du village.

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1 Sergent.