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Jules Verne

 

Kéraban-le-têtu

 

(Chapitre I-III)

 

 

101 dessins et un carte, par Benett

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

deuxième partie

 

 

Chapitre I

Dans lequel on retrouve le seigneur Kéraban, 
furieux d’avoir voyagé en chemin de fer.

 

n s’en souvient sans doute, Van Mitten, désolé de n’avoir pu visiter les ruines de l’ancienne Colchide, avait manifesté l’intention de se dédommager en explorant le mythologique Phase, qui, sous le nom moins euphonique de Rion, se jette maintenant à Poti dont il forme le petit port sur le littoral de la mer Noire.

En vérité, le digne Hollandais dût régulièrement rabattre encore de ses espérances! Il s’agissait bien vraiment de s’élancer sur les traces de Jason et des Argonautes, de parcourir les lieux célèbres où cet audacieux fils d’Eson alla conquérir la Toison d’Or! Non! ce qu’il convenait de faire au plus vite, c’était de quitter Poti, de se lancer sur les traces du seigneur Kéraban, et de le rejoindre à la frontière turco-russe.

De là, nouvelle déception pour Van Mitten. Il était déjà cinq heures du soir. On comptait repartir le lendemain matin, 13 septembre. De Poti, Van Mitten ne put donc voir que le jardin public, où s’élèvent les ruines d’une ancienne forteresse, les maisons bâties sur pilotis, dans lesquelles s’abrite une population de six à sept mille âmes, les larges rues, bordées de fossés, d’où s’échappe un incessant concert de grenouilles, et le port, assez fréquenté, que domine un phare de premier ordre.

Van Mitten ne put se consoler d’avoir si peu de temps à lui qu’en se faisant cette réflexion: c’est qu’à fuir si vite une telle bourgade, située au milieu des marais du Rion et de la Capatcha, il ne risquerait point d’y gagner quelque fièvre pernicieuse, – ce qui est fort à redouter dans les environs malsains de ce littoral.

Pendant que le Hollandais s’abandonnait à ces réflexions de toutes sortes, Ahmet cherchait à remplacer la chaise de poste, qui eût encore rendu de si longs services sans l’inqualifiable imprudence de son propriétaire. Or, de trouver une autre voiture de voyage, neuve ou d’occasion, dans cette petite ville de Poti, il n’y fallait certainement pas compter. Une «perecladnaïa», une «araba» russes, cela pouvait se rencontrer et la bourse du seigneur Kéraban était là pour payer le prix de l’acquisition quel qu’il fût. Mais ces divers véhicules, ce ne sont en somme que des charrettes plus ou moins primitives, dépourvues de tout confort, et elles n’ont rien de commun avec une berline de voyage. Si vigoureux que soient les chevaux qu’on y attelle, ces charrettes ne sauraient courir avec la vitesse d’une chaise de poste. Aussi que de retards à craindre avant d’avoir achevé ce parcours!

Cependant, il convient d’observer qu’Ahmet n’eut pas même lieu d’être embarrassé sur le choix du véhicule. Ni voitures, ni charrettes! Rien de disponible pour le moment! Or il lui importait de rejoindre au plus tôt son oncle, pour empêcher que son entêtement ne l’engageât encore en quelque déplorable affaire. Il se décida donc à faire à cheval ce trajet d’une vingtaine de lieues, entre Poti et la frontière turco-russe. Il était bon cavalier, cela va de soi, et Nizib l’avait souvent accompagné dans ses promenades. Van Mitten consulté par lui n’était point sans avoir reçu quelques principes d’équitation, et il répondit, sinon de l’habileté fort improbable de Bruno, du moins de son obéissance à le suivre dans ces conditions.

Il fut donc décidé que le départ s’effectuerait le lendemain matin, afin d’atteindre la frontière le soir même.

Cela fait, Ahmet écrivit une longue lettre à l’adresse du banquier Sélim, lettre qui naturellement commençait par ces mots: «Chère Amasia!» Il lui racontait toutes les péripéties du voyage, quel incident venait de se produire à Poti, pourquoi il avait été séparé de son oncle, comment il comptait le retrouver. Il ajoutait que le retour ne serait en rien retardé par cette aventure, qu’il saurait bien faire marcher bêtes et gens, en se tenant dans la moyenne du temps et du parcours qui lui restaient encore. Donc, instante recommandation de se trouver avec son père et Nedjeb à la villa de Scutari pour la date fixée, et même un peu avant, de manière à ne point manquer au rendez-vous.

Cette lettre, à laquelle se mêlaient les plus tendres compliments pour la jeune fille, le paquebot, qui fait un service régulier de Poti à Odessa, devait l’emporter le lendemain. Donc, avant quarante-huit heures, elle serait arrivée à destination, ouverte, lue jusqu’entre les lignes, et peut-être pressée sur un cœur dont Ahmet croyait bien entendre les battements à l’autre bout de la mer Noire. Le fait est que les deux fiancés se trouvaient alors au plus loin l’un de l’autre, c’est-à-dire aux deux extrémités du grand axe d’une ellipse dont l’intraitable obstination de son oncle obligeait Ahmet à suivre la courbe!

Et tandis qu’il écrivait ainsi pour rassurer, pour consoler Amasia, que faisait Van Mitten?

Van Mitten, après avoir dîné à l’hôtel, se promenait en curieux dans les rues de Poti, sous les arbres du Jardin Central, le long des quais du port et dès jetées, dont la construction s’achevait alors. Mais il était seul. Bruno, cette fois, ne l’avait point accompagné.

Et pourquoi Bruno ne marchait-il pas auprès de son maître, quitte à lui faire de respectueuses mais justes observations sur les complications du présent et les menaces de l’avenir?

C’est que Bruno avait eu une idée. S’il n’y avait à Poti ni berline ni chaise de poste, il s’y trouverait peut-être une balance. Or, pour ce Hollandais amaigri, c’était là ou jamais l’occasion de se peser, de constater le chiffre de son poids actuel comparé au chiffre de son poids primitif.

Bruno avait donc quitté l’hôtel, ayant eu soin d’emporter, sans en rien dire, le guide de son maître, qui devait lui donner en livres bataves l’évaluation des mesures russes dont il ne connaissait pas la valeur.

Sur les quais d’un port où la douane exerce son office, il y a toujours quelques-unes de ces larges balances, sur les plateaux desquelles un homme peut se peser à l’aise.

Bruno ne fut donc point embarrassé à ce sujet. Moyennant quelques kopeks, les préposés se prêtèrent à sa fantaisie. On mit un poids respectable sur un des plateaux d’une balance, et Bruno, non sans quelque secrète inquiétude, monta sur l’autre.

A son grand déplaisir, le plateau qui supportait le poids, resta adhérent au sol. Bruno, quelque effort qu’il fit pour s’alourdir, – peut-être croyait-il qu’il y réussirait en se gonflant, – ne parvint même pas à l’enlever.

«Diable! dit-il, voilà ce que je craignais!»

Un poids un peu moins fort fut posé sur le plateau à la place du premier… Le plateau ne bougea pas davantage.

«Est-il possible!» s’écria Bruno, qui sentit tout son sang lui refluer au cœur.

En ce moment, son regard s’arrêta sur une bonne figure, toute empreinte de bienveillance à son égard.

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«Mon maître!» s’écria-t-il.

C’était Van Mitten, en effet, que les hasards de sa promenade venaient de conduire sur le quai, précisément à l’endroit où les préposés opéraient pour le compte de son serviteur.

«Mon maître, répéta Bruno, vous ici?

– Moi-même, répondit Van Mitten. Je vois avec plaisir que tu es en train de…

– De me peser… oui!

– Le résultat de cette opération, c’est que je ne sais pas s’il existe des poids assez faibles pour indiquer ce que je pèse à l’heure qu’il est.»

Et Bruno fit cette réponse avec une si douloureuse expression de physionomie que le reproche alla jusqu’au cœur de Van Mitten.

«Quoi! dit celui-ci, depuis que nous sommes partis, tu aurais maigri à ce point, mon pauvre Bruno?

– Vous allez en juger, mon maître.»

En effet, on venait de placer, dans le plateau de la balance, un troisième poids très inférieur aux deux autres.

Cette fois, Bruno le souleva peu a peu, – ce qui mit les deux plateaux en équilibre sur une même ligne horizontale.

«Enfin! dit Bruno, mais quel est ce poids?

– Oui! quel est ce poids?» répondit Van Mitten.

Cela faisait tout juste, en mesures russes, quatre pounds, pas un de plus, pas un de moins.

Aussitôt Van Mitten de prendre le guide que lui tendait Bruno et de se reporter à la table de comparaison entre les diverses mesures des deux pays.

«Eh bien, mon maître? demanda Bruno, en proie à une curiosité mêlée d’une certaine angoisse, que vaut le pound russe?

– Environ seize ponds et demi de Hollande, répondit Van Mitten, après un petit calcul mental.

– Ce qui fait?…

– Ce qui fait exactement soixante-quinze ponds et demi, ou cent cinquante et une livres.»

Bruno poussa un cri de désespoir, et, s’élançant hors du plateau de la balance, dont l’autre plateau vint brusquement frapper le sol, il tomba sur un banc, à demi-pâmé.

«Cent cinquante et une livres.» répétait-il, comme s’il eût perdu là près d’un neuvième de sa vie.

En effet, à son départ, Bruno, qui pesait quatre-vingt-quatre ponds, ou cent soixante-huit livres, n’en pesait plus que soixante-quinze et demi, soit cent cinquante et une livres. Il avait donc maigri, de dix-sept livres! Et cela en vingt-six jours d’un voyage qui avait été relativement facile, sans véritables privations ni grandes fatigues. Et maintenant que le mal avait commencé, où s’arrêterait-il? Que deviendrait ce ventre que Bruno s’était fabriqué lui-même, qu’il avait mis près de vingt ans à arrondir, grâce à l’observation d’une hygiène bien comprise? De combien tomberait-il au-dessous de cette honorable moyenne, dans laquelle il s’était maintenu jusqu’alors, – surtout à présent que, faute d’une chaise de poste, à travers des contrées sans ressources, avec menaces de fatigues et de dangers, cet absurde voyage allait s’accomplir dans des conditions nouvelles!

Voilà ce que se demanda l’anxieux serviteur de Van Mitten. Et alors, il se fit dans son esprit, comme une rapide vision d’éventualités terribles, au milieu desquelles apparaissait un Bruno méconnaissable, réduit à l’état de squelette ambulant!

Aussi son parti fut-il pris sans l’ombre d’une hésitation. Il se releva, il entraîna le Hollandais, qui n’aurait pas eu la force de lui résister, et, s’arrêtant sur le quai, au moment de rentrer à l’hôtel:

«Mon maître, dit-il, il y a des bornes à tout, même à la sottise humaine! Nous n’irons pas plus loin!»

Van Mitten reçut cette déclaration avec ce calme accoutumé, dont rien ne pouvait le faire se départir.

«Comment, Bruno, dit-il, c’est ici, dans ce coin perdu du Caucase, que tu me proposes de nous fixer?

– Non, mon maître, non! Je vous propose tout simplement de laisser le seigneur Kéraban revenir comme il lui conviendra à Constantinople, pendant que nous y retournerons tranquillement par un des paquebots de Poti. La mer ne vous rend point malade, moi non plus, et je ne risque pas d’y maigrir davantage, – ce qui m’arriverait infailliblement, si je continuais à voyager dans ces conditions.

– Ce parti est peut-être sage à ton point de vue, Bruno, répondit Van Mitten, mais au mien, c’est autre chose. Abandonner mon ami Kéraban lorsque les trois quarts du parcours sont déjà faits, cela mérite quelque réflexion!

– Le seigneur Kéraban n’est point votre ami, répondit Bruno. Il est l’ami du seigneur Kéraban, voilà tout. D’ailleurs, il n’est et ne peut être le mien, et je ne lui sacrifierai pas ce qui me reste d’embonpoint pour la satisfaction de ses caprices d’amour-propre! Les trois quarts du voyage sont accomplis, dites-vous; cela est vrai, mais le quatrième quart me paraît offrir bien d’autres difficultés à travers un pays à demi sauvage! Qu’il ne vous soit encore rien survenu de personnellement désagréable, à vous, mon maître, d’accord; mais, je vous le répète, si vous vous obstinez, prenez garde!… Il vous arrivera malheur!»

L’insistance de Bruno à lui prophétiser quelque grave complication dont il ne se tirerait pas sain et sauf ne laissait point de tracasser Van Mitten. Ces conseils d’un fidèle serviteur étaient bien pour l’influencer quelque peu. En effet, ce voyage au delà de la frontière russe, à travers les régions peu fréquentées du pachalik de Trébizonde et de l’Anatolie septentrionale, qui échappent presque entièrement à l’autorité du gouvernement turc, cela valait au moins la peine que l’on regardât à deux fois avant de l’entreprendre. Aussi, étant donné son caractère un peu faible, Van Mitten se sentit-il ébranlé, et Bruno ne fut pas sans s’en apercevoir. Bruno redoubla donc ses instances. Il fit valoir maint argument à l’appui de sa cause, il montra ses habits flottant à la ceinture autour d’un ventre qui s’en allait de jour en jour. Insinuant, persuasif, éloquent même, sous l’empire d’une conviction profonde, il amena enfin son maître à partager ses idées sur la nécessité de séparer son sort du sort de son ami Kéraban.

Van Mitten réfléchissait. Il écoutait avec attention, hochant la tête aux bons endroits. Lorsque cette grave conversation fut achevée, il n’était plus retenu que par la crainte d’avoir une discussion à ce sujet avec son incorrigible compagnon de voyage.

«Eh bien, repartit Bruno, qui avait réponse à tout, les circonstances sont favorables. Puisque le seigneur Kéraban n’est plus là, brûlons la politesse au seigneur Kéraban, et laissons son neveu Ahmet aller le rejoindre à la frontière.»

Van Mitten secoua la tête négativement.

«A cela, il n’y a qu’un empêchement, dit-il.

– Lequel? demanda Bruno.

– C’est que j’ai quitté Constantinople, à peu près sans argent, et que maintenant, ma bourse est vide!

– Ne pouvez-vous, mon maître, faire venir une somme suffisante de la banque de Constantinople?

– Non, Bruno, c’est impossible! Le dépôt de ce que je possède à Rotterdam ne peut pas être déjà fait…

– En sorte que pour avoir l’argent nécessaire à notre retour?… demanda Bruno.

– Il faut de toute nécessité que je m’adresse à mon ami Kéraban!» répondit Van Mitten.

Voilà qui n’était pas pour rassurer Bruno. Si son maître revoyait le seigneur Kéraban, s’il lui faisait part de son projet, il y aurait discussion, et Van Mitten ne serait pas le plus fort. Mais comment faire? S’adresser directement au jeune Ahmet? Non! ce serait inutile! Ahmet ne prendrait jamais sur lui de fournir à Van Mitten les moyens d’abandonner son oncle! Donc il n y fallait point songer.

Enfin, voici ce qui fut décidé entre le maître et le serviteur, après un long débat. On quitterait Poti en compagnie d’Ahmet, on irait rejoindre le seigneur Kéraban à la frontière turco-russe. Là, Van Mitten, sous prétexte de santé, en prévision des fatigues à venir, déclarerait qu’il lui serait impossible de continuer un pareil voyage. Dans ces conditions, son ami Kéraban ne pourrait pas insister, et ne se refuserait pas à lui donner l’argent nécessaire pour qu’il pût revenir par mer à Constantinople.

«N’importe! pensa Bruno, une conversation à ce sujet entre mon maître et le seigneur Kéraban, cela ne laisse pas d’être grave.»

Tous deux revinrent à l’hôtel, où les attendait Ahmet. Ils ne lui dirent rien de leurs projets que celui-ci eût sans doute combattus. On soupa, on dormit. Van Mitten rêva que Kéraban le hachait menu comme chair à pâté. On se réveilla de grand matin, et l’on trouva à la porte quatre chevaux prêts à «dévorer l’espace».

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Une chose curieuse à voir, ce fut la mine de Bruno, lorsqu’il fut mis en demeure d’enfourcher sa monture. Nouveaux griefs à porter au compte du seigneur Kéraban. Mais il n’y avait pas d’autre moyen de voyager. Bruno dut donc obéir. Heureusement, son cheval était un vieux bidet, incapable de s’emballer, et dont il serait facile d’avoir raison. Les deux chevaux de Van Mitten et de Nizib n’étaient pas non plus pour les inquiéter. Seul, Ahmet avait un assez fringant animal; mais, bon cavalier, il ne devait avoir d’autre souci que de modérer sa vitesse, afin de ne point distancer ses compagnons de route.

On quitta Poti à cinq heures du matin. A huit heures, un premier déjeuner était pris dans le bourg de Nikolaja, après une traite de vingt verstes, un second déjeuner à Kintryschi, quinze verstes plus loin, vers onze heures, – et, vers deux heures après midi, Ahmet, après une nouvelle étape de vingt autres verstes, faisait halte à Batoum, dans cette partie du Lazistan septentrional qui appartient à l’empire moscovite.

Ce port était autrefois un port turc, très heureusement situé à l’embouchure du Tchorock, qui est le Bathys des anciens. Il est fâcheux que la Turquie l’ait perdu, car ce port, vaste, pourvu d’un bon ancrage, peut recevoir un grand nombre de bâtiments, même des navires d’un fort tirant d’eau. Quant à la ville, c’est simplement un important bazar, construit en bois, que traverse une rue principale. Mais la main de la Russie s’allonge démesurément sur les régions transcaucasiennes, et elle a saisi Batoum comme elle saisira plus tard les dernières limites du Lazistan.

Là, Ahmet n’était donc pas encore chez lui, comme il y eût été quelques années auparavant. Il lui fallut dépasser Günièh, à l’embouchure du Tchorock, et, à vingt verstes de Batoum, la bourgade de Makrialos, pour atteindre la frontière, dix verstes plus loin.

En cet endroit, au bord de la route, un homme attendait sous l’œil peu paternel d’un détachement de Cosaques, les deux pieds posés sur la limite du sol ottoman, dans un état de fureur plus facile à comprendre qu’à décrire.

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C’était le seigneur Kéraban.

Il était six heures du soir, et depuis le minuit de la veille, – instant précis où il avait été rendu à la liberté en dehors du territoire russe, – le seigneur Kéraban ne décolérait pas.

Une assez pauvre cabane, bâtie au flanc de la route, misérablement habitée, mal couverte, mal close, encore plus mal fournie de vivres, lui avait servi d’abri ou plutôt de refuge.

Une demi-verste avant d’y arriver, Ahmet et Van Mitten, ayant aperçu, l’un son oncle, l’autre son ami, avaient pressé leurs chevaux, et ils mirent pied à terre à quelques pas de lui.

Le seigneur Kéraban, allant, venant, gesticulant, se parlant à lui-même ou plutôt se disputant avec lui-même, puisque personne n’était là pour lui tenir tête, ne semblait pas avoir aperçu ses compagnons.

«Mon oncle! s’écria Ahmet en lui tendant les bras, pendant que Nizib et Bruno gardaient son cheval et celui du Hollandais, mon oncle!

– Mon ami!» ajouta Van Mitten.

Kéraban leur saisit la main à tous deux, et montrant les Cosaques, qui se promenaient sur la lisière de la route:

«En chemin de fer! s’écria-t-il. Ces misérables m’ont forcé à monter en chemin de fer!… Moi!… moi!»

Bien évidemment, d’avoir été réduit à ce mode de locomotion, indigne d’un vrai Turc, c’était ce qui excitait chez le seigneur Kéraban la plus violente irritation! Non! il ne pouvait digérer cela! Sa rencontre avec le seigneur Saffar, sa querelle avec cet insolent personnage et ce qui en était suivi, le bris de sa chaise de poste, l’embarras où il allait se trouver pour continuer son voyage, il oubliait tout devant cette énormité: avoir été en chemin de fer! Lui, un vieux croyant!

«Oui! c’est indigne! répondit Ahmet, qui pensa que c’était ou jamais le cas de ne pas contrarier son oncle.

– Oui, indigne! ajouta Van Mitten, mais, après tout, ami Kéraban, il ne vous est rien arrivé de grave…

– Ah! prenez garde à vos paroles, monsieur Van Mitten! s’écria Kéraban. Rien de grave, dites-vous?»

Un signe d’Ahmet au Hollandais lui indiqua qu’il faisait fausse route. Son vieil ami venait de le traiter de: «Monsieur Van Mitten» et continuait de l’interpeller de la sorte:

«Me direz-vous ce que vous entendez par ces inqualifiables paroles: rien de grave?

– Ami Kéraban, j’entends qu’aucun de ces accidents habituels aux chemins de fer, ni déraillement, ni tamponnement, ni collision…

– Monsieur Van Mitten, mieux vaudrait avoir déraillé! s’écria Kéraban. Oui! par Allah! mieux vaudrait avoir déraillé, avoir perdu bras, jambes et tête, entendez-vous, que de survivre à pareille honte!

– Croyez bien, ami Kéraban!… reprit Van Mitten, qui ne savait comment pallier ses imprudentes paroles.

– Il ne s’agit pas de ce que je puis croire! répondit Kéraban en marchant sur le Hollandais, mais de ce que vous croyez!… Il s’agit de la façon dont vous envisagez ce qui vient d’arriver à l’homme qui, depuis trente ans, se croyait votre ami.»

Ahmet voulut détourner une conversation dont le plus clair résultat eût été d’empirer les choses.

«Mon oncle, dit-il, je crois pouvoir l’affirmer, vous avez mal compris monsieur Van Mitten…

– Vraiment!

– Ou plutôt monsieur Van Mitten s’est mal exprimé! Tout comme moi, il ressent une indignation profonde pour le traitement que ces maudits Cosaques vous ont infligé!»

Heureusement, tout cela était dit en turc, et les «maudits Cosaques» n’y pouvaient rien comprendre.

«Mais, en somme, mon oncle, c’est à un autre qu’il faut faire remonter la cause de tout cela! C’est un autre qui est responsable de ce qui vous est arrivé! C’est l’impudent personnage qui a fait obstacle à votre passage au railway de Poti! C’est ce Saffar!…

– Oui! ce Saffar! s’écria Kéraban, très opportunément lancé par son neveu sur cette nouvelle piste.

– Mille fois oui, ce Saffar! se hâta d’ajouter Van Mitten. C’est là ce que je voulais dire, ami Kéraban!

– L’infâme Saffar! dit Kéraban.

– L’infâme Saffar!» répéta Van Mitten en se mettant au diapason de son interlocuteur.

Il aurait même voulu employer un qualificatif plus énergique encore, mais il n’en trouva pas.

«Si nous le rencontrons jamais!… dit Ahmet.

– Et ne pouvoir retourner à Poti! s’écria Kéraban, pour lui faire payer son insolence, le provoquer, lui arracher l’âme du corps, le livrer à la main du bourreau!…

– Le faire empaler!…» crut devoir ajouter Van Mitten, qui se faisait féroce pour reconquérir une amitié compromise.

Et cette proposition, si bien turque, on en conviendra, lui valut un serrement de main de son ami Kéraban.

«Mon oncle, dit alors Ahmet, il serait inutile, en ce moment, de se mettre à la recherche de ce Saffar!

– Et pourquoi, mon neveu?

– Ce personnage n’est plus à Poti, reprit Ahmet, Quand nous y sommes arrivés, il venait de s’embarquer sur le paquebot qui fait le service du littoral de l’Asie Mineure.

– Le littoral de l’Asie Mineure! s’écria Kéraban, Mais notre itinéraire ne suit-il pas ce littoral?

– En effet, mon oncle!

– Eh bien! si l’infâme Saffar, répondit Kéraban, se rencontre sur mon chemin, Vallah-billah tielah! Malheur à lui!»

Après avoir prononcé cette formule qui est le «serment de Dieu», le seigneur Kéraban ne pouvait rien dire de plus terrible: il se tut.

Mais comment voyagerait-on, maintenant que la chaise de poste manquait aux voyageurs? De suivre la route à cheval, cela ne pouvait sérieusement se proposer au seigneur Kéraban. Sa corpulence s’y opposait. S’il eût souffert du cheval, le cheval aurait encore plus souffert de lui. Il fut donc convenu que l’on se rendrait à Choppa, la bourgade la plus rapprochée. Ce n’était que quelques verstes à faire, et Kéraban les ferait à pied, – Bruno aussi, car il était tellement moulu qu’il n’aurait pu réenfourcher sa monture.

«Et cette demande d’argent dont vous devez parler?… dit-il à son maître qu’il avait tiré à part.

– A Choppa!» répondit Van Mitten.

Et il ne voyait pas sans quelque inquiétude approcher le moment où il devrait toucher cette question délicate.

Quelques instants après, les voyageurs descendaient la route dont la pente côtoie les rivages du Lazistan.

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Une dernière fois, le seigneur Kéraban se retourna pour montrer le poing aux Cosaques, qui l’avaient si désobligeamment embarqué, – lui!– dans un wagon de chemin de fer, et, au détour de la côte, il perdit de vue la frontière de l’empire moscovite.

 

 

Chapitre II

Dans lequel Van Mitten se décide à céder aux obsessions de Bruno 
et ce qui s’ensuit.

 

n singulier pays! écrivait Van Mitten sur son carnet de voyage, en notant quelques impressions prises au vol. Les femmes travaillent à la terre, portent les fardeaux, tandis que les hommes filent le chanvre et tricotent la laine.»

Et le bon Hollandais ne se trompait pas. Cela se passe encore ainsi dans cette lointaine province du Lazistan, en laquelle commençait la seconde partie de l’itinéraire.

C’est un pays encore peu connu, ce territoire qui part de la frontière caucasienne, cette portion de l’Arménie turque, comprise entre les vallées du Charchout, du Tschorock et le rivage de la Mer Noire. Peu de voyageurs, depuis le Français Th. Deyrolles, se sont aventurés à travers ces districts du pachalik de Trébizonde, entre ces montagnes de moyenne altitude, dont l’écheveau s’embrouille confusément jusqu’au lac de Van, et enserre la capitale de l’Arménie, celle Erzeroum, chef-lieu d’un villayet qui compte plus de douze cent mille habitants.

Et cependant, ce pays a vu s’accomplir de grands faits historiques. En quittant ces plateaux où les deux branches de l’Euphrate prennent leur source, Xénophon et ses Dix Mille, reculant devant les armées d’Artaxerce Mnémon, arrivèrent sur le bord du Phase. Ce Phase n’est point le Rion qui se jette à Poti: c’est le Kour, descendu de la région caucasienne, et il ne coule pas loin de ce Lazistan à travers lequel le seigneur Kéraban et ses compagnons allaient maintenant s’engager.

Ah! si Van Mitten en avait eu le temps, quelles observations précieuses il aurait sans doute faites et qui sont perdues pour les érudits de la Hollande! Et pourquoi n’aurait-il pas retrouvé l’endroit précis ou Xénophon, général, historien, philosophe, livra bataille aux Taoques et aux Chalybes en sortant du pays des Karduques, et ce mont Chenium, d’où les Grecs saluèrent de leurs acclamations les flots si désirés du Pont-Euxin?

Mais Van Mitten n’avait ni le temps de voir ni le loisir d’étudier, ou plutôt on ne le lui laissait pas. Et alors Bruno de revenir à la charge, de relancer son maître, afin que celui-ci empruntât au seigneur Kéraban ce qu’il fallait pour se séparer de lui.

«A Choppa!» répondait invariablement Van Mitten.

On se dirigea donc vers Choppa. Mais là, trouverait-on un moyen de locomotion, un véhicule quelconque, pour remplacer la confortable chaise, brisée au railway de Poti?

C’était une assez grave complication. Il y avait encore près de deux cent cinquante lieues à faire, et dix-sept jours seulement jusqu’à cette date du 30 courant. Or, c’était à cette date que le seigneur Kéraban devait être de retour! C’était à cette date qu’Ahmet comptait retrouver à la villa de Scutari la jeune Amasia qui l’y attendrait pour la célébration du mariage! On comprend donc que l’oncle et le neveu fussent non moins impatients l’un que l’autre. De là, un très sérieux embarras sur la manière dont s’accomplirait cette seconde moitié du voyage.

De retrouver une chaise de poste ou tout simplement une voiture dans ces petites bourgades perdues de l’Asie Mineure, il n’y fallait point compter. Force serait de s’accommoder de l’un des véhicules du pays, et cet appareil de locomotion ne pourrait être que des plus rudimentaires.

Ainsi donc, soucieux et pensifs, allaient, sur le chemin du littoral, le seigneur Kéraban à pied, Bruno traînant par la bride son cheval et celui de son maître qui préférait marcher à côté de son ami; Nizib, monté et tenant la tête de la petite caravane. Quant à Ahmet, il avait pris les devants, afin de préparer les logements à Choppa, et faire l’acquisition d’un véhicule, de manière à repartir au soleil levant.

La route se fit lentement et en silence. Le seigneur Kéraban couvait intérieurement sa colère, qui se manifestait par ces mots souvent répétés: «Cosaques, railway, wagon, Saffar!» Lui, Van Mitten, guettait l’occasion de s’ouvrir à qui de droit de ses projets de séparation; mais il n’osait, ne trouvant pas le moment favorable, dans l’état où était son ami qui se fût enlevé au moindre mot.

On arriva à Choppa à neuf heures du soir. Cette étape, faite à pied, exigeait le repos de toute une nuit. L’auberge était médiocre; mais, la fatigue aidant, tous y dormirent leurs dix heures consécutives, tandis qu’Ahmet, le soir même, se mettait en campagne pour trouver un moyen de transport.

Le lendemain, 14 septembre, à sept heures, une araba était tout attelée devant la porte de l’auberge.

Ah! qu’il y avait lieu de regretter l’antique chaise de poste, remplacée par une sorte de charrette grossière, montée sur deux roues, dans laquelle trois personnes pouvaient à peine trouver place! Deux chevaux à ses brancards, ce n’était pas trop pour enlever cette lourde machine. Très heureusement, Ahmet avait pu faire recouvrir l’araba d’une bâche imperméable, tendue sur des cercles de bois, de manière à tenir contre le vent et la pluie. Il fallait donc s’en contenter en attendant mieux; mais il n’était pas probable que l’on pût se rendre à Trébizonde en plus confortable et plus rapide équipage.

On le comprendra aisément: à la vue de cette araba, Van Mitten, si philosophe qu’il fût, et Bruno, absolument éreinté, ne purent dissimuler une certaine grimace qu’un simple regard du seigneur Kéraban dissipa en un instant.

«Voilà tout ce que j’ai pu trouver, mon oncle! dit Ahmet en montrant l’araba.

– Et c’est tout ce qu’il nous faut! répondit Kéraban, qui, pour rien au monde, n’eût voulu laisser voir l’ombre d’un regret à l’endroit de son excellente chaise de poste.

– Oui… reprit Ahmet, avec une bonne litière de paille dans cette araba…

– Nous serons comme des princes, mon neveu!

– Des princes de théâtre! murmura Bruno.

– Hein? fit Kéraban.

– D’ailleurs, reprit Ahmet, nous ne sommes plus qu’à cent soixante agatchs1 de Trébizonde, et là, j’y compte bien, nous pourrons nous refaire un meilleur équipage.

– Je répète que celui-ci suffira!» dit Kéraban, en observant, sous son sourcil froncé, s’il surprendrait au visage de ses compagnons l’apparence d’une contradiction.

Mais tous, écrasés par ce formidable regard s’étaient fait une figure impassible.

Voici ce qui fut convenu: le seigneur Kéraban, Van Mitten et Bruno devaient prendre place dans l’araba, dont l’un des chevaux serait monté par le postillon, chargé du soin de relayer après chaque étape; Ahmet et Nizib, très habitués aux fatigues de l’équitation, suivraient à cheval. On espérait ainsi ne point éprouver trop de retard jusqu’à Trébizonde. Là, dans cette importante ville, on aviserait au moyen de terminer ce voyage le plus confortablement possible.

Le seigneur Kéraban donna donc le signal du départ, après que l’araba eut été munie de quelques vivres et ustensiles, sans compter les deux narghilés, heureusement sauvés de la collision, et qui furent mis à la disposition de leurs propriétaires. D’ailleurs, les bourgades de cette partie du littoral sont assez rapprochées les unes des autres. Il est même rare que plus de quatre à cinq lieues les séparent. On pourrait donc facilement se reposer ou se ravitailler, en admettant que l’impatient Ahmet consentit à accorder quelques heures de repos et surtout que les doukhans des villages fussent suffisamment approvisionnés.

«En route!» répéta Ahmet après son oncle, qui avait déjà pris place dans l’araba.

En ce moment, Bruno s’approcha de Van Mitten, et d’un ton grave, presque impérieux:

«Mon maître, dit-il, et cette proposition que vous devez faire au seigneur Kéraban?

– Je n’ai pas encore trouvé l’occasion, répondit évasivement Van Mitten. D’ailleurs, il ne me paraît pas très bien disposé…

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– Ainsi, nous allons monter là-dedans? reprit Bruno en désignant l’araba d’un geste de profond dédain!

– Oui… provisoirement!

– Mais quand vous déciderez-vous à faire cette demande d’argent de laquelle dépend notre liberté?

– A la prochaine bourgade, répondit Van Mitten.

– A la prochaine bourgade?…

– Oui! à Archawa!»

Bruno hocha la tête en signe de désapprobation et s’installa derrière son maître au fond de l’araba. La lourde charrette partit d’un assez bon trot sur les pentes de la route.

Le temps laissait à désirer. Des nuages, d’apparence orageuse, s’amoncelaient dans l’ouest. On sentait, au delà de l’horizon, certaines menaces de bourrasque. Cette portion de la côte, battue de plein fouet par les courants atmosphériques venus du large, ne devait pas être facile à suivre; mais on ne commande pas au temps, et les fatalistes fidèles de Mahomet savent mieux que tous autres le prendre comme il vient. Toutefois, il était à craindre que la mer Noire ne continuât pas à justifier longtemps son nom grec de Pontus Euxinus, le «bien hospitalier», mais plutôt son nom turc de Kara Dequitz, qui est de moins bon augure.

Fort heureusement, ce n’était point la partie élevée et montagneuse du Lazistan que coupait l’itinéraire adopté. Là, les routes manquent absolument, et il faut s’aventurer à travers des forêts que la hache du bûcheron n’a point encore aménagées. Le passage de l’araba y eût été à peu près impossible. Mais la côte est plus praticable, et le chemin n’y fait jamais défaut d’une bourgade à l’autre. Il circule au milieu des arbres fruitiers, sous l’ombrage des noyers, des châtaigniers, entre les buissons de lauriers et de rosiers des Alpes, enguirlandés par les inextricables sarments de la vigne sauvage.

Toutefois, si cette lisière du Lazistan offre un passage assez facile aux voyageurs, elle n’est pas saine dans ses parties basses. Là s’étendent des marécages pestilentiels; là règne le typhus à l’état endémique, depuis le mois d’août jusqu’au mois de mai. Par bonheur pour le seigneur Kéraban et les siens, on était en septembre, et leur santé ne courait plus aucun risque. Des fatigues, oui! des maladies, non! Or, si on ne se guérit pas toujours, on peut toujours se reposer. Et lorsque le plus entêté des Turcs raisonnait ainsi, ses compagnons ne pouvaient rien avoir à lui répondre.

L’araba s’arrêta à la bourgade d’Archawa, vers neuf heures du matin. On se mit en mesure d’en repartir une heure après, sans que Van Mitten eût trouvé le joint pour toucher un mot de ses fameux projets d’emprunt à son ami Kéraban.

De là, cette demande de Bruno:

«Eh bien, mon maître, est-ce fait?…

– Non, Bruno, pas encore.

– Mais il serait temps de…

– A la prochaine bourgade!

– A la prochaine bourgade?…

– Oui, à Witse.»

Et Bruno, qui, au point de vue pécuniaire, dépendait de son maître comme son maître dépendait du seigneur Kéraban, reprit place dans l’araba, non sans dissimuler, cette fois, sa mauvaise humeur.

«Qu’a-t-il donc, ce garçon? demanda Kéraban.

– Rien, se hâta de répondre Van Mitten, pour détourner la conversation. Un peu fatigué, peut-être!

– Lui! répliqua Kéraban. Il a une mine superbe! Je trouve même qu’il engraisse!

– Moi! s’écria Bruno, touché au vif.

– Oui! il a des dispositions à devenir un beau et bon Turc, de majestueuse corpulence!»

Van Mitten saisit le bras de Bruno qui allait éclater à ce compliment, si inopportunément envoyé, et Bruno se tut.

Cependant, l’araba se maintenait en bonne allure. Sans les cahots qui provoquaient de violentes secousses à l’intérieur, lesquelles se traduisaient par des contusions plus désagréables que douloureuses, il n’y aurait rien eu à dire.

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La route n’était pas déserte. Quelques Lazes la parcouraient, descendant les rampes des Alpes Pontiques, pour les besoins de leur industrie ou de leur commerce. Si Van Mitten eût été moins préoccupé de son «interpellation», il aurait pu noter sur ses tablettes les différences de costume qui existent entre les Caucasiens et les Lazes. Une sorte de bonnet phrygien, dont les brides sont enroulées autour de la tête en manière de coiffure, remplace la calotte géorgienne. Sur la poitrine de ces montagnards, grands, bien faits, blancs de teint, élégants et souples, s’écartèlent les deux cartouchières disposées comme les tuyaux d’une flûte de Pan. Un fusil court de canon, un poignard à large lame, fiché dans une ceinture bordée de cuivre, constituent leur armement habituel.

Quelques âniers suivaient aussi la route et transportaient aux villages maritimes les productions en fruits de toutes les espèces, qui se récoltent dans la zone moyenne.

En somme, si le temps eût été plus sûr, le ciel moins menaçant, les voyageurs n’auraient point eu trop à se plaindre du voyage, même fait dans ces conditions.

A onze heures du matin, ils arrivèrent à Witse sur l’ancien Pyxites, dont le nom grec «buis» est suffisamment justifié par l’abondance de ce végétal aux environs. Là, on déjeuna sommairement, – trop sommairement, paraît-il, au gré du seigneur Kéraban, – qui, cette fois, laissa échapper un grognement de mauvaise humeur.

Van Mitten ne trouva donc pas encore là l’occasion favorable pour lui toucher deux mots de sa petite affaire. Et, au moment de partir, lorsque Bruno, le tirant à part, lui dit:

«Eh bien, mon maître?

– Eh bien, Bruno, à la bourgade prochaine.

– Comment?

– Oui! à Artachen!»

Et Bruno, outre d’une telle faiblesse, se coucha en grommelant au fond de l’araba, tandis que son maître jetait un coup d’œil ému à ce romantique paysage, où se retrouvait toute la propreté hollandaise unie au pittoresque italien.

Il en fut d’Artachen comme de Witse et d’Archawa. On y relaya à trois heures du soir; on en repartit à quatre; mais, sur une sérieuse mise en demeure de Bruno, qui ne lui permettait plus de temporiser, son maître s’engagea à faire sa demande, avant d’arriver à la bourgade d’Atina, où il avait été convenu que l’on passerait la nuit.

Il y avait cinq lieues à enlever pour atteindre cette bourgade, – ce qui porterait à une quinzaine de lieues le parcours fait dans cette journée. En vérité, ce n’était pas mal pour une simple charrette; mais la pluie, qui menaçait de tomber, allait la retarder, sans doute, en rendant la route peu praticable.

Ahmet ne voyait pas sans inquiétude la période du mauvais temps s’accuser avec cette obstination. Les nuages orageux grossissaient au large. L’atmosphère alourdie rendait la respiration difficile. Très certainement, dans la nuit ou le soir, un orage éclaterait en mer. Après les premiers coups de foudre, l’espace, profondément troublé par les décharges électriques, serait balayé à coups de bourrasque, et la bourrasque ne se déchaînerait pas sans que les vapeurs ne se résolussent en pluie.

Or, trois voyageurs, c’était tout ce que pouvait contenir l’araba. Ni Ahmet, ni Nizib ne pourraient chercher un abri sous sa toile, qui, d’ailleurs, ne résisterait peut-être pas aux assauts de la tourmente. Donc pour les cavaliers aussi bien que pour les autres, il y avait urgence à gagner la prochaine bourgade.

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Deux ou trois fois, le seigneur Kéraban passa la tête hors de la bâche et regarda le ciel, qui se chargeait de plus en plus.

«Du mauvais temps? fit-il.

– Oui, mon oncle, répondit Ahmet. Puissions-nous arriver au relais avant que l’orage n’éclate!

– Dès que la pluie commencera à tomber, reprit Kéraban, tu nous rejoindras dans la charrette.

– Et qui me cédera sa place?

– Bruno! Ce brave garçon prendra ton cheval…

– Certainement,» ajouta vivement Van Mitten, qui aurait eu mauvaise grâce à refuser… pour son fidèle serviteur.

Mais que l’on tienne pour certain qu’il ne le regarda pas en faisant cette réponse. Il ne l’aurait pas osé. Bruno devait se tenir à quatre pour ne point faire explosion. Son maître le sentait bien.

«Le mieux est de nous dépêcher, reprit Ahmet. Si la tempête se déchaîne, les toiles de l’araba seront traversées en un instant, et la place n’y sera plus tenable.

– Presse ton attelage, dit Kéraban au postillon, et ne lui épargne pas les coups de fouet!»

Et, de fait, le postillon, qui n’avait pas moins hâte que ses voyageurs d’arriver à Atina, ne les épargnait guère. Mais les pauvres bêtes, accablées par la lourdeur de l’air, ne pouvaient se maintenir au trot sur une route que le macadam n’avait pas encore nivelée.

Combien le seigneur Kéraban et les siens durent envier le «tchapar», dont l’équipage croisa leur araba vers les sept heures du soir! C’était le courrier anglais qui, toutes les deux semaines, transporte à Téhéran les dépêches de l’Europe. Il n’emploie que douze jours pour se rendre de Trébizonde à la capitale de la Perse, avec les deux ou trois chevaux qui portent ses valises, et les quelques zaptiès qui l’escortent. Mais, aux relais, on lui doit la préférence sur tous autres voyageurs, et Ahmet dut craindre, en arrivant à Atina, de n’y plus trouver que des chevaux épuisés.

Par bonheur, cette pensée ne vint point au seigneur Kéraban. Il aurait eu là une occasion toute naturelle d’exhaler de nouvelles plaintes, et en eût profité, sans doute!

Peut-être, d’ailleurs, cherchait-il cette occasion. Eh bien, elle lui fut enfin fournie par Van Mitten.

Le Hollandais, ne pouvant plus reculer devant les promesses faites à Bruno, se hasarda enfin à s’exécuter, mais en y mettant toute l’adresse possible. Le mauvais temps qui menaçait lui parut être un excellent exorde pour entrer en matière.

«Ami Kéraban, dit-il tout d’abord, du ton d’un homme qui ne veut point donner de conseil, mais qui en demande plutôt, que pensez-vous de cet état de l’atmosphère?

– Ce que j’en pense?…

– Oui!… Vous le savez, nous touchons à l’équinoxe d’automne, et il est à craindre que notre voyage ne soit pas aussi favorisé pendant la seconde partie que pendant la première!

– Eh bien, nous serons moins favorisés, voilà tout! répondit Kéraban d’une voix sèche. Je n’ai pas le pouvoir de modifier à mon gré les conditions atmosphériques! Je ne commande pas aux éléments, que je sache, Van Mitten!

– Non… évidemment, répliqua le Hollandais, que ce début n’encourageait guère. Ce n’est pas ce que je veux dire, mon digne ami!

– Que voulez-vous dire, alors?

– Qu’après tout, ce n’est peut-être là qu’une apparence d’orage ou tout au plus un orage qui passera…

– Tous les orages passent, Van Mitten! Ils durent plus ou moins longtemps,… comme les discussions, mais ils passent,… et le beau temps leur succède… naturellement!

– A moins, fit observer Van Mitten, que l’atmosphère ne soit si profondément troublée!… Si ce n’était pas la période de l’équinoxe…

– Quand on est dans l’équinoxe, répondit Kéraban, il faut bien se résigner à y être! Je ne peux pas faire que nous ne soyons dans l’équinoxe!… On dirait, Van Mitten, que vous me le reprochez?

– Non!… Je vous assure… Vous reprocher… moi, ami Kéraban,» répondit Van Mitten.

L’affaire s’engageait mal, c’était trop évident. Peut-être, s’il n’avait eu derrière lui Bruno, dont il entendait les sourdes incitations, peut-être Van Mitten eût-il abandonné cette conversation dangereuse, quitte à la reprendre plus tard. Mais il n’y avait plus moyen de reculer, – d’autant moins que Kéraban, l’interpellant, d’une façon directe, cette fois, lui dit en fronçant le sourcil:

«Qu’avez-vous donc, Van Mitten? On croirait que vous avez une arrière-pensée?

– Moi?

– Oui, vous! Voyons! Expliquez-vous franchement! Je n’aime pas les gens qui vous font mauvaise mine, sans dire pourquoi!

– Moi! vous faire mauvaise mine?

– Avez-vous quelque chose à me reprocher? Si je vous ai invité à dîner à Scutari, est-ce que je ne vous conduis pas à Scutari? Est-ce ma faute, si ma chaise a été brisée sur ce maudit chemin de fer?»

Oh! oui! c’était sa faute et rien que sa faute! Mais le Hollandais se garda bien de le lui reprocher!

«Est-ce ma faute, si le mauvais temps nous menace, quand nous n’avons plus qu’une araba pour tout véhicule? Voyons! parlez!»

Van Mitten, troublé, ne savait déjà plus que répondre. Il se borna donc à demander à son peu endurant compagnon s’il comptait rester soit à Atina, soit même à Trébizonde, au cas où le mauvais temps rendrait le voyage trop difficile.

«Difficile ne veut pas dire impossible, n’est-ce pas? répondit Kéraban, et comme j’entends être arrivé à Scutari pour la fin du mois, nous continuerons notre route, quand bien même tous les éléments seraient conjurés contre nous!»

Van Mitten fit appel alors à tout son courage, et formula, non sans une évidente hésitation dans la voix, sa fameuse proposition.

«Eh bien, ami Kéraban, dit-il, si cela ne vous contrarie pas trop, je vous demanderai, pour Bruno et pour moi, la permission… oui… la permission de rester à Atina.

– Vous me demandez la permission de rester à Atina?… répondit Kéraban en scandant chaque syllabe.

– Oui… la permission… l’autorisation,… car je ne voudrais rien faire sans votre aveu… de… de…

– De nous séparer, n’est-ce pas?

– Oh! temporairement… très temporairement!… se hâta d’ajouter Van Mitten. Nous sommes bien fatigués, Bruno et moi! Nous préférerions revenir par mer à Constantinople… oui!… par mer…

– Par mer?

– Oui… ami Kéraban… Oh! je sais que vous n’aimez pas la mer!… Je ne dis pas cela pour vous contrarier!… Je comprends très bien que l’idée de faire une traversée quelconque vous soit désagréable!… Aussi, je trouve tout naturel que vous continuiez à suivre la route du littoral!… Mais la fatigue commence à me rendre ce déplacement trop pénible… et… à le bien regarder, Bruno maigrit!…

– Ah!… Bruno maigrit! dit Kéraban, sans même se retourner vers l’infortuné serviteur, qui, d’une main fébrile, montrait ses vêtements flottant sur son corps émacié.

– C’est pourquoi, ami Kéraban, reprit Van Mitten, je vous prie de ne pas trop nous en vouloir, si nous restons à la bourgade d’Atina, d’où nous gagnerons l’Europe dans des conditions plus acceptables!… Je vous le répète, nous vous retrouverons à Constantinople… ou plutôt à Scutari, oui… à Scutari, et ce n’est pas moi qui me ferai attendre pour le mariage de mon jeune ami Ahmet!»

Van Mitten avait dit tout ce qu’il voulait dire. Il attendait la réponse du seigneur Kéraban. Serait-ce un simple acquiescement à une demande si naturelle, ou se formulerait-elle par quelque prise à partie dans un éclat de colère?

Le Hollandais courbait la tête, sans oser lever les yeux sur son terrible compagnon.

«Van Mitten, répondit Kéraban d’un ton plus calme qu’on n’aurait pu l’espérer, Van Mitten, vous voudrez bien admettre que votre proposition ait lieu de m’étonner, et qu’elle soit même de nature à provoquer…

– Ami Kéraban!… s’écria Van Mitten, qui sur ce mot, crut à quelque violence imminente.

– Laissez-moi achever, je vous prie! dit Kéraban. Vous devez bien penser que je ne puis voir cette séparation sans un réel chagrin! J’ajoute même que je ne me serais pas attendu à cela de la part d’un correspondant, lié à moi par trente ans d’affaires…

– Kéraban! fit Van Mitten.

– Eh! par Allah! laissez-moi donc achever! s’écria Kéraban, qui ne put retenir ce mouvement si naturel chez lui. Mais, après tout, Van Mitten, vous êtes libre! Vous n’êtes ni mon parent ni mon serviteur! Vous n’êtes que mon ami, et un ami peut tout se permettre, même de briser les liens d’une vieille amitié!

– Kéraban!… mon cher Kéraban!… répondit Van Mitten, très ému de ce reproche.

– Vous resterez donc à Atina, s’il vous plaît de rester à Atina, ou même à Trébizonde, s’il vous plaît de rester à Trébizonde!»

Et là-dessus, le seigneur Kéraban s’accota dans son coin, comme un homme qui n’a plus auprès de lui que des indifférents, des étrangers, dont le hasard seul a fait ses compagnons de voyage.

En somme, si Bruno était enchanté de la tournure qu’avaient prise les choses, Van Mitten ne laissait pas d’être très chagriné d’avoir causé cette peine à son ami. Mais enfin, son projet avait réussi, et, bien que l’idée lui en vînt peut-être, il ne pensa pas qu’il y eût lieu de retirer sa proposition. D’ailleurs, Bruno était là.

Restait alors la question d’argent, l’emprunt à contracter pour être en mesure, soit de demeurer quelque temps dans le pays, soit d’achever le voyage dans d’autres conditions. Cela ne pouvait faire difficulté. L’importante part qui revenait à Van Mitten dans sa maison de Rotterdam, allait être prochainement versée à la banque de Constantinople, et le seigneur Kéraban n’aurait qu’à se rembourser de la somme prêtée au moyen du chèque que lui donnerait le Hollandais.

«Ami Kéraban? dit Van Mitten, après quelques minutes d’un silence qui ne fut interrompu par personne.

– Qu’y a-t-il encore, monsieur? demanda Kéraban, comme s’il eût répondu à quelque importun.

– En arrivant à Atina!… reprit Van Mitten, que ce mot de «monsieur» avait frappé au cœur.

– Eh bien, en arrivant à Atina, répondit Kéraban, nous nous séparerons!… C’est convenu!

– Oui, sans doute… Kéraban!»

En vérité, il n’osa pas dire: mon ami Kéraban!

«Oui… sans doute… Aussi je vous prierai de me laisser quelque argent…

– De l’argent! Quel argent?…

– Une petite somme… dont vous vous rembourserez… à la Banque de Constantinople…

– Une petite somme?

– Vous savez que je suis parti presque sans argent… et, comme vous vous étiez généreusement chargé des frais de ce voyage…

– Ces frais ne regardent que moi!

– Soit!… Je ne veux pas discuter…

– Je ne vous aurais pas laissé dépenser une seule livre, répondit Kéraban, non pas même une!

– Je vous en suis fort reconnaissant, répondit Van Mitten, mais aujourd’hui, il ne me reste pas un seul para, et je vous serai obligé de…

– Je n’ai point d’argent à vous prêter, répondit sèchement Kéraban, et il ne me reste, à moi, que ce qu’il faut pour achever ce voyage!

– Cependant… vous me donnerez bien?…

– Rien, vous dis-je!

– Comment?… fit Bruno.

– Bruno se permet de parler, je crois!… dit Kéraban d’un ton plein de menaces.

– Sans doute, répliqua Bruno.

– Tais-toi, Bruno,» dit Van Mitten, qui ne voulait pas que cette intervention de son serviteur pût envenimer le débat.

Bruno se tut.

«Mon cher Kéraban, reprit Van Mitten, il ne s’agit, après tout, que d’une somme relativement minime, qui me permettra de demeurer quelques jours à Trébizonde…

– Minime ou non, monsieur, dit Kéraban, n’attendez absolument rien de moi!

– Mille piastres suffiraient!…

– Ni mille, ni cent, ni dix, ni une! riposta Kéraban, qui commençait à se mettre en colère.

– Quoi! rien?

– Rien!

– Mais alors…

– Alors, vous n’avez qu’à continuer ce voyage avec nous, monsieur Van Mitten. Vous ne manquerez de rien! Mais quant à vous laisser une piastre, un para, un demi-para, pour vous permettre de vous promener à votre convenance… jamais!

– Jamais?…

– Jamais!»

La manière dont ce «jamais» fut prononcé était bien pour faire comprendre à Van Mitten et même à Bruno, que la résolution de l’entêté était irrévocable. Quand il avait dit non, c’était dix fois non!

Van Mitten fut-il particulièrement blessé de ce refus de Kéraban, autrefois son correspondant et naguère son ami, il serait difficile de l’expliquer, tant le cœur humain, et en particulier le cœur d’un Hollandais, flegmatique et réservé, renferme de mystères. Quant à Bruno, il était outré! Quoi! il lui faudrait voyager dans ces conditions, et peut-être dans de pires encore? Il lui faudrait poursuivre cette route absurde, cet itinéraire insensé, en charrette, à cheval, à pied, qui sait? Et tout cela pour la convenance d’un têtu d’Osmanli, devant lequel tremblait son maître! Il lui faudrait perdre enfin le peu qui lui restait de ventre, pendant que le seigneur Kéraban, en dépit des contrariétés et des fatigues, continuerait à se maintenir dans une rotondité majestueuse!

Oui! Mais qu’y faire? Aussi Bruno, n’ayant pas d’autre ressource que de grommeler, grommela-t-il en son coin. Un instant, il songea à rester seul, à abandonner Van Mitten à toutes les conséquences d’une pareille tyrannie. Mais la question d’argent se dressait devant lui, comme elle s’était dressée devant son maître, lequel n’avait pas seulement de quoi lui payer ses gages. Donc, il fallait bien le suivre!

Pendant ces discussions, l’araba marchait péniblement. Le ciel, horriblement lourd, semblait s’abaisser sur la mer. Les sourds mugissements du ressac indiquaient que la lame se faisait au large. Au delà de l’horizon, le vent soufflait déjà en tempête.

Le postillon pressait de son mieux ses chevaux. Ces pauvres bêtes ne marchaient plus qu’avec peine. Ahmet les excitait de son côté, tant il avait hâte d’arriver à la bourgade d’Atina; mais, qu’il y fût devancé par l’orage, cela ne faisait plus maintenant aucun doute.

Le seigneur Kéraban, les yeux fermés, ne disait pas un mot. Ce silence pesait à Van Mitten, qui eût préféré quelque bonne bourrade de son ancien ami. Il sentait tout ce que celui-ci devait amasser de maugréements contre lui! Si jamais cet amas faisait explosion, ce serait terrible!

Enfin, Van Mitten n’y tint plus, et, se penchant à l’oreille de Kéraban, de manière que Bruno ne put l’entendre:

«Ami Kéraban? dit-il.

– Qu’y a-t-il? demanda Kéraban.

– Comment ai-je pu céder à cette idée de vous quitter, ne fût-ce qu’un instant? reprit Van Mitten.

– Oui! comment?

– En vérité, je ne le comprends pas!

– Ni moi!» répondit Kéraban.

Et ce fut tout; mais la main de Van Mitten chercha la main de Kéraban, qui accueillit ce repentir par une généreuse pression, dont les doigts du Hollandais devaient porter longtemps la marque.

Il était alors neuf heures du soir. La nuit se faisait très sombre. L’orage venait d’éclater avec une extrême violence. L’horizon s’embrasa de grands éclairs blancs, bien qu’on ne put entendre encore les éclats de la foudre. La bourrasque devint bientôt si forte, que, plusieurs fois, on put craindre que l’araba ne fût renversée sur la route. Les chevaux, épuisés, épouvantés, s’arrêtaient à chaque instant, se cabraient, reculaient, et le postillon ne parvenait que bien difficilement à les maintenir.

Que devenir dans ces conjonctures? On ne pouvait faire halte, sans abri, sur cette falaise battue par les vents d’ouest. Il s’en fallait encore d’une demi-heure avant que la bourgade ne pût être atteinte.

Ahmet, très inquiet, ne savait quel parti prendre, lorsqu’au tournant de la côte une vive lueur apparut à une portée de fusil. C’était le feu du phare d’Atina, élevé sur la falaise, en avant de la bourgade, et qui projetait une lumière assez intense au milieu de l’obscurité.

Ahmet eut la pensée de demander, pour la nuit, l’hospitalité aux gardiens, qui devaient être à leur poste.

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Il frappa à la porte de la maisonnette, construite au pied du phare.

Quelques instants de plus, le seigneur Kéraban et ses compagnons n’auraient pu résister aux coups de la tempête.

 

 

Chapitre III

Dans lequel Bruno joue à son camarade Nizib un tour 
que le lecteur voudra bien lui pardonner.

 

ne grossière maison de bois, divisée en deux chambres avec fenêtres ouvertes sur la mer, un pylône, fait de poutrelles, supportant un appareil catoptrique, c’est-à-dire une lanterne à réflecteurs, et dominant le toit d’une soixantaine de pieds, tel était le phare d’Atina et ses dépendances. Donc rien de plus rudimentaire.

Mais, tel qu’il était, ce feu rendait de grands services à la navigation, au milieu de ces parages. Son établissement ne datait que de quelques années. Aussi, avant que les difficiles passes du petit port d’Atina qui s’ouvre plus à l’ouest fussent éclairées, que de navires s’étaient mis à la côte au fond de ce cul-de-sac du continent asiatique! Sous la poussée des brises du nord et de l’ouest, un steamer a de la peine à se relever, malgré les efforts de sa machine, – à plus forte raison, un bâtiment à voiles, qui ne peut lutter qu’en biaisant contre le vent.

Deux gardiens demeuraient à poste fixe dans la maisonnette de bois, disposée au pied du phare; une première chambre leur servait de salle commune; une seconde contenait les deux couchettes qu’ils n’occupaient jamais ensemble, l’un d’eux étant de garde chaque nuit, aussi bien pour l’entretien du feu que pour le service des signaux, lorsque quelque navire s’aventurait sans pilote dans les passes d’Atina.

Aux coups qui furent frappés du dehors, la porte de la maisonnette s’ouvrit. Le seigneur Kéraban, sous la violente poussée de l’ouragan – ouragan lui-même! – entra précipitamment, suivi d’Ahmet, de Van Mitten, de Bruno et de Nizib.

«Que demandez-vous? dit l’un des gardiens, que son compagnon, réveillé par le bruit, rejoignit presque aussitôt.

– L’hospitalité pour la nuit? répondit Ahmet.

– L’hospitalité? reprit le gardien. Si ce n’est qu’un abri qu’il vous faut, la maison est ouverte.

– Un abri, pour attendre le jour, répondit Kéraban, et de quoi apaiser notre faim.

– Soit, dit le gardien, mais vous auriez été mieux dans quelque auberge du bourg d’Atina.

– A quelle distance est ce bourg? demanda Van Mitten.

– A une demi-lieue environ du phare et en arrière des falaises, répondit le gardien.

– Une demi-lieue à faire par ce temps horrible! s’écria Kéraban. Non, mes braves gens, non!… Voici des bancs sur lesquels nous pourrons passer la nuit!… Si notre araba et nos chevaux peuvent s’abriter derrière votre maisonnette, c’est tout ce qu’il nous faudra!… Demain, dès qu’il fera jour, nous gagnerons la bourgade, et qu’Allah nous vienne en aide pour y trouver quelque véhicule plus convenable…

– Plus rapide, surtout!… ajouta Ahmet.

– Et moins rude!… murmura Bruno entre ses dents.

–… que cette araba dont il ne faut pourtant pas dire du mal!… répliqua le seigneur Kéraban, qui jeta un regard sévère au rancunier serviteur de Van Mitten.

– Seigneur, reprit le gardien, je vous répète que notre demeure est à votre service. Bien des voyageurs y ont déjà cherché asile contre le mauvais temps et se sont contentés…

– De ce dont nous saurons bien nous contenter nous-mêmes!» répondit Kéraban.

Et cela dit, les voyageurs prirent leurs mesures pour passer la nuit dans cette maisonnette. En tout cas, ils ne pouvaient que se féliciter d’avoir trouvé un tel refuge, si peu confortable qu’il fût, à entendre le vent et la pluie qui faisaient rage au dehors.

Mais, dormir, c’est bien, à la condition que le sommeil soit précédé d’un souper quelconque. Ce fut naturellement Bruno qui en fit l’observation, en rappelant que les réserves de l’araba étaient absolument épuisées.

«Au fait, demanda Kéraban, qu’avez-vous à nous offrir, mes braves gens,… en payant, bien entendu?

– Bon ou mauvais, répondit un des gardiens, il y a ce qu’il y a, et toutes les piastres du trésor impérial ne vous feraient pas trouver autre chose ici que le peu qui nous reste des provisions du phare!

– Ce sera suffisant! répondit Ahmet.

– Oui!… s’il y en a assez!… murmura Bruno, dont les dents s’allongeaient sous la surexcitation d’une véritable fringale.

– Passez dans l’autre chambre, répondit le gardien. Ce qui est sur la table est à votre disposition!

– Et Bruno nous servira, répondit Kéraban, tandis que Nizib ira aider le postillon à remiser le moins mal possible, à l’abri du vent, notre araba et son équipage!»

Sur un signe de son maître, Nizib sortit aussitôt, afin de tout disposer pour le mieux.

En même temps, le seigneur Kéraban, Van Mitten et Ahmet, suivis de Bruno, entraient dans la seconde chambre et prenaient place devant un foyer de bois flambant, près d’une petite table. Là, dans des plats grossiers se trouvaient quelques restes de viande froide, auxquels les voyageurs affamés firent honneur. Bruno, les regardant manger si avidement, semblait même penser qu’ils leur en faisaient trop.

«Et mais il ne faut pas oublier Bruno ni Nizib! fit observer Van Mitten, après un quart d’heure d’un travail de mastication que le serviteur du digne Hollandais trouva interminable.

– Non certes, répondit le seigneur Kéraban, il n’y a pas de raison pour qu’ils meurent de faim plus que leurs maîtres!

– Il est vraiment bien bon! murmura Bruno.

– Et il ne faut point les traiter comme des Cosaques!… ajouta Kéraban!… Ah! ces Cosaques!… on en pendrait cent…

– Oh! fit Van Mitten.

– Mille… dix mille… cent mille… ajouta Kéraban en secouant son ami d’une main vigoureuse, qu’il en resterait trop encore!… Mais la nuit s’avance!… Allons dormir!

– Oui, cela vaut mieux!» répondit Van Mitten, qui, par ce «oh!» intempestif, avait failli provoquer le massacre d’une grande partie des tribus nomades de l’Empire moscovite.

Le seigneur Kéraban, Van Mitten et Ahmet revinrent alors dans la première chambre, au moment où Nizib y rejoignait Bruno pour souper avec lui. Là, s’enveloppant de leur manteau, étendus sur les bancs, tous trois cherchèrent à tromper dans le sommeil les longues heures d’une nuit de tempête. Mais il leur serait bien difficile, sans doute, de dormir dans ces conditions.

Cependant, Bruno et Nizib, attablés l’un devant l’autre, se préparaient à achever consciencieusement ce qui restait dans les plats et au fond des brocs, – Bruno, toujours très dominateur avec Nizib, Nizib, toujours très déférent vis-à-vis de Bruno.

«Nizib, dit Bruno, à mon avis, lorsque les maîtres ont soupé, c’est le droit des serviteurs de manger les restes, quand ils veulent bien leur en laisser.

– Vous avez toujours faim, monsieur Bruno? demanda Nizib d’un air approbateur.

– Toujours faim, Nizib, surtout quand il y a douze heures que je n’ai rien pris!

– Il n’y paraît pas!

– Il n’y paraît pas!… Mais, ne voyez-vous pas, Nizib, que j’ai encore maigri de dix livres depuis huit jours! Avec mes vêtements devenus trop larges, on habillerait un homme deux fois gros comme moi?

– C’est vraiment singulier, ce qui vous arrive, monsieur Bruno! Moi! j’engraisse plutôt à ce régime-là!

– Ah! tu engraisses!… murmura Bruno, qui regarda son camarade de travers.

– Voyons un peu ce qu’il y a dans ce plat, dit Nizib.

– Hum! fit Bruno, il n’y reste pas grand chose… et, quand il y en a à peine pour un, à coup sûr il n’y en a pas pour deux!

– En voyage, il faut savoir se contenter de ce que l’on trouve, monsieur Bruno!

– Ah! tu fais le philosophe, se dit Bruno! Ah! tu te permets d’engraisser!… toi!»

Et ramenant à lui l’assiette de Nizib:

«Eh! que diable vous êtes-vous donc servi là? dit-il.

– Je ne sais, mais cela ressemble beaucoup à un reste de mouton, répondit Nizib, qui replaça l’assiette devant lui.

– Du mouton?… s’écria Bruno. Eh! Nizib, prenez garde!… Je crois que vous faites erreur!

– Nous verrons bien, dit Nizib, en portant à sa bouche un morceau qu’il venait de piquer avec sa fourchette.

– Non!… non!… répliqua Bruno, en l’arrêtant de la main. Ne vous pressez pas! Par Mahomet, comme vous dites, je crains bien que ce ne soit de la chair d’un certain animal immonde, – immonde pour un Turc, s’entend, et non pour un chrétien!

– Vous croyez, monsieur Bruno?

– Permettez-moi de m’en assurer, Nizib.»

Et Bruno fit passer sur son assiette le morceau de viande choisi par Nizib; puis, sous prétexte d’y goûter, il le fit entièrement disparaître en quelques bouchées.

«Eh bien? demanda Nizib, non sans une certaine inquiétude.

– Eh bien, répondit Bruno, je ne me trompais pas!… C’est du porc!… Horreur! Vous alliez manger du porc!

– Du porc? s’écria Nizib. C’est défendu…

– Absolument.

– Pourtant, il m’avait semblé…

– Que diable, Nizib, vous pouvez bien vous en rapporter à un homme qui doit s’y connaître mieux que vous!

– Alors, monsieur Bruno?…

– Alors, à votre place, je me contenterais de ce morceau de fromage de chèvre.

– C’est maigre! répondit Nizib.

– Oui… mais il a l’air excellent!»

Et Bruno plaça le fromage devant son camarade. Nizib commença à manger, non sans faire la grimace, tandis que l’autre achevait à grands coups de dents le mets plus substantiel, improprement qualifié par lui de porc.

«A votre santé, Nizib, dit-il, en se servant un plein gobelet du contenu d’un broc posé sur la table.

– Quelle est cette boisson? demanda Nizib.

– Hum!… fit Bruno… il me semble…

– Quoi donc? dit Nizib en tendant son verre.

– Qu’il y a un peu d’eau-de-vie là-dedans… répondit Bruno, et un bon musulman ne peut se permettre…

– Je ne puis cependant manger sans boire!

– Sans boire?… non!… et voici dans ce broc une eau fraîche, dont il faudra vous contenter, Nizib! Êtes-vous heureux, vous autres Turcs, d’être habitués à cette boisson si salutaire!»

Et, pendant que buvait Nizib:

«Engraisse, murmurait Bruno, engraisse, mon garçon… engraisse!…»

Mais voilà que Nizib, en tournant la tête, aperçut un autre plat déposé sur la cheminée, et dans lequel il restait encore un morceau de viande d’appétissante mine.

«Ah! s’écria Nizib, je vais donc pouvoir manger plus sérieusement, cette fois!…

– Oui… cette fois, Nizib, répondit Bruno, et nous allons partager en bons camarades!… Vraiment, cela me faisait de la peine de vous voir réduit à ce fromage de chèvre!

– Ceci doit être du mouton, monsieur Bruno!

– Je le crois, Nizib.»

Et Bruno, attirant le plat devant lui, commença à découper le morceau que Nizib dévorait du regard.

«Eh bien! dit-il.

– Oui… du mouton… répondit Bruno, ce doit-être du mouton!… Du reste, nous avons rencontré tant de troupeaux de ces intéressants quadrupèdes sur notre route!… C’est à croire, vraiment, qu’il n’y a que des moutons dans le pays!

– Eh bien?… dit Nizib en tendant son assiette.

– Attendez,… Nizib,… attendez!… Dans votre intérêt, il vaut mieux que je m’assure… Vous comprenez, ici… à quelques lieues seulement de la frontière… c’est presque encore de la cuisine russe… Et les Russes… il faut s’en défier!

– Je vous répète, monsieur Bruno, que, cette fois, il n’y a pas d’erreur possible!

– Non… répondit Bruno qui venait de goûter au nouveau plat, c’est bien du mouton, et cependant…

– Hein?… fit Nizib.

– On dirait… répondit Bruno en avalant coup sur coup les morceaux qu’il avait mis sur son assiette.

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– Pas si vite, monsieur Bruno!

– Hum!… Si c’est du mouton… il a un singulier goût!

– Ah!… je saurai bien!… s’écria Nizib, qui, en dépit de son calme, commençait à se monter.

– Prenez garde, Nizib, prenez garde!»

Et ce disant, Bruno faisait précipitamment disparaître les dernières bouchées de viande.

«A la fin, monsieur Bruno!…

– Oui, Nizib,… à la fin… je suis fixé!… Vous aviez absolument raison, cette fois!

– C’était du mouton?

– Du vrai mouton!

– Que vous avez dévoré!…

– Dévoré, Nizib?… Ah! voilà un mot que je ne saurais admettre!… Dévoré?… Non!… J’y ai goûté seulement!

– Et j’ai fait là un joli souper! répliqua Nizib d’un ton piteux. Il me semble, monsieur Bruno, que vous auriez bien pu me laisser ma part, et ne point tout manger, pour vous assurer que c’était…

– Du mouton, en effet, Nizib! Ma conscience m’oblige…

– Dites votre estomac!

– A le reconnaître!… Après tout, il n’y a pas lieu pour vous de le regretter, Nizib!

– Mais si, monsieur Bruno, mais si!

– Non!… Vous n’auriez pu en manger!

– Et pourquoi?

– Parce que ce mouton était piqué de lard, Nizib, vous entendez bien… piqué de lard,… et que le lard n’est point orthodoxe!»

Là-dessus, Bruno se leva de table, frottant son estomac en homme qui a bien soupé; puis, il rentra dans la salle commune, suivi du très déconfit Nizib.

Le seigneur Kéraban, Ahmet et Van Mitten, étendus sur les bancs de bois, n’avaient encore pu trouver un instant de sommeil. La tempête, d’ailleurs, redoublait au dehors. Les ais de la maison de bois gémissaient sous ses coups. On pouvait craindre que le phare ne fût menacé d’une dislocation complète. Le vent ébranlait la porte et les volets des fenêtres, comme s’ils eussent été frappés de quelque bélier formidable. Il fallut les étayer solidement. Mais aux secousses du pylone, encastré dans la muraille, on se rendait compte de ce que pouvaient être, à cinquante pieds au-dessus du toit, les violences de la bourrasque. Le phare résisterait-il à cet assaut, le feu continuerait-il à éclairer les passes d’Atina, où la mer devait être démontée, il y avait doute à cela, un doute plein d’éventualités des plus graves. Il était alors onze heures et demie du soir.

«Il n’est pas possible de dormir ici! dit Kéraban, qui se leva et parcourut à petits pas la salle commune.

– Non, répondit Ahmet, et si la fureur de l’ouragan augmente encore, il y a lieu de craindre pour cette maisonnette! Je pense donc qu’il est bon de nous tenir prêts à tout événement!

– Est-ce que vous dormez, Van Mitten, est-ce que vous pouvez dormir?» demanda Kéraban.

Et il alla secouer son ami.

«Je sommeillais, répondit Van Mitten.

– Voilà ce que peuvent les natures placides! Là où personne ne saurait prendre un instant de repos, un Hollandais trouve encore le moment de sommeiller!

– Je n’ai jamais vu pareille nuit! dit l’un des gardiens. Le vent bat en côte, et qui sait si demain les roches d’Atina ne seront pas couvertes d’épaves!

– Est-ce qu’il y avait quelque navire en vue? demanda Ahmet.

– Non… répondit le gardien, du moins, avant le coucher du soleil. Lorsque je suis monté au haut du phare pour l’allumer, je n’ai rien aperçu au large. C’est heureux, car les parages d’Atina sont mauvais, et même avec ce feu qui les éclaire jusqu’à cinq milles du petit port, il est difficile de les accoster.»

En ce moment, un coup de rafale repoussa plus violemment la porte à l’intérieur de la chambre comme si elle venait de voler en éclats.

Mais le seigneur Kéraban s’était jeté sur cette porte, il l’avait repoussée, il avait lutté contre la bourrasque, et il parvint à la refermer avec l’aide du gardien.

«Quelle entêtée! s’écria-t-il, mais j’ai été plus têtu qu’elle!

– La terrible tempête! s’écria Ahmet.

– Terrible, en effet, répondit Van Mitten, une tempête presque comparable à celles qui se jettent sur nos côtes de la Hollande, après avoir traversé l’Atlantique!

– Oh! fit Kéraban, presque comparable!

– Songez donc, ami Kéraban! Ce sont des tempêtes qui nous viennent d’Amérique à travers tout l’Océan!

– Est-ce que les colères de l’Océan, Van Mitten, peuvent se comparer à celles de la mer Noire?

– Ami Kéraban, je ne voudrais pas vous contrarier, mais, en vérité…

– En vérité, vous cherchez à le faire! répondit Kéraban, qui n’avait pas lieu d’être de très bonne humour.

– Non!… je dis seulement…

– Vous dites?…

– Je dis qu’auprès de l’Océan, auprès de l’Atlantique, la mer Noire, à proprement parler, n’est qu’un lac!

– Un lac!… s’écria Kéraban on redressant la tête. Par Allah! il me semble que vous avez dit un lac!

– Un vaste lac, si vous voulez!… répondit Van Mitten qui cherchait à adoucir ses expressions, un immense lac… mais un lac!

– Pourquoi pas un étang?

– Je n’ai point dit un étang!

– Pourquoi pas une mare?

– Je n’ai point dit une mare!

– Pourquoi pas une cuvette?

– Je n’ai point dit une cuvette!

– Non!… Van Mitten, mais vous l’avez pensé!

– Je vous assure…

– Eh bien, soit!… une cuvette!… Mais, que quelque cataclysme vienne à jeter votre Hollande dans cette cuvette, et votre Hollande s’y noiera tout entière!… Cuvette!»

Et sur ce mot qu’il répétait en le mâchonnant, le seigneur Kéraban se mit à arpenter la chambre.

«Je suis pourtant bien sûr de n’avoir point dit cuvette! murmurait Van Mitten, absolument décontenancé. – Croyez, mon jeune ami, ajouta-t-il en s’adressant à Ahmet, que cette expression ne m’est pas même venue à la pensée!… L’Atlantique.

– Soit, monsieur Van Mitten, répondit Ahmet, mais ce n’est ni le lieu ni l’heure de discuter là-dessus!

– Cuvette!…» répétait entre ses dents l’entêté personnage.

Et il s’arrêtait pour regarder en face son ami le Hollandais, qui n’osait plus prendre la défense de la Hollande, dont le seigneur Kéraban menaçait d’engloutir le territoire sous les flots du Pont-Euxin.

Pendant une heure encore, l’intensité de la tourmente ne fit que s’accroître. Les gardiens, très inquiets, sortaient de temps en temps par l’arrière de la maisonnette pour surveiller le pylône de bois à l’extrémité duquel oscillait la lanterne. Leurs hôtes, rompus par la fatigue, avaient repris place sur les bancs de la salle et cherchaient vainement à se reposer dans quelques instants de sommeil.

Tout à coup, vers deux heures du matin, maîtres et domestiques furent violemment secoués de leur torpeur. Les fenêtres, dont les auvents avaient été arrachés, venaient de voler en éclats.

En même temps, pendant une courte accalmie, un coup de canon se faisait entendre au large.

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1 Environ soixante lieues.