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Jules Verne

 

Maître du monde

 

(Chapitre VII-X)

 

 

Illustrations George Roux

Collection Hetzel

 

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre VII

Et de trois.

 

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e l’avoue, tout d’abord, ma surprise fut grande à la lecture de cette lettre. Des oh! et des ah! s’échappèrent de ma bouche. La vieille servante me regardait, ne sachant trop que penser.

«Est-ce que monsieur vient de recevoir une mauvaise nouvelle?…»

À cette demande de Grad – je n’avais guère de secrets pour elle –, je répondis simplement en lui lisant la lettre depuis la première jusqu’à la dernière ligne.

Grad écoutait, me regardant avec une réelle inquiétude…

«Un mystificateur, sans doute, fis-je en haussant les épaules.

– À moins que ce ne soit le diable, puisque cela vient du pays du diable!» ajouta Grad, toujours hantée d’interventions diaboliques.

Resté seul, je parcourus de nouveau cette lettre si inattendue, et, après réflexions, je m’en tins à l’idée qu’elle devait être l’oeuvre d’un mauvais plaisant. Pas d’erreur possible… Mon aventure était connue… Les journaux ayant raconté en détails notre mission dans la Caroline du Nord et la tentative faite pour franchir l’enceinte du Great-Eyry, tout le monde savait pour quelles raisons, M. Smith et moi, nous n’avions pu réussir… Et alors un farceur, comme il s’en rencontre, même en Amérique, a pris la plume, et, pour se moquer, a écrit cette lettre des plus comminatoires.

En effet, à supposer que l’aire en question servît de refuge à une bande de malfaiteurs, devant craindre que la police ne découvrît leur retraite, ce n’est pas l’un d’eux qui aurait commis l’imprudence de la dévoiler… N’avaient-ils pas un intérêt majeur à ce que leur présence dans ce repaire demeurât ignorée?… Ne serait-ce pas inciter les agents à faire de nouvelles recherches en cette région des Montagnes-Bleues?… Quand il s’agirait de capturer un ramassis de gens suspects, on saurait bien les atteindre!… La mélinite ou la dynamite parviendraient à éventrer l’enceinte… Il est vrai, comment ces malfaiteurs avaient-ils pu y pénétrer, à moins qu’il n’existât un passage que nous n’avions pas découvert?… Quoi qu’il en fût, et même en admettant cette hypothèse, jamais l’un d’eux n’aurait eu l’imprudence de m’adresser cette lettre…

Restait donc cette explication: c’était qu’elle fût de la main d’un mystificateur, ou d’un fou, et, à mon avis, je ne devais pas autrement m’en inquiéter ni même m’en préoccuper.

Aussi, ayant eu un instant la pensée d’en donner communication à M. Ward, je décidai de ne point le faire. Il n’y eût attaché aucune importance, à cette lettre. Cependant, je me gardai de la déchirer, et c’est dans mon bureau qu’elle fut serrée à tout hasard. S’il m’arrivait d’autres épîtres de ce genre, avec les mêmes initiales, je les joindrais à celle-ci, sans leur accorder plus de créance.

Plusieurs jours s’écoulèrent, pendant lesquels je me rendis comme d’habitude à l’hôtel de la police. J’avais quelques rapports à terminer, et rien ne me faisait prévoir que j’eusse à quitter prochainement Washington. Il est vrai, en notre partie, est-on jamais sûr du lendemain? Mainte affaire peut se présenter qui vous oblige à courir les États-Unis depuis l’Oregon jusqu’à la Floride, depuis le Maine jusqu’au Texas!…

Et, – cette idée me revenait souvent: si j’étais chargé d’une nouvelle mission, et si je ne réussissais pas mieux que dans la campagne du Great-Eyry, je n’aurais plus qu’à démissionner et à prendre ma retraite!…

En ce qui concerne l’affaire du ou des chauffeurs, on n’en entendait plus parler. Je savais que le gouvernement avait ordonné de surveiller les routes, les fleuves, les lacs, toutes les eaux américaines. Mais peut-on exercer une surveillance effective sur un immense pays qui s’étend du 60e méridien au 125e, et du 30e degré de latitude au 45e!… Avec l’Atlantique d’un côté, le Pacifique de l’autre, le vaste golfe du Mexique, qui baigne ses côtes méridionales, l’introuvable bateau n’avait-il pas là un immense champ d’évolution, où il devait être insaisissable?…

Mais, je le répète, ni l’un ni l’autre appareil n’avait été revu, et, on le sait, lors de ses dernières apparitions, son inventeur n’avait pas précisément choisi les endroits les moins fréquentés, cette grande route du Wisconsin, un jour de courses, ces parages de Boston, incessamment sillonnés par des milliers de navires!…

Si donc cet inventeur n’avait pas péri – ce qui pouvait s’admettre d’ailleurs, – ou il était maintenant hors de l’Amérique, peut-être dans les mers de l’Ancien Continent, ou il se cachait en quelque retraite connue de lui seul, et, à moins que le hasard…

«Eh! me répétais-je parfois, en fait de retraite, aussi secrète qu’inaccessible, ce fantastique personnage n’aurait pas mieux trouvé que le Great-Eyry!… Il est vrai, un bateau ne saurait pas y pénétrer plus qu’une automobile!… Seuls les grands oiseaux, aigles où condors, peuvent y chercher refuge!»

Je dois noter que, depuis mon retour à Washington, aucun nouveau déchaînement de flammes n’avait effrayé les habitants du district. M. Elias Smith ne m’ayant point écrit à ce sujet, j’en concluais avec raison qu’il ne se produisait rien d’anormal. Tout donnait à penser que les deux affaires, auxquelles s’étaient si passionnément attachées la curiosité et l’inquiétude publiques, allaient tomber dans un complet oubli.

Le 19 juin, vers neuf heures, je me rendais à mon bureau, quand, en sortant de la maison, je remarquai deux individus, qui me regardèrent avec une certaine insistance. Ne les connaissant pas, je n’y pris garde, et, si mon attention fut attirée à ce sujet, c’est que la bonne Grad m’en parla à mon retour.

Depuis quelques jours, ma vieille servante avait observé que deux hommes semblaient m’épier dans la rue: ils faisaient les cent pas devant ma demeure, et me suivaient, paraît-il, lorsque je remontais Long-Street pour me rendre à l’hôtel de la police.

«Vous êtes sûre de ce que vous dites?… demandai-je.

– Oui, monsieur, et, pas plus tard qu’hier, quand vous rentriez, ces individus, qui marchaient sur vos talons, sont partis, dès que la porte a été fermée!

– Voyons, Grad, ce n’est point une erreur…

– Non, monsieur.

– Et, si vous rencontriez ces deux hommes, vous les reconnaîtriez?…

– Je les reconnaîtrais.

– Allons… allons, ma bonne Grad, répliquai-je en riant, je vois que vous possédez un véritable flair de policeman!… Il faudra que je vous engage dans la brigade de sûreté!…

– Plaisantez, monsieur, plaisantez!… J’ai de bons yeux encore et n’ai point besoin de lunettes pour dévisager les gens!… On vous espionne, ce n’est pas douteux, et vous feriez bien de mettre quelques agents sur la piste de ces espions!…

– Je vous le promets, Grad, répondis-je pour satisfaire la vieille femme, et, avec un de mes détectives, je saurai bientôt à quoi m’en tenir sur ces personnages suspects.»

Au fond, je ne prenais point cette communication au sérieux.

J’ajoutai, cependant:

«Lorsque je sortirai, j’observerai avec plus d’attention les passants…

– Ce sera prudent, monsieur!»

Grad s’alarmant facilement d’ailleurs, je ne sais pourquoi je ne voulais pas attacher d’importance à son dire.

«Si je les revois, reprit-elle, je vous préviendrai, monsieur, avant que vous mettiez le pied dehors…

– C’est entendu!»

Et j’interrompis la conversation, prévoyant bien que, à la continuer, Grad finirait par assurer que c’était Belzébuth et un de ses acolytes que j’avais à mes trousses.

Les deux journées suivantes, il fut manifeste que personne ne m’épiait ni à ma sortie ni à ma rentrée. J’en conclus que Grad avait fait erreur.

Or, dans la matinée du 22 juin, après avoir monté l’escalier, aussi rapidement que le lui permettait son âge, voici que Grad pousse la porte de ma chambre, et, à demi essoufflée, me dit:

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«Monsieur… monsieur…

– Qu’y a-t-il, Grad?…

– Ils sont là…

– Qui?… demandai-je, songeant à tout autre chose qu’à la «filature» dont j’eusse été l’objet.

– Les deux espions…

– Ah! ces fameux espions…

– Eux-mêmes… dans la rue, en face de vos fenêtres, observant la maison, attendant que vous sortiez!»

Je m’approchai de la fenêtre et, le rideau légèrement soulevé, afin de ne point donner l’éveil, j’aperçus deux hommes sur le trottoir.

Deux, en effet, taille moyenne, vigoureusement constitués, larges épaules, d’un âge entre trente-cinq et quarante ans, vêtus comme le sont d’ordinaire les gens de la campagne, chapeau de feutre ombrageant la tête, pantalon d’épaisse laine, fortes bottes, bâton à la main.

Nul doute, ils examinaient, avec obstination, la porte et les fenêtres de ma demeure. Puis, après avoir échangé quelques paroles, ils faisaient une dizaine de pas sur le trottoir et revenaient prendre leur poste.

«Ce sont bien les individus que vous aviez déjà remarqués, Grad?… demandai-je.

– Sûrement, monsieur!»

En somme, je ne pouvais plus croire à une erreur de ma vieille servante, et je me promis d’éclaircir cette affaire. Quant à suivre moi-même ces hommes, non! ils m’auraient aussitôt reconnu et à quoi m’eût servi de m’adresser directement à eux?… Aujourd’hui même, un agent sera de garde devant la maison, et, s’ils reparaissent le soir ou le lendemain, on les filera à leur tour… On les accompagnera jusqu’où il leur plaira d’aller, et leur identité finira par être établie.

Maintenant, m’attendaient-ils pour m’escorter jusqu’à l’hôtel de la police?… C’est ce que j’allais voir, et, s’ils le faisaient, ce serait peut-être l’occasion de leur offrir une hospitalité dont ils ne nous remercieraient pas.

Je pris mon chapeau, et, tandis que Grad restait près de la fenêtre, je descendis, j’ouvris la porte, je mis le pied dans la rue.

Les deux hommes n’étaient plus là.

Mais leur signalement, gravé dans ma mémoire, ne s’en effacerait plus.

Malgré toute l’attention que j’y apportai, je ne pus les apercevoir.

À partir de ce jour, d’ailleurs, ni Grad ni moi, nous ne les revîmes devant la maison, et ils ne se rencontrèrent plus sur ma route.

Peut-être, après tout, en admettant que j’eusse été l’objet d’un espionnage, savaient-ils de moi ce qu’ils désiraient savoir, maintenant qu’ils m’avaient vu de leurs yeux, et je finis par ne point accorder à cette affaire plus d’importance qu’à la lettre aux initiales M. D. M.

Or, voici que la curiosité publique fut sollicitée de nouveau et dans des circonstances vraiment extraordinaires.

Il est bon de rappeler, tout d’abord, que les journaux n’entretenaient plus leurs lecteurs des phénomènes du Great-Eyry, qui ne s’étaient pas renouvelés. Même silence sur l’automobile et le bateau, dont nos meilleurs agents n’avaient pu trouver trace. Et, très vraisemblablement, tout cela eût été oublié, si un fait nouveau ne fût venu remettre ces incidents en mémoire.

Dans le numéro du 22 juin, des milliers de lecteurs purent lire l’article suivant, publié par l’Evening Star, et que toutes les feuilles de l’Union reproduisirent le lendemain:

«Le lac Kirdall, situé dans le Kansas, à quatre-vingts milles à l’ouest de Topeka, le chef-lieu, est peu connu. Il mérite cependant de l’être, et le sera sans doute, car l’attention publique est attirée sur lui d’une façon très particulière.

«Ce lac, compris dans une région montagneuse, ne paraît avoir aucune communication avec le réseau hydrographique de l’État. Ce qu’il perd par l’évaporation, il le regagne par le tribut des pluies abondantes en cette partie du Kansas.

«La superficie du Kirdall est évaluée à soixante-quinze milles carrés, et son niveau paraît être quelque peu supérieur à la cote moyenne du sol. Enfermé dans son cadre orographique, il est d’un accès difficile à travers d’étroites gorges. Cependant plusieurs villages se sont fondés sur ses bords. Il fournit du poisson en grande abondance, et les barques de pêche le sillonnent en toutes directions.

«Ajoutons que la profondeur du Kirdall est très variable. Près des rives, elle n’est pas inférieure à cinquante pieds. Ce sont des roches presque à pic qui forment les bords de cette vaste cuvette. Les houles, soulevées par le vent, battent parfois son littoral avec fureur, et ses habitations riveraines y sont noyées sous les embruns comme sous des averses d’orages. Les eaux, déjà profondes à la périphérie, le sont plus encore en gagnant vers le centre, où, par de certains endroits, les sondes ont accusé jusqu’à trois cents pieds.

«C’est une eau limpide et douce qui remplit ce lac. Naturellement, il ne s’y rencontre aucune espèce de poissons de mer, mais des brochets, des perches, des truites, des carpes, des goujons, des anguilles, etc., en quantités prodigieuses et de dimensions peu ordinaires.

«On comprendra donc que la pêche du Kirdall soit très fructueuse, très suivie. Il ne faut pas évaluer à moins de plusieurs milliers les pêcheurs qui l’exercent, et à plusieurs centaines les embarcations dont ils se servent. À cette flottille, il convient d’ajouter une vingtaine de petites goélettes et de chaloupes à vapeur, qui font le service du lac et assurent les communications entre les divers villages. Au-delà du cadre de montagnes fonctionne le réseau des railroads, qui facilite le débit de cette industrie dans le Kansas et les États voisins.

«Cette description du Kirdall est nécessaire pour la compréhension des faits que nous allons rapporter.»

Et voici ce que racontait l’Evening Star dans cet article sensationnel:

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«Depuis quelque temps les pêcheurs ont remarqué qu’un trouble inexplicable se produit à la surface du lac. Par instants, elle se soulève comme au contrecoup d’une lame de fond. Même en l’absence de toute brise, par temps calme, ciel pur, cette dénivellation s’effectue au milieu d’un mélange d’écume. À la fois ballottées par des secousses de roulis et de tangage, les embarcations ne peuvent se maintenir en bonne route. Elles sont précipitées les unes contre les autres, menacent de chavirer, et il en résulte de graves avaries.

«Ce qu’il y a de certain, c’est que le bouleversement des eaux prend naissance dans les basses couches du Kirdall, phénomène auquel on a cherché diverses explications.

«Tout d’abord, on s’est demandé si ce trouble n’était pas dû à un mouvement sismique, modifiant les fonds du lac sous l’influence des forces plutoniennes. Mais cette hypothèse dut être repoussée, lorsqu’il fut reconnu que la perturbation n’était pas localisée et se propageait sur toute l’étendue du Kirdall, à l’est comme à l’ouest, au nord comme au sud, au centre comme sur les bords, successivement, régulièrement pourrait-on dire, ce qui exclut toute idée d’un tremblement de terre ou d’une action volcanique.

«Une hypothèse différente ne tarda pas à se formuler. N’était-ce point la présence d’un monstre marin qui bouleversait les eaux du Kirdall avec cette violence?… Mais, à moins que ledit monstre ne fût né dans ce milieu, ne s’y fût développé dans des proportions gigantesques, ce qui est peu admissible, il faudrait que, venu du dehors, il eût pu s’introduire dans le lac. Or, le Kirdall n’a aucune communication avec l’extérieur. Quant à l’existence de canaux souterrains, alimentés par les rivières du Kansas, cette explication n’eût pas supporté l’examen. Et, encore, si cet État avait été situé près du littoral de l’Atlantique, du Pacifique, du golfe du Mexique!… Non! il est central, et à grande distance des mers américaines.

«Bref, la question ne semble pas facile à résoudre, et il est plus aisé d’écarter les données manifestement fausses que de découvrir l’exacte vérité.

«Or, s’il est démontré que la présence d’un monstre dans le Kirdall est impossible, ne s’agirait-il pas plutôt d’un sous-marin évoluant à travers les profondeurs du lac?… Est-ce qu’il n’existe pas, à notre époque, nombre d’engins de ce genre?… Et, précisément, à Bridgeport, dans le Connecticut, n’a-t-on pas lancé, il y a quelques années, un appareil, le Protector, qui pouvait naviguer sur l’eau, sous l’eau, et aussi se mouvoir sur terre?… Construit par un inventeur du nom de Lake, muni de deux moteurs, l’un électrique, de soixante-quinze chevaux, actionnant deux hélices jumelles; l’autre à pétrole, de deux cent cinquante chevaux, il était en outre pourvu de roues en fonte d’un mètre de diamètre, qui lui permettaient de rouler sur les routes comme sur le fond des mers.

«Fort bien, mais, en admettant que les perturbations observées soient produites par le passage d’un submersible système Lake, même poussé à un plus haut degré de perfection, reste toujours cette question: Comment a-t-il pu pénétrer dans le Kirdall, par quelle voie souterraine y serait-il arrivé?… On le répète, ce lac, enfermé de toutes parts dans un cirque de montagnes, n’est pas plus accessible au bateau qu’au monstre marin.

«Une telle objection paraît donc être sans réplique. Cependant, la seule hypothèse admissible, c’est qu’un appareil de cette espèce circule sous les eaux du Kirdall, et ajoutons qu’il ne s’est jamais montré à sa surface.

«Du reste, il n’est plus possible d’en douter maintenant, après ce qui s’est passé à la date du 20 juin dernier.

«Ce jour-là, l’après-midi, la goélette Markel, courant toutes voiles dehors vers le nord-ouest, est venue en collision avec un corps qui flottait entre deux eaux. Cependant, il n’existe aucun écueil en cet endroit, où la sonde accuse une profondeur de quatre-vingts à quatre-vingt-dix pieds.

«La goélette, attaquée dans son flanc de bâbord, risquait d’emplir et de couler bas en quelques minutes. On parvint, c’est vrai, à aveugler cette voie d’eau et elle put rallier le port le plus voisin, à trois milles de là.

«Lorsque la Markel, après déchargement, eut été halée sur une grève, l’avarie fut examinée à l’extérieur comme à l’intérieur, et tout démontra que la goélette avait reçu un véritable coup d’éperon dans sa coque.

«Or, cette constatation faite, il est impossible de nier la présence d’un sous-marin sous les eaux du Kirdall, où il se meut avec une extrême rapidité.

«Mais, alors, il y a lieu de faire cette remarque: En admettant qu’un appareil de ce genre ait pu s’introduire à l’intérieur du lac, qu’est-il venu y faire?… Est-ce là un lieu propice à de telles expériences?… Puis, pourquoi ne remonte-t-il jamais à la surface et quel intérêt aurait-il à rester inconnu?»

L’article de l’Evening Star se terminait par ce rapprochement vraiment étrange:

«Après l’automobile mystérieuse, le bateau mystérieux.

«Après le bateau mystérieux, le sous-marin mystérieux.

«Faut-il en conclure qu’ils sont tous trois dus au génie du même inventeur et que tous trois ne font qu’un seul appareil?»

 

 

Chapitre VIII

À tout prix.

 

e fut comme une révélation, et d’un effet immense, acceptée, dirait-on, unanimement. Étant donné la propension de l’esprit humain vers l’extraordinaire, souvent même vers l’impossible, personne n’en voulut plus douter. Non seulement c’était le même inventeur, mais c’était le même appareil.

Et pourtant, comment pouvait s’accomplir, dans la pratique, cette transformation d’une automobile qui devenait bateau, puis sous-marin?… Un engin de locomotion propre à circuler sur terre, sur et sous les eaux!… Eh bien, il ne lui manquerait plus que de voler à travers l’espace!

Mais, enfin, rien qu’à s’en tenir à ce que l’on savait, à ce qui était constaté, à ces faits auxquels de nombreux témoins apportaient un indiscutable appui, cela devait être regardé comme absolument extraordinaire. Aussi le public, déjà blasé sur les derniers événements, trouva-t-il un nouveau regain de curiosité.

Tout d’abord les journaux firent cette observation très juste: En admettant qu’il y eût trois appareils distincts, tout démontrait qu’ils étaient actionnés par un moteur d’une puissance supérieure à tous ceux que l’on connaissait. Ce moteur avait fait ses preuves, et quelles preuves! puisqu’il engendrait cette vitesse d’un mille et demi par minute!

Eh bien, au créateur de cette machine, il fallait acheter son système à tout prix. Que ce système fût appliqué à trois appareils ou à un seul capable de se mouvoir en des milieux si divers, il n’importait. Acquérir le moteur qui donnait de pareils résultats, s’assurer son exploitation en toute propriété, telle était l’affaire à conclure.

Évidemment, d’ailleurs, les autres États ne négligeraient rien pour devenir possesseurs d’un engin qui serait si précieux dans l’armée comme dans la marine. On comprend quels avantages en retirerait une nation sur terre et sur mer!… Comment empêcher ses effets destructeurs, puisqu’on ne pouvait l’atteindre!… Il fallait donc s’en rendre maître à coups de millions, et l’Amérique ne saurait faire des siens un meilleur usage.

Ainsi raisonnait le monde officiel et aussi le populaire. Les feuilles publiques s’épuisaient en articles sur ce palpitant sujet. Et, assurément, l’Europe ne resterait pas en arrière des États-Unis en de telles circonstances.

Mais, pour acheter l’invention, nécessité de retrouver l’inventeur, et là apparaissait la véritable difficulté. En vain avait-on fouillé le lac Kirdall et promené la sonde à travers ses eaux!… Y avait-il lieu d’en conclure que le sous-marin ne parcourait plus ses profondeurs?… Dans ce cas, comment était-il parti?… Il est vrai, comment était-il venu?… Insoluble problème!… Et puis il ne se montrait nulle part, pas plus que l’automobile sur les routes de l’Union, pas plus que le bateau sur les parages américains!

Plusieurs fois, lors des visites que je faisais à M. Ward, nous avions causé de cette affaire, qui ne laissait pas de le préoccuper. Les agents continueraient-ils ou non des recherches jusque-là infructueuses?…

Or, dans la matinée du 27 juin, voici que je fus mandé à l’hôtel de la police, et, dès mon entrée dans son cabinet, M. Ward me dit:

«Eh bien, Strock, est-ce qu’il n’y aurait pas là une belle occasion de prendre votre revanche?…

– La revanche du Great-Eyry?…

– Précisément.

– Quelle occasion?… demandai-je, ne sachant trop si mon chef me parlait sérieusement.

– Voyons, reprit-il, n’aimeriez-vous pas à découvrir l’inventeur de cet appareil à triple fin?…

– N’en doutez pas, monsieur Ward! répondis-je. Donnez-moi l’ordre de me mettre en campagne, et je ferai l’impossible pour réussir!… Il est vrai, je crois que ce serait difficile…

– En effet, Strock, et peut-être plus difficile que de pénétrer dans le Great-Eyry!»

Il était évident – pour employer un mot français qui n’a pas d’analogue dans notre langue – que M. Ward me «blaguait» volontiers à propos de ma dernière mission. Toutefois, il le faisait sans méchanceté, et plutôt avec l’intention de me piquer au jeu. Il me connaissait d’ailleurs, il savait que j’eusse donné tout au monde pour reprendre la tentative manquée. Je n’attendais que de nouvelles instructions.

M. Ward me dit alors, et du ton le plus amical:

«Je sais, Strock, que vous avez fait tout ce qui dépendait de vous, et je n’ai rien à vous reprocher… Mais il n’est plus question maintenant du Great-Eyry… Le jour où le gouvernement tiendrait à forcer son enceinte, il lui suffirait de ne point regarder à la dépense, et, avec quelques milliers de dollars, il obtiendrait satisfaction.

– C’est mon avis…

– Cependant, ajouta M. Ward, je crois qu’il est plus utile de mettre la main sur le fantastique personnage qui nous a constamment échappé!… Ce serait oeuvre de police et de bonne police!…

– Les rapports ne l’ont pas signalé de nouveau?…

– Non, et, bien qu’il y ait tout lieu de croire qu’il manoeuvrait sous les eaux du Kirdall, il a été impossible de reprendre sa piste. C’est à se demander s’il n’a pas encore la faculté de se rendre invisible, ce Protée de la mécanique!

– En tout cas, s’il n’a pas ce don, répondis-je, il est probable qu’il ne se laisse jamais voir que si cela lui convient.

– Juste, Strock, et, à mon avis, il n’y a qu’un moyen d’en finir avec cet original: c’est de lui offrir un tel prix de son appareil qu’il ne puisse se refuser à le vendre!»

M. Ward avait raison. Aussi est-ce dans ce sens que le gouvernement allait faire une tentative pour entrer en pourparlers avec ce «héros du jour», et jamais créature humaine mérita-t-elle plus justement cette qualification!… La presse aidant, l’extraordinaire personnage ne manquerait pas d’apprendre ce qu’on voulait de lui… Il connaîtrait les conditions exceptionnelles auxquelles on lui proposerait de livrer son secret…

«Et, de vrai, concluait M. Ward, en quoi cette invention lui serait-elle d’une utilité personnelle?… N’aurait-il pas tout avantage à en tirer profit?… Il n’y a aucune raison pour que cet inconnu soit un malfaiteur qui, grâce à sa machine, défierait toute poursuite!»

Cependant, d’après ce que venait de me dire mon chef, on était décidé en haut lieu à employer d’autres procédés pour réussir. La surveillance exercée par de nombreux agents sur les routes, les fleuves, les rivières, les lacs et aussi les parages voisins, n’avait produit aucun résultat. Et, sauf le cas possible, après tout, où l’inventeur eût péri avec sa machine dans quelque dangereuse manoeuvre, si on ne le voyait plus, c’est qu’il entendait ne plus se laisser voir… Or, depuis l’accident de la goélette Markel sur le Kirdall, aucune nouvelle n’était parvenue à l’Hôtel de la police, et l’affaire n’avait point avancé d’un pas. Voilà ce que me répéta M. Ward, et il ne cherchait guère à cacher son désappointement.

Oui! désappointement, déception, et, en somme, difficultés de plus en plus graves d’assurer la sécurité publique! Allez donc poursuivre les malfaiteurs quand ils seront devenus insaisissables sur terre et sur mer!… Allez donc les poursuivre sous les eaux!… Et, lorsque les ballons dirigeables auront atteint leur dernier degré de perfection, allez donc poursuivre les bandits à travers l’espace!… Et j’en arrivai à me demander si, quelque jour, mes collègues et moi, nous ne serions pas réduits à l’impuissance, à l’inactivité, et si tous les policiers, devenus inutiles, ne seraient pas définitivement mis à la retraite!…

À cet instant me revint le souvenir de la lettre reçue une dizaine de jours avant, – cette lettre datée du Great-Eyry, qui me menaçait dans ma liberté, même dans ma vie, si je renouvelais ma tentative!… Je me rappelai aussi le singulier espionnage dont j’avais été l’objet. Depuis, aucune autre lettre de ce genre. Quant aux deux individus suspects, aucune rencontre avec eux. La vigilante Grad, toujours aux aguets, ne les avait pas vus reparaître devant la maison.

Je me demandai s’il ne vaudrait pas mieux mettre M. Ward dans la confidence. Mais, à bien réfléchir, l’affaire du Great-Eyry ne présentait plus d’intérêt. L’«autre» en avait effacé jusqu’au souvenir… Très probablement les campagnards du district n’y songeaient guère, puisque les phénomènes, cause de leur épouvante, ne s’étaient pas renouvelés, et ils vaquaient tranquillement à leurs occupations habituelles.

Je me réservai donc de ne communiquer cette lettre à mon chef que si les circonstances l’exigeaient plus tard. D’ailleurs, il n’aurait vu là qu’une farce de mauvais plaisant.

Reprenant alors la conversation, interrompue pendant quelques minutes, M. Ward me dit:

«Nous allons essayer d’entrer en communication avec cet inventeur, et de traiter avec lui… Il a disparu, ce n’est que trop vrai, mais il n’y a pas de raison pour qu’il ne reparaisse un jour ou l’autre et que sa présence ne soit de nouveau signalée sur un point quelconque du territoire américain… C’est vous, Strock, que nous avons choisi, et, au premier avis, tenez-vous prêt à partir sans perdre une heure. Ne sortez que pour venir à l’hôtel de la police, où vous recevrez nos dernières instructions, s’il y a lieu…

– Je me conformerai à vos ordres, monsieur Ward, répondis-je, et je serai prêt à quitter Washington pour n’importe quelle destination au premier signal… Mais une question que je me permets de vous poser: devrai-je agir seul, ou ne conviendrait-il pas de m’adjoindre…?

– C’est ainsi que je l’entends, dit M. Ward en m’interrompant. Choisissez deux agents en qui vous aurez toute confiance…

– Ce sera facile, monsieur Ward. Et, maintenant, si, un jour ou l’autre, je suis en présence de notre homme, qu’aurai-je à faire?…

– Tout d’abord ne plus le perdre de vue, et, au besoin même, vous assurer de sa personne, car vous serez muni d’un mandat d’arrêt…

– Utile précaution, monsieur Ward. S’il venait à sauter sur son automobile et à filer au train que vous savez!… essayez donc d’attraper un gaillard qui fait du deux cent quarante à l’heure!…

– Aussi ne faut-il pas qu’il les puisse faire, Strock, et, l’arrestation opérée, passez une dépêche… Le reste nous regarde.

– Comptez sur moi, monsieur Ward… À toute heure de jour ou de nuit, je serai prêt à partir avec mes agents… Je vous remercie de m’avoir confié cette mission qui, si elle réussit, me fera grand honneur…

– Et grand profit», ajouta mon chef en me congédiant.

Rentré à la maison, je m’occupai des préparatifs d’un voyage qui pouvait être de quelque durée. Peut-être Grad s’imagina-t-elle qu’il s’agissait de retourner au Great-Eyry, et l’on n’ignore pas ce qu’elle pensait de cette antichambre de l’enfer. Toutefois, elle ne me fit aucune observation, et je préférai ne point la mettre dans la confidence, si certain que je fusse de sa discrétion.

En ce qui concerne les deux agents qui devaient m’accompagner, mon choix était fait d’avance. Tous deux appartenaient à la brigade d’informations, âgés l’un de trente, l’autre de trente-deux ans, ayant donné en maintes circonstances et sous mes ordres des preuves de vigueur, d’intelligence, d’audace; l’un John Hart, de l’Illinois, l’autre, Nab Walker, de Massachusetts. Je n’aurais pu avoir la main plus heureuse.

Quelques jours s’écoulèrent. Aucune nouvelle ni de l’automobile, ni du bateau, ni du submersible. Si quelques indications parvinrent à l’Hôtel de la police, elles furent reconnues fausses, et il n’y eut pas lieu de leur donner suite. Quant aux racontars des journaux, ils n’avaient aucune valeur, et l’on sait bien que les feuilles même les mieux informées sont toujours sujettes à caution.

Cependant, par deux fois, il ne fut pas douteux que «l’homme du jour» s’était remontré, la première, sur une des routes de l’Arkansas aux environs de Little-Rock, la seconde dans les parages méridionaux du lac Supérieur.

Or, chose absolument inexplicable, la première apparition s’était faite dans l’après-midi du 26 juin, la seconde dans la soirée du même jour. Comme, entre ces deux points du territoire, la distance n’est pas inférieure à huit cents milles, si, étant donné son invraisemblable vitesse, l’automobile pouvait couvrir ce trajet en peu de temps, encore aurait-on dû l’apercevoir, lorsqu’elle traversait l’Arkansas, le Missouri, l’Iowa, le Wisconsin. En effet, ce n’était que par terre, non autrement, que le chauffeur aurait pu effectuer le voyage et, pourtant, son passage ne fut signalé nulle part.

C’était à n’y rien comprendre, on l’avouera, et le vrai est qu’on n’y comprenait rien.

Du reste, après sa double réapparition sur la route de Little-Rock et près du littoral du lac Supérieur, on ne l’avait plus aperçu. Aussi, mes agents et moi, nous n’eûmes point à nous mettre en route.

On sait que le gouvernement eût voulu entrer en communication avec le mystérieux personnage. Mais il fallait abandonner toute idée de s’emparer de sa personne, et arriver au but par d’autres moyens. Ce qui importait, et ce dont s’inquiétait plus spécialement le public, c’était que l’Union devînt seule propriétaire d’un appareil lui assurant une incontestable supériorité sur les autres pays, surtout en cas de guerre. Il était à croire, d’ailleurs, que l’inventeur devait être d’origine américaine, puisqu’il ne se montrait que sur le territoire américain, et qu’il préférerait sans doute traiter avec l’Amérique.

Voici la note que publièrent tous les journaux des États-Unis à la date du 3 juillet.

Cette note était conçue en ces termes, des plus formels:

«Dans le courant d’avril de la présente année, une automobile a circulé sur les routes de la Pennsylvanie, du Kentucky, de l’Ohio, du Tennessee, du Missouri, de l’Illinois, et le 27 mai, pendant le match de l’American-Club, sur les routes du Wisconsin, puis elle a disparu.

«Au cours de la première semaine de juin, un bateau, évoluant à grande vitesse, a parcouru les parages de la Nouvelle-Angleterre, entre le cap Nord et le cap Sable et plus particulièrement en vue de Boston, puis il a disparu.

«Dans la seconde quinzaine du même mois, un submersible a manoeuvré sous les eaux du lac Kirdall, au Kansas, puis il a disparu.

«Tout porte à le croire, c’est au même inventeur que sont dus ces appareils, qui n’en font peut-être qu’un seul, apte à circuler sur terre comme à naviguer sur mer et sous mer.

«Une proposition est donc adressée audit inventeur, quel qu’il soit, dans le but d’acquérir ledit appareil.

«En même temps qu’il est invité à se faire connaître, il est prié d’indiquer le prix auquel il consentirait à traiter avec le gouvernement américain et à envoyer sa réponse le plus tôt possible à l’Hôtel de la police, Washington, district de Columbia, États-Unis d’Amérique.»

Telle fut la note imprimée en gros caractères dans les journaux. Assurément, elle ne tarderait point à tomber sous les yeux de l’intéressé, en quelque lieu qu’il fût. Il la lirait, il ne pourrait manquer d’y répondre d’une façon ou d’une autre, et pourquoi refuserait-il d’accepter une pareille offre?…

Il n’y avait plus qu’à attendre la réponse.

On se figure sans peine de quel accès de curiosité fut saisi le public. Du matin au soir, une foule avide et bruyante se pressait devant l’Hôtel de la police, guettant l’arrivée d’une lettre ou d’un télégramme. Les reporters ne quittaient plus leur poste. Quel honneur, quelle aubaine pour le journal qui, le premier, publierait la fameuse nouvelle!… Savoir enfin les nom et qualités de l’introuvable inconnu, et s’il consentait à entrer en rapport avec le gouvernement fédéral?… Il va sans dire que l’Amérique ferait largement les choses. Les millions ne lui manquent pas, et, le fallût-il, ses milliardaires ouvriraient toutes grandes leurs inépuisables caisses!…

Une journée se passa. À combien de gens nerveux et impatients elle parut compter plus de vingt-quatre heures, et les heures parurent durer plus de soixante minutes!

Pas de réponse, pas de lettre, pas de dépêche. La nuit suivante, rien de nouveau. Et il en fut de même pendant trois jours encore!

Alors se produisit ce qui était à prévoir. Les câbles avaient appris à l’Europe ce que proposait l’Amérique. Les divers États de l’Ancien Continent feraient tout autant qu’elle leur profit de cette invention! Pourquoi ne pas lui disputer la possession d’un appareil dont il y avait à tirer des avantages si considérables?… Pourquoi ne pas se jeter dans la lutte à coups de millions?…

En effet, les grandes puissances allaient s’en mêler, la France, l’Angleterre, la Russie, l’Italie, l’Autriche, l’Allemagne. Seuls les États de second ordre n’essaieraient pas de se lancer dans la bataille au détriment de leurs budgets. La presse européenne publia des notes identiques à celle des États-Unis. Et, en vérité, il ne tiendrait qu’à l’extraordinaire «chauffeur» de devenir un rival des Gould, des Morgan, des Astor, des Vanderbilt et des Rothschild de France, d’Angleterre ou d’Autriche!

Et, comme ledit personnage ne donnait pas signe de vie, voici que des offres fermes lui furent faites pour l’engager à dissiper le mystère qui l’entourait. Le monde entier devint un marché public, une bourse universelle où se débattaient d’invraisemblables enchères. Deux fois par jour, les journaux en indiquaient le chiffre, et elles allaient toujours croissant de millions en millions!

En somme, ce furent les États-Unis qui, après une mémorable séance du Congrès, l’emportèrent grâce au vote de vingt millions de dollars, soit cent millions de francs.

Eh bien, il ne se rencontra pas un seul citoyen en Amérique, à quelque classe de la société qu’il appartînt, pour trouver ce chiffre exagéré, tant on attachait d’importance à la possession de ce prodigieux engin de locomotion. Et moi, tout le premier, je ne cessais de répéter à la bonne Grad que «ça valait plus que ça!»

Sans doute, les autres nations n’étaient pas de cet avis, car leurs enchères s’arrêtèrent au-dessous de ce chiffre. Et alors éclatèrent tous les propos de rivaux battus… L’inventeur ne se fera pas connaître… Il n’existe pas… Il n’a jamais existé… C’est un mystificateur de grande allure… D’ailleurs, sait-on s’il n’a pas péri avec sa machine, au fond de quelque précipice, englouti dans les profondeurs de la mer?… Les journaux de l’Ancien Monde s’en payèrent dans les grands prix…

Par malheur, le temps se passait. Aucune nouvelle de notre homme, aucune réponse de lui… Il n’était plus signalé nulle part… On ne l’avait pas revu depuis son évolution sur les parages du lac Supérieur!…

Pour mon compte, ne sachant que penser, je commençais à perdre tout espoir d’une solution de cette étrange affaire.

Or, dans la matinée du 15 juillet, voici qu’une lettre sans timbre fut trouvée dans la boîte de l’hôtel de la police.

Après que les autorités en eurent pris connaissance, on la communiqua aux journaux de Washington, qui la publièrent dans un numéro spécial, en en donnant le fac-similé.

Elle était conçue en ces termes:

 

 

Chapitre IX

Seconde lettre.

 

bord de l’Épouvante»,

«Ce 15 juillet.»

«À l’Ancien et au Nouveau Monde,

«Les propositions émanant des divers États de l’Europe, comme celles qui ont été faites en dernier lieu par les États-Unis d’Amérique, ne peuvent attendre d’autre réponse que la présente:

«C’est un refus absolu et définitif du prix offert pour l’acquisition de mon appareil.

«Cette invention ne sera ni française, ni allemande, ni autrichienne, ni russe, ni anglaise, ni américaine.

«L’appareil restera ma propriété, et j’en ferai l’usage qui me conviendra.

«Avec lui, j’ai tout pouvoir sur le monde entier, et il n’est pas de puissance humaine qui soit en mesure de lui résister dans n’importe quelle circonstance.

«Qu’on n’essaie pas de s’en emparer. Il est et sera hors de toute atteinte. Le mal qu’on voudrait me faire, je le rendrais au centuple.

«Quant au prix qui m’est proposé, je le dédaigne, je n’en ai pas besoin. D’ailleurs, le jour où il me plairait d’avoir des millions ou des milliards, je n’aurais qu’à étendre la main pour les prendre.

«Que l’Ancien et le Nouveau Continent le sachent, ils ne peuvent rien contre moi, et je puis tout contre eux.

«Et cette lettre, je la signe:

«Maître du Monde.»

 

 

Chapitre X

Hors la loi.

 

elle était la lettre adressée au gouvernement des États-Unis, déposée à l’hôtel de la police, sans l’intermédiaire de la poste. Quant à l’individu qui l’avait apportée pendant la nuit du 14 au 15 juillet, personne ne l’avait aperçu.

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Cependant un assez grand nombre d’impatients affluaient encore après le coucher du soleil et jusqu’à son lever aux abords de l’Hôtel. Il est vrai, comment eussent-ils vu le porteur de cette lettre – peut-être son auteur lui-même –, se glissant le long du trottoir et la jetant dans la boîte?… Il faisait nuit, une nuit de nouvelle lune. On ne s’apercevait pas d’un côté de la rue à l’autre.

J’ai dit que cette lettre avait paru en fac-similé dans les journaux auxquels les autorités la communiquèrent dès la première heure. Or, il ne faudrait pas s’imaginer que l’impression qu’elle causa eût été tout d’abord celle-ci:

«C’est là l’oeuvre d’un mauvais plaisant!»

Non, cette impression, c’était bien celle que j’avais ressentie, lorsque la lettre du Great-Eyry m’était arrivée cinq semaines auparavant. Mais, pour tout dire, persistait-elle encore dans mon esprit?… Le raisonnement ne l’avait-il pas quelque peu modifiée?… Quoi qu’il en soit, je l’éprouvais avec moins d’assurance et, en réalité, je ne savais plus trop que penser.

D’ailleurs, ce n’est pas cette impression qui se dégageait, ni à Washington ni en aucune partie de l’Union. Effet très naturel, somme toute. Aussi, dans la disposition des esprits, à qui eût soutenu que la lettre ne devait pas être prise au sérieux, l’immense majorité se fût hâtée de répondre:

«Elle n’est pas de la main d’un mystificateur!… Celui qui l’a écrite c’est bien l’inventeur de l’insaisissable appareil!»

Donc, la question ne semblait faire doute pour personne, grâce à un curieux état de mentalité assez compréhensible. À tous ces faits étranges, dont la clef manquait, on donnait maintenant une explication formelle.

Et cette explication, la voici:

Si l’inventeur a disparu depuis un certain temps, il vient de se révéler par un nouvel acte… Loin d’avoir péri par suite d’accident, il s’est retiré dans un endroit où la police n’a pu le découvrir… Et alors, pour répondre aux propositions du gouvernement, il a écrit cette lettre… Puis, au lieu de la mettre à la poste dans n’importe quelle localité, d’où elle fût parvenue à son adresse, il est venu dans la capitale des États-Unis la déposer lui-même et, ainsi que le marquait la note officielle, à l’Hôtel de la police.

Eh bien, si ce personnage avait compté que cette nouvelle preuve de son existence ferait quelque bruit dans les deux mondes, il allait être servi à souhait. Ce jour-là, des millions de lecteurs qui lurent et relurent leur journal – pour employer la phrase bien connue – «ne voulaient pas en croire leurs yeux» de ce qu’ils lisaient.

L’écriture de cette lettre, que je ne cessais d’examiner, se composait de mots tracés d’une plume lourde. Assurément, un graphologue eût distingué en ces lignes les signes d’un tempérament violent, d’un caractère peu commode.

Un cri m’échappa alors, – un cri que Grad n’entendit pas heureusement. Comment n’avais-je pas remarqué plus tôt la ressemblance d’écriture entre cette lettre et celle qui m’était venue de Morganton?…

Et puis – coïncidence plus significative encore –, les initiales qui lui servaient de signature, ces majuscules n’étaient-elles pas celles des trois mots «Maître du Monde»?… Et où fut écrite cette lettre?… À bord de l’Épouvante… Et ce nom, c’était celui du triple appareil commandé par cet énigmatique capitaine!…

Ainsi ces lignes étaient de son écriture, comme celles de la première lettre, qui me menaçaient si j’osais renouveler ma tentative au Great-Eyry!…

Je me levai, je pris dans mon bureau la lettre du 13 juin, je la comparai avec le fac-similé du journal… Aucune hésitation possible! Même écriture si singulière, et due à la même main!

Et alors, mon cerveau travaillant, je cherchai à établir les conséquences de ce rapprochement connu de moi seul, de cette identité de l’écriture des deux lettres, dont l’auteur ne pouvait être que le commandant de cette Épouvante, – terrible nom qui n’était que trop justifié!…

Puis, je me demandais si cette coïncidence permettrait de reprendre les recherches dans des conditions moins incertaines?… Pourrions-nous lancer nos agents sur une piste plus sérieuse qui les conduirait au but?…

Enfin, quelle relation existait-il entre l’Épouvante et le Great-Eyry, quels rapports entre les phénomènes des Montagnes-Bleues et les non moins phénoménales apparitions du fantastique appareil?…

Je fis ce qu’il y avait à faire, et, la lettre dans ma poche, je me rendis à l’Hôtel de la police.

Je demandai si M. Ward se trouvait à son cabinet.

Réponse affirmative m’ayant été faite, je me précipitai vers la porte, j’y frappai peut-être un peu plus fort qu’il n’eût convenu, et, sur le mot «entrez!», je bondis tout haletant devant le bureau.

M. Ward avait précisément sous les yeux la lettre publiée par les journaux, non point le fac-similé, mais l’original lui-même, qui avait été déposé dans la boîte de l’Hôtel.

«Vous savez quelque chose de nouveau, Strock?…

– Jugez-en, monsieur Ward!…»

J’avais tiré de ma poche la lettre aux initiales.

M. Ward la prit, il en examina le recto, et, avant de la lire:

«Qu’est-ce que cette lettre?… dit-il.

– Une lettre signée d’initiales, comme vous pouvez le voir…

– Et où avait-elle été mise à la poste?

– Au bureau de Morganton, dans la Caroline du Nord…

– Quant l’avez-vous reçue?…

– Le 13 juin dernier… il y a un mois environ…

– Qu’avez-vous pensé tout d’abord?…

– Qu’elle avait été écrite par un mauvais plaisant…

– Et… aujourd’hui… Strock?…

– Je pense ce que vous penserez, sans doute, monsieur Ward, après en avoir eu connaissance.»

Mon chef reprit la lettre et la lut jusqu’à la dernière ligne.

«Elle a pour signature trois initiales?… observa-t-il.

– Oui, monsieur Ward, et ces initiales sont celles des trois mots «Maître du Monde», du fac-similé…

– Dont voici l’original, répondit M. Ward en se levant.

– Il est évident, ajoutai-je, que les deux lettres sont de la même main…

– De la même main, Strock…

– Vous voyez, monsieur Ward, quelles menaces me sont adressées, si je faisais une seconde tentative pour pénétrer dans le Great-Eyry…

– Oui… des menaces de mort!… Mais, Strock, il y a un mois que vous avez reçu cette lettre… Pourquoi ne pas me l’avoir montrée plus tôt?…

– Parce que je n’y attachais aucune importance… Aujourd’hui, après celle venue de l’Épouvante, il m’a bien fallu la prendre au sérieux…

– En quoi je vous approuve, Strock… Le fait me paraît grave, et je me demande s’il ne serait pas de nature à nous mettre sur la piste de cet étrange personnage…

– C’est aussi ce que je me suis demandé, monsieur Ward…

– Seulement… quel rapport peut-il exister entre l’Épouvante et le Great-Eyry?…

– À cela je ne sais que répondre, et je ne puis l’imaginer…

– Il n’y aurait qu’une explication, reprit M. Ward, en vérité peu admissible, pour ne pas dire impossible…

– Et laquelle?…

– Ce serait que le Great-Eyry fût précisément le lieu, choisi par l’inventeur, où il remise son matériel…

– Par exemple!… m’écriai-je. Et de quelle façon y entrerait-il… en sortirait-il?… Après ce que j’ai vu, monsieur Ward, votre explication est inacceptable…

– À moins que, Strock…

– À moins que?… répétai-je.

– Que l’appareil de ce Maître du Monde n’ait aussi des ailes qui lui permettraient d’aller nicher dans le Great-Eyry!…»

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À l’idée que l’Épouvante serait capable de rivaliser avec les vautours et les aigles, je ne pus retenir un vif mouvement d’incrédulité, et assurément M. Ward ne s’arrêta point à cette hypothèse.

D’ailleurs, il avait repris les deux lettres, il les comparait de nouveau, il en examinait l’écriture au moyen d’une petite loupe, il constatait leur parfaite ressemblance. Non seulement la même main, mais la même plume les avait tracées… Et puis, cette corrélation entre les initiales de l’une et le Maître du Monde de l’autre!…

Après quelques instants de réflexion, M. Ward me dit:

«Je garde votre lettre, Strock, et, décidément, je pense que vous êtes destiné à jouer un rôle important dans cette bizarre affaire… ou plutôt dans ces deux affaires!… Quel lien les rattache, je ne saurais le deviner, mais, à mon avis, ce lien existe… Vous avez été mêlé à la première, et il ne serait pas étonnant que vous fussiez mêlé à la seconde…

– Je le souhaite, monsieur Ward, et cela ne doit pas vous surprendre de la part du curieux…

– Que vous êtes, Strock!… C’est entendu, et je ne puis que vous répéter: Tenez-vous prêt à partir au premier signal.»

Je quittai l’hôtel de la police sous cette impression que l’on ferait à bref délai appel à mon concours. Mes deux agents et moi, nous serions partis en moins d’une heure, M. Ward pouvait y compter.

Cependant les esprits étaient de plus en plus montés depuis le refus opposé par le capitaine de l’Épouvante aux offres du gouvernement américain. On le sentait à la Maison-Blanche et au Ministère, l’opinion publique ordonnait d’agir… Il est vrai, de quelle façon?… Où retrouver le Maître du Monde, et, s’il réapparaissait quelque part, comment s’emparer de sa personne?… Il y avait toujours en son cas des choses inexplicables. Que sa machine fût douée d’une prodigieuse vitesse, nul doute. Mais comment avait-il pu pénétrer dans ce lac de Kirdall, sans communication avec le dehors, comment en était-il sorti?… Puis, l’on venait, en dernier lieu, de le signaler à la surface du lac Supérieur, et, je le répète, sans avoir été aperçu sur ce parcours de huit cents milles qui sépare les deux lacs!…

En vérité, quelle affaire, et que de choses inexplicables!… Raison de plus pour la pousser à fond… Puisque les millions de dollars avaient échoué, il fallait recourir à la force… L’inventeur et son invention n’étaient pas à acheter, et on sait en quels termes hautains et menaçants il exprimait son refus!… Soit! il serait considéré comme un malfaiteur contre lequel tous les moyens deviendraient légitimes, qui le mettraient hors d’état de nuire!… La sécurité non seulement en Amérique, mais dans le monde entier l’exigeait… L’hypothèse qu’il eût péri dans quelque catastrophe ne pouvait même plus être admise, depuis sa fameuse lettre du 15 juillet dernier… Il était vivant, bien vivant, et sa vie constituait un danger public, un danger de tous les instants!…

Sous l’influence de ces idées, le gouvernement fit paraître la note suivante:

«Puisque le commandant de l’Épouvante se refuse à traiter de la cession de son secret, même au prix de ces millions qui lui sont offerts, puisque l’emploi qu’il fait de sa machine constitue un péril contre lequel il est impossible de se prémunir, ledit commandant est mis hors la loi. Sont approuvées d’avance toutes mesures qui auront pour résultat de détruire son appareil et lui.»

C’était la guerre déclarée, la guerre à outrance contre ce Maître du Monde, qui se croyait de force à braver toute une nation, la nation américaine!

À partir de ce jour, des primes considérables furent assurées à quiconque découvrirait la retraite de ce dangereux personnage, à quiconque parviendrait à s’emparer de sa personne, à quiconque en débarrasserait le pays.

Telle était la situation pendant la dernière quinzaine de juillet. Or, à bien y réfléchir, que conclure si ce n’est que seul le hasard pourrait la dénouer? Ne fallait-il pas, tout d’abord, que ce «hors-la-loi» reparût quelque part, qu’il fût aperçu et signalé, que les circonstances se prêtassent à son arrestation?… Ce n’est pas lorsqu’il serait automobile sur terre, bateau sur mer, sous-marin entre deux eaux, que l’appareil pourrait être arrêté. Non! il serait nécessaire qu’il fût pris à l’improviste avant d’avoir réussi à s’échapper grâce à cette vitesse que nul engin de locomotion ne pouvait égaler.

J’étais donc sur le qui-vive, attendant un ordre de M. Ward pour partir avec mes agents. Et l’ordre n’arrivait pas, pour cette bonne raison que celui qu’il concernait demeurait invisible.

La fin du mois de juillet approchait. Les journaux ne cessaient d’entretenir leurs lecteurs de l’affaire. Parfois, de nouvelles informations se produisaient, qui surexcitaient la curiosité publique. D’autres pistes étaient indiquées. En somme, rien de sérieux. Les télégrammes se croisaient sur toute l’étendue du territoire, se contredisaient et se détruisaient. On le comprend, d’ailleurs, l’appât de primes énormes ne pouvait qu’engendrer des erreurs, même de bonne foi. Un jour, c’était le véhicule qui passait comme une trombe… Un autre, c’était le bateau qui venait de se montrer à la surface de l’un de ces lacs si nombreux en Amérique… Puis c’était le submersible qui évoluait près du littoral… Au vrai, pur effet d’imagination en travail, chez des esprits, aussi surexcités qu’effrayés, voyant toutes ces apparitions à travers le verre grossissant des primes!…

Enfin, à la date du 29 juillet, je reçus de mon chef l’ordre de passer à son cabinet sans perdre un instant.

Vingt minutes après, j’étais en sa présence.

«Soyez parti dans une heure, Strock… me dit-il.

– Pour?…

– Pour Toledo.

– Il a été vu?…

– Oui… et, là, vous aurez des renseignements.

– Dans une heure, mes agents et moi, nous serons en route…

– Bien, Strock, et je vous donne l’ordre formel…

– Lequel, monsieur Ward?…

– De réussir… cette fois… de réussir!»

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