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Jules Verne

 

La maison à vapeur

Voyage à travers l’Inde septentrionale

 

 

 

Première partie

(VII-IX)

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 Chapitre VII

Les pèlerins du Phalgou

 

e Behar formait autrefois l’empire de Magadha. C’était une sorte de territoire sacré, au temps des Bouddhistes, et il est encore couvert de temples et de monastères. Mais, depuis bien des siècles, les brahmanes ont succédé aux prêtres de Bouddha. Ils se sont emparés des «viharas», ils les exploitent, ils vivent des produits du culte; les fidèles leur arrivent de toutes parts; ils font concurrence aux eaux sacrées du Gange, aux pèlerinages de Bénarès, aux cérémonies de Jaggernaut; enfin, on peut dire que la contrée leur appartient.

Riche pays, avec ses immenses rizières d’un vert émeraude et ses vastes plantations de pavots, avec ses nombreuses bourgades, perdues dans la verdure, ombragées de palmiers, de manguiers, de dattiers, de taras, sur lesquels la nature a jeté, comme un filet, un inextricable réseau de lianes. Les routes que suit Steam-House forment autant de berceaux touffus, dont un sol humide entretient la fraîcheur. Nous avançons, la carte sous les yeux, sans jamais craindre de nous égarer. Les hennissements de notre éléphant se mêlent aux assourdissants concerts de la gent ailée et aux discordantes criailleries des tribus simiesques. Sa fumée enroule d’épaisses volutes aux phénix champêtres, aux bananiers, dont les fruits dorés se détachent comme des étoiles au milieu de légers nuages. Sur son passage se lèvent des volées de ces frêles oiseaux de riz, qui confondent leur plumage blanc avec les blanches spirales de la vapeur. Ça et là, des groupes de banians, des bouquets de pamplemousses, des carrés de «dalhs», espèces de pois arborescents que supporte une tige haute d’un mètre, se détachent en vigueur, et servent de repoussoirs aux paysages des arrière-plans.

Mais quelle chaleur! A peine un peu d’air humide se propage-t-il à travers les nattes de vétiver de nos fenêtres! Les «hot winds», – les vents chauds, – qui se sont chargés de calorique en caressant la surface des longues plaines de l’ouest, couvrent la campagne de leur haleine embrasée. Il est temps que la mousson de juin vienne modifier l’état atmosphérique. Nul ne pourrait supporter les atteintes de ce soleil de feu, sans être menacé de quelque suffocation mortelle.

Aussi, la campagne est-elle déserte. Les «raïots» eux-mêmes, quoique bien aguerris à ces jets de rayons embrasés, ne pourraient se livrer aux travaux de culture. La route ombreuse est seule praticable, et encore à la condition de la parcourir à l’abri de notre bungalow roulant. Il faut que le chauffeur Kâlouth soit, je ne dirai pas de platine, car du platine fondrait, mais de carbone pur, pour ne pas entrer en fusion devant la grille ardente de sa chaudière. Non! le brave Indou résiste. Il s’est fait comme une seconde nature réfractaire, à vivre sur la plate-forme des locomotives, en courant les railways de l’Inde centrale!

Le thermomètre, suspendu aux parois de la salle à manger, a marqué cent six degrés Fahrenheit (41°11 centig.) dans la journée du 19 mai. Ce soir-là, nous n’avons pu faire notre hygiénique promenade dé l’«hawakana». Ce mot signifie proprement «manger de l’air», c’est-à-dire qu’après les étouffements produits par une journée tropicale, on va respirer un peu de l’air tiède et pur du soir. Cette fois, c’est l’atmosphère qui nous aurait dévorés.

«Monsieur Maucler, me dit le sergent Mac Neil, cela me rappelle les derniers jours de mars, pendant lesquels sir Hugh Rose, avec une batterie de deux pièces seulement, essayait de faire brèche à l’enceinte de Jansi. Il y avait seize jours que nous avions passé la Betwa, et, depuis seize jours, les chevaux n’avaient pas été une seule fois débridés. Nous nous battions entre d’énormes murailles de granit, autant dire entre les parois de briques d’un haut fourneau. Dans nos rangs passaient des «chitsis» qui portaient de l’eau dans leurs outres, et, tandis que nous faisions le coup de feu, ils nous la versaient sur la tête, sans quoi nous serions tombés foudroyés. Tenez! Je me souviens! J’étais épuisé. Mon crâne éclatait. J’allais tomber…. Le colonel Munro me voit, et, arrachant l’outre des mains d’un chitsi, il la verse sur moi… et c’était la dernière que les porteurs avaient pu se procurer!… Cela ne s’oublie pas, voyez-vous! Non! goutte de sang pour goutte d’eau! Alors même que j’aurais donné tout le mien pour mon colonel, je serais encore son débiteur!

– Sergent Mac Neil, demandai-je, ne trouvez-vous pas que, depuis notre départ, le colonel Munro a l’air plus préoccupé que d’habitude? Il semble que chaque jour…

– Oui, monsieur, répondit Mac Neil, qui m’interrompit assez vivement, mais cela n’est que trop naturel! Mon colonel se rapproche de Lucknow, de Cawnpore, là où Nana Sahib a fait massacrer… Ah! je ne puis parler de cela sans que le sang ne me monte à la tête! Peut-être eût-il mieux valu modifier l’itinéraire de ce voyage, et ne pas traverser les provinces que la révolte a dévastées! Nous sommes encore trop près de ces terribles événements pour que le souvenir s’en soit affaibli!

– Pourquoi ne pas changer notre route! dis-je alors. Si vous le voulez, Mac Neil, je vais en parler à Banks, au capitaine Hod…

– Il est trop tard, répondit le sergent. J’ai lieu de penser, d’ailleurs, que mon colonel tient à revoir, une dernière fois peut-être, le théâtre de cette guerre horrible, qu’il veut aller là ou lady Munro a trouvé la mort, et quelle mort!

– Si vous le pensez, Mac Neil, répondis-je, mieux vaut laisser faire le colonel Munro, et ne rien changer à nos projets. C’est souvent une consolation et comme un adoucissement à la douleur que d’aller pleurer sur la tombe de ceux qui nous sont chers…

– Sur la tombe, oui! s’écria Mac Neil. Mais est-ce donc une tombe, ce puits de Cawnpore, où tant de victimes ont été précipitées pêle-mêle! Est-ce là un monument funéraire qui nous rappelle ceux que de pieuses mains entretiennent dans nos cimetières d’Écosse, au milieu des fleurs, sous l’ombre des beaux arbres, avec un nom, un seul, le nom de celui qui n’est plus! Ah! monsieur, je crains que la douleur de mon colonel ne soit épouvantable! Mais, je vous le répète, il est trop tard maintenant pour le détourner de ce chemin. Qui sait s’il ne refuserait pas dès lors de nous suivre! Oui! laissons aller les choses, et que Dieu nous conduise!»

Évidemment, Mac Neil, en parlant ainsi, savait à quoi s’en tenir sur les projets de sir Edward Munro. Mais me disait-il bien tout et n’était-ce que le projet de revoir Cawnpore qui avait décidé le colonel à quitter Calcutta? Quoi qu’il en soit, c’était maintenant comme un aimant qui l’attirait vers le théâtre où s’était fait le dénouement de ce funeste drame!… Il fallait laisser faire!

J’eus alors la pensée de demander au sergent s’il avait renoncé, lui, pour son propre compte, à toute idée de vengeance, en un mot s’il croyait que Nana Sahib fût mort.

«Non, me répondit nettement Mac Neil. Bien que je n’aie aucun indice sur lequel je puisse fonder mon opinion, je ne crois pas, je ne peux pas croire que Nana Sahib ait pu mourir sans avoir été puni de tant de crimes! Non! Et, cependant, je ne sais rien, je n’ai rien appris!… C’est comme un instinct qui me pousse!… Ah! monsieur! se faire un but d’une vengeance légitime, ce serait quelque chose dans la vie! Fasse le ciel que mes pressentiments ne me trompent pas, et un jour…»

Le sergent n’acheva pas… Son geste indiqua ce que sa bouche n’avait pas voulu dire. Le serviteur était à l’unisson du maître!

Lorsque je rapportai le sens de cette conversation à Banks et au capitaine Hod, tous deux furent d’accord que l’itinéraire ne devait et ne pouvait être modifié. D’ailleurs, il n’avait jamais été question de passer par Cawnpore, et, le Gange une fois franchi à Bénarès, nous devions nous élever directement dans le nord, en traversant la partie orientale des royaumes de l’Oude et du Rohilkhande. Quoi que pût penser Mac Neil, il n’était pas certain que sir Edward Munro voulût revoir Lucknow ou Cawnpore, qui lui rappelleraient tant d’horribles souvenirs; mais enfin, s’il le voulait, on ne le contrarierait pas sur ce point.

Quant à Nana Sahib? sa notoriété était telle, que si la notice qui signalait sa réapparition dans la présidence de Bombay avait dit la vérité, nous aurions dû en entendre parler de nouveau. Mais, à notre départ de Calcutta, il n’était déjà plus question du nabab, et les renseignements recueillis sur notre route donnaient à penser que l’autorité avait été induite en erreur.

En tout cas, si, par impossible, il y avait là quelque chose de vrai, si le colonel Munro avait un dessein secret, il pouvait paraître étonnant que Banks, son plus intime ami, n’en fût pas le confident, de préférence au sergent Mac Neil. Mais cela tenait sans doute, ainsi que le dit Banks, à ce qu’il eût tout fait pour empêcher le colonel de se lancer dans de périlleuses et inutiles recherches, tandis que le sergent devait l’y pousser!

Le 19 mai, vers midi, nous avions dépassé la bourgade de Chittra. Steam-House se trouvait maintenant à quatre cent cinquante kilomètres de son point de départ.

Le lendemain, 20 mai, à la nuit tombante, le Géant d’Acier arrivait, après une journée torride, aux environs de Gaya. La halte se fit sur le bord d’une rivière sacrée, le Phalgou, qui est bien connue des pèlerins. Les deux maisons s’établirent sur une jolie berge, ombragée de beaux arbres, à deux milles à peu près de la ville.

Notre intention était de passer trente-six heures en cet endroit, c’est-à-dire deux nuits et un jour, car le lieu était très curieux à visiter, ainsi que je l’ai dit plus haut.

Le lendemain, dès quatre heures du matin, afin d’éviter les chaleurs de midi, Banks, le capitaine Hod et moi, après avoir pris congé du colonel Munro, nous nous dirigions vers Gaya.

On affirme que cent cinquante mille dévots affluent annuellement dans ce centre des établissements brahmaniques. En effet, aux approches de la ville, les chemins étaient envahis par un très grand nombre d’hommes, de femmes, de vieillards, d’enfants. Tout ce monde s’en allait processionnellement à travers la campagne, ayant bravé les mille fatigues d’un long pèlerinage, pour accomplir ses devoirs religieux.

Banks avait déjà visité ce territoire du Behar à l’époque où il faisait les éludes d’un chemin de fer, qui n’est pas encore en cours d’exécution. Il connaissait donc le pays, et nous ne pouvions avoir un meilleur guide. Il avait d’ailleurs obligé le capitaine Hod à laisser au campement tout son attirail de chasseur. Donc, nulle crainte que notre Nemrod nous abandonnât en route.

Un peu avant d’arriver à la ville, à laquelle on peut justement donner le nom de Cité sainte, Banks nous fit arrêter devant un arbre sacré, autour duquel des pèlerins de tout âge et de tout sexe se tenaient dans la posture de l’adoration.

Cet arbre était un «pîpal», au tronc énorme; mais, bien que la plupart de ses branches fussent déjà tombées de vieillesse, il ne devait pas compter plus de deux à trois cents ans d’existence. C’est ce que devait constater M. Louis Rousselet, deux ans plus tard, pendant son intéressant voyage à travers l’Inde des Rajahs.

Arbre Boddhi, tel était, en religion, le nom de ce dernier représentant de la génération de pîpals sacrés, qui ombragèrent cette place même, pendant une longue série de siècles, et dont le premier fut planté cinq cents ans avant l’ère chrétienne. Il est probable que, pour les fanatiques prosternés à ses pieds, c’était l’arbre même que Bouddha consacra en ce lieu. Il se dresse maintenant sur une terrasse en ruines, tout près d’un temple de briques, dont l’origine est évidemment très ancienne.

La présence de trois Européens, au milieu de ces milliers d’Indous, ne fut pas vue d’un très bon œil. On ne nous dit rien, cependant, mais nous ne pûmes arriver jusqu’à la terrasse ni pénétrer dans les ruines du temple. Du reste, les pèlerins les encombraient, et il eût été difficile de se frayer un chemin parmi eux.

«S’il y avait eu là quoique brahmane, dit Banks, notre visite aurait été plus complète, et nous eussions peut-être pu visiter l’édifice jusque dans ses profondeurs.

– Comment! répondis-je, un prêtre eût été moins sévère que ses propres fidèles?

– Mon cher Maucler, répondit Banks, il n’y a pas de sévérité qui tienne devant l’offre de quelques roupies. Après tout, il faut bien que les brahmanes vivent!

– Je n’en vois pas la nécessité, n répondit le capitaine Hod, qui avait le tort de ne pas professer pour les Indous, leurs mœurs, leurs préjugés, leurs coutumes et les objets de leur vénération, la tolérance que ses compatriotes leur accordent très justement.

Pour le moment, l’Inde n’était pour lui qu’un vaste territoire de «chasses réservées», et, à la population des villes ou des campagnes, il préférait incontestablement les féroces carnassiers des jungles.

Après une station convenable au pied de l’arbre sacré, Banks nous conduisit sur la route dans la direction de Gaya. A mesure que nous approchions de la ville sainte, la foule des pèlerins s’accroissait. Bientôt, dans une éclaircie de verdure, Gaya nous apparut sur la cime du rocher qu’elle couronne de ses constructions pittoresques.

Ce qui attire surtout l’attention des touristes en cet endroit, c’est le temple de Vishnou. Il est de construction moderne, puisqu’il a été rebâti, voilà quelques années seulement, par la reine d’Holcar. La grande curiosité de ce temple, ce sont les empreintes laissées par Vishnou en personne, lorsqu’il daigna descendre sur la terre pour lutter avec le démon Maya. La lutte entre un dieu et un diable ne pouvait être longtemps douteuse. Le démon succomba, et un bloc do pierre, visible dans l’enceinte même de Vishnou-Pad, témoigne, par les profondes empreintes des pieds de son adversaire, que ce diable avait affaire à forte partie.

Je dis «un bloc de pierre visible», et je me hâte d’ajouter «visible pour les Indous seulement». En effet, aucun Européen n’est admis à contempler ces divins vestiges. Peut-être, pour bien les distinguer sur la pierre miraculeuse, faut-il une foi robuste, qui ne se rencontre plus chez les croyants des contrées occidentales. Cette fois, quoiqu’il en eût, Banks en fut pour l’offre de ses roupies. Aucun prêtre ne voulut accepter ce qui eût été le prix d’un sacrilège. La somme ne fut-elle pas à la hauteur d’une conscience de brahmane, je n’oserais décider ce point. Toujours est-il que nous ne pûmes pénétrer dans le temple, et j’en suis encore à savoir quelle est la «pointure» de ce doux et beau jeune homme d’une couleur azurée, vêtu comme un roi des anciens temps, célèbre par ses dix incarnations, qui représente le principe conservateur opposé à Siva, le farouche emblème du principe destructeur, et que les Vaichnavas, adorateurs de Vishnou, reconnaissent comme le premier des trois cent trente millions de dieux qui peuplent leur mythologie éminemment polythéiste.

Mais il n’y avait pas lieu de regretter notre excursion à la ville sainte, ni au Vishnou-Pad. Dépeindre le pêle-mêle de temples, la succession de cours, l’agglomération de viharas qu’il nous fallut contourner ou traverser pour arriver jusqu’à lui, ce serait impossible. Thésée lui-même, le fil d’Ariane à la main, se serait perdu dans ce labyrinthe! Nous redescendîmes donc le rocher de Gaya.

Le capitaine Hod était furieux. Il avait voulu faire un mauvais parti au brahmane qui nous refusait l’accès du Vishnou-Pad.

«Y pensez-vous, Hod? lui avait dit Banks, en le retenant. Ne savez-vous pas que les Indous regardent leurs prêtres, les brahmanes, non seulement comme des êtres d’un sang illustre, mais aussi comme des êtres d’une origine supérieure?»

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Lorsque nous fûmes arrivés à la partie du Phalgou qui baigne le rocher de Gaya, la prodigieuse agglomération des pèlerins se développa largement sous nos regards. Là se coudoyaient, dans un pêle-mêle sans nom, hommes et femmes, vieillards et enfants, citadins et ruraux, riches babous et pauvres raïots de la plus infime catégorie, des Vaïchyas, marchands et agriculteurs, des Kchatryas, fiers guerriers du pays, des Sudras, misérables artisans de sectes différentes, des parias, qui sont hors la loi, et dont les yeux souillent les objets qu’ils regardent, – en un mot, toutes les classes ou toutes les castes de l’Inde, le Radjoupt vigoureux repoussant du coude le Bengali malingre, les gens du Pendjab opposés aux mahométans du Scinde. Les uns sont venus en palanquins, les autres dans des voitures traînées par les grands bœufs à bosse. Ceux-ci sont étendus près de leurs chameaux, dont la tête vipérine s’allonge sur le sol, ceux-là ont fait la route à pied, et il en arrive encore de toutes les parties de la péninsule. Ça et là se dressent des tentes, ça et là des charrettes dételées, ça et là des huttes de branches, qui servent de demeures provisoires à tout ce monde.

«Quelle cohue! dit le capitaine Hod.

– Les eaux du Phalgou ne seront pas agréables à boire au coucher du soleil! fit observer Banks.

– Et pourquoi? demandai-je.

– Parce que ces eaux sont sacrées, et que toute cette foule suspecte va s’y baigner, comme les Gangistes le font dans les eaux du Gange.

– Sommes-nous donc en aval? s’écria Hod, en tendant la main dans la direction où se trouvait notre campement.

– Non, mon capitaine, rassurez-vous, répondit l’ingénieur, nous sommes en amont.

– A la bonne heure, Banks! Il ne faut pas qu’on abreuve à cette source impure notre Géant d’Acier!»

Cependant, nous passions au milieu de ces milliers d’Indous, entassés sur un espace assez restreint.

L’oreille était tout d’abord frappée d’un bruit discordant de chaînes et de sonnettes. C’étaient les mendiants qui taisaient appel à la charité publique.

Là fourmillaient des échantillons variés de cette confrérie truandière, si considérable dans toute la péninsule indienne. La plupart étalaient de fausses plaies, comme les Clopin-Trouillefou du moyen âge. Mais si les mendiants de profession sont de faux infirmes pour la plupart, il n’en est pas ainsi des fanatiques. En effet, il eût été difficile de pousser la conviction plus loin.

Des faquirs, des goussaïns étaient là, presque nus, couverts de cendre; celui-ci, le bras ankylosé par une tension prolongée; celui-là, la main traversée par les ongles de ses propres doigts.

D’autres s’étaient imposé la condition de mesurer avec leur corps tout le chemin parcouru depuis leur départ. S’étendant sur le sol, se relevant, s’étendant encore, ils avaient fait des centaines de lieues de cette façon, comme s’ils eussent servi de chaîne d’arpenteur.

Ici, des fidèles, enivrés par le hang, – opium liquide mêlé d’une infusion de chanvre, – étaient attachés à des branches d’arbres par des crocs de fer enfoncés dans leurs épaules. Ainsi pendus, ils tournaient sur eux-mêmes jusqu’à ce que leur chair vînt à manquer et qu’ils tombassent dans les eaux du Phalgou.

Là, d’autres, en l’honneur de Siva, les jambes percées, la langue perforée, des flèches les traversant d’outre en outre, faisaient lécher par des serpents le sang qui coulait de leurs plaies.

Tout ce spectacle ne pouvait être que fort répugnant pour le regard d’un Européen. Aussi, avais-je hâte de passer, lorsque Banks, m’arrêtant tout d’un coup:

«L’heure de la prière!» dit-il.

En ce moment, un brahmane parut au milieu de la foule. Il leva la main droite et la dirigea vers le soleil, que le massif du rocher de Gaya avait caché jusqu’alors.

Le premier rayon, lancé par l’astre radieux, fut le signal. La foule, à peu près nue, entra dans les eaux sacrées. Il y eut alors de simples immersions, comme aux premiers temps du baptême; mais, je dois le dire, elles ne tardèrent pas à se changer en véritables parties de pleine eau, dont le caractère religieux était difficile à saisir. J’ignore si les initiés, en récitant les «slocas» ou versets, que, pour un prix convenu, leur dictaient les prêtres, songeaient plus à laver leur corps que leur âme. La vérité est qu’après avoir pris de l’eau dans le creux de la main, après en avoir aspergé les quatre points cardinaux, ils s’en jetaient quelques gouttes au visage, comme des baigneurs qui s’amusent dans les premières lames d’une grève de bains de mer. Je dois ajouter, d’ailleurs, qu’ils n’oubliaient pas de s’arracher au moins un cheveu pour chaque péché qu’ils avaient commis. Combien y en avait-il là qui eussent mérité de sortir chauves des eaux du Phalgou!

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Et tels étaient les ébats balnéaires de ces fidèles, tantôt troublant l’eau par leurs subits plongeons, tantôt la battant du talon comme un nageur émérite, que les alligators effrayés s’enfuyaient à la rive opposée. Là, d’un œil glauque fixé sur toute cette foule bruyante qui envahissait leur domaine, ils regardaient et restaient en ligne, faisant retentir l’air du claquement de leurs formidables mâchoires. Les pèlerins, d’ailleurs, ne s’en souciaient pas plus que de lézards inoffensifs.

Il était temps de laisser ces singuliers dévots se mettre en état d’entrer dans le Kaïlas, qui est le paradis de Brahma. Nous remontâmes donc la rive du Phalgou, afin de rejoindre le campement.

Le déjeuner nous réunit tous à table, et le reste de la journée, qui avait été extrêmement chaude, se passa sans incidents. Le capitaine Hod, vers le soir, alla battre la plaine environnante et rapporta quelque menu gibier. Pendant ce temps, Storr, Kâlouth et Goûmi refaisaient la provision d’eau et de combustible, et chargeaient le foyer. Il était, en effet, question de partir au petit jour.

A neuf heures du soir, nous avions tous regagné nos chambres. Une nuit très calme, mais assez obscure, se préparait. D’épais nuages cachaient les étoiles et alourdissaient l’atmosphère. La chaleur ne perdait rien de son intensité, même avec le coucher du soleil.

J’eus quelque peine à m’endormir, tant la température était étouffante. A travers ma fenêtre, que j’avais laissée ouverte, ne pénétrait qu’un air brûlant, qui me paraissait très impropre au fonctionnement régulier des poumons.

Minuit arriva, sans que j’eusse trouvé un seul instant de repos. J’avais pourtant la ferme intention de dormir pendant trois ou quatre heures avant le départ, mais j’avais aussi le tort de vouloir commander le sommeil. Le sommeil me fuyait. La volonté n’y peut rien, au contraire.

Il devait être une heure du matin, environ, lorsque je crus entendre un sourd murmure, qui se propageait le long des rives du Phalgou.

L’idée me vint d’abord que, sous l’influence d’une atmosphère très saturée d’électricité, quelque vent d’orage commençait à se lever dans l’ouest. Il serait brûlant, sans doute, mais enfin il déplacerait les couches de l’air, et le rendrait peut-être plus respirable.

Je me trompais. La ramure des arbres qui abritaient le campement gardait une absolue immobilité.

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Je passai la tête à travers la baie de ma fenêtre, et j’écoutai. Le murmure lointain se fit encore entendre, mais je ne vis rien. La nappe du Phalgou était entièrement sombre, sans aucun de ces reflets tremblotants qu’eut produits une agitation quelconque de sa surface. Le bruit ne venait ni de l’eau ni de l’air.

Cependant, je n’aperçus rien de suspect. Je nie recouchai donc, et, la fatigue l’emportant, je commençai à m’assoupir. A de certains intervalles, quelques bouffées de cet inexplicable murmure m’arrivaient encore, mais je finis par m’endormir tout à fait.

Deux heures après, au moment où les premières blancheurs de l’aube se glissaient à travers les ténèbres, je fus brusquement réveillé.

On appelait l’ingénieur.

«Monsieur Banks?

– Que me veut-on?

– Venez donc.»

J’avais reconnu la voix de Banks et celle du mécanicien qui venait d’entrer dans le couloir.

Je me levai aussitôt et quittai ma cabine. Banks et Storr étaient déjà sous la vérandah de l’avant. Le colonel Munro m’y avait précédé, et le capitaine Hod ne tarda pas à nous rejoindre.

«Qu’y a-t-il? demanda l’ingénieur.

– Regardez, monsieur,» répondit Storr.

Quelques lueurs du jour naissant permettaient d’observer les rives du Phalgou et une partie de la route qui se développait en avant sur un espace de plusieurs milles. Notre surprise fut grande, lorsque nous aperçûmes plusieurs centaines d’Indous, couchés par groupes, qui encombraient les berges et le chemin.

«Ce sont nos pèlerins d’hier, dit le capitaine Hod.

– Que font-ils là? demandai-je.

– Ils attendent, sans doute, que le soleil se lève, répondit le capitaine, afin de se plonger dans les eaux sacrées!

– Non, répondit Banks. Ne peuvent-ils faire leurs ablutions à Gaya même? S’ils s’ont venus ici, c’est que…

– C’est que notre Géant d’Acier a produit son effet habituel! s’écria le capitaine Hod. Ils auront su qu’un éléphant gigantesque, un colosse, comme ils n’en avaient jamais vu, était dans le voisinage, et ils sont venus l’admirer!

– Pourvu qu’ils s’en tiennent à l’admiration! répondit l’ingénieur, en secouant la tête.

– Que crains-tu donc, Banks? demanda le colonel Munro.

– Eh! je crains… que ces fanatiques ne barrent le passage et ne gênent notre marche!

– En tout cas, sois prudent! Avec de tels dévots, on ne saurait trop prendre de précautions.

– En effet,» répondit Banks.

Puis, appelant le chauffeur:

«Kâlouth, demanda-t-il, les feux sont-ils prêts?

– Oui, monsieur.

– Eh bien, allume.

– Oui, allume, Kâlouth! s’écria le capitaine Hod. Chauffe, Kâlouth, et que notre éléphant crache à la figure de tous ces pèlerin? son haleine de fumée et de vapeur!»

Il était alors trois heures et demie du matin. Il ne fallait qu’une demi-heure, au plus, pour que la machine fût en pression. Les feux furent aussitôt allumés, le bois pétilla dans le foyer, et une fumée noire s’échappa de la gigantesque trompe de l’éléphant, dont l’extrémité se perdait dans les branches des grands arbres.

En ce moment, quelques groupes d’Indous se rapprochèrent. Il se fit un mouvement général dans la foule. Notre train fut serré de plus près. Aux premiers rangs de ces pèlerins, on levait les bras en l’air, on les étendait vers l’éléphant, on se courbait, on s’agenouillait, on se prosternait jusque dans la poussière. C’était évidemment de l’adoration, portée au plus haut point.

Nous étions donc là, sous la vérandah, le colonel Munro, le capitaine Hod et moi, assez inquiets de savoir où s’arrêterait ce fanatisme. Mac Neil nous avait rejoints et regardait silencieusement. Quant à Banks, il était allé prendre place avec Storr dans la tourelle que portait l’énorme animal, et d’où il pouvait le manœuvrer à son gré.

A quatre heures, la chaudière ronflait déjà. Ce ronflement sonore devait être pris par les Indous pour le grondement irrité d’un éléphant d’un ordre surnaturel. En ce moment, le manomètre indiquait une pression de cinq atmosphères, et Storr laissait fuir la vapeur par les soupapes, comme si elle eût transpiré à travers la peau du gigantesque pachyderme.

«Nous sommes en pression, Munro! cria Banks.

– Va, Banks, répondit le colonel, mais va prudemment et n’écrasons personne!»

Il faisait presque jour alors. La route qui longe la rive du Phalgou était entièrement occupée par cette foule de dévots, peu disposée à nous livrer passage. Dans ces conditions, aller de l’avant et n’écraser personne, ce n’était pas chose facile.

Banks donna deux ou trois coups de sifflet, auxquels les pèlerins répondirent par des hurlements frénétiques.

«Rangez-vous! Rangez-vous!» cria l’ingénieur, en ordonnant au mécanicien d’ouvrir un peu le régulateur.

Les mugissements de la vapeur, qui se précipitait dans les cylindres, se firent entendre. La machine s’ébranla d’un demi-tour de roue. Un puissant jet de fumée blanche s’échappa de la trompe.

La foule s’était un instant écartée. Le régulateur fut alors ouvert à demi. Les hennissements du Géant d’Acier s’accrurent, et notre train commença à se mouvoir entre les rangs pressés des Indous, qui ne semblaient pas vouloir lui faire place.

«Banks, prenez garde!» m’écriai-je tout à coup.

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En me penchant en dehors de la vérandah, je venais de voir une douzaine de ces fanatiques se jeter sur la route, avec la volonté bien évidente de se faire écraser sous les roues de la lourde machine.

«Attention! attention! Retirez-vous,» disait le colonel Munro, qui leur faisait signe de se relever.

– Les imbéciles! criait à son tour le capitaine Hod. Ils prennent notre appareil pour le char de Jaggernaut! Ils veulent se faire broyer sous les pieds de l’éléphant sacré!»

Sur un signe de Banks, le mécanicien ferma l’introduction de la vapeur. Les pèlerins, étendus en travers du chemin, paraissaient décidés à ne point se relever. Autour d’eux, la foule fanatisée poussait des cris et les encourageait du geste.

La machine s’était arrêtée. Banks ne savait plus que faire et était très embarrassé.

Tout à coup, une idée lui vint.

«Nous allons bien voir!» dit-il.

Il ouvrit aussitôt le robinet des purgeurs des cylindres, et d’intenses jets de vapeur fusèrent au ras du sol, pendant que l’air retentissait de sifflets stridents.

«Hurrah! hurrah! hurrah! s’écria le capitaine Hod. Cinglez-les, ami Banks, cinglez-les!»

Le moyen était bon. Les fanatiques, atteints par les jets de vapeur, se relevèrent en poussant des cris d’échaudés. Se faire écraser, bien! Se faire brûler, non!

La foule recula et le chemin redevint libre. Le régulateur fut alors ouvert en grand, les roues mordirent profondément le sol.

«En avant! en avant!» cria le capitaine Hod, qui battait des mains et riait de bon cœur.

Et, d’un train plus rapide, le Géant d’Acier, filant droit sur la route, disparut bientôt aux yeux de la foule ébahie, comme un animal fantastique, dans un nuage de vapeur.

 

 

 

 Chapitre VIII

Quelques heures à Bénarès

 

a grande route était maintenant ouverte devant Steam-House, – cette route qui, par Sasserâm, allait nous conduire à la rive droite du Gange, en face de Bénarès.

Un mille au delà du campement, la machine ralentie prit une allure plus modérée, soit environ deux lieues et demie à l’heure. L’intention de Banks était de camper le soir même à vingt-cinq lieues de Gaya, et dépasser tranquillement la nuit aux environs de la petite ville de Sasserâm.

En général, les routes de l’Inde évitent autant que possible les cours d’eau, qui nécessitent des ponts, lesquels sont assez coûteux à établir sur ces terrains de formation alluvionnaire. Aussi sont-ils encore à construire en beaucoup d’endroits, où il n’a pas été possible d’empêcher une rivière ou un fleuve de barrer le chemin. Il est vrai, le bac est là, cet antique et rudimentaire appareil, qui, pour transporter notre train, eût été insuffisant, à coup sûr. Fort heureusement, nous pouvions nous en passer.

Précisément, pendant cette journée, il fallut franchir un important cours d’eau, la Sône. Cette rivière, alimentée au-dessus de Rhotas par ses affluents du Coput et du Coyle, va se perdre dans le Gange, à peu près entre Arrah et Dinapore.

Rien ne fut plus aisé que ce passage. L’éléphant se transforma tout naturellement en moteur marin. Il descendit la berge sur une pente douce, entra dans le fleuve, se maintint à sa surface, et, de ses larges pattes battant l’eau comme les aubes d’une roue motrice, il entraîna doucement le train, qui flottait à sa suite.

Le capitaine Hod ne se tenait pas de joie.

«Une maison roulante! s’écriait-il, une maison qui est à la fois une voiture et un bateau à vapeur! Il ne lui manque plus que des ailes pour se transformer en appareil volant et franchir l’espace!

– Cela se fera un jour ou l’autre, ami Hod, répondit sérieusement l’ingénieur.

– Je le sais bien, ami Banks, répondit non moins sérieusement le capitaine. Tout se fera! Mais ce qui ne se fera pas, ce sera que l’existence nous soit rendue dans deux cents ans pour voir ces merveilles! La vie n’est pas gaie tous les jours, et, cependant, je consentirais volontiers à vivre dix siècles, – par pure curiosité!»

Le soir, à douze heures de Gaya, après avoir franchi le magnifique pont tubulaire qui porte le railway, à quatre-vingts pieds au-dessus du lit de la Sône, nous campions aux environs de Sasserâm. Il n’était question que de passer une nuit en cet endroit, pour refaire le bois et l’eau, et de repartir à l’aube naissante.

Ce programme fut exécuté de tous points, et le lendemain matin, 22 mai, avant ces heures brûlantes que nous réservait l’ardent soleil de midi, nous avions repris notre route.

Le pays était toujours le même, c’est-à-dire très riche, très cultivé. Tel il apparaît aux abords de la merveilleuse vallée du Gange. Je ne parlerai pas des nombreux villages qui se perdent au milieu des immenses rizières, entre les bouquets de palmiers taras à l’épais feuillage en voûte, sous l’ombrage des manguiers et autres arbres de magnifique venue. D’ailleurs nous ne nous arrêtions pas. Si, parfois, le chemin était barré par quelque charrette, traînée au pas lent des zébus, deux ou trois coups de sifflet la faisaient ranger, et notre train passait, au grand ébahissement des raïots.

Pendant cette journée, j’eus le plaisir charmant de voir bon nombre de champs de rosés. En effet, nous n’étions pas éloignés de Ghazipore, grand centre de production de l’eau ou plutôt de l’essence faite avec ces fleurs.

Je demandai à Banks s’il pouvait me donner quelques renseignements sur ce produit si recherché, qui paraît être le dernier mot de l’art en matière de parfumerie.

«Voici des chiffres, cher ami, me répondit Banks, et ils vous montreront combien cette fabrication est coûteuse. Quarante livres de rosés sont préalablement soumises à une sorte de distillation lente sur un feu doux, et le tout donne environ trente livres d’eau de roses. Cette eau est jetée sur un nouveau paquet de quarante livres de fleurs, dont on pousse la distillation jusqu’au moment où le mélange est réduit à vingt livres. On expose ce mélange, pendant douze heures, à l’air frais de la nuit, et, le lendemain, on trouve, figée à sa surface, quoi? une once d’huile odorante. Ainsi donc, de quatre-vingts livres de rosés, – quantité qui, dit-on, ne contient pas moins de deux cent mille fleurs, – on n’a retiré finalement qu’une once de liquide. C’est un véritable massacre! Aussi ne s’étonnera-t-on pas que, même dans le pays de production, l’essence de roses coûte quarante roupies ou cent francs l’once.

– Eh! répondît le capitaine Hod, si pour fabriquer une once d’eau-de-vie, il fallait quatre-vingts livres de raisin, voilà qui mettrait le grog à un fier prix!»

Pendant cette journée, nous eûmes encore à franchir la Karamnaca, l’un des affluents du Gange. Les Indous ont fait de cette innocente rivière une sorte de Styx, sur lequel il ne fait pas bon, naviguer. Ses bords ne sont pas moins maudits que les bords du Jourdain ou de la mer Morte. Les cadavres qu’on lui confie, elle les porte tout droit à l’enfer brahmanique. Je ne discute pas ces croyances; mais, quant à admettre que l’eau de cette diabolique rivière soit désagréable au goût et malsaine à l’estomac, je proteste. Elle est excellente.

Le soir, après avoir traversé un pays très peu accidenté, entre les immenses champs de pavots et le vaste damier des rizières, nous campions sur la rive droite du Gange, en face de l’antique Jérusalem des Indous, la ville sainte de Bénarès.

«Vingt-quatre heures de halte! dit Banks.

– A quelle distance sommes-nous maintenant de Calcutta? demandai-je à l’ingénieur.

– A trois cent cinquante milles environ, me répondit-il, et vous avouerez, mon cher ami, que nous ne nous sommes aperçus ni de la longueur du chemin ni des fatigues de la route!»

Le Gange! Est-il un fleuve dont le nom évoque de plus poétiques légendes, et ne semble-t-il pas que toute l’Inde se résume en lui? Est-il au monde une vallée comparable à celle qui, pour diriger son cours superbe, se développe sur un espace de cinq cents lieues et ne compte pas moins de cent millions d’habitants? Est-il un endroit du globe où plus de merveilles aient été entassées depuis l’apparition des races asiatiques? Qu’aurait donc dit du Gange Victor Hugo, qui a si fièrement chanté le Danube! Oui! on peut parler haut, quand on a:

… comme une mer sa houle,

Quand sur le globe on se déroule,

Comme un serpent, et quand on roule

De l’occident à l’orient!

Mais le Gange a sa houle, ses cyclones, plus terribles que les ouragans du fleuve européen! Lui aussi se déroule comme un serpent dans les plus poétiques contrées du monde! Lui aussi coule do l’occident à l’orient! Mais ce n’est pas dans un médiocre massif de collines qu’il va prendre sa source! C’est de la plus haute chaîne du globe, c’est des montagnes du Thibet qu’il se précipite en absorbant tous les affluents de sa route! C’est de l’Himalaya qu’il descend!

Le lendemain, 23 mai, au soleil levant, la large nappe d’eau miroitait devant nos yeux. Sur le sable blanc, quelques groupes d’alligators, de grande taille, semblaient boire les premiers rayons du jour. Ils étaient immobiles, tournés vers l’astre radieux, comme s’ils eussent été les plus fidèles sectateurs de Brahma. Mais quelques cadavres, qui passaient en flottant, les arrachèrent à leur adoration. Ces cadavres que le courant emporte, on a dit qu’ils flottent sur le dos quand ce sont des hommes, sur la poitrine quand ce sont des femmes. Je pus constater qu’il n’y a rien de vrai dans cette observation. Un instant après, les monstres se jetaient sur cette proie, que leur fournissent quotidiennement les cours d’eau de la péninsule, et ils l’entraînaient dans les profondeurs du fleuve.

Le chemin de fer de Calcutta, avant de se bifurquer à Allahabad pour courir sur Delhi, au nord-ouest, et sur Bombay, au sud-ouest, suit constamment la rive droite du Gange, dont il économise par sa rectitude les nombreuses sinuosités. A la station de Mogul-Seraï, dont nous n’étions éloignés que de quelques milles, un petit embranchement se détache, qui dessert Bénarès en traversant le fleuve, et, par la vallée de la Goûmti, va jusqu’à Jaunpore sur un parcours d’une soixantaine de kilomètres.

Bénarès est donc sur la rive gauche. Mais ce n’était pas en cet endroit que nous devions franchir le Gange. C’était seulement à Allahabad. Le Géant d’Acier resta donc au campement qui avait été choisi la veille au soir, 22 mai. Des gondoles étaient amarrées à la rive, et prêtes à nous conduire à la ville sainte, que je désirais visiter avec quelque soin.

Le colonel Munro n’avait rien à apprendre, rien à voir de ces cités si souvent visitées par lui. Cependant, ce jour-là, il eut un instant la pensée de nous accompagner; mais, après réflexion, il se décida à faire une excursion sur les rives du fleuve, en compagnie du sergent Mac Neil. En effet, tous deux quittèrent Steam-House, avant même que nous ne fussions partis. Quant au capitaine Hod, qui avait déjà tenu garnison à Bénarès, son intention était d’aller voir quelques-uns de ses camarades. Donc, Banks et moi, – l’ingénieur avait voulu me servir de guide, – nous fûmes les seuls qu’un sentiment de curiosité allait entraîner vers la ville.

Lorsque je dis que le capitaine Hod avait tenu garnison à Bénarès, il faut savoir que les troupes de l’armée royale ne résident pas habituellement dans les cités indoues. Leurs casernes sont situées au milieu de «cantonnements»,qui, par le fait, deviennent de véritables villes anglaises. Ainsi à Allahabad, ainsi à Bénarès, ainsi en d’autres points du territoire, où non seulement les soldats, mais les fonctionnaires, les négociants, les rentiers, se groupent de préférence. Chacune de ces grandes cités est donc double, l’une avec tout le confort de l’Europe moderne, l’autre ayant conservé les coutumes du pays et les usages indous dans toute leur couleur locale!

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La ville anglaise annexée à Bénarès, c’est Sécrole, dont les bungalows, les avenues, les églises chrétiennes, sont peu intéressants à visiter. Là se trouvent aussi les principaux hôtels que recherchent les touristes. Sécrole est une de ces cités toutes faites, que les fabricants du Royaume-Uni pourraient expédier dans des caisses, et que l’on remonterait sur place. Donc, rien de curieux à voir. Aussi, Banks et moi, après nous être embarqués dans une gondole, nous traversâmes obliquement le Gange, de manière à prendre tout d’abord une vue d’ensemble de ce magnifique amphithéâtre que décrit Bénarès au-dessus d’une haute berge.

«Bénarès, me dit Banks, est, par excellence, la ville sacrée de l’Inde. C’est la Mecque indoue, et quiconque y a vécu, ne fût-ce que vingt-quatre heures, est assuré d’une part dans les félicités éternelles. On comprend dès lors quelle affluence de pèlerins une telle croyance peut provoquer, et quel nombre d’habitants doit compter une cité à laquelle Brahma a réservé des immunités de cette importance.»

On donne à Bénarès plus de trente siècles d’existence. Elle aurait donc été fondée à peu près à l’époque où Troie allait disparaître. Après avoir toujours exercé une très grande influence, non politique, mais spirituelle, sur l’Indoustan, elle fut le centre le plus autorisé de la religion bouddhique jusqu’au neuvième siècle. Une révolution religieuse s’accomplit alors. Le brahmanisme détruisit l’ancien culte. Bénarès devint la capitale des brahmanes, le centre d’attraction des fidèles, et l’on affirme que trois cent mille pèlerins la visitent annuellement.

L’autorité métropolitaine a conservé son rajah à la ville sainte. Ce prince, assez maigrement appointé par l’Angleterre, habite une magnifique résidence à Ramnagur, sur le Gange. C’est un authentique descendant des rois de Kaci, ancien nom de Bénarès, mais il n’a plus aucune influence, et s’en consolerait, si sa pension n’était pas réduite à un lakh de roupies, – soit cent mille roupies, ou deux cent cinquante mille francs environ, qui constituent à peine l’argent de poche d’un nabab d’autrefois.

Bénarès, comme presque toutes les villes de la vallée du Gange, fut touchée un instant par la grande insurrection de 1857. A cette époque, sa garnison se composait du 37e régiment d’infanterie native, d’un corps de cavalerie irrégulière, d’un demi-régiment sikh. En troupes royales, elle ne possédait qu’une demi-batterie d’artillerie européenne. Cette poignée d’hommes ne pouvait prétendre à désarmer les soldats indigènes. Aussi, les autorités attendirent-elles, non sans impatience, l’arrivée du colonel Neil, qui s’était mis en route pour Allahabad avec le 10e régiment de l’armée royale. Le colonel Neil entra à Bénarès avec deux cent cinquante hommes seulement, et une parade fut ordonnée sur le champ de manœuvres.

Lorsque les Cipayes eurent été réunis, ordre leur fut donné de déposer les armes. Ils refusèrent. La lutte s’engagea entre eux et l’infanterie du colonel Neil. Aux révoltés se joignirent presque aussitôt la cavalerie irrégulière, puis les Sikhs, qui se crurent trahis. Mais alors la demi-batterie ouvrit son feu, couvrit les insurgés de mitraille, et, malgré leur valeur, malgré leur acharnement, tous furent mis en déroute.

Ce combat s’était livré en dehors de la ville. Au dedans, il n’y eut qu’une simple tentative d’insurrection des musulmans, qui hissèrent le drapeau vert, – tentative aussitôt avortée. Depuis ce jour, pendant toute la durée de la révolte, Bénarès ne fut plus troublée, même aux heures où l’insurrection parut être triomphante dans les provinces de l’Ouest.

Banks m’avait donné ces quelques détails, tandis que notre gondole glissait lentement sur les eaux du Gange.

«Mon cher ami, me dit-il, nous allons visiter Bénarès, bien! Mais, si ancienne que soit cette capitale, vous n’y trouverez aucun monument qui compte plus de trois cents ans d’existence. Ne vous en étonnez pas. C’est la conséquence des luttes religieuses, dans lesquelles le fer et le feu ont joué un trop regrettable rôle. Quoi qu’il en soit, Bénarès n’en est pas moins une ville curieuse, et vous ne regretterez pas votre promenade!»

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Bientôt notre gondole s’arrêta à bonne distance pour nous permettre de contempler, au fond d’une baie bleue comme la baie de Naples, le pittoresque amphithéâtre des maisons qui s’étagent sur la colline, et l’entassement des palais, dont tout un massif menace de s’écrouler par suite d’un fléchissement de leur base, incessamment minée par les eaux du fleuve. Une pagode népalaise, d’architecture chinoise, qui est consacrée à Bouddha, une forêt de tours, d’aiguilles, de minarets, de pyramidions, que projettent les mosquées et les temples, dominés par la flèche d’or du lingam de Siva et les deux maigres flèches de la mosquée d’Aureng-Zeb, couronne ce merveilleux panorama.

Au lieu de débarquer immédiatement à l’un des «ghâts» ou escaliers qui relient les rives à la plate-forme des berges, Banks fit passer la gondole devant les quais, dont les premières assises baignent dans le fleuve.

Je retrouvai là une reproduction de la scène de Gaya, mais dans un autre paysage. Au lieu des forêts vertes du Phalgou, c’étaient les arrière-plans de la ville sainte qui faisaient le fond du tableau. Quant au sujet, il était à peu près le même.

En effet, des milliers de pèlerins couvraient la berge, les terrasses, les escaliers, et venaient dévotement se plonger dans le fleuve par triples ou quadruples rangées. Il ne faudrait pas croire que ce bain fut gratuit. Des gardiens, en turban rouge, sabre au côté, occupant les dernières marches des ghâts, exigeaient le tribut, en compagnie d’industrieux brahmanes, qui vendaient des chapelets, des amulettes ou autres ustensiles de piété.

En outre, il y avait non seulement des pèlerins qui se baignaient pour leur propre compte, mais aussi des trafiquants, dont l’unique commerce était de puiser à ces eaux sacro-saintes pour les colporter jusque dans les territoires éloignés de la péninsule. Comme garantie, chaque fiole est marquée du sceau des brahmanes. On peut croire cependant que la fraude s’exerce sur une vaste échelle, tant l’exportation de ce miraculeux liquide est devenue considérable.

«Peut-être même, me dit Banks, toute l’eau du Gange ne suffirait-elle pas aux besoins des fidèles!»

Je lui demandai alors si ces «baignades» n’entraînaient pas souvent des accidents, qu’on ne cherchait guère à prévenir. Il n’y avait pas là de maîtres nageurs pour arrêter les imprudents qui s’aventuraient dans le rapide courant du fleuve.

«Les accidents sont fréquents, en effet, me répondit Banks, mais si le corps du dévot est perdu, son âme est sauvée. Aussi n’y regarde-t-on pas de trop près.

– Et les crocodiles? ajoutai-je.

– Les crocodiles, me répondit Banks, se tiennent généralement à l’écart. Tout ce bruit les effraye. Ce ne sont pas ces monstres qui sont à redouter, mais plutôt des malfaiteurs, qui plongent, se glissent sous les eaux, saisissent les femmes, les enfants, les entraînent et leur arrachent leurs bijoux. On cite même un de ces coquins qui, coiffé d’une tête mécanique, a longtemps joué le rôle de faux crocodile, et avait gagné une petite fortune à ce métier, à la fois profitable et périlleux. En effet, un jour cet intrus a été dévoré par un véritable alligator, et l’on n’a plus retrouvé que sa tête en peau tannée, qui surnageait à la surface du fleuve.»

Du reste, il est aussi de ces enragés fanatiques qui viennent volontairement chercher la mort dans les flots du Gange, et ils y mettent même quelque raffinement. Autour de leur corps est lié un chapelet d’urnes vides, mais débouchées. Peu à peu l’eau pénètre dans ces urnes et les immerge doucement, aux grands applaudissement des dévots.

Notre gondole nous eut bientôt amenés devant le Manmenka Ghât. Là se superposent en étages les bûchers auxquels on a confié les cadavres de tous les morts qui ont eu quelque souci de la vie future. La crémation, en ce saint lieu, est recherchée avidement des fidèles, et les bûchers brûlent nuit et jour. Les riches babous des territoires éloignés se font transporter à Bénarès, dès qu’ils se sentent atteints d’une maladie qui ne leur pardonnera pas. C’est que Bénarès est, sans contredit, le meilleur point de départ pour le «voyage dans l’autre monde». Si le défunt n’a que des fautes vénielles à se reprocher, son âme, emportée sur ces fumées du Manmenka, ira droit au séjour des félicités éternelles. S’il a été grand pécheur, son âme, au contraire, devra préalablement se régénérer dans le corps de quelque brahmane à naître. Il faut donc espérer que, pendant cette seconde incarnation, sa vie ayant été exemplaire, un troisième avatar ne lui sera pas imposé, avant qu’il ne soit définitivement admis à partager les délices du ciel de Brahma.

Nous consacrâmes le reste de la journée à visiter la ville, ses principaux monuments, ses bazars bordés de boutiques sombres, à la mode arabe. Là se vendent principalement de fines mousselines d’un tissu précieux, et le «kinkôb», sorte d’étoffe de soie brochée d’or, qui est un des principaux produits de l’industrie de Bénarès. Les rues étaient proprement entretenues, mais étroites, comme il convient aux cités que les rayons d’un soleil tropical frappent presque normalement. Si l’on y trouvait de l’ombre, la chaleur y était encore étouffante. Je plaignais les porteurs de notre palanquin, qui, cependant, ne semblaient pas trop se plaindre.

D’ailleurs, ces pauvres diables avaient là une occasion de gagner quelques roupies, et cela suffisait à leur donner force et courage. Mais il n’en était pas ainsi d’un certain Indou, ou plutôt un Bengali, à l’œil vif, à la physionomie rusée, qui, sans trop chercher à s’en cacher, nous suivit pendant toute notre excursion.

En débarquant sur le quai du Manmenka Ghât, j’avais, en causant avec Banks, prononcé à voix haute le nom du colonel Munro. Le Bengali, qui regardait accoster notre gondole, n’avait pu s’empêcher de tressaillir. Je n’y avais pas fait attention plus qu’il ne convenait, mais ce souvenir me revint, lorsque je retrouvai cette espèce d’espion incessamment attaché à nos pas. Il ne nous quittait que pour se retrouver devant ou derrière, quelques instants plus tard. Était-ce un ami ou un ennemi? je ne savais, mais c’était un homme pour qui le nom du colonel Munro, à coup sûr, n’était pas indifférent.

Notre palanquin ne tarda pas à s’arrêter au bas du large escalier de cent marches qui monte du quai à la mosquée d’Aureng-Zeb.

Autrefois, les dévots ne gravissaient qu’à genoux cette sorte de Santa Scala, à l’imitation des fidèles de Rome. C’était alors le temple de Vishnou qui se dressait à cette place, auquel s’est substituée la mosquée du conquérant.

J’aurais aimé à contempler Bénarès du haut de l’un des minarets de cette mosquée, dont la construction est regardée comme un tour de force architectural. Hauts de cent trente-deux pieds, ils ont à peine le diamètre d’une simple cheminée d’usine, et pourtant, un escalier tournant se développe dans leur fût cylindrique; mais il n’est plus permis d’y monter, et non sans raison. Déjà ces deux minarets s’écartent sensiblement de la verticale, et, moins doués de vitalité que la tour de Pisé, ils finiront par tomber quelque jour.

En quittant la mosquée d’Aureng-Zeb, je retrouvai le Bengali qui nous attendait à la porte. Cette fois, je le regardai fixement, et il baissa les yeux. Avant d’attirer l’attention de Banks sur cet incident, je voulus voir si la conduite équivoque de cet individu persisterait, et je ne dis rien.

C’est par centaines que les pagodes et les mosquées se comptent dans cette merveilleuse ville de Bénarès. Il en est de même de ces splendides palais, dont le plus beau, sans contredit, appartient au roi de Nagpore. Peu de rajahs, en effet, négligent d’avoir un pied à terre dans la cité sainte, et ils y viennent à l’époque des grandes fêtes religieuses de Méla.

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Je ne pouvais avoir la prétention de visiter tous ces édifices dans le peu de temps dont nous disposions. Je me bornai donc à rendre visite au temple de Bichêshwar, où se dresse le lingam de Siva. Cette pierre informe, regardée comme une partie du corps du plus farouche des Dieux de la mythologie indoue, recouvre un puits, dont l’eau croupissante possède, dit-on, des vertus miraculeuses. Je vis aussi le Mankarnika, ou la fontaine sacrée, dans laquelle se baignent les dévots pour le plus grand profit des brahmanes, puis le Mân-Mundir, observatoire bâti il y a deux cents ans par l’empereur Akbar, et dont tous les instruments, d’une immobilité marmoréenne, ne sont que figurés en pierre.

J’avais aussi entendu parler d’un palais des singes, que les touristes ne manquent pas de visiter à Bénarès. Un Parisien devait naturellement croire qu’il allait se retrouver devant la célèbre cage du Jardin des Plantes, il n’en était rien.

Ce palais n’est qu’un temple, le Dourga-Khound, situé un peu en dehors des faubourgs. Il date du IXe siècle, et compte parmi les plus anciens monuments de la ville. Les singes n’y sont point enfermés dans une cage grillée. Ils errent librement à travers les cours, sautent d’un mur à l’autre, grimpent à la cime d’énormes manguiers, se disputent à grands cris les grains grillés, dont ils sont très friands, et que les visiteurs leur apportent. Là, comme partout, les brahmanes, gardiens du Dourga-Khound, prélèvent une petite rétribution, qui fait évidemment de cette profession une des plus lucratives de l’Inde.

Il va sans dire que nous étions passablement fatigués par la chaleur, lorsque, vers le soir, nous songeâmes à revenir à Steam-House. Nous avions déjeuné et dîné à Sécrole, dans un des meilleurs hôtels de la ville anglaise, et, cependant, je dois dire que cette cuisine nous fit regretter celle de monsieur Parazard.

Lorsque la gondole revint au pied du Gâth pour nous ramener à la rive droite du Gange, je retrouvai une dernière fois le Bengali, à deux pas de l’embarcation. Un canot, monté par un Indou, l’attendait. Il s’embarqua. Voulait-il donc passer le fleuve et nous suivre encore jusqu’au campement? Cela devenait très suspect.

«Banks, dis-je alors, à voix basse, en montrant le Bengali, voici un espion qui ne nous a pas quittés d’une semelle…

– Je l’ai bien vu, répondit Banks, et j’ai observé que c’est le nom du colonel, prononcé par vous, qui lui a donné l’éveil.

– N’y a-t-il pas lieu?… dis-je alors.

– Non! Laissons-le faire, répondit Banks. Mieux vaut qu’il ne se sache pas soupçonné…. D’ailleurs, il n’est déjà plus là.»

En effet, le canot du Bengali avait déjà disparu au milieu des nombreuses embarcations de toutes formes qui sillonnaient alors les sombres eaux du Gange.

Puis, Banks, se retournant vers notre marinier:

«Connais-tu cet homme? lui demanda-t-il d’un ton qui affectait l’indifférence.

– Non, c’est la première fois que je le vois,» répondit le marinier.

La nuit était venue. Des centaines de bateaux pavoises, illuminés de lanternes multicolores, remplis de chanteurs et d’instrumentistes, se croisaient en tous sens sur le fleuve en fête. De la rive gauche s’élevaient des feux d’artifice très variés, me rappelant que nous n’étions pas loin du Céleste-Empire, où ils sont en si grand honneur. Il serait difficile de donner une description de ce spectacle, qui était vraiment incomparable. A quel propos se célébrait cette fête de nuit, qui paraissait improvisée, et à laquelle les Indous de toutes classes prenaient part, je ne pus le savoir. Au moment où elle finissait, la gondole avait déjà accosté l’autre rive.

Ce fut donc comme une vision. Elle n’eut que la durée de ces feux éphémères qui illuminèrent un instant l’espace et s’éteignirent dans la nuit. Mais l’Inde, je l’ai dit, révère trois cents millions de dieux, sous-dieux, saints et sous-saints de toute espèce, et l’année n’a pas même assez d’heures, de minutes et de secondes qui puissent être consacrées à chacune do ces divinités.

Lorsque nous fûmes de retour au campement, le colonel Munro et Mac Neil y étaient déjà revenus. Banks demanda au sergent s’il ne s’était rien produit de nouveau pendant notre absence.

«Rien, répondit Mac Neil.

– Vous n’avez vu rôder aucune figure suspecte?

– Aucune, monsieur Banks. Est-ce que vous auriez quelque motif de soupçonner…

– Nous avons été espionnés pendant notre excursion à Bénarès, répondit l’ingénieur, et je n’aime pas qu’on nous espionne!

– Cet espion, c’était….

– Un Bengali, auquel le nom du colonel Munro a donné l’éveil.

– Que peut nous vouloir cet homme?

– Je ne sais, Mac Neil. Il faudra veiller!

– On veillera,» répondit le sergent.

 

 

 

Chapitre IX

Allahabad

 

ntre Bénarès et Allahabad la distance est environ de cent trente kilomètres. La route suit presque invariablement la rive droite du Gange, entre le railway et le fleuve. Storr s’était procuré du charbon en briquettes, et il en avait chargé le tender. L’éléphant avait donc sa nourriture assurée pour plusieurs jours. Bien nettoyé, –j’allais dire bien étrillé, – propre comme s’il sortait de l’atelier d’ajustage, il attendait impatiemment le moment de partir. Il ne piaffait pas, non, sans doute, mais quelques frémissements de ses roues attestaient la tension des vapeurs qui emplissaient ses poumons d’acier.

Notre train partit donc de grand matin, le 24, avec une vitesse de trois à quatre milles à l’heure.

La nuit s’était passée sans incidents, et nous n’avions pas revu le Bengali.

Mentionnons ici, une fois pour toutes, que le programme de chaque journée, comprenant heures du lever, heures du coucher, déjeuners, lunchs, dîners, sieste, s’accomplissait avec une exactitude militaire. L’existence à Steam-House s’écoulait aussi régulièrement que dans le bungalow de Calcutta. Le paysage se modifiait incessamment à nos regards, sans que notre habitation eût semblé se déplacer. Nous étions absolument faits à cette nouvelle vie, comme un passager à la vie de bord d’un transatlantique, – moins la monotonie, car nous n’étions pas toujours enfermés dans un même horizon de mer.

A onze heures, ce jour-là, apparut dans la plaine un curieux mausolée, d’architecture mongole, qui a été dressé en l’honneur de deux saints personnages de l’Islam, Kassim-Soliman, père et fils. Une demi-heure après, c’était l’importante forteresse de Chunar, dont les pittoresques remparts couronnent un imprenable roc, élevé à pic de cent cinquante pieds au-dessus du Gange.

Il ne fut pas question de faire halte pour visiter cette forteresse, une des plus importantes de la vallée du Gange, située de manière à pouvoir économiser la poudre et les boulets en cas d’attaque. En effet, toute colonne d’assaut qui chercherait à atteindre ses murailles, serait écrasée par une avalanche de rochers disposés à cet effet.

Au pied s’étend la ville qui porte son nom, et dont les coquettes habitations disparaissent sous la verdure.

A Bénarès, on l’a vu, il existe plusieurs lieux privilégiés, qui sont considérés par les Indous comme les plus sacrés du monde. A bien compter, on en trouverait des centaines de ce genre, à la surface de la péninsule. La forteresse Chunar, elle aussi, possède une de ces miraculeuses stations. Là, on vous montre une plaque de marbre, sur laquelle un dieu quelconque vient régulièrement faire sa sieste quotidienne. Il est vrai que ce dieu est invisible. Aussi n’avons-nous pas cherché à le voir.

Le soir, le Géant d’Acier faisait halte près de Mirzapore pour y passer la nuit. Si la ville n’est point dépourvue de temples, elle a des usines aussi, et un port de chargement pour le coton que produit ce territoire. Ce sera, un jour, une riche cité commerçante.

Le lendemain, 25 mai, vers deux heures après midi, nous franchissions à gué la petite rivière la Tonsa, qui, à cette époque, n’avait pas un pied d’eau. A cinq heures, était dépassé le point ou se soude le grand embranchement de Bombay à Calcutta. Presque à l’endroit où la Jumna tombe dans le Gange, nous admirions le magnifique viaduc en fer, qui mouille ses seize piles, hautes de soixante pieds, dans les eaux de ce superbe affluent. Arrivés au pont de bateaux, long d’un kilomètre, qui réunit la rive droite à la rive gauche du fleuve, nous le traversions sans trop de difficultés, et, dans la soirée, nous venions camper à l’extrémité de l’un des faubourgs d’Allahabad.

La journée du 26 devait être consacrée à la visite de cette importante ville, de laquelle rayonnent les principaux chemins de fer de l’Indoustan. Elle est assise dans une admirable position, au milieu du plus riche territoire, entre les deux bras de la Jumna et du Gange.

La nature a certainement tout fait pour qu’Allahabad soit la capitale de l’Inde anglaise, le centre du gouvernement, la résidence du vice-roi. Il n’est donc pas impossible qu’elle le devienne un jour, si les cyclones jouent quelques mauvais tours à Calcutta, la métropole actuelle. Ce qui est certain, c’est que quelques bons esprits ont déjà entrevu et prévu cette éventualité. Dans ce grand corps qui s’appelle l’Inde, Allahabad est placée là où est le cœur, comme Paris est au cœur de la France. Il est vrai que Londres n’est pas au centre du Royaume-Uni, mais aussi Londres n’a-t-elle pas sur les grandes cités anglaises, Liverpool, Manchester, Birmingham, la prééminence de Paris sur toutes les autres villes de France.

«Et à partir de ce point, demandai-je à Banks, allons-nous marcher directement dans le nord?

– Oui, répondit Banks, ou du moins presque directement. Allahabad est, dans l’ouest, la limite de cette première partie de notre expédition.

– Enfin! s’écria le capitaine Hod, les grandes villes, c’est bien, mais les grandes plaines, les grandes jungles, c’est mieux! A continuer de suivre ainsi les railways, nous finirions par rouler dessus, et notre Géant d’Acier passerait à l’état de simple locomotive! Quelle déchéance!

– Rassurez-vous, Hod, répondit l’ingénieur, cela n’arrivera pas. Nous allons nous aventurer bientôt sur vos territoires de prédilection.

– Ainsi, Banks, nous irons droit à la frontière indo-chinoise, sans traverser Lucknow?

– Mon avis est d’éviter cette ville, et surtout Cawnpore, trop pleine de funestes souvenirs pour le colonel Munro.

– Vous avez raison, répliquai-je, et nous n’en passerons jamais assez loin!

– Dites-moi, Banks, demanda le capitaine Hod, pendant votre visite à Bénarès, vous n’avez rien appris sur Nana Sahib?

– Rien, répondit l’ingénieur. Il est probable que le gouverneur de Bombay aura été une fois de plus induit en erreur, et que le Nana n’a jamais reparu dans la présidence de Bombay.

– C’est probable, en effet, répondit le capitaine, sans quoi l’ancien rebelle aurait déjà fait parler de lui!

– Quoi qu’il en soit, dit Banks, j’ai hâte de quitter cette vallée du Gange, qui a été le théâtre de tant de désastres pendant l’insurrection des Cipayes, depuis Allahabad jusqu’à Cawnpore. Mais, surtout, que le nom de cette ville ne soit pas plus prononcé devant le colonel que le nom de Nana Sahib! Laissons-le maître de sa pensée.»

Le lendemain, Banks voulut encore m’accompagner pendant les quelques heures que j’allais consacrer à visiter Allahabad. Peut-être aurait-il fallu trois jours pour bien voir les trois villes qui la composent. Mais, en somme, elle est moins curieuse que Bénarès, bien qu’elle compte, elle aussi, parmi les cités saintes.

De la ville indoue, il n’y a rien à dire. C’est une agglomération de maisons basses, que séparent des rues étroites, dominées ça et là par des tamarins, qui sont magnifiques.

De la ville anglaise et des cantonnements, rien non plus. Belles avenues bien plantées, riches habitations, larges places, tous les éléments d’une ville destinée à devenir une grande capitale.

Le tout est situé dans une vaste plaine, limitée au nord et au sud par le double cours de la Jumna et du Gange. On l’appelle la «plaine des Aumônes», parce que les princes indous y sont venus de tout temps faire œuvres de charité. D’après ce que rapporte M. Rousselet, qui cite un passage de la Vie de Hionen Thsang, «il est plus méritoire de donner en ce lieu une pièce de monnaie que cent mille ailleurs.»

Le Dieu des chrétiens, lui, ne rend qu’au centuple. C’est cent fois moins, sans doute, mais il m’inspire plus de confiance.

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Un mot du fort d’Allahabad, qui est curieux à visiter. Il est construit à l’ouest de cette grande plaine des Aumônes, et profile hardiment ses hautes murailles en grès rouge, dont les projectiles peuvent, qu’on nous passe l’expression, «casser les bras» aux deux fleuves. Au milieu du fort, un palais, devenu un arsenal, autrefois résidence préférée du sultan Akbar, – dans un des coins, le Lât de Féroze-Schachs, superbe monolithe de trente-six pieds, qui supporte un lion, – non loin, un petit temple, que les Indous, auxquels on refuse l’entrée du fort, ne peuvent visiter, bien qu’il soit un des endroits les plus sacrés du monde: tels sont les principaux points de la forteresse qui attirent l’attention des touristes.

Banks m’apprit que le fort d’Allahabad avait aussi sa légende, qui rappelle la légende biblique, relative à la reconstruction du temple de Salomon, à Jérusalem.

Lorsque le sultan voulut bâtir le fort d’Allahabad, il paraît que les pierres se montrèrent fort récalcitrantes. Un mur était-il construit, il s’écroulait aussitôt. On consulta l’oracle. L’oracle répondit, comme toujours, qu’il fallait une victime volontaire pour conjurer le mauvais sort. Un Indou s’offrit en holocauste. Il fut sacrifié, et le fort s’acheva. Cet Indou se nommait Brog, et voilà pourquoi la ville est encore désignée aujourd’hui sous le double nom de Brog-Allahabad.

Banks me conduisit ensuite aux jardins de Khoursou, qui sont célèbres et méritent leur célébrité. Là, sous l’ombrage des plus beaux tamarins du monde, s’élèvent plusieurs mausolées mahométans. L’un d’eux est la dernière demeure du sultan dont ces jardins portent le nom. Sur l’un des murs en marbre blanc est incrustée la paume d’une main énorme. On nous la montra avec une complaisance qui nous avait manqué pour les empreintes sacrées de Gaya.

Il est vrai, ce n’était pas la trace du pied d’un dieu, mais celle de la main d’un simple mortel, petit neveu de Mahomet.

Pendant l’insurrection de 1857, le sang ne fut pas plus épargné à Allahabad qu’aux autres villes de la vallée du Gange. Le combat livré par l’armée royale aux révoltés, sur le champ de manœuvres de Bénarès, provoqua le soulèvement des troupes natives, et, en particulier, la révolte du 6e régiment de l’armée du Bengale. Huit enseignes furent massacrés, tout d’abord; mais, grâce à l’attitude énergique de quelques artilleurs européens, qui appartenaient au corps des invalides de Chounar, les Cipayes finirent par déposer les armes.

Dans les cantonnements, ce fut plus sérieux. Les natifs se soulevèrent, les prisons furent ouvertes, les docks furent pillés, les habitations européennes furent incendiées. Sur ces entrefaites, le colonel Neil, après avoir rétabli l’ordre à Bénarès, arriva avec son régiment et cent fusiliers du régiment de Madras. Il reprit le pont de bateaux sur les insurgés, enleva les faubourgs de la ville dans la journée du 18 juin, dispersa les membres d’un gouvernement provisoire qu’un musulman avait installé, et redevint maître de la province.

Pendant cette courte excursion à Allahabad, Banks et moi nous observâmes avec soin si nous étions suivis comme nous l’avions été à Bénarès. Mais, cette fois, nous ne vîmes rien de suspect.

«N’importe, me dit l’ingénieur, il faut toujours se défier! J’aurais voulu passer incognito, car le nom du colonel Munro est trop connu des natifs de cette province!»

Nous étions de retour à six heures pour le dîner. Sir Edward Munro, qui avait quitté le campement pendant une heure ou deux, était de retour et nous attendait. Quant au capitaine Hod, qui était allé rendre visite à quelques-uns de ses camarades en garnison dans les cantonnements, il rentrait presque en même temps que nous.

J’observai alors et je fis observer à Banks que le colonel Munro paraissait, non pas plus triste, mais plus soucieux que d’habitude. Il me semblait surprendre dans ses regards un feu que les larmes auraient dû y avoir noyé depuis longtemps!

«Vous avez raison, me répondit Banks, il y a quelque chose! Que s’est-il donc passé?

– Si vous interrogiez Mac Neil? dis-je.

– Oui, Mac Neil saura peut-être…»

Et l’ingénieur, quittant le salon, alla ouvrir la porte de la cabine du sergent.

Le sergent n’était pas là.

«Où est Mac Neil? demanda Banks à Goûmi, qui se disposait à nous servir à table.

– Il a quitté le campement, répondit Goûmi.

– Depuis quand?

– Depuis une heure environ, et par ordre du colonel Munro.

– Vous ne savez pas où il est allé?

– Non, monsieur Banks, et je ne saurais dire pourquoi il est parti.

– Il n’y a rien eu de nouveau ici depuis noire départ?

– Rien.»

Banks revint, m’apprit l’absence du sergent pour un motif que personne ne connaissait, et répéta:

«Je ne sais ce qu’il y a, mais très certainement il y a quelque chose! Attendons.»

On se mit à table. Le plus ordinairement, le colonel Munro prenait part à la conversation pendant les repas. Il aimait à se faire raconter nos excursions. Il s’intéressait à ce que nous avions fait pendant la journée. J’avais soin de ne jamais lui parler de ce qui pouvait lui rappeler, même de loin, l’insurrection des Cipayes. Je crois qu’il s’en apercevait; mais me tenait-il compte de ma réserve? Cela, d’ailleurs, ne laissait pas d’être assez difficile, lorsqu’il s’agissait de villes, telles que Bénarès ou Allahabad, qui avaient été le théâtre de scènes insurrectionnelles.

Aujourd’hui, et pendant ce dîner, je pouvais donc craindre d’être obligé de parler d’Allahabad. Crainte vaine. Le colonel Munro n’interrogea ni Banks ni moi sur l’emploi de notre journée. Il resta muet pendant toute la durée du repas. Sa préoccupation semblait même s’accroître avec l’heure. Il regardait fréquemment vers la route qui conduit aux cantonnements, et je crois même qu’il fut plusieurs fois sur le point de se lever de table pour mieux voir dans cette direction. C’était évidemment le retour du sergent Mac Neil que sir Edward Munro attendait avec impatience.

Le dîner se passa donc assez tristement. Le capitaine Hod interrogeait Banks du regard, pour lui demander ce qu’il y avait. Or, Banks n’en savait pas plus que lui.

Lorsque le dîner fut achevé, le colonel Munro, au lieu de rester à faire la sieste, suivant son habitude, descendit le marche-pied de la vérandah, fit quelques pas sur la route, y jeta une dernière fois un long regard; puis, se retournant vers nous:

«Banks, Hod, et vous aussi, Maucler, dit-il, voudriez-vous m’accompagner jusqu’aux premières maisons des cantonnements?»

Nous quittâmes immédiatement la table, à la suite du colonel, qui marchait lentement, sans prononcer une parole.

Après avoir fait une centaine de pas, sir Edward Munro s’arrêta devant un poteau qui se dressait sur la droite de la route, et sur lequel une notice était affichée.

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«Lisez,» dit-il.

C’était la notice, vieille de plus de deux mois déjà, qui mettait à prix la tête du nabab Nana Sahib, et dénonçait sa présence dans la présidence de Bombay.

Banks et Hod ne purent retenir un geste de désappointement. Jusqu’alors, aussi bien à Calcutta que pendant le cours du voyage, ils étaient parvenus à éviter que cette notice tombât sous les yeux du colonel. Un fâcheux hasard venait de déjouer leurs précautions!

«Banks, dit sir Edward Munro en saisissant la main de l’ingénieur, tu connaissais cette notice?»

Banks ne répondit pas.

«Tu savais, il y a deux mois, reprit le colonel, que la présence de Nana Sahib venait d’être signalée dans la présidence de Bombay, et tu ne m’as rien dit!»

Banks restait muet, ne sachant que répondre.

«Eh bien, oui, mon colonel, s’écria le capitaine Hod, oui, nous le savions, mais pourquoi vous le dire? Qui prouve que le fait qu’annonce cette notice soit vrai, et à quoi bon vous rappeler des souvenirs qui vous font tant de mal!

– Banks, s’écria le colonel Munro, dont la figure venait comme de se transformer, as-tu donc oublié que c’est à moi, à moi plus qu’à tout autre, qu’il appartient de faire justice de cet homme! Sache ceci: si j’ai consenti à quitter Calcutta, c’est que ce voyage devait me ramener vers le nord de l’Inde, c’est que je n’ai pas cru, un seul jour, à la mort de Nana Sahib, c’est que je n’ai jamais oublié mes devoirs de justicier! En partant avec vous, je n’ai eu qu’une idée, qu’un espoir! J’ai compté, pour me rapprocher de mon but, sur les hasards du voyage et sur l’aide de Dieu! J’ai eu raison! Dieu m’a conduit devant cette notice! Ce n’est plus au nord qu’il faut aller chercher Nana Sahib, c’est au sud! Soit! J’irai au sud!»

Nos pressentiments ne nous avaient donc pas trompés! Il n’était que trop vrai! Une arrière-pensée, mieux que cela, une idée fixe, dominait encore, dominait plus que jamais le colonel Munro. Il venait de nous la dévoiler tout entière.

«Munro, répondit Banks, si je ne t’ai parlé de rien, c’est que je ne croyais pas à la présence de Nana Sahib dans la présidence de Bombay. L’autorité, ce n’est pas douteux, a été trompée une fois de plus. En effet, cette notice est datée du 6 mars, et, depuis cette époque, rien n’est venu confirmer la nouvelle de l’apparition du nabab.»

Le colonel Munro ne répondit pas, tout d’abord, à cette observation de l’ingénieur. Il jeta encore un dernier regard sur la route. Puis:

«Mes amis, dit-il, je vais apprendre ce qu’il en est. Mac Neil est allé à Allahabad, avec une lettre pour le gouverneur. Dans un instant, je saurai si Nana Sahib a en effet sérieusement reparu dans une des provinces de l’ouest, s’il y est encore ou s’il a disparu.

– Et s’il y a été vu, si le fait est indubitable, Munro, que feras-tu? demanda Banks, qui saisit la main du colonel.

– Je partirai! répondit sir Edward Munro. J’irai partout où, au nom de la suprême justice, il est de mon devoir d’aller!

– Cela est absolument décidé, Munro?

– Oui, Banks, absolument. Vous continuerez votre voyage sans moi, mes amis…. Dès ce soir, j’aurai pris le train de Bombay.

– Soit, mais tu n’iras pas seul! répondit l’ingénieur, en se retournant vers nous. Nous t’accompagnerons, Munro!

– Oui! oui! mon colonel! s’écria le capitaine Hod. Nous ne vous laisserons pas partir sans nous! Au lieu de chasser les fauves, eh bien! nous chasserons les coquins!

– Colonel Munro, ajoutai-je, vous me permettrez de me joindre au capitaine et à vos amis!

– Oui, Maucler, répondit Banks, et, dès ce soir, nous aurons tous quitté Allahabad…

– Inutile!» dit une voix grave.

Nous nous retournâmes. Le sergent Mac Neil était devant nous, un journal à la main.

«Lisez, mon colonel, dit-il. Voici ce que le gouverneur m’a dit de mettre sous vos yeux.»

Et sir Edward Munro lut ce qui suit:

«Le gouverneur de la présidence de Bombay porte à la connaissance du public que la notice du 6 mars dernier, concernant le nabab Dandou-Pant, doit être considérée comme n’ayant plus d’objet. Hier, Nana Sahib, attaqué dans les défilés des monts Sautpourra, où il s’était réfugié avec sa troupe, a été tué dans la lutte. Il n’y a aucun doute possible sur son identité. Il a été reconnu par des habitants de Cawnpore et de Lucknow. Un doigt lui manquait à la main gauche, et l’on sait que Nana Sahib avait fait l’amputation de l’un de ses doigts, au moment où, par de fausses obsèques, il voulut faire croire à sa mort. Le royaume de l’Inde n’a donc plus rien à craindre des manœuvres du cruel nabab qui lui a coûté tant de sang.»

Le colonel Munro avait lu ces lignes d’une voix sourde; puis, il laissa tomber le journal.

Nous nous taisions. La mort de Nana Sahib, indiscutable cette fois, nous délivrait de toute crainte dans l’avenir.

Le colonel Munro, après quelques minutes de silence, passa sa main sur ses yeux comme pour effacer d’affreux souvenirs. Puis:

«Quand devons-nous quitter Allahabad? demanda-t-il.

– Demain, au point du jour, répondit l’ingénieur.

– Banks, reprit le colonel Munro, ne pouvons-nous nous arrêter quelques heures à Cawnpore?

– Tu veux?..

– Oui, Banks, je voudrais… je veux revoir encore une fois… une dernière fois Cawnpore!

– Nous y serons dans deux jours! répondit simplement l’ingénieur.

– Et après?… reprit le colonel Munro.

– Après?… répondit Banks, nous continuerons notre expédition vers le nord de l’Inde!

– Oui!… au nord! au nord!…» dit le colonel d’une voix qui me remua jusqu’au fond du cœur.

En vérité, il était à croire que sir Edward Munro conservait encore quelque doute sur l’issue de cette dernière lutte entre Nana Sahib et les agents de l’autorité anglaise. Avait-il raison contre ce qui semblait être l’évidence même?

L’avenir nous l’apprendra.

 

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