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Jules Verne

 

La maison à vapeur

Voyage à travers l’Inde septentrionale

 

 

 

Deuxième partie

(X-XII)

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 Chapitre X

Le lac Puturia

 

e lac Puturia, sur lequel Steam-House venait de trouver provisoirement refuge, est situé à quarante kilomètres environ dans l’est de Dumoh. Cette ville, chef-lieu de la province anglaise à laquelle elle donné son nom, est en voie de prospérité, et avec ses douze mille habitants, renforcés d’une petite garnison, elle commande cette dangereuse portion du Bundelkund. Mais, au delà de ses murailles, surtout vers la partie orientale du pays, dans la plus inculte région des Vindhyas, dont le lac occupe le centre, son influence ne se fait que difficilement sentir.

Après tout, que pouvait-il, maintenant, nous arriver de pire que cette rencontre d’éléphants, dont nous nous étions tirés sains et saufs?

La situation, cependant, ne laissait pas d’être inquiétante, puisque la plus grande partie de notre matériel avait disparu. L’une des voitures composant le train de Steam-House était anéantie. Il n’y avait aucun moyen de la «renflouer», pour employer une expression de la langue maritime. Renversée sur le sol, écrasée contre les roches, de sa carcasse, sur laquelle avait inévitablement passé la masse des éléphants, il ne devait plus rester que des débris informes.

Et cependant, en même temps qu’elle servait à loger le personnel de l’expédition, cette voiture contenait, non seulement la cuisine et l’office, mais aussi la réserve de nourriture et de munitions. De celles-ci, il ne nous restait plus qu’une douzaine de cartouches, mais il n’était pas probable que nous eussions à faire usage des armes à feu avant notre arrivée à Jubbulpore.

Quant à la nourriture, c’était une autre question, et plus difficile à résoudre.

En effet, il n’y avait plus rien des provisions de l’office. En admettant que, le lendemain soir, nous eussions pu atteindre la station, encore éloignée de soixante-dix kilomètres, il faudrait se résigner à passer vingt-quatre heures sans manger.

Ma foi, on en prendrait son parti!

Dans cette circonstance, le plus désolé de tous, ce fut naturellement monsieur Parazard. La perte de son office, la destruction de son laboratoire, la dispersion de sa réserve, l’avaient frappé au cœur. Il ne cacha pas son désespoir, et, oubliant les dangers auxquels nous venions presque miraculeusement d’échapper, il ne se montra préoccupé que de la situation personnelle qui lui était faite.

Donc, au moment où, réunis dans le salon, nous allions discuter le parti qu’il convenait de prendre dans ces circonstances, monsieur Parazard, toujours solennel, apparut sur le seuil et demanda à «faire une communication de la plus haute gravité.»

«Parlez, monsieur Parazard, lui répondit le colonel Munro, en l’invitant à entrer.

– Messieurs, dit gravement notre chef noir, vous n’êtes pas sans savoir que tout le matériel qu’emportait la seconde habitation de Steam-House a été détruit dans cette catastrophe! Au cas même où il nous serait resté quelques provisions, j’aurais été fort gêné, faute de cuisine, pour vous préparer un repas, si modeste qu’il fût.

– Nous le savons, monsieur Parazard, répondit le colonel Munro. Cela est regrettable, mais nous ferons comme nous pourrons, et nous jeûnerons, s’il faut jeûner.

– Cela est d’autant plus regrettable, en effet, messieurs, reprit notre chef, qu’à la vue de ces groupes d’éléphants qui nous assaillaient, et dont plus d’un est tombé sous vos balles meurtrières…

– Belle phrase, monsieur Parazard! dit le capitaine Hod. Avec quelques leçons, vous arriveriez à vous exprimer avec autant d’élégance que notre ami Mathias Van Guitt.»

Monsieur Parazard s’inclina devant ce compliment, qu’il prit très au sérieux, et, après un soupir, il continua ainsi:

«Je dis donc, messieurs, qu’une occasion unique de me signaler dans mes fonctions m’était offerte. La chair d’éléphant, quoi qu’on ait pu penser, n’est pas bonne en toutes ses parties, dont quelques-unes sont incontestablement dures et coriaces; mais il semble que l’Auteur de toutes choses ait voulu ménager, dans cette masse charnue, deux morceaux de premier choix, dignes d’être servis sur la table du vice-roi des Indes. J’ai nommé la langue de l’animal, qui est, extraordinairement savoureuse, lorsqu’elle est préparée d’après une recette dont l’application m’est exclusivement personnelle, et les pieds du pachyderme…

– Pachyderme?… Très bien, quoique proboscidien soit plus élégant, dit le capitaine Hod, en approuvant du geste.

– … Pieds, reprit monsieur Parazard, avec lesquels on fait un des meilleurs potages connus dans cet art culinaire dont je suis le représentant à Steam-House.

– Vous nous mettez l’eau à la bouche, monsieur Parazard, répondit Banks. Malheureusement d’une part, heureusement de l’autre, les éléphants ne nous ont pas suivis sur le lac, et je crains bien qu’il nous faille renoncer, pour quelque temps du moins, au potage de pied et au ragoût de langue de ce savoureux mais redoutable animal.

– Il ne serait pas possible, reprit le chef, de retourner à terre pour se procurer?…

– Cela n’est pas possible, monsieur Parazard. Si parfaites qu’eussent été vos préparations, nous ne pouvons courir ce risque.

– Eh bien, messieurs, reprit notre chef, veuillez recevoir l’expression de tous les regrets que me fait éprouver cette déplorable aventure.

– Vos regrets sont exprimés, monsieur Parazard, répondit le colonel Munro, et nous vous en donnons acte. Quant au dîner et au déjeuner, ne vous en préoccupez pas avant notre arrivée à Jubbulpore.

– Il ne me reste donc qu’à me retirer,» dit monsieur Parazard, en s’inclinant, sans rien perdre de la gravité qui lui était habituelle.

Nous aurions ri volontiers de l’attitude de notre chef, si nous n’eussions obéi à d’autres préoccupations.

En effet, une complication venait s’ajouter à tant d’autres. Banks nous apprit qu’en ce moment le plus regrettable n’était ni le manque de vivres, ni le manque de munitions, mais le défaut de combustible. Rien d’étonnant à cela, puisque, depuis quarante-huit heures, il n’avait pas été possible de renouveler la provision de bois nécessaire à l’alimentation de la machine. Toute la réserve était épuisée à notre arrivée au lac. Une heure de marche de plus, il eût été impossible de l’atteindre, et la première voiture de Steam-House aurait eu le même sort que la seconde.

«Maintenant, ajouta Banks, nous n’avons plus rien à brûler, la pression baisse, elle est déjà tombée à deux atmosphères, et il n’est aucun moyen de la relever!

– La situation est-elle donc aussi grave que tu semblés le croire, Banks? demanda le colonel Munro.

– S’il ne s’agissait que de revenir à la rive dont nous sommes peu éloignés encore, répondit Banks, ce serait faisable. Un quart d’heure suffirait à nous y ramener. Mais retourner là où le troupeau d’éléphants est encore réuni sans doute, ce serait trop imprudent. Non, il faut, au contraire, traverser le Puturia et chercher sur sa rive du sud un point de débarquement.

– Quelle peut être la largeur du lac en cet endroit? demanda le colonel Munro.

– Kâlagani évalue cette distance à sept ou huit milles environ. Or, dans les conditions où nous sommes, plusieurs heures seraient nécessaires pour la franchir, et, je vous le répète, avant quarante minutes, la machine ne sera plus en état de fonctionner.

– Eh bien, répondit sir Edward Munro, passons tranquillement la nuit sur le lac. Nous y sommes en sûreté. Demain, nous aviserons.»

C’était ce qu’il y avait de mieux à faire. Nous avions, d’ailleurs, grand besoin de repos. Au dernier lieu de halte, entouré de ce cercle d’éléphants, personne n’avait pu dormir à Steam-House, et la nuit, comme on dit, avait été une nuit blanche.

Mais si celle-là avait été blanche, celle ci devait être noire, et plus même qu’il ne convenait.

En effet, vers sept heures, un léger brouillard commença à se lever sur le lac. On se rappelle que de fortes brumes couraient déjà dans les hautes zones du ciel pendant la nuit précédente. Ici, une modification s’était produite, due aux différences de localités. Si, au campement des éléphants, ces vapeurs s’étaient maintenues à quelques centaines de pieds au-dessus du sol, il n’en fut pas de même à la surface du Puturia, grâce à l’évaporation des eaux. Après une journée assez chaude, il y eut confusion entre les hautes et les basses couches de l’atmosphère, et tout le lac ne tarda pas à disparaître sous un brouillard, peu intense d’abord, mais qui s’épaississait d’instant en instant.

Ceci était donc, comme l’avait dit Banks, une complication dont il y avait lieu de tenir compte.

Ainsi qu’il l’avait également annoncé, vers sept heures et demie, les derniers gémissements du Géant d’Acier se firent entendre, les coups de piston devinrent moins rapides, les pattes articulées cessèrent de battre l’eau, la pression descendit au-dessous d’une atmosphère. Plus de combustible, ni aucun moyen de s’en procurer.

Le Géant d’Acier et l’unique voiture qu’il remorquait alors flottaient paisiblement sur les eaux du lac, mais ne se déplaçaient plus.

Dans ces conditions, au milieu des brumes, il eût été difficile de relever exactement notre situation. Pendant le peu de temps que la machine avait fonctionné, le train s’était dirigé vers la rive sud-est du lac, afin d’y chercher un point de débarquement. Or, comme le Puturia affecte la forme d’un ovale assez allongé, il était possible que Steam-House ne fût plus trop éloigné de l’une ou l’autre de ses rives.

Il va sans dire que les cris des éléphants, qui nous avaient poursuivis pendant une heure environ, maintenant éteints dans l’éloignement, ne se faisaient plus entendre.

Nous causions donc des diverses éventualités que nous réservait cette nouvelle situation. Banks fit appeler Kâlagani, qu’il tenait à consulter.

L’Indou vint aussitôt et fut invité à donner son avis.

Nous étions réunis alors dans la salle à manger, qui, recevant le jour par la claire-voie supérieure, n’avait point de fenêtres latérales. De cette façon, l’éclat des lampes allumées ne pouvait se transmettre au dehors. Précaution utile, en somme, car mieux valait que la situation de Steam-House ne pût être connue des rôdeurs qui couraient peut-être les rives du lac.

Aux questions qui lui furent posées, Kâlagani, – du moins cela me parut ainsi, – sembla tout d’abord hésiter à répondre. Il s’agissait de déterminer la position que devait occuper le train flottant sur les eaux du Puturia, et je conviens que la réponse ne laissait pas d’être embarrassante. Peut-être une faible brise de nord-ouest avait-elle agi sur la masse de Steam-House? Peut-être aussi un léger courant nous entraînait-il vers la pointe inférieure du lac.

«Voyons, Kâlagani, dit Banks, en insistant, vous connaissez parfaitement quelle est l’étendue du Puturia?

– Sans doute, monsieur, répondit l’Indou, mais il est difficile, au milieu de cette brume…

– Pouvez-vous estimer approximativement la distance à laquelle nous sommes actuellement de la rive la plus rapprochée?

– Oui, répondit l’Indou, après avoir réfléchi quelque temps. Cette distance ne doit pas dépasser un mille et demi.

– Dans l’est? demanda Banks.

– Dans l’est.

– Ainsi donc, si nous accostions cette rive, nous serions plus près de Jubbulpore que de Dumoh?

– Assurément.

– C’est donc à Jubbulpore qu’il conviendrait de nous ravitailler, dit Banks. Or, qui sait quand et comment nous pourrons atteindre la rive! Cela peut durer un jour, deux jours, et nos provisions sont épuisées!

– Mais, dit Kâlagani, ne pourrait-on tenter, ou, au moins, l’un de nous ne pourrait-il tenter de prendre terre cette nuit même?

– Et comment?

– En gagnant la rive à la nage.

– Un mille et demi, au milieu de cet épais brouillard! répondit Banks. Ce serait risquer sa vie…

– Ce n’est point une raison pour ne pas l’essayer,» répondit l’Indou.

Je ne sais pourquoi, il me sembla encore que la voix de Kâlagani n’avait pas sa franchise habituelle.

«Tenteriez-vous de traverser le lac à la nage? demanda le colonel Munro, qui observait attentivement l’Indou.

– Oui, colonel, et j’ai lieu de croire que j’y réussirais.

– Eh bien, mon ami, reprit Banks, vous nous rendriez là un grand service! Une fois à terre, il vous serait facile d’atteindre la station de Jubbulpore et d’en amener les secours dont nous avons besoin.

– Je suis prêt à partir!» répondit simplement Kâlagani.

J’attendais que le colonel Munro remerciât notre guide, qui s’offrait à remplir une tâche assez périlleuse, en somme; mais, après l’avoir regardé avec une attention plus soutenue encore, il appela Goûmi.

Goûmi parut aussitôt.

«Goûmi, dit sir Edward Munro, tu es un excellent nageur?

– Oui, mon colonel.

– Un mille et demi à faire, cette nuit, sur ces eaux calmes du lac, ne t’embarrasseraient pas?

– Ni un mille, ni deux.

– Eh bien, reprit le colonel Munro, voici Kâlagani qui s’offre pour gagner à la nage la rive la plus rapprochée de Jubbulpore. Or, aussi bien sur le lac que dans cette partie du Bundelkund, deux hommes intelligents et hardis, pouvant se porter assistance, ont plus de chance de réussir. – Veux-tu accompagner Kâlagani?

– A l’instant, mon colonel, répondit Goûmi.

– Je n’ai besoin de personne, répondit Kâlagani, mais si le colonel Munro y tient, j’accepte volontiers Goûmi pour compagnon.

– Allez donc, mes amis, dit Banks, et soyez aussi prudents que vous êtes courageux!»

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Cela convenu, le colonel Munro, prenant Goûmi à l’écart, lui fit quelques recommandations, brièvement formulées. Cinq minutes après, les deux Indous, un paquet de vêtements sur leur tête, se laissaient glisser dans les eaux du lac. Le brouillard était très intense alors, et quelques brasses suffirent à les mettre hors de vue.

Je demandai alors au colonel Munro pourquoi il avait paru si désireux d’adjoindre un compagnon à Kâlagani.

«Mes amis, répondit sir Edward Munro, les réponses de cet Indou, dont je n’avais jamais suspecté jusqu’ici la fidélité, ne m’ont pas paru être franches!

– J’ai éprouvé la même impression, dis-je.

– Pour mon compte, je n’ai rien remarqué… fit observer l’ingénieur.

– Écoute, Banks, reprit le colonel Munro. En nous offrant de se rendre à terre, Kâlagani avait une arrière-pensée.

– Laquelle?

– Je ne sais, mais s’il a demandé à débarquer, ce n’est pas pour aller chercher des secours à Jubbulpore!

– Hein!» fit le capitaine Hod.

Banks regardait le colonel en fronçant les sourcils. Puis:

«Munro, dit-il, jusqu’ici cet Indou s’est toujours montré très dévoué, et plus particulièrement envers toi! Aujourd’hui, tu prétends que Kâlagani nous trahit! Quelle preuve en as-tu?

– Pendant que Kâlagani parlait, répondit le colonel Munro, j’ai vu sa peau noircir, et lorsque les gens à peau cuivrée noircissent, c’est qu’ils mentent! Vingt fois, j’ai pu confondre ainsi Indous et Bengalis, et jamais je ne me suis trompé. Je répète donc que Kâlagani, malgré toutes les présomptions en sa faveur, n’a pas dit la vérité.»

Cette observation de sir Edward Munro, – je l’ai souvent constaté depuis, – était fondée.

Quand ils mentent, les Indous noircissent légèrement comme les blancs rougissent. Ce symptôme n’avait pu échapper à la perspicacité du colonel, et il fallait tenir compte de son observation.

«Mais quels seraient donc les projets de Kâlagani, demanda Banks, et pourquoi nous trahirait-il?

– C’est ce que nous saurons plus tard… répondit le colonel Munro, trop tard peut-être!

– Trop tard, mon colonel! s’écria le capitaine Hod! Eh! nous ne sommes pas en perdition, j’imagine!

– En tout cas, Munro, reprit l’ingénieur, tu as bien fait de lui adjoindre Goûmi. Celui-là nous sera dévoué jusqu’à la mort. Adroit, intelligent, s’il soupçonne quelque danger, il saura….

– D’autant mieux, répondit le colonel Munro, qu’il est prévenu et se défiera de son compagnon.

– Bien, dit Banks. Maintenant, nous n’avons plus qu’à attendre le jour. Ce brouillard se lèvera sans doute avec le soleil, et nous verrons alors quel parti prendre!»

Attendre, en effet! Cette nuit devait donc se passer encore dans une insomnie complète.

Le brouillard s’était épaissi, mais rien ne faisait présager l’approche du mauvais temps. Et cela était heureux, car, si notre train pouvait flotter, il n’était pas fait pour «tenir la mer.» On pouvait donc espérer que toutes ces vésicules de vapeur se condenseraient au lever du jour, ce qui assurerait une belle journée pour le lendemain.

Donc, tandis que notre personnel prenait place dans la salle à manger, nous nous installâmes sur les divans du salon, causant peu, mais prêtant l’oreille à tous les bruits du dehors.

Tout à coup, vers deux heures après minuit, un concert de fauves vint troubler le silence de la nuit.

La rive était donc là, dans la direction du sud-est, mais elle devait être assez éloignée encore. Ces hurlements étaient encore très affaiblis par la distance, et cette distance, Banks ne l’évalua pas à moins d’un bon mille. Une troupe d’animaux sauvages, sans doute, était venue se désaltérer à la pointe extrême du lac.

Mais, bientôt aussi, il fut constaté que, sous l’influence d’une légère brise, le train flottant dérivait vers la rive, d’une façon lente et continue. En effet, non seulement ces cris arrivaient plus distinctement à notre oreille, mais on distinguait déjà le grave rugissement du tigre du hurlement enroué des panthères.

«Hein! ne put s’empêcher de dire le capitaine Hod, quelle occasion de tuer là son cinquantième!

– Une autre fois, mon capitaine! répondit Banks. Le jour venu, j’aime à penser qu’au moment où nous accosterons la rive, cette bande de fauves nous aura cédé la place!

– Y aurait-il quelque inconvénient, demandai-je, à mettre les fanaux électriques en activité?

– Je ne le pense pas, répondit Banks. Cette partie de la berge n’est très probablement occupée que par des animaux en train de boire. Il n’y a donc aucun inconvénient à tenter de la reconnaître.»

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Et, sur l’ordre de Banks, deux faisceaux lumineux furent projetés dans la direction du sud-est. Mais la lumière électrique, impuissante à percer cette opaque brume, ne put l’éclairer que dans un court secteur en avant de Steam-House, et la rive demeura absolument invisible à nos regards.

Cependant, ces hurlements, dont l’intensité s’accroissait peu à peu, indiquaient que le train ne cessait de dériver à la surface du lac. Évidemment, les animaux, rassemblés en cet endroit, devaient être fort nombreux. A cela rien d’étonnant, puisque le lac Puturia est comme un abreuvoir naturel pour les fauves de cette partie du Bundelkund.

«Pourvu que Goûmi et Kâlagani ne soient pas tombés au milieu de la bande! dit le capitaine Hod.

– Ce ne sont pas les tigres que je crains pour Goûmi!» répondit le colonel Munro.

Décidément, les soupçons n’avaient fait que grandir dans l’esprit du colonel. Pour ma part, je commençais à les partager. Et pourtant, les bons offices de Kâlagani, depuis notre arrivée dans la région de l’Himalaya, ses services incontestables, son dévouement dans ces deux circonstances où il avait risqué sa vie pour Sir Edward Munro et pour le capitaine Hod, tout témoignait en sa faveur. Mais, lorsque l’esprit se laisse entraîner au doute, la valeur des faits accomplis s’altère, leur physionomie change, on oublie le passé, on craint pour l’avenir.

Cependant, quel mobile pouvait pousser cet Indou à nous trahir? Avait-il des motifs de haine personnelle contre les hôtes de Steam-House? Non, assurément! Pourquoi les aurait-il attirés dans un guet-apens? C’était inexplicable. Chacun se livrait donc à des pensées fort confuses, et l’impatience nous prenait à attendre le dénouement de cette situation.

Soudain, vers quatre heures du matin, les animaux cessèrent brusquement leurs cris. Ce qui nous frappa tous, c’est qu’ils ne semblaient pas s’être éloignés peu à peu, les uns après les autres, donnant un dernier coup de gueule après une dernière lampée. Non, ce fut instantané. On eût dit qu’une circonstance fortuite venait de les troubler dans leur opération, et avait provoqué leur fuite. Évidemment, ils regagnaient leurs tanières, non en bêtes qui y rentrent, mais en bêtes qui se sauvent.

Le silence avait donc succédé au bruit, sans transition. Il y avait là un effet dont la cause nous échappait encore, mais qui ne laissa pas d’accroître notre inquiétude.

Par prudence, Banks donna l’ordre d’éteindre les fanaux. Si les animaux avaient fui devant quelque bande de ces coureurs de grande route qui fréquentent le Bundelkund et les Vindhyas, il fallait soigneusement cacher la situation de Steam-House.

Le silence, maintenant, n’était plus même troublé par le léger clapotis des eaux. La brise venait de tomber. Si le train continuait à dériver sous l’influence d’un courant, il était impossible de le savoir. Mais le jour ne pouvait tarder à paraître, et il balayerait sans doute ces brumes, qui n’occupaient que les basses couches de l’atmosphère.

Je regardai ma montre. Il était cinq heures. Sans le brouillard, l’aube eût déjà élargi le cercle de vision sur une portée de quelques milles. La rive aurait donc été en vue. Mais le voile ne se déchirait pas. Il fallait patienter encore.

Le colonel Munro, Mac Neil et moi, à l’avant du salon, Fox, Kâlouth et monsieur Parazard, à l’arrière de la salle à manger, Banks et Storr dans la tourelle, le capitaine Hod juché sur le dos du gigantesque animal, près de la trompe, comme un matelot de garde à l’avant d’un navire, nous attendions que l’un de nous criât: Terre!

Vers six heures, une petite brise se leva, à peine sensible, mais elle fraîchit bientôt. Les premiers rayons du soleil percèrent la brume, et l’horizon se découvrit à nos regards.

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La rive apparut dans le sud-est. Elle formait à l’extrémité du lac une sorte d’anse aiguë, très boisée sur son arrière-plan. Les vapeurs montèrent peu à peu et laissèrent voir un fond de montagnes, dont les cimes se dégagèrent rapidement.

«Terre!» avait crié le capitaine Hod.

Le train flottant n’était pas alors à plus de deux cents mètres du fond de l’anse du Puturia, et il dérivait sous la poussée de la brise, qui soufflait du nord-ouest.

Rien sur cette rive. Ni un animal, ni un être humain. Elle semblait être absolument déserte. Pas une habitation, d’ailleurs, pas une ferme sous l’épais couvert des premiers arbres. Il semblait donc que l’on pût atterrir sans danger.

Le vent aidant, l’accostage se fit avec facilité près d’une berge plate comme une grève de sable. Mais, faute de vapeur, il n’était possible ni de la remonter, ni de se lancer sur une route qui, à consulter la direction donnée par la boussole, devait être la route de Jubbulpore.

Sans perdre un instant, nous avions suivi le capitaine Hod, qui, le premier, avait saule sur la berge.

«Au combustible! cria Banks. Dans une heure, nous serons en pression, et en avant!»

La récolte était facile. Du bois, il y en avait partout sur le sol, et il était assez sec pour être immédiatement utilisé. Il suffisait donc d’en emplir le foyer, d’en charger le tender.

Tout le monde se mit à l’œuvre. Kâlouth seul demeura devant sa chaudière, pendant que nous ramassions du combustible pour vingt-quatre heures. C’était plus qu’il ne fallait pour atteindre la station de Jubbulpore, où le charbon ne nous manquerait pas. Quant à la nourriture, dont le besoin se faisait sentir, eh bien! il ne serait pas interdit aux chasseurs de l’expédition d’y pourvoir en route. Monsieur Pa-razard emprunterait le feu de Kâlouth, et nous apaiserions notre faim tant bien que mal.

Trois quarts d’heure après, la vapeur avait atteint une pression suffisante, le Géant d’Acier se mettait en mouvement, et il prenait enfin pied sur le talus de la berge, à l’entrée de la route.

«A Jubbulpore!» cria Banks.

Mais Storr n’avait pas eu le temps de donner un demi-tour au régulateur, que des cris furieux éclataient à la lisière de la forêt. Une bande, comptant au moins cent cinquante Indous, se jetait sur Steam-House. La tourelle du Géant d’Acier, la voiture, par l’avant et l’arrière, étaient envahies, avant même que nous eussions pu nous reconnaître!

Presque aussitôt, les Indous nous entraînaient à cinquante pas du train, et nous étions mis dans l’impossibilité de fuir!

Que l’on juge de notre colère, de notre rage, devant la scène de destruction et de pillage qui suivit. Les Indous, la hache à la main, se précipitèrent à l’assaut de Steam-House. Tout fut pillé, dévasté, anéanti. Du mobilier intérieur, il ne resta bientôt plus rien! Puis, le feu acheva l’œuvre de ruine, et, en quelques minutes, tout ce qui pouvait brûler de notre dernière voiture fut détruit par les flammes!

«Les gueux! les canailles!» s’écria le capitaine Hod, que plusieurs Indous pouvaient à peine contenir.

Mais, comme nous, il en était réduit à d’inutiles injures, que ces Indous ne semblaient même pas comprendre. Quant à échapper à ceux qui nous gardaient, il n’y fallait pas songer.

Les dernières flammes s’éteignirent, et il ne resta bientôt plus que la carcasse informe de cette pagode roulante, qui venait de traverser une moitié de la péninsule!

Les Indous s’étaient ensuite attaqués à notre Géant d’Acier. Ils auraient voulu le détruire, lui aussi! Mais là, ils furent impuissants. Ni la hache ni le feu ne pouvaient rien contre l’épaisse armature de tôle qui formait le corps de l’éléphant artificiel, ni contre la machine qu’il portait en lui. Malgré leurs efforts, il demeura intact, aux applaudissements du capitaine Hod, qui poussait des hurrahs de plaisir et de rage.

En ce moment, un homme parut. Ce devait être le chef de ces Indous.

Toute la bande vint aussitôt se ranger devant lui.

Un autre homme l’accompagnait. Tout s’expliqua. Cet homme, c’était notre guide, c’était Kâlagani.

De Goûmi, il n’y avait pas trace. Le fidèle avait disparu, le traître était resté. Sans doute, le dévouement de notre brave serviteur lui avait coûté la vie, et nous ne devions plus le revoir! Kâlagani s’avança vers le colonel Munro, et, froidement, sans baisser les yeux, le désignant:

«Celui-ci!» dit-il.

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Sur un geste, sir Edward Munro fut saisi, entraîné, et il disparut au milieu de la bande, qui remontait la route vers le sud, sans avoir pu ni nous serrer une dernière fois la main, ni nous donner un dernier adieu!

Le capitaine Hod, Banks, le sergent, Fox, tous, nous avions voulu nous dégager pour l’arracher aux mains de ces Indous!…

Cinquante bras nous avaient couchés à terre. Un mouvement de plus, nous étions égorgés.

«Pas de résistance!» dit Banks.

L’ingénieur avait raison. Nous na pouvions rien, en ce moment, pour délivrer le colonel Munro. Mieux valait donc se réserver en vue des événements ultérieurs.

Un quart d’heure après, les Indous nous abandonnaient à leur tour, et se lançaient sur les traces de la première bande. Les suivre eût amené une catastrophe, sans profit pour le colonel Munro, et, cependant, nous allions tout tenter pour le rejoindre…

«Pas un pas de plus,» dit Banks.

On lui obéit.

En somme, c’était donc bien au colonel Munro, à lui seul, qu’en voulaient ces Indous, amenés par Kâlagani. Quelles étaient les intentions de ce traître? Il ne pouvait agir pour son propre compte, évidemment. Mais alors à qui obéissait-il?… Le nom de Nana Sahib se présenta à mon esprit!…

 

Ici s’arrête le manuscrit qui a été rédigé par Maucler. Le jeune Français ne devait plus rien voir des événements qui allaient précipiter le dénouement de ce drame. Mais ces événements ont été connus plus tard, et, réunis sous la forme d’un récit, ils complètent la relation de ce voyage à travers l’Inde septentrionale.

 

 

 

 Chapitre XI

Face à face

 

es Thugs, de sanglante mémoire, dont l’Indoustan semble être délivré, ont laissé cependant des successeurs dignes d’eux. Ce sont les Dacoits, sortes de Thugs transformés. Les procédés d’exécution de ces malfaiteurs ont changé, le but des assassins n’est plus le même, mais le résultat est identique: c’est le meurtre prémédité, l’assassinat.

Il ne s’agit plus, sans doute, d’offrir une victime à la farouche Kâli, déesse de la mort. Si ces nouveaux fanatiques n’opèrent pas par strangulation, ils empoisonnent pour voler. Aux étrangleurs ont succédé des criminels plus pratiques, mais tout aussi redoutables.

Les Dacoits, qui forment des bandes à part sur certains territoires de la péninsule, accueillent tout ce que la justice anglo-indoue laisse passer de meurtriers à travers les mailles de son filet. Ils courent jour et nuit les grandes routes, surtout dans les régions les plus sauvages, et l’on sait que le Bundelkund offre des théâtres tout préparés pour ces scènes de violence et de pillage. Souvent même, ces bandits se réunissent en plus grand nombre pour attaquer un village isolé. La population n’a qu’une ressource alors, c’est de prendre la fuite; mais la torture, avec tous ses raffinements, attend ceux qui restent aux mains des Dacoits. Là reparaissent les traditions des chauffeurs de l’extrême Occident. A en croire M. Louis Rousselet, les «ruses de ces misérables, leurs moyens d’action, dépassent tout ce que les plus fantastiques romanciers ont jamais imaginé!»

C’était au pouvoir d’une bande de Dacoits, amenés par Kâlagani, qu’était tombé le colonel Munro. Avant qu’il eût eu le temps de se reconnaître, brutalement séparé de ses compagnons, il avait été entraîné sur la route de Jubbulpore.

La conduite de Kâlagani, depuis le jour où il était entré en relation avec les hôtes de Steam-House, n’avait été que celle d’un traître. C’était bien par Nana Sahib qu’il avait été dépêché. C’était bien par lui seul qu’il avait été choisi pour préparer ses vengeances.

On se souvient que, le 24 mai dernier, à Bhôpal, pendant les dernières fêtes du Moharum, auxquelles il s’était audacieusement mêlé, le nabab avait été prévenu du départ de sir Edward Munro pour les provinces septentrionales de l’Inde. Sur son ordre, Kâlagani, l’un des Indous les plus absolument dévoués à sa cause et à sa personne, avait quitté Bhôpal. Se lancer sur les traces du colonel, le retrouver, le suivre, ne plus le perdre de vue, jouer sa vie, s’il le fallait, pour se faire admettre dans l’entourage de l’implacable ennemi de Nana Sahib, telle était sa mission.

Kâlagani était parti sur l’heure, se dirigeant vers les contrées du nord. A Cawnpore, il avait pu rejoindre le train de Steam-House. Depuis ce moment, sans jamais se laisser voir, il avait guetté des occasions qui ne vinrent pas. C’est pourquoi, pendant que le colonel Munro et ses compagnons s’installaient au sanitarium de l’Himalaya, il se décidait à entrer au service de Mathias Van Guitt.

L’instinct de Kâlagani lui disait que des rapports presque quotidiens s’établiraient forcément entre le kraal et le sanitarium. C’est ce qui arriva, et, dès le premier jour, il fut assez heureux, non seulement pour se signaler à l’attention du colonel Munro, mais aussi pour acquérir des droits à sa reconnaissance.

Le plus fort était fait. On sait le reste. L’Indou vint souvent à Steam-House. Il fut mis au courant des projets ultérieurs de ses hôtes, il connut l’itinéraire que Banks se proposait de suivre. Dès lors, une seule idée domina tous ses actes: arriver à se faire accepter comme le guide de l’expédition, lorsqu’elle redescendrait vers le sud.

Pour atteindre ce but, Kâlagani ne négligea rien. Il n’hésita pas à risquer, non seulement la vie des autres, mais la sienne. Dans quelles circonstances? on ne l’a pas oublié.

En effet, la pensée lui était venue que, s’il accompagnait l’expédition, dès le début du voyage, tout en restant au service de Mathias Van Guitt, cela déjouerait tout soupçon et amènerait peut-être le colonel Munro à lui offrir ce qu’il voulait précisément obtenir.

Mais, pour en arriver là, il fallait que le fournisseur, privé de ses attelages de buffles, en fût réduit à réclamer l’aide du Géant d’Acier. De là cette attaque des fauves, – attaque inattendue, il est vrai, – mais dont Kâlagani sut profiter. Au risque de provoquer un désastre, il n’hésita pas, sans qu’on s’en aperçût, à retirer les barres qui maintenaient la porte du kraal. Les tigres, les panthères, se précipitèrent dans l’enceinte, les buffles furent dispersés ou anéantis, plusieurs Indous succombèrent, mais le plan de Kâlagani avait réussi. Mathias Van Guitt allait être forcé d’avoir recours au colonel Munro pour reprendre avec sa ménagerie roulante le chemin de Bombay.

En effet, renouveler ses attelages, dans cette région presque déserte de l’Himalaya, eût été difficile. En tout cas, ce fut Kâlagani qui se chargea de cette affaire pour le compte du fournisseur. Il va de soi qu’il n’y réussit point, et c’est ainsi que Mathias Van Guitt, marchant à la remorque du Géant d’Acier, descendit avec tout son personnel jusqu’à la station d’Etawah.

Là, le chemin de fer devait emporter le matériel delà ménagerie. Les chikaris furent donc congédiés, et Kâlagani, qui n’était plus utile, allait partager leur sort. C’est alors qu’il se montra très embarrassé de ce qu’il deviendrait. Banks y fut pris. Il se dit que cet Indou, intelligent et dévoué, connaissant parfaitement toute cette partie de l’Inde, pourrait rendre de véritables services. Il lui offrit d’être leur guide jusqu’à Bombay, et, de ce jour, le sort de l’expédition fut dans les mains de Kâlagani.

Nul ne pouvait soupçonner un traître dans cet Indou, toujours prêt à payer de sa personne.

Un instant, Kâlagani faillit se trahir. Ce fut lorsque Banks lui parla de la mort de Nana Sahib. Il ne sut retenir un geste d’incrédulité, et secoua la tête en homme qui n’y pouvait croire. Mais n’en eût-il pas été ainsi de tout Indou, pour qui le légendaire nabab était un de ces êtres surnaturels que la mort ne peut atteindre!

Kâlagani, à ce sujet, eut-il la confirmation de cette nouvelle, lorsque, – ce ne fut point un hasard, – il rencontra un de ses anciens compagnons dans la caravane des Banjaris? On l’ignore, mais il est à supposer qu’il sut exactement à quoi s’en tenir.

Quoi qu’il en soit, le traître n’abandonna pas ses odieux desseins, comme s’il eût voulu reprendre à son compte les projets du nabab.

C’est pourquoi Steam-House continua sa route à travers les défilés d’es Vindhyas, et, après les péripéties que l’on connaît, les voyageurs arrivèrent sur les bords du lac Puturia, auquel il fallut demander refuge.

Là, lorsque Kâlagani voulut quitter le train flottant, sous prétexte de se rendre à Jubbulpore, il se laissa deviner. Si maître de lui qu’il fût, un simple phénomène physiologique, qui ne pouvait échapper à la perspicacité du colonel, l’avait rendu suspect, et l’on sait maintenant que les soupçons de sir Edward Munro n’étaient que trop justifiés.

On le laissa partir, mais Goûmi lui fut adjoint. Tous deux se précipitèrent dans les eaux du lac, et, une heure après, ils avaient atteint la rive sud-est du Puturia.

Les voilà donc, marchant de concert, dans cette nuit obscure, l’un soupçonnant l’autre, l’autre ne se sachant pas soupçonné. L’avantage était alors pour Goûmi, ce second Mac Neil du colonel Munro.

Pendant trois heures, les deux Indous allèrent ainsi sur cette grande route, qui traverse les chaînons méridionaux des Vindhyas pour aboutir à la station de Jubbulpore. Le brouillard était beaucoup moins intense dans la campagne que sur le lac. Goûmi surveillait de près son compagnon. Un solide couteau était attaché à sa ceinture. Au premier mouvement suspect, très expéditif de caractère, il se proposait de bondir sur Kâlagani et de le mettre hors d’état de nuire.

Malheureusement, le fidèle Indou n’eut pas le temps d’agir comme il l’espérait.

La nuit, sans lune, était noire. A vingt pas, on n’eût pas distingué un homme en marche.

Il arriva donc, à l’un des tournants du chemin, qu’une voix se fit brusquement entendre, appelant Kâlagani.

«Oui! Nassim!» répondit l’Indou.

Et, au même moment, un cri aigu, très bizarre, retentit sur la gauche de la route.

Ce cri, c’était le «kisri» de ces farouches tribus du Gondwana, que Goûmi connaissait bien!

Goûmi, surpris, n’avait pu rien tenter. D’ailleurs, Kâlagani mort, qu’aurait-il pu faire contre toute une bande d’Indous à laquelle ce cri devait servir de ralliement. Un pressentiment lui dit de fuir, pour essayer le prévenir ses compagnons. Oui! rester libre, d’abord, puis revenir au lac, et chercher à rejoindre à la nage le Géant d’Acier pour l’empêcher d’accoster la rive, il n’y avait pas autre chose à faire.

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Goûmi n’hésita pas. Au moment où Kâlagani rejoignait ce Nassim qui lui avait répondu, il se jeta de côté et disparut dans les jungles qui bordaient la route.

Et, lorsque Kâlagani revint avec son complice, dans l’intention de se débarrasser du compagnon que lui avait imposé le colonel Munro, Goûmi n’était plus là.

Nassim était le chef d’une bande de Dacoits, dévoué à la cause de Nana Sahib. Lorsqu’il apprit la disparition de Goûmi, il lança ses hommes à travers les jungles. A tout prix, il voulait reprendre le hardi serviteur qui venait de s’échapper.

Les recherches furent inutiles. Goûmi, soit qu’il se fût perdu dans l’obscurité, soit qu’un trou quelconque lui servît de refuge, avait disparu, et il fallut renoncer à le retrouver.

Mais, en somme, que pouvaient-ils craindre, ces Dacoits, de Goûmi, livré à ses seules ressources, au milieu de cette région sauvage, à trois heures de marche déjà du lac Puturia, qu’il ne pourrait, quelle que fût sa diligence, rejoindre avant eux?

Kâlagani en prit donc son parti. Il conféra un instant avec le chef des Dacoits, qui semblait attendre ses ordres. Puis, tous, redescendant la route, se portèrent à grands pas dans la direction du lac.

Et maintenant, si cette troupe avait quitté les gorges des Vindhyas, où elle campait depuis quelque temps, c’est que Kâlagani avait pu faire connaître la prochaine arrivée du colonel Munro aux environs du lac Puturia. Par qui? Par cet Indou, qui n’était autre que Nassim et qui suivait la caravane des Banjaris. A qui? A celui dont la main dirigeait dans l’ombre toute cette machination!

En effet, ce qui s’était passé, ce qui se passait alors, c’était le résultat d’un plan bien arrêté, auquel le colonel Munro et ses compagnons ne pouvaient se soustraire. C’est pourquoi, au moment où le train accostait la pointe méridionale du lac, les Dacoits purent l’attaquer sous les ordres de Nassim et de Kâlagani.

Mais c’était au colonel Munro qu’on en voulait, à lui seul. Ses compagnons, abandonnés dans ce pays, leur dernière maison détruite, n’étaient plus à craindre. Il fut donc entraîné, et, à sept heures du matin, six milles le séparaient déjà du lac Puturia.

Que sir Edward Munro fût conduit par Kâlagani à la station de Jubbulpore, ce n’était pas admissible. Aussi se disait-il qu’il ne devait pas quitter la région des Vindhyas, et que, tombé au pouvoir de ses ennemis, il n’en sortirait peut-être jamais.

Cependant, cet homme courageux n’avait rien perdu de son sang-froid. Il allait, au milieu de ces farouches Indous, prêt à tout événement. Il affectait même de ne pas apercevoir Kâlagani. Le traître avait pris la tête de la troupe, et il en était bien le chef en effet. Quant à fuir, ce n’était pas possible. Bien qu’il ne fût pas garrotté, le colonel Munro ne voyait, ni en avant, ni en arrière, ni sur les flancs de son escorte, aucun vide qui eût pu lui livrer passage. D’ailleurs, il aurait été repris immédiatement.

Il réfléchissait donc aux conséquences de sa situation. Pouvait-il croire que la main de Nana Sahib fût dans tout ceci? Non! Pour lui, le nabab était bien mort. Mais, quelque compagnon de l’ancien chef des rebelles, Balao Rao peut être, n’avait-il pas résolu de satisfaire sa haine, en accomplissant cette vengeance, à laquelle son frère avait voué sa vie? Sir Edward Munro pressentait quelque manœuvre de ce genre.

En même temps, il songeait au malheureux Goûmi, qui n’était pas prisonnier des Dacoits. Avait-il pu s’échapper? c’était possible. N’avait-il pas tout d’abord succombé? c’était plus probable. Pouvait-on compter sur son aide, au cas où il serait sain et sauf? c’était difficile.

En effet, si Goûmi avait cru devoir pousser jusqu’à la station de Jubbulpore pour y chercher secours, il arriverait trop tard.

Si, au contraire, il était venu rejoindre Banks et ses compagnons à la pointe méridionale du lac, que feraient ceux-ci, presque dépourvus de munitions? Se jetteraient-ils sur la route de Jubbulpore?… Mais, avant qu’ils eussent pu l’atteindre, le prisonnier aurait déjà été entraîné dans quelque inaccessible retraite des Vindhyas!

Donc, de ce côté, il ne fallait garder aucun espoir.

Le colonel Munro envisageait froidement la situation. Il ne désespérait pas, n’étant point homme à se laisser abattre, mais il préférait voir les choses dans toute leur réalité, au lieu de s’abandonner à quelque illusion indigne d’un esprit que rien ne pouvait troubler.

Cependant, la troupe marchait avec une extrême rapidité. Évidemment, Nassim et Kâlagani voulaient arriver, avant le coucher du soleil, à quelque rendez-vous convenu, où se déciderait le sort du colonel. Si le traître était pressé, sir Edward Munro ne l’était pas moins d’en finir, quelle que fût la fin qui l’attendit.

Une seule fois, vers midi, pendant une demi-heure, Kâlagani fit faire halte. Les Dacoits étaient pourvus de vivres et mangèrent sur le bord d’un petit ruisseau.

Un peu de pain et de viande sèche fut mis à la disposition du colonel, qui ne refusa point d’y toucher. Il n’avait rien pris depuis la veille, et ne voulait pas donner à ses ennemis la joie de le voir faiblir physiquement à l’heure suprême.

A ce moment, près de seize milles avaient été franchis pendant cette marche forcée. Sur l’ordre de Kâlagani, on se remit en route, en suivant toujours la direction de Jubbulpore.

Ce ne fut que vers cinq heures du soir que la bande des Dacoits abandonna le grand chemin, pour se jeter sur la gauche. Si donc le colonel Munro avait pu conserver un semblant d’espoir, tant qu’il le suivait, il comprit alors qu’il n’était plus qu’entre les mains de Dieu.

Un quart d’heure après, Kâlagani et les siens traversaient un étroit défilé, qui formait l’extrême limite de la vallée de la Nerbudda, vers la partie la plus sauvage de Bundelkund.

L’endroit était situé à trois cent cinquante kilomètres environ du pâl de Tandit, dans l’est de ces monts Sautpourra, que l’on peut considérer comme le prolongement occidental des Vindhyas.

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Là, sur un des derniers contreforts, s’élevait la vieille forteresse de Ripore, abandonnée depuis longtemps, parce qu’elle ne pouvait être ravitaillée, pour peu que les défilés de l’ouest fussent occupés par l’ennemi.

Cette forteresse dominait un des derniers saillants de la chaîne, une sorte de redan naturel, haut de cinq cents pieds, qui surplombait un large évasement de la gorge, au milieu des croupes avoisinantes. On ne pouvait y accéder que par un étroit sentier, tortueusement évidé dans le massif rocheux, sentier à peine praticable pour des piétons.

Là, sur ce plateau, se profilaient encore des courtines démantelées, quelques bastions en ruines. Au milieu de l’esplanade, fermée sur l’abîme par un parapet de pierre, se dressait un bâtiment, à demi détruit, qui servait autrefois de caserne à la petite garnison de Ripore, et dont on n’aurait pas voulu maintenant pour étable.

Sur le milieu du plateau central, un seul engin restait de tous ceux qui s’allongeaient autrefois à travers les embrasures du parapet. C’était un énorme canon, braqué vers la face antérieure de l’esplanade. Trop lourd pour être descendu, trop détérioré, d’ailleurs, pour conserver une valeur quelconque, il avait été laissé là, sur son affût, livré aux morsures de la rouille qui rongeait son enveloppe de fer.

C’était bien, par sa longueur et par sa grosseur, le digne pendant du célèbre canon de bronze de Bhilsa, qui fut fondu au temps de Jehanghir, énorme pièce, longue de six mètres, avec un calibre de quarante-quatre. On eût pu le comparer également au non moins fameux canon de Bidjapour, dont la détonation, au dire des indigènes, n’eût pas laissé debout un seul des monuments de la cité.

Telle était la forteresse de Ripore, où le prisonnier fut amené par la troupe de Kâlagani. Il était cinq heures du soir, quand il y arriva, après une journée de marche de plus de vingt-cinq milles.

En face duquel de ses ennemis le colonel Munro allait-il enfin se trouver? Il ne devait pas tarder à l’apprendre.

Un groupe d’Indous occupait alors le bâtiment en ruines, qui s’élevait au fond de l’esplanade. Ce groupe s’en détacha, tandis que la bande des Dacoits se rangeait en cercle le long du parapet.

Le colonel Munro occupait le centre de ce cercle. Les bras croisés, il attendait.

Kâlagani quitta la place qu’il occupait dans le rang, et fit quelques pas au devant du groupe.

Un Indou, simplement vêtu, marchait en tête.

Kâlagani s’arrêta devant lui et s’inclina. L’Indou lui tendit une main que Kâlagani baisa respectueusement. Un signe de tête lui témoigna qu’on était content de ses services.

Puis, l’Indou s’avança vers le prisonnier, lentement, mais l’œil en feu, avec tous les symptômes d’une colère à peine contenue. On eût dit d’un fauve marchant sur sa proie.

Le colonel Munro le laissa approcher, sans reculer d’un pas, le regardant avec autant de fixité qu’il était regardé lui-même.

Lorsque l’Indou ne fut plus qu’à cinq pas de lui:

«Ce n’est que Balao Rao, le frère du nabab! dit le colonel, d’un ton qui indiquait le plus profond mépris.

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– Regarde mieux! répondit l’Indou.

– Nana Sahib! s’écria le colonel Munro, en reculant, cette fois, malgré lui. Nana Sahib vivant!…»

Oui, le nabab lui-même, l’ancien chef de la révolte des Cipayes, l’implacable ennemi de Munro!

Mais qui avait donc succombé dans la rencontre au pâl de Tandît? C’était Balao Rao, son frère.

L’extraordinaire ressemblance de ces deux hommes, tous deux grêlés à la face, tous deux amputés du même doigt de la même main, avait trompé les soldats de Lucknow et de Cawnpore. Ceux-ci n’avaient pas hésité à reconnaître le nabab dans celui qui n’était que son frère, et il eût été impossible de ne pas commettre cette méprise. Ainsi, lorsque la communication, faite aux autorités, annonça la mort du nabab, Nana Sahib vivait encore: c’était Balao Rao qui n’était plus.

Cette nouvelle circonstance, Nana Sahib avait eu grand soin de l’exploiter. Une fois de plus, elle lui assurait une sécurité presque absolue. En effet, son frère ne devait pas être recherché par la police anglaise avec le même acharnement que lui, et il ne le fut pas. Non seulement les massacres de Cawnpore ne lui étaient point imputés, mais il n’avait pas sur les Indous du centre l’influence pernicieuse que possédait le nabab.

Nana Sahib, se voyant traqué de si près, avait donc résolu de faire le mort jusqu’au moment où il pourrait définitivement agir, et, renonçant temporairement à ses projets insurrectionnels, il s’était donné tout entier à sa vengeance. Jamais, d’ailleurs, les circonstances n’avaient été plus favorables. Le colonel Munro, toujours surveillé par ses agents, venait de quitter Calcutta pour un voyage qui devait le conduire à Bombay. Ne serait-il pas possible de l’amener dans la région des Vindhyas, à travers les provinces du Bundelkund? Nana Sahib le pensa, et ce fut dans ce but qu’il lui dépêcha l’intelligent Kâlagani.

Le nabab quitta alors le pâl de Tandît, qui ne lui offrait plus un abri sûr. Il s’enfonça dans la vallée de la Nerbudda, jusqu’aux dernières gorges des Vindhyas. Là s’élevait la forteresse de Ripore, qui lui parut un lieu de refuge où la police ne songerait guère à le relancer, puisqu’elle devait le croire mort.

Nana Sahib s’y installa donc avec les quelques Indous dévoués à sa personne. Il les renforça bientôt d’une bande de Dacoits, dignes de se ranger sous les ordres d’un tel chef, et il attendit.

Mais qu’attendait-il depuis quatre mois? Que Kâlagani eût rempli sa mission, et lui fit connaître la prochaine arrivée, du colonel Munro dans cette partie des Vindhyas, où il serait sous sa main.

Toutefois, une crainte s’empara de Nana Sahib. Ce fut que la nouvelle de sa mort, répandue dans toute la péninsule, n’arrivât aux oreilles de Kâlagani. Si celui-ci y ajoutait foi, n’abandonnerait-il pas son œuvre de trahison vis-à-vis du colonel Munro?

De là, l’envoi d’un autre Indou à travers les routes du Bundelkund, ce Nassim qui, mêlé à la caravane des Banjaris, rencontra le train de Steam-House sur la route du Scindia, se mit en communication avec Kâlagani, et l’instruisit du véritable état des choses.

Cela fait, Nassim, sans perdre une heure, revint à la forteresse de Ripore, et il informa Nana Sahib de tout ce qui s’était passé depuis le jour où Kâlagani avait quitté Bhopal. Le colonel Munro et ses compagnons s’avançaient à petites journées vers les Vindhyas, Kâlagani les guidait, et c’était aux environs du lac Puturia qu’il fallait les attendre.

Tout avait donc réussi aux souhaits du nabab. Sa vengeance ne pouvait plus lui échapper.

Et, en effet, ce soir-là, le colonel Munro était seul, désarmé, en sa présence, à sa merci.

Après les premiers mots échangés, ces deux hommes se regardèrent un instant sans prononcer une seule parole.

Mais, soudain, l’image de lady Munro repassant plus vivement devant ses yeux, le colonel eut comme un afflux de sang de son cœur à sa tête. Il s’élança sur le meurtrier des prisonniers de Cawnpore!…

Nana Sahib se contenta de faire deux pas en arrière.

Trois Indous s’étaient subitement jetés sur le colonel, et ils le maîtrisèrent, non sans peine.

Cependant, sir Edward Munro avait repris possession de lui-même. Le nabab le comprit sans doute, car, d’un geste, il écarta les Indous.

Les deux ennemis se retrouvèrent de nouveau face à face.

«Munro, dit Nana Sahib, les tiens ont attaché à la bouche de leurs canons les cent vingt prisonniers de Peschawar, et, depuis ce jour, plus de douze cents Cipayes ont péri de cette épouvantable mort! Les tiens ont massacré sans pitié les fugitifs de Lahore, ils ont égorgé, après la prise de Delhi, trois princes et vingt-neuf membres de la famille du roi, ils ont massacré à Lucknow six mille des nôtres, et trois mille après la campagne du Pendjab! En tout, par le canon, le fusil, la potence ou le sabre, cent vingt mille officiers ou soldats natifs et deux cent mille indigènes ont payé de leur vie ce soulèvement pour l’indépendance nationale!

– A mort! à mort!» s’écrièrent les Dacoits et les Indous rangés autour de Nana Sahib.

Le nabab leur imposa silence de la main, et attendit que le colonel Munro voulût lui répondre.

Le colonel ne répondit pas.

«Quant à toi, Munro, reprit le nabab, tu as tué de ta main la Rani de Jansi, ma fidèle compagne… et elle n’est pas encore vengée!»

Pas de réponse du colonel Munro.

«Enfin, il y a quatre mois, dit Nana Sahib, mon frère Balao Rao est tombé sous les balles anglaises dirigées contre moi… et mon frère n’est pas encore vengé!

– A mort! A mort!»

Ces cris éclatèrent avec plus de violence, celle fois, et toute la bande fit un mouvement pour se ruer sur le prisonnier.

«Silence! s’écria Nana Sahib. Attendez l’heure de la justice!»

Tous se turent.

«Munro, reprit le nabab, c’est un de tes ancêtres, c’est Hector Munro, qui a osé appliquer pour la première fois cet épouvantable supplice, dont les tiens ont fait un si terrible usage pendant la guerre de 1857! C’est lui qui a donné l’ordre d’attacher vivants, à la bouche de ses canons, des Indous, nos parents, nos frères…»

Nouveaux cris, nouvelles démonstrations, que Nana Sahib n’aurait pu réprimer cette fois. Aussi:

«Représailles pour représailles! ajouta-t-il. Munro, tu périras comme tant des nôtres ont péri!»

Puis, se retournant:

«Vois ce canon!»

Et le nabab montrait l’énorme pièce, longue de plus de cinq mètres, qui occupait le centre de l’esplanade.

«Tu vas être attaché, dit-il, à la bouche de ce canon! Il est chargé, et demain, au lever du soleil, sa détonation, se prolongeant jusqu’aux fonds de Vindhyas, apprendra à tous que la vengeance de Nana Sahib est enfin accomplie!»

Le colonel Munro regardait fixement le nabab avec un calme que l’annonce de son prochain supplice ne pouvait troubler.

«C’est bien, dit-il, tu fais ce que j’aurais fait, si tu étais tombé entre mes mains!»

Et, de lui-même, le colonel Munro alla se placer devant la bouche du canon, à laquelle, les mains liées derrière le dos, il fut attaché par de fortes cordes.

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Et alors, pendant une longue heure, toute cette bande de Dacoits et d’Indous vint l’insulter lâchement. On eût dît des Sioux de l’Amérique du Nord autour d’un prisonnier enchaîné au poteau du supplice.

Le colonel Munro demeura impassible devant l’outrage, comme il voulait l’être devant la mort.

Puis, la nuit venue, Nana Sahib, Kâlagani et Nassim se retirèrent dans la vieille caserne. Toute la bande, lasse enfin, quitta la place et rejoignit ses chefs.

Sir Edward Munro resta en présence de la mort et de Dieu.

 

 

 

Chapitre XII

A la bouche d’un canon

 

e silence ne dura pas longtemps. Des provisions avaient été mises à la disposition de la bande des Dacoits. Pendant qu’ils mangeaient, on pouvait les entendre crier, vociférer, sous l’influence de cette violente liqueur d’arak, dont ils faisaient un usage immodéré.

Mais tout ce vacarme s’apaisa peu à peu. Le sommeil ne devait pas tarder à s’emparer de ces brutes, très surmenées déjà par une longue journée de fatigue.

Sir Edward Munro allait-il donc être laissé sans gardien jusqu’au moment où sonnerait l’heure de sa mort? Nana Sahib ne ferait-il pas veiller sur son prisonnier, bien que celui-ci, solidement attaché par les triples tours de corde qui lui cerclaient les bras et la poitrine, fût hors d’état de faire un mouvement?

Le colonel se le demandait, quand, vers huit heures, il vit un Indou quitter la caserne et s’avancer sur l’esplanade.

Cet Indou avait pour consigne de rester pendant toute la nuit auprès du colonel Munro.

Tout d’abord, après avoir traversé obliquement le plateau, il vint droit au canon, afin de s’assurer que le prisonnier était toujours là. D’une main vigoureuse, il essaya lés cordes, qui ne cédèrent point. Puis, sans s’adresser au colonel, mais se parlant à lui-même:

«Dix livres de bonne poudre! dit-il. Il y a longtemps que le vieux canon de Ripore n’a parlé, mais, demain, il parlera!…»

Cette réflexion amena un sourire de dédain sur le fier visage du colonel Munro. La mort n’était pas pour l’effrayer, si épouvantable qu’elle dût être.

L’indou, après avoir examiné la partie antérieure de la bouche à feu, revint un peu en arrière, caressa de sa main l’épaisse culasse, et son doigt se posa un instant sur la lumière, que la poudre de l’amorce emplissait jusqu’à l’orifice.

Puis, l’Indou resta appuyé sur le bouton de la culasse. Il semblait avoir absolument oublié que le prisonnier fût là, comme un patient au pied du gibet, attendant que la trappe se dérobe sous lui.

Indifférence ou effet de l’arak qu’il venait de boire, l’Indou chantonnait entre ses dents un vieux refrain du Goundwana. Il s’interrompait et recommençait, comme un homme auquel, sous l’influence d’une demi-ivresse, sa pensée échappe peu à peu.

Un quart d’heure plus tard, l’Indou se redressa. Sa main se promena sur la croupe du canon. Il en fit le tour, et, s’arrêtant devant le colonel Munro, il le regarda en murmurant d’incohérentes paroles. Par instinct, ses doigts saisirent une dernière fois les cordes, comme pour les serrer plus solidement; puis, hochant la tête, en homme qui est rassuré, il alla s’accouder sur le parapet, à une dizaine de pas, vers la gauche de la bouche à feu.

Pendant dix minutes encore, l’Indou demeura dans cette position, tantôt tourné vers le plateau, tantôt penché en dehors, et plongeant ses regards dans l’abîme qui se creusait au pied de la forteresse.

Il était visible qu’il faisait un dernier effort pour ne pas succomber au sommeil. Mais enfin, la fatigue l’emportant, il se laissa glisser jusqu’au sol, s’y étendit, et l’ombre du parapet le rendit absolument invisible.

La nuit, d’ailleurs, était déjà profonde. D’épais nuages, immobiles, s’allongeaient sur le ciel. L’atmosphère était aussi calme que si les molécules de l’air eussent été soudées l’une à loutre. Les bruits de la vallée n’arrivaient pas à cette hauteur. Le silence était absolu.

Ce qu’allait être une telle nuit d’angoisses pour le colonel Munro, il convient de le dire, à l’honneur de cet homme énergique. Pas un instant, il ne songea à cette dernière seconde de sa vie, pendant laquelle les tissus de son corps, rompus violemment, ses membres effroyablement dispersés, iraient se perdre dans l’espace. Ce ne serait qu’un coup de foudre, après tout, et ce n’était pas là de quoi ébranler une nature sur laquelle jamais effroi physique ou moral n’avait eu prise. Quelques heures lui restaient encore à vivre: elles appartenaient à cette existence, qui avait été si heureuse pendant sa plus longue période. Sa vie se rouvrait tout entière avec une singulière précision. Tout son passé se représentait à son esprit.

L’image de lady Munro se dressait devant lui. Il la revoyait, il l’entendait, cette infortunée qu’il pleurait comme aux premier jours, non plus des yeux, mais du cœur! Il la retrouvait jeune fille, au milieu de cette funeste ville de Cawnpore, dans cette habitation où il l’avait pour la première fois admirée, connue, aimée! Ces quelques années de bonheur, brusquement terminées par la plus épouvantable des catastrophes, se ravivèrent dans son esprit. Tous leurs détails, si légers qu’ils fussent, lui revinrent à la mémoire avec une telle netteté, que la réalité n’eut peut-être pas été plus «réelle»! Le milieu de la nuit était déjà passé que sir Edward Munro ne s’en était pas aperçu. Il avait vécu tout entier dans ses souvenirs, sans que rien l’en eût pu distraire, là-bas, près de sa femme adorée. En trois heures s’étaient résumés les trois ans qu’il avait vécus près d’elle! Oui! son imagination l’avait irrésistiblement enlevé de ce plateau de la forteresse de Ripore, elle l’avait arraché à la bouche de ce canon, dont le premier rayon du soleil allait, pour ainsi dire, enflammer l’amorce!

Mais alors, l’horrible dénouement du siège de Cawnpore lui apparut, l’emprisonnement de lady Munro et de sa mère dans le Bibi-Ghar, le massacre de leurs malheureuses compagnes, et enfin ce puits, tombeau de deux cents victimes, sur lequel, quatre mois auparavant, il était allé une dernière fois pleurer.

Et cet odieux Nana Sahib qui était là, à quelques pas, derrière des murs de cette caserne en ruines, l’ordonnateur des massacres, le meurtrier de lady Munro et de tant d’autres infortunées! Et c’était entre ses mains qu’il venait de tomber, lui, qui avait voulu se faire le justicier de cet assassin que la justice n’avait pu atteindre!

Sir Edward Munro, sous la poussée d’une colère aveugle, fit un effort désespéré pour rompre ses liens. Les cordes craquèrent, et les nœuds, resserrés, lui entrèrent dans les chairs. Il poussa un cri, non de douleur, mais d’impuissante rage.

A ce cri, l’Indou, étendu dans l’ombre du parapet, redressa la tête. Le sentiment de sa situation le reprit. Il se souvint qu’il était le gardien du prisonnier.

Il se releva donc, s’avança en hésitant vers le colonel Munro, lui posa la main sur l’épaule, pour s’assurer qu’il était toujours là, et, du ton d’un homme à moitié endormi:

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«Demain, dit-il, au lever du soleil… Boum!»

Puis, il retourna vers le parapet, afin d’y reprendre un point d’appui. Dès qu’il l’eut touché, il se coucha sur le sol et ne tarda pas à s’assoupir complètement.

A la suite de cet inutile effort, une sorte de calme avait repris le colonel Munro. Le cours de ses pensées se modifia, sans qu’il songeât davantage au sort qui l’attendait. Par une association d’idées toute naturelle, il pensa à ses amis, à ses compagnons. Il se demanda si, eux aussi, n’étaient pas tombés entre les mains d’une autre bande de ces Dacoits qui fourmillent dans les Vindhyas, si on ne leur réservait pas un sort identique au sien, et cette pensée lui serra le cœur.

Mais, presque aussitôt, il se dit que cela ne pouvait être. En effet, si le nabab avait résolu leur mort, il les aurait réunis à lui dans le même supplice. Il eût voulut doubler ses angoisses de celles de ses amis. Non! ce n’était que sur lui, sur lui seul, – il essayait de l’espérer, – que Nana Sahib voulait assouvir sa haine!

Cependant, si déjà et par impossible, Banks, le capitaine Hod, Maucler, étaient libres, que faisaient-ils? Avaient-ils pris la route de Jubbulpore, sur laquelle le Géant d’Acier, que n’avaient pu détruire les Dacoits, pouvait les transporter rapidement? Là, les secours ne manqueraient pas! Mais à quoi bon? Comment auraient-ils su où était le colonel Munro? Nul ne connaissait cette forteresse de Ripore. ce repaire de Nana Sahib. Et, d’ailleurs, pourquoi le nom du nabab leur serait-il venu à la pensée? Nana Sahib n’était-il pas mort pour eux? N’avait-il pas succombé à l’attaque du pâl de Tandît? Non! ils ne pouvaient rien pour le prisonnier!

Du côté de Goûmi, nul espoir non plus. Kâlagani avait eu tout intérêt à se défaire de ce dévoué serviteur, et puisque Goûmi n’était pas là, c’est qu’il avait précédé son maître dans la mort!

Compter sur une chance quelconque de salut, c’eût été inutile. Le colonel Munro n’était point homme à s’illusionner. Il voyait les choses dans leur vrai, et il revint à ses premières pensées, au souvenir des jours heureux qui emplissait son cœur.

Combien d’heures s’étaient écoulées, pendant qu’il rêvait ainsi, il lui eût été difficile de l’évaluer. La nuit était toujours obscure. Rien n’apparaissait encore à la cime des montagnes de l’est, qui annonçât les premières lueurs de l’aube.

Cependant, il devait être environ quatre heures du matin, lorsque l’attention du colonel Munro fut attirée par un phénomène assez singulier. Jusqu’à ce moment, pendant ce retour sur son existence passée, il avait plutôt regardé en dedans qu’en dehors de lui. Les objets extérieurs, peu distincts au milieu de ces profondes ténèbres, n’auraient pu le distraire; mais alors, ses yeux devinrent plus fixes, et toutes les images, évoquées dans son souvenir, s’effacèrent soudain devant une sorte d’apparition, aussi inattendue qu’inexplicable.

En effet, le colonel Munro n’était plus seul sur le plateau de Ripore. Une lumière, encore indécise, venait de se montrer vers l’extrémité du sentier, à la poterne de la forteresse. Elle allait et venait, vacillante, trouble, menaçant de s’éteindre, reprenant son éclat, comme si elle eût été tenue par une main peu sûre.

Dans la situation où se trouvait le prisonnier, tout incident pouvait avoir son importance. Ses yeux ne quittèrent donc plus ce feu. Il observa qu’une sorte de vapeur fuligineuse s’en dégageait et qu’il était mobile. D’où cette conclusion qu’il ne devait pas être enfermé dans un fanal.

«Un de mes compagnons, se dit le colonel Munro… Goûmi peut-être! Mais non!… Il ne serait pas là avec une lumière qui le trahirait… Qu’est-ce donc?»

Le feu s’approchait lentement. Il glissa, d’abord, le long du mur de la vieille caserne, et sir Edward Munro put craindre qu’il ne fût aperçu de quelques-uns des Indous endormis au dedans.

Il n’en fut rien. Le feu passa sans être remarqué. Parfois, lorsque la main qui le portait s’agitait d’un mouvement fébrile, il se ravivait et brillait d’un plus vif éclat.

Bientôt le feu eut atteint le mur du parapet, et il en suivit la crête, comme une flamme de Saint-Elme dans les nuits d’orage.

Alors le colonel Munro commença à distinguer une sorte de fantôme, sans forme appréciable, une «ombre», que cette lumière éclairait vaguement. L’être quelconque, qui s’avançait ainsi, devait être recouvert d’un long pagne, sous lequel se cachaient ses bras et sa tête.

Le prisonnier ne remuait pas. Il retenait son souffle. Il craignait d’effaroucher cette apparition, de voir s’éteindre la flamme dont la clarté la guidait dans l’ombre. Il était aussi immobile que la pesante pièce de métal qui semblait le tenir dans son énorme gueule.

Cependant, le fantôme continuait à glisser le long du parapet. Ne pouvait-il arriver qu’il heurtât le corps de l’Indou endormi? Non. L’Indou était étendu à gauche du canon, et l’apparition venait par la droite, s’arrêtant parfois, puis reprenant sa marche, à petits pas.

Enfin, elle fut bientôt assez rapprochée pour que le colonel Munro pût la distinguer plus nettement.

C’était un être de moyenne taille, dont un long pagne, en effet, recouvrait tout le corps. De ce pagne sortait une main, qui tenait une branche de résine enflammée.

«Quelque fou, qui a l’habitude de visiter le campement des Dacoits, se dit le colonel Munro, et auquel on ne prend plus garde! Au lieu d’un feu, que n’a-t-il un poignard à la main!… Peut-être pourrais-je?…»

Ce n’était point un fou, et, cependant, sir Edward Munro avait à peu près deviné.

C’était la folle de la vallée de la Nerbudda, l’inconsciente créature, qui, depuis quatre mois, errait à travers les Vindhyas, toujours respectée et hospitalièrement accueillie de ces Gounds superstitieux. Ni Nana Sahib, ni aucun de ses compagnons ne savaient quelle part la «Flamme Errante» avait prise à l’attaque du pâl de Tandît. Souvent ils l’avaient rencontrée dans cette partie montagneuse du Bundelkund, et ils ne s’étaient jamais inquiétés de sa présence. Plusieurs fois déjà, dans ses courses incessantes, elle avait porté ses pas jusqu’à la forteresse de Ripore, et nul n’avait songé à l’en chasser. Ce n’était que le hasard de ses pérégrinations nocturnes qui venait de l’y amener cette nuit même.

Le colonel Munro ne savait rien de ce qui concernait la folle. De la Flamme Errante, il n’avait jamais entendu parler, et pourtant, cet être inconnu qui s’approchait, qui allait le toucher, lui parler peut-être, faisait battre son cœur avec une inexplicable violence.

Peu à peu, la folle s’était rapprochée du canon. Sa résine ne jetait plus que de faibles lueurs, et elle ne semblait pas voir le prisonnier, bien qu’elle fût en face de lui, et que ses yeux fussent presque visibles à travers ce pagne, percé de trous comme la cagoule d’un pénitent.

Sir Edward Munro ne bougeait pas. Ni par un mouvement de tête, ni par un mot, il n’essayait d’attirer l’attention de cette étrange créature.

D’ailleurs, elle revint presque aussitôt sur ses pas, de manière à faire le tour de l’énorme pièce, à la surface de laquelle sa résine dessinait de petites ombres flottantes.

Comprenait-elle, l’insensée, à quoi devait servir ce canon, allongé là comme un monstre, pourquoi cet homme était attaché à cette gueule, qui allait vomir le tonnerre et l’éclair au premier rayon du jour?

Non, sans doute. La Flamme Errante était là, comme elle était partout, inconsciemment. Elle errait, cette nuit, ainsi qu’elle l’avait déjà fait bien des fois, sur le plateau de Ripore. Puis, elle le quitterait, elle redescendrait le sentier sinueux, elle regagnerait la vallée, et reporterait ses pas là où la pousserait son imagination falotte.

Le colonel Munro, qui pouvait librement tourner la tête, suivait tous ses mouvements. Il la vit passer derrière la pièce. De là, elle se dirigea de manière à rejoindre le mur du parapet, afin de le suivre, sans doute, jusqu’au point où il se reliait à la poterne.

En effet, la Flamme Errante marcha ainsi, mais, s’étant arrêtée soudain, à quelques pas de l’Indou endormi, elle se retourna. Quelque lien invisible l’empêchait-il donc d’aller plus avant? Quoi qu’il en soit, un inexplicable instinct la ramena vers le colonel Munro, et elle demeura encore immobile devant lui.

Cette fois, le cœur de sir Edward Munro battit avec une telle force, qu’il eût voulu y porter ses mains pour le contenir!

La Flamme Errante s’était approchée plus près. Elle avait élevé sa résine à la hauteur du visage du prisonnier, comme si elle eût voulu le mieux voir. A travers les trous de sa cagoule, ses yeux s’allumèrent d’une flamme ardente.

Le colonel Munro, involontairement fasciné parce feu, la dévorait du regard.

Alors, la main gauche de la folle écarta peu à peu les plis de son pagne. Bientôt son visage se montra à découvert, et, à ce moment, de sa main droite, elle agita la résine, qui jeta une lueur plus intense.

Un cri! – un cri à demi étouffé, – s’échappa de la poitrine du prisonnier.

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«Laurence! Laurence!»

Il se crut fou à son tour!… Ses yeux se fermèrent un instant.

C’était lady Munro! Oui! lady Munro elle-même, – qui se dressait devant lui!

«Laurence… toi… toi!» répéta-t-il.

Lady Munro ne répondit rien. Elle ne le reconnaissait pas. Elle ne semblait même pas l’entendre.

«Laurence! Folle! folle, oui!… mais vivante!»

Sir Edward Munro n’avait pu se tromper à une prétendue ressemblance. L’image de sa jeune femme était trop profondément gravée en lui. Non! même après neuf années d’une séparation qu’il devait croire éternelle, c’était lady Munro, changée sans doute, mais belle encore, c’était lady Munro, échappée par miracle aux bourreaux de Nana Sahib, qui était devant lui!

L’infortunée, après avoir tout fait pour défendre sa mère, égorgée sous ses yeux, était tombée. Frappée, mais non mortellement, et confondue avec tant d’autres, une des dernières elle fut précipitée dans le puits de Cawnpore, sur les victimes amoncelées qui le remplissaient déjà. La nuit venue, un suprême instinct de conservation la ramena à la margelle du puits, – l’instinct seul, car la raison, à la suite de ces effroyables scènes, l’avait déjà abandonnée. Après tout ce qu’elle avait souffert depuis le commencement du siège, dans la prison du Bibi-Ghar, sur le théâtre du massacre, après avoir vu égorger sa mère, sa tête s’était perdue. Elle était folle, folle, mais vivante! ainsi que venait de le reconnaître Munro. Folle, elle s’était traînée hors du puits, elle avait rôdé aux environs, elle avait pu quitter la ville, au moment où Nana Sahib et les siens l’abandonnaient, après la sanglante exécution. Folle, elle s’était sauvée dans les ténèbres, allant devant elle, à travers la campagne. Évitant les villes, fuyant les territoires habités, ça et là recueillie par de pauvres raïots, respectée comme un être privé de raison, la pauvre folle était allée ainsi jusqu’aux monts Sautpourra, jusqu’aux Vindhyas! Et, morte pour tous, depuis neuf ans, mais l’esprit toujours frappé par le souvenir des incendies du siège, elle errait sans cesse!

Oui! c’était bien elle!

Le colonel Munro l’appela encore…. Elle ne répondit pas. Que n’aurait-il pas donné pour pouvoir l’étreindre dans ses bras, l’enlever, l’emporter, recommencer près d’elle une nouvelle existence, lui rendre la raison à force de soins et d’amour!… Et il était lié à cette masse de métal, le sang coulait de ses bras par les entailles qu’y creusaient ces cordes, et rien ne pouvait l’arracher avec elle de ce lieu maudit!

Quel supplice, quelle torture, que n’avait même pu rêver la cruelle imagination de Nana Sahib! Ah! si ce monstre eût été là, s’il eût su que lady Munro était en son pouvoir, quelle horrible joie il en eût ressenti! Quel raffinement il aurait sans doute ajouté aux angoisses du prisonnier!

«Laurence! Laurence!» répétait sir Edward Munro.

Et il l’appelait à voix haute, au risque de réveiller l’Indou, endormi à quelques pas, au risque d’attirer les Dacoits, couchés dans la vieille caserne, et Nana Sahib lui-même!

Mais lady Munro, sans comprendre, continuait à le regarder de ses yeux hagards. Elle ne voyait rien, des épouvantables souffrances que subissait cet infortuné, qui la retrouvait au moment où lui-même allait mourir! Sa tête se balançait, comme si elle n’eût pas voulu répondre!

Quelques minutes s’écoulèrent ainsi; puis, sa main s’abaissa, son voile retomba sur sa figure, et elle recula d’un pas.

Le colonel Munro crut qu’elle allait s’enfuir!

«Laurence!» cria-t-il une dernière fois, comme s’il lui eût jeté un suprême adieu.

Mais non! Lady Munro ne songeait pas à quitter le plateau de Ripore, et la situation, quelque épouvantable qu’elle fût déjà, allait encore s’aggraver.

En effet, lady Munro s’arrêta. Évidemment, ce canon avait attiré son attention. Peut-être s’éveillait-il en elle quelque souvenir obscurci du siège de Cawnpore! Elle revint donc, à pas lents. Sa main, qui tenait la résine, promenait sa flamme sur le tube de métal, et il suffisait d’une étincelle, enflammant l’amorce, pour que le coup partît!

Munro allait-il donc mourir de cette main?

Cette idée, il ne put la supporter! Mieux valait périr sous les yeux de Nana Sahib et des siens!

Munro allait appeler, réveiller ses bourreaux!…

Soudain, il sentit de l’intérieur du canon une main presser ses mains, attachées derrière son dos. C’était la pression d’une main amie qui cherchait à dénouer ses liens. Bientôt, le froid d’une lame d’acier, se glissant avec précaution entre les cordes et ses poignets, l’avertit que, dans l’âme même de cette pièce énorme, se tenait, mais par quel miracle! un libérateur.

Il ne pouvait s’y tromper! On coupait les cordes qui l’attachaient!…

En une seconde, ce fut fait! Il put faire un pas en avant. Il était libre!

Si maître de lui qu’il fût, un cri allait le perdre!…

Une main s’allongea hors de la pièce… Munro la saisit, il la tira, et un homme, qui venait de se dégager par un dernier effort de l’orifice du canon, tombait à ses pieds.

C’était Goûmi!

Le fidèle serviteur, après s’être échappé, avait continué à remonter la route de Jubbulpore, au lieu de revenir au lac, vers lequel se dirigeait la troupe de Nassim. Arrivé au chemin de Ripore, il avait dû se cacher une seconde fois. Un groupe d’Indous était là, parlant du colonel Munro que les Dacoits, dirigés par Kâlagani, allaient amener à la forteresse, où Nana Sahib lui réservait la mort par le canon. Sans hésiter, Goûmi s’était glissé dans l’ombre jusqu’au sentier tournant, il avait atteint l’esplanade, en ce moment déserte. Et alors, l’idée héroïque lui était venue de s’introduire dans l’énorme engin, en véritable clown qu’il était, avec la pensée de délivrer son maître, si les circonstances s’y prêtaient, ou, s’il ne pouvait le sauver, de se confondre avec lui dans la même mort!

«Le jour va venir! dit Goûmi à voix basse. Fuyons!

– Et lady Munro?»

Le colonel montrait la folle, debout, immobile. Sa main était, en ce moment, posée sur la culasse du canon.

«Dans nos bras… maître…» répondit Goûmi, sans demander d’autre explication.

Il était trop tard!

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Au moment où le colonel et Goûmi s’approchaient d’elle pour la saisir, lady Munro, voulant leur échapper, se raccrocha de la main à la pièce, sa résine s’abattit sur l’amorce, et une effroyable détonation, répercutée par les échos des Vindhyas, remplit d’un roulement de tonnerre toute la vallée de la Nerbudda.

 

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