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Jules Verne

 

NORD CONTRE SUD

 

(Chapitre I-III)

 

 

85 dessins par Benett et une carte

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

deuxième partie

 

 

Chapitre I

Après l’enlèvement

 

exar!…» tel était bien le nom détesté que Zermah avait jeté dans l’ombre, au moment où Mme Burbank et miss Alice arrivaient sur la berge de la crique Marino. La jeune fille avait reconnu le misérable Espagnol. On ne pouvait donc mettre en doute qu’il fût l’auteur de l’enlèvement auquel il avait présidé en personne.

C’était Texar, en effet, accompagné d’une demi-douzaine de gens à lui, ses complices.

De longue main, l’Espagnol avait préparé cette expédition qui devait entraîner la dévastation de Camdless-Bay,le pillage de Castle-House, la ruine de la famille Burbank, la capture ou la mort de son chef. C’est dans ce but qu’il venait de lancer ses hordes de pillards sur la plantation. Mais il ne s’était pas mis à leur tête, laissant aux plus forcenés de ses partisans le soin de les diriger. Ainsi s’expliquera-t-on que John Bruce, mêlé à la bande des assaillants, eût pu affirmer à James Burbank que Texar ne se trouvait pas avec eux.

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Pour le rencontrer, il eût fallu venir à la crique Marino, que le tunnel mettait en communication avec Castle-House. Dans le cas où l’habitation eût été forcée, c’est par là que ses derniers défenseurs auraient essayé de battre en retraite. Texar connaissait l’existence de ce tunnel. Aussi, montant une embarcation de Jacksonville, qu’une autre embarcation suivait avec Squambô et deux de ses esclaves, était-il venu surveiller cet endroit, tout indiqué pour la fuite de James Burbank. Il ne s’était pas trompé. Il le comprit bien, lorsqu’il vit un des canots de Camdless-Bay stationner derrière les roseaux de la crique. Les noirs qui le gardaient furent surpris, attaqués, égorgés. Il n’y eut plus qu’à attendre. Bientôt Zermah se présenta, accompagnée de la petite fille. Aux cris que la métisse fit entendre, l’Espagnol, craignant qu’on ne vînt à son secours, la fit aussitôt jeter dans les bras de Squambô. Et, lorsque Mme Burbank et miss Alice parurent sur la berge, ce ne fut qu’au moment où la métisse était emportée au milieu du fleuve dans l’embarcation de l’Indien.

On sait le reste.

Toutefois, le rapt accompli, Texar n’avait pas jugé à propos de rejoindre Squambô.

Cet homme, qui lui était entièrement dévoué, savait en quel impénétrable repaire Zermah et la petite Dy devaient être conduites. Aussi l’Espagnol, à l’instant où les trois coups de canon rappelaient les assaillants prêts à forcer Castle-House, avait-il disparu en coupant obliquement le cours du Saint-John.

Où alla-t-il? on ne sait. En tout cas, il ne rentra pas à Jacksonville pendant cette nuit du 3 au 4 mars. On ne l’y revit que vingt-quatre heures après. Que devint-il pendant cette absence inexplicable – qu’il ne se donna même pas la peine d’expliquer? Nul n’eût pu le dire. C’était de nature, cependant, à le compromettre, quand il serait accusé d’avoir pris part à l’enlèvement de Dy et de Zermah. La coïncidence entre cet enlèvement et sa disparition ne pouvait que tourner contre lui. Quoi qu’il en soit, il ne revint à Jacksonville que dans la matinée du 5, afin de prendre les mesures nécessaires à la défense des sudistes, – assez à temps, on l’a vu, pour tendre un piège à Gilbert Burbank et présider le Comité qui allait condamner à mort le jeune officier.

Ce qui est certain, c’est que Texar n’était point à bord de cette embarcation, conduite par Squambô, entraînée dans l’ombre par la marée montante, en amont de Camdless-Bay.

Zermah, comprenant que ses cris ne pouvaient plus être entendus des rives désertes du Saint-John, s’était tue. Assise à l’arrière, elle serrait Dy dans ses bras.

La petite fille, épouvantée, ne laissait pas échapper une seule plainte. Elle se pressait contre la poitrine de la métisse, elle se cachait dans les plis de sa mante. Une ou deux fois, seulement, quelques mots entrouvrirent ses lèvres:

«Maman!… maman!… Bonne Zermah!… J’ai peur!… J’ai peur!… Je veux revoir maman!…

– Oui… ma chérie!… répondit Zermah. Nous allons la revoir!… Ne crains rien!… Je suis près de toi!»

Au même moment, Mme Burbank, affolée, remontait la berge droite du fleuve, cherchant en vain à suivre l’embarcation qui emportait sa fille vers l’autre rive.

L’obscurité était profonde alors. Les incendies, allumés sur le domaine, commençaient à s’éteindre avec le fracas des détonations. De ces fumées accumulées vers le nord, il ne sortait plus que de rares poussées de flammes que la surface du fleuve réverbérait comme un rapide éclair. Puis, tout devint silencieux et sombre. L’embarcation suivait le chenal du fleuve, dont on ne pouvait même plus voir les bords. Elle n’eût pas été plus isolée, plus seule, en pleine mer.

Vers quelle crique se dirigeait l’embarcation dont Squambô tenait la barre? C’est ce qu’il importait de savoir avant tout. Interroger l’Indien eût été inutile. Aussi Zermah cherchait-elle à s’orienter – chose difficile dans ces profondes ténèbres, tant que Squambô n’abandonnerait pas le milieu du Saint-John.

Le flot montait, et, sous la pagaie des deux noirs, on gagnait rapidement vers le sud.

Pourtant, combien il eût été nécessaire que Zermah laissât une trace de son passage, afin de faciliter les recherches de son maître! Or, sur ce fleuve, c’était impossible. A terre, un lambeau de sa mante, abandonné à quelque buisson, aurait pu devenir le premier jalon d’une piste, qui, une fois reconnue, serait suivie jusqu’au bout. Mais à quoi eût servi de livrer au courant un objet appartenant à la petite fille ou à elle? Pouvait-on espérer que le hasard le ferait arriver entre les mains de James Burbank? Il fallait y renoncer, et se borner à reconnaître en quel point du Saint-John l’embarcation viendrait atterrir.

Une heure s’écoula dans ces conditions. Squambô n’avait pas prononcé une parole.

Les deux noirs pagayaient silencieusement. Aucune lumière n’apparaissait sur les berges, ni dans les maisons ni sous les arbres, dont la masse se dessinait confusément dans l’ombre.

En même temps que Zermah regardait à droite, à gauche, prête à saisir le moindre indice, elle songeait seulement aux dangers que courait la petite fille. De ceux qui pouvaient la menacer personnellement, elle ne se préoccupait même pas. Toutes ses craintes se concentraient sur cette enfant. C’était bien Texar qui l’avait fait enlever. A ce sujet, pas de doute possible. Elle avait reconnu l’Espagnol, qui s’était posté à la crique Marino, soit qu’il eût l’intention de pénétrer dans Castle-House en franchissant le tunnel, soit qu’il attendît ses défenseurs au moment où ils tenteraient de s’échapper par cette issue. Si Texar se fût moins pressé d’agir, Mme Burbank et Alice Stannard, comme Dy et Zermah, eussent été maintenant en son pouvoir. S’il n’avait pas dirigé en personne les hommes de la milice et la bande des pillards, c’est qu’il se croyait plus certain d’atteindre la famille Burbank à la crique Marino.

En tout cas, Texar ne pourrait pas nier qu’il eût directement pris part au rapt. Zermah avait jeté, crié son nom. Mme Burbank et miss Alice devaient l’avoir entendu.

Plus tard, lorsque l’heure de la justice serait venue, quand l’Espagnol aurait à répondre de ses crimes, il n’aurait pas la ressource, cette fois, d’invoquer un de ses inexplicables alibis qui ne lui avaient que trop réussi jusqu’alors.

A présent, quel sort réservait-il à ses deux victimes?Allait-il les reléguer dans les marécageuses Everglades, au-delà des sources du Saint-John? Se déferait-il de Zermah comme d’un témoin dangereux, dont la déposition pourrait l’accabler un jour? C’est ce que se demandait la métisse. Elle eût volontiers fait le sacrifice de sa vie pour sauver l’enfant enlevée avec elle. Mais, elle morte, que deviendrait Dy entre les mains de Texar et de ses compagnons? Cette pensée la torturait, et alors elle pressait plus fortement la petite fille sur sa poitrine, comme si Squambô eût manifesté l’intention de la lui arracher.

En ce moment, Zermah put constater que l’embarcation se rapprochait de la rive gauche du fleuve. Cela pouvait-il lui servir d’indice? Non, car elle ignorait que l’Espagnol demeurât au fond de la Crique-Noire, dans un des îlots de cette lagune, comme l’ignoraient même les partisans de Texar, puisque personne n’avait jamais été reçu au blockhaus qu’il occupait avec Squambô et ses noirs.

C’était là, en effet, que l’Indien allait déposer Dy et Zermah. Dans les profondeurs de cette région mystérieuse, elles seraient à l’abri de toutes recherches.

La crique était, pour ainsi dire, impénétrable à qui ne connaissait pas l’orientation de ses passes, la disposition de ses îlots. Elle offrait mille retraites où des prisonniers pouvaient être si bien cachés qu’il serait impossible d’en reconnaître les traces. Au cas où James Burbank essaierait d’explorer cet inextricable fouillis, il serait temps de transporter la métisse et l’enfant jusqu’au sud de la péninsule. Alors s’évanouirait toute chance de les retrouver au milieu de ces vastes espaces que les pionniers floridiens fréquentaient à peine, et dont quelques bandes d’Indiens parcourent seules les plaines insalubres.

Les quarante-cinq milles, qui séparent Camdless-Bayde la Crique-Noire, furent rapidement franchis. Vers onze heures, l’embarcation dépassait le coude que fait le Saint-John à deux cents yards en aval. Il ne s’agissait plus que de reconnaître l’entrée de la lagune. Manœuvre embarrassante à travers cette obscurité profonde dont s’enveloppait la rive gauche du fleuve. Aussi, quelque habitude que Squambô eût de ces parages, ne laissa-t-il pas d’hésiter, lorsqu’il fallut donner un coup de barre pour obliquer à travers le courant.

Sans doute, l’opération eût été plus aisée, si l’embarcation avait pu longer cette rive qui se creuse en une infinité de petites anses, hérissées de roseaux ou d’herbes aquatiques. Mais, l’Indien craignait de s’échouer. Or, comme le jusant ne devait pas tarder à ramener les eaux du Saint-John vers son embouchure, il se serait trouvé fort gêné en cas d’échouage. Forcé d’attendre la marée suivante, c’est-à-dire près de onze heures, comment aurait-il pu éviter d’être aperçu, lorsqu’il ferait grand jour? Le plus ordinairement, de nombreuses embarcations parcouraient le fleuve. Les événements actuels provoquaient même un incessant échange de correspondances entre Jacksonville et Saint-Augustine. Indubitablement, s’ils n’avaient pas péri dans l’attaque de Castle-House, les membres de la famille Burbank entreprendraient dès le lendemain les plus actives recherches. Squambô, engravé au pied d’une des berges, ne pourrait échapper aux poursuites dont il serait l’objet. La situation deviendrait très périlleuse. Pour toutes ces raisons, il voulut rester dans le chenal du Saint-John. Et même, s’il le fallait, il mouillerait au milieu du courant. Puis, au petit jour, il se hâterait de reconnaître les passes de la Crique-Noire, à travers lesquelles il serait impossible de le suivre.

Cependant, l’embarcation continuait à remonter avec le flux. Par le temps écoulé, Squambô estimait qu’il ne devait pas encore être à la hauteur de la lagune.

Il cherchait donc à s’élever davantage, quand un bruit peu éloigné se fit entendre. C’était un sourd battement de roues qui se propageait à la surface du fleuve. Presque aussitôt, au coude de la rive gauche, apparut une masse en mouvement.

Un steam-boat s’avançait sous petite vapeur, lançant dans l’ombre le feu blanc de son fanal. En moins d’une minute, il devait être arrivé sur l’embarcation.

D’un geste, Squambô arrêta la pagaie des deux noirs, et, d’un coup de barre, il piqua vers la rive droite, autant pour ne pas se trouver sur le passage du steam-boat que pour éviter d’être aperçu.

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Mais l’embarcation avait été signalée par les vigies du bord. Elle fut hélée avec ordre d’accoster.

Squambô laissa échapper un formidable juron. Toutefois, ne pouvant se soustraire par la fuite à l’invitation qui lui avait été faite en termes formels, il dut obéir.

Un instant après, il rangeait le flanc droit du steam-boat, qui avait stoppé pour l’attendre.

Zermah se releva aussitôt.

Dans ces conditions, elle venait d’entrevoir une chance de salut. Ne pouvait-elle appeler, se faire connaître, demander du secours, échapper à Squambô?

L’Indien se dressa près d’elle. Il tenait un large bowie-knife d’une main. De l’autre, il avait saisi la petite fille que Zermah essayait en vain de lui arracher.

«Un cri, dit-il, et je la tue!»

S’il n’y avait eu que sa vie à sacrifier, Zermah n’eût pas hésité. Comme c’était l’enfant que menaçait le couteau de l’Indien, elle garda le silence. Du pont du steam-boat, d’ailleurs, on ne pouvait rien voir de ce qui se passait dans l’embarcation.

Le steam-boat venait de Picolata, où il avait embarqué un détachement de la milice à destination de Jacksonville, afin de renforcer les troupes sudistes qui devaient empêcher l’occupation du fleuve.

Un officier, se penchant alors en dehors de la passerelle, interpella l’Indien, Voici les paroles qui furent échangées entre eux:

«Où allez-vous?

– A Picolata.»

Zermah retint ce nom, tout en se disant que Squambô avait intérêt à ne point faire connaître sa destination véritable.

«D’où venez-vous?

– De Jacksonville.

– Y a-t-il du nouveau?

– Non.

– Rien de la flottille de Dupont?

– Rien.

– On n’en a pas eu de nouvelles depuis l’attaque de Fernandina et du fort Clinch?

– Non.

– Pas une canonnière n’a donné dans les passes du Saint-John?

– Pas une.

– D’où viennent ces lueurs que nous avons entrevues, ces détonations qui se sont fait entendre dans le nord, pendant que nous étions mouillés, en attendant le flot?

– C’est une attaque qui a été faite, cette nuit, contre la plantation de Camdless-Bay.

– Par les nordistes?…

– Non!… Par la milice de Jacksonville. Le propriétaire avait voulu résister aux ordres du comité…

– Bien!… Bien!… Il s’agit de ce James Burbank… un enragé abolitionniste!…

– Précisément.

– Et qu’en est-il résulté?

– Je ne sais pas… Je n’ai vu cela qu’en passant… Il m’a semblé que tout était en flammes!»

En cet instant, un faible cri s’échappa des lèvres de l’enfant… Zermah lui mit la main sur la bouche, au moment où les doigts de l’Indien s’approchaient de son cou. L’officier, juché sur la passerelle du steam-boat, n’avait rien entendu.

«Est-ce que Camdless-Bay a été attaquée à coups de canon? demanda-t-il.

– Je ne le pense pas.

– Pourquoi donc ces trois détonations que nous avons entendues et qui semblaient venir du côté de Jacksonville?

– Je ne puis le dire.

– Ainsi, le Saint-John est libre encore depuis Picolata jusqu’à son embouchure?

– Entièrement libre, et vous pouvez le descendre sans avoir rien à craindre des canonnières.

– C’est bon. – Au large!»

Un ordre fut envoyé à la machine, et le steam-boat allait se remettre en marche.

«Un renseignement? demanda Squambô à l’officier.

– Lequel?

– La nuit est très noire… Je ne m’y reconnais guère… Pouvez-vous me dire où je suis?

– A la hauteur de la Crique-Noire.

– Merci.»

Les aubes battirent la surface du fleuve, après que l’embarcation se fut écartée de quelques brasses. Le steam-boat s’effaça peu à peu dans la nuit, laissant derrière lui une eau profondément troublée par le choc de ses roues puissantes.

Squambô, maintenant seul au milieu du fleuve, se rassit à l’arrière du canot et donna l’ordre de pagayer. Il connaissait sa position, et, revenant sur tribord, il se lança vers l’échancrure au fond de laquelle s’ouvrait la Crique-Noire.

Que ce fût en ce lieu d’un si difficile accès que l’Indien allait se réfugier, Zermah n’en pouvait plus douter, et peu importait qu’elle en fût instruite.

Comment eût-elle pu le faire savoir à son maître, et comment organiser des recherches au milieu de cet impénétrable labyrinthe? Au-delà de la crique, d’ailleurs, les forêts du comté de Duval n’offraient-elles pas toutes facilités de déjouer les poursuites, dans le cas où James Burbank et les siens fussent parvenus à se jeter à travers la lagune? Il en était encore de cette partie occidentale de la Floride comme d’un pays perdu, sur lequel il eût été presque impossible de relever une piste. En outre, il n’était pas prudent de s’y aventurer.

Les Séminoles, errant sur ces territoires forestiers ou marécageux, ne laissaient pas d’être redoutables. Ils pillaient volontiers les voyageurs qui tombaient entre leurs mains et les massacraient, lorsque ceux-ci essayaient de se défendre.

Une affaire singulière, dont on avait beaucoup parlé, s’était même passée dernièrement dans la partie supérieure du comté, un peu au nord-ouest de Jacksonville.

Une douzaine de Floridiens, qui se rendaient au littoral sur le golfe de Mexique, avaient été surpris par une tribu de Séminoles. S’ils ne furent pas mis à mort jusqu’au dernier, c’est qu’ils ne firent aucune résistance, et d’ailleurs à dix contre un, c’eût été inutile.

Ces braves gens furent donc consciencieusement fouillés et volés de tout ce qu’ils possédaient, même de leurs habits. De plus, sous menace de mort, défense leur fut faite de ne jamais reparaître sur ces territoires, dont les Indiens revendiquent encore l’entière propriété. Et, pour les reconnaître, dans le cas où ils enfreindraient cet ordre, le chef de la bande employa un procédé très simple. Il les fit tatouer au bras d’un signe bizarre, d’une marque faite avec le suc d’une plante tinctoriale au moyen d’une pointe d’aiguille, et qui ne pouvait plus s’effacer. Puis, les Floridiens furent renvoyés, sans autre mauvais traitement. Ils ne rentrèrent dans les plantations du nord qu’en assez piteux état, – poinçonnés, pour ainsi dire, aux armes de la tribu indienne et peu désireux, on le comprend, de retomber entre les mains de ces Séminoles, qui, cette fois, les massacreraient sans pitié pour faire honneur à leur signature.

En tout autre temps, les milices du comté de Duval n’eussent pas laissé impuni un tel attentat. Elles se seraient jetées à la poursuite des Indiens. Mais, à cette époque, il y avait autre chose à faire que de recommencer une expédition contre ces nomades. La crainte de voir le pays envahi par les troupes fédérales dominait tout. Ce qui importait, c’était d’empêcher qu’elles devinssent maîtresses du Saint-John, et, avec lui, des régions qu’il arrose.

Or, on ne pouvait rien distraire des forces sudistes, disposées depuis Jacksonville jusqu’à la frontièregéorgienne. Il serait temps, plus tard, de se mettre en campagne contre les Séminoles, enhardis par la guerre civile au point qu’ils se hasardaient sur ces territoires du nord, dont on croyait les avoir pour jamais chassés. On ne se contenterait plus alors de les refouler dans les marais des Everglades, on tenterait de les détruire jusqu’au dernier.

En attendant, il était dangereux de s’aventurer sur les territoires situés dans l’ouest de la Floride, et, si jamais James Burbank devait porter de ce côté ses recherches, ce serait un nouveau danger ajouté à tous ceux que comportait une expédition de ce genre.

Cependant, l’embarcation avait rallié la rive gauche du fleuve. Squambô, se sachant à la hauteur de la Crique-Noire, qui donne accès aux eaux du Saint-John, ne craignait plus de s’échouer sur quelque haut-fond.

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Aussi, cinq minutes après, l’embarcation s’était-elle engagée sous le sombre dôme des arbres, au milieu d’une obscurité plus profonde qu’elle ne l’était à la surface du fleuve. Quelque habitude qu’eut Squambô de se diriger à travers les lacets de cette lagune, il n’aurait pu y réussir dans ces conditions. Mais, ne pouvant plus être aperçu, pourquoi se serait-il interdit d’éclairer sa route? Une branche résineuse fut coupée à un arbre des berges, puis allumée à l’avant de l’embarcation. Sa lueur fuligineuse devait suffire à l’œil exercé de l’Indien pour reconnaître les passes. Pendant une demi-heure environ, il s’enfonça à travers les méandres de la crique, et il arriva enfin à l’îlot du blockhaus.

Zermah dut débarquer alors. Accablée de fatigue, la petite fille dormait entre ses bras. Elle ne se réveilla pas, même quand la métisse franchit la poterne du fortin et qu’elle eut été enfermée dans une des chambres attenant au réduit central.

Dy, enveloppée d’une couverture qui traînait dans un coin, fut couchée sur une sorte de grabat. Zermah veilla près d’elle.

 

 

Chapitre II

Singulière opération

 

e lendemain, 3 mars, à huit heures du matin, Squambô entra dans la chambre où Zermah avait passé la nuit. Il apportait quelque nourriture, – du pain, un morceau de venaison froide, des fruits, un broc de bière forte, une cruche d’eau, et aussi différents ustensiles de table. En même temps, un des noirs plaçait dans un coin un vieux meuble, pour servir de toilette et de commode, avec un peu de linge, draps, serviettes, et autres menus objets, dont la métisse pourrait faire usage pour la petite fille et pour elle-même.

Dy dormait encore. D’un geste, Zermah avait supplié Squambô de ne point la réveiller.

Lorsque le noir fut sorti, Zermah, s’adressant à l’Indien, dit à voix basse:

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«Que veut-on faire de nous?

– Je ne sais, répondit Squambô.

– Quels ordres avez-vous reçus de Texar?

– Qu’ils soient venus de Texar ou de tout autre, répliqua l’Indien, les voici, et vous ferez bien de vous y conformer. Tant que vous serez ici, cette chambre sera la vôtre, et vous serez renfermée durant la nuit dans le réduit du fortin.

– Et le jour?…

– Vous pourrez aller et venir à l’intérieur de l’enclos.

– Tant que nous serons ici?… répondit Zermah. Puis-je savoir où nous sommes?

– Là où j’avais ordre de vous conduire.

– Et nous y resterons?…

– J’ai dit ce que j’avais à dire, répliqua l’Indien. Inutile maintenant de me parler. Je ne répondrai plus.»

Et Squambô, qui devait effectivement s’en tenir à ce court échange de paroles, quitta la chambre, laissant la métisse seule auprès de l’enfant.

Zermah regarda la petite fille.

Quelques larmes lui vinrent aux yeux, larmes qu’elle essuya aussitôt. A son réveil, il ne fallait pas que Dy s’aperçût qu’elle eût pleuré. Il importait que l’enfant s’accoutumât peu à peu à sa nouvelle situation – très menacée, peut-être, car on pouvait s’attendre à tout de la part de l’Espagnol.

Zermah réfléchissait à ce qui s’était passé depuis la veille. Elle avait bien vu Mme Burbank et miss Alice remonter la rive, pendant que l’embarcation s’en éloignait. Leurs appels désespérés, leurs cris déchirants, étaient arrivés jusqu’à elles. Mais avaient-elles pu regagner Castle-House, reprendre le tunnel, pénétrer dans l’habitation assiégée, faire connaître à James Burbank et à ses compagnons quel nouveau malheur venait de les frapper? Ne pouvaient-elles avoir été prises par les gens de l’Espagnol, entraînées loin de Camdless-Bay, tuées peut-être? S’il en était ainsi, James Burbank ignorerait que la petite fille eût été enlevée avec Zermah. Il croirait que sa femme, miss Alice, l’enfant, la métisse, avaient pu s’embarquer à la crique Marine, atteindre le refuge du Roc-des-Cèdres, où elles devaient être en sûreté. Il ne ferait alors aucune recherche immédiate pour les retrouver!…

Et, en admettant que Mme Burbank et miss Alice eussent pu rentrer à Castle-House, que James Burbank fût instruit de tout, n’était-il pas à craindre que l’habitation eût été envahie par les assaillants, pillée, incendiée, détruite? Dans ce cas, qu’étaient devenus ses défenseurs? Prisonniers ou morts dans la lutte, Zermah ne pouvait plus attendre aucune assistance de leur part.

Quand même les nordistes seraient devenus maîtres du Saint-John, elle était perdue. Gilbert Burbank ni Mars n’apprendraient, l’un que sa sœur, l’autre que sa femme, étaient gardées dans cet îlot de la Crique-Noire!

Eh bien, si cela était, si Zermah ne devait plus compter que sur elle, son énergie ne l’abandonnerait pas. Elle ferait tout pour sauver cette enfant, qui n’avait peut-être plus qu’elle au monde. Sa vie se concentrerait sur cette idée: fuir! Pas une heure ne s’écoulerait sans qu’elle s’occupât d’en préparer les moyens.

Et pourtant, était-il possible de sortir du fortin, surveillé par Squambô et ses compagnons, d’échapper aux deux féroces limiers qui rôdaient autour de l’enclos, de fuir de cet îlot perdu dans les mille détours de la lagune?

Oui, on le pouvait, mais à la condition d’y être secrètement aidé par un des esclaves de l’Espagnol, qui connût parfaitement les passes de la Crique-Noire.

Pourquoi l’appât d’une forte récompense ne déciderait-il pas l’un de ces hommes à seconder Zermah dans cette évasion?… C’est à cela qu’allaient tendre tous les efforts de la métisse.

Cependant, la petite Dy venait de se réveiller. Le premier mot qu’elle prononça fut pour appeler sa mère. Ses regards se portèrent ensuite autour de la chambre.

Le souvenir des événements de la veille lui revint. Elle aperçut la métisse et accourut près d’elle.

«Bonne Zermah!… Bonne Zermah!… murmurait la petite fille. J’ai peur… j’ai peur!…

– Il ne faut pas avoir peur, ma chérie!

– Où est maman?…

– Elle viendra… bientôt!… Nous avons été obligées de nous sauver… tu sais bien!… Nous sommes à l’abri maintenant!… Ici, il n’y a plus rien à craindre!… Dès qu’on aura secouru monsieur Burbank, il se hâtera de nous rejoindre!…»

Dy regarda Zermah comme pour lui dire:

«Est-ce bien vrai?

– Oui! répondit Zermah qui voulait à tout prix rassurer l’enfant. Oui, monsieur Burbank nous a dit de l’attendre ici!…

– Mais ces hommes qui nous ont emportées dans leur bateau?… reprit la petite fille.

– Ce sont les serviteurs de monsieur Harvey, ma chérie!… Tu sais, monsieur Harvey, l’ami de ton papa, qui demeure à Jacksonville!… Nous sommes dans son cottage de Hampton-Red!

– Et maman, et Alice, qui étaient avec nous, pourquoi ne sont-elles pas ici?…

– Monsieur Burbank les a rappelées au moment où elles allaient s’embarquer… souviens-toi bien!… Dès que ces mauvaises gens auront été chassées de Camdless-Bay, on viendra nous chercher!… Voyons!… Ne pleure pas!… N’aie plus peur, ma chérie, même si nous restons ici pendant quelques jours!… Nous y sommes bien cachées, va!… Et, maintenant, viens que je fasse ta petite toilette!»

Dy ne cessait de regarder obstinément Zermah, et, quoique la métisse eût dit cela, un gros soupir s’échappa de ses lèvres. Elle n’avait pu, comme d’habitude, sourire à son réveil.

Il importait donc, avant tout, de l’occuper, de la distraire.

C’est à quoi Zermah s’appliqua, avec la plus tendre sollicitude. Elle lui fit sa toilette avec autant de soin que si l’enfant eût été dans sa jolie chambre de Castle-House, en même temps qu’elle essayait de l’amuser par ses histoires.

Puis, Dy mangea un peu, et Zermah partagea ce premier déjeuner avec elle.

«Maintenant, ma chérie, si tu le veux, nous allons faire un tour au-dehors… dans l’enclos…

– Est-ce que c’est bien beau, le cottage de monsieur Harvey? demanda l’enfant.

– Beau?… Non!… répondit Zermah. C’est, je crois, une vieille bicoque! Pourtant, il y a des arbres, des cours d’eau, de quoi nous promener enfin!… Nous n’y resterons que quelques jours, d’ailleurs, et, si tu ne t’y es pas trop ennuyée, si tu as été bien sage, ta maman sera contente!

– Oui, bonne Zermah… Oui!…» répondit la petite fille.

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La porte de la chambre n’était point fermée à clef. Zermah prit la main de l’enfant, et toutes deux sortirent. Elles se trouvèrent d’abord dans le réduit central, qui était sombre. Un instant après, elles se promenaient en pleine lumière, à l’abri du feuillage des grands arbres que perçaient les rayons du soleil.

L’enclos n’était pas vaste – un âcre environ, dont le blockhaus occupait la plus grande portion.

La palissade qui l’entourait ne permit pas à Zermah d’aller reconnaître la disposition de l’îlot au milieu de cette lagune. Tout ce qu’elle put observer à travers la vieille poterne, c’est qu’un assez large canal, aux eaux troubles, le séparait des îlots voisins. Une femme et un enfant ne pourraient donc que très difficilement s’en échapper.

Au cas même où Zermah eût pu s’emparer d’une embarcation, comment fût-elle sortie de ces interminables détours? Ce qu’elle ignorait aussi, c’est que Texar et Squambô en connaissaient seuls les passes.

Les noirs, au service de l’Espagnol, ne quittaient pas le fortin. Ils n’en étaient jamais sortis. Ils ne savaient même pas où les gardait leur maître. Pour retrouver la rive du Saint-John, comme pour atteindre les marais qui confinent à la crique de l’ouest, il eût fallu se fier au hasard. Or, s’en remettre à lui, n’était-ce pas courir à une perte certaine?

D’ailleurs, pendant les jours suivants, Zermah, se rendant compte de la situation, vit bien qu’elle n’aurait probablement aucune aide à espérer des esclaves de Texar.

C’étaient pour la plupart des nègres à demi abrutis, d’aspect peu rassurant. Si l’Espagnol ne les tenait pas à la chaîne, ils n’en étaient pas plus libres pour cela. Suffisamment nourris des produits de l’îlot, adonnés aux liqueurs fortes dont Squambô ne leur ménageait pas trop parcimonieusement la ration, plus spécialement destinés à la garde du blockhaus et à sa défense le cas échéant, ils n’auraient eu aucun intérêt à changer cette existence pour une autre.

La question de l’esclavage, qui se débattait à quelques milles de la Crique-Noire, n’était pas pour les passionner. Recouvrer leur liberté? A quoi bon, et qu’en eussent-ils fait? Texar leur assurait l’existence. Squambô ne les maltraitait point, bien qu’il fût homme à casser la tête au premier qui s’aviserait de la relever. Ils n’y songeaient même pas. C’étaient des brutes, inférieures aux deux limiers qui rôdaient autour du fortin. Il n’y a aucune exagération, en effet, à dire que ces animaux les dépassaient en intelligence. Ils connaissaient, eux, tout l’ensemble de la crique. Ils en traversaient à la nage les passes multiples. Ils couraient d’un îlot à un autre, servis par un instinct merveilleux qui les empêchait de s’égarer. Leurs aboiements retentissaient parfois jusque sur la rive gauche du fleuve, et, d’eux-mêmes, ils rentraient au blockhaus dès la tombée de la nuit. Nulle embarcation n’aurait pu pénétrer dans la Crique-Noire, sans être immédiatement signalée par ces gardiens redoutables. Sauf Squambô et Texar, personne n’aurait pu quitter le fortin, sans risquer d’être dévoré par ces sauvages descendants des chiens caraïbes.

Lorsque Zermah eut observé comment la surveillance s’exerçait autour de l’enclos, quand elle vit qu’elle ne devait attendre aucun secours de ceux qui la gardaient, toute autre, moins courageuse qu’elle, moins énergique, eût désespéré. Il n’en fut rien. Ou les secours lui arriveraient du dehors, et, dans ce cas, ils ne pouvaientvenir que de James Burbank, s’il était libre d’agir, ou de Mars, si le métis apprenait dans quelles conditions sa femme avait disparu.

A leur défaut, elle ne devait compter que sur elle-même pour le salut de la petite fille. Elle ne faillirait pas à cette tâche.

Zermah, absolument isolée au fond de cette lagune, ne se voyait entourée que de figures farouches. Toutefois, elle crut remarquer qu’un des noirs, jeune encore, la regardait avec quelque commisération. Y avait-il là un espoir?

Pourrait-elle se confier à lui, lui indiquer la situation de Camdless-Bay, l’engager à s’échapper pour se rendre à Castle-House? C’était douteux. D’ailleurs, Squambô surprit sans doute ces marques d’intérêt de la part de l’esclave, car celui-ci fut tenu à l’écart. Zermah ne le rencontra plus pendant ses promenades à travers l’enclos.

Plusieurs jours se passèrent sans amener aucun changement dans la situation.

Du matin au soir, Zermah et Dy avaient toute liberté d’aller et venir. La nuit, bien que Squambô ne les enfermât pas dans leur chambre, elles n’auraient pu quitter le réduit central. L’Indien ne leur parlait jamais. Aussi Zermah avait-elle dû renoncer à l’interroger. Pas un seul instant il ne quittait l’îlot.

On sentait que sa surveillance s’exerçait à toute heure. Les soins de Zermah se reportèrent donc sur l’enfant, qui demandait instamment à revoir sa mère.

«Elle viendra!… lui répondait Zermah. J’ai eu de ses nouvelles!… Ton père doit venir aussi, ma chérie, avec miss Alice…»

Et, quand elle avait ainsi répondu, la pauvre créature ne savait plus qu’imaginer.

Alors elle s’ingéniait à distraire la petite fille, qui montrait plus de raison que n’en comportait son âge.

Le 4, le 5, le 6 mars s’étaient écoulés, cependant. Bien que Zermah eût cherché à entendre si quelque détonation lointaine n’annonçait pas la présence de la flottille fédérale sur les eaux du Saint-John, aucun bruit n’était arrivé jusqu’à elle. Tout était silence au milieu de la Crique-Noire. Il fallait en conclure que la Floride n’appartenait pas encore aux soldats de l’Union. Cela inquiétait la métisse au plus haut point. A défaut de James Burbank et des siens, pour le cas où ils auraient été mis dans l’impossibilité d’agir, ne pouvait-elle au moins attendre l’intervention de Gilbert et de Mars? Si leurs canonnières eussent été maîtresses du fleuve, ils en auraient fouillé les rives, ils auraient su arriver jusqu’à l’îlot. N’importe qui, du personnel de Camdless-Bay, les eût instruits de ce qui s’était passé. Et rien n’indiquait un combat sur les eaux du fleuve.

Ce qui était singulier, aussi, c’est que l’Espagnol ne s’était pas encore montré une seule fois au fortin, ni de jour ni de nuit. Du moins, Zermah n’avait rien observé qui fût de nature à le faire supposer. Pourtant, à peine dormait-elle, et ces longues heures d’insomnie, elle les passait à écouter – inutilement jusqu’alors.

D’ailleurs, qu’aurait-elle pu faire, si Texar fût venu à la Crique-Noire, s’il l’eût fait comparaître devant lui? Est-ce qu’il aurait écouté ses supplications ou ses menaces? La présence de l’Espagnol n’était-elle pas plus à craindre que son absence?

Or, pour la millième fois, Zermah songeait à tout cela dans la soirée du 6 mars. Il était environ onze heures. La petite Dy dormait d’un sommeil assez paisible.

La chambre, qui leur servait de cellule à toutes deux, était plongée dans une obscurité profonde. Aucun bruit ne se propageait au-dedans, si ce n’est, parfois, le sifflement de la brise à travers les ais vermoulus du blockhaus.

A ce moment, la métisse crut entendre marcher à l’intérieur du réduit. Elle supposa d’abord que ce devait être l’Indien qui regagnait sa chambre, située en face de la sienne, après avoir fait sa ronde habituelle autour de l’enclos.

Zermah surprit alors quelques paroles que deux individus échangeaient. Elle s’approcha de la porte, elle prêta l’oreille, elle reconnut la voix de Squambô, et presque aussitôt la voix de Texar.

Un frisson la saisit. Que venait faire l’Espagnol au fortin à cette heure? S’agissait-il de quelque nouvelle machination contre la métisse et l’enfant? Allaient-elles être arrachées de leur chambre, transportées en quelque autre retraite plus ignorée, plus impénétrable encore que cette Crique-Noire?

Toutes ces suppositions se présentèrent en un instant à l’esprit de Zermah…

Puis, son énergie reprenant le dessus, elle s’appuya près de la porte, elle écouta.

«Rien de nouveau? disait Texar.

– Rien, maître, répliquait Squambô.

– Et Zermah?

– J’ai refusé de répondre à ses demandes.

– Des tentatives ont-elles été faites pour arriver jusqu’à elle depuis l’affaire de Camdless-Bay?

– Oui, mais aucune n’a réussi.»

A cette réponse, Zermah comprit que l’on s’était mis à sa recherche. Qui donc?

«Comment l’as-tu appris? demanda Texar.

– Je suis allé plusieurs fois jusqu’à la rive du Saint-John, répondit l’Indien, et, il y a quelques jours, j’ai observé qu’une barque rôdait à l’ouvert de la Crique-Noire. Il est même arrivé que deux hommes ont débarqué sur l’un des îlots de la rive.

– Quels étaient ces hommes?

– James Burbank et Walter Stannard!»

Zermah pouvait à peine contenir son émotion. C’étaient James Burbank et Stannard. Ainsi les défenseurs de Castle-House n’avaient pas tous péri dans l’attaque de la plantation. Et, s’ils avaient commencé leurs recherches, c’est qu’ils connaissaient l’enlèvement de l’enfant et de la métisse. Et, s’ils le connaissaient, c’est que Mme Burbank et miss Alice avaient pu le leur dire. Toutes deux vivaient aussi. Toutes deux avaient pu rentrer à Castle-House, après avoir entendu le dernier cri jeté par Zermah, qui appelait à son secours contre Texar.

James Burbank était donc au courant de ce qui s’était passé. Il savait le nom du misérable. Peut-être même soupçonnait-il quel endroit servait de retraite à ses victimes? Il saurait enfin parvenir jusqu’à elles!

Cet enchaînement de faits se fit instantanément dans l’esprit de Zermah. Elle fut pénétrée d’un espoir immense – espoir qui s’évanouit presque aussitôt, quand elle entendit l’Espagnol répondre:

«Oui! Qu’ils cherchent, ils ne trouveront pas! Dans quelques jours, du reste, James Burbank ne sera plus à craindre!»

Ce que signifiaient ces paroles, la métisse ne pouvait le comprendre. En tout cas, de la part de l’homme auquel obéissait le Comité de Jacksonville, ce devait être une redoutable menace.

«Et maintenant, Squambô, j’ai besoin de toi pour une heure, dit alors l’Espagnol.

– A vos ordres, maître.

– Suis-moi!»

Un instant après, tous deux s’étaient retirés dans la chambre occupée par l’Indien.

Qu’allaient-ils y faire? N’y avait-il pas là quelque secret dont Zermah aurait à profiter?

Dans sa situation, elle ne devait rien négliger de ce qui pourrait la servir.

On le sait, la porte de la chambre de la métisse n’était point fermée, même pendant la nuit. Cette précaution eût été inutile d’ailleurs, car le réduit était clos intérieurement, et Squambô en gardait la clef sur lui. Il était donc impossible de sortir du blockhaus, et, par conséquent, de tenter une évasion.

Ainsi Zermah put ouvrir la porte de sa chambre et s’avancer en retenant sa respiration.

L’obscurité était profonde. Quelques lueurs seulement venaient de la chambre de l’Indien.

Zermah s’approcha de la porte, et regarda par l’interstice des ais disjoints.

Or, ce qu’elle vit était assez singulier pour qu’il lui fût impossible d’en comprendre la signification.

Bien que la chambre ne fût éclairée que par un bout de chandelle résineuse, cette lumière suffisait à l’Indien, occupé alors d’un travail assez délicat.

Texar était assis devant lui, sa casaque de cuir retirée, son bras gauche mis à nu, étendu sur une petite table, sous la clarté même de la résine. Un papier, de forme bizarre, percé de petits trous, avait été placé sur la partie interne de son avant-bras. Au moyen d’une fine aiguille, Squambô lui piquait la peau à chaque place marquée par les trous du papier. C’était une opération de tatouage que pratiquait l’Indien – opération à laquelle il devait être fort expert en sa qualité de Séminole. Et, en effet, il la faisait avec assez d’adresse et de légèreté de main pour que l’épiderme fût seulement touché par la pointe de l’aiguille, sans que l’Espagnol éprouvât la moindre douleur.

Lorsque cela fut achevé, Squambô enleva le papier; puis, prenant quelques feuilles d’une plante que Texar avait apportée, il en frotta l’avant-bras de son maître.

Le suc de cette plante, introduit dans les piqûres d’aiguille, ne laissa pas de causer une vive démangeaison à l’Espagnol, qui n’était pas homme à se plaindre pour si peu.

L’opération terminée, Squambô rapprocha la résine de la partie tatouée. Un dessin rougeâtre apparut nettement alors sur la peau de l’avant-bras de Texar.

Ce dessin reproduisait exactement celui que les trous d’aiguille formaient sur le papier. Le décalque avait été fait avec une exactitude parfaite. C’étaient une série de lignes entrecroisées, représentant une des figures symboliques des croyances séminoles.

Cette marque ne devait plus s’effacer du bras sur lequel Squambô venait de l’imprimer.

Zermah avait tout vu, et, comme il a été dit, sans y rien comprendre. Quel intérêt pouvait avoir Texar à s’orner de ce tatouage? Pourquoi ce «signe particulier», pour emprunter un mot au libellé des passeports? Voulait-il donc passer pour un Indien? Ni son teint ni le caractère de sa personne ne l’eussent permis. Ne fallait-il pas plutôt voir une corrélation entre cette marque et celle qui avait été dernièrement imposée à ces quelques voyageurs floridiens tombés dans un parti de Séminoles vers le nord du comté? Et, par là, Texar voulait-il encore avoir la possibilité d’établir un de ces inexplicables alibis dont il avait tiré si bon parti jusqu’alors?

Peut-être, en effet, était-ce un de ces secrets inhérents à sa vie privée et que révélerait l’avenir?

Autre question qui se présenta à l’esprit de Zermah.

L’Espagnol n’était-il donc venu au blockhaus que pour mettre à profit l’habileté de Squambô en matière de tatouage? Cette opération achevée, allait-il quitter la Crique-Noire pour retourner dans le nord de la Floride et sans doute à Jacksonville, où ses partisans étaient encore les maîtres? Son intention n’était-elle pas plutôt de rester au blockhaus jusqu’au jour, de faire comparaître la métisse devant lui, de prendre quelque nouvelle décision relative à ses prisonnières?

A cet égard, Zermah fut promptement rassurée. Elle avait rapidement regagné sa chambre, au moment où l’Espagnol se levait pour rentrer dans le réduit.

Là, blottie contre la porte, elle écoutait les quelques paroles qui s’échangeaient entre l’Indien et son maître.

«Veille avec plus de soin que jamais, disait Texar.

– Oui, répondit Squambô. Cependant, si nous étions serrés de près à la Crique-Noire par James Burbank…

– James Burbank, je te le répète, ne sera plus à redouter dans quelques jours. D’ailleurs, s’il le fallait, tu sais où la métisse et l’enfant devraient être conduites… là où j’aurais à te rejoindre?

– Oui, maître, reprit Squambô, car il faut aussi prévoir le cas où Gilbert, le fils de James Burbank, et Mars, le mari de Zermah…

– Avant quarante-huit heures, ils seront en mon pouvoir, répondit Texar, et quand je les tiendrai…»

Zermah n’entendit pas la fin de cette phrase, menaçante pour son mari, pour Gilbert.

Texar et Squambô sortirent du fortin, dont la porte se referma sur eux.

Quelques instants plus tard, le squif, conduit par l’Indien, quittait l’îlot, se dirigeait à travers les sombres sinuosités de la lagune, rejoignait une embarcation qui attendait l’Espagnol à l’ouverture de la crique sur le Saint-John. Squambô et son maître se séparèrent alors, après dernières recommandations faites. Puis Texar, emporté par le jusant, descendit rapidement dans la direction de Jacksonville.

Ce fut là qu’il arriva au petit jour, et à temps pour mettre ses projets à exécution. En effet, à quelques jours de là, Mars disparaissait sous les eaux du Saint-John et Gilbert Burbank était condamné à mort.

 

 

Chapitre III

Laveille

 

’était le 11 mars, dans la matinée, que Gilbert Burbank avait été jugé par le Comité de Jacksonville. C’était le soir même que son père venait d’être mis en état d’arrestation par ordre du Comité. C’était le surlendemain que le jeune officier devait être passé par les armes, et, sans doute, James Burbank, accusé d’être son complice, condamné à la même peine, mourrait avec lui!

On le sait, Texar tenait le Comité dans sa main. Sa volonté seule y faisait loi.

L’exécution du père et du fils ne serait que le prélude des sanglants excès auxquels allaient se porter les petits blancs, soutenus par la populace, contre les nordistes de l’État de Floride et ceux qui partageaient leurs idées sur la question de l’esclavage. Que de vengeances personnelles s’assouviraient ainsi sous le voile de la guerre civile! Rien que la présence des troupes fédérales pourrait les arrêter. Mais arriveraient-elles, et surtout arriveraient-elles avant que ces premières victimes eussent été sacrifiées à la haine de l’Espagnol?

Malheureusement, il y avait lieu d’en douter.

Et, ces retards se prolongeant, on comprendra dans quelles angoisses vivaient les hôtes de Castle-House!

Or, il semblait que ce projet de remonter le Saint-John eût été momentanément abandonné par le commandant Stevens. Les canonnières ne faisaient aucun mouvement pour quitter leur ligne d’embossage. N’osaient-elles donc franchir la barre du fleuve, maintenant que Mars n’était plus là pour les piloter à travers le chenal? Renonçaient-elles à s’emparer de Jacksonville, et, par cette prise, à garantir la sécurité des plantations en amont du Saint-John?

Quels nouveaux faits de guerre avaient pu modifier les projets du commodore Dupont?

C’était ce que se demandaient M. Stannard et le régisseur Perry pendant cette interminable journée du 12 mars.

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A cette date, en effet, suivant les nouvelles qui couraient le pays dans la partie de la Floride comprise entre le fleuve et la mer, les efforts des nordistes semblaient se concentrer principalement sur le littoral. Le commodore Dupont, montant le Wabash, et suivi des plus fortes canonnières de son escadre, venait de paraître dans la baie de Saint-Augustine. On disait même que les milices se préparaient à abandonner la ville, sans plus essayer de défendre le fort Marion que n’avait été défendu le fort Clinch, lors de la reddition de Fernandina.

Telles furent du moins les nouvelles que le régisseur apporta à Castle-House dans la matinée. On les communiqua aussitôt à M. Stannard et à Edward Carrol que sa blessure, non cicatrisée, obligeait à rester étendu sur un des divans du hall.

«Les fédéraux à Saint-Augustine! s’écria ce dernier. Et pourquoi ne vont-ils pas à Jacksonville?

– Peut-être ne veulent-ils que barrer le fleuve en aval, sans en prendre possession, répondit M. Perry.

– James et Gilbert sont perdus, si Jacksonville reste aux mains de Texar! dit M. Stannard.

– Ne puis-je, répondit Perry, aller prévenir le commodore Dupont du danger que courent monsieur Burbank et son fils?

– Il faudrait une journée pour atteindre Saint-Augustine, répondit M. Carrol, en admettant que l’on ne soit pas arrêté par les milices qui battent en retraite! Et, avant que le commodore Dupont ait pu faire parvenir à Stevens l’ordre d’occuper Jacksonville, il se sera écoulé trop de temps! D’ailleurs, cette barre… cette barre du fleuve, si les canonnières ne peuvent s’avancer au-delà, comment sauver notre pauvre Gilbert qui doit être exécuté demain? Non!… Ce n’est pas à Saint-Augustine qu’il faut aller, c’est à Jacksonville même!… Ce n’est pas au commodore Dupont qu’il faut s’adresser… c’est à Texar…

– Monsieur Carrol a raison, mon père… et j’irai!» dit miss Alice, qui venait d’entendre les dernières paroles prononcées par M. Carrol.

La courageuse jeune fille était prête à tout tenter comme à tout braver pour le salut de Gilbert.

La veille, en quittant Camdless-Bay, James Burbank avait surtout recommandé que sa femme ne fût point instruite de son départ pour Jacksonville. Il importait de lui cacher que le Comité eût donné l’ordre de le mettre en état d’arrestation. Mme Burbank l’ignorait donc, comme elle ignorait le sort de son fils, qu’elle devait croire à bord de la flottille. Comment la malheureuse femme eût-elle pu supporter ce double coup qui la frappait? Son mari au pouvoir de Texar, son fils à la veille d’être exécuté! Elle n’y eût point survécu. Lorsqu’elle avait demandé à voir James Burbank, miss Alice s’était contentée de répondre qu’il avait quitté Castle-House, afin de reprendre les recherches relatives à Dy et à Zermah, et que son absence pourrait durait quarante-huit heures. Aussi, toute la pensée de Mme Burbank se concentrait-elle maintenant sur son enfant disparue. C’était encore plus qu’elle n’en pouvait supporter dans l’état où elle se trouvait.

Cependant miss Alice n’ignorait rien de ce qui menaçait James et Gilbert Burbank. Elle savait que le jeune officier devait être fusillé le lendemain, que le même sort serait réservé à son père!… Et alors, résolue à voir Texar, elle venait prier M. Carrol de la faire transporter de l’autre côté du fleuve.

«Toi… Alice… à Jacksonville! s’écria M. Stannard.

– Mon père… il le faut!…»

L’hésitation si naturelle de M. Stannard avait cédé soudain devant la nécessité d’agir sans retard. Si Gilbert pouvait être sauvé, c’était uniquement par la démarche que voulait tenter miss Alice. Peut-être, se jetant aux genoux de Texar, parviendrait-elle à l’attendrir? Peut-être obtiendrait-elle un sursis à l’exécution? Peut-être enfin trouverait-elle un appui parmi ces honnêtes gens que son désespoir soulèverait enfin contre l’intolérable tyrannie du Comité? Il fallait donc aller à Jacksonville, quelque danger qu’on y pût courir.

«Perry, dit la jeune fille, voudra bien me conduire à l’habitation de monsieur Harvey.

– A l’instant, répondit le régisseur.

– Non, Alice, ce sera moi qui t’accompagnerai, répondit M. Stannard. Oui… moi! Partons…

– Vous, Stannard?… répondit Edward Carrol… C’est vous exposer… On connaît trop vos opinions…

– Qu’importé! dit M. Stannard. Je ne laisserai pas ma fille aller sans moi au milieu de ces forcenés. Que Perry reste à Castle-House, Edward, puisque vous ne pouvez marcher encore, car il faut prévoir le cas où nous serions retenus…

– Et si madame Burbank vous demande, répondit Edward Carrol, si elle demande miss Alice, que répondrai-je?

– Vous répondrez que nous avons rejoint James, que nous l’accompagnons dans ses recherches de l’autre côté du fleuve!… Dites même, s’il le faut, que nous avons dû aller à Jacksonville… enfin tout ce qu’il faudra pour rassurer madame Burbank, mais rien qui puisse lui faire soupçonner les dangers que courent son mari et son fils… Perry, faites disposer une embarcation!»

Le régisseur se retira aussitôt, laissant M. Stannard à ses préparatifs de départ.

Cependant il était préférable que miss Alice ne quittât pas Castle-House, sans avoir appris à Mme Burbank que son père et elle étaient obligés de se rendre à Jacksonville. Au besoin, elle ne devrait pas hésiter à dire que leparti de Texar avait été renversé… que les fédéraux étaient maîtres du cours du fleuve… que, demain, Gilbert serait à Camdless-Bay… Mais la jeune fille aurait-elle la force de ne point se troubler, sa voix ne la trahirait-elle pas, quand elle affirmerait ces faits dont la réalisation semblait impossible maintenant?

Lorsqu’elle arriva dans la chambre de la malade, Mme Burbank dormait, ou plutôt était plongée dans une sorte d’assoupissement douloureux, une torpeur profonde, dont miss Alice n’eut pas le courage de la tirer. Peut-être cela valait-il mieux que la jeune fille fût ainsi dispensée de la rassurer par ses paroles.

Une des femmes de l’habitation veillait près du lit. Miss Alice lui recommanda de ne pas s’absenter un seul instant, et de s’adresser à M. Carrol pour répondre aux questions que Mme Burbank pourrait lui faire. Puis, elle se pencha sur le front de la malheureuse mère, l’effleura de ses lèvres, et quitta la chambre, afin de rejoindre M. Stannard. Dès qu’elle l’aperçut:

«Partons, mon père,» dit-elle.

Tous deux sortirent du hall, après avoir serré la main d’Edward Carrol.

Au milieu de l’allée de bambous qui conduit au petit port, ils rencontrèrent le régisseur.

«L’embarcation est prête, dit Perry.

– Bien, répondit M. Stannard. Veillez avec grand soin sur Castle-House, mon ami.

– Ne craignez rien, monsieur Stannard. Nos noirs regagnent peu à peu la plantation, et cela se comprend. Que feraient-ils d’une liberté pour laquelle la nature ne les a pas créés? Ramenez-nous monsieur Burbank, et il les trouvera tous à leur poste!»

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M. Stannard et sa fille prirent aussitôt place dans l’embarcation conduite par quatre mariniers de Camdless-Bay. La voile fut hissée, et, sous une petite brise d’est, on déborda rapidement. Le pier eut bientôt disparu derrière la pointe que la plantation profilait vers le nord-ouest.

M. Stannard n’avait pas l’intention de débarquer au port de Jacksonville, où il eût été immanquablement reconnu. Mieux valait prendre terre au fond d’une petite anse, un peu au-dessus. De là, il serait facile d’atteindre l’habitation de M. Harvey, située de ce côté, à l’extrémité du faubourg. On déciderait alors, et suivant les circonstances, comment les démarches, devraient être faites.

Le fleuve était désert à cette heure. Rien en amont, par où auraient pu venir les milices de Saint-Augustine qui se réfugiaient dans le sud. Rien en aval. Donc aucun combat ne s’était engagé entre les embarcations floridiennes et les canonnières du commandant Stevens. On ne pouvait même apercevoir leur ligne d’embossage, car un coude du Saint-John fermait l’horizon au-dessous de Jacksonville.

Après une assez rapide traversée, favorisée par le vent arrière, M. Stannard et sa fille atteignirent la rive gauche. Tous deux, sans avoir été aperçus, purent débarquer au fond de la crique, qui n’était pas surveillée, et en quelques minutes, ils se trouvèrent dans la maison du correspondant de James Burbank.

Celui-ci fut, à la fois, très surpris et très inquiet de les voir. Leur présence n’était pas sans danger au milieu de cette populace, de plus en plus surexcitée et tout à la dévotion de Texar. On savait que M. Stannard partageait les idées anti-esclavagistes adoptées à Camdless-Bay. Le pillage de sa propre habitation, à Jacksonville, était un avertissement dont il devait tenir compte.

Très certainement, sa personne allait courir de grands risques. Le moins qui pût lui arriver, s’il venait à être reconnu, serait d’être incarcéré comme complice de M. Burbank.

«Il faut sauver Gilbert! ne put que répondre miss Alice aux observations de M. Harvey.

– Oui, répondit celui-ci, il faut le tenter! Que monsieur Stannard ne se montre pas au-dehors!… Qu’il reste enfermé ici pendant que nous agirons!

– Me laissera-t-on entrer dans la prison? demanda la jeune fille.

– Je ne le crois pas, miss Alice.

– Pourrai-je arriver jusqu’à Texar?

– Nous l’essaierons.

– Vous ne voulez pas que je vous accompagne? dit M. Stannard en insistant.

– Non! Ce serait compromettre nos démarches près de Texar et de son Comité.

– Venez donc, monsieur Harvey,» dit miss Alice.

Cependant, avant de les laisser partir, M. Stannard voulut savoir s’il s’était produit de nouveaux faits de guerre, dont le bruit ne serait pas venu jusqu’à Camdless-Bay.

«Aucun, répondit M. Harvey, du moins en ce qui concerne Jacksonville. La flottille fédérale a paru dans la baie de Saint-Augustine, et la ville s’est rendue. Quant au Saint-John, nul mouvement n’a été signalé. Les canonnières sont toujours mouillées au-dessous de la barre.

– L’eau leur manque encore pour la franchir?…

– Oui, monsieur Stannard. Mais, aujourd’hui, nous aurons une des fortes marées d’équinoxe. Il y aura haute mer vers trois heures, et peut-être les canonnières pourront-elles passer…

– Passer sans pilote, maintenant que Mars n’est plus là pour les diriger à travers le chenal! répondit miss Alice, d’un ton qui indiquait qu’elle ne pouvait même pas se rattacher à cet espoir. Non!… C’est impossible!… Monsieur Harvey, il faut que je voie Texar, et, s’il me repousse, nous devrons tout sacrifier pour faire évader Gilbert…

– Nous le ferons, miss Alice.

– L’état des esprits ne s’est pas modifié à Jacksonville? demanda M. Stannard.

– Non, répondit M. Harvey. Les coquins y sont toujours les maîtres, et Texar les domine. Pourtant, devant les exactions et les menaces du Comité, les honnêtes gens frémissent d’indignation. Il ne faudrait qu’un mouvement des fédéraux sur le fleuve pour changer cet état de choses. Cette populace est lâche, en somme. Si elle prenait peur, Texar et ses partisans seraient aussitôt renversés… J’espère encore que le commandant Stevens pourra remonter la barre…

– Nous n’attendrons pas, répondit résolument miss Alice, et, d’ici là, j’aurai vu Texar!»

Il fut donc convenu que M. Stannard resterait dans l’habitation, afin qu’on ne sût rien de sa présence à Jacksonville. M. Harvey était prêt à aider la jeune fille dans toutes les démarches qui allaient être faites, et dont le succès, il faut bien le dire, n’était rien moins qu’assuré. Si Texar lui refusait la vie de Gilbert, si miss Alice ne pouvait arriver jusqu’à lui, on tenterait, même au prix d’une fortune, de provoquer l’évasion du jeune officier et de son père.

Il était onze heures environ, lorsque miss Alice et M. Harvey quittèrent l’habitation pour se rendre à Court-Justice, où le Comité, présidé par Texar, siégeait en permanence.

Toujours grande agitation dans la ville. Ça et là passaient les milices, renforcées des contingents qui étaient accourus des territoires du sud. Dans la journée, on attendait celles que la reddition de Saint-Augustine laissait disponibles, soit qu’elles vinssent par le Saint-John, soit qu’elles prissent route à travers les forêts de la rive droite pour franchir le fleuve à la hauteur de Jacksonville. Donc, la population allait et venait. Mille nouvelles circulaient, et, comme toujours, contradictoires – ce qui provoquait un tumulte voisin du désordre. Il était facile de voir, d’ailleurs, que, dans le cas où les fédéraux arriveraient en vue du port, il n’y aurait aucune unité d’action dans la défense. La résistance ne serait pas sérieuse. Si Fernandina s’était rendue, neuf jours avant, aux troupes de débarquement du général Wright, si Saint-Augustine avait accueilli l’escadre du commodore Dupont, sans même essayer de lui barrer le passage, on pouvait prévoir qu’il en serait ainsi à Jacksonville. Les milices floridiennes, cédant la place aux troupes nordistes, se retireraient dans l’intérieur du comté. Une seule circonstance pouvait sauver Jacksonville d’une prise de possession, prolonger les pouvoirs du Comité, permettre à ses projets sanguinaires de s’accomplir, c’était que les canonnières, pour une raison ou pour une autre, – manque d’eau ou absence de pilote, – ne pussent dépasser la barre du fleuve. Au surplus, quelques heures encore, et cette question serait résolue.

Cependant, au milieu d’une foule qui devenait de plus en plus compacte, miss Alice et M. Harvey se dirigeaient vers la place principale. Comment feraient-ils pour pénétrer dans les salles de Court-Justice? Ils ne pouvaient l’imaginer. Une fois là, comment parviendraient-ils à voir Texar? Ils l’ignoraient. Qui sait même si l’Espagnol, apprenant qu’Alice Stannard demandait à paraître devant lui, ne se débarrasserait pas d’une demande importune, en la faisant arrêter et détenir jusqu’après l’exécution du jeune lieutenant?… Mais la jeune fille ne voulait rien voir de ces éventualités. Arriver jusqu’à Texar, lui arracher la grâce de Gilbert, aucun danger personnel n’aurait pu la détourner de ce but.

Lorsque M. Harvey et elle eurent atteint la place, ils y trouvèrent un concours de populace plus tumultueux encore. Des cris ébranlaient l’air, des vociférations éclataient de toutes parts, avec ces sinistres mots, jetés d’un groupe à l’autre: «A mort… A mort!…»

M. Harvey apprit que le Comité était en séance de justice depuis une heure. Un affreux pressentiment s’empara de lui – pressentiment qui n’allait être que trop justifié! En effet, le Comité achevait de juger James Burbank comme complice de son fils Gilbert, sous l’accusation d’avoir entretenu des intelligences avec l’armée fédérale. Même crime, même condamnation, sans doute, et couronnement de l’œuvre de haine de Texar contre la famille Burbank!

Alors M. Harvey ne voulut pas aller plus loin. Il tenta d’entraîner Alice Stannard. Il ne fallait pas qu’elle fût témoin des violences auxquelles la population semblait disposée à se livrer, au moment où les condamnés sortiraient de Court-Justice, après le prononcé du jugement.Ce n’était pas d’ailleurs, l’instant d’intervenir près de l’Espagnol.

«Venez, miss Alice, dit M. Harvey, venez!… Nous reviendrons… quand le comité…

– Non! répondit miss Alice. Je veux me jeter entre les accusés et leurs juges…»

La résolution de la jeune fille était telle que M. Harvey désespéra de l’ébranler. Miss Alice se porta en avant. Il fallut la suivre. La foule, si compacte qu’elle fût – quelques-uns la reconnurent peut-être, – s’ouvrit devant elle. Les cris de mort retentirent plus effroyablement à son oreille. Rien ne put l’arrêter. Ce fut dans ces conditions qu’elle arriva devant la porte de Court-Justice.

En cet endroit, la populace était plus houleuse encore, non de cette houle qui suit la tempête, mais de celle qui la précède. De sa part, on pouvait craindre les plus effroyables excès.

Soudain un reflux tumultueux rejeta au-dehors le public qui encombrait la salle de Court-Justice. Les vociférations redoublèrent. Le jugement venait d’être rendu.

James Burbank, comme Gilbert, était condamné, pour le prétendu même crime, à la même peine. Le père et le fils tomberaient devant le même peloton d’exécution.

«A mort!… A mort!» criait cette tourbe de forcenés.

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James Burbank apparut alors sur les derniers degrés. Il était calme et maître de lui. Un regard de mépris, ce fut tout ce qu’il eut pour les hurleurs de la populace.

Un détachement de la milice l’entourait, avec ordre de le reconduire à la prison.

Il n’était pas seul.

Gilbert marchait à son côté.

Extrait de la cellule où il attendait l’heure de l’exécution, le jeune officier avait été amené en présence du Comité pour être confronté avec James Burbank. Celui-ci n’avait pu que confirmer les dires de son fils, assurant qu’il n’était venu à Castle-House que pour y revoir une dernière fois sa mère mourante. Devant cette affirmation, le chef d’espionnage aurait dû tomber de lui-même, si le procès n’eût été perdu d’avance. Aussi la même condamnation avait-elle frappé deux innocents, – condamnation imposée par une vengeance personnelle et prononcée par des juges iniques.

Cependant la foule se précipitait vers les condamnés. La milice ne parvenait que très difficilement à leur frayer un chemin à travers la place de Court-Justice.

Un mouvement se produisit alors. Miss Alice s’était précipitée vers James et Gilbert Burbank.

Involontairement, la populace recula, surprise par cette intervention inattendue de la jeune fille.

«Alice!… s’écria Gilbert.

– Gilbert!… Gilbert!… murmurait Alice Stannard, qui tomba dans les bras du jeune officier.

– Alice… pourquoi es-tu ici?… dit James Burbank.

– Pour implorer votre grâce!… Pour supplier vos juges!… Grâce… Grâce pour eux!»

Les cris de la malheureuse jeune fille étaient déchirants. Elle s’accrochait aux vêtements des condamnés, qui avaient fait halte un instant. Pouvait-elle donc attendre quelque pitié de cette foule déchaînée qui les entourait? Non! Mais son intervention eut pour effet de l’arrêter au moment où elle allait peut-être se porter à des violences contre les prisonniers, malgré les hommes de la milice.

D’ailleurs Texar, prévenu de ce qui se passait, venaitd’apparaître sur le seuil de Court-Justice. Un geste de lui contint la foule… L’ordre qu’il renouvela de reconduire James et Gilbert Burbank à la prison fut entendu et respecté.

Le détachement se remit en marche.

«Grâce!… Grâce…» s’écria miss Alice, qui s’était jetée aux genoux de Texar.

L’Espagnol ne répondit que par un geste négatif.

La jeune fille se releva alors.

«Misérable!» s’écria-t-elle.

Elle voulut rejoindre les condamnés, demandant à les suivre dans la prison, à passer près d’eux les dernières heures qui leur restaient encore à vivre…

Ils étaient déjà hors de la place, et la foule les accompagnait de ses hurlements.

C’était plus que n’en pouvait supporter miss Alice. Ses forces l’abandonnèrent. Elle chancela, elle tomba. Elle n’avait plus ni sentiment ni connaissance, quand M. Harvey la reçut dans ses bras.

La jeune fille ne revint à elle qu’après avoir été transportée dans la maison de M. Harvey, près de son père.

«A la prison… à la prison!… murmurait-elle, il faut que tous deux s’échappent…

– Oui, répondit M. Stannard, il n’y a plus que cela à tenter!… Attendons la nuit!»

En effet, il ne fallait rien faire pendant le jour. Lorsque l’obscurité leur permettrait d’agir avec plus de sécurité, sans crainte d’être surpris, M. Stannard et M. Harvey essaieraient de rendre possible l’évasion des deux prisonniers avec la complicité de leur gardien. Ils seraient munis d’une somme d’argent si considérable que cet homme – ils l’espéraient du moins – ne pourrait résister à leurs offres, surtout, quand un seul coup de canon, parti de la flottille du commandant Stevens, pouvait mettre fin au pouvoir de l’Espagnol.

Mais, la nuit arrivée, lorsque MM. Stannard et Harvey voulurent mettre leur projet à exécution, ils durent y renoncer. L’habitation était gardée à vue par une escouade de la milice, et ce fut en vain que tous deux en voulurent sortir.

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