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Jules Verne

 

Les Frères Kip

 

(Chapitre IV-VI)

 

 

Illustrations par George Roux, 12 grandes chromotypographies

deux cartes et nombreuses vues photographique

Collection Hetzel

Paris, Imprimerie Gauthier-Villars

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre IV

À Wellington

 

a ville de Wellington est bâtie à la pointe sud-ouest de l’île du Nord, au fond d’une baie disposée en fer à cheval. Très abritée contre les vents du large, elle offre d’excellents mouillages. Le brick avait été favorisé par le temps, mais il n’en est pas toujours ainsi. La navigation, le plus souvent, présente des difficultés dans le détroit de Cook, sillonné de courants dont la vitesse atteint parfois une dizaine de nœuds, bien que les marées du Pacifique ne soient jamais fortes. Le marin Tasman, auquel on doit la première découverte de la Nouvelle-Zélande, – décembre 1642, – y courut de grands dangers, risques d’échouage, risques d’attaque de la part des indigènes. De là ce nom de «Baie du Massacre» qui figure dans la nomenclature géographique du détroit. Le navigateur hollandais y perdit quatre de ses hommes, que dévorèrent les cannibales du littoral, et, cent ans après lui, le navigateur anglais James Cook laissait entre leurs mains l’équipage de l’un des canots de sa conserve, commandée par le capitaine Furneaux. Enfin, à deux ans de là, le navigateur français Marion du Frêne et seize de ses gens y trouvaient la mort dans une agression de la plus effroyable sauvagerie.

En 1840, au mois de mars, Dûment d’Urville, avec l’Astrolabe et la Zélée, donne dans la baie Otago de l’île du Sud, visite les îles Snares et l’île Stewart, à l’extrémité méridionale de Tawaï-Pounamou. Puis il séjourne au port d’Akaroa, sans avoir à se plaindre de ses rapports avec les naturels. Le souvenir du passage de cet illustre marin est marqué par l’île qui porte son nom. Uniquement habitée par des tribus de pingouins et d’albatros, elle est séparée de la grande terre du Sud par la «French pass», où la mer est si furieuse que les navires ne s’y aventurent pas volontiers à la sortie du détroit.

Actuellement, sous les plis du pavillon britannique, du moins en ce qui concerne les Maoris, toute sécurité est assurée dans les parages de la Nouvelle-Zélande. Les dangers qui venaient des hommes ont été conjurés. Seuls, ceux de la mer subsistent, et encore sont-ils moindres, grâce aux travaux hydrographiques et à l’établissement du gigantesque phare que porte un roc isolé en avant de la baie Nicholson, au fond de laquelle apparaît Wellington.

C’est en 1849, au mois de janvier, que la New-Zealand Land Company envoya l’Aurora déposer les premiers colons sur le littoral de ces terres lointaines. La population des deux îles ne compte pas moins de huit cent mille habitants, et Wellington, capitale de la colonie, en possède une trentaine de mille pour sa part.

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Wellington

La ville est agréablement située, régulièrement construite, rues larges et proprement entretenues. La plupart des maisons sont bâties en bois, par crainte des tremblements de terre, fréquents dans la province méridionale, même les édifices publics, entre autres le palais du gouvernement, au milieu de son joli parc, et la cathédrale, que son caractère religieux ne met point à l’abri des cataclysmes terrestres. Cette cité, moins importante, moins industrielle, moins commerçante que deux ou trois de ses rivales en Nouvelle-Zélande, les égalera sans doute quelque jour sous l’impulsion du génie colonisateur de la Grande-Bretagne. En tout cas, avec son Université, sa Chambre législative composée de cinquante-quatre membres, dont quatre Maoris nommés par le gouverneur, sa Chambre des représentants issus directement du suffrage populaire, ses collèges, ses écoles, son musée, ses laborieuses usines pour les viandes frigorifiées, sa prison modèle, ses places, ses jardins publics où l’électricité va se substituer au gaz, Wellington jouit d’un confort exceptionnel que pourraient envier nombre de villes de l’Ancien et du Nouveau Monde.

Si le James-Cook n’avait point porté ses amarres à quai, c’était pour cette raison que le capitaine Gibson voulait rendre plus difficile la désertion des hommes. La fièvre de l’or exerçait autant de ravages à Wellington qu’à Dunedin et dans les autres ports néo-zélandais. Plusieurs navires se trouvaient dans l’impossibilité d’appareiller. M. Gibson devait donc prendre toutes précautions pour garder son équipage au complet, même ces recrues des Three-Magpies qu’il eût cependant et très volontiers échangées contre d’autres. D’ailleurs, sa relâche à Wellington allait être de très courte durée – à peine vingt-quatre heures.

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M. Hawkins et le capitaine Gibson

Les premières personnes qui reçurent sa visite furent M. Hawkins et Nat Gibson. Le capitaine s’était fait mettre à terre dès son arrivée, et huit heures sonnaient lorsqu’il se présenta au comptoir de M. Hawkins, situé à l’extrémité d’une des rues qui débouchent sur le port.

«Mon père!…

– Mon ami!»

Ainsi Harry Gibson fut-il accueilli à son entrée dans le bureau. Il avait devancé son fils et M. Hawkins, qui se disposaient à descendre sur le quai, ce qu’ils faisaient chaque matin, pour voir si le James-Cook ne serait pas enfin signalé par la vigie du sémaphore.

Le jeune homme s’était d’abord jeté au cou de son père, puis l’armateur pressa celui-ci dans ses bras.

M. Hawkins, âgé de cinquante ans à cette époque, était un homme de moyenne taille, cheveux grisonnants, les yeux clairs et doux, bonne santé, bonne constitution, très ingambe, très actif, très entendu au commerce, très hardi en affaires. On sait que sa situation à Hobart-Town donnait toute sécurité, et il aurait déjà pu se retirer, fortune faite. Mais il ne lui eût pas convenu, après une existence si laborieuse, de rester oisif. Aussi, dans le but de développer ses armements, quicomprenaient plusieurs autres navires, venait-il de fonder ce comptoir à Wellington avec un associé, M. Balfour. Nat Gibson deviendrait le principal employé à part d’intérêt, dès que le James-Cook aurait achevé sa campagne.

Le fils du capitaine Gibson, alors âgé de vingt et un ans, d’intelligence vive, d’esprit sérieux, ressentait pour son père et pour sa mère une affection profonde, et aussi pour M. Hawkins. Il est vrai, ce dernier et le capitaine étaient liés si intimement que Nat Gibson pouvait les confondre dans la même amitié. Ardent, enthousiaste, aimant les belles choses, il était artiste tout en montrant des dispositions pour les affaires commerciales. D’une taille au-dessus de la moyenne, les yeux noirs, les cheveux et la barbe châtains, la démarche élégante, l’attitude aisée, la physionomie sympathique, il plaisait dès le premier abord, et on ne lui connaissait que des amis. D’un autre côté, pas de doute qu’il ne dût devenir, avec l’âge, résolu, énergique. D’un tempérament plus décidé que son père, il tenait de Mrs Gibson.

En ses loisirs, Nat Gibson s’occupait avec plaisir et goût de photographie, cet art déjà si en progrès grâce à l’emploi des substances accélératrices qui portent les épreuves instantanées au dernier degré de la perfection. Son appareil ne le quittait guère, et l’on peut imaginer s’il s’en était servi au cours de ce voyage: sites pittoresques, portraits d’indigènes, des clichés de toutes sortes.

Pendant son séjour à Wellington, il avait pris nombre de vues de la ville et des environs. M. Hawkins lui-même s’y intéressait. Souvent on les voyait partir tous les deux, leur bagage de photographes en bandoulière, et ils revenaient de ces excursions avec de nouvelles richesses pour leur collection.

Après avoir présenté le capitaine à M. Balfour, M. Hawkins rentra dans son bureau, où le suivirent M. Gibson et son fils. Et là, tout d’abord, on parla d’Hobart-Town. Les nouvelles ne manquaient pas, grâce aux services réguliers entre la Tasmanie et la Nouvelle-Zélande. La veille même était arrivée une lettre de Mrs Hawkins, et celles de Mrs Gibson attendaient depuis quelques jours le James-Cook à Wellington.

Le capitaine prit connaissance de sa correspondance. Tout le monde allait bien là-bas. Ces dames étaient en bonne santé. Il est vrai, l’absence leur semblait longue et leur espoir était qu’elle ne se prolongerait pas. Le voyage devait toucher à son terme.

«Oui, dit M. Hawkins, encore cinq ou six semaines, et nous serons de retour à Hobart-Town…

– Chère mère, s’écria Nat Gibson, quel bonheur elle aura à nous revoir, autant que nous en avons eu, père, à t’embrasser!…

– Et que j’en ai, moi, cher enfant!

– Mon ami, dit M. Hawkins, j’ai toute raison de croire que la traversée du James-Cook sera maintenant de peu de durée…

– C’est mon avis, Hawkins.

– Même à moyenne vitesse, reprit l’armateur, la navigation est assez courte entre la Nouvelle-Zélande et la Nouvelle-Irlande…

– En cette saison surtout, répondit le capitaine. La mer est belle jusqu’à l’Équateur, les vents sont réguliers, et je pense comme toi que nous n’aurons aucun retard à subir, si notre relâche à Port-Praslin ne doit pas se prolonger…

– Il n’en sera rien, Gibson. J’ai reçu de notre correspondant, M. Zieger, une lettre très rassurante à ce sujet. Il y a dans l’archipel un gros stock de marchandises en nacre, en coprah, et le chargement du brick pourra s’effectuer sans difficultés.

– M. Zieger est-il prêt à prendre livraison de nos marchandises?… demanda le capitaine.

– Oui, mon ami, et, je te le répète, j’ai l’assurance qu’il n’y aura aucun retard de ce chef.

– N’oublie pas, Hawkins, qu’après Port-Praslin le brick devra se rendre à Kerawara…

– C’est l’affaire de vingt-quatre heures, Gibson.

– Eh bien, père, dit Nat Gibson, nous pouvons être fixés sur la durée du voyage. Combien de jours notre relâche à Port-Praslin et à Kerawara?…

– Trois semaines environ.

– Et de Wellington à Port-Praslin?

– Tout autant.

– Et le retour en Tasmanie?…

– A peu près un mois.

– Ainsi, dans deux mois et demi, il est possible que le James-Cook soit revenu à Hobart-Town…

– Oui… plutôt moins que plus.

– Bon, répondit Nat Gibson, je vais écrire à ma mère aujourd’hui même, car le courrier pour l’Australie lève l’ancre après-demain… Je lui demanderai encore deux mois et demi de patience, dont Mme Hawkins voudra bien prendre sa part, n’est-ce pas, monsieur Hawkins?…

– Oui, mon cher enfant.

– Et, au commencement de l’année, les deux familles seront réunies…

– Deux familles qui n’en font qu’une!» répondit M. Hawkins.

Les mains de l’armateur et du capitaine se pressèrent affectueusement.

«Mon cher Gibson, dit alors M. Hawkins, nous déjeunerons ici avec M. Balfour…

– C’est entendu, Hawkins.

– As-tu affaire en ville?…

– Non, répondit le capitaine, mais il faut que je retourne à bord.

– Eh bien, au James-Cook! s’écria Nat Gibson. Cela me fera plaisir de revoir notre brick avant d’y transporter nos bagages de passagers.

– Oh! répondit M. Hawkins, il va bien rester quelques jours à Wellington?…

– Vingt-quatre heures au plus, répondit le capitaine. Je n’ai point d’avaries à réparer, point de cargaison à débarquer ni à embarquer… Des provisions à renouveler seulement, et un après-midi me suffira… C’est à ce sujet que je veux donner des ordres à Balt.

– Tu es toujours content de ton maître d’équipage?…

– Toujours… C’est un homme zélé et qui connaît bien le service.

– Et l’équipage?…

– Des anciens matelots, rien à dire.

– Et ceux que tu as engagés à Dunedin?…

– Ils ne m’inspirent guère de confiance, mais je n’ai pas trouvé mieux.

– Ainsi le James-Cook partira?…

– Dès demain, s’il ne nous arrive pas ici ce qui nous est arrivé à Dunedin. En ce moment, il n’est pas bon pour les capitaines du commerce de relâcher dans les ports de la Nouvelle-Zélande!

– Tu veux parler de la désertion qui décime les équipages?… demanda M. Hawkins.

– Et qui fait plus que les décimer, répliqua M. Gibson, puisque, sur huit matelots, j’en ai perdu quatre, dont je n’ai plus eu aucune nouvelle…

– Tu as raison, Gibson, prends garde à ce qu’il n’en soit pas à Wellington comme il en a été à Dunedin…

– Aussi ai-je eu la précaution de ne permettre à personne de débarquer sous aucun prétexte… pas même au cuisinier Koa…

– C’est prudent, père, ajouta Nat Gibson… Il y a dans le port une demi-douzaine de navires qui ne peuvent prendre la mer faute de matelots.

– Cela ne m’étonne pas, répondit Harry Gibson. Aussi je compte mettre à la voile dès que nous aurons embarqué nos provisions, et assurément nous serons parés demain dès la première heure.»

Au moment où le capitaine prononça le nom du maître d’équipage, M. Hawkins n’avait pu retenir un geste assez significatif.

«Si je t’ai parlé de Flig Balt, reprit-il alors, c’est qu’il ne m’avait pas fait très bonne impression quand nous l’avons engagé à Hobart-Town.

– Oui… je sais, répondit le capitaine, mais tes préventions ne sont point justifiées… Il remplit ses fonctions avec zèle, les hommes savent qu’il faut lui obéir, et, je te le répète, le service du bord n’a rien laissé à désirer.

– Tant mieux, Gibson, je préfère m’être trompé à son égard, et du moment qu’il t’inspire confiance…

– D’ailleurs, Hawkins, lorsqu’il s’agit de la manœuvre, je ne m’en rapporte qu’à moi seul, tu le sais, et j’abandonne volontiers le reste à mon maître d’équipage. Depuis notre départ, je n’ai pas eu un reproche à lui adresser, et s’il veut rembarquer sur le brick à son prochain voyage…

– Cela te regarde, après tout, mon cher ami, répondit M. Hawkins. Tu es le meilleur juge de ce qu’il convient de faire.»

On le voit, la confiance que Flig Balt inspirait à Harry Gibson, confiance fort mal placée, était entière, tant ce fourbe avait su jouer son jeu comme Vin Mod. C’est pourquoi, lorsque M. Hawkins demanda encore si le capitaine était sûr des quatre matelots qui n’avaient point déserté:

«Vin Mod, Hobbes, Wickley, Burnes sont de bons marins, répondit-il, et ce qu’ils n’ont pas fait à Dunedin, ils n’auraient pas cherché à le faire ici.

– On leur en tiendra compte au retour, déclara l’armateur.

– Aussi, reprit le capitaine, ce n’est pas pour eux que j’ai défendu aux hommes de descendre à terre… c’est à propos des quatre recrues.»

Et M. Gibson fit connaître dans quelles conditions Len Cannon, Sexton, Kyle, Bryce étaient venus à bord, ayant hâte d’échapper aux policemen de Dunedin, après une bataille dans la taverne des Three-Magpies.

«De véritables pratiques?… dit l’armateur.

– Assurément, mon ami, mais tu sais en quel embarras j’étais, et comment j’y ai été retardé d’une quinzaine de jours!… J’en étais même à me demander s’il ne me faudrait pas attendre des mois pour compléter mon équipage!… Que veux-tu! on prend ce qu’on trouve…

– Et on se sépare de ce qu’on a trouvé dès que cela est possible…, répliqua M. Hawkins.

– Comme tu dis, Hawkins. C’est même ce que j’aurais fait ici, à Wellington, si les circonstances l’avaient permis, et c’est ce que je ferai à Hobart-Town…

– Nous avons le loisir d’y songer, père! observa Nat Gibson. Le brick restera bien quelques mois en désarmement, n’est-ce pas, monsieur Hawkins? et nous passerons ce temps en famille jusqu’au jour où je reviendrai moi-même à Wellington.

– Tout cela s’arrangera, Nat», répondit l’armateur.

M. Hawkins, M. Gibson et son fils quittèrent le comptoir, descendirent sur le quai, hélèrent une des embarcations employées au service du port et se firent conduire à bord du brick.

Ce fut le maître d’équipage qui les reçut, toujours obséquieux, toujours empressé, et auquel M. Hawkins, rassuré par les déclarations du capitaine, réserva bon accueil.

«Je vois que vous êtes en bonne santé, monsieur Hawkins…, lui dit Flig Balt.

– En bonne santé… je vous remercie…», répondit l’armateur.

Les trois matelots, Hobbes, Wickley et Burnes, qui naviguaient depuis plusieurs années sur le James-Cook, sans avoir donné aucun sujet de plainte, obtinrent les félicitations de M. Hawkins.

Quant à Jim, l’armateur l’embrassa sur les deux joues, et le jeune homme témoigna une grande joie de le revoir.

«J’ai d’excellentes nouvelles de ta mère, lui dit M. Hawkins, et elle espère bien que le capitaine est satisfait de toi…

– Entièrement, déclara M. Gibson.

– Je vous remercie, monsieur Hawkins, dit Jim, et vous me faites grand plaisir!

– Et moi?… dit Nat Gibson en l’attirant, il n’y a rien pour moi?…

– Oh, si! monsieur Nat, répondit Jim, qui se jeta à son cou.

– Et quelle bonne mine tu as!… ajouta Nat. Si ta mère te voyait, elle serait contente, la brave femme!… Aussi, Jim, je ferai ta photographie avant de partir…

– Bien ressemblante?…

– Oui… si tu ne bouges pas…

– Je ne bougerai pas, monsieur Nat, je ne bougerai pas!»

Il faut dire que M. Hawkins, après avoir parlé à Hobbes, Wickley et Burnes, de leurs familles, qui habitaient Hobart-Town, adressa quelques paroles à Vin Mod. Celui-ci se montra très sensible à cette attention. Il est vrai, l’armateur le connaissait moins que ses camarades, et c était son premier voyage à bord du James-Cook… Quant aux recrues, M. Hawkins se contenta de les saluer d’un simple bonjour.

Il y a lieu de l’avouer, d’ailleurs, leur vue ne fit pas sur lui meilleure impression que sur M. Gibson. Au reste, on aurait pu, sans inconvénient, leur permettre de descendre à terre. Ils n’auraient pas eu l’idée de déserter après ces quarante-huit heures de navigation, et ils fussent certainement rentrés avant le départ du brick. Vin Mod les avait travaillés, et, malgré la présence de M. Hawkins et de Nat Gibson, ils comptaient bien que quelque occasion se présenterait de s’emparer du navire. Ce serait un peu plus difficile. Mais qu’y a-t-il d’impossible à des gens sans foi ni loi, décidés à ne reculer devant aucun crime?

Après une heure, pendant laquelle M. Hawkins et M. Gibson examinèrent ensemble les comptes du voyage, le capitaine annonça que le brick mettrait en mer le lendemain au lever du jour. L’armateur et Nat Gibson reviendraient dans la soirée prendre possession de leur cabine, où ils auraient préalablement fait transporter les bagages.

Cependant, avant de regagner le quai, M. Gibson demanda à Flig Balt s’il n’avait pas besoin de se rendre à terre:

«Non, capitaine, répondit le maître d’équipage. Je préfère rester à bord… c’est plus prudent… et surveiller les hommes…

– Vous avez raison, Balt, dit M. Gibson. Il faut toutefois que le cuisinier aille aux provisions…

– Je l’y enverrai, capitaine, et, s’il est nécessaire, deux matelots avec lui.»

Tout étant convenu, le canot qui avait amené l’armateur et ses compagnons les reconduisit à quai. De là, ils revinrent au comptoir, où demeurait M. Balfour, qui se réunit à eux pour le déjeuner.

Pendant le repas, on causa d’affaires. Jusqu’ici le voyage en cours du James-Cook avait été des plus favorisés et donnait de beaux bénéfices.

Le grand cabotage, en effet, tendait remarquablement à se développer sur cette partie du Pacifique. La prise de possession des archipels voisins de la Nouvelle-Guinée par l’Allemagne ouvrait de nouveaux débouchés. Ce n’était pas sans raison que M. Hawkins avait noué des relations avec M. Zieger, son correspondant de la Nouvelle-Irlande, actuellement le Neumeklenburg. Le comptoir qu’il venait de fonder à Wellington devait plus spécialement entretenir ces relations par les soins de M. Balfour et de Nat Gibson, qui serait installé près de lui dans quelques mois.

Le déjeuner achevé, M. Gibson voulut s’occuper des approvisionnements du brick que le cuisinier viendrait chercher dans l’après-midi: conserves, volailles, porcs, farine, légumes secs, fromages, bière, gin et sherry, café et épiceries de diverses sortes.

«Père, tu ne sortiras pas d’ici avant que j’aie fait ton portrait!… déclara Nat.

– Comment… encore!… s’écria le capitaine.

– Voilà, mon ami, ajouta M. Hawkins, nous sommes tous les deux possédés du démon de la photographie, et nous ne laissons aucun repos aux gens tant qu’ils n’ont pas posé devant notre objectif!… Ainsi il faut te soumettre de bonne grâce!…

– Mais j’en ai déjà deux ou trois de ces portraits, chez moi, à Hobart-Town!…

– Eh bien, cela fera un de plus, répondit Nat Gibson, et, puisquenous partons demain, M. Balfour se chargera de l’expédier à ma mère par le prochain courrier.

– C’est entendu, dit M. Balfour.

– Vois-tu, père, reprit le jeune homme, un portrait, c’est comme un poisson… Il n’a de valeur que lorsqu’il est frais!… Songe donc, tu as maintenant dix mois de plus qu’à l’époque de ton départ d’Hobart-Town, et je suis sûr que tu ne ressembles pas à ta dernière photographie, celle qui est placée sur la cheminée de ta chambre…

– Nat a raison, confirma M. Hawkins en riant. C’est à peine si je t’ai reconnu ce matin!

– Par exemple!… s’écria M. Gibson.

– Non… je t’assure!… Il n’y a rien qui vous change comme dix mois de navigation!…

– Fais donc, mon enfant, répondit le capitaine, me voici prêt au sacrifice…

– Et quelle attitude vas-tu prendre?… demanda plaisamment l’armateur… celle du marin qui part ou celle du marin qui arrive?… Sera-ce la posture du commandant… le bras étendu vers l’horizon… la main tenant le sextant ou la longue-vue… la pose du maître après Dieu?…

– Celle que tu voudras, Hawkins…

– Et puis, pendant que tu seras campé devant notre appareil, tâche de penser à quelque chose!… Cela donne plus d’expression à la physionomie!… A quoi penseras-tu?…

– Je penserai à ma chère femme, répondit M. Gibson, à mon fils… et à toi… mon ami…

– Alors, nous obtiendrons une magnifique épreuve!»

Nat Gibson possédait un de ces appareils portatifs perfectionnés qui donnent le négatif en quelques secondes. M. Gibson fut très réussi, paraît-il, à ce que dit son fils, lorsqu’il eut examiné le cliché, dont l’épreuve serait laissée aux soins de M. Balfour.

M. Hawkins, le capitaine et Nat quittèrent alors le comptoir afin de se procurer tout ce qu’exigeait une navigation de neuf à dix semaines. Les entrepôts ne manquent point à Wellington, et on y trouve les divers approvisionnements maritimes: produits alimentaires, engins de bord, agrès, poulies, cordages, ustensiles, voiles de rechange, instruments de pêche, barils de brai et de goudron, outils de calfat et de charpentier. Mais, sauf quelques glènes de filin à remplacer, les besoins du brick se bornaient à ce qui concernait la nourriture des passagers et de l’équipage. Cela fut vite acheté, réglé, puis expédié au James-Cook, dès que les matelots Wickley, Hobbes et le maître-coq furent arrivés.

En même temps, M. Gibson remplit les formalités qui sont obligatoires pour tout bâtiment à son entrée et à sa sortie. Donc rien n’empêcherait le brick d’appareiller dès l’aube, plus heureux que d’autres navires de commerce que la désertion de leurs hommes retenait en relâche à Wellington.

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canots neo-zelandais

Pendant ces courses à travers la ville, au milieu d’une population très affairée, M. Hawkins et ses compagnons rencontrèrent un certain nombre de Maoris de la campagne environnante. Leur importance numérique a bien diminué en Nouvelle-Zélande, comme celle des Australiens en Australie, et surtout celle des Tasmaniens en Tasmanie, puisque les derniers spécimens de cette race ont à peu près disparu. On ne compte actuellement qu’une quarantaine d’indigènes dans l’île du Nord et à peine deux mille dans l’île du Sud. Ces Maoris s’occupent plus spécialement de cultures maraîchères, et principalement de la culture des arbres fruitiers, dont les produits sont très abondants et d’excellente qualité.

Les hommes sont d’un beau type, qui dénote un caractère énergique, une constitution robuste et endurante. Les femmes paraissent leur être inférieures. En tout cas, il faut s’habituer à voir le sexe faible se promener dans les rues la pipe à la bouche et fumer plus immodérément que le sexe fort. On ne s’étonnera donc pas que cela gêne l’échange de politesses avec les dames maories, puisque, d’après les coutumes, il ne s’agit pas seulement de se donner le bonjour ou de se presser la main, mais de se frotter nez contre nez.

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Maoris - Cliche J. Valentine et Sons

Ces indigènes sont, paraît-il, d’origine polynésienne, et il est même possible que les premiers immigrants en Nouvelle-Zélande soient sortis de l’archipel de Tonga-Tabou, qui est situé à quelque douze cents milles dans le nord.

Il y a, en somme, deux raisons pour que cette population soit en voie de décroissance et destinée à disparaître dans l’avenir. La première cause de destruction, c’est la maladie et particulièrement la phtisie pulmonaire, qui exerce de grands ravages dans les familles. La seconde, plus terrible encore, c’est l’ivrognerie, et il est à noter que les femmes tiennent le premier rang dans cet effroyable abus des liqueurs alcooliques.

D’autre part, il y a lieu d’observer que le régime d’alimentation s’est profondément modifié chez les Maoris. Grâce aux missionnaires, l’influence du christianisme est devenue dominante. Les indigènes étaient anthropophages autrefois, et qui oserait dire que cette nourriture ultra-azotée ne convenait pas à leur tempérament?… Quoi qu’il en soit, mieux vaut qu’ils disparaissent plutôt que de se manger entre eux, «bien, a pu dire un touriste très observateur, que le cannibalisme n’eût jamais qu’un seul but, la bataille: dévorer les yeux et le cœur de l’ennemi, afin de s’inspirer de son courage et d’acquérir sa sagacité»!

Ces Maoris résistèrent à l’envahissement britannique jusqu’en 1875, et c’est à cette époque que le dernier roi de King-Country se soumit à l’autorité de la Grande-Bretagne.

Vers six heures, M. Hawkins, le capitaine et Nat Gibson rentrèrent au comptoir pour dîner; puis, après avoir pris congé de M. Balfour, ils se firent conduire à bord du brick, qui serait prêt à lever l’ancre dès les premières lueurs du jour.

 

 

Chapitre V

Quelques jours de navigation

 

l était six heures du matin lorsque le James-Cook appareilla toutes voiles dehors. Le capitaine dut évoluer pour se dégager de la baie et sortir par le sinueux goulet. Après avoir contourné la pointe Nicholson, grâce à de multiples virements de bord, il donna dans le détroit, où le vent contraire soufflait du nord. Mais, quand il fut à la hauteur d’Orokiva, la brise plus marine de l’ouest lui permit de traverser au plus près la vaste échancrure qui creuse le littoral d’Ika-na-Maoui, entre Wellington et New-Plymouth, au-delà du cap Egmont.

Le James-Cook, coupant obliquement cette baie, s’était donc éloigné de la terre, et il ne devait la retrouver qu’en latitude du cap susdit.

La distance à parcourir le long de la côte occidentale de l’île du Nord était d’environ cent milles. Avec une brise persistante, elle pouvait être franchie en trois jours. Du reste, étant donnée la direction du vent, il serait impossible de rester en vue du littoral, dont Harry Gibson connaissait parfaitement le relevé hydrographique, et il n’y aurait aucun danger pour le brick de s’en tenir à quelque distance.

Cette première journée s’écoula dans des conditions agréables. M. Hawkins et Nat Gibson, assis près du rouf, s’abandonnaient à cette impression délicieuse de la marche d’un navire. Un peu incliné sous le vent, il se dérobe rapidement aux longues houles et laisse à l’arrière un onduleux sillage d’écume. Le capitaine allait et venait, jetant un rapide regard sur l’habitacle placé devant l’homme de barre, et échangeant quelques paroles avec ses passagers. Une moitié de l’équipage était de quart à l’avant; l’autre se reposait dans le poste, après avoir reçu la ration du matin. Plusieurs lignes avaient été mises à la traîne, et, à l’heure du repas de midi, elles ne remonteraient point sans ramener quelques-uns de ces poissons si multipliés en ces mers.

Il faut savoir aussi que les parages de la Nouvelle-Zélande sont très fréquentés des baleines. Cette pêche s’y exerce avec grand succès. Autour du brick, dans cette vaste baie, apparurent un certain nombre de souffleurs qu’il eût été facile d’amarrer.

Ce qui conduisit M. Hawkins à dire au capitaine, tandis qu’ils regardaient s’ébattre ces énormes mammifères:

«J’ai toujours eu le désir de mener de pair la pêche et le cabotage, Gibson, et je pense qu’il y a autant de bénéfice à tirer de l’une que de l’autre.

– Possible, répondit le capitaine, et les baleiniers qui visitent ces mers remplissent aisément leur cales de barils d’huile, de lard et de fanons.

– On racontait à Wellington, fit observer Nat Gibson, que les baleines se laissent capturer plus aisément ici que partout ailleurs…

– C’est vrai, dit le capitaine, et cela tient à ce qu’elles n’ont pas l’ouïe aussi exercée que celles des autres espèces. Il est donc possible de les approcher à portée de harpon. En somme, toute baleine signalée est baleine prise, à moins que le mauvais temps ne s’en mêle. Par malheur, les coups de vent sont non moins nombreux que terribles dans ces mers…

– Entendu, répondit M. Hawkins, un jour ou l’autre, nous armerons en pêche…

– Avec un autre capitaine, alors, mon ami! Chacun son métier, et je ne suis pas baleinier…

– Avec un autre capitaine, soit, Gibson, et avec un autre navire, car il faut une installation spéciale que notre James-Cook ne comporterait pas.

– Sans doute, Hawkins, un bâtiment qui puisse embarquer deux mille barils d’huile pendant une campagne dont la durée va jusqu’à deux ans quelquefois, et des pirogues pour la poursuite des animaux, et un équipage qui occupe de trente à quarante hommes, harponneurs, tonneliers, forgeron, charpentier, matelots, novices, au moins trois officiers et un médecin…

– Père, affirma Nat Gibson, M. Hawkins ne négligerait rien de ce que nécessite ce genre d’armement…

– Grosse affaire, mon enfant, répondit le capitaine, et, à mon avis, en cette partie du Pacifique, le cabotage donne des bénéfices plus assurés… Il est telles de ces campagnes de pêche qui ont été ruineuses… J’ajoute que les baleines, trop pourchassées, tendent à s’éloigner vers les mers polaires. Il faut aller les chercher jusque dans les parages du détroit de Behring, du côté des îles Kouriles, ou dans les mers antarctiques, voyages longs et périlleux dont plus d’un navire n’est jamais revenu.

– Après tout, mon cher Gibson, dit l’armateur, ceci n’est qu’un projet… Nous verrons plus tard… Tenons-nous-en au cabotage, puisqu’il a toujours été heureux, et ramenons le brick à Hobart-Town avec une belle cargaison dans sa cale.»

Vers six heures du soir, le James-Cook eut connaissance de la côte par le travers de la baie Waimah, à la hauteur des petits ports d’Ohawe. Quelques nuages se levant à l’horizon, le capitaine fit amener les perroquets et prendre les ris dans les huniers. C’est d’ailleurs une précaution qui s’impose à tous les bâtiments dans ces parages, où les coups de vent sont aussi subits que violents, et, chaque soir, l’équipage diminue la voilure par crainte d’être surpris.

Et, en effet, le brick fut passablement secoué jusqu’au matin. Il dut gagner de quelques milles au large, après avoir relevé les feux du cap Egmont. Le jour venu, il laissa arriver, repiqua vers la terre, dont M. Gibson ne voulait pas s’éloigner, et vint passer à l’ouverture de New-Plymouth, une des villes importantes de l’île du Nord.

La brise avait plutôt fraîchi pendant la nuit. Il ventait grand frais. On ne put rétablir les perroquets qui avaient été serrés la veille, et M. Gibson dut se contenter de larguer les ris des huniers. Le brick filait à la vitesse de douze milles à l’heure, incliné sur tribord, soulevé longuement par la houle du large. Parfois les lames, heurtant sa joue, le couvraient d’embruns à l’avant. Son étrave plongeait jusqu’à noyer la figure de proue, puis il se relevait aussitôt.

Ces coups de tangage et de roulis n’étaient point pour gêner M. Hawkins et Nat Gibson. Ayant déjà navigué, l’accoutumance ne leur manquait pas, et le mal de mer n’avait pas prise sur eux. Ils respiraient avec volupté cet air vivifiant, imprégné des salures marines, dont les poumons peuvent si largement s’emplir. En même temps, leurs regards prenaient plaisir à contempler ces sites infiniment variés de la côte occidentale.

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Armes et instrument se musique des Neo-Zelandais

Cette côte est peut-être plus curieuse que celle de l’île du Sud. Ika-na-Maoui – ce nom signifie en langue polynésienne «le Poisson de Maoui» – se montre plus riche en criques, en baies, en ports que Tawaï-Pounamou, nom que les indigènes donnent au lac dans lequel se recueille le jade vert. Du large, la vue s’étend sur la chaîne montagneuse, toute verdoyante, d’où jaillissaient autrefois les éruptions volcaniques. Elle forme la charpente osseuse ou plutôt la colonne vertébrale de l’île, dont la largeur moyenne est d’une trentaine de lieues. Au total, la surface de la Nouvelle-Zélande n’est pas inférieure à celle des Iles-Britanniques, et c’est comme une seconde Grande-Bretagne que le Royaume-Uni possède à ses antipodes dans le Pacifique. Seulement, si l’Angleterre n’est séparée de l’Écosse que par cet étroit fleuve de la Tweed, c’est un bras de mer qui sépare l’île du Nord de l’île du Sud.

Depuis que le James-Cook avait quitté le port de Wellington, les chances de pouvoir s’en emparer étaient assurément diminuées. Flig Balt et Vin Mod s’entretenaient souvent à ce sujet. Et, ce jour-là, à l’heure du déjeuner, qui réunissait dans le rouf M. Hawkins, Nat Gibson et le capitaine, ils en causèrent encore. Vin Mod tenait la barre et ils ne couraient pas le risque d’être entendus des matelots de quart à l’avant.

«Ah! cet aviso de malheur!… ne cessait de répéter Vin Mod. C’est lui qui a empêché le coup!… Pendant vingt-quatre heures ce satané bâtiment est resté par notre travers!… Si son commandant est jamais envoyé à bout de vergue, je demande à haler sur la corde qui lui serrera le cou!… Ne pouvait-il donc pas continuer sa route au lieu de marcher de conserve avec le brick?… Sans lui, le James-Cook serait maintenant débarrassé du capitaine et de ses hommes!… Il rallierait les mers de l’Est, avec une bonne cargaison pour les Tonga ou les Fidji…

– Tout ça… c’est des mots! observa Flig Balt.

– On se soulage comme on peut!… répondit Vin Mod.

– La question est de savoir, reprit le maître d’équipage, si la présence à bord de l’armateur et du fils Gibson ne nous oblige pas à renoncer…

– Jamais! s’écria Vin Mod. Nos compagnons n’entendent pas ce refrain-là!… Len Cannon et les autres auraient bien trouvé le moyen de filer à Wellington, s’ils avaient pensé que le brick reviendrait tranquillement à Hobart-Town!… Ce qu’ils veulent, c’est naviguer pour leur propre compte, et non pour le compte de M. Hawkins!

– Tout ça… des mots, je le répète…, dit Flig Balt, qui haussait les épaules. Pouvons-nous espérer que l’occasion se présentera?…

– Oui!… oui!… affirma Vin Mod, que la colère prenait à voir le découragement du maître d’équipage, et l’on saura bien en profiter!… Et, si ce n’est pas aujourd’hui ni demain,… plus tard… dans ces parages de la Papouasie… au milieu de ces archipels où la police ne vous gêne guère!… Une supposition, par exemple… l’armateur et quelques autres, le fils Gibson, deux ou trois matelots ne reviennent pas à bord un soir… On ignore ce qu’ils sont devenus… Le brick repart, n’est-ce pas?…»

Et ces criminelles pensées, Vin Mod, parlant à voix basse, les soufflait pour ainsi dire dans l’oreille de Flig Balt. Décidé à ne point le laisser faiblir, résolu à le pousser jusqu’au bout, il ne put retenir un formidable juron, lorsque le maître d’équipage lui envoya pour la troisième fois sa peu encourageante réponse:

«Des mots, tout ça… rien que des mots!»

Vin Mod lança encore un horrible juron qui, cette fois, se fit entendre jusque dans la salle du rouf. M. Gibson, se levant de table, parut à la porte de l’arrière.

«Qu’y a-t-il donc?… demanda-t-il.

– Rien, monsieur Gibson, répondit Flig Balt, une embardée qui a failli étaler Vin Mod sur le pont…

– J’ai cru que j’allais être envoyé par-dessus les bastingages!… ajouta le matelot.

– Le vent est vif, la mer dure, dit M. Gibson, après avoir examiné d’un rapide coup d’œil la voilure du brick.

– La brise tend à haler l’est, fit observer Flig Balt.

– En effet, arrive un peu, Mod… Il n’y a pas d’inconvénient à se rapprocher de terre.»

Puis, cet ordre donné et exécuté, M. Gibson rentra dans le rouf.

«Ah! murmura Vin Mod, si vous commandiez le James-Cook, maître Balt, au lieu de laisser porter, il loferait plutôt…

– Oui… mais je ne suis pas le capitaine! répondit Flig Balt, qui se dirigea vers l’avant.

– Il le sera, cependant, se répétait Vin Mod. Il faut qu’il le soit…quand je devrais être pendu!»

Durant cette journée, on vit moins de baleines que la veille, ce qui expliquait la rareté des baleiniers dans ces parages. C’est plutôt le long du littoral de l’est qu’on cherche à les amarrer, du côté d’Akaroa et de la baie des îles de Tawaï-Pounamou. Mais la mer n’était point déserte. Un certain nombre de caboteurs descendaient ou remontaient, abrités par la terre, à travers et au delà de la baie Taranaki.

Dans l’après-midi, toujours servi par une forte brise, ayant perdu de vue la cime du Whare-Orino, haut de deux mille pieds, dont la base trempe dans la mer, le James-Cook passa devant les ports de Kawhia et d’Aotca, où rentrait une flottille de bateaux de pêche qui ne pouvait plus tenir le large.

M. Gibson dut alors prendre un ris dans les huniers tout en conservant la misaine, la grande voile, la brigantine et les focs. Si la mer devenait plus dure, si le vent tournait à la tempête, il aurait toujours un refuge pour la nuit, puisque, vers six heures du soir, le bâtimentserait à l’ouvert d’Auckland. Aussi préféra-t-il ne point s’écarter de sa route.

A supposer que le James-Cook eût été contraint de chercher un abri contre le mauvais temps du large, il l’aurait trouvé sans peine à Auckland. La baie, dont cette ville occupe le fond vers le nord, est l’une des plus sûres de cette partie du Pacifique. Lorsqu’un navire a franchi son étroit goulet entre les roches de Parera et le «Manukan hafen», il navigue à l’intérieur d’une rade protégée sur tout son périmètre. Nulle nécessité même de gagner le port. Cette rade suffit, et des flottes y prendraient partout bon mouillage.

Avec de tels avantages pour le commerce maritime, on ne s’étonnera pas que la cité ait rapidement conquis une grande importance. En y comprenant ses faubourgs, elle compte environ soixante mille âmes. Étagée sur les collines du côté méridional de la baie, elle est très variée d’aspect. Superbement aménagée avec ses squares et ses jardins que décore la flore tropicale, ses rues larges et propres, bordées d’hôtels et de magasins, cette curieuse ville, industrielle et commerçante, peut exciter l’envie de Dunedin et de Wellington.

Si M. Gibson se fût réfugié dans son port, il y aurait rencontré cent navires en arrivage et en partance. En cette portion nord de la Nouvelle-Zélande, l’attraction des mines d’or se faisait moins sentir que sur la partie méridionale d’Ika-na-Maoui et surtout que dans les provinces de Tawaï-Pounamou. Là le brick eût pu sans trop de peine se débarrasser des recrues embarquées à Dunedin et les remplacer par quatre ou cinq matelots à choisir parmi ceux que le désarmement des navires laisse libres d’engagement. Il n’est pas moins douteux, tant il prisait peu Len Cannon et ses camarades, que le capitaine s’y fût décidé, au grand ennui de Flig Balt et de Vin Mod, s’il eût jeté l’ancre à Auckland. Mais, pour éviter de nouveaux retards, il crut bon de rester sous petite voilure pendant toute la nuit. Quelquefois, même, il se mit en cape courante afin de faire tête aux lames de l’ouest et s’éloigner de la côte dont les feux lui paraissaient trop rapprochés sur tribord.

Bref, le James-Cook se comporta à merveille, grâce à l’habile manœuvrier qui le dirigeait. Il n’éprouva d’avaries sérieuses ni dans sa coque ni dans sa mâture.

Le lendemain 2 novembre, par un vent plus modéré et une mer plus maniable, le brick passait grand largue à l’ouvert d’une autre rade, plus vaste que celle d’Auckland, la rade de Kaipara, au fond de laquelle s’est fondé Port-Albert.

Enfin, vingt-quatre heures plus tard, car la brise avait notablement calmi, les hauteurs des Mannganni-Bluff, la baie Hokianga, la pointe Beef, le cap Van Diemen, après un parcours de soixante-dix à quatre-vingts milles, restaient en arrière. On laissait sur la gauche les récifs des Three-Kings. La mer s’ouvrait librement devant l’étrave jusqu’au fouillis de ces archipels des Tonga, des Hébrides, des Salomon, qui sont compris entre l’Équateur et le Tropique du Capricorne.

Il n’y avait donc plus qu’à mettre le cap au nord-ouest sur les terres de la Nouvelle-Guinée, encore éloignée de dix-neuf cents milles, pour avoir connaissance des Louisiades, et, au-delà, des groupes actuellement entrés dans le domaine colonial de l’Allemagne.

Si le vent et la mer le favorisaient, M. Gibson comptait effectuercette traversée dans le plus court délai. A remonter vers la ligne équinoxiale, les mauvais temps sont moins fréquents, moins redoutables que dans les parages de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. D’autre part, il est vrai, un bâtiment est exposé à des calmes qui peuvent retarder pendant de longs jours la navigation à voile, alors qu’ils rendent si rapide et si sûre la navigation à vapeur. Mais celle-ci est trop coûteuse, et, quand il s’agit du grand et du petit cabotage en ces lointaines mers du Pacifique, mieux vaut user de la toile que de dépenser du charbon.

Quoi qu’il en soit, la brise, faible et intermittente, menaçait de réduire à deux ou trois milles à l’heure la vitesse du brick. Cependant il avait tout dessus, jusqu’à ses voiles d’étai, ses ailes de pigeon, ses bonnettes. Mais si le calme blanc survenait, calme sans un souffle qui puisse rider la surface de la mer, alors que les longues houles bercent un navire et ne le déplacent pas, tout son échafaudage de voilure ne lui servirait à rien. M. Gibson ne pourrait s’aider que des courants qui portent généralement vers le nord en cette portion du Pacifique.

Toutefois, le vent ne tomba pas complètement. Un grand soleil semblait mettre la mer en ébullition, comme si elle eût été surchauffée dans ses couches inférieures. Les hautes voiles se gonflaient et le James-Cook laissait un léger sillage derrière lui.

Et, dans la matinée, comme M. Hawkins, Nat Gibson et le capitaine causaient de ce dont il est si naturel de s’entretenir en cours de navigation, du temps qu’il fait et du temps qu’il fera, M. Gibson dit:

«Je ne crois pas que cela dure…

– Et pourquoi?… demanda l’armateur.

– Je vois à l’horizon certains nuages qui nous donneront bientôt du vent… ou je me trompe fort.

– Mais ils ne s’élèvent pas, ces nuages, fit observer M. Hawkins, ou, s’ils montent un peu, ils se dissipent…

– N’importe, mon ami, ils finiront par prendre corps, et les nuages, c’est de la brise…

– Qui nous serait favorable, ajouta Nat Gibson.

– Oh! fit le capitaine, nous n’avons pas besoin d’une brise à trois ris!… Seulement de quoi remplir nos bonnettes et arrondir nos basses voiles…

– Et que dit le baromètre?… demanda M. Hawkins.

– Il a une légère tendance à baisser, répondit Nat Gibson, après avoir consulté l’appareil placé dans la salle du rouf.

– Qu’il baisse donc, dit le capitaine, mais lentement, et ne fasse pas des bonds de singe qui grimpe puis dégringole sur son cocotier!… Si les calmes sont ennuyeux, les coups de vent sont redoutables, et je crois qu’il est, en somme, préférable…

– Je vais te dire ce qui serait préférable, Gibson, déclara M. Hawkins: ce serait d’avoir à bord une petite machine auxiliaire, quinze à vingt chevaux, par exemple… Cela servirait à faire de la route lorsqu’il n’y a plus un souffle dans l’espace, puis à entrer dans les ports et à en sortir…

– On s’en est passé jusqu’à présent, et l’on s’en passera longtemps encore, répondit le capitaine.

– C’est que tu es resté, mon ami, le marin de l’ancienne marine de commerce…

– En effet, Hawkins, et je ne suis pas pour ces navires mixtes!… S’ils sont bien construits pour la vapeur, ils sont mal construits pour la voile, et inversement…

– En tout cas, père, dit Nat Gibson, voici là-bas une fumée qu’il ne serait pas désagréable d’avoir en ce moment à notre bord.»

Le jeune homme montrait de la main un long panache noirâtre allongé au-dessus de l’horizon du nord-ouest. On ne pouvait le confondre avec un nuage. C’était la fumée d’un steamer qui marchait rapidement dans la direction du brick. Avant une heure les deux bâtiments seraient par le travers l’un de l’autre.

La rencontre d’un navire est toujours chose intéressante à la mer. On cherche à en reconnaître la nationalité par les formes de sa coque, la disposition de sa mâture, en attendant qu’il ait hissé son pavillon en signe de salut. Harry Gibson avait donc sa longue-vue aux yeux, et, une vingtaine de minutes après que le steamer eut été signalé, il se crut en mesure d’affirmer que c’était un français.

Il ne se trompait pas, et, alors que le bâtiment n’était plus qu’à deux milles du James-Cook, le pavillon tricolore monta à la corne de sa brigantine.

Le brick répondit aussitôt en arborant le pavillon du Royaume-Uni.

Ce steamer de huit à neuf cents tonneaux, très probablement un charbonnier, devait être à destination de l’un des ports de la Nouvelle-Hollande.

Vers onze heures et demie, il se trouvait à quelques encablures du brick, et il s’en approcha davantage, comme s’il avait l’intention de le «raisonner». Du reste, la mer très calme favorisait cette manœuvre, qui ne présentait aucun danger. A bord du bâtiment, on ne se préparait pas à mettre une embarcation à la mer et les demandes et réponses s’échangeraient au moyen du porte-voix, suivant l’usage.

Et voici ce qui fut dit entre le steamer et le brick, en anglais:

«Le nom du navire?…

James-Cook, d’Hobart-Town.

– Capitaine?…

– Capitaine Gibson.

– Entendu.

– Et vous?…

L’Assomption, de Nantes, capitaine Foucault.

– Vous allez?

– A Sydney, Australie.

– Entendu.

– Et vous?…

– A Port-Praslin, Nouvelle-Irlande.

– Et vous venez d’Auckland?…

– Non, de Wellington.

– Entendu.

– Et vous?…

– D’Amboine des Moluques.

– Bonne navigation?…

– Bonne… Un renseignement. A Amboine, on est très inquiet de la goélette Wilhelmina, de Rotterdam, qui devait être arrivée depuis un mois, venant d’Auckland. Vous n’en avez eu aucune nouvelle?…

– Aucune.

– J’ai fait route par l’ouest à travers la mer de Corail, déclara le capitaine Foucault, et je ne l’ai pas rencontrée… Est-ce que vous comptez chercher par l’est la Nouvelle-Irlande?…

– C’est notre intention.

– Il est possible que la Wilhelmina se trouve désemparée à la suite de quelque tempête…

– Possible, en effet.

– On vous prie de veiller en traversant ces parages…

– Nous veillerons.

– Et, maintenant, bon voyage, capitaine Gibson.

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Dunedin

– Bon voyage, capitaine Foucault!»

Une heure après, le James-Cook, qui avait perdu de vue le steamer, remontait cap au nord-nord-ouest, en se dirigeant vers l’île Norfolk.

 

 

Chapitre VI

En vue de l’île Norfolk

 

Un quadrilatère presque régulier sur trois de ses côtés, dont le littoral s’arrondit, se relève et modifie vers le nord-ouest la régularité; à ses quatre angles les pointes Howe, Nord-Est, Rocs et Rochy; plus excentriquement un pic, le Pitt-Mount, qui dresse sa cime à environ onze cents pieds d’altitude: telle est la figure géométrique de l’île Norfolk, située en ces parages du Pacifique par 29° 02’ de latitude sud et 105° 42’ de longitude est.

Cette île n’a que six lieues de périmètre, et de même que toutes ses pareilles de ce vaste océan, elle est entourée d’un anneau de corail qui la défend comme une muraille défend une ville forte. Les houles du large ne rongeront jamais sa base de craie jaunâtre qu’un léger ressac suffirait à détruire, puisque les lames se brisent contre les roches coralligènes avant de l’atteindre. Aussi les navires ne peuvent-ils que difficilement l’accoster en se glissant à travers d’étroites et dangereuses passes, exposés à toutes les surprises des tourbillons et des remous. De port, proprement dit, il n’en existe pas à Norfolk. C’est au sud seulement, dans la baie Sydney, que des pénitenciers furent établis. Par sa situation isolée, par la difficulté d’y débarquer, par la difficulté d’en sortir, il semble, en effet, que la nature ait destiné cette île à n’être qu’une prison.

Il convient même d’observer qu’au sud, dans la direction des îlots Nepcan et Philips, qui complètent le petit groupe Norfolk, ces récifs de corail se prolongent jusqu’à six ou sept lieues du littoral.

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Port d'Auckland

C’est pourtant, en ses dimensions restreintes, une riche parcelle du domaine colonial de la Grande-Bretagne. Lorsque Cook la découvrit en 1774, il fut tout d’abord frappé de son admirable végétation sous ce climat à la fois doux et chaud des tropiques. On eût dit une corbeille détachée des campagnes de la Nouvelle-Zélande, ornée de plantes identiques. Là se multiplie un lin de qualité supérieure, le «phor-mium tenax», et une sorte de pin de toute beauté appartenant au genre des araucarias. Puis, à perte de vue s’étendent des plaines verdoyantes où poussent sans culture l’oseille sauvage et le fenouil. Déjà, au commencement du siècle, le gouvernement britannique avait transporté dans l’île une colonie de convicts. Grâce au travail de ces malheureux, des défrichements s’effectuèrent, des travaux agricoles furententrepris et le rendement du maïs devint tel que les boisseaux s’y comptèrent par milliers. Il y avait là comme un grenier d’abondance, placé entre l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Mais trop de récifs et de brisants en occupent les approches, empêchant d’y puiser dans des conditions pratiques.

Aussi rétablissement pénitentiaire, en présence de ces obstacles, dut être une première fois abandonné. Il est vrai que, sur cette île, on pouvait si aisément tenir sous un joug de fer les plus endurcis criminels de la Tasmanie et de la Nouvelle-Galles, que la colonie pénale fut réorganisée. Elle compta jusqu’à cinq cents convicts surveillés par cent vingt-quatre militaires, et une administration de cent cinquante employés. Une ferme publique y fut créée, mise en valeur, et la récolte du maïs assura la consommation en céréales.

Du reste, l’île Norfolk était inhabitée à l’époque où le grand navigateur en détermina la situation géographique. Aucun indigène, maori ou malais, n’y avait été attiré malgré les richesses du sol. Elle n’eut jamais d’autre population que ces condamnés introduits par le gouvernement britannique. Déserte elle était au temps de sa découverte, et déserte elle est redevenue. En 1842, pour la seconde et, sans doute, la dernière fois, l’Angleterre abandonna cet établissement pénitentiaire, qui fut transporté à Port-Arthur, sur la côte méridionale de la Tasmanie.

Quatre jours après avoir perdu de vue les extrêmes pointes de la Nouvelle-Zélande, le James-Cook eut connaissance de l’île Norfolk. Avec un vent moyen, il avait fait quatre-vingts milles pendant la journée du 2, cent vingt pendant la journée du 3, autant pendant la journée du 4 et, la brise ayant molli, seulement soixante-dix pendant la journée du 5. Vers le soir, il avait donc franchi la distance de quatre cents milles environ qui sépare les deux îles.

Dans l’après-midi, la vigie signala une hauteur qui se dessinait dans le nord-est. C’était la cime du Pitt-Mount, et, vers cinq heures, le bâtiment se tenait par le travers de la pointe nord-est de l’île Norfolk.

Au cours de cette navigation, M. Gibson avait fait attentivement surveiller cette partie du Pacifique. Aucune épave ne s’était rencontrée sur la route du James-Cook, et le mystère de la disparition du navire hollandais Wilhelmina restait toujours à découvrir.

A mesure que le soleil déclinait derrière les hauteurs de l’île, le vent tombait, la mer prenait une apparence laiteuse, les rides disparaissaient de sa surface à peine gonflée par la longue houle. Assurément, le jour revenu, le brick serait encore en vue de l’île. Il n’en était qu’à deux milles et, par prudence, il évitait de s’en approcher davantage, car les bancs de coraux s’allongent dangereusement au large. D’ailleurs, le James-Cook était presque aussi immobile que s’il eût été mouillé sur son ancre. Aucun courant ne le déplaçait; les voiles pendaient sur leurs cargues en gros plis. Si la brise se levait, il n’y aurait qu’à les laisser retomber pour faire route.

M. Gibson et ses passagers n’avaient donc qu’à jouir de cette soirée magnifique sous un ciel pur de toute vapeur.

Après le dîner, M. Hawkins, le capitaine et M. Gibson vinrent s’asseoir à l’arrière.

«Nous voici en calme blanc, dit M. Gibson, et, par malheur, je ne découvre aucun symptôme qui puisse indiquer le retour de la brise.

– Cela ne saurait durer, à mon avis, fit observer M. Hawkins.

– Et pourquoi?… demanda le capitaine.

– Parce que nous ne sommes pas en pleine saison chaude, Gibson, et le Pacifique n’a point la réputation de justifier le nom qui lui a été donné un peu à la légère…

– J’en conviens, mon ami. Toutefois, même à cette époque, des navires restent enchaînés plusieurs jours, et cela arriverait au James-Cook que je n’en serais pas autrement surpris.

– Très heureusement, répliqua l’armateur, nous ne sommes plus au temps où l’île Norfolk renfermait une population de bandits… Alors il n’eût pas été prudent de stationner dans son voisinage.

– En effet, et il y aurait eu lieu de veiller avec grand soin.

– Dans mon enfance, reprit M. Hawkins, j’ai entendu parler de ces forcenés qu’aucun châtiment, aucune discipline des maisons de correction n’avaient pu réduire, et dont le gouvernement s’était avisé de transporter toute une colonie à l’île Norfolk…

– Ils devaient y être bien gardés, d’une part, dit Nat Gibson, et, de l’autre, comment s’enfuir d’une île dont les navires ne sauraient s’approcher?…

– Bien gardés… oui, ils l’étaient, mon cher enfant, répondit M. Hawkins. Fuite difficile, oui encore!… Mais, pour des criminels qui ne reculent devant rien quand il s’agit de recouvrer leur liberté, tout est possible, même ce qui ne paraît pas l’être.

– Y a-t-il donc eu de fréquentes évasions, monsieur Hawkins?…

– Oui, Nat, et même incroyables! Ou les convicts parvenaient à s’emparer de quelque embarcation de l’État, ou ils en construisaient secrètement avec des lambeaux d’écorce, et ils n’hésitaient pas à gagner le large…

– Ayant quatre-vingt-dix chances sur cent de périr, déclara M. Gibson.

– Sans doute, répondit M. Hawkins. Aussi, lorsqu’ils rencontraient dans les eaux de l’île quelque navire comme le nôtre, ils avaient bientôt fait de sauter à bord et de se débarrasser de l’équipage… Puis ils s’en allaient pirater à travers les archipels polynésiens, où il n’était pas aisé de retrouver leurs traces…

– Enfin, cela n’est plus à craindre maintenant»…, affirma le capitaine Gibson.

On le remarquera, tout ce que venait de dire M. Hawkins, et ce qui était vrai, coïncidait avec les projets formés par Flig Balt et Vin Mod. Bien qu’ils ne fussent pas enfermés à l’île Norfolk, ils avaient les criminels instincts des convicts; ils ne demandaient qu’à faire ce que ceux-ci eussent fait à leur place, à changer l’honnête brick de la maison Hawkins, de Hobart-Town, en un bâtiment de pirates, puis à exercer leurs brigandages précisément au milieu des parages du Pacifique central, où il est si difficile de les réprimer.

Donc, si le James-Cook n’avait plus rien à redouter actuellement aux approches de l’île Norfolk, puisque le pénitencier avait été transporté à Port-Arthur, il n’en était pas moins menacé par la présence des recrues de Dunedin, résolues à seconder les desseins de Vin Mod et du maître d’équipage.

«Eh bien, dit alors Nat Gibson, il n’y a pas de danger, père, me permets-tu de prendre le canot?…

– Et que veux-tu faire?…

– Pêcher au pied des roches… Nous avons encore deux heures de jour… C’est le bon moment, et je serai toujours en vue du brick.»

Il n’y avait aucun inconvénient à satisfaire le désir du jeune homme. Deux matelots et lui suffiraient pour tendre des lignes à l’accore des bancs de corail. Ces eaux étant très poissonneuses, ils ne reviendraient pas sans avoir fait bonne pêche.

D’ailleurs, M. Gibson crut devoir mouiller à cette place. Le courant portant plutôt vers le sud-est, il envoya son ancre avec trente-cinq brasses de chaîne sur un fond de sable.

Le canot paré, Hobbes et Wickley se disposèrent à accompagner Nat Gibson. C’étaient, on ne l’ignore pas, deux honnêtes marins auxquels le capitaine pouvait se fier.

«Va donc, Nat, dit-il à son fils, et ne t’attarde pas jusqu’à la nuit…

– Je te le promets, père.

– Et rapporte-nous une bonne friture pour le déjeuner de demain, ajouta M. Hawkins… et aussi un peu de brise, s’il en reste encore sur la côte!»

L’embarcation déborda et, sous la vigoureuse poussée des avirons, elle eut bientôt franchi les deux milles qui séparaient le brick des premières roches coralligènes.

Des lignes furent mises dehors, Nat Gibson n’avait pas eu besoin de lancer son grappin sur les récifs. Pas de courant, pas même de ressac. Le canot demeura stationnaire, dès que les avirons eurent été rentrés.

Du côté de l’île, les bancs s’étendaient à un demi-mille environ, et, par conséquent, moins que dans le sud, direction des îles Philips, et bien que la côte ne fût plus éclairée par le soleil, que cachaient les masses du Pitt-Mount, le regard en pouvait distinguer les détails: étroites grèves entre les roches de calcaire jaunâtre, criques fermées, pointes rocheuses, nombreux rios s’écoulant vers la mer, et on les compte par milliers à travers les épaisses forêts et les verdoyantes plaines de l’île. Tout ce littoral était absolument désert. Pas une cabane sous les arbres, pas une fumée se dégageant des frondaisons, pas une pirogue mouillée au revers des pointes ou tirée sur le sable.

L’animation de la vie ne manquait pas cependant à la région comprise entre la crête des bancs et la terre. Mais elle était uniquement due à la présence des oiseaux aquatiques, qui emplissaient l’air de leurs cris discordants, corbeaux à duvet blanchâtre, coucals à plumage vert, martins-pêcheurs dont le corps est couleur d’aigue-marine, stournes aux yeux de rubis, hirondelles de mer, échenilleurs, gobe-mouches, sans parler des frégates qui passaient à tire-d’aile.

Si Nat Gibson eût apporté son fusil, il aurait fait quelques beaux coups, en pure perte, il est vrai, car ce gibier n’est point comestible. Mieux valait, en prévision du prochain repas, demander à la mer ce que l’air ne pouvait donner, et, en somme, elle se montra généreuse.

Après une heure au pied des bancs, le canot était en mesure de rapporter de quoi nourrir l’équipage pendant deux jours. Le poisson abonde au milieu de ces eaux claires, dont les fonds se hérissent de Plantes marines, sous lesquelles fourmillent les crustacés, les mollusques, les coquillages, langoustes, crabes, palémons, crevettes, tridaines, scarabes, hélives, ovules, patelles, et il faut qu’il soit inépuisable,puisque les amphibies, phoques et autres, en font une énorme consommation.

Parmi les poissons que prirent les lignes et qui présentent une extraordinaire variété d’espèces, rivalisant par l’éclat de leurs couleurs, Nat Gibson et les deux matelots purent ramener plusieurs couples de blennies. Le blennie est un animal bizarre, yeux ouverts au sommet de la tête, mâchoires jugulées, couleur gris de lin, qui vit dans l’eau, court les grèves et saute sur les roches avec des mouvements de sarigue ou de kangourou.

Il était sept heures. Le soleil venait de disparaître, et sa dernière lueur empourprée s’éteignait à la pointe de Pitt-Mount.

«Monsieur Nat, dit Wickley, n’est-il pas temps de retourner à bord?…

– C’est prudent, ajouta Hobbes. Il se lève parfois, le soir, une petite brise de terre, et, si le brick peut en profiter, il ne faut pas le faire attendre.

– Rentrez les lignes, répondit le jeune homme, et retournons au James-Cook. Mais je crains bien de ne point rapporter à M. Hawkins le vent qu’il m’a commandé…

– Non, déclara Hobbes, pas de quoi remplir un béret!…

– Du côté du large, aucun nuage ne se lève…, ajouta Wickley.

– Débordons…», ordonna Nat Gibson.

Mais, avant de s’éloigner du banc, il se leva à l’arrière de l’embarcation et parcourut du regard toute la bordure des récifs qui s’arrondissait autour de la pointe du nord-est. La disparition de la goélette dont on n’avait plus de nouvelles lui revenait à l’esprit… N’apercevrait-il pas quelque débris de la Wilhelmina, quelque épave que les courants auraient portée vers l’île?… Ne pouvait-il se faire que, la coque du bâtiment n’ayant pas été entièrement démolie, une partie de la carcasse fût encore visible au nord ou au sud de la pointe?…

Aussi les deux matelots observèrent-ils la côte sur une étendue de plusieurs milles. Ce fut inutilement. Ils ne virent aucun reste de la goélette signalée par le steamer.

Wickley et Hobbes allaient donc se mettre aux avirons, lorsque, sur une des roches détachées du littoral, Nat Gibson crut distinguer une forme humaine. Comme il s’en trouvait à une distance d’environ un mille, et au moment où le crépuscule commençait à obscurcir l’horizon, il se demanda s’il faisait ou non erreur. Était-ce un homme que l’arrivée du canot avait attiré sur le rivage?… Cet homme n’agitait-il pas les bras pour appeler du secours?… Il était à peu près impossible de se prononcer.

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«Voyez», dit Nat Gibson aux deux matelots.

Wickley et Hobbes regardèrent en cette direction.

A cet instant, l’ombre envahissant cette portion du littoral, la forme humaine, si forme humaine il y avait, disparut.

«Je n’ai rien vu…, dit Wickley.

– Ni moi…, déclara Hobbes.

– Cependant, reprit Nat Gibson, je crois bien ne pas m’être trompé… Un homme était là… tout à l’heure…

– Vous croyez avoir aperçu un homme?… demanda Wickley.

– Oui… là… au sommet de cette roche, et il faisait des gestes… Il devait même appeler… mais sa voix ne pouvait parvenir jusqu’ici…

– On rencontre souvent des phoques sur ces grèves au coucher du soleil, observa Hobbes, et, lorsqu’un d’eux se dresse, on peut le confondre avec un homme…

– J’en conviens, répondit Nat Gibson, et, à cette distance… il est possible que j’aie mal vu…

– Est-ce que l’île Norfolk est habitée maintenant?… demanda Hobbes.

– Non, répondit le jeune homme. Elle ne renferme pas d’indigènes… Cependant des naufragés peuvent avoir été contraints d’y chercher refuge…

– Et, s’il y a là des naufragés, ajouta Wickley, seraient-ce ceux de la Wilhelmina?…

– A bord! commanda Nat Gibson. Il est probable que demain le brick sera encore à cette place, et, avec nos longues-vues, nous parcourrons le littoral, qui sera en pleine lumière au lever du jour.»

Les deux matelots appuyèrent sur les avirons. En vingt minutes, le canot eut rallié le James-Cook. Puis, le capitaine, se défiant toujours d’une partie de son équipage, eut soin de faire remonter l’embarcation à son poste.

La pêche fut bien accueillie par M. Hawkins, et, comme il s’intéressait à l’histoire naturelle, il put à loisir étudier ces blennies, dont il n’avait jamais eu aucun échantillon entre les mains.

Nat Gibson fit part à son père de ce qu’il croyait avoir aperçu au moment où il se déhalait des bancs de corail.

Le capitaine et l’armateur prêtèrent grande attention au récit du jeune homme. Ils n’ignoraient pas que, depuis l’abandon de l’île comme lieu de détention, elle devait être déserte, et les indigènes des archipels voisins, Australiens, Maoris ou Papouas, n’avaient jamais eu la pensée de s’y fixer.

«Il est possible, toutefois, que des pêcheurs soient sur ces parages, fit remarquer Flig Balt, qui prenait part à la conversation.

– En effet, répondit l’armateur, et ce ne serait pas étonnant à cette époque de l’année…

– Est-ce que tu as vu quelque embarcation en dedans des récifs?… demanda le capitaine à son fils.

– Aucune, père.

– Je pense alors, reprit le maître d’équipage, que M. Nat se sera trompé… La soirée était déjà sombre… Donc, à mon avis, capitaine, si le vent se lève cette nuit, nous ferions bien d’appareiller.»

On le comprend, Flig Balt, déjà très contrarié de la présence de M. Hawkins et de Nat Gibson à bord du brick, ne devait rien craindre tant que rembarquement de nouveaux passagers. En ces conditions, il serait contraint de renoncer à ses projets – ce qu’il n’entendait pas faire. Ses complices et lui étaient formellement résolus à s’emparer du navire avant son arrivée à la Nouvelle-Irlande.

«Cependant, reprit le capitaine, si Nat n’a point commis une erreur, s’il y a des naufragés sur cette côte de Norfolk, – et pourquoi ne seraient-ce pas ceux de la Wilhelmina?… – il faut leur porter secours… Je croirais manquer à mes devoirs d’homme et de marin si je remettais à la voile avant de m’être assuré…

– Tu as raison, Gibson, approuva M. Hawkins. Mais, j’y songe, cethomme que Nat a cru apercevoir ne serait-il pas plutôt quelque convict échappé du pénitencier et resté sur l’île?…

– Alors, cet homme aurait grand âge, répondit le capitaine, car l’évacuation date de 1842, et s’il était déjà au bagne à cette époque, puisque nous sommes en 1885, il serait plus que septuagénaire!…

– Tu as raison, Gibson, et j’en reviendrai plutôt à l’idée que les naufragés de la goélette hollandaise ont pu être jetés sur Norfolk, si toutefois Nat ne s’est pas trompé…

– Non… non! affirma le jeune homme.

– Alors, dit M. Hawkins, ces pauvres gens se trouveraient là depuis une quinzaine de jours, car il est probable que le naufrage ne remonte pas à une date plus éloignée…

– Oui, d’après ce que nous a déclaré le capitaine de l’Assomption, répondit M. Gibson. Aussi, demain, ferons-nous tout ce que nous pouvons faire, tout ce que nous devons faire… Si, comme Nat n’en doute pas, un homme se trouve sur cette partie de la côte, il restera jusqu’au jour à observer le brick, et, malgré la distance, nous le verrons avec nos lunettes…

– Mais, capitaine, insista le maître d’équipage, je le répète, peut-être que la brise, une brise favorable, se lèvera la nuit…

– Qu’elle se lève ou non, Balt, le James-Cook demeurera sur son ancre, et nous n’appareillerons pas sans avoir envoyé un canot en reconnaissance… Je ne quitterai l’île Norfolk qu’après avoir visité les environs d’East-North-Point, dussions-nous y consacrer une journée…

– Bien, père, et, cette journée, j’ai la conviction qu’elle ne sera pas perdue…

– N’est-ce pas ton avis, Hawkins? demanda le capitaine en se retournant vers l’armateur.

– Absolument», répondit M. Hawkins.

Et, en vérité, il n’y aurait pas même eu à féliciter M. Gibson de sa résolution. Agir de la sorte, n’était-ce pas remplir un devoir d’humanité?…

Lorsque Flig Balt eut regagné l’avant, il raconta à Vin Mod ce qui venait d’être dit et ce qui venait d’être décidé. Le matelot ne fut pas plus satisfait que le maître d’équipage. Après tout, peut-être Nat Gibson s’était-il trompé… Peut-être même aucun des naufragés de la Wilhelmina ne s’était-il réfugié sur cette côte… La question serait tranchée avant une douzaine d’heures.

La nuit arriva, nuit assez obscure, nuit de nouvelle lune. Un rideau de hautes brumes voilait les constellations. Néanmoins, la terre se montrait confusément dans l’ouest, une masse un peu plus sombre au pied de cet horizon.

Vers neuf heures, une légère brise provoqua quelques clapotis autour du James-Cook, qui évolua d’un quart sur son ancre. Cette brise eût pu servir à gagner le nord, puisqu’elle halait le sud-ouest. Mais le capitaine ne revint point sur sa détermination, et le brick resta au mouillage.

D’ailleurs, ce n’étaient que des souffles intermittents qui effleuraient la crête du Pitt-Mount, et la mer retomba au calme.

M. Hawkins, M. Gibson et son fils étaient assis à l’arrière. Peu pressés de rentrer dans leurs cabines, ils aspiraient l’air plus frais du soir, après les chaleurs du jour.

Or, il était neuf heures vingt-cinq, lorsque Nat Gibson, se relevant et regardant du côté de la terre, fit quelques pas à bâbord:

«Un feu!… il y a un feu!… dit-il.

– Un feu?… répéta l’armateur.

– Oui, monsieur Hawkins.

– Et dans quelle direction?…

– Dans la direction de la roche où j’ai aperçu l’homme…

– En effet, déclara le capitaine.

– Vous voyez bien que je n’avais point fait erreur!» s’écria Nat Gibson.

Un feu brillait de ce côté, un feu de bois qui donnait de grandes flammes au milieu de tourbillons d’une fumée épaisse.

«Gibson, affirma M. Hawkins, c’est bien un signal qu’on nous fait…

– Pas de doute!… répondit le capitaine. Il y a des naufragés sur l’île!»

Des naufragés ou autres, mais assurément des êtres humains qui demandaient secours; et quelle anxiété ils devaient éprouver, et quelle crainte que ce brick n’eût déjà levé l’ancre!…

Il convenait donc de les rassurer, et c’est ce qui fut fait à l’instant.

«Nat, dit-il, prends ton fusil, et réponds à ce signal.»

Le jeune homme rentra dans le rouf et en ressortit avec une carabine.

Trois détonations éclatèrent, dont le littoral renvoya les échos au James-Cook.

En même temps, un des matelots agita par trois fois un fanal, qui fut hissé en tête du mât de misaine.

Il n’y avait plus maintenant qu’à attendre le retour de l’aube, et le James-Cook se mettrait en communication avec ce point de l’île Norfolk.

 

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