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Jules Verne

 

Les Frères Kip

 

(Chapitre IV-VI)

 

 

Illustrations par George Roux, 12 grandes chromotypographies

deux cartes et nombreuses vues photographique

Collection Hetzel

Paris, Imprimerie Gauthier-Villars

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© Andrzej Zydorczak

 

SECONDE partie

 

 

Chapitre IV

Devant le Conseil maritime

 

es tristes événements qui s’étaient produits à bord du James-Cook au cours de son dernier voyage, on ne s’étonnera pas s’ils avaient eu grand retentissement à Hobart-Town. D’une part, l’assassinat du capitaine Harry Gibson, commis dans des circonstances mystérieuses, de l’autre, la tentative de révolte faite par Flig Balt et maîtrisée par Karl Kip, il n’en fallait pas tant pour provoquer une émotion générale.

De l’assassinat, on ne savait rien de plus qu’au jour où le brick, son pavillon en berne, était rentré au port.

Quant à la révolte, les autorités maritimes allaient se prononcer sur la culpabilité de Flig Balt et de son complice. D’après l’opinion publique, le maître d’équipage serait sévèrement condamné, étant donnée sa situation à bord, qui constituait une aggravation, et il ne s’en tirerait pas à moins de dix à quinze ans de bagne.

Les principaux témoins, M. Hawkins, Nat Gibson, Karl et Pieter Kip, les matelots Hobbes, Wickley et Burnes, le mousse Jim avaient déjà été entendus dans l’enquête. Les autres, cités par l’accusé: Vin Mod, Sexton, Kyle, Bryce, le cuisinier Koa, devaient être appelés comme témoins à décharge.

Du reste, à moins d’incidents imprévus, l’affaire, rapidement conduite, n’occuperait qu’une seule audience.

Il y eut affluence, ce jour-là, dans la salle du Conseil maritime. Dès neuf heures du matin, la foule envahit le prétoire mis à la disposition du public, des négociants, des armateurs, des officiers de la marine marchande, des journalistes; puis, tout au fond, nombre de matelots sortis des tavernes du voisinage et probablement très favorables aux accusés.

M. Hawkins et Nat Gibson, arrivés au début de l’audience, s’assirent sur les sièges réservés aux témoins.

Les frères Kip pénétrèrent dans la salle quelques instants après, et échangèrent avec eux de sympathiques poignées de main.

Ce jour-là, la présence de Karl Kip n’était pas indispensable à bord du Skydnam. L’embarquement des marchandises venait d’être achevé la veille. En fait de réparations, il n’y avait plus que des raccords à faire. Le charbon remplissait les soutes; la machine était en état; l’équipage avait pris son service. Dans trois jours, au lever du soleil, le steamer ferait ses préparatifs d’appareillage.

Aussi, dès ce soir même, Karl et Pieter Kip, se proposant de venir occuper leurs cabines, devaient-ils quitter la chambre de l’auberge du Great-Old-Man.

Sur un banc, derrière eux, les matelots Hobbes, Wickley, Burnes, avaient pris place, également le mousse Jim, auquel M. Hawkins et Nat Gibson donnèrent un amical bonjour.

Puis, sur un autre banc étaient rangés Vin Mod, Sexton, Bryce, le cuisinier Koa, dont l’énorme face noire grimaçait et qui s’étonnait sans doute de ne pas figurer parmi les accusés.

Seul, Kyle manquait. Kyle n’avait pas été relâché et il ne le serait pas avant quarante-huit heures, ayant trop accentué son rôle de faux ivrogne en se débattant contre les policemen.

Au surplus, sa déposition n’aurait eu aucune importance; mais ce dont s’inquiétait Vin Mod, c’était de savoir si Kyle avait pu communiquer dans la prison avec Flig Balt, s’il lui avait dit ce qu’il devait lui dire de sa part. Peut-être, après tout, cette inquiétude se dissiperait-elle, dès que le maître d’équipage et lui se trouveraient en présence l’un de l’autre. Si Flig Balt avait été prévenu, un signe presque imperceptible, un regard suffirait, et, lorsque l’instant serait venu, Flig Balt, d’accusé, deviendrait accusateur.

En attendant l’entrée des membres du Conseil, M. Hawkins causait avec les frères Kip et leur apprenait que, le matin même, des nouvelles étaient arrivées de la Nouvelle-Irlande.

«Une lettre de M. Zieger?… demanda Pieter Kip.

– Non… une dépêche qui m’est envoyée par mon correspondant M. Balfour. Un navire a relâché hier à Wellington, venant de Kerawara, un navire anglais qui a quitté l’archipel Bismarck dix jours après le James-Cook, apportant une lettre de M. Zieger. Aussitôt M. Balfour m’a câblé le contenu de cette lettre, et le télégramme m’est parvenu le matin…

– Et, demanda Karl Kip, que dit M. Zieger relativement à l’enquête?…

– Rien… répondit Nat Gibson, rien… Les meurtriers n’ont pas encore été découverts.

– Ce n’est que trop vrai!… ajouta M. Hawkins. M. Zieger et M. Hamburg ont fait toute diligence, sans avoir obtenu aucun résultat…

– Ils n’ont pas recueilli un seul indice qui permette de diriger les recherches avec quelques chances?… reprit Pieter Kip.

– Non, répondit M. Hawkins, et les soupçons ne se portent sur personne… Il n’est que trop certain, le crime a été commis par des indigènes, qui ont eu le temps de s’enfuir sur l’île York, où il sera bien difficile de les découvrir…

– Il ne faut pas, cependant, que M. Gibson perde tout espoir, déclara Karl Kip. Si les papiers yoles ont pu être détruits, reste cette somme en piastres qui n’a pas disparu, et, si les assassins veulent en disposer, ils se feront certainement prendre…

– Je retournerai à Kerawara, dit Nat Gibson. Oui… j’y retournerai!…»

Et qui sait si Nat ne mettrait pas ce projet à exécution!

Cette conversation fut suspendue à l’entrée des membres du Conseil maritime, qui vinrent se placer sur l’estrade: un commodore, un capitaine et un lieutenant, assistés du rapporteur qui avait rédigé l’acte d’accusation.

L’audience ouverte, le président donna l’ordre d’introduire les accusés.

Flig Balt et Len Cannon, conduits par des agents, allèrent s’asseoir l’un près de l’autre sur le banc à gauche du tribunal.

Le maître d’équipage paraissait être très sûr de lui, la figure calme, la physionomie froide, le regard indifférent. Mais s’il parvenait à réfréner les sentiments qui l’agitaient sans doute, toute sa personne dénotait une profonde astuce.

Et ce fut comme une révélation qui s’opéra dans l’esprit de M. Hawkins. Il voyait pour la première fois Flig Balt tel qu’il était réellement. Oui!… comment le capitaine Gibson et lui-même avaient-ils pu être aveuglés à ce point d’avoir mis toute leur confiance en cet homme, de s’être laissé prendre aux manières obséquieuses de ce fourbe!…

Mais ce qui étonnait M. Hawkins n’était pas pour étonner les frères Kip. On ne l’a point oublié, le maître d’équipage leur avait toujours inspiré une réelle antipathie, ce dont celui-ci n’avait pas été sans s’apercevoir.

Quant à Len Cannon, son attitude ne prévenait guère en sa faveur. Il jetait des regards sournois à droite et à gauche, tantôt à Vin Mod, tantôt à Sexton ou à Bryce, se demandant peut-être pourquoi ils n’étaient pas assis sur ce banc, puisqu’ils en avaient fait tout autant que lui…

Si donc, – ainsi que le pensa Vin Mod, – Len Cannon paraissait moins rassuré que Flig Balt, c’est que Flig Balt ne lui avait rien dit de la communication dont Kyle était chargé. Mais cette communication avait-elle été faite, ou Flig Balt ne savait-il rien encore?… C’est à cela que pensait très anxieusement Vin Mod.

En réalité, Kyle avait réussi. Flig Balt et lui s’étaient rencontrés le matin même. Le maître d’équipage pouvait accuser. A un regard interrogateur que lui adressa Vin Mod, il répondit par un geste qui ne laissa plus aucun doute à celui-ci.

«Et maintenant, se dit-il, la mèche est allumée… gare la bombe!»

Le président donna la parole au rapporteur. Ce rapport résuma brièvement toute l’affaire. Il indiqua dans quelles circonstances Flig Balt avait reçu le commandement du James-Cook; dans quelles conditions ce commandement avait dû lui être retiré; comment, pour cause d’incapacité notoire, Flig Balt, fut remplacé par le marin hollandais Karl Kip, passager à bord; comment il avait poussé l’équipage à la rébellion contre le nouveau capitaine, et s’était mis à la tête des rebelles, assurément dans le but de s’emparer du navire.

En ce qui concernait Len Cannon, il était impossible de ne pas voir en lui un complice de Flig Balt. C’était lui, grâce à son influence sur ses camarades recrutés à Dunedin, qui les avait entraînés… De plus, il s’était signalé dès le début de la révolte par ses excitations et ses violences… Après s’être jeté, un couteau à la main, sur Karl Kip, il n’avait reculé qu’au moment où le revolver de celui-ci se posait sur sa poitrine… Il n’y avait donc pas à mettre en question sa complicité et sa culpabilité.

Lorsque le rapporteur eut achevé sa lecture, il réclama le maximum de la peine contre les accusés.

A ce moment, les témoins quittèrent l’audience et se retirèrent dans une salle voisine.

Le président, interrogeant Flig Balt, lui demanda ce qu’il avait à répondre au sujet de l’accusation portée contre lui.

«Rien, déclara simplement le maître d’équipage.

– Vous reconnaissez les faits qui sont mentionnés dans le rapport?…

– Je les reconnais.»

Ces quelques mots furent prononcés d’une voix très nette qui surprit l’auditoire.

«Vous n’avez rien à ajouter pour votre défense?… reprit le président.

– Pas un mot», répondit Flig Balt, et, considérant son interrogatoire comme terminé, il se rassit.

Vin Mod qui regardait ne fut pas sans ressentir une certaine appréhension.

Est-ce que Flig Balt n’avait pas laissé passer l’instant de tout dire?… Et lui, Vin Mod, ne s’était-il pas trompé au signe que lui avait fait le maître d’équipage?… Celui-ci n’aurait pas compris ni même reçu la communication de Kyle… Eh! qu’importait, après tout!…

Si Flig Balt ne parlait pas, Vin Mod parlerait, lorsqu’il serait appelé à déposer.

Len Cannon, interrogé à son tour, ne fit que des réponses évasives, feignant de ne point comprendre les interrogations du président, et, sans doute, Flig Balt lui avait recommandé de parler le moins possible.

Vin Mod eut alors la pensée que le maître d’équipage voulait laisser s’étendre les débats, les témoignages se produire, – entre autres celui de Karl Kip. En prévision de l’accusation qu’il s’apprêtait à lancer contre eux, mieux valait que les deux frères se fussent expliqués devant le Conseil.

Et Vin Mod de se dire:

«Oui… il a raison… Flig Balt… et il leur enverra cela au bon moment!»

L’interrogatoire du principal accusé et de son complice étant terminé, le premier témoin rentra et fut invité à faire sa déposition.

C’était Karl Kip, et une légère rumeur courut à travers l’assistance, lorsqu’il se présenta à la barre.

Karl Kip donna ses nom et prénoms, fit connaître sa nationalité: un Hollandais originaire de Groningue; sa qualité, officier de la marine marchande, après avoir exercé pendant quelques semaines les fonctions de capitaine à bord du James-Cook; actuellement second à bord du steamer Skydnam à destination de Hambourg.

Ces préliminaires terminés, Karl Kip s’exprima en ces termes, avec un tel accent de sincérité que sa bonne foi ne pouvait être l’objet d’un doute:

«Mon frère et moi, dit-il, passagers de la Wilhelmina, nous avons été recueillis sur l’île Norfolk où nous avions trouvé refuge, après naufrage, par M. Hawkins et le capitaine Gibson. Je tiens à rendre ici un public hommage à ces hommes humains et généreux, qui ont tout fait pour nous et méritent notre profonde reconnaissance.

«Pendant la traversée du James-Cook de Norfolk à Port-Praslin, j’eus maintes fois l’occasion d’observer les manières du maître d’équipage. Il m’inspira une défiance trop justifiée par la suite. Je m’étonnai même que l’armateur et le capitaine s’y fussent laissé prendre. En somme, cela ne me regardait pas, et je ne leur fis jamais aucune observation à cet égard. Mais ce que je constatai aussi, c’est que Flig Balt n’était pas à la hauteur des fonctions qu’il remplissait. Lorsque le capitaine Gibson s’en remettait à lui pour certaines manœuvres qui sont du ressort du maître d’équipage, elles furent souvent si mal commandées que je fus sur le point d’intervenir. Cependant, comme ces manœuvres ne compromettaient pas la sécurité du navire, je m’abstins d’en parler au capitaine.

«A la date du 20 novembre, le James-Cook mouillait à Port-Praslin pour y débarquer sa cargaison et s’y réparer. Sa relâche dura neuf jours, puis il se rendit à Kerawara, la capitale de l’archipel Bismarck.

«Ce fut là, dans la soirée du 2 décembre, que le malheureux capitaine Gibson tomba sous les coups d’assassins qui sont restés inconnus jusqu’à ce jour…»

Ces paroles étaient empreintes d’une telle douleur que l’auditoire ne put retenir les marques de son émotion.

A ce moment, Flig Balt, qui écoutait la tête baissée, se redressa sur son banc, se leva même, dans l’attitude d’un homme incapable se contenir.

Le président lui demanda alors s’il avait quelque chose à dire au Conseil.

«Rien!…», répondit le maître d’équipage.

Et il se rassit, après avoir rapidement jeté l’œil du côté de Vin Mod, qui, très énervé, commençait à témoigner d’une vive impatience.

A cet instant aussi, Karl Kip lança un regard si pénétrant sur Flig Balt que celui-ci baissa les yeux.

Karl Kip reprit sa déposition. Harry Gibson mort, il fallait remettre à un autre le commandement du navire. Il ne se trouvait ni à Port-Praslin ni à Kerawara aucun capitaine anglais qui pût le remplacer. Il était donc tout indiqué que ces fonctions fussent confiées au maître d’équipage. Mais, dans la pensée de Karl Kip, le James-Cook serait remis entre les mains d’un homme incapable et malhonnête.

«Cependant, ajouta-t-il, M. Hawkins n’aurait pu s’en dispenser, et Flig Balt fut tout d’abord chargé de reconduire le brick à Port-Praslin. Son chargement achevé à Kerawara, le James-Cook reprit la mer et vint compléter sa cargaison.

«Ce fut là que les fonctions de capitaine furent régulièrement attribuées au maître d’équipage. A la date du 10 décembre, le brick appareilla et quitta l’archipel. Pendant les premiers jours, en traversant les parages des Louisiades, la navigation ne présenta rien de particulier. Le vent était favorable, il n’y aurait point à manœuvrer. Seulement, je remarquai que le James-Cook s’écartait peu à peu vers l’est au lieu de suivre la route directe vers le sud.

«Cela ne laissa pas de me paraître singulier. J’en fis l’observation à mon frère. Pieter m’engagea à prévenir M. Hawkins et Nat Gibson, car il partageait, lui aussi, ma défiance envers le capitaine… Je ne m’y décidai pas, cependant, tant les dénonciations me répugnent… Mais je ne cessai de contrôler avec soin la direction du brick autant que cela me fut possible… Assurément, Flig Balt s’en aperçut, et peut-être cela gêna-t-il dans une certaine mesure quelque projet…»

Et, comme Karl Kip semblait hésiter à compléter sa pensée, le président crut devoir lui dire:

«Vous avez observé, monsieur Kip, que Flig Balt paraissait vouloir modifier sa route… Dans quel but l’aurait-il fait?…

– Je ne saurais préciser, répondit Karl Kip; mais, pour moi, l’intention n’était pas douteuse… Flig Balt cherchait à rejeter le brick dans l’est, du côté de ces archipels mal famés où l’on a toujours lieu de craindre pour la sécurité d’un navire… Or, puisque Flig Balt a tenté de provoquer une révolte à bord, je me demande si son intention n’était pas déjà de s’emparer du James-Cook…»

Devant ce coup direct l’accusé parut indifférent, et il se borna à un léger haussement d’épaules.

«Quoi qu’il en soit, reprit Karl Kip, une tempête qui nous assaillit sur la limite de la mer de Corail pouvait aider à ce projet, en repoussant le navire au large. A mon avis, d’ailleurs, et comme marin, j’estimais qu’il convenait de faire tête à ces vents furieux de l’ouest et de tenir la cape. Ce ne fut pas l’opinion du nouveau capitaine. Il prit la fuite dans la direction de ces dangereux parages des îles Salomon, et sous une allure qui compromettait la sûreté du brick… Je vis le moment où il allait être dévoré par la mer, car les lames le couvraient en grand, et il ne gouvernait plus… J’eus le sentiment qu’il était perdu, si je n’intervenais pas… Je me précipitai vers la barre… L’équipage était comme affolé… Flig Balt s’épuisait en ordres incohérents. «Laissez-moi faire!» criai-je. M. Hawkins m’avait compris, et, sans hésiter: «Faites!» me dit-il. Je commandai… les matelots m’obéirent… je parvins à changer le brick cap pour cap, et, le lendemain, la tempête ayant diminué, nous n’avions plus qu’à chercher l’abri de la terre.

«C’est alors que M. Hawkins me confia le commandement du James-Cook, après l’avoir enlevé à Flig Balt. Celui-ci protesta: je le réduisis à l’obéissance. N’était-ce pas pour moi l’occasion de m’acquitter, envers M. Hawkins, par mon dévouement et mon zèle?

«Dès que cela fut possible, le James-Cook reprit sa route vers le sud, et nous étions par le travers de Sydney, lorsque dans la soirée du 30 décembre la révolte éclata à bord… Avec les rebelles marchait l’indigne maître d’équipage… Il entraînait ses complices vers le rouf, afin de s’emparer des armes… Len Cannon se précipita sur moi pour me frapper… J’avais saisi un revolver, et je le menaçai de lui briser la tête… Mon attitude en imposa à ces hommes… De braves matelots s’étaient rangés de notre côté… Les autres retournèrent vers l’avant… Je fis saisir Flig Balt et Len Cannon, qui furent mis aux fers.

«Une seconde tentative n’était plus à craindre. La navigation continua dans des circonstances favorables. Le 31 décembre, le James-Cook doublait le cap Pillar et le surlendemain arrivait au mouillage d’Hobart-Town.

«Voilà ce que j’avais à dire, ajouta Karl Kip, et je n’ai rien dit qui ne soit la vérité.»

Sa déposition achevée, il regagna le banc des témoins, avec la certitude qu’on accordait une foi entière à son témoignage. Lorsqu’il fut revenu près de M. Hawkins et de Nat Gibson, tous deux lui serrèrent affectueusement la main.

«Accusé, qu’avez-vous à dire?… demanda le président.

– Rien!» répondit encore Flig Balt.

Les autres témoins comparurent successivement à la barre, et leurs dépositions ne firent que confirmer celle de Karl Kip.

M. Hawkins avoua ses erreurs au sujet du maître d’équipage, – erreurs entièrement partagées par Harry Gibson, qui avait dans Flig Balt une confiance absolue. Aussi, après le meurtre commis à Kerawara, n’hésita-t-il pas à lui confier le commandement du brick pour le voyage de retour. En majorité, l’équipage semblait l’avoir approuvé. Mais, lorsque la tempête assaillit le navire dans le nord de la mer de Corail, il fallut bien reconnaître que le nouveau capitaine était incapable de remplir ses fonctions… Il perdit tout sang-froid, et le James-Cook eût assurément sombré sans l’intervention de Karl Kip, auquel M. Hawkins a voulu publiquement témoigner sa reconnaissance.

Nat Gibson, qui fut mandé à la barre après l’armateur, ne put que confirmer cette déposition. Mais, lorsqu’il eut à parler de son père, on sentit de quelle colère il était animé contre les assassins!…

Pieter Kip reprit en l’abrégeant le récit que son frère venait de faire devant le Conseil. Il remit en lumière les défiances que leur avait toujours inspirées le maître d’équipage, et les soupçons dont ils furent pénétrés lorsque Karl Kip observa le changement de direction imprimé au navire. Il ne doutait pas que cela ne se fit dans une intention criminelle, maintenant dévoilée par la tentative de révolte.

Quant aux dépositions des matelots Wickley, Hobbes, Burnes, du mousse Jim, elles concordèrent. On constata qu’ils avaient été poussés à se mettre en rébellion. S’ils furent surpris par la scène du 30 décembre – avant d’avoir pu prévenir le capitaine Kip, – du moins se rangèrent-ils de son côté.

Aussi le président leur adressa-t-il les éloges que méritait leur conduite en ces circonstances.

Les dépositions des témoins à charge étant terminées, on procéda donc à la comparution des autres, plus ou moins compromis dans l’affaire, et qui ne devaient pas être sans quelque inquiétude sur la manière dont elle tournerait pour eux.

Vin Mod fut le premier interrogé sur ce qu’il savait.

Il n’y avait aucune franchise à attendre d’un homme si astucieux. Il parla de façon à dégager toute sa responsabilité… Il ne pensait pas que Flig Balt eût jamais eu l’intention de modifier la route du brick comme le supposait Karl Kip… Flig Balt était un bon marin… il avait fait ses preuves… on ne pouvait qu’approuver sa manœuvre pendant la tempête, et c’était injustice de l’avoir démonté de son commandement…

«Assez!» dit le président, que révoltaient le ton et l’attitude de Vin Mod.

Celui-ci regagna sa place, non sans avoir lancé un regard significatif à Flig; Balt, qui répondit d’un geste imperceptible. Et ce regard voulait dire:

«Parle… il est temps!»

Les dépositions de Sexton et de Kyle furent sans importance. Encore mal remis des libations de la veille, sous l’influence d’une demi-ivresse, à peine comprirent-ils ce qu’on leur demandait.

Le président ordonna alors à Flig Balt de se lever. Les débats allaient s’achever, et, avant que le Conseil se retirât pour délibérer, le maître d’équipage pourrait une dernière fois prendre la parole:

«Vous savez de quel crime vous êtes accusé, Flig Balt… lui dit-il. Vous avez entendu les charges portées contre vous… Avez-vous à répondre?…

– Oui!» déclara le maître d’équipage, d’un ton bien différent de celui avec lequel il avait accentué le mot «rien» de ses dernières réponses.

Le plus profond silence régnait dans la salle. Le public sentait qu’un incident allait se produire – peut-être une révélation qui modifierait les conditions du procès.

Flig Balt, debout, tourné vers les juges, les yeux encore baissés, la bouche contractée légèrement, attendait que le président lui posât une question précise.

Et c’est ce qui fut fait en ces termes:

«Flig Balt, comment vous défendez-vous des faits relevés contre vous par l’accusation?…

– En accusant à mon tour», répondit le maître d’équipage.

M. Hawkins, Nat Gibson, les frères Kip, se regardèrent, non point inquiets, mais surpris. Aucun d’eux ne pouvait imaginer où Flig Balt voulait en venir, ni contre qui il entendait porter une accusation.

Flig Balt dit alors:

«J’étais le capitaine du James-Cook, ayant reçu ma commission régulière de M. Hawkins… Je devais conduire le brick à Hobart-Town, et, quoi qu’on ait pu penser, je l’eusse conduit à Hobart-Town, lorsqu’un nouveau capitaine fut nommé à ma place… Et qui?… un étranger… un Hollandais!… Or, des Anglais… à bord d’un navire anglais… ne peuvent consentir à naviguer sous les ordres d’un étranger… Voilà ce qui nous a poussés à nous révolter contre Karl Kip…

– Contre votre capitaine, affirma le président, et malgré tout droit, car il occupait légalement ce poste, et vous lui deviez obéissance…

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– Soit, répondit Flig Balt d’un ton plus décisif. J’admets que nous soyons coupables de ce chef… Mais voici ce que j’ai à dire: Si Karl Kip m’accuse de m’être révolté contre lui… s’il m’accuse, sans preuves d’ailleurs, d’avoir voulu rejeter le James-Cook hors se sa route pour m’en emparer… je l’accuse, moi, d’un crime dont il ne pourra se disculper, lui!…»

Devant cette déclaration si grave, bien qu’on ne sût encore sur quelle base elle reposait, Karl et Pieter Kip s’étaient brusquement levés de leur place comme pour se porter vers le banc d’où les regardait effrontément Flig Balt.

M. Hawkins et Nat Gibson les retinrent tous deux au moment où ils allaient donner libre cours à leur colère.

Pieter Kip reprit le premier son sang-froid. Il avait saisi la main de son frère, il ne l’abandonna plus, et, alors, d’une voix difficilement maîtrisée:

«De quoi nous accuse cet homme?… dit-il.

– Du crime de meurtre, répondit Flig Balt.

– De meurtre!… s’écria Karl Kip. Nous!…

– Oui… vous… les assassins du capitaine Gibson!»

Il serait impossible de peindre l’émotion de l’auditoire. Ce fut un sentiment d’horreur qui courut à travers la salle… mais d’horreur envers le maître d’équipage, qui avait osé formuler une pareille accusation contre les frères Kip.

Cependant, comme par un irrésistible instinct, Nat Gibson – cela se comprend dans l’état de son esprit – s’était vivement reculé; M. Hawkins avait en vain essayé de le retenir…

Pieter et Karl Kip, un instant paralysés devant cette accusation abominable, allaient prendre la parole dans un terrible mouvement d’indignation, lorsque le président les prévint, en disant:

«Flig Balt… Votre audace passe toutes les bornes… et vous en imposez à la justice…

– Je dis la vérité.

– Et pourquoi, si c’est la vérité, ne l’avoir pas dite tout d’abord?…

– Parce que je ne l’ai connue que pendant la traversée du retour… On m’a arrêté à l’arrivée du James-Cook, et j’ai dû attendre ce procès pour accuser publiquement ceux qui me faisaient poursuivre!»

Karl Kip était hors de lui, et, d’une voix éclatante, comme la voix d’un capitaine au milieu des rafales, il s’écria:

«Misérable… misérable calomniateur!… Quand on porte de telles accusations, il faut les appuyer sur des preuves…

– J’en ai!… La justice peut en avoir quand elle le voudra…, répondit Flig Balt.

– Et lesquelles?…

– Que l’on visite la valise que les frères Kip ont retrouvée sur la Wilhelmina… On y saisira les papiers et l’argent du capitaine Gibson!»

 

 

Chapitre V

Les suites de l’affaire

 

’effet de cette dernière déclaration du maître d’équipage ne saurait se décrire. Dans l’auditoire une longue et pénible rumeur se prolongea que le président eut quelque peine à réprimer. Tous les regards étaient fixés vers les deux frères, maintenant sous le coup d’une accusation capitale. Karl et Pieter Kip, immobiles, conservaient l’attitude d’hommes dont la surprise égale l’horreur. L’aîné, de tempérament impétueux, menaçait du geste l’odieux Flig Balt. Le plus jeune, la figure pâle, l’œil humide, les bras croisés, se contentait de hausser les épaules, en signe du plus profond mépris pour son accusateur.

Puis, tous deux, sur l’ordre du président, quittant le banc des témoins, s’avancèrent jusqu’au pied de l’estrade, accompagnés d’agents chargés de les garder à vue.

M. Hawkins, Hobbes, Wickley, Burnes, le mousse Jim, après un premier murmure de protestation qu’ils n’avaient pu retenir, restaient silencieux, tandis que Sexton, Bryce et Koa échangeaient quelques mots à voix basse.

Nat Gibson, la tête inclinée, les mains fébriles, les traits convulsés, se cramponnait à son banc. Et, lorsque ses yeux se relevaient vers les frères Kip, il s’en échappait un regard de haine. Est-ce donc que l’absolue conviction de leur culpabilité s’était déjà faite en lui!…

Quant à Vin Mod, impassible, il attendait le résultat de la dénonciation du maître d’équipage contre Karl et Pieter Kip.

Lorsque l’assistance, si profondément troublée, eut recouvré un peu de calme, le président donna la parole à Flig Balt, afin qu’il pût compléter sa déclaration.

Flig Balt le fit très nettement, très brièvement aussi, et en des termes qui ne laissèrent pas de produire une impression favorable.

Le 25 décembre, vers le soir, alors qu’il n’avait plus le commandement du brick, il se trouvait dans le rouf. La porte de la cabine occupée par les frères Kip n’était point fermée. A ce moment, un violent coup de roulis secoua le navire, et une valise fut projetée jusque dans le carré. C’était celle qui avait été rapportée de l’épave de la Wilhelmina. En glissant, cette valise s’était ouverte et des papiers s’en échappèrent ainsi qu’une poignée de piastres qui s’éparpillèrent sur le plancher.

Le bruit des pièces d’or attira l’attention de Flig Balt en même temps qu’il excitait son étonnement. On n’ignorait pas que Pieter et Karl Kip avaient perdu tout ce qu’ils possédaient d’argent dans le naufrage. Quoi qu’il en fût, Flig Balt, après avoir ramassé ces pièces, allait les remettre dans la valise avec les papiers, lorsqu’il reconnut ceux du James-Cook, le connaissement et la charte-partie que le capitaine Gibson portait sur lui le jour de l’assassinat et qu’on n’avait plus jamais retrouvés.

Flig Balt, épouvanté de cette découverte, sortit du rouf. Il ne pouvait plus mettre en doute que les frères Kip ne dussent être les coupables. Son premier mouvement fut de courir à M. Hawkins, de lui dire: «Voici ce que j’ai découvert…» de rejoindre Nat Gibson, et de lui crier: «Voilà les assassins de votre père!…»

Oui… et c’est ce que le maître d’équipage aurait dû faire… Il n’en fit rien… Il ne parla même plus à personne du secret qu’il venait de surprendre… Mais rester sous les ordres d’un criminel, du meurtrier de son capitaine, il ne put s’y résoudre… Il voulut lui arracher ce commandement dont lui, Flig Balt, avait été si injustement dépouillé, et il entraîna les matelots à la révolte…

Sa tentative ne réussit pas… Désarmé, réduit à l’impuissance, il fut enfermé à fond de cale par ordre du misérable qui avait trompé la confiance de M. Hawkins… Pourtant, il résolut de taire ce qu’il savait jusqu’à l’arrivée du navire à Hobart-Town, et d’attendre les poursuites qui seraient ordonnées contre lui… Ce serait publiquement, alors, devant le Conseil maritime, qu’il dénoncerait les auteurs du crime de Kerawara…

Après cette déposition formelle, qui fut suivie d’un long mouvement parmi l’assistance, le président ne crut pas devoir continuer les débats. L’audience levée, les agents reconduisirent Flig Balt et Len Cannon à la prison du port. On verrait s’il y aurait lieu de donner suite à leur affaire. Quant à Karl et Pieter Kip, arrêtés séance tenante, ils furent emmenés à la prison de la ville.

Avant de quitter la salle du Conseil, Karl Kip, ne pouvant contenir son indignation, avait protesté violemment contre l’homme qui les accusait. Pieter s’était contenté de lui dire:

«Laisse, mon pauvre frère, laisse à la justice le soin de proclamer notre innocence!»

Et ils étaient partis, et aucune main – pas même celle de M. Hawkins – ne se tendit vers eux…

Sans doute, Karl et Pieter Kip devaient croire que rien dans l’enquête ne parviendrait à établir leur culpabilité… Cet abominable crime, ils ne l’avaient point commis… Ces piastres, ces papiers que Flig Balt déclarait avoir vus dans leur valise, on ne les y trouverait pas, lors de la perquisition… Ils pouvaient attendre sans crainte le résultat d’une descente de police qui allait être faite dans leur chambre à l’auberge du Great-Old-Man… La seule déclaration du maître d’équipage ne suffirait pas à les convaincre de vol et d’assassinat.

Aussi quelle fut leur stupeur, et quel fut également le sentiment d’horreur qui courut toute la ville, lorsque, ce jour même, se répandit le bruit que la perquisition confirmait le dire de Flig Balt!…

Les agents s’étaient rendus à l’auberge du Great-Old-Man… La valise, désignée par le maître d’équipage, avait été ouverte et visitée…

Sous le linge qu’elle renfermait on avait saisi, avec une somme de soixante livres en piastres, les papiers du James-Cook volés au capitaine Gibson…

Et puis – preuve peut-être plus concluante encore – dans la valise était cachée une arme… un poignard malais… un kriss à lame dentelée… Or, les constatations relevées à Kerawara, la photographie prise par M. Hawkins, démontraient indubitablement que la blessure du capitaine avait été faite avec une arme de ce genre…

Ce n’étaient donc plus de simples présomptions qui s’élevaient contre les frères Kip, mais des preuves formelles, des preuves matérielles, telles que l’avait annoncé Flig Balt en pleine audience… Et, ce qui ne permettait pas de contester la véracité du maître d’équipage, c’est qu’il n’avait même rien dit de ce kriss malais, c’est qu’il ne le savait pas en la possession des deux frères, car il en eût parlé comme il avait fait des papiers et des piastres d’Harry Gibson…

Mais, on s’en souvient, Jim l’avait vu, ce poignard, glacé sur une tablette de la cabine par Vin Mod, et que celui-ci retira aussitôt après la sortie du mousse. Et qui sait si le jeune garçon ne devrait pas déposer de ce fait dans le procès Kip, joignant ce témoignage accablant à celui du maître d’équipage?…

On le voit, la trame ourdie par ce misérable Vin Mod était forte et résistante. Tous les moyens employés pour compromettre, pour perdre les deux frères avaient réussi. Pourraient-ils jamais éclaircir cette obscure affaire, et détruire la terrible accusation qui pesait sur eux?…

Dans tous les cas, cet incident si grave, – Vin Mod y comptait, – amena l’abandon des poursuites contre Flig Balt et Len Cannon. Qu’était cette tentative de révolte à bord du James-Cook auprès de la révélation qui venait de se produire?… Le maître d’équipage ne paraîtrait plus comme un accusé, mais comme un témoin devant la justice!…

Il est inutile d’insister sur la violence, – c’est le mot, – avec laquelle Nat Gibson se lança sur cette piste!… Ils étaient enfin connus et ils seraient punis, les assassins de Kerawara!… Qu’on ne soit pas autrement surpris, si, dans son état d’esprit, le malheureux jeune homme oublia tout ce qui aurait pu être invoqué à la décharge des frères Kip: leur attitude depuis le jour où le James-Cook les avait recueillis sur l’île Norfolk, leur conduite pendant l’attaque des Papouas de la Nouvelle-Guinée, la douleur qu’ils manifestèrent à la mort du capitaine Gibson, puis, au cours de la traversée du retour, cette intervention de Karl Kip qui sauva le brick en perdition au plus fort de la tempête, son énergie en face de la révolte suscitée par le maître d’équipage!… Nat Gibson ne se souvint plus de la vive sympathie que lui avaient jusqu’alors inspirée les naufragés de la Wilhelmina!… Tous ces sentiments s’effacèrent devant sa haine contre les meurtriers que tout accusait, devant l’impérieux besoin de venger son père!…

Du reste, il faut en convenir, à Hobart-Town, le revirement de l’opinion fut complet. Autant on s’était intéressé aux frères Kip en les aidant, l’un à se procurer un embarquement comme second, l’autre à préparer pour la maison de Groningue des relations commerciales avec la Tasmanie, autant ils furent voués à l’exécration publique. En revanche, Flig Balt devint une sorte de héros… Quelle force de caractère!… Garder son secret jusqu’au jour de la comparution devant le Conseil maritime!… Et n’y avait-il pas lieu d’excuser tout au moins cette tentative de révolte dans le but de soustraire le James-Cook au commandement d’un assassin, – révolte où le maître d’équipage risquait sa vie, en somme?… Et, maintenant, ces honnêtes matelots Hobbes, Wickley, Burnes, entraînés dans ce revirement général, ne gardaient plus souvenir de l’estime qu’ils avaient éprouvée pour leur nouveau capitaine, du dévouement qu’ils lui témoignaient en toutes circonstances.

Et, assurément, ce dont on ne voulait plus douter à Hobart-Town ne laisserait pas naître le moindre doute à Port-Praslin et à Kerawara. Ni M. Zieger ni M. Hamburg n’auraient à continuer une enquête devenue inutile.

Mme Gibson, elle, était bien plus à la douleur d’avoir perdu son mari qu’au regret de savoir sa mort sans vengeance. Mais qu’aurait-elle pu dire à son fils qui eût été de nature à jeter une hésitation dans son esprit?… Pour elle, comme pour tant d’autres, comme pour tous, après la déclaration si justifiée de Flig Balt, après les preuves produites, les deux frères n’étaient-ils pas les seuls, les vrais assassins d’Harry Gibson?…

Pour tous?… Non, peut-être, et M. Hawkins ne se prononçait pas encore. Bien que sa confiance à l’égard de Karl et de Pieter Kip fût ébranlée, il ne se sentait pas absolument convaincu de leur culpabilité. Se faire à cette idée que ces hommes pour lesquels il professait tant d’estime fussent les auteurs d’un tel forfait lui répugnait… Les mobiles de cet attentat échappaient, d’ailleurs… Fallait-il les chercher dans le désir de s’approprier les quelques milliers de piastres du capitaine Gibson, ou dans l’espoir qu’aurait eu Karl Kip de lui succéder au commandement du brick?… Cela ne satisfaisait pas le sens si net de M. Hawkins, et lorsque Mme Hawkins, influencée par ses objections, lui répétait:

«Les preuves sont là, les preuves matérielles… cet argent… ces papiers du bord… et enfin ce poignard!… Peut-on admettre que notre malheureux Gibson n’ait pas été frappé avec cette arme?…

– Je sais… répondait M. Hawkins, je sais… Il y a ces preuves, et elles paraissent accablantes… Mais tant de souvenirs s’élèvent en moi!… Je doute… et à moins que ces infortunés ne soient amenés à confesser leur crime…

– Mon ami, reprenait Mme Hawkins, est-ce que tu tiendrais ce langage devant Nat?…

– Non… il ne comprendrait pas… A quoi bon intervenir dans l’état de surexcitation où il vit!… Attendons le procès… Qui sait si Karl et Pieter Kip ne parviendront pas à se disculper!… Et, même s’ils sont condamnés, je dirai: Attendons l’avenir!»

Après la perquisition effectuée dans la chambre de l’auberge du Great-Old-Man, l’affaire n’avait plus qu’à suivre son cours régulier devant la juridiction criminelle. Elle serait rapidement instruite, d’ailleurs. Les seuls témoins qui pussent être appelés séjournaient à Hobart-Town. Quant aux informations à recueillir en Hollande sur la famille des deux frères, sur leur situation personnelle, sur leurs antécédents, le télégraphe pouvait les apporter en vingt-quatre heures. L’enquête n’exigerait ni lointaines recherches, ni longues documentations.

Trois jours s’écoulèrent, et le 25, à la date fixée, le Skydnam mit en mer, après que le capitaine Fork eut fait choix d’un autre second. Ni Karl, ni Pieter Kip n’étaient à bord, et M. Hawkins eut le cœur déchiré en assistant à ce départ!

On l’imaginera sans peine, Flig Balt et Vin Mod croyaient n’avoir plus rien à craindre au sujet du crime de Kerawara. Qui eût pu pénétrer dans cette épouvantable machination où deux innocents venaient d’être englobés, qui les enserrait de ses liens, dont il leur serait impossible de se dégager?…

En effet, seuls le maître d’équipage et son complice avaient combiné cette odieuse manœuvre. Ni Sexton, ni Bryce, ni le cuisinier Koa n’en avaient le plus léger soupçon, et ils ne furent pas les moins étonnés devant ce coup de théâtre, qui éclata à l’audience du Conseil maritime. Quant à Kyle, – lequel avait été relâché après quarante-huit heures, – bien qu’il eût servi d’intermédiaire entre Vin Mod et Flig Balt, rien ne lui donnerait à penser que tous deux eussent commis le meurtre, et que les frères Kip fussent tombés dans un guet-apens. De son côté, Len Cannon n’en savait pas plus que les autres. Mais ces matelots de rebut n’avaient qu’à s’applaudir de la tournure que prenait l’affaire. Flig Balt, maintenant hors de prison, était libre de chercher un embarquement avec eux… Et même, si cela eût été en leur pouvoir, ils ne feraient rien en faveur des deux frères… Dans la soirée du 25, après le départ du Skydnam, Flig Balt et Vin Mod, s’entretenant sur le quai, alors désert, qui borde le port à l’ouest, purent causer sans courir le risque d’être entendus.

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«Bon voyage au Skydnam, dit Vin Mod, bon voyage, puisqu’il n’emmène pas ces deux Hollandais en Hollande!… Ah! Karl Kip avait pris votre place à bord du James-Cook, maître Balt!… Eh bien! il vient de la prendre une seconde fois sous les verrous de la justice, et, ces verrous-là, ça ferme bien…

– Notre coup a réussi, répondit le maître d’équipage, et peut-être plus facilement, plus complètement que je ne l’espérais…

– Oh! les mesures étaient préparées de longue main!… Aussi les deux Kip ne parviendront-ils pas à s’en dépêtrer…

– Attendons le dénouement, Mod.

– Il est connu d’avance, maître Balt!… Hein! cette figure qu’ils auront faite en apprenant qu’on avait saisi leur valise!… Eh! il est heureux que nous ayons rencontré en mer l’épave de la Wilhelmina, et que ladite valise n’ait pas été par le fond!… Et ne voilà-t-il pas qu’ils avaient en leur possession les papiers et l’argent du capitaine!… Les imprudents!… Par exemple, j’ai dû sacrifier une centaine de piastres, mais il ne faut pas le regretter…

– Et il nous en reste?… demanda Flig Balt.

– Près de deux mille encore… Donc point d’embarras pour filer, quand cela nous conviendra!…

– Après le procès…

– Comme de juste!… Ne pas oublier que Flig Balt, ex-commandant du James-Cook, est le principal témoin, et j’espère qu’il ne se coupera pas…

– Ne crains rien, Mod.

– A propos, maître Balt, il est très heureux qu’à l’audience, au moment de votre déclaration, vous n’ayez parlé que des papiers et des piastres!… De sorte que, dès qu’on a mis la main sur le kriss, vous avez vu l’effet de cette découverte!… Plus moyen de douter!… Et, vous le verrez, les Kip auront beau affirmer qu’ils ignoraient que ce poignard eût été ramassé sur l’épave, personne ne les croira, et, d’ailleurs, il leur faudra bien avouer qu’il leur appartient!… Ne pas oublier, non plus, que ce sont d’honnêtes gens, incapables de mentir!… Vrai!… je ne serai pas fâché de voir quelle grimace font d’honnêtes gens au bout d’une potence!»

Et le misérable riait de ses plaisanteries, sans parvenir cependant à égayer le maître d’équipage. Celui-ci, toujours préoccupé, ne parvenait pas à se délivrer de certaines inquiétudes. Assurément, l’affaire avait été bien menée; mais sait-on jamais si certains incidents ne viendront pas à se produire!…

«Oui…, Vin Mod, je ne croirai que tout est fini et bien fini qu’après la condamnation, lorsque nous aurons quitté Hobart-Town pour aller chercher fortune loin d’ici, au bout du monde, au diable…

– Vous voilà bien, maître Balt !…. Il vous est impossible d’avoir l’esprit en repos… C’est dans votre nature…

– Je ne dis pas non, Mod!…

– Parce que vous ne voyez pas les choses comme elles sont!… Je vous le répète, rien à craindre en ce qui nous concerne!… Nous avouerions, à présent, que nous avons fait le coup… j’en suis sûr, on ne nous croirait pas!…

– Dis-moi, Mod, reprit le maître d’équipage, personne ne t’a jamais aperçu à l’auberge du Great-Old-Man?…

– Personne… Ni connu, ni reconnu!… Ce n’est pas Vin Mod qui a logé là, c’est un certain Ned Pat, qui ne me ressemble pas du tout…

– C’était risqué… ce que tu as fait là…

– Point, et vous ne vous imaginez pas combien ça me change de porter toute ma barbe… une belle barbe roussâtre qui monte jusqu’aux yeux… D’ailleurs, je ne venais que le soir, à l’heure de me coucher, et je décampais avant le jour…

– Et tu n’as pas encore quitté cette auberge?… demanda Flig Balt.

– Pas encore et mieux vaut y rester quelques jours de plus!… Si j’étais parti dès que les frères Kip ont été arrêtés, cela n’eût-il pas paru singulier?… On aurait pu faire un rapprochement… Aussi, par excès de précaution, je ne m’en irai qu’après la condamnation des assassins de notre pauvre capitaine Gibson.

– Enfin, Mod, l’important est que tu ne sois pas reconnu plus tard…

– Soyez tranquille, maître Balt, et tenez… trois ou quatre fois, quand je me rendais à l’auberge, j’ai croisé dans la rue Sexton, Kyle et Bryce… Ils ne se sont jamais doutés que leur camarade passait près d’eux… Vous-même, maître Balt, vous n’auriez pas dit: «Tiens… Vin Mod!…»

On le voit, toutes les précautions ayant été prises, rien ne permettrait de découvrir que Vin Mod, sous le nom de Ned Pat, avait occupé, au Great-Old-Man, la chambre voisine de celle des frères Kip.

Cependant l’enquête se poursuivait par les soins du magistrat chargé de l’instruction. Personne, d’ailleurs, ne mettait en doute la culpabilité de ces deux Hollandais, si nettement accusés, chez lesquels on avait saisi les papiers et l’argent du capitaine. Il était de toute évidence que ces objets n’avaient pu être volés que par les assassins d’Harry Gibson, lequel, au moment du meurtre, les portait sur lui.

Puis, sous le linge contenu dans la valise, les agents avaient également saisi un poignard.

Mais une première question se posait: cette arme était-elle bien celle qui avait frappé le capitaine Gibson?…

Or, à cet égard, comment hésiter à répondre par l’affirmative? La blessure, découpée en dents de scie, ne pouvait provenir que d’un de ces kriss de fabrication malaise. Il serait facile, au surplus, de le constater sur la photographie que possédait M. Hawkins.

Il est vrai, en Mélanésie, ces kriss sont d’un usage courant. Les indigènes de Kerawara et de l’île York, ceux de la Nouvelle-Zélande et de la Nouvelle-Bretagne, s’en servent d’habitude comme arme de combat avec les zagaies et les javelines. Était-il donc certain que ce fut le kriss, appartenant à Karl Kip, qui eût été l’instrument du crime?…

Oui… et la certitude matérielle de ce fait ne tarda pas à être établie.

Dans la matinée du 15 février, un trois-mâts anglais, le Gordon, de Sydney, vint jeter l’ancre dans le port d’Hobart-Town.

Trois semaines ayant, ce navire avait quitté l’archipel Bismarck, après différentes relâches à Kerawara et à Port-Praslin.

Le courrier du Gordon contenait une lettre, accompagnée d’une petite boîte postale, à l’adresse de M. Hawkins.

Cette lettre venait de Port-Praslin. C’était M. Zieger qui l’avait écrite postérieurement aux nouvelles déjà parvenues à Wellington et transmises à M. Hawkins par son correspondant, M. Balfour, – nouvelles qui ne révélaient aucun incident nouveau relatif à l’enquête.

Cette lettre était rédigée en ces termes:

«Port-Praslin, 22 janvier.

«MON CHER AMI,

«Je profite du départ du Gordon pour vous écrire en vous priant tout d’abord de me rappeler au souvenir de Mme Hawkins, et de dire à Mme Gibson et à son fils toute la part que Mme Zieger et moi prenons à leur douleur.

«M. Hamburg d’un côté, à Kerawara, moi du mien, à Neu-Mecklenburg, nous avons fait de très sévères recherches relativement au meurtre, sans avoir obtenu aucun résultat. Les investigations parmi les tribus indigènes de l’île York n’ont point amené la découverte des papiers qui appartenaient au capitaine Gibson, ni de l’argent qu’il portait sur lui. Il serait donc possible que le crime n’eût pas été commis par les indigènes de l’île York, car on aurait fini par retrouver entre leurs mains une somme aussi importante en piastres et d’un écoulement bien difficile dans l’archipel.

«Mais il y a autre chose. Hier, par hasard, dans la forêt de Kerawara, à droite du sentier qui conduit à l’habitation de M. Hamburg, précisément au lieu où fut perpétré le meurtre, un des employés de la factorerie a ramassé une virole en cuivre, qui a dû se détacher du poignard au moment où le meurtrier s’en servait pour frapper notre malheureux ami.

«Si je vous fais parvenir cette virole, je n’imagine pas qu’elle puisse devenir pièce à conviction, puisqu’on n’a point retrouvé l’instrument du crime. Cependant je crois devoir le faire, et puisse cet abominable forfait ne pas rester impuni!

«Je vous renouvelle, mon cher ami, toutes nos amitiés pour Mme Gibson et Nat, pour Mme Hawkins et vous. Si j’apprenais quelque chose de nouveau, vous en seriez instruit, et je vous prie de nous tenir au courant.

«Bien affectueusement votre

«R. ZIEGER.»

Or, ce qu’ignorait M. Zieger, c’est que les magistrats d’Hobart-Town avaient en leur possession l’arme dont s’étaient vraisemblablement servis les assassins du capitaine. Et, ce qui fut constaté, c’est que la virole qui en terminait la poignée manquait au kriss saisi chez les deux frères…

Et, lorsque cette virole fut ajustée, on constata qu’elle s’y adaptait parfaitement.

Aussi, après ce nouveau témoignage, lorsque Nat Gibson se fut rendu chez l’armateur et lui eut dit:

«A présent, monsieur Hawkins, douterez-vous encore de la culpabilité de ces misérables?…»

Pour toute réponse, M. Hawkins baissa la tête.

 

 

Chapitre VI

Le verdict

 

’enquête allait prendre fin. Les frères Kip avaient été interrogés et confrontésavec le maître d’équipage, leur principal, ou, pour mieux dire, leur unique accusateur jusqu’ici, le seul qui eût découvert dans leur cabine du James-Cook des pièces absolument probantes. Ils ne lui avaient répondu que par les plus formelles dénégations. Mais qu’une ordonnance de non-lieu pût être prononcée en leur faveur, comment auraient-ils eu cet espoir, lorsque tant de charges les accablaient, lorsqu’on leur opposait tant de preuves matérielles du crime, impossibles à récuser.

Du reste, ils n’eurent pas l’occasion de préparer ensemble leurs moyens de défense, ni la consolation de se soutenir, de se réconforter, de s’entretenir pendant les longues heures de prison. Séparés l’un de l’autre, ils ne communiquaient qu’avec l’avocat choisi pour les défendre. Lorsque le magistrat procédait à leur interrogatoire, ils ne se rencontraient même pas en sa présence, et ne devaient se revoir que le jour où l’affaire viendrait devant la cour criminelle.

La lettre de M. Zieger, l’envoi qui l’accompagnait, étaient maintenant connus du public. Les journaux d’Hobart-Town avaient rapporté cet incident. Il n’était plus contestable que le poignard saisi dans la valise ne fût l’arme dont s’étaient servis les meurtriers, et de ce fait ressortait le bien-fondé de l’accusation portée contre les frères Kip. Le verdict du jury ne pourrait donc être qu’une condamnation, et une condamnation capitale, étant données les circonstances aggravantes de ce crime.

Et, cependant, à mesure que s’approchait le jour de l’audience, M. Hawkins sentait s’accroître le trouble de ses idées. Nombre de souvenirs se réveillaient dans son esprit. Quoi! ces deux hommes qui lui avaient inspiré tant de sympathie auraient commis cet épouvantable forfait!… Sa conscience refusait à le croire… son cœur se révoltait à cette pensée!… Il apercevait en cette affaire des points obscurs, inexpliqués, inexplicables peut-être!… Mais, en somme, ses incertitudes ne reposaient que sur des raisons purement morales, alors que la matérialité des faits acquis à l’enquête se dressait devant lui comme un infranchissable mur.

D’ailleurs, M. Hawkins évitait de s’entretenir de cette affaire avec Nat Gibson, dont rien n’eût ébranlé la conviction. Une ou deux fois, en visite chez Mme Gibson, il avait été conduit à émettre quelques idées relatives à l’innocence des frères Kip, et aussi l’espoir qu’ils parviendraient à démontrer leur innocence. Mme Gibson, sans répondre, se réfugiant dans un silence obstiné, il n’était que trop visible qu’elle partageait les idées de son fils. Elle, au surplus, n’avait jamais été à même, comme M. Hawkins, d’apprécier le caractère des naufragés de la Wilhelmina, de pénétrer dans leur passé, de s’intéresser à leur avenir… La veuve ne devait voir en eux que des criminels, les réels assassins du capitaine.

Quant à Mme Hawkins, comment n’eût-elle pas eu confiance dans la droiture d’esprit, dans la sûreté de jugement de son mari? Puisqu’il n’était pas convaincu, elle ne pouvait l’être. Aussi en était-elle venue à partager ses doutes, – car il ne s’agissait que de doutes. Mais, vraisemblablement, à Hobart-Town, ils furent seuls à penser de cette façon. Au fond de leur prison, les accusés n’eussent pu imaginer à quel point l’opinion publique était montée contre eux, et les journaux ne cessaient de la surexciter dans des articles d’une inconcevable violence.

L’affaire devait venir le 17 février. Or, comme vingt-cinq jours s’étaient déjà écoulés depuis l’audience du Conseil maritime où Flig Balt avait dénoncé Karl et Pieter Kip, Vin Mod ne crut pas nécessaire de prolonger plus longtemps son séjour à l’auberge du Great-Old-Man. Il donna donc congé de la chambre qu’il y occupait sous le nom de Ned Pat et régla son compte. Puis, n’ayant plus besoin de recourir à un déguisement, il vint partager au tap des Fresh-Fishs le logement du maître d’équipage. C’est de là que ces coquins allaient suivre les péripéties d’une machination si habilement préparée et dont le dénouement devait assurer leur sécurité personnelle.

En ce qui concerne les autres matelots du James-Cook, ils avaient trouvé gîte chez les logeurs du voisinage, en attendant l’occasion d’embarquer.

Les débats de l’affaire s’ouvrirent dans la matinée du 17 février devant la Cour criminelle d’Hobart-Town. Cette Cour se composait d’un président assisté de deux magistrats, et d’un attorney général. Le jury comprenait douze jurés qui ne devaient se séparer que lorsque tous seraient d’accord sur le verdict.

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Il y eut foule à l’intérieur de la salle, foule dans les rues avoisinantes. Des cris de vengeance accueillirent les accusés dès leur sortie de la prison. A cet instant, ils avaient à peine pu se serrer la main. Les agents les séparèrent aussitôt et durent les protéger jusqu’à leur arrivée au palais de justice. Ils sentaient bien qu’ils n’avaient rien à attendre de l’opinion publique.

Les divers témoins qui figuraient au procès du Conseil maritime se retrouvèrent devant la Cour, M. Hawkins, Nat Gibson, les matelots du James-Cook. Mais c’était sur Flig Balt, sur ses dires que s’échafaudait toute l’accusation, et comment y répondraient les deux frères, c’est là que l’intérêt allait se concentrer.

Karl et Pieter Kip étaient pourvus d’un défenseur, dont la tâche serait difficile, puisque, aux allégations du maître d’équipage, appuyées de preuves matérielles, il n’aurait à opposer que des dénégations.

Suivant la loi anglaise, le président se borna à leur demander s’ils plaidaient coupables ou non coupables.1

«Non coupables!» répondirent-ils ensemble et d’une voix forte.

Et alors ils n’eurent qu’à reprendre la déposition qu’ils avaient faite au premier procès, à redire ce que fut leur conduite en cours de navigation depuis l’embarquement à l’île Norfolk jusqu’au débarquement en rade d’Hobart-Town.

Ils affirmèrent que la valise rapportée à bord du brick ne contenait qu’un peu de linge et quelques vêtements. Quant au poignard malais, ils ne l’avaient point retrouvé sur l’épave et ne pouvaient s’expliquer comment il était en leur possession. A l’affirmation de Flig Balt, déclarant que ladite valise renfermait les papiers et l’argent du capitaine Gibson, ils opposaient le démenti le plus formel. Ou le maître d’équipage se trompait, ou il altérait sciemment la vérité.

«Dans quel but!… demanda le président.

– Dans le but de nous perdre, déclara Karl Kip, et pour se venger!»

Ces paroles furent accueillies par une rumeur peu sympathique de l’auditoire.

C’était maintenant à l’attorney général, simple avocat qui remplissait les fonctions d’avocat volontaire de la Reine, d’interroger les témoins, d’examiner leurs dépositions. Puis ce serait au défenseur de procéder à un contre-examen.

Et alors, Flig Balt, interpellé, répondit:

«Oui… pendant la traversée de retour, je venais d’entrer dans le carré… A ce moment, un violent coup de mer rejeta la valise hors de la cabine des frères Kip dont la porte était ouverte… Des pièces d’or roulèrent sur le plancher du rouf, des piastres, en même temps que des papiers s’échappaient de la valise, et ces papiers, c’étaient ceux du bord, qui avaient disparu depuis l’assassinat du capitaine.»

Quant au poignard, si Flig Balt n’en avait pas parlé, c’est qu’il ne l’avait point vu. Il ignorait même que cette arme appartînt aux accusés… Mais, à présent, il ne s’étonnait plus que la police l’eût saisie dans la chambre de l’auberge de Great-Old-Man, puisque c’était celle qui avait frappé Harry Gibson… D’ailleurs, si les frères Kip n’hésitaient point à déclarer l’avoir achetée aux Moluques, à Amboine, ils ne mettaient pas en doute qu’elle eût disparu dans le naufrage de la Wilhelmina… Ce qu’ils affirmaient, c’était que jamais ni l’un ni l’autre ne l’avaient rapportée à bord du James-Cook, et ne pouvaient comprendre qu’elle eût été retrouvée dans leur valise.

Pieter Kip se contenta d’objecter:

«On voit dans les archipels mélanésiens des kriss de cette espèce en grand nombre… Il est peu d’indigènes qui n’en possèdent un… C’est l’arme qui leur est familière… Il est donc possible que celui que vous affirmez avoir été l’instrument du crime ne soit pas le nôtre, car tous ces kriss se ressemblent, étant de fabrication malaise…»

Cette réponse provoqua encore des murmures que dut réprimer le président. Puis, l’attorney de faire observer que ce poignard était bien l’arme ayant servi au meurtre, puisque la virole qui lui manquait, envoyée par M. Zieger, s’y adaptait parfaitement…

«J’ajouterai, dit alors Pieter Kip, que personne du bord n’a jamais vu cette arme entre nos mains, et si nous l’avions retrouvée sur l’épave, il est probable que nous l’aurions montrée soit à M. Hawkins, soit à Nat Gibson…»

Mais son frère et lui sentirent bien que cette argumentation ne portait pas. Il n’était pas douteux que ce poignard leur appartînt, il n’était pas douteux que la blessure eût été faite par sa lame dentelée, il n’était pas douteux enfin que sa virole fût celle qui avait été ramassée sur le lieu du crime dans la forêt de Kerawara.

Aussi Pieter Kip se borna-t-il à faire cette dernière déclaration:

«Mon frère et moi, nous sommes victimes de circonstances vraiment inexplicables!… Nous, avoir frappé le capitaine Gibson, l’homme auquel nous devions notre sauvetage… notre salut!… Cette accusation est aussi odieuse qu’injuste, et nous n’y répondrons plus!»

Cette phrase, prononcée d’une voix qui ne trahissait aucun trouble, parut produire une certaine émotion sur le public. Mais les convictions étaient déjà faites, et l’on ne voulut voir dans cette déclaration qu’un procédé de défense. Si les frères Kip se refusaient à répondre désormais aux questions qui leur seraient posées, n’était-ce pas impossibilité de le faire?…»

On entendit les autres témoins, et d’abord Nat Gibson. Celui-ci, incapable de se contenir, accabla Karl et Pieter Kip, qui jetaient sur lui un regard de pitié… Et s’ils avaient pris la parole, c’eût été pour dire:

«Nous comprenons votre douleur, pauvre jeune homme, et nous n’avons pas la force de vous en vouloir!»

Lorsque M. Hawkins se présenta à la barre, son attitude fut celle d’un homme visiblement troublé par ses souvenirs. Pouvait-il admettre que les naufragés de la Wilhelmina, les hôtes du James-Cook, eussent reconnu par le plus abominable des crimes la générosité, les bontés du capitaine?… Ils lui devaient la vie, et ils l’auraient assassiné pour le voler alors qu’ils les savaient, Harry Gibson et lui-même, disposés à leur venir en aide?… Oui… sans doute, des charges accablantes s’élevaient contre eux!… M. Hawkins ne comprenait pas… et, brisé par l’émotion, il ne put parler davantage.

Rien de spécial à relever dans les dépositions des matelots du James-Cook, Hobbes, Wickley, Burnes, ni dans celles de Len Cannon, Sexton, Kyle, Bryce et Koa.

Quant à Vin Mod, ses réponses à l’attorney furent très affirmatives en ce qui concernait Flig Balt. Quelques jours avant que la tentative de révolte éclatât à bord du brick, le maître d’équipage lui avait paru en proie à de sourdes colères… Était-ce seulement parce que Karl Kip l’avait remplacé dans le commandement du brick?… Vin Mod avait toujours pensé que Flig Balt devait avoir quelque autre grave motif…

«Enfin, il ne vous en a rien confié?… demanda l’attorney.

– Rien», répondit Vin Mod.

Il restait cependant une considération toute en faveur des deux accusés: c’est que jamais le poignard n’avait été vu entre leurs mains pendant la traversée. Cela résultait même de la déclaration de Flig Balt, et c’était avec une certaine raison que Pieter Kip put de nouveau déclarer:

«Si ce kriss eût été retrouvé par nous sur l’épave, si nous l’eussions rapporté à bord du brick, nous ne l’aurions pas plus caché que nous n’avons caché les autres objets contenus dans notre valise… Y a-t-il un témoin qui ait vu ce poignard en notre possession?… Non, pas un seul!… Il est vrai, au cours de la perquisition à l’auberge du Great-Old-Man, les agents l’ont saisi avec l’argent et les papiers du capitaine… Eh bien, nous l’affirmons, puisqu’il y était, c’est qu’on l’y avait mis en notre absence et à notre insu!»

A ce moment, les débats furent marqués par un incident des plus graves, incident de nature à détruire tout incertitude dans l’esprit des jurés, s’il en existait encore au profit des accusés.

Le mousse Jim fut appelé à faire sa déposition.

«Jim, lui dit le président, tu dois dire tout ce que tu sais et rien que ce dont tu es sûr…

– Oui… monsieur le président», répondit Jim.

Et il semblait que son regard inquiet cherchait celui de M. Hawkins.

L’armateur ne fut point sans s’en apercevoir, et il eut le pressentiment qu’une révélation très importante allait être faite par le jeune garçon, quelque chose dont Jim n’avait peut-être pas osé déposer jusqu’ici. Et lorsque l’attorney l’eut interrogé:

«Il s’agit du poignard… que personne n’aurait vu à bord…, répondit-il… de ce kriss qui appartenait à MM. Kip…»

Après avoir prononcé ces paroles, Jim troublé s’arrêta, et il parut bien qu’il hésitait à continuer sa déposition. Mais le président l’encouragea, et il finit par déclarer:

«Ce poignard… moi… je l’ai vu!»

Les frères Kip avaient redressé la tête. Est-ce que la dernière planche de salut à laquelle ils se rattachaient allait leur échapper?…

Le kriss fut présenté à Jim.

«C’est bien ce poignard?… lui demanda l’attorney.

– Oui… je le reconnais…

– Et tu affirmes l’avoir vu à bord?…

– Oui.

– Où?…

– Dans la cabine de MM. Kip…

– Dans leur cabine?…

– Oui…

– Et quand?…

– Pendant que le James-Cook était à sa première relâche de Port-Praslin!»

Et Jim raconta dans quelles circonstances il avait aperçu cette arme, comment elle avait attiré son attention, comment il l’avait maniée puis remise ensuite à l’endroit où elle était placée…

On ne l’a pas oublié, le poignard avait été déposé dans la cabine par Vin Mod, quelques instants avant que Flig Balt y eût envoyé le mousse, précisément pour être vu de Jim; puis Vin Mod l’avait repris et ensuite caché dans son sac.

Cette déclaration du jeune garçon produisit un effet extraordinaire, et même une émotion à laquelle ni les juges, ni les jurés, ni l’assistance ne purent se soustraire. Devait-il rester maintenant un doute dans les esprits?… Les frères Kip affirmaient que jamais le kriss n’avait été apporté à bord, et on l’y avait vu, et il venait d’être retrouvé dans leur valise à l’auberge du Great-Old-Man.

«Le kriss avait-il sa virole, lorsque tu l’as tenu entre tes mains? demanda l’attorney au mousse.

– Oui, répondit Jim, et il n’y manquait rien!»

Donc il était absolument établi que cette virole avait dû se détacher du poignard pendant la lutte des assassins avec le capitaine Gibson, puisqu’elle avait été ramassée quelque temps après dans la forêt de Kerawara.

A cette déposition de Jim il n’y avait rien à répondre, et les accusés ne répondirent pas.

Il n’est pas jusqu’à M. Hawkins qui ne se sentit alors très ébranlé. Et comment eût-il pu imaginer que les frères Kip étaient victimes d’un guet-apens préparé par Vin Mod… que ce misérable avait secrètement rapporté le poignard à bord… qu’il l’avait un instant laissé voir au mousse dans la cabine des accusés ayant de l’employer à l’assassinat… que les meurtriers du capitaine Gibson, c’étaient son complice Flig Balt et lui, associés dans cette épouvantable machination pour perdre deux innocents!…

A cet instant, Nat Gibson demanda la parole. Il voulait appeler l’attention du jury sur un fait dont il n’avait pas été parlé jusqu’alors, fait qu’il importait cependant de relever.

Et, sur l’autorisation du président, il s’exprima en ces termes:

«Messieurs les juges, messieurs les jurés, vous n’ignorez pas que, pendant la traversée de la Nouvelle-Zélande à l’archipel Bismarck, le James-Cook eut à subir et à repousser l’attaque des Papouas à la hauteur des Louisiades. Officiers, passagers, équipage, tous concoururent à la défense du brick. Mon père était au premier rang. Or, au plus fort de la lutte, un coup de feu fut tiré, on ne sait par qui, et une balle vint effleurer la tête du capitaine Gibson!… Eh bien, messieurs, jusqu’ici, j’ai pu croire que c’était un coup malheureux, qui s’expliquait au milieu d’une profonde obscurité et dans l’ardeur de la défense… Mais je ne pense plus ainsi… J’ai lieu de croire maintenant, et je crois que ce fut un attentat prémédité, dirigé contre mon père, dont la mort était déjà résolue, et par qui, si ce n’est pas par ceux qui devaient l’assassiner plus tard?…

Sous la violence de cette nouvelle accusation, Karl Kip se redressa, le regard ardent, la voix frémissante de colère:

«Nous… nous!… s’écria-t-il… Nat Gibson… vous osez dire!…»

Karl était hors de lui. Mais son frère, lui prenant la main, le calma, et il se rassit, la poitrine haletante, gonflée de sanglots.

Il n’y eut personne dans la salle que cette émouvante scène n’eût profondément remué, et quelques larmes coulèrent des yeux de M. Hawkins.

Quant à Vin Mod, il pressait du genou le maître d’équipage, il le regardait en dessous et semblait dire:

«Ma foi… je n’avais pas songé à cela!… Lui… il ne l’a pas oublié, le fils au capitaine!»

La tâche de l’accusateur ne devait plus être que trop facile. Les antécédents des frères Kip furent portés à la connaissance des jurés, leur situation embarrassée, la liquidation qui menaçait la maison de Groningue… Ils avaient perdu tout ce qu’ils possédaient dans le naufrage de la Wilhelmina… L’argent qu’ils rapportaient d’Amboine… nul doute qu’ils ne l’eussent retrouvé sur l’épave, sans en rien dire, ainsi que ce poignard dont ils se servirent à quelques semaines de là!… Puis ils avaient dépouillé le malheureux capitaine de ces quelques mille piastres dont une partie seulement avait été saisie dans leur valise… Et, enfin, qui sait si Karl Kip n’avait pas déjà la pensée de lui succéder dans le commandement du James-Cook – ce qui arriva d’ailleurs?…

Dans quelles conditions le crime avait-il été commis? Les jurés ne l’ignoraient plus… Lorsque Harry Gibson débarqua pour se rendre chez M. Hamburg, les deux frères n’étaient plus à bord… Ils l’attendaient, il l’épiaient, ils le suivirent à travers la forêt de Kerawara, ils l’attaquèrent, ils le traînèrent hors du sentier, ils le dépouillèrent, et, après leur retour au James-Cook, personne ne put les soupçonner… Et, le lendemain, ils ne craignaient pas de se joindre au cortège qui accompagnait le capitaine à sa dernière demeure, et de mêler leurs larmes aux larmes de son fils!

Aussi, ce que l’accusation demandait au jury, c’était d’être sans pitié pour de tels criminels… c’était un verdict qui fût affirmatif sur toutes les questions… c’était la peine capitale contre Karl et Pieter Kip.

Le défenseur prit alors la parole, et il ne faillit pas à sa tâche. Mais pouvait-il espérer que ses efforts seraient couronnés de succès?… Ne sentait-il pas que la conviction des juges et du public était faite?… Aux preuves matérielles relevées contre les accusés, qu’allait-il opposer?… Rien que des présomptions morales, qui ne pèseraient guère dans le plateau de la balance!… Il parla du passé de ses clients, de l’honorabilité de leur vie, reconnue de tous ceux qui furent en rapport avec eux!… Que la maison de Groningue ne fût pas dans une situation prospère, qu’ils eussent perdu leurs dernières ressources dans le naufrage de la Wilhelmina, ce n’était que trop vrai!… Et, pour se procurer une somme relativement minime, deux ou trois mille piastres, ils auraient attenté à la vie du capitaine Gibson!… Ils auraient tué leur bienfaiteur!… Ce n’était pas admissible!… Les frères Kip étaient victimes d’une inexplicable fatalité… Il y avait des doutes qui devaient leur profiter… entraîner l’acquittement.

Les débats terminés, le jury se retira dans la salle des délibérations.

Nat Gibson resta au banc des témoins, la tête entre ses mains. Mais qu’on ne se figure pas que l’avocat des accusés eût réussi à glisser une hésitation dans sa conscience!… Non! pour lui, Karl et Pieter Kip étaient bien les assassins de son père.

M. Hawkins se tenait à l’écart, le cœur brisé, regardant cette place vide que les deux accusés reviendraient occuper pour entendre le prononcé du jugement.

A cet instant, le mousse Jim s’approcha et, d’une voix tremblante:

«Monsieur Hawkins…, dit-il, je ne pouvais pas déposer autrement… n’est-ce pas?…

– Tu ne le pouvais pas, mon enfant!» répondit M. Hawkins.

Cependant, la délibération se prolongeait. Peut-être la culpabilité ne paraissait-elle pas démontrée d’une façon absolue?… Peut-être le jury accorderait-il le bénéfice des circonstances atténuantes, dû à la très digne attitude des deux frères, qui n’avait pas laissé de causer une certaine impression au cours des débats?…

Entre-temps, deux hommes ne parvenaient guère à dissimuler leur impatience. C’était le maître d’équipage et Vin Mod, assis l’un près de l’autre, n’osant même pas proférer quelques paroles à voix basse… Mais ils n’avaient pas besoin de parler pour se comprendre, pour échanger leurs pensées… Ce qu’ils espéraient, ce qu’il fallait pour assurer leur sécurité, c’était la condamnation capitale, c’était l’exécution des frères Kip!… Eux morts, affaire finie!… Eux vivants, même au fond d’un bagne, ils protesteraient de leur innocence, et qui sait si quelque hasard ne mettrait pas la justice sur la trace des vrais coupables?…

Après trente-cinq minutes de délibération la sonnette retentit, et le jury ne tarda pas à revenir prendre place dans la salle d’audience. Leur verdict avait donc réuni l’unanimité.

Le public afflua aussitôt, s’étouffant, s’écrasant, au milieu d’une rumeur et d’une agitation portées à leur comble.

Presque aussitôt, les magistrats reparurent, et le président fit annoncer la reprise de l’audience.

Le chef du jury fut invité à donner connaissance du verdict.

Affirmatif sur tous les points, il n’accordait pas les circonstances atténuantes aux accusés.

Karl et Pieter rentrèrent alors, remontèrent à leur banc, et se tinrent debout.

Le président et ses assesseurs délibérèrent quelques instants sur la peine qui devait être appliquée, le crime étant celui de l’assassinat, c’est-à-dire du meurtre avec préméditation.

Karl et Pieter Kip furent condamnés à mort, et, au prononcé de cette condamnation, quelques applaudissements se firent entendre.

Les deux frères, après un douloureux regard, s’étaient pris la main, leurs bras s’ouvrirent, et, sans prononcer une parole, ils se serrèrent cœur contre cœur.

 

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1 Guilty or not guilty.