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Jules Verne

 

Les Frères Kip

 

(Chapitre X-XII)

 

 

Illustrations par George Roux, 12 grandes chromotypographies

deux cartes et nombreuses vues photographique

Collection Hetzel

Paris, Imprimerie Gauthier-Villars

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre X

En remontant vers le Nord

 

orsque les dernières ombres de la nuit se furent dissipées, tous les regards se portèrent autour du brick. Le James-Cook occupait encore la même place que la veille, à trois milles dans l’est d’Entrecasteaux, comme s’il fût resté sur son ancre. Aucun courant ne se faisait sentir, aucun souffle ne ridait la surface de la mer, à peine soulevée par une molle et longue houle qui ne le déplaçait pas.

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Point de pirogue en vue, seulement les débris de celle que le projectile avait fracassée, qui flottaient ça et là. Quant à ceux qui la montaient, pu ils avaient pu être recueillis à bord des autres embarcations, ou l’abîme s’était refermé sur eux.

M. Gibson promena sa longue-vue sur le littoral de l’île, puis à travers le semis des récifs de coraux qui entourent la pointe méridionale. Des milliers d’oiseaux volaient au-dessus à grands coups d’aile. On n’aperçut ni un canot, ni un homme. Personne ne mit en doute que les indigènes n’eussent regagné au-delà du détroit quelque village riverain de la Nouvelle-Guinée.

Néanmoins, il importait de fuir ces parages dès que le départ serait possible. A certains indices, M. Gibson reconnut que la brise ne tarderait pas à reprendre.

Ce fut aussi l’opinion de Karl Kip, lorsque le soleil se leva au milieu des vapeurs empourprées de l’horizon. La mer «sentait quelque chose» en cette direction, et un léger clapotis se laissait déjà entendre.

«Je serais surpris, dit le capitaine, si nous n’avons pas bon vent dans une heure ou deux…

– Et, s’il tient pendant seulement quatre jours, affirma M. Hawkins, nous arriverons à destination.

– En effet, répondit M. Gibson, c’est à peine si trois cents milles nous séparent de la Nouvelle-Irlande.»

A supposer qu’il en fût ainsi, que le calme prît fin dans la matinée, la navigation du James-Cook serait assurément favorisée. Il se trouverait alors en pleine zone des alizés du sud-est, qui règnent de mai à novembre et auxquels succède la mousson pendant les autres mois de l’année.

M. Gibson était donc prêt à hisser ses hautes voiles dès que la brise les pourrait remplir. Ce ne serait pas trop tôt s’éloigner de cette dangereuse région de la Papouasie et de la Louisiane. Appuyé d’un bon vent, tout dessus et grand largue, ce n’étaient pas les pirogues à pagaies ou à balancier qui parviendraient à rejoindre le James-Cook, si les indigènes prétendaient renouveler leur attaque.

Du reste, ils ne reparurent pas. Aussi les armes, fusils et revolvers, furent-elles rentrées dans le rouf. On retira la petite pièce du sabord d’avant. Le brick n’aurait plus à se tenir sur la défensive.

Et, à ce propos, M. Gibson fit allusion à la balle maladroite qui l’avait effleuré la veille, au moment où Karl Kip repoussait le capitan et le précipitait à la mer.

«Comment!… s’écria M. Hawkins, très étonné, tu as failli…

– Être atteint… mon ami, et il ne s’en est pas fallu d’un demi-pouce que je n’eusse la tête traversée.

– Nous l’ignorions, déclara Pieter Kip. Mais êtes-vous sûr que ce soit un coup de feu?… N’est-ce pas plutôt une javeline ou une zagaie que vous aurait lancée un de ces sauvages?…

– Non, répondit Nat Gibson. Voici le chapeau de mon père, et vous voyez qu’il a été percé d’une balle.»

Il n’y eut aucun doute après l’examen du chapeau. En somme, il n’était pas surprenant que, pendant la lutte, au milieu de cette profonde obscurité, un des revolvers eût été mal dirigé, et l’on n’y pensa plus.

Vers sept heures et demie, la brise avait acquis assez de force et de régularité pour que le brick pût se mettre en route avec cap au nord-ouest. Perroquets et cacatois, bonnettes et voiles d’étai, qui portent bien sous l’allure du largue, furent hissés. Puis, l’appareillage terminé, le James-Cook reprit sa navigation interrompue depuis une vingtaine d’heures.

Avant midi, l’extrémité septentrionale de l’île d’Entrecasteaux était doublée. Au-delà apparut une dernière fois la grande terre, où se profilait l’arête capricieuse des hautes montagnes qui dominent la côte orientale de la Nouvelle-Guinée.

Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, la mer était déserte. Toute crainte d’une seconde agression devait disparaître. Du côté de l’est se développait l’immense plaine liquide, limitée au périmètre de la mer et du ciel.

Cependant, à défaut des naturels dont il n’y avait plus à se défier, il fallait compter avec les brusques coups de vent qui désolent cette portion du Pacifique resserrée entre la Papouasie, les îles Salomon et les archipels du nord. Ils ne durent pas, d’ailleurs, et ne sont redoutables que pour le capitaine négligent pu inexpérimenté, qu’ils surprennent. On les appelle des «grains noirs». Un navire qui n’est pas sur ses gardes risque de chavirer sous voiles.

Pendant cette journée et la nuit qui suivit, il n’y eut point à parer un de ces grains. La direction du vent ne se modifia aucunement. Lorsque le James-Cook eut laissé sur bâbord l’île Monyon, aride et inhabitée, qui se dresse au milieu de son anneau coralligène, il rencontra une mer moins encombrée de bancs madréporiques et put maintenir sa vitesse à une moyenne de dix milles.

Dans ces conditions, on comprendra que l’occasion toujours attendue de Flig Balt, de Vin Mod et des autres ne se fût pas offerte. M. Gibson, son fils, l’armateur, les frères Kip, ne passaient point lesnuits dans leurs cabines, ni les matelots Hobbes, Wickley, Burnes et Jim le mousse, dans le poste. Donc, impossibilité de se débarrasser du capitaine… par accident, puisqu’il n’était jamais seul.

Bien que l’on fût à l’époque de l’année où le grand cabotage peut s’effectuer avec quelque sécurité à travers les mers mélanésiennes, le brick ne rencontrait aucun navire sur sa route. Cela tenait à ce que les comptoirs ne sont pas encore assez nombreux, assez importants dans ces archipels situés entre l’Équateur et la côte septentrionale de la Papouasie. Ils ne donnent point lieu à ce trafic constant que l’avenir développera sans doute. M. Gibson, arrivé au Port-Praslin, n’y trouverait probablement aucun autre bâtiment et il en repartirait sans avoir pris langue avec des voiliers anglais ou allemands.

Voici, d’ailleurs, comment les archipels sont distribués au double point de vue politique et géographique.

Depuis nombre d’années, suivant son habitude, l’Angleterre, plus ou moins légalement, étendait son protectorat sur ces îles, voisines de la Nouvelle-Guinée, lorsque, en 1884, une convention intervint entre l’Allemagne et le Royaume-Uni.

Par suite de cette convention, toutes les îles qui occupaient les parages au nord-est de la Papouasie, jusqu’au cent quarante et unième degré de longitude à l’est du méridien de Greenwich, furent déclarées possession germanique.

C’était une population évaluée à cent mille âmes, qui accroissait le domaine colonial de l’Allemagne, dont le souci allait être d’y attirer des émigrants.

Or il convient de provoquer plus spécialement l’attention du lecteur sur le groupe principal, en ce qui concerne ce récit.

Les deux îles les plus importantes de ce groupe sont Tombara ou Nouvelle-Irlande, et Birara ou Nouvelle-Bretagne. Elles affectent toutes deux la forme d’une étroite courbure. La première est séparée de la Nouvelle-Guinée par le détroit de Dampier. Le canal Saint-Georges se dessine entre la pointe sud et la pointe nord-est de la seconde, au milieu de nombreux récifs coralligènes.

Les cartes indiquent ensuite, mais de moindre étendue, l’île Neu-Hanover, l’île York, et quelques autres, habitées ou désertes, d’une contenance totale de quinze cent quatre-vingts kilomètres carrés.

Qu’on ne s’étonne pas si, après le traité de partage de deux puissances, aux dénominations anglaises ou mélanésiennes furent substituées des dénominations allemandes: ainsi Tombara ou Nouvelle-Irlande est devenue Neu-Mecklenburg; Biraba ou Nouvelle-Bretagne est devenue Neu-Pommern ou Nouvelle-Poméranie; York est devenue Neu-Leminburg. Seul Neu-Hanover a gardé son nom, et pour cause, puisqu’il était déjà germanisé.

Restait à baptiser l’ensemble de ces îles qui constitue une possession assez importante en cette partie du Pacifique. Actuellement, ce groupe figure sur les cartes sous le nom d’archipel Bismarck.

Lorsque Pieter Kip demanda à M. Hawkins dans quelles circonstances et dans quelles conditions il se trouvait en rapport commercial avec cet archipel, et plus spécialement avec la Nouvelle-Irlande:

«J’étais, répondit l’armateur, le correspondant d’une maison de Wellington en Nouvelle-Zélande, qui faisait des affaires avec Tombara.

– Avant le traité de partage, monsieur Hawkins?…

– Une dizaine d’années ayant, monsieur Kip; et, lorsque cette maison a liquidé, j’ai pris la suite de ses affaires. Puis, après la convention de 1884 entre l’Angleterre et l’Allemagne, je suis entré en relation avec les nouveaux comptoirs fondés par les colons allemands. C’est même le James-Cook qui fut plus particulièrement affecté à ces voyages, dont les bénéfices tendent à s’accroître.

– Est-ce que le commerce a gagné plus d’extension depuis le traité?…

– Assurément, monsieur Kip, et je crois qu’il se développera encore… La race teutonne émigré volontiers dans l’espoir de faire fortune.

– Et qu’exporté surtout l’archipel?…

– De la nacre, qui est abondante, et, comme on trouve en quantité sur ces îles les plus beaux cocotiers du monde, ainsi que vous pourrez en juger, elles fournissent des cargaisons de ce coprah,1 dont nous devons embarquer précisément trois cents tonnes à Port-Praslin.

– Et comment, demanda Karl Kip, l’Allemagne a-t-elle établi sa domination sur cet archipel?…

– Tout simplement, répondit M. Hawkins, en affermant les différentes îles à une Compagnie commerciale, laquelle détient aussi l’autorité politique. Mais, en réalité, son pouvoir n’est pas très étendu, et son action sur les indigènes est peu considérable. Elle se borne à assurer la sécurité des émigrants et la sûreté des transactions.

– D’ailleurs, comme le dit M. Hawkins, ajouta Nat Gibson, tout porte à croire que la prospérité de l’archipel augmentera. On a pu constater de grands progrès, surtout à Tombara, dont la découverte fut faite en 1616 par le Hollandais Shouten. C’est un de vos compatriotes, monsieur Kip, qui s’est aventuré le premier à travers ces mers si dangereuses.

– Je le sais, monsieur Nat, répondit Karl Kip. Au surplus, la Hollande a laissé son empreinte dans les parages mélanésiens, et ses marins s’y sont illustrés à plusieurs reprises.

– C’est exact, déclara M. Gibson.

– Cependant elle n’a pas conservé toutes ses découvertes, fit observer M. Hawkins.

– Non, sans doute, mais, en gardant les Moluques, il lui en est resté une grosse part, et elle abandonne volontiers à l’Allemagne son archipel Bismarck».

C’était, en effet, le navigateur Shouten qui, au commencement du XVIIe siècle, avait reconnu la bande orientale de la Nouvelle-Irlande. Les premiers rapports avec les indigènes furent hostiles, attaques de pirogues à coups de fronde, ripostes à coups de mousquets, et ce début de la campagne fut marqué par la mort d’une douzaine de sauvages.

Après Shouten, c’est encore un Hollandais, Tasman, celui qui devait donner son nom à la Tasmanie, appelée également la Diémanie, du nom d’un autre Hollandais, Van Diemen, lequel releva cette côte en 1643.

Après eux viennent les Anglais, et entre autres Dampier, dont le nom est attribué au détroit qui sépare la Nouvelle-Guinée de Birara. Dampier releva la côte du nord au sud, prit terre sur plusieurs points, eut à repousser l’agression des insulaires dans une baie qu’il nomma baie des Frondeurs.

En 1767, Carteret, un navigateur anglais, visita la partie sud-ouest de l’île et fit relâche à Port-Praslin, puis au havre qui porte son nom dans l’anse aux Anglais.

En 1768, au cours de son voyage autour du monde, Bougainville mouilla, lui aussi, à Port-Praslin et l’appela ainsi en l’honneur du ministre de la marine, le promoteur du premier voyage des Français autour du monde.

En 1792, d’Entrecasteaux se dirigea vers la partie occidentale de l’île, inconnue jusqu’alors, en détermina les contours et passa une semaine au havre Carteret.

Enfin, en 1823, Duperrey conduisit son navire à Port-Praslin, dont le levé hydrographique fut fait par ses soins. Il eut des rapports fréquents avec les indigènes que les pirogues amenaient du village de Like-Like, établi sur le revers oriental de la Nouvelle-Irlande.

Dans la matinée du 18, la direction du brick dut être modifiée pendant quelques heures. Le vent, qui soufflait avec la constance habituelle des alizés, vint à refuser presque subitement. Les voiles faseyèrent, battirent contre les mâts, et le James-Cook ne gouverna plus.

Cette modification météorique, un capitaine prudent avait à en tenir compte, et c’est bien ce que fit M. Gibson, qui ne se laisserait pas prendre au dépourvu.

Or, à ce moment même, Karl Kip, observant l’horizon, lui montra un nuage à l’ouest, une sorte de ballon de vapeurs, aux flancs arrondis, dont la marche devait être rapide, car il grossissait à vue d’œil.

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«Un grain noir va tomber à bord…, dit M. Gibson.

– Il ne sera sans doute pas de longue durée…, répondit Karl Kip.

– Non, mais il peut être de grande violence», ajouta le capitaine.

Et, sur son ordre, l’équipage mit aussitôt la main à la manœuvre. Cacatois, perroquets, bonnettes, voiles d’étai, furent amenés en une minute. On cargua la misaine, la grande voile et la brigantine. Le James-Cook resta sous ses huniers au bas ris, sa trinquette et son second foc.

Il était temps. A peine le brick se trouvait-il sous cette voilure réduite, que le grain se déchaîna avec une extraordinaire impétuosité.

Tandis que les matelots se tenaient à leur poste, le capitaine devant le rouf, M. Hawkins, Nat Gibson, Pieter Kip avaient gagné l’arrière. Karl Kip s’était mis à la barre, et, entre ses mains, le James-Cook serait habilement gouverné.

On le comprend, lorsque le grain l’assaillit avec cette fougue, le navire fut secoué comme dans un abordage. Il s’inclina tellement sur tribord que l’extrémité de sa grande vergue trempa dans la mer toute blanche d’écume. Un coup de barre le releva, et le maintint. Plutôt que de prendre la cape pour faire tête à la rafale, M. Gibson préféra fuir devant elle, sachant par expérience que ces grains passent comme des météores et ne se prolongent pas.

Cependant c’était à se demander si le brick n’allait pas être entraînéjusqu’aux Salomon, s’il n’aurait pas tout au moins connaissance de l’île Bougainville, la première de ce groupe, qui s’étend dans le nord-est des Louisiades. Il n’en était pas alors éloigné d’une trentaine de milles.

Au total, il est possible que cette île ait pu être un instant visible. Elle présente une haute masse du côté du nord-est, et, si cela était, c’est que le James-Cook aurait été drossé jusqu’au cent cinquante-troisième degré de longitude orientale.

Vraisemblablement, Flig Balt et Vin Mod n’éprouvèrent aucun regret à le voir ainsi jeté hors de sa route. Tout leur allait de ce qui contribuait à retarder l’arrivée à la Nouvelle-Irlande. Cet archipel des Salomon est propice aux coups de main. Les aventuriers y abondent, et il a été fréquemment le théâtre de scènes criminelles. Le maître d’équipage pouvait rencontrer, à l’île Rossel ou autres, quelques vieilles connaissances qui ne se refuseraient pas à seconder ses projets. Puis, en quels parages du Pacifique Vin Mod n’avait-il pas traîné son sac, et ne retrouverait-il pas là, lui aussi, d’anciens camarades, prêts à tout?…

D’ailleurs, ce qui excitait le maître d’équipage et son âme damnée, c’est que Len Cannon et ses compagnons les talonnaient sans cesse. Ils n’entendaient pas continuer à naviguer dans ces conditions, et ils s’entêtaient à répéter:

«Si le coup n’est pas fait avant l’arrivée à Port-Praslin, nous ne rembarquerons pas au départ… C’est une chose résolue…

– Mais que deviendrez-vous en Nouvelle-Irlande?… observait Vin Mod.

– On nous gardera comme colons, répondait Len Cannon. Les Allemands ont besoin de bras… Nous attendrons quelque bonne occasion qui ne se présenterait pas en Tasmanie, et nous n’irons jamais à Hobart-Town.»

Cette résolution était bien pour mettre en rage Flig Balt et son complice. Faute des quatre recrues, ils devaient renoncer à leurs projets. Décidément, est-ce qu’ils ne retireraient pas de cette campagne du James-Cook ce qu’ils en avaient espéré?…

Il est vrai, si, à Port-Praslin, Len Cannon, Kyle, Sexton, Bryce désertaient, le capitaine serait très embarrassé pour reprendre la mer. Recruter d’autres matelots en cette île de Tombara, il ne fallait guère l’espérer. Port-Praslin n’était ni Dunedin ni Wellington ni Auckland, où pullulent d’ordinaire les marins en quête d’embarquement.

Ici, rien que des colons installés pour leur propre compte, ou des employés dans les maisons de commerce. De là, aucune possibilité de compléter un équipage.

Mais M. Gibson ignorait ce dont il était menacé, comme il ignorait le complot ourdi contre lui et contre son navire. Les recrues ne donnaient même lieu à aucune plainte. Quant à Flig Balt, toujours flatteur, toujours obséquieux, il ne pouvait exciter les soupçons. S’il avait également trompé M. Hawkins, du moins les frères Kip, auxquels il n’inspirait pas confiance, s’étaient-ils sans cesse tenus sur la réserve avec lui, – ce qu’il avait remarqué. Vraiment, c’était jouer de malheur que d’avoir sauvé ces naufragés de l’île Norfolk!… Et si encore le James-Cook les eût débarqués à Port-Praslin!… Non, il devait les ramener à Hobart-Town!…

Pour en revenir à Len Cannon et à ses compagnons, l’espoir qu’ils avaient pu concevoir d’être entraînés jusqu’à l’archipel des Salomon fut de courte durée. Après trois heures pendant lesquelles il se déchaîna avec une violence inouïe, le grain prit fin subitement, et la girouette, en tête du grand mât, n’obéit plus qu’aux secousses de la houle. Sous la main de Karl Kip, le navire s’était admirablement comporté et n’avait même reçu aucun de ces coups de mer si redoutables, lorsque l’on fuit vent arrière. Alors un bâtiment ne gouverne pas ou gouverne mal, et rien de difficile comme de parer les embardées qui le jettent sur un bord ou sur l’autre. Karl Kip avait eu là l’occasion de montrer son habileté, son sang-froid. Pas un homme de l’équipage n’aurait mieux tenu la barre pendant la tourmente.

Si le vent tomba soudain, il n’en fut pas ainsi de cette mer effroyablement démontée. Les lames s’entre-choquaient à faire croire que le brick naviguait au milieu de brisants ou à l’accore de bancs madréporiques. Toutefois le calme régnait dans l’atmosphère, et, après la pluie torrentielle qui avait accompagné le grain et vidé les nuages venus de l’ouest, les alizés reprirent presque aussitôt leur direction normale.

M. Gibson fit alors larguer les ris des huniers, rétablir la misaine, la grande voile et la brigantine, les perroquets et les cacatois. On ne hissa pas les bonnettes, car il ventait fraîche brise, et il ne fallait pas surcharger la mâture. Le brick, ses amures à tribord, fit si bonne route que le lendemain 19, après avoir enlevé cent cinquante milles environ depuis l’île Bougainville, il se trouva par le travers de ce canal Saint-Georges, étroitement découpé entre les doubles hauteurs de la Nouvelle-Irlande et de la Nouvelle-Bretagne.

Le canal ne mesure en largeur que quelques milles. La navigation n’y est point aisée et de dangereux récifs se rencontrent sur toute sa longueur, mais il abrège la distance d’une bonne moitié. Il est vrai, pour les navires qui peuvent rallier directement l’extrémité occidentale de Tombara au lieu de prolonger la côte méridionale de Birara afin de chercher le passage de Dampier, il faut des pratiques aussi excellents que le capitaine Gibson.

Du reste, il n’y avait pas à le faire, puisque Port-Praslin est situé dans la partie sud de la Nouvelle-Irlande, sur ce littoral qui fait face au Pacifique, près du cap Saint-Georges, presque à l’entrée du détroit.

Comme le James-Cook fut à peu près encalminé aux approches de la terre, M. Hawkins, Nat Gibson, les frères Kip eurent tout le loisir d’observer cette partie de la côte.

L’ossature de l’île est formée par une double chaîne de montagnes d’une altitude moyenne de six mille pieds, qui prend naissance sur ce point du littoral. Des forêts les hérissent jusqu’à leurs cimes. Impénétrables aux rayons solaires, il s’en dégage une humidité constante et la température est plus supportable qu’en ces autres contrées voisines de l’Équateur, où l’air est aussi sec que brûlant. Cette circonstance atténue très heureusement la chaleur qui règne d’ordinaire dans l’archipel Bismarck, et il est rare que la colonne thermométrique s’élève au-dessus de quatre-vingt-huit degrés Farenheit.2

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Carte de l'archipel Bismarck

Pendant cette journée, le brick ne croisa que quelques pirogues sans balanciers, gréées de voiles quadrangulaires. Elles filaient le long durivage et ne cherchèrent point à le rejoindre. Du reste, il n’y a rien à craindre de ces naturels de la Nouvelle-Irlande ou plutôt du Neu-Mecklenburg, depuis que l’archipel s’abrite sous le pavillon de l’Allemagne.

Aucun incident de mer ou autre ne troubla la nuit. Lorsque la brise revint après vingt-quatre heures de calme, il fallut manœuvrer sous petite voilure entre les bancs madréporiques et les récifs coralligènes, plus nombreux aux approches de Port-Praslin. Un navire doit se défier et éviter des avaries qui ne seraient pas aisément réparables. Tout l’équipage resta donc sur le pont, et il fut nécessaire de brasser souvent les vergues. Inutile de le dire, ces côtes ne sont point encore éclairées entre le coucher et le lever du soleil, et les points de relèvement font défaut dans l’obscurité. Mais M. Gibson connaissait parfaitement ces approches de Port-Praslin.

Lorsque le jour revint, la vigie signala l’entrée de la rade, couverte par les hautes montagnes de Lanut. Le James-Cook s’engagea à travers les passes, navigables au plein de la mer. Vers neuf heures du matin, il prenait son mouillage sur deux ancres au milieu du port.

 

 

Chapitre XI

Port-Praslin

 

e premier visiteur qui se présenta à bord du brick fut M. Zieger, négociant de la Nouvelle-Irlande, en relations commerciales avec la maison Hawkins. Encore dans la force de l’âge, installé depuis une douzaine d’années à Port-Praslin, M. Zieger avait fondé ce comptoir avant même que le traité de partage eût imposé à l’île le nom de Neu-Mecklenburg et à la réunion des groupes insulaires celui d’archipel Bismarck.

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Une factorerie allemande dans l'archipel Bismarck

Les rapports de M. Hawkins et de M. Zieger ne cessèrent jamais d’être excellents. Ils ne se bornaient pas aux seuls échanges de marchandises entre Hobart-Town et Port-Praslin. Plusieurs fois déjà, M. Zieger s’était rendu dans la capitale de la Tasmanie, où l’armateur avait eu grand plaisir à le recevoir. Ces deux commerçants professaient une véritable estime l’un pour l’autre. Nat Gibson n’était pas non plus un étranger pour M. Zieger, ni même pour Mme Zieger, qui accompagnait son mari lors de ses voyages. Tous allaient être très heureux de passer ensemble le temps de la relâche en Nouvelle-Irlande.

Quant au capitaine et à M. Zieger, c’étaient d’anciennes connaissances, des amis, qui se serrèrent affectueusement la main, comme s’ils se fussent quittés de la veille.

M. Zieger, qui parlait couramment la langue anglaise, dit à l’armateur:

«Je compte bien, monsieur Hawkins, vous voir accepter l’hospitalité que Mme Zieger et moi nous entendons vous offrir dans notre maison de Wilhelmstaf…

– Vous voulez que nous abandonnions notre James-Cook?… répondit l’armateur.

– Assurément, monsieur Hawkins.

– A la condition, monsieur Zieger, que nous ne serons pas une gêne…

– En aucune façon, je vous assure. Votre chambre est déjà préparée, et j’ajoute qu’il y en a une aussi pour Gibson et son fils.»

L’offre était faite de si bon cœur que l’on ne pouvait y répondre par un refus. D’ailleurs, M. Hawkins, peu habitué de vivre dans l’étroit carré d’un navire, ne demandait pas mieux que d’échanger sa cabine contre une confortable chambre de la villa Wilhelmstaf.

Cette proposition fut également acceptée par Nat Gibson. Toutefois, le capitaine la déclina, ainsi qu’il l’avait toujours fait jusqu’alors.

«Nous nous verrons chaque jour, mon cher Zieger, dit-il. Toutefois, ma présence est nécessaire à bord, et j’ai pour principe de ne point quitter mon navire pendant toute la durée des relâches.

– Comme il vous plaira, Gibson, répondit M. Zieger. Mais il est entendu que nous nous rencontrerons à ma table matin et soir…

– C’est entendu, dit M. Gibson. Dès aujourd’hui, j’irai rendre visite avec Hawkins et Nat à Mme Zieger, et je prendrai ma part de votre déjeuner de famille.»

Puis, présentation fut faite des deux naufragés, dont l’armateur raconta l’histoire en quelques mots. M. Zieger accueillit les frères Kip avec grande sympathie et exprima le désir de les recevoir le plus souvent possible à Wilhelmstaf. S’il n’avait pas de chambrera leur offrir, ils trouveraient à Port-Praslin une auberge convenablement tenue, et ils pourraient s’y loger, s’ils le désiraient, jusqu’au départ du James-Cook.

Pieter Kip répondit alors:

«Nos ressources sont bornées ou plutôt nulles… Nous avons perdu dans ce naufrage tout ce que nous possédions, et, puisque M. Hawkins a bien voulu nous accepter comme passagers, il est préférable que nous restions à bord…

– Vous êtes chez vous, mes amis, déclara l’armateur. Le brick est toujours en cours de navigation… J’ajouterai même que, si vous avez besoin de vous procurer des vêtements, du linge, je me mets à votre disposition…

– Moi aussi, messieurs, dit M. Zieger.

– Nous vous remercions, répondit Karl Kip, et, dès notre retour en Hollande, nous vous ferons adresser…

– Il n’est pas question de cela maintenant, reprit M. Hawkins. On s’arrangera plus tard, et il ne faut pas vous en préoccuper.»

M. Gibson demanda au négociant combien de temps, à son avis, le brick devrait séjourner à Port-Praslin pour décharger la cargaison et en recevoir une nouvelle.

«Trois semaines environ, affirma M. Zieger, si une suffit à débarquer vos marchandises que je me charge de placer avantageusement dans la colonie.

– Certes… une semaine suffira, dit M. Gibson, à la condition que nos trois cents tonnes de coprah soient prêtes…

– J’en ai cent cinquante ici dans les magasins du comptoir, déclara M. Zieger. Quant aux cent cinquante autres, on les embarquera à Kerawara…

– Entendu, répliqua le capitaine. La traversée est courte. Nous irons à Kerawara, puis le James-Cook reviendra à Port-Praslin compléter sa cargaison…

– Les caisses de nacre sont préparées, mon cher Gibson, dit M. Zieger, et, de ce chef, vous n’aurez aucun retard à subir…

– Il y a plaisir à traiter les affaires avec votre maison, monsieur Zieger, ajouta M. Hawkins, et je vois que notre relâche ne se prolongera pas au-delà de trois semaines.

– Nous sommes au 20 novembre, conclut M. Gibson. Le brick n’a point d’avaries à réparer, et, le 14 décembre, il sera en mesure de mettre à la voile.

– Et, pendant ce temps, monsieur Hawkins, vous pourrez visiter les environs de Port-Praslin. Ils en valent la peine. D’ailleurs, Mme Zieger et moi nous ferons tout notre possible pour que le temps ne vous semble pas trop désagréable.»

M. Hawkins, les frères Kip et Nat Gibson débarquèrent, laissant à ses occupations le capitaine, qui retrouverait tout le monde à l’habitation de Wilhelmstaf pour l’heure du déjeuner.

Ainsi que l’avait pensé M. Gibson, aucun bâtiment n’était mouillé en ce moment à Port-Praslin, ni attendu avant la nouvelle année. On n’y voyait que les embarcations appartenant aux factoreries et des pirogues indigènes. Les navires sous pavillon allemand séjournaient de préférence au chef-lieu des archipels germaniques, à l’île Kerawara, qui est située dans le sud de l’île d’York, actuellement île deNeu-Lauen-burg.

Cependant Port-Praslin est très abrité au fond de sa baie. Il offre d’excellents ancrages aux bâtiments de fort tonnage. La profondeur de l’eau y est égale partout. Au surplus, entre Birara et Tombara, les ondes accusent jusqu’à quatorze cents mètres. Le brick avait pu mouiller par trente brasses. La tenue était bonne – un de ces fonds de sable madréporique, semés de débris de coquilles, où les ancres mordent solidement.

Port-Praslin ne renfermait à cette époque qu’une centaine de colons, en grande majorité d’origine allemande, et quelques émigrants de nationalité anglaise. Ils occupaient des habitations disséminées à l’est et à l’ouest du port, sous les magnifiques ombrages riverains du littoral.

La maison de M. Zieger était bâtie à un mille environ plus à l’ouest en remontant la côte. Mais le comptoir et les magasins se groupaient sur une petite place irrégulière au fond du port, où d’autres commerçants avaient établi leurs factoreries et leurs bureaux.

Les indigènes de la Nouvelle-Irlande vivent à part de la population coloniale. Leurs villages sont de simples agglomérations de cases élevées la plupart sur pilotis. Ils fréquentent assez volontiers Port-Praslin et les agents qui représentent l’autorité dans la Mélanésie allemande. Aussi, en débarquant, M. Hawkins et ses compagnons rencontrèrent-ils plusieurs de ces indigènes.

Bien que ces naturels soient peu travailleurs de leur nature, que la plupart passent la journée à ne rien faire, l’envie de gagner quelques piastres les prend parfois. Il n’est pas rare alors qu’ils se proposent pour aider au chargement et au déchargement des navires. On les y emploie volontiers et, à la condition de les surveiller d’un peu près, car ils sont enclins au vol, on n’a pas lieu de le regretter.

Le Néo-Irlandais n’est pas de haute taille, une moyenne de cinq pieds deux pouces seulement. Il est brun jaunâtre de peau, et non pas noir comme le nègre. Son ventre est proéminent, ses membres sont plutôt grêles. Sa chevelure est laineuse et il la laisse retomber sur ses épaules en nattes frisées, en tire-bouchons folâtres, coiffure qui, dans les pays plus civilisés, est l’apanage du sexe féminin. A noter que, chez ces indigènes, le front est rétréci, le nez épaté, la bouche large,la denture rongée par l’abus du bétel. A la cloison et aux ailes du nez comme aux lobes des oreilles, percés de trous, pendent des bâtonnets auxquels sont attachées des dents d’animaux, des touffes de plumes, sans compter nombre d’ustensiles d’un usage courant. Ces indigènes sont à peine vêtus de pagnes en étoffe, qu’ils ont depuis quelques années substitués aux pagnes d’écorce. Pour compléter cet habillement, ils recourent à la peinture sur diverses parties de leur corps. Avec l’ocre, délayée dans l’huile de coco, ils se teignent les joues, le front, l’extrémité nasale, le menton, les épaules, la poitrine et le ventre. Il en est peu qui ne soient tatoués, et ce tatouage est obtenu, non par piqûres, mais par entailles au moyen de pierres et de coquilles coupantes. Toute cette ornementation ne parvient pas à dissimuler la lèpre qui affecte leur épiderme, malgré les frictions huileuses auxquelles ils se soumettent, ni les cicatrices de blessures reçues dans des combats fréquents, surtout avec leurs voisins de Birara.

Que les naturels de cet archipel aient été anthropophages, nul doute à cet égard. Qu’ils le soient encore à l’occasion, cela peut être. Quoi qu’il en soit, les pratiques du cannibalisme ont beaucoup diminué, grâce aux missionnaires qui se sont installés à l’île Roon, dans le sud-ouest de Neu-Pommern.

Les naturels, groupés sur le quai, appartenaient au sexe fort. Aucune femme ne les accompagnait, aucun enfant. C’est dans les villages et dans la campagne, où les Néo-Irlandaises sont occupées aux travaux des champs, que l’on peut les rencontrer, car elles viennent rarement aux abords des factoreries.

«Nous ferons quelques excursions à l’intérieur, dit M. Zieger, et vous aurez le loisir d’étudier ces peuplades.

– Ce sera très volontiers, acquiesça M. Hawkins.

– En attendant, ajouta M. Zieger, j’ai hâte de vous présenter à Mme Zieger, qui doit être quelque peu impatiente…

– Nous vous suivons», répondit l’armateur.

Très ombragée, la route qui côtoyait le littoral dans la direction de Wilhelmstaf. Les plantations, étagées vers l’intérieur, ne s’arrêtaient qu’à la limite même du ressac sur les extrêmes roches des criques. A droite, d’épaisses forêts montaient jusqu’aux dernières cimes de la chaîne centrale, que dominent les deux ou trois pics des Lanut. Lorsqu’un obstacle, rio ou marécage, obligeait à s’écarter du rivage, on s’engageait sous bois, le long de sentes à peine frayées. Là abondaient les areks, les pandanus, les baringtonias, les figuiers-banians. Un filet de lianes, quelques-unes d’un jaune éclatant comme de l’or, entouraient le tronc de ces arbres, s’entortillaient à leurs branches, grimpaient jusqu’à leur sommet. Il fallait prendre garde aux épines déchirantes, et M. Zieger de répéter à ses hôtes:

«Faites attention, je vous le recommande, sinon vous arriverez à la maison demi-nus, ce qui n’est pas convenable, même en Neu-Mecklenburg.»

Il y avait vraiment lieu d’admirer, et pour leur diversité et pour leur magnifique venue, les essences de ces forêts néo-irlandaises. A porte de vue se massaient les hibiscus, dont le feuillage rappelle celui du tilleul, des palmiers enguirlandés de festons volubiles, des callophyllums dont le tronc mesurait jusqu’à trente pieds de circonférence, des rotangs, des poivriers, des cycas à stipe droit, dont les indigènes recueillent la moelle pour fabriquer une sorte de pain, des lobélias à demi plongés dans l’eau, des pancratiums aux hampes agrémentées de corolles blanches, entre les feuilles desquels va se nicher le scarabe, qui n’est point un oiseau, mais un coquillage.

Tout ce domaine forestier affectait des proportions colossales, cocotiers, sagoutiers, arbres à pain, muscadiers, lataniers, areks, dont le bourgeon terminal se coupe comme le chou-palmiste, comestible autant que lui; puis d’innombrables plantes arborescentes, fougères au léger feuillage, épidendrons parasites, inocarpes d’une taille supérieure à celle que leurs similaires acquièrent dans les autres îles du Pacifique et dont les racines, émergeant du sol, forment des cabanes naturelles où cinq ou six personnes peuvent trouver place.

Parfois s’étendaient des clairières, bordées d’énormes buissons, arrosées de nos aux eaux claires, qui sont réservées à la culture; des champs de cannes à sucre, de patates douces, de, tares, soigneusement entretenus, où travaillaient plusieurs femmes indigènes.

Il n’y avait, d’ailleurs, à s’inquiéter ni des fauves ni d’autres animaux dangereux, pas même de venimeux reptiles. La faune était moins variée que la flore. Rien que des porcs sauvages, moins redoutables que ne le sont les sangliers, et pour la plupart réduits à l’état domestique, des chiens désignés sous le nom de «poulls» en langue tombarienne, des couscous, des sarigues, des larcertins, et aussi une multitude de rats de petite espèce. Enfin pullulaient ces termites ou fourmis blanches qui suspendent leurs nids spongieux aux branches, entre lesquelles sont parfois tendues, comme un filet, des toiles tissées par des légions d’araignées aux couleurs pourpre et azur.

«Est-ce que je n’entends pas des chiens?… fut amené à demander Nat Gibson, à un moment où ses oreilles furent frappées par des aboiements lointains.

– Non, répondit M. Zieger, ce ne sont pas des chiens qui aboient, mais des oiseaux qui crient…

– Des oiseaux?… reprit M. Hawkins, assez surpris de cette réponse.

– Oui, dit M. Zieger, un corbeau qui est spécial à l’archipel Bismarck.»

Nat Gibson et M. Hawkins s’y étaient trompés comme l’avait été Bougainville, la première fois qu’il s’engagea à travers les forêts néo-irlandaises. En effet, ce corbeau imite, à s’y méprendre, les aboiements du chien.

Du reste, dans ces îles, l’ornithologie compte de nombreux et curieux représentants, des «mains», pour employer le mot indigène.

De tous côtés voltigent des loris, sortes de perroquets écartâtes, des papous, à la voix aussi rauque que celle des Papouas, des perruches de diverses espèces, des pigeons Nicobar, des corneilles à duvet blanc et à plumage noir que les naturels nomment «cocos», des loucals, des perroquets teints d’un vert lustré, des colombes-pinons, la tête et le cou gris rosé, les ailes et le dos vert doré en dessous, avec reflets de cuivre et dont la chair est extrêmement savoureuse.

Lorsque M. Zieger et ses compagnons se rapprochaient du rivage, il s’envolait des troupes de stournes et d’hirondelles, des martins-pêcheurs de plusieurs espèces, entre autres l’alcyon, auquel les indigènes ont donné le nom de «kiou-kiou», tête de dos vert brun, ailes aigue-marine et queue de même couleur, longue de six pouces; puiss’échappaient aussi des souismangas olivâtres à queue jaune, des échenilleurs, des chevaliers gris, des gobe-mouches, «conice, tenouri, kine et roukme», suivant la dénomination mélanésienne. Et, tandis que les tortues rampaient sur le sable, les crocodiles bicarénés, les requins à ailerons se mouvaient entre les passes, et les aigles océaniques planaient dans les airs, leurs larges ailes presque immobiles.

Quant aux grèves, couvertes ou découvertes suivant l’heure des marées dont la hauteur est peu considérable, elles eussent fourni aux conchyliologues d’intarissables richesses en crustacés ou en mollusques, cancres, palémons, crevettes, paqures, ocypodes, cônes, éponges, madrépores, tubipores, disques, casques, trocheus, tridacnes, hyppopes, porcelaines, ovules, haliondes, murex, patelles, huîtres, moules, et, en fait de zoophytes, des holoturies, des actinies, des salpas, des méduses, des acalèphes d’une espèce remarquable.

Mais les coquillages dignes d’attirer plus spécialement l’attention de M. Hawkins et de Nat Gibson furent le scarabe, qui se réfugie de préférence entre les feuilles humides du pancratium, sur le bord des criques; le bulime et l’hélice, qui recherchent également l’abri des branchages, et une nérite fluviatile dont on retrouve parfois les échantillons à une grande distance des cours d’eau, attachés aux rameaux les plus élevés des pandanus.

Et Nat Gibson de répondre à M. Zieger, à propos de l’un de ces coquillages voyageurs:

«Mais, ce me semble, il est un poisson qui pourrait accompagner la nérite dans ses promenades terrestres, et que MM. Kip ont vu à l’île Norfolk, si je ne me trompe…

– Vous voulez parler du blennie sauteur…, répondit M. Zieger.

– Précisément, confirma M. Hawkins.

– Eh bien, déclara M. Zieger, ils ne manquent point ici, et vous rencontrerez, dans la baie de Port-Praslin, des amphibies qui vivent sous les eaux douces et les eaux salées, qui courent sur les grèves en sautant comme une sarigue, qui grimpent aux arbrisseaux comme des insectes!»

L’habitation de M. Zieger apparut au tournant d’une petite futaie. C’était une sorte de villa, bâtie en bois, au milieu d’un vaste enclos de haies vives, dans lequel s’alignaient des orangers, des cocotiers, des bananiers et nombre d’autres arbres. Ombragée sous leurs hautes frondaisons, Wilhelmstaf ne se composait que d’un rez-de-chaussée surmonté d’une toiture en toile goudronnée, nécessité par la fréquence de ces pluies qui rendent très supportable le climat d’un archipel presque situé sous l’Équateur.

Mme Zieger était une femme de quarante ans environ, Allemande comme son mari. Dès que la porte de l’enclos eut été ouverte, elle s’empressa de venir-au-devant de ses invités et de ses hôtes:

«Ah! monsieur Hawkins, s’écria-t-elle en tendant la main à l’armateur, que je suis heureuse de vous voir…

– Et moi tout autant, chère dame, répondit M. Hawkins, qui embrassa Mme Zieger sur les deux joues. Votre dernier voyage à Hobart-Town date de quatre ans déjà…

– De quatre ans et demi, monsieur Hawkins!

– Eh bien, déclara l’armateur en souriant, malgré ces six mois de plus, je vous retrouve telle que vous étiez…

– Je ne dirai pas cela de Nat Gibson, reprit Mme Zieger. Il est changé, lui!… Ce n’est plus un jeune garçon… c’est un jeune homme.

– Qui vous demandera la permission d’imiter M. Hawkins, répliqua Nat Gibson en l’embrassant à son tour.

– Et votre père?… demanda Mme Zieger.

– Il est resté à bord, répondit M. Hawkins, mais il ne manquera pas d’être ici pour l’heure du déjeuner.»

M. et Mme Zieger n’avaient point d’enfant. Ils habitaient seuls cette villa de Wilhelmstaf avec leurs domestiques, un ménage, allemand comme eux, et une famille de colons logée dans un bâtiment annexe. Ces cultivateurs faisaient valoir le domaine agricole, auquel on employait aussi des femmes indigènes. Champs de cannes à sucre, de patates, de taros et d’ignames avaient une étendue d’un mille carré.

Devant la maison, le sol se tapissait d’une pelouse verdoyante semée de bouquets de casuarinas et de lataniers, arrosée d’un filet d’eau douce qui se détachait d’un rio du voisinage. En arrière des communs, très ombragés également, une basse-cour et une volière, celle-ci renfermant les plus beaux oiseaux de l’archipel, celle-là peuplée de pigeons, de colombes, et de ces poules domestiques auxquelles les indigènes donnent le nom de «coq», par onomatopée, en raison de leur cri guttural.

Il va sans dire que M. Hawkins et ses compagnons trouvèrent des rafraîchissements préparés dans le salon de la villa.

Karl et Pieter Kip avaient été présentés à Mme Zieger, et celle-ci fut très émue en apprenant dans quelles conditions les deux frères avaient été recueillis à bord du James-Cook. L’excellente dame se mit à leur disposition en tout ce qui pourrait être utile à l’un ou à l’autre, et ils la remercièrent de son sympathique accueil.

M. Hawkins et Nat Gibson allèrent visiter les chambres qui leur étaient destinées, garnies simplement de gros meubles de fabrication allemande, confortables comme le salon et la salle à manger. Mme Zieger s’excusa de ne pouvoir offrir l’hospitalité aux deux Hollandais. Mais il était convenu, on le sait, et sur leur demande, qu’ils ne quitteraient point leur cabine du brick.

Un peu avant midi, arriva M. Gibson, accompagné du matelot Burnes. Celui-ci portait différents objets offerts par M. Hawkins à Mme Zieger, des étoffes, de la lingerie, un joli bracelet, qui lui fit grand plaisir. Inutile de dire que le capitaine fut reçu, lui aussi, à bras ouverts.

On se mit à table, et ce déjeuner, bien servi, fut particulièrement goûté de convives doués d’un furieux appétit. Les plats de résistance, c’étaient la basse-cour et la baie de Port-Praslin qui les avaient fournis. Quant aux légumes: choux-palmistes, ignames, patates douces, laka, succulent produit de l’inocarpe, et aux fruits: bananes, oranges, noix de coco, c’est de l’enclos même qu’ils venaient. Pour les boissons fermentées, il n’y avait eu qu’à les monter d’une bonne cave, qu’alimentaient de vins de France et d’Allemagne les navires à destination de Neu-Mecklenburg.

On fit compliment à Mme Zieger sur l’excellence de sa table, qui pouvait rivaliser avec les meilleures d’Hobart-Town, et l’aimable hôtesse parut très sensible à ces compliments.

«Il n’y a qu’un mets que je ne puisse plus vous offrir, mes chersamis, dit M. Zieger, parce qu’on ne le fabrique plus dans le pays…

– Et lequel? s’informa M. Hawkins.

– Un pâté composé de sagou, de noix de coco et de cervelle humaine…

– Et c’était bon?… s’écria Nat Gibson.

– Le roi des pâtés!

– Vous en ayez mangé?… demanda en riant M. Hawkins.

– Jamais, et je n’aurai plus jamais l’occasion de le faire…

– Voilà ce que c’est, s’écria le capitaine, que d’avoir détruit le cannibalisme dans l’archipel!…

– Comme vous dites, mon cher Gibson!» répondit M. Zieger.

Le capitaine devait retourner à bord du James-Cook dès que le déjeuner serait terminé. Il n’aimait pas s’absenter, bien qu’il eût confiance en son maître d’équipage. Sa grande crainte était toujours d’être embarrassé par des désertions nouvelles, et il faisait peu de fond sur les matelots recrutés à Dunedin.

Et, de fait, la question fut encore reprise ce jour-là par Len Cannon dans une conversation que ses camarades et lui eurent avec Flig Balt et Vin Mod. Ils en revenaient toujours à leur résolution de débarquer. En vain Vin Mod employait-il son éloquence en faisant intervenir le gibet, suivant son habitude… Il ne parvenait point à les persuader… Ces entêtés persistaient à vouloir quitter le bord.

«Enfin, dit-il, à bout d’arguments, ce n’est pas le navire qui vous déplaît?…

– Si, répondit Len Cannon, du moment qu’il est commandé par son capitaine…

– Et si ce capitaine venait à disparaître?…

– C’est la vingtième fois que tu nous chantes ce refrain, Mod, riposta le matelot Kyle, et nous voici à Port-Praslin, et dans trois semaines on en repartira pour Hobart-Town…

– Où nous ne voulons pas aller, dit Bryce.

– Et, déclara Sexton, nous sommes décidés à filer dès ce soir.

– Attendez au moins quelques jours, dit alors Flig Balt… jusqu’au départ du brick!… On ne sait ce qui peut arriver…

– Et puis, observa Vin Mod, déserter, c’est très bien… mais qu’est-ce que vous deviendrez ici?»

En ce moment, le mousse Jim, qui se défiait de ces conciliabules entre le maître d’équipage et les recrues, s’approcha du groupe. Flig Balt, qui l’aperçut, lui cria aussitôt:

«Que fais-tu là, mousse?…

– Je venais pour le déjeuner…

– Tu déjeuneras plus tard!

– Et je suis sûr, ajouta Vin Mod, que la cabine des frères Kip n’est pas encore rangée!… Tu finiras par la potence, méchant moussaillon!…

– Va-t’en au carré, ordonna le maître d’équipage, et à ta besogne!»

Vin Mod regarda partir le jeune garçon, et fit à Flig Balt un signe que celui-ci comprit sans doute. Puis, l’entretien reprit son cours.

Quant à Jim, sans répondre, il se rendit à l’arrière et, comme il était en effet chargé des cabines, entra dans celle des frères Kip.

Le premier objet qui frappa sa vue, fut un poignard malais déposé sur l’un des cadres et qu’il n’avait jamais aperçu jusqu’alors.

C’était précisément celui que Vin Mod avait volé sur l’épave de la Wilhelmina, et que les deux frères ne savaient pas être en sa possession.

Était-ce donc intentionnellement que ce kriss avait été placé là, de manière que le mousse ne pût ne point le voir?…

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Jim prit le poignard, en examina la lame dentelée, la poignée ornée de clous de cuivre, et le remit sur la tablette de la cabine. Ce qui lui vint à l’idée, c’est que l’un des frères avait rapporté ce kriss avec les quelques objets recueillis sur l’épave, et, sans y attacher plus d’importance, il acheva sa besogne.

Cependant Flig Balt, Vin Mod et les autres continuaient à discuter, mais de manière à n’être entendus ni de Wickley ni de Hobbes, que le maître d’équipage avait envoyés dans la mâture. Burnes, on le sait, avait accompagné M. Gibson à la villa Wilhelmstaf.

Len Cannon s’obstinait, Vin Mod essayait de le convaincre. Au moins pendant la relâche du brick, ses compagnons et Iui0ie manqueraient de rien… Il serait toujours temps de débarquer… Durant la traversée du James-Cook de Port-Praslin à Kerawara pour compléter sa cargaison, peut-être une occasion se présenterait-elle?… Il était possible que ni M. Hawkins ni Nat Gibson ne fussent du voyage… Qui sait même si les frères Kip… Et alors…

Bref, Len Cannon, Kyle, Sexton, Bryce, consentirent à rester jusqu’au jour où le brick mettrait à la voile pour Hobart-Town.

Et, lorsque Flig Balt et Vin Mod furent seuls:

«Ça n’a pas été sans peine!… dit celui-ci.

– Nous n’en sommes pas plus avancés!… répondit l’autre.

– Patience, conclut Vin Mod du ton d’un homme dont la résolution est prise, et lorsque le capitaine Balt fera choix d’un maître d’équipage, je compte bien qu’il n’oubliera pas Vin Mod!»

 

 

Chapitre XII

Trois semaines dans l’archipel

 

es jours suivants furent employés au déchargement du brick. Len Cannon et ses compagnons ne refusèrent pas d’y donner la main. M. Gibson n’eut aucun soupçon de leurs projets.

Quelques indigènes se joignirent à l’équipage, – une demi-douzaine, – des hommes robustes et pas maladroits. Aussi la besogne s’effectua dans d’excellentes conditions.

Jim n’avait point parlé aux frères Kip du poignard malais. Ils ignoraient donc que cette arme se trouvait sur l’un des cadres de leur cabine.

En effet, Vin Mod avait eu soin de reprendre ce poignard avant leur retour à bord, et le kriss était maintenant caché dans son sac, où personne n’aurait pu le découvrir. Il lui suffisait sans doute qu’il eût été vu par le mousse. Quant à ce qu’il en voulait faire, peut-être Flig Balt lui-même ne le savait-il pas.

Tandis que le capitaine restait à surveiller le déchargement, M. Hawkins, Nat Gibson, Karl et Pieter Kip, accompagnés de M. et Mme Zieger, passaient le temps en intéressantes promenades aux alentours de Port-Praslin. Ils visitèrent les principales factoreries établies sur cette partie de la côte. Les unes appartenaient à des colons allemands, les autres étaient encore entre les mains de maisons anglaises, fondées avant le traité de partage.

Toutes faisaient d’assez bonnes affaires. Le mouvement d’importation et d’exportation, à l’ancienne Tombara comme à l’ancienne Birara, s’accroissait au profit de la Mélanésie germanique.

Partout, les hôtes de M. Zieger reçurent un excellent accueil. Cet honnête négociant occupait une situation prépondérante à la Compagnie commerciale qui exerçait l’autorité politique. Il était, par ce fait, revêtu d’un certain pouvoir judiciaire que les indigènes ne se refusaient point à reconnaître. Jamais, d’ailleurs, une année ne s’écoulait sans qu’un navire de guerre vînt relâcher à l’une des îles de l’archipel Bismarck, et rendît aux couleurs allemandes les honneurs réglementaires, lorsque M. Zieger les faisait hisser au mât de pavillon de Port-Praslin.

Au surplus, le gouvernement impérial avait laissé aux naturels leur indépendance presque complète. Les tribus n’ont pour ainsi dire pasde chefs. Si quelque autorité est dévolue aux vieillards, du moins tous les membres de la peuplade vivent-ils sur le pied d’égalité. Il n’existe plus d’esclaves, même dans les villages de l’intérieur, et tous les travailleurs sont libres. C’est à ce titre, moyennant un salaire payé en objets manufacturés ou de consommation, qu’ils s’emploient dans les fabriques ou à la culture des champs. D’ailleurs, avant la suppression de l’esclavage, les esclaves étaient convenablement traités par leurs maîtres.

Ce début de civilisation est certes dû au zèle, au dévouement des missionnaires qui se sont fixés sur différents points de l’archipel. Ils le parcourent sans cesse, l’Évangile à la main. A Port-Praslin existe une chapelle protestante, que deux de ces pasteurs desservent et qui suffit aux besoins du culte.

Ce fut pendant une excursion vers la partie centrale de l’île, à trois milles environ du port, que M. Hawkins, Nat Gibson, et les frères Kip, guidés par M. Zieger, visitèrent un village tombarien.

Ce village n’était que l’agglomération d’une cinquantaine de cases en bois, et, bien que le sol ne fût point marécageux, elles s’élevaient sur pilotis.

Ces naturels appartenaient sans aucun doute à la race papouasienne, peu différents de ceux de la Nouvelle-Guinée. Ce village en contenait cent soixante environ, hommes, femmes, vieillards, enfants, répartis en familles. Il va de soi qu’ils connaissaient M. Zieger et se soumettaient à son autorité, quoiqu’il n’eût que rarement à l’exercer parmi les tribus de l’intérieur.

Ses compagnons et lui furent accueillis par deux personnages âgés qui mettaient leur dignité à paraître impassibles et indifférents. Les femmes et les enfants se tenaient dans les cases, et il fut difficile de les approcher. De vrai, on n’est pas encore bien fixé sur la constitution des familles, ni sur l’état social des diverses peuplades mélanésiennes.

Le temps n’était plus où ces sauvages allaient à peu près nus, ou seulement vêtus d’un pagne d’écorce de vakoi, coupée en longs filaments rassemblés par une couture de fibres. Grâce aux cotonnades anglaises et allemandes, maintenant répandues dans le pays, les étoffes rayées habillaient les hommes et aussi les femmes. Cette décence doit être considérée comme un commencement des réformes civilisatrices.

M. Zieger put donner des renseignements précis et précieux sur les habitudes de ces indigènes, dont les sens de la vue, de l’odorat et de l’ouïe sont extraordinairement développés. Aussi se montrent-ils d’une adresse et d’une souplesse incomparables à tous les exercices du corps. Mais, pour se livrer à un travail quelconque, il faut qu’ils y soient excités par le besoin, la nécessité de se nourrir. De caractère indolent, ils aiment le repos par-dessus tout. Dans ce village, la plupart des habitants étaient étendus en dehors de leurs cases. S’abandonnant à une complète nonchalance, les jambes croisées l’une sur l’autre, les mains ramenées à la poitrine, regardant mais ne parlant guère, ils mâchaient sans cesse le bétel, comme les Orientaux fument de l’opium, comme les Occidentaux fument le tabac.

Ce bétel est composé de chaux obtenue par la calcination des madrépores, et d’un fruit à épiderme rouge dont le nom mélanésien est «kamban». C’est un sialagogue d’une extrême énergie, dont les substances très âcres possèdent une saveur enivrante, avec un goût qui n’a rien de désagréable. Son inconvénient est de noircir les dents, de les corroder, de rendre sanguinolentes les muqueuses de la bouche. Par une coutume qui n’est jamais enfreinte, les jeunes gens n’ont pas droit à cette jouissance si recherchée, et c’est aux indigènes d’un certain âge qu’il est permis de mâcher le bétel.

Quant à l’industrie des Néo-Irlandais, elle se borne au tissage des nattes en feuilles de pandanus et à la fabrication de divers objets, de grossières poteries. Et encore est-ce aux femmes, moins paresseuses que les hommes, qu’est dévolu ce soin, sans parler des travaux agricoles ni de la préparation quotidienne de la nourriture.

L’alimentation exige d’ailleurs peu de science culinaire. Les naturels ne mangent point à heure fixe, ou plutôt ils mangent à toute heure. Aussi un voyageur a-t-il pu dire:

«Quel que soit l’animal qui tombe sous la main du sauvage, il est aussitôt jeté sur des charbons ardents, rôti, dévoré, sans même qu’on ait pris la peine de le dépouiller si c’est un quadrupède, ou de le plumer si c’est un oiseau.»

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Pêcheurs de l'archipel Bismarck

Poissons, tortues marines, poulpes, coquillages de toutes sortes, langoustes, crabes énormes nommés koukiavars, reptiles, lézards, insectes peu ragoûtants, ils s’en nourrissent avec un appétit de gloutons. En fait de fruits, ce sont ceux du mapé et du laka, sorte de châtaignes de l’inocarpe très abondantes, des noix de coco ou lamacs dont le larime est la coque ligneuse et le kaouro le lait émulsif, les ounis ou bananes, les nios ou ignames, les tos ou cannes à sucre, les bercos ou fruits à pain sauvages. Comme quadrupèdes, les indigènes n’élèvent que des cochons et ne chassent que les couscous, animaux qui appartiennent au sous-genre des phalangers.

Les Néo-Irlandais, cependant, ne se montrent point réfractaires à des tentatives de civilisation. Les missionnaires tâchent de les convertir à la religion chrétienne. Mais, chez eux, le paganisme a des attaches très tenaces et se mélange de croyances musulmanes qui leur viennent des relations avec les Malais. Il est même à présumer que ces sauvages sont polygames. Dans chaque village est édifié le tambou, la case publique, la maison d’idoles, dont les vieillards ont l’entretien et la garde.

M. Hawkins et ses compagnons n’éprouvèrent aucune difficulté à visiter ce tambou, dont les portes, moins fermées que celles des habitations, s’ouvrirent devant M. Zieger. Ils trouvèrent à l’intérieur de cette vaste case plusieurs statues d’argile, grossièrement exécutées, peinturlurées de blanc, de noir, de rouge, dont les yeux, faits d’une lentille de nacre, étincelaient comme braises. Bakoui, tel est le nom que portent ces idoles. Entre autres objets déposés autour d’elles, on remarquait deux tam-tams qu’un indigène fit résonner à grand bruit sur l’ordre d’un vieillard à longue barbe, couverte de poussière d’ocré. Il y avait aussi un ornement attaché à ces statues, le prapraghan en bois finement sculpté, qui décore d’ordinaire l’avant des pirogues.

Nat Gibson s’était muni de son appareil photographique. Il obtint, de l’intérieur et de l’extérieur de ce tambou, des clichés très réussis qui allaient enrichir la collection de M. Hawkins.

Pendant cette visite au village tombarien, l’après-midi s’était écoulé. Le soir s’annonçait déjà, lorsque M. Zieger et ses hôtes reprirent lechemin de Wilhelmstaf à travers la forêt. Si les étoiles célestes brillaient au-dessus du dôme des grands arbres par milliers, c’était par millions que des étoiles terrestres projetaient leur lumière phosphorescente au milieu des frondaisons, entre les herbes du sol. Autant de ces vers luisants, qu’on appelle «kallottes» en langue mélanésienne et dont le sous-bois s’illuminait. Il semblait que les pieds foulaient un gazon lumineux, tandis qu’une nuée d’étincelles brillaient entre les ramures.

Ainsi s’écoulaient les journées en intéressantes excursions, le long du littoral et à l’intérieur de l’île. Un jour même, Karl Kip, Nat Gibson et M. Hawkins, guidés par un des hommes de la factorerie, firent l’ascension de la montagne en arrière de la villa. Il y eut là quelques heures de fatigues, bien que la marche s’effectuât sous l’épais ombrage des forêts.

Cette montagne ne compte pas parmi les plus hautes de la chaîne centrale – cinq mille pieds environ. Mais cette altitude permet au regard de s’étendre sur le canal de Saint-Georges, entre la Nouvelle-Bretagne et la Nouvelle-Irlande. Au-delà apparaissent d’autres hauteurs. Au sud se développe le Neu-Pommern, dont les profils se dessinent à perte de vue.

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La Cascade de Bougainville

Il va de soi que M. et Mme Zieger, comme des propriétaires qui ne font pas grâce d’un morceau de leur domaine, n’eurent garde d’oublier un des sites les plus pittoresques qui puissent solliciter l’admiration des touristes dans l’est de Port-Praslin. C’était cette merveilleuse cascade, à laquelle le Français Duperrey donna le nom du Français Bougainville.

Les sources que la montagne envoie vers la mer tombent d’une cinquantaine de pieds en cet endroit. Elles jaillissent du flanc de la chaîne en écumant à la surface de cinq gradins superposés entre les verdoyantes cimes. Ces eaux, chargées d’une forte proportion de sel, bordent de stalactites calcaires les strates de chaux carbonatée le long desquelles se glisse leur écoulement. Aussi ne peut-on que constater la justesse de la relation du capitaine Duperrey, lorsqu’il parle de ces «groupes saillants dont les graduations presque régulières précipitent et diversifient la chute de cette cascade, et des massifs variés qui forment cent bassins inégaux, où sont reçues les nappes de cristal, coloriées par des arbres immenses dont quelques-uns plongent leur pied dans le bassin même». Cette excursion valut à M. Hawkins de nouvelles photographies, et les plus belles qui eussent été faites jusqu’à ce jour de la cascade de Bougainville.

Le déchargement du James-Cook fut terminé dans l’après-midi du 25 novembre. Toute la pacotille consignée au comptoir Zieger avait trouvé un placement immédiat, étant composée d’objets d’un usage courant des produits manufacturés de l’Allemagne et de l’Angleterre.

Le brick allait recevoir maintenant sa cargaison de retour qui consistait, on le sait, en tonnes de coprah et caisses de nacre à destination de Hobart-Town. Des trois cents tonnes de coprah, cent cinquante devaient être livrées à Port-Praslin par la maison Zieger et cent cinquante à Kerawara, l’un des îlots situés au sud de l’île d’York ou Neu-Lauenburg.

Le capitaine, d’accord avec MM. Hawkins et Zieger, décida que le chargement de Kerawara serait le premier mis à bord. Le James-Cook irait en prendre livraison et reviendrait à Port-Praslin compléter sa cargaison.

Toutefois, si le brick n’avait point d’avaries à réparer, il était nécessaire que sa carène reçût un sérieux nettoyage et que ses hauts fussent repeints de l’avant à l’arrière. Ce travail demanderait de trois à quatre jours. L’équipage se mit aussitôt à la besogne, qui s’acheva dans les délais prévus, et le départ fut fixé au 29 matin.

On ne l’a point oublié, Flig Balt et Vin Mod avaient espéré que les passagers du brick resteraient à Port-Praslin pendant ce voyage à Kerawara, que le capitaine serait seul à bord, et qu’ils pourraient profiter de cette circonstance pour accomplir leurs desseins. Une fois les maîtres du navire, ils mettraient le cap au nord-est, et M. Hawkins attendrait vainement que le James-Cook reparût dans les eaux de la Nouvelle-Irlande.

Le maître d’équipage et ses complices devaient être déçus. Non seulement MM. Hawkins, Nat Gibson, les frères Kip seraient de cette courte traversée, mais M. Zieger proposa de les accompagner, et sa proposition fut acceptée avec empressement.

Flig Balt et Vin Mod eurent quelque peine à dissimuler leur fureur. La possibilité de s’emparer du James-Cook, ou tout au moins l’éventualité sur laquelle ils comptaient leur échappait encore.

«Le diable protège ce capitaine de malheur!… s’écria Vin Mod, lorsqu’il connut cette résolution.

– Tu verras, Mod, qu’il reviendra à Hobart-Town!… ajouta le maître d’équipage.

– Non, maître Balt, déclara Vin Mod. Si on ne s’en défait pas sur son navire… peut-être pourrait-on…

– Et les autres, que vont-ils faire?…» répondit Flig Balt.

Les autres, c’étaient Len Cannon, Sexton, Kyle, Bryce. Allaient-ils immédiatement quitter le bord, ou feraient-ils le voyage de Kerawara avant de reprendre leurs sacs?… S’ils ne devaient réussir à rien au cours de cette traversée, pourquoi continueraient-ils leur service?…

Il est vrai, pendant cette relâche à Port-Praslin, la conviction leur était venue qu’il ne serait pas facile de trouver à vivre sur l’île, et cela leur avait donné à réfléchir. C’est ce que fit valoir Vin Mod, et il obtint d’eux qu’ils viendraient à Kerawara, quitte à débarquer au retour.

Le brick partit dans la matinée du 29. Vingt-quatre heures pour rallier l’île d’York, deux jours pour charger les cent cinquante tonnes de coprah, vingt-quatre heures pour revenir à Port-Praslin, le voyage ne devait pas durer plus de quatre à cinq jours.

Le chef-lieu politique et commercial de l’archipel de Bismarck avait d’abord été la petite île de Mioko, au sud de l’île d’York. Il occupait un point intermédiaire entre les deux grandes îles de l’archipel de Bismarck. Puis, pour des raisons d’insalubrité, il fut transporté à l’île Matupi, née au milieu d’un cratère de cette Baie-Blanche qui est située à l’extrémité septentrionale de Birara. Là, des tremblements de terre ayant compromis sa sécurité, le gouvernement établit définitivement le chef-lieu dans l’îlot de Kerawara.

La navigation s’accomplit à travers le canal Saint-Georges, non sans quelque lenteur, par suite de vents contraires à la surface de cette vaste baie, où les sondes accusent jusqu’à quatre mille pieds de profondeur. Elle est formée par les îles Tombara et Birara, qui rapprochent leurs pointes sud-est et nord-est. Toutefois, il ne fut donné ni à M. Hawkins ni à Nat Gibson de débarquer, à leur vif regret, car Birara mérite d’être visitée. Entourée d’un amphithéâtre de cônes volcaniques, – tels la Mère, la Fille du Nord, la Fille du Sud, – c’est la plus considérable de l’archipel, la plus montagneuse, la plus forestière et aussi la plus riche en cocotiers. Puis, quelles particularités ethnologiques lui font une originalité toute spéciale! En quel autre endroit du monde trouverait-on une île où jamais un gendre n’ose adresser la parole à sa belle-mère et se cache même quand il la rencontre, une île dont les habitants passent pour avoir les doigts de pied réunis par une membrane, une île enfin où la légende veut qu’il existe des indigènes pourvus d’un appendice caudal, autrement dit des hommes à queue!…

Mais, si le brick ne devait pas y relâcher, il devait du moins la longer en traversant le canal Saint-Georges pour rallier l’île d’York.

Ce fut Carteret qui, en 1707, lui imposa ce nom d’York à la place de son nom mélanésien d’Amakata. Vue en 1791 par Hunter, en 1792 par d’Entrecasteaux, en 1823 par Duperrey, on connaît très exactement sa situation géographique entre 150°2’ et 150°7’ de longitude et 4°5’ et 4° 10’ de latitude sud. Son étendue comprend huit milles du nord-est au sud-ouest, sur cinq milles de largeur, et son altitude moyenne au-dessus de la mer est assez considérable.

Cependant, si populeuse qu’elle soit, et si sûrs ses mouillages, elle ne possède pas le chef-lieu de l’archipel. Nombres d’îlots l’entourent: Makada, Burnan, Ulu, Utuan, Kabokon, Muarlin, Mioko, Kerawara. C’est sur ce dernier, situé plus au sud, que s’est définitivement fixé le choix du gouvernement germanique.

Le 30, dès les premières heures, la vigie signala le cap Brown de l’îlot Makada. Le James-Cook, piquant au sud, reconnut le cap Makukar de la grande île, pointa à l’ouvert du passage du nord-ouest entre elle et l’île d’Uln, prit connaissance de l’îlot Kabokon et vint au mouillage de Kerawara.

Cet îlot, qui affecte la forme d’une serpe, ne mesure pas plus de trois milles de l’ouest à l’est. Doté d’un port très sûr, il offre aux navires tous les avantages d’une excellente relâche.

Le principal agent germanique, M. Hamburg, qui remplit les fonctions de gouverneur de l’archipel Bismarck, avait de fréquents rapports avec M. Zieger. Il était à la tête d’une des plus importantes factoreries du groupe, et sa maison devait livrer au James-Cook les cent cinquante tonnes de coprah. Ce stock serait mis à bord en quarante-huit heures. Le séjour à Kerawara n’aurait donc qu’une très courte durée.

Pendant que l’équipage, sous la surveillance du capitaine, s’occupait de cette opération, M. Hawkins, Nat Gibson, les frères Kip, eurent tout le loisir de visiter l’îlot.

C’est, à vrai dire, une vaste forêt où se rencontrent les diverses essences de la Nouvelle-Irlande. Des collines, dont la plus haute mesure de sept à huit cents pieds, la dominent. Ce chef-lieu de l’archipel comptait alors un millier d’habitants, dont le quart était européen et le reste d’origine mélanésienne. Ces indigènes ne sont pas absolument sédentaires. Pour la plupart, établis sur l’île d’York ou les îlots voisins, ils viennent à Kerawara suivant leurs affaires. Les canaux dece petit groupe, sans cesse sillonnés par leurs pirogues remarquablement construites, présentent une grande animation.

M. Hamburg put donner d’intéressants détails sur ledit groupe. Le choix de l’îlot de Kerawara comme chef-lieu politique lui paraissait très justifié. Les relations étaient faciles avec la Nouvelle-Bretagne et la Nouvelle-Irlande.

Il se trouvait en ce moment dans le port deux bâtiments de commerce, portant, l’un le pavillon allemand, l’autre le pavillon britannique, occupés à décharger leur cargaison. En attendant le départ à destination, le premier de Sydney, de l’Australie, le second d’Auckland, de la Nouvelle-Zélande, leur relâche à Kerawara devait se prolonger trois semaines encore. MM. Hawkins et Gibson connaissaient le capitaine anglais, qu’ils avaient vu quelquefois à Hobart-Town, et ils furent heureux de lui serrer la main.

L’habitation de M. Hamburg était située à mi-colline, au milieu de la forêt, que traversait un large sentier bordé d’épais buissons. Un demi-mille la séparait de son comptoir du port.

Le gouverneur avait invité à dîner pour le lendemain M. Hawkins, M. Gibson et son fils. L’embarquement des cent cinquante tonnes de coprah serait terminé dans cet après-midi du 2 décembre, et le James-Cook, dès le 3, reprendrait la mer à destination de Port-Praslin.

Les frères Kip étaient compris dans l’invitation faite par M. Hamburg, mais ils l’avaient déclinée avec la réserve de gens qui ne veulent point s’imposer. Ils profiteraient de cette soirée pour faire une dernière promenade aux environs du port. Quant à l’équipage du brick, comme la désertion n’était point à craindre, il avait l’autorisation de descendre à terre et ne se ferait pas faute de fraterniser avec les matelots des autres bâtiments. La soirée finirait peut-être par quelque griserie dans la principale taverne de Kerawara. Cela était difficile à empêcher, et M. Gibson se borna à recommander de ne pas laisser les choses aller trop loin.

Flig Balt affirma au capitaine qu’il pouvait compter sur lui. Mais, en parlant avec son obséquiosité habituelle, pourquoi ne parvint-il pas à dissimuler le trouble qui l’agitait?… Aussi M. Gibson, qui s’en aperçut, lui dit-il: «Qu’avez-vous donc, Balt?…

– Rien, monsieur Gibson, rien…, répondit le maître d’équipage. Je suis un peu fatigué, voilà tout.»

Et ses regards, se détournant du capitaine, se reportèrent sur Vin Mod, qui l’observait.

Vers cinq heures, M. Hawkins, Nat Gibson, M. Zieger se trouvaient à l’habitation de M. Hamburg, où le dîner allait être servi à six heures et demie. Le capitaine, retenu à bord pour ses dernières formalités, n’arriverait guère qu’à ce moment-là. Il devait apporter une somme de deux mille piastres en or, règlement de la cargaison maintenant rangée dans la cale du James-Cook.

En l’attendant, les invités du gouverneur visitèrent la propriété, entretenue avec soin et l’une des plus belles de Kerawara. Nat Gibson prit quelques vues photographiques de l’habitation et des alentours de la terrasse. Le regard, passant au-dessus des massifs d’arbres, s’étendait jusqu’au large. Ils voyaient se détacher vers le nord-ouest l’extrême promontoire du grand îlot d’Ulu, vers l’ouest l’extrême pointe du petit îlot Kabokon, au-delà duquel le soleil se coucha sous un horizon magnifiquement empourpré de nuages à la limite du ciel et de la mer.

Lorsque sonna la demie de six heures, le capitaine n’avait pas paru.

M. Hamburg et ses hôtes restèrent dans le jardin en guettant son arrivée. La soirée était superbe, l’atmosphère quelque peu rafraîchie par le vent qui se levait aux approches de la nuit. On respirait délicieusement cet air embaumé du parfum des orangers.

Cependant le temps s’écoulait. A sept heures M. Gibson n’avait pas encore été signalé.

«Mon père aura été retenu au dernier moment…, dit Nat Gibson. Je ne peux m’expliquer autrement ce retard…

– Est-ce qu’il ne devait pas aller à vos bureaux, monsieur Hamburg?… demanda l’armateur.

– En effet, mais uniquement pour prendre ses papiers.

– Cela a pu exiger quelque temps…

– Patience, dit le gouverneur. Nous ne sommes pas à trente minutes près…»

Lorsqu’une demi-heure se fut écoulée, M. Hawkins, M. Zieger et Nat Gibson commencèrent à être inquiets.

«Gibson, dit M. Zieger, se serait-il égaré en route?…

– Ce n’est pas probable, répondit M. Hamburg. Le chemin est tout droit, et il le connaît, car il est venu plusieurs fois à l’habitation…

– Si nous allions au-devant de mon père?… proposa Nat Gibson en se levant.

– Allons», dit M. Hawkins.

M. Hamburg appela un des serviteurs, qui se munit d’un fanal, et, accompagné de ses invités, il sortit de l’enclos pour s’engager sous la forêt.

L’obscurité était déjà profonde à l’abri de ces épaisses frondaisons qui formaient berceau au-dessus du sentier.

On écouta si quelques pas se faisaient entendre dans la direction du port…

Aucun bruit.

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On appela…

Aucune réponse.

Cette partie de la forêt semblait être absolument déserte.

Enfin, après un demi-mille, tous débouchèrent sur la place de Kerawara. De la principale taverne, vivement éclairée, sortait tout un tapage de buveurs. Si une partie de l’équipage du brick avait déjà regagné le bord, quelques matelots étaient encore attablés dans cette taverne, et, parmi eux, Len Cannon et ses camarades.

Quant à Pieter et à Karl Kip, qui venaient de rentrer, ils étaient assis à l’arrière du James-Cook.

Un peu avant eux, Flig Balt et Vin Mod avaient également rembarqué, après une absence d’environ une demi-heure.

Arrivé au quai, Nat Gibson héla d’une voix inquiète:

«Et le capitaine?…

– Le capitaine, monsieur Gibson?… répondit Vin Mod. Est-ce qu’il n’est pas chez M. Hamburg?…

– Non…, répondit le gouverneur.

– Il a cependant quitté le brick pour s’y rendre…, déclara le matelot Burnes.

– Et je l’ai vu prendre le sentier…, ajouta Hobbes.

– Depuis quand est-il parti?… demanda M. Zieger.

– Depuis une heure à peu près, répondit Vin Mod.

– Il est arrivé un malheur!…» s’écria M. Hawkins.

Et alors ses compagnons et lui de se répandre dans les rues du port, d’aller de comptoir en comptoir, de visiter les tavernes…

La présence du capitaine ne fut constatée nulle part.

Il fallut alors diriger les recherches dans un large rayon à travers la forêt.

Peut-être M. Gibson avait-il gagné l’habitation du gouverneur en faisant quelque détour?…

Ce fut peine inutile. Après plusieurs heures, MM. Hamburg, Zieger, Hawkins, Nat Gibson, les frères Kip, qui s’étaient joints à eux, durent revenir à bord.

En quelles transes se passa la nuit! Le capitaine ne reparaissait pas. Le sentier entre le port et l’habitation de M. Hamburg fut sans cesse parcouru, avec des fanaux, avec des torches… Harry Gibson ne se retrouva nulle part…

Nat Gibson s’abandonnait au désespoir. M. Hawkins, non moins désespéré, ne parvenait pas à calmer le jeune homme, éperdu à cette pensée qu’il ne reverrait plus son père…

Ce pressentiment ne le trompait pas.

Au point du jour, la nouvelle se répandit que le cadavre du capitaine Gibson venait d’être découvert dans la forêt, à un demi-mille du port.

 

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1 Le coprah, c’est l’amande de la noix de coco, lorsque, concassée et séchée sur le sable à l’ardeur du soleil, elle est prête à être envoyée au moulin pour en extraire l’huile dont on fait du savon.

2 Trente degrés centigrades.