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Jules Verne

 

Le Superbe Orénoque

 

(Chapitre I-III)

 

 

Illustrations de George Roux

Collection Hetzel

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

SECONDE partie

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Chapitre I

Quelques mots du passé

 

ers huit heures, dans la matinée du 2 octobre, les pirogues Gallinetta et Moriche, ayant descendu le bras qui longe à droite la presqu’île d’Atabapo, remontaient le cours du haut Orénoque sous une favorable brise du nord-ouest.

La veille, après la conversation du sergent Martial et de Jacques Helloch, le premier ne pouvait plus refuser au second la permission de les accompagner, «son neveu et lui», jusqu’à la Mission de Santa-Juana. A présent, le secret de Jeanne de Kermor était connu de celui qui l’avait sauvée, et ne tarderait pas à l’être – nul doute à cet égard – de Germain Paterne. Il eût été difficile, on l’avouera, que cette révélation ne se produisît pas, et même il était préférable qu’il en fût ainsi, étant donné les circonstances dans lesquelles la deuxième partie du voyage allait s’accomplir. Mais ce secret, si précieusement conservé jusqu’alors, les deux jeunes gens sauraient le garder vis-à-vis de MM. Miguel, Felipe, Varinas, Mirabal et le gouverneur de la province. Au retour, si les recherches aboutissaient, ce serait le colonel de Kermor en personne qui aurait cette joie de leur présenter sa fille.

Il fut aussi convenu que ni Valdez, ni Parchal, ni aucun des mariniers des pirogues ne seraient instruits de ces derniers incidents. Au total, on ne pouvait qu’approuver le sergent Martial d’avoir fait passer Jeanne pour son neveu Jean, dans l’espoir d’obvier aux difficultés d’une telle campagne, et mieux valait ne pas se départir de cette prudente conduite.

Et maintenant, dépeindre la stupéfaction, l’abattement, puis la colère du vieux soldat, lorsque Jacques Helloch lui eut fait connaître ce qu’il avait découvert, – à savoir que Jean de Kermor était Jeanne de Kermor, – ce serait malaisé et, d’ailleurs, inutile, car on se le figurera sans peine.

De même, il n’y a pas lieu d’insister sur la très naturelle confusion que ressentit la jeune fille, quand elle se retrouva en présence de Jacques Helloch et de Germain Paterne. Tous deux voulurent l’assurer de leur respect, de leur dévouement, de leur discrétion. Au surplus, son caractère décidé, supérieur aux timidités ordinaires de son sexe, reprit promptement le dessus.

«Pour vous, Jean… toujours Jean… dit-elle en tendant la main à ses deux compatriotes.

– Toujours… mademoiselle… répondit Germain Paterne en s’inclinant.

– Oui… Jean… mon cher Jean… répondit Jacques Helloch, et il en sera ainsi jusqu’au jour où nous aurons remis Mlle Jeanne de Kermor entre les mains de son père.»

Il va de soi que Germain Paterne ne crut devoir faire aucune observation au sujet de ce voyage qui allait se prolonger jusqu’aux sources de l’Orénoque et peut-être au-delà.

Personnellement, cette circonstance ne lui déplaisait point, et elle lui procurerait mainte occasion d’enrichir ses collections, en botanisant à travers la flore du haut fleuve. Cela lui permettrait de compléter sa mission de naturaliste, et décidément le ministre de l’Instruction publique serait mal venu à blâmer qu’elle se fût étendue si loin.

Quant à Jeanne de Kermor, elle ne pouvait qu’être profondément touchée à la pensée que les deux jeunes gens allaient joindre leurs efforts aux siens, l’accompagner à la Mission de Santa-Juana, braver dans son intérêt les éventualités de cette expédition, accroître ainsi ses chances de réussite. Aussi son cœur débordait-il de reconnaissance envers celui qui l’avait arrachée à la mort, et qui voulait être à ses côtés pendant tout le voyage.

«Mon ami, dit-elle au sergent Martial, que la volonté de Dieu s’accomplisse!… Dieu sait ce qu’il fait…

– Avant de le remercier, j’attendrai la fin!» se borna à répondre le vieux soldat.

Et il s’en fut grommeler en son coin, honteux comme un oncle qui a perdu son neveu.

Il va sans dire que Jacques Helloch avait déclaré à Germain Paterne:

«Tu comprends bien que nous ne pouvions pas abandonner Mlle de Kermor…

– Je comprends tout, mon cher Jacques, répondit Germain Paterne, même les choses auxquelles tu prétends que je n’entends rien!… Tu as cru sauver un jeune garçon, tu as sauvé une jeune fille, voilà le fait, et il est évident qu’il nous serait impossible de quitter cette intéressante personne…

– Je ne l’eusse pas fait avec Jean de Kermor! affirma Jacques Helloch. Non!… je n’aurais pu le laisser s’exposer à tant de périls, sans vouloir les partager!… C’était mon devoir, – notre devoir à tous les deux, Germain, de lui venir en aide jusqu’au bout…

– Parbleu!» répliqua Germain Paterne le plus sérieusement du monde.

Voici ce que Mlle de Kermor avait, de façon sommaire, raconté à ses deux compatriotes.

Le colonel de Kermor, né en 1829, ayant actuellement soixante-trois ans, avait épousé, en 1859, une créole de la Martinique. Les deux premiers enfants de ce mariage étaient morts en bas âge. Jeanne ne les avait pas connus, et de cette perte M. et Mme de Kermor étaient demeurés inconsolables.

M. de Kermor, officier distingué, dut à sa bravoure, à son intelligence, à ses qualités spéciales, un avancement brillant et rapide. Il était colonel à quarante et un ans. Le soldat, puis caporal, puis sergent Martial, avait voué un absolu dévouement à cet officier, qui eut l’occasion de lui sauver la vie sur le champ de bataille de Solférino. Tous deux firent ensuite la funeste et héroïque campagne contre les armées prussiennes.

Deux ou trois semaines avant la déclaration de cette guerre de 1870, des affaires de famille avaient obligé Mme de Kermor à partir pour la Martinique. Là naquit Jeanne. Au milieu des violents chagrins qui l’accablaient, le colonel éprouva une profonde joie de la naissance de cette enfant. Si son devoir ne l’avait retenu, il eût été rejoindre sa femme et sa fille aux Antilles, et il les aurait ramenées toutes les deux en France.

Dans ces conditions, Mme de Kermor ne voulut pas attendre que la fin de la guerre permît à son mari de venir la chercher. Elle avait hâte de se retrouver près de lui, et, au mois de mai 1871, elle s’embarqua à Saint-Pierre-Martinique sur un paquebot anglais, le Norton, à destination de Liverpool.

Mme de Kermor était accompagnée d’une femme créole, la nourrice de sa fille, âgée de quelques mois seulement. Son intention était de garder cette femme à son service, lorsqu’elle serait rentrée en Bretagne, à Nantes, où elle demeurait avant son départ.

Dans la nuit du 23 au 24 mai, en plein Atlantique, alors que régnait un épais brouillard, le Norton fut abordé par le steamer espagnol Vigo, de Santander. A la suite de cette collision, le Norton coula à pic presque immédiatement, entraînant ses passagers, moins cinq de ceux-ci, et son équipage, moins deux hommes, sans que le navire abordeur eût pu lui porter secours.

Mme de Kermor n’avait pas eu le temps de quitter la cabine qu’elle occupait du côté où le choc s’était produit, et la nourrice périt également, bien qu’elle fût parvenue à remonter sur le pont avec l’enfant.

Par miracle, cette enfant ne compta pas au nombre des victimes, grâce au dévouement de l’un des deux matelots du Norton qui réussit à atteindre le Vigo.

Après l’engloutissement du Norton, le navire espagnol endommagé dans son avant, mais dont les machines n’avaient pas souffert de la collision, resta sur le lieu de la catastrophe et mit ses embarcations à la mer. Ses recherches prolongées n’aboutirent pas, et il dut se diriger vers la plus rapprochée des Antilles, où il arriva huit jours plus tard.

C’est de là que s’opéra le rapatriement des quelques personnes qui avaient trouvé refuge à bord du Vigo.

Parmi les passagers de ce navire il y avait M. et Mme Eredia, riches colons originaires de la Havane, qui voulurent recueillir la petite Jeanne. Cette enfant était-elle maintenant sans famille? On ne parvint pas à le savoir. Un des deux matelots sauvés affirmait bien que la mère de la petite fille, une Française, était embarquée sur le Norton, mais il ignorait son nom, et, ce nom, comment pourrait-on l’apprendre, s’il n’avait pas été inscrit aux bureaux du steamer anglais avant l’embarquement?… Or il ne l’était pas, ainsi que cela fut établi dans l’enquête relative à l’abordage des deux navires.

Jeanne, adoptée par les Eredia, les suivit à la Havane. C’est là qu’ils l’élevèrent, après avoir inutilement essayé de découvrir à quelle famille elle appartenait. Le nom qu’elle reçut fut précisément celui de Juana. Très intelligente, elle profita de l’éducation qui lui fut donnée et apprit à parler le français comme l’espagnol. D’ailleurs elle savait sa propre histoire, on ne la lui avait point cachée. Aussi sa pensée l’entraînait-elle sans cesse vers ce pays de France où se trouvait peut-être un père qui la pleurait et qui n’espérait plus jamais la revoir.

Quant au colonel de Kermor, on se figure ce qu’avait été sa douleur, quand il se vit doublement frappé, par la mort de sa femme et la mort de cette enfant qu’il ne connaissait même pas. Au milieu des troubles dé la guerre de 1871, il n’avait pu apprendre que Mme de Kermor s’était décidée à quitter Saint-Pierre-Martinique pour venir le rejoindre. Il ignorait donc qu’elle eût pris passage à bord du Norton. Et lorsqu’il l’apprit, ce fut en même temps que la nouvelle de ce sinistre maritime. En vain multiplia-t-il ses recherches. Elles ne produisirent d’autre résultat que de lui donner la certitude que sa femme et sa fille avaient péri avec la plupart des passagers et des hommes du paquebot.

La douleur du colonel de Kermor fut immense. Il perdait à la fois une femme adorée, et cette petite fille qui n’avait pas même reçu son premier baiser. Tel fut l’effet de ce double malheur qu’il y eut lieu de craindre pour sa raison. Et même il tomba si dangereusement malade que, sans les soins assidus de son fidèle soldat, le sergent Martial, la famille de Kermor se fût peut-être éteinte en la personne de son chef.

Le colonel guérit cependant, mais sa convalescence fut longue. Toutefois, ayant pris la résolution de renoncer au métier qui avait été l’honneur de toute sa vie et qui lui réservait un magnifique avenir, il démissionna en 1873. Il n’avait alors que quarante-quatre ans, et était dans la force de l’âge.

Depuis ce jour, le colonel de Kermor vécut, très retiré, dans une modeste maison de campagne à Chantenay-sur-Loire, près de Nantes. Il ne recevait plus aucun ami, n’ayant d’autre compagnon que le sergent Martial, qui s’était retiré du service en même temps que lui. Ce n’était plus qu’un malheureux abandonné sur une côte déserte, après un naufrage, – le naufrage de ses affections terrestres.

Enfin, deux ans plus tard, le colonel de Kermor disparut. Ayant prétexté un voyage, il quitta Nantes, et le sergent Martial attendit vainement son retour. La moitié de sa fortune, – une dizaine de mille francs de rentes, – avait été laissée par lui à ce dévoué compagnon d’armes, qui les reçut du notaire de la famille. Quant à l’autre moitié, le colonel de Kermor l’avait réalisée, puis emportée… où?… Cela devait rester un impénétrable mystère.

L’acte de donation au profit du sergent Martial était accompagné d’une notice, ainsi libellée:

«Je fais mes adieux à mon brave soldat, avec lequel j’ai voulu partager mon bien. Qu’il ne cherche pas à me retrouver, ce serait peine inutile. Je suis mort pour lui, mort pour mes amis, mort pour ce monde, comme sont morts les êtres que j’ai le plus aimés sur la terre.»

Et rien de plus.

Le sergent Martial ne voulut pas croire à cette impossibilité de jamais revoir son colonel. Des démarches furent faites dans le but de découvrir en quel pays il était allé ensevelir son existence désespérée, loin de tous ceux qui l’avaient connu, et auxquels il avait dit un éternel adieu…

Cependant la petite fille grandissait au milieu de sa famille d’adoption. Douze ans s’écoulèrent avant que les Eredia fussent parvenus à recueillir quelques renseignements relatifs à la famille de cette enfant. Enfin, on finit par apprendre qu’une Mme de Kermor, passagère à bord du Norton, était la mère de Juana, et que son mari, le colonel de ce nom, vivait encore.

L’enfant était alors une fillette d’une douzaine d’années, qui promettait de devenir une charmante jeune fille. Instruite, sérieuse, pénétrée d’un profond sentiment de ses devoirs, elle possédait une énergie peu commune à son âge et à son sexe.

Les Eredia ne se crurent pas en droit de lui cacher ces nouvelles informations, et, à partir de ce jour, il sembla que son esprit fût éclairé d’une lueur persistante. Elle se crut appelée à retrouver son père. Cette croyance devint sa pensée habituelle, une sorte d’obsession qui produisit une modification très visible de son état intellectuel et moral. Bien que si heureuse, si filialement traitée en cette maison où s’était passée son enfance, elle ne vécut plus que dans l’idée de rejoindre le colonel de Kermor… On sut qu’il s’était retiré en Bretagne, près de Nantes, sa ville natale… On écrivit pour savoir s’il y résidait actuellement… Quelle accablante nouvelle, lorsque la jeune fille apprit pour toute réponse que son père avait disparu depuis bien des années déjà.

Alors Mlle de Kermor supplia ses parents adoptifs de la laisser partir pour l’Europe… Elle irait en France… à Nantes… Elle parviendrait à ressaisir des traces que l’on disait perdues… Où des étrangers échouent, une fille, guidée par son seul instinct, peut réussir…

Bref, les Eredia consentirent à son départ, sans aucun espoir, d’ailleurs. Mlle de Kermor quitta donc la Havane, puis, après une heureuse traversée, arriva à Nantes, où elle ne trouva plus que le sergent Martial, toujours dans l’ignorance de ce qu’était devenu son colonel.

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Que l’on juge de l’émotion du vieux soldat, lorsque cette enfant, celle que l’on disait avoir péri dans la catastrophe du Norton, franchit le seuil de la maison de Chantenay. Il ne voulait pas croire, et il fut forcé de croire. Le visage de Jeanne lui rappelait les traits de son père, ses yeux, sa physionomie, tout ce qui peut se transmettre par le sang de ressemblance physique et morale. Aussi reçut-il la jeune fille comme un ange que son colonel lui eût envoyé de là-haut…

Mais, à cette époque, il avait déjà abandonné tout espoir d’apprendre en quel pays le colonel de Kermor avait été enfouir sa triste existence…

Quant à Jeanne, elle prit la résolution de ne plus quitter la maison paternelle. Cette fortune que le sergent Martial avait reçue et qu’il se mit en mesure de lui restituer, tous deux l’emploieraient à entreprendre de nouvelles recherches.

En vain la famille Eredia insista-t-elle pour ramener Mlle de Kermor près d’elle. Il lui fallut se résigner à être séparée de sa fille adoptive. Jeanne remercia ses bienfaiteurs de tout ce qu’ils avaient fait pour elle… son cœur débordait de reconnaissance envers ceux qu’elle ne reverrait pas de longtemps sans doute… mais, pour elle, le colonel de Kermor vivait toujours, et peut-être y avait-il lieu de le penser, puisque la nouvelle de sa mort n’était arrivée ni au sergent Martial, ni à aucun des amis qu’il avait laissés en Bretagne… Elle le chercherait, elle le retrouverait… A l’amour paternel répondait cet amour filial, bien que ni le père ni la fille ne se fussent jamais connus… Il y avait entre eux un lien qui les réunissait, un lien si tenace que rien ne pourrait le rompre!

La jeune fille resta donc à Chantenay avec le sergent Martial. Celui-ci lui apprit qu’elle avait été baptisée sous le nom de Jeanne, quelques jours après sa naissance à Saint-Pierre-Martinique, et il lui restitua ce nom à la place de celui qu’elle portait dans la famille Eredia. Jeanne vécut près de lui, s’obstinant à relever les plus légers indices, qui eussent permis de se lancer sur les traces du colonel de Kermor.

Mais à qui s’adresser pour obtenir quelque nouvelle de l’absent?… Est-ce que le sergent Martial n’avait pas tenté par tous les moyens, et sans y réussir, de recueillir des renseignements sur son compte?… Et dire que le colonel de Kermor ne s’était expatrié que parce qu’il se croyait seul au monde!… Ah! s’il pouvait savoir que sa fille, sauvée du naufrage, l’attendait dans la maison paternelle…

Plusieurs années s’écoulèrent. Aucun rayon n’avait effleuré ces ténèbres. Et, sans doute, le plus impénétrable mystère eût continué d’envelopper le colonel de Kermor, si une première révélation, très inattendue, ne se fût produite dans les circonstances suivantes.

On ne l’a pas oublié, une lettre, signée du colonel, était arrivée à Nantes en 1879. Cette lettre venait de San-Fernando de Atabapo, Venezuela, Amérique du Sud. Adressée au notaire de la famille de Kermor, elle se rapportait à une affaire toute personnelle qu’il s’agissait de régler. Mais, en même temps, recommandation était faite de garder un absolu secret sur l’existence de cette lettre. Or, ledit notaire vint à décéder, alors que Jeanne de Kermor se trouvait encore à la Martinique, et que personne ne savait qu’elle fût la fille du colonel.

C’est seulement sept ans après que cette lettre fut retrouvée dans les papiers du défunt, – vieille de treize ans déjà. A cette époque, ses héritiers, qui connaissaient l’histoire de Jeanne de Kermor, son installation près du sergent Martial, les tentatives faites pour se procurer des documents relatifs à son père, s’empressèrent de lui donner communication de cette lettre.

Jeanne de Kermor était majeure alors. Depuis qu’elle avait vécu, – on pourrait dire, sous «l’aile maternelle» du vieux compagnon d’armes de son père, – l’éducation qu’elle avait reçue dans la famille Eredia s’était complétée de cette instruction solide et sérieuse qu’offre la pédagogie moderne.

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S’imagine-t-on ce qu’elle éprouva, de quel irrésistible désir elle fut prise, lorsque ce document tomba entre ses mains! C’était la certitude acquise que le colonel de Kermor, en 1879, se trouvait à San-Fernando. Et si on ignorait ce qu’il était devenu depuis ce temps, du moins y avait-il là un indice, – l’indice, tant réclamé, – qui permettrait de faire les premiers pas sur la route des recherches. On écrivit au gouverneur de San-Fernando, on écrivit plusieurs fois… Les réponses furent toujours les mêmes… Personne ne connaissait le colonel de Kermor… personne n’avait souvenir qu’il fût venu dans la bourgade… Et, cependant, la lettre était formelle.

Dans ces conditions, le mieux ne serait-il pas de se rendre à San-Fernando?… Assurément… Aussi la jeune fille résolut-elle de partir pour cette région du haut Orénoque. Mlle de Kermor était restée en correspondance régulière avec la famille Eredia. Elle fit connaître à ses parents adoptifs cette détermination d’aller là où il lui serait peut-être possible de retrouver les dernières traces de son père, et ceux-ci ne purent que l’encourager dans sa résolution, malgré les difficultés d’un tel voyage.

Mais, de ce que Jeanne de Kermor eût formé ce projet, d’une extrême gravité, on en conviendra, s’ensuivait-il que le sergent Martial voudrait y accéder?… Ne refuserait-il pas son consentement?… Ne s’opposerait-il pas à l’accomplissement de ce que Jeanne considérait comme un devoir?… Ne résisterait-il pas, par crainte des fatigues, des dangers qu’elle courrait en ces lointaines régions du Venezuela?… Plusieurs milliers de kilomètres à franchir!… Une jeune fille se lançant dans une campagne si aventureuse… avec un vieux soldat pour guide… car, si elle partait, il ne la laisserait pas partir seule…

«Et, cependant, mon bon Martial a dû y consentir, dit Jeanne en achevant ce récit, qui venait de dévoiler aux deux jeunes gens le mystère de son passé. Oui!… il a consenti, et il l’a bien fallu, n’est-ce pas, mon vieil ami?».…

– Et j’ai tout lieu de m’en repentir, répondit le sergent Martial, puisque, malgré tant de précautions…

– Notre secret a été découvert! ajouta la jeune fille en souriant. Voici donc que je ne suis plus ton neveu… et que tu n’es plus mon oncle!… Mais monsieur Helloch et monsieur Paterne n’en diront rien à personne… N’est-il pas vrai, monsieur Helloch?…

– A personne, mademoiselle!

– Pas de mademoiselle, monsieur Helloch, se hâta de déclarer Jeanne de Kermor, et il ne faut pas prendre cette mauvaise habitude de m’appeler ainsi… Vous finirez par vous trahir… Non… Jean… rien que Jean…

– Oui… Jean… tout court… et même notre cher Jean… pour varier un peu… dit Germain Paterne.

– Maintenant, monsieur Helloch, vous vous expliquez ce qu’a exigé de moi mon bon Martial… Il est devenu mon oncle, et je suis devenue son neveu… J’ai revêtu l’habit d’un jeune garçon, j’ai coupé mes cheveux, et, ainsi métamorphosée, je me suis embarquée à Saint-Nazaire pour Caracas. Je parlais l’espagnol comme ma langue naturelle, – ce qui pouvait m’être bien utile pendant ce voyage, – et me voici dans cette bourgade de San-Fernando!… Puis, lorsque j’aurai retrouvé mon père, nous reviendrons en Europe par la Havane… Je tiens à ce qu’il rende visite à cette généreuse famille qui l’a remplacé près de sa fille… et à laquelle nous devons tous deux tant de reconnaissance!»

Les yeux de Jeanne de Kermor se mouillèrent de quelques larmes. Mais elle se remit, et ajouta:

«Non, mon oncle, non, il ne faut pas se plaindre si notre secret a été découvert… Dieu l’a voulu, comme il a voulu que deux de nos compatriotes, deux amis dévoués, se soient rencontrés sur notre route… Et, au nom de mon père, messieurs, je vous remercie de toute mon âme, de ce que vous avez déjà fait… et de ce que vous avez résolu de faire encore!»

Et elle tendit la main à Jacques Helloch et à Germain Paterne, qui la pressèrent affectueusement.

Le lendemain, les jeunes gens, le sergent Martial et Jean – ce nom lui sera conservé tant que les circonstances l’exigeront – prirent congé de MM. Miguel, Felipe et Varinas, lesquels faisaient leurs préparatifs en vue d’explorer les confluents du Guaviare et de l’Atabapo. Les trois collègues ne voyaient pas, sans de vives appréhensions, le jeune garçon s’engager sur le lit supérieur de l’Orénoque, même avec le concours de ses compatriotes. Et, tout en faisant des vœux pour le succès de son voyage, M. Miguel lui dit:

«Peut-être nous trouverez-vous ici à votre retour, mon cher enfant, si mes compagnons et moi, nous n’avons pas pu nous mettre d’accord…»

Enfin, après avoir reçu les adieux du gouverneur de San-Fernando qui leur donna des lettres pour les commissaires des principales bourgades de l’amont, puis les embrassements de M. Mirabal qui pressa Jean sur son cœur, Jacques Helloch et Germain Paterne, Jean et le sergent Martial s’embarquèrent à bord de leurs pirogues.

La population avait voulu assister au départ. Des vivats saluèrent les deux falcas, lorsqu’elles se détachèrent de la rive gauche du fleuve. Dès qu’elles eurent contourné les rochers, qui se dressent au confluent où s’entremêlent les eaux de l’Atabapo et du Guaviare, elles gagnèrent l’Orénoque et disparurent en remontant dans la direction de l’est.

 

 

Chapitre II

Première étape

 

a Gallinetta et la Moriche étaient commandées, ainsi qu’elles l’avaient été depuis leur départ de Caïcara, par les patrons Parchal et Valdez. Avec Parchal et ses hommes, Jacques Helloch et Germain Paterne n’avaient éprouvé aucune difficulté pour la prolongation du voyage. Engagés en vue d’une campagne d’une durée indéterminée, peu importait à ces braves gens qu’elle eût pour résultat l’exploration de l’Orénoque jusqu’à ses sources ou de tout autre de ses affluents, du moment qu’ils étaient assurés d’un bon salaire.

En ce qui concernait Valdez, il avait fallu établir les conditions d’un nouveau marché. L’Indien ne devait conduire le sergent Martial et son neveu que jusqu’à San-Fernando, ceux-ci n’ayant pu traiter que de cette façon, puisque tout dépendait des renseignements qui seraient recueillis dans la bourgade. Valdez, on le sait, était originaire de San-Fernando, où il demeurait d’habitude, et, après avoir pris congé du sergent Martial, il comptait attendre l’occasion de redescendre le fleuve pour le compte d’autres passagers, marchands ou voyageurs.

Or, le sergent Martial et Jean avaient été extrêmement satisfaits de l’habileté et du zèle de Valdez, et ce n’est pas sans regret qu’ils s’en fussent séparés pour cette seconde partie de la campagne, la plus difficile assurément. Aussi lui proposèrent-ils de rester à bord de sa pirogue la Gallinetta au cours de cette navigation sur le haut Orénoque.

Valdez consentit volontiers. Toutefois, des neuf hommes de son équipage, il ne put en conserver que cinq, quatre devant s’employer à la récolte du caoutchouc, qui leur vaut de plus grands bénéfices. Le patron trouva heureusement à les remplacer, en engageant trois Mariquitares et un Espagnol, de manière à compléter l’équipage de la Gallinetta.

Les Mariquitares, qui appartiennent aux tribus de ce nom répandues sur les territoires de l’est, sont d’excellents bateliers. Et même ceux-ci connaissaient le fleuve sur une étendue de plusieurs centaines de kilomètres au-delà de San-Fernando.

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Quant à l’Espagnol, nommé Jorrès, arrivé depuis quinze jours à la bourgade, il cherchait précisément une occasion de se rendre à Santa-Juana où, disait-il, le Père Esperante ne refuserait pas de l’admettre au service de la Mission. Or, ayant appris que le fils du colonel de Kermor avait résolu de se rendre à Santa-Juana, et dans quel but il entreprenait ce voyage, Jorrès s’était empressé de s’offrir comme batelier. Valdez, auquel il manquait un homme, accepta son offre. Cet Espagnol paraissait être doué d’intelligence, bien que la dureté de ses traits, le feu de son regard, ne prévinssent pas trop en sa faveur. Il était, d’ailleurs, de tempérament taciturne et peu communicatif.

Il est bon d’ajouter que les patrons Valdez et Parchal avaient déjà remonté le fleuve jusqu’au rio Mavaca, un des tributaires de gauche, à trois cent cinquante kilomètres environ en aval du massif de la Parima, d’où s’épanchent les premières eaux du grand fleuve.

Il convient de faire remarquer aussi que les pirogues employées sur le haut Orénoque sont ordinairement de construction plus légère que celles du cours moyen. Mais la Gallinetta et la Moriche, de dimensions restreintes, n’avaient point paru impropres à ce genre de navigation. On les avait visitées avec soin, radoubées dans leurs fonds, remises en parfait état. Au mois d’octobre, la saison sèche n’a pas encore abaissé à son minimum l’étiage du fleuve. Sa profondeur devait donc suffire au tirant d’eau des deux falcas. Mieux valait ne pas les changer pour d’autres, puisque leurs passagers y étaient habitués depuis plus de deux mois.

A l’époque où M. Chaffanjon accomplissait son extraordinaire voyage, il n’existait, en fait de carte, que celle de Coddazzi, généralement peu exacte, et dont le voyageur français avait dû rectifier en maint endroit les erreurs. En conséquence, ce dut être la carte dressée par M. Chaffanjon qui allait servir pendant cette seconde partie de la campagne.

Le vent était favorable, une assez forte brise. Les deux pirogues, voiles hissées à bloc, marchaient rapidement, à peu près sur la même ligne. Les équipages, groupés à l’avant, n’avaient point à faire usage de leurs bras. Beau temps, avec un ciel semé de légers nuages chassant de l’ouest.

A San-Fernando, les falcas avaient été ravitaillées de viande séchée, de légumes, de cassave, de conserves, de tabac, de tafia et d’aguardiente, d’objets d’échange, couteaux, hachettes, verroterie, miroirs, étoffes, et aussi de vêtements, de couvertures, de munitions. Mesure prudente, car, en amont de la bourgade, il eût été malaisé de se procurer le nécessaire, sauf pour la nourriture. En ce qui concernait l’alimentation du personnel, d’ailleurs, le Hammerless de Jacques Helloch et la carabine du sergent Martial devaient y pourvoir largement. La pêche ne manquerait pas non plus d’être fructueuse, car le poisson fourmille aux embouchures des nombreux rios qui grossissent le cours supérieur du fleuve.

Le soir, vers cinq heures, les deux pirogues, bien servies par la brise, vinrent s’amarrer à l’extrême pointe de l’île Mina, presque en face du Mawa. Un couple de cabiais furent tués, et il n’y eut lieu de toucher aux provisions ni pour les passagers ni pour les équipages.

Le lendemain, 4 octobre, on repartit dans des conditions identiques. Après une navigation en droite ligne sur les vingt kilomètres de cette portion de l’Orénoque, à laquelle les Indiens donnent le nom de cañon Nube, la Moriche et la Gallinetta relâchèrent au pied des étranges rocs de la Piedra Pintada.

C’est la «Pierre Peinte» dont Germain Paterne essaya vainement de déchiffrer les inscriptions, en partie recouvertes par les eaux. En effet, les crues de la saison pluvieuse maintenaient au-dessus de l’étiage normal le niveau du fleuve. Du reste, on rencontre une autre Piedra Pintada au-delà de l’embouchure du Cassiquiare, avec les mêmes signes hiéroglyphiques, – signature authentique de ces races indiennes que le temps a respectée.

D’habitude, les voyageurs de l’Alto Orinoco préfèrent débarquer pendant la nuit. Dès qu’est établi une sorte de campement sous les arbres, ils suspendent leurs hamacs aux basses branches, et dorment à la belle étoile, et les étoiles sont toujours belles au firmament venezuelien quand elles ne sont pas voilées de nuages. Il est vrai, les passagers s’étaient contentés jusqu’alors de l’abri des roufs à bord de leurs pirogues, et ils ne pensèrent pas qu’il y eût lieu de les abandonner.

En effet, outre que les dormeurs risquent d’être surpris par des averses soudaines et violentes, assez communes en ces contrées, d’autres éventualités peuvent se produire, qui ne sont pas moins inquiétantes.

C’est ce que firent observer, ce soir-là, les deux patrons Valdez et Parchal.

«Si cela défendait contre les moustiques, expliqua le premier, mieux vaudrait camper. Mais les moustiques sont aussi malfaisants sur la berge que sur le fleuve…

– En outre, ajouta Parchal, on est exposé aux fourmis, dont les piqûres vous donnent des heures de fièvre.

– Ne sont-ce pas celles qu’on appelle «veinte y cuatro», demanda Jean, très renseigné par la lecture assidue de son guide.

– Précisément, répondit Valdez, sans compter les chipitas, des petites bêtes qu’on distingue à peine, qui vous dévorent de la tête aux pieds, les termites, si insupportables qu’ils obligent les Indiens à fuir leurs cases…

– Et sans compter les chiques, ajouta Parchal, et aussi ces vampires, qui vous sucent le sang jusqu’à la dernière goutte…

– Et sans compter les serpents, amplifia Germain Paterne, des culebra mapanare et autres, longs de plus de six mètres!… Je leur préfère encore les moustiques…

– Et moi je n’aime ni les uns ni les autres!» déclara Jacques Helloch.

Tous furent de cet avis. Aussi, le couchage à bord des falcas devait-il être maintenu, tant que quelque orage, un coup de chubasco, par exemple, n’obligerait pas les passagers à chercher refuge sur les berges.

Le soir, on avait pu atteindre l’embouchure du rio Ventuari, un important tributaire de la rive droite. A peine était-il cinq heures, et il restait deux heures de jour. Toutefois, d’après le conseil de Valdez, on fit halte en cet endroit, car, au-dessus du Ventuari, le lit, obstrué de roches, présente une navigation difficile et dangereuse qu’il serait imprudent de tenter aux approches de la nuit.

Le repas fut pris en commun. Le sergent Martial n’y pouvait plus faire d’objections, maintenant que le secret de Jean était connu de ses deux compatriotes. Visiblement même, Jacques Helloch et Germain Paterne apportaient une extrême réserve dans leurs rapports avec la jeune fille. Ils se seraient reprochés de la gêner par trop d’assiduité, – Jacques Helloch surtout. Si ce n’était pas de l’embarras, c’était du moins un sentiment particulier qu’il éprouvait, lorsqu’il se trouvait en présence de Mlle de Kermor. Celle-ci n’aurait pu ne point s’en apercevoir, mais elle ne voulait y prendre garde. Elle agissait avec la même franchise, la même simplicité qu’autrefois. Elle invitait les deux jeunes gens à se réunir dans sa pirogue, le soir venu. Puis, l’on causait des incidents de la navigation, des éventualités que présentait l’avenir, des chances de succès, des renseignements qui seraient sans doute recueillis à la Mission de Santa-Juana.

«Et c’est de bon augure qu’elle porte ce nom, fit alors observer Jacques Helloch. Oui! de bon augure, puisque c’est précisément votre nom… mademoiselle…

– Monsieur Jean… s’il vous plaît… monsieur Jean! interrompit la jeune fille en souriant, tandis que se fronçait le gros sourcil du sergent Martial.

– Oui… monsieur Jean!» répondit Jacques Helloch, après avoir indiqué du geste qu’aucun des mariniers de la falca n’avait pu l’entendre.

Ce soir-là, la conversation s’engagea sur cet affluent à l’embouchure duquel les pirogues avaient pris leur poste de nuit.

C’est un des plus considérables de l’Orénoque. Il lui verse une énorme masse d’eau par sept bouches disposées en delta, à travers une des courbes les plus prononcées de tout son système hydrographique, – un coude en angle aigu, qui mord profondément sa coulière. Le Ventuari descend du nord-est au sud-ouest, alimenté par les inépuisables réservoirs des Andes guyanaises, et il arrose les territoires ordinairement habités par les Indiens Macos et les Indiens Mariquitares. Son apport est donc plus volumineux que celui des affluents de gauche, qui se promènent lentement à travers la plate savane.

Et c’est ce qui amena Germain Paterne à déclarer, en haussant quelque peu les épaules:

«En vérité, MM. Miguel, Varinas et Felipe auraient là un beau sujet de discussion! Voici ce Ventuari, qui le disputerait non sans avantage à leur Atabapo et à leur Guaviare, et s’ils avaient été ici, nous en aurions eu pour toute la nuit à entendre les arguments qu’ils s’envoient en pleine poitrine.

– C’est probable, répondit Jean, car ce cours d’eau est le plus important de la région.

– Au fait, s’écria Germain Paterne, je sens que le démon de l’hydrographie s’empare de mon cerveau!… Pourquoi le Ventuari ne serait-il pas l’Orénoque?…

– Si tu penses que je vais discuter cette opinion… répliqua Jacques Helloch.

– Et pourquoi pas?… Elle est aussi bonne que celles de MM. Varinas et Felipe…

– Tu veux dire qu’elle est aussi mauvaise…

– Et pour quelle raison?…

– Parce que l’Orénoque… c’est l’Orénoque.

– Bel argument, Jacques!

– Ainsi, monsieur Helloch, demanda Jean, votre opinion est conforme à celle de M. Miguel…

– Entièrement… mon cher Jean.

– Pauvre Ventuari! répondit en riant Germain Paterne. Je vois qu’il n’a pas de chance de réussir, et je l’abandonne.»

Les journées des 4, 5 et 6 octobre exigèrent une grande dépense de forces, qu’il fallut demander aux bras des équipages, soit pour le halage, soit pour la manœuvre des pagaies et des palancas. Après la Piedra Pintada, les pirogues avaient dû contourner pendant sept à huit kilomètres un encombrement d’îlots et de rochers qui rendait la marche très lente et très difficile. Et, bien que la brise continuât à souffler de l’ouest, se servir des voiles eût été impossible à travers ce labyrinthe. En outre, la pluie tomba en tumultueuses averses, et les passagers furent contraints de se consigner sous leurs roufs durant de longues heures.

En amont de ces rochers avaient succédé les rapides de Santa-Barbara, que les pirogues franchirent heureusement sans avoir été obligées à aucun transbordement. On n’aperçut point en cet endroit les ruines de l’ancien village, signalées par M. Chaffanjon, et il ne semblait même pas que cette portion de la rive gauche du fleuve eût jamais été habituée par des Indiens sédentaires.

Ce ne fut qu’au-delà des passes de Cangreo que la navigation put être reprise dans des conditions normales, – ce qui permit aux falcas d’atteindre dès l’après-midi du 6 octobre le village de Guachapana où elles relâchèrent.

Et si les patrons Valdez et Parchal y firent halte, ce fut uniquement pour accorder une demi-journée et une nuit de repos à leurs équipages.

En effet, Guachapana ne se compose que d’une demi-douzaine de paillotes depuis longtemps abandonnées. Cela tient à ce que la savane environnante est infestée de termites, dont les nids mesurent jusqu’à deux mètres de hauteur. Devant cet envahissement des «poux de bois», il n’y a qu’un parti à prendre, leur céder la place, et c’est ce que les Indiens avaient fait.

«Telle est, observa Germain Paterne, la puissance des infiniment petits. Rien ne résiste aux bestioles, lorsque leur nombre se chiffre par myriades. Une bande de tigres, de jaguars, on peut parvenir à la repousser, même à en débarrasser un pays… et on ne décampe point devant ces fauves…

– A moins qu’on ne soit un Indien Piaroa, dit Jean, d’après ce que j’ai lu…

– Mais, dans ce cas, c’est bien plus par superstition que par crainte que ces Piaroas prennent la fuite, ajouta Germain Paterne, tandis que des fourmis, des termites finissent par rendre un pays inhabitable.»

Vers cinq heures, les mariniers de la Moriche purent s’emparer d’une tortue de l’espèce terecaïe. Ce chélonien servit à la confection d’une soupe excellente, et d’un non moins excellent bouilli, auquel les Indiens donnent le nom de sancocho. Au surplus, – ce qui permettait d’économiser sur les approvisionnement des falcas, – à la lisière des bois voisins, singes, cabiais, pécaris, n’attendaient qu’un coup de fusil pour figurer sur la table des passagers. De tous côtés, il n’y avait qu’à cueillir ananas et bananes. Au-dessus des berges se dispersaient incessamment, en bruyantes volées, des canards, des hoccos au ventre blanchâtre, des poules noires. Les eaux fourmillaient de poissons, et ils sont si abondants que les indigènes peuvent les tuer à coup de flèches. En une heure, on aurait rempli les canots des pirogues.

La question de nourriture n’est donc pas pour préoccuper les voyageurs du haut Orénoque.

Au-delà de Guachapana, la largeur du fleuve ne dépasse plus cinq cents mètres. Néanmoins, son cours est toujours divisé par de nombreuses îles, qui créent des chorros, violents rapides dont le courant se déroule avec une très gênante impétuosité. La Moriche et la Gallinetta ne purent rallier ce jour-là que l’île Perro de Agua, et encore faisait-il presque nuit lorsqu’elles y arrivèrent.

A vingt-quatre heures de là, après une journée pluvieuse, maintes fois troublée par des sautes de vent qui obligèrent de naviguer à la palanca en amont de l’île Camucapi, les voyageurs atteignirent la lagune de Carida.

Il y avait jadis, en cet endroit, un village qui fut abandonné, parce qu’un Piaroa avait succombé sous la dent d’un tigre, – ainsi que le fait fut certifié à M. Chaffanjon. Le voyageur français, d’ailleurs, ne trouva plus en ce village que quelques cases, utilisées par un Indien Baré moins superstitieux ou moins poltron que ses congénères. Ce Baré fonda un rancho dont Jacques Helloch et ses compagnons reconnurent le parfait état de prospérité. Ce rancho comprenait des champs de maïs, de manioc, des plantations de bananiers, de tabac, d’ananas. Au service de l’Indien et de sa femme, on comptait une douzaine de péons, qui vivaient à Carida dans la plus heureuse entente.

Il eût été difficile d’opposer un refus à l’invitation que fit ce brave homme de visiter son établissement. Il vint à bord des pirogues, dès qu’elles eurent accosté la grève. Un verre d’aguardiente lui fut présenté. Il ne l’accepta qu’à la condition qu’on irait boire le tafia et fumer les cigarettes de tabari à l’intérieur de sa case. Il y aurait eu mauvaise grâce à décliner cette invitation, et les passagers promirent de se rendre au rancho après leur dîner.

Un petit incident se produisit alors, auquel on n’attacha pas, et on ne pouvait même attacher grande importance.

Au moment où il débarquait de la Gallinetta, le Baré avisa un des hommes de l’équipage, – ce Jorrès que le patron avait engagé à San-Fernando.

On n’a point oublié que l’Espagnol n’avait offert ses services que parce que son intention était de se rendre à la Mission de Santa-Juana.

Et alors le Baré de lui demander, après l’avoir regardé avec une certaine curiosité:

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«Hé! l’ami… dites-moi… est-ce que je ne vous ai pas déjà vu quelque part?…»

Il y eut un léger froncement des sourcils de Jorrès, qui se hâta de répondre:

«Pas ici… toujours, l’Indien, car je ne suis jamais venu à votre rancho.

– C’est étonnant… Peu d’étrangers passent à Carida, et l’on n’oublie guère leur figure, quand ils l’ont montrée… ne fût-ce qu’une seule fois…

– C’est peut-être à San-Fernando que vous m’aurez rencontré? répliqua l’Espagnol.

– Depuis combien de temps y étiez-vous?…

– Depuis… trois semaines.

– Non, ce n’est pas là… car il y a plus de deux ans que je ne suis allé à San-Fernando.

– Alors vous vous trompez, l’Indien… Vous ne m’avez jamais vu, déclara l’Espagnol d’un ton brusque, et j’en suis à mon premier voyage sur le haut Orénoque…

– Je veux vous croire, répondit le Baré, et pourtant…»

La conversation prit fin, et si Jacques Helloch entendit ce bout de dialogue, du moins ne s’en préoccupa-t-il pas autrement. En effet, pourquoi Jorrès aurait-il tenu à cacher qu’il fût déjà venu à Carida, si cela était?

D’ailleurs, Valdez n’avait qu’à se louer de cet homme, qui ne reculait point devant la besogne, quelque fatigante qu’elle dût être, étant vigoureux et adroit. Seulement, on pouvait observer, – non pour lui en faire un reproche, – qu’il vivait à l’écart des autres, causant peu, écoutant plutôt ce qui se disait aussi bien entre les passagers qu’entre les équipages.

Cependant, à la suite de cet échange de paroles entre le Baré et Jorrès, il vint à la pensée de Jacques Helloch de demander à ce dernier pour quelle raison il se rendait à Santa-Juana.

Jean, vivement intéressé à tout ce qui concernait cette mission, attendit non sans impatience ce que l’Espagnol allait répondre.

Ce fut très simplement, sans témoigner l’ombre d’embarras, que celui-ci dit:

«J’étais d’Église dans mon enfance, novice au couvent de la Merced, à Cadix… Puis, l’envie me prit de voyager… J’ai servi comme matelot sur les navires de l’État pendant quelques années… Mais ce service m’a fatigué, et, ma première vocation reprenant le dessus, j’ai songé à entrer dans les missions… Or, je me trouvais à Caracas, sur un navire de commerce, il y a six mois, lorsque j’ai entendu parler de la Mission de Santa-Juana, fondée depuis quelques années par le Père Esperante… La pensée m’est alors venue de l’y rejoindre, ne doutant pas que je serais bien accueilli dans cet établissement qui prospère… J’ai quitté Caracas, et, en me louant comme batelier, tantôt à bord d’une falca, tantôt à bord d’une autre, j’ai pu gagner San-Fernando… J’attendais là une occasion de remonter le haut Orénoque, et mes ressources, c’est-à-dire ce que j’avais économisé durant le voyage, commençaient à s’épuiser, lorsque vos pirogues ont relâché à la bourgade… Le bruit s’est répandu que le fils du colonel de Kermor, dans l’espoir de retrouver son père, se préparait à partir pour Santa-Juana… Ayant appris que le patron Valdez recrutait son équipage, je lui ai demandé de me prendre, et me voici naviguant sur la Gallinetta… Je suis donc fondé à dire que cet Indien n’a jamais pu me voir à Carida, puisque j’y suis arrivé ce soir pour la première fois.»

Jacques Helloch et Jean furent frappés du ton de vérité avec lequel parlait l’Espagnol. Cela ne pouvait les surprendre, étant donné, d’après son propre récit, que cet homme avait reçu, dès sa jeunesse, une certaine instruction. Ils lui proposèrent alors d’engager un Indien pour la manœuvre de la Gallinetta et de le conserver comme passager à bord de l’une des pirogues.

Jorrès remercia les deux Français. Habitué maintenant à ce métier de batelier, après l’avoir fait jusqu’au rancho de Carida, il le continuerait jusqu’aux sources du fleuve.

«Et, ajouta-t-il, si je ne trouve pas à entrer dans le personnel de la Mission, je vous demanderai, messieurs, de me ramener à San-Fernando, en me prenant à votre service, et même en Europe, lorsque vous y retournerez.»

L’Espagnol parlait d’une voix tranquille, assez dure cependant, bien qu’il s’efforçât de l’adoucir. Mais cela allait avec sa physionomie rude, son air déterminé, sa tête forte à la chevelure noire, sa figure colorée, sa bouche dont les lèvres minces se relevaient sur des dents très blanches.

Il y avait aussi une particularité, dont personne ne s’était aperçu jusqu’alors, laquelle, à dater de ce jour, fut maintes fois observée par Jacques Helloch: c’était ce regard singulier que Jorrès jetait de temps à autre sur le jeune garçon. Avait-il donc découvert le secret de Jeanne de Kermor que ne soupçonnaient ni Valdez, ni Parchal, ni aucun des hommes des deux falcas?

Cela rendit Jacques Helloch assez inquiet, et l’Espagnol méritait d’être surveillé, bien que la jeune fille ni le sergent Martial n’eussent conçu le moindre soupçon. Si ceux de Jacques Helloch se changeaient en certitudes, il serait toujours temps d’agir radicalement, et de se débarrasser de Jorrès en le débarquant dans quelque village, – à la Esmeralda, par exemple, lorsque les pirogues y relâcheraient. On n’aurait même aucune raison à lui donner à cet égard. Valdez réglerait son compte, et il se transporterait comme il l’entendrait à la Mission de Santa-Juana.

Toutefois, à propos de cette Mission, Jean fut conduit à interroger l’Espagnol sur ce qu’il en pouvait savoir, et il lui demanda s’il connaissait le Père Esperante, près duquel il désirait se fixer.

«Oui, monsieur de Kermor, répondit Jorrès, après une légère hésitation.

– Vous l’avez vu?

– A Caracas.

– A quelle époque?…

– En 1879, alors que je me trouvais à bord d’un navire de commerce.

– Était-ce la première fois que le Père Esperante venait à Caracas?…

– Oui… la première fois… et c’est de là qu’il partit pour aller fonder la Mission de Santa-Juana.

– Et quel homme est-ce… ajouta Jacques Helloch, ou plutôt quel homme était-ce à cette époque?…

– Un homme d’une cinquantaine d’années, de haute taille, de grande vigueur, portant toute sa barbe, déjà grise, et qui doit être blanche à présent. On voyait que c’était une nature résolue, énergique, comme le sont ces missionnaires, qui n’hésitent pas à risquer leur vie pour convertir les Indiens…

– Une noble tâche… dit Jean.

– La plus belle que je connaisse!» répliqua l’Espagnol.

La conversation s’arrêta sur cette réponse. L’heure était venue d’aller rendre visite au rancho du Baré. Le sergent Martial et Jean, Jacques Helloch et Germain Paterne, débarquèrent sur la berge. Puis, à travers les champs de maïs et de manioc, ils se dirigèrent vers l’habitation où demeurait l’Indien avec sa femme.

Cette case était plus soigneusement construite que ne le sont d’ordinaire les paillotes des Indiens de cette région. Elle contenait divers meubles, des hamacs, des ustensiles de culture et de cuisine, une table, plusieurs paniers servant d’armoires, et une demi-douzaine d’escabeaux.

Ce fut le Baré qui en fit les honneurs, car sa femme ne comprenait pas l’espagnol dont il se servait couramment. Cette femme n’était qu’une Indienne, demeurée à demi sauvage, et certainement inférieure à son mari.

Celui-ci, très fier de son domaine, causa longtemps de son exploitation, de son avenir, manifestant le regret que ses hôtes ne pussent visiter le rancho dans toute son étendue. Ce ne serait d’ailleurs que partie remise, et à leur retour les pirogues y séjourneraient plus longtemps.

Des galettes de manioc, des ananas de première qualité, du tafia que le Baré tirait lui-même du sucre de ses cannes, des cigarettes de ce tabac qui pousse sans culture, simples feuilles roulées dans une mince écorce de tabari, tout cela fut offert de bon cœur et accepté de même.

Seul, Jean refusa les cigarettes, malgré l’insistance de l’Indien, et il ne consentit qu’à mouiller ses lèvres de quelques gouttes de tafia. Sage précaution, car cette liqueur brûlait comme du feu. Si Jacques Helloch et le sergent Martial ne sourcillèrent pas, Germain Paterne, lui, ne put retenir une grimace, dont les singes de l’Orénoque eussent été jaloux, – ce qui parut procurer une véritable satisfaction à l’Indien.

Les visiteurs se retirèrent vers dix heures, et le Baré, suivi de quelques péons, les accompagna jusqu’aux falcas, dont les équipages dormaient d’un sommeil profond.

Au moment où ils allaient se quitter, l’Indien ne put s’empêcher de dire, par allusion à Jorrès:

«Je suis pourtant sûr d’avoir vu cet Espagnol aux environs du rancho…

– Pourquoi s’en cacherait-il?… demanda Jean.

– Il n’y a là qu’une ressemblance, mon brave Indien», se contenta de répliquer Jacques Helloch.

 

 

Chapitre III

Une halte de deux jours à Danaco

 

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éjà, depuis quarante-huit heures, se dessinait à l’horizon de l’est la cime d’une montagne que les deux patrons Valdez et Parchal disaient être le cerro Yapacana. Ils ajoutaient même que cette montagne était hantée, que les esprits, chaque année, en février et mars, allument sur sa pointe un grand feu dont le reflet s’étend sur toute la contrée en s’élevant jusqu’au ciel.

Ce cerro, les pirogues eurent atteint, dans la soirée du 11 octobre, l’endroit d’où il se montre sous ses véritables dimensions, – long de quatre kilomètres, large d’un kilomètre et demi, haut d’environ douze cents mètres.

Pendant les trois jours qui avaient suivi leur départ de Carida, la navigation des falcas, servie par une brise constante, s’était accomplie rapidement et sans obstacles. On avait dépassé l’île Luna, remonté le fleuve entre des rives bordées d’épaisses palmeraies, n’ayant eu d’autre difficulté que de franchir un petit raudal qu’on appelle la «Traversée du Diable». Seulement, le diable ne s’était pas mis en travers.

Le cerro de Yapacana occupe la plaine qui se développe sur la droite de l’Orénoque. Ainsi que l’indique M. Chaffanjon, il se présente sous la forme d’un énorme sarcophage.

«Et dès lors, fit observer Germain Paterne, pourquoi ne recèlerait-il pas des dévas, des myagres, des trolls, des cucufas et autres esprits d’origine mythologique?»

En face du cerro, la rive gauche, au-delà de l’île Mavilla, était occupée par l’établissement du commissaire venezuelien. C’était un métis, nommé Manuel Assomption. Cet homme vivait là avec sa femme, également une métisse, et plusieurs enfants, – au total, une intéressante famille.

Lorsque les falcas s’arrêtèrent devant Danaco, il faisait déjà nuit, la navigation ayant été retardée par une avarie survenue à la Gallinetta. Malgré toute son habileté, Valdez n’avait pu empêcher la pirogue, prise dans un remous, de heurter un angle de roche. À la suite de ce choc, une voie d’eau s’était déclarée, peu importante, il est vrai, puisqu’elle put être aveuglée avec quelques poignées d’herbes sèches. Mais, en vue de la continuation du voyage, il fallait que cette avarie fût solidement réparée, et il serait aisé de le faire à Danaco.

Les passagers restèrent toute la nuit au pied de la berge, sur la côté méridional de l’île Mavilla, sans que leur arrivée eût été signalée au commissaire.

Le lendemain, au jour levant, les pirogues traversèrent le petit bras du fleuve, et vinrent accoster une sorte d’appontement, destiné aux chargements et déchargements des embarcations.

Danaco était alors un village, non un simple rancho, tel que le voyageur français l’a noté dans son récit.

En effet, grâce à l’intelligente activité de Manuel Assomption, cet établissement avait grandi en quelques années, et sa prospérité tendait toujours à s’accroître. Une heureuse idée qu’avait eue ce métis de quitter son sitio de Guachapana, plus rapproché de San-Fernando, où l’atteignaient trop aisément les tracassantes réquisitions du gouverneur. Ici, à Danaco, il était à peu près libre d’exercer son commerce, et cette liberté produisait d’excellents résultats.

Dès le point du jour, Manuel avait eu connaissance de l’arrivée des pirogues. Aussi, accompagné de quelques-uns de ses péons, accourut-il afin de recevoir les voyageurs.

Ceux-ci descendirent immédiatement sur la berge. Là, tout d’abord, Jean crut devoir présenter une des lettres qui lui avait remises le gouverneur de San-Fernando pour les commissaires du haut Orénoque.

Manuel Assomption prit la lettre, la lut, et, avec une certaine fierté, dit:

«Je n’avais pas besoin de cette lettre pour faire bon accueil à des voyageurs qui venaient relâcher à Danaco. Les étrangers, et surtout des Français, sont toujours assurés d’être bien reçus dans nos villages du Venezuela.

– Nous vous remercions, monsieur Manuel, répondit Jacques Helloch. Mais une réparation que nécessite l’avarie de l’une de nos falcas, nous obligera peut-être à devenir vos hôtes pendant quarante-huit heures…

– Pendant huit jours, si vous le voulez, monsieur… Danaco est à jamais ouvert aux compatriotes du Français Truchon, auquel les planteurs du haut Orénoque doivent de la reconnaissance.

– Nous savions que nous serions parfaitement accueillis, monsieur Manuel… affirma Jean.

– Et comment le saviez-vous, mon jeune ami?…

– Parce que cette hospitalité que vous nous offrez, vous l’avez offerte, il y a cinq ans, à l’un de nos compatriotes qui a remonté l’Orénoque jusqu’à ses sources…

– M. Chaffanjon! s’écria le commissaire. Oui! un audacieux explorateur, et dont j’ai conservé bon souvenir, ainsi que de son compagnon, M. Moussot…

– Et qui en a conservé un non moins bon de vous, monsieur Manuel, ajouta Jean, comme des services que vous lui avez rendus, – ce qu’il a consigné dans le récit de son voyage.

– Vous avez ce récit?… demanda Manuel avec un vif sentiment de curiosité.

– Je l’ai, répondit Jean, et, si vous le désirez, je vous traduirai le passage qui vous concerne…

– Cela me fera plaisir», répondit le commissaire, en tendant la main aux passagers des falcas.

Et, dans ce récit, non seulement il était parlé en termes excellents de M. Manuel Assomption et de son établissement de Danaco, mais aussi de ce M. Truchon, qui valait aux Français d’être en grand honneur sur le cours supérieur du fleuve.

M. Truchon vint, il y a quelque quarante ans, fonder un établissement en ce territoire du haut Orénoque. Or, avant lui, les Indiens n’entendaient rien à l’exploitation du caoutchouc, et c’est grâce aux procédés qu’il introduisit que cette exploitation si fructueuse a fait la fortune de ces lointaines régions. De là cette légitime popularité du nom français dans toutes les provinces dont cette culture forme la principale industrie.

Manuel Assomption comptait soixante ans d’âge. Il avait l’apparence d’un homme vigoureux encore, le teint basané, la physionomie intelligente, le regard plein d’ardeur, sachant se faire obéir, car il savait commander, mais bon, attentif, prévenant pour les Indiens engagés à son rancho.

C’étaient des Mariquitares, l’une des meilleures races autochtones du Venezuela, et le village, qui avait été fondé autour du rancho, possédait une population uniquement mariquitare.

Lorsque les passagers eurent accepté l’hospitalité offerte par le commissaire, des ordres furent donnés pour que l’on procédât immédiatement à la réparation des avaries de la Gallinetta. Il allait être nécessaire d’en débarquer le matériel, de la tirer sur la grève, de la retourner pour calfater ses fonds. Avec les ouvriers que le commissaire proposait de mettre à la disposition de Valdez, ce travail serait certainement achevé en deux jours.

Il était alors sept heures du matin. Temps couvert, nuages très élevés, sans menace de pluie, température supportable, ne dépassant pas vingt-sept degrés centigrades.

On partit dans la direction du village, enfoui sous l’épais dôme des arbres, et qu’un demi-kilomètre séparait de la rive gauche.

Manuel Assomption, Jacques Helloch et Jean précédaient, en suivant un large sentier, bien tracé, bien entretenu, le sergent Martial et Germain Paterne.

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Tout en marchant, le commissaire faisait admirer aux voyageurs les riches produits du rancho, dont les cultures s’étendaient presque jusqu’au fleuve, ses plants de manguiers, citronniers, bananiers, cacaoyers, palmiers de l’espèce macanille, – auxquels le sergent Martial trouvait que ce nom convenait parfaitement. Au-delà se développaient de vastes bananeraies en plein rapport, des champs de maïs, de manioc, de canne à sucre, de tabac. Quant aux caoutchoucs, ces euphorbiacées formaient la principale récolte du domaine, et aussi les tonkas, arbrisseaux qui donnent cette fève appelée sarrapia.

Et M. Manuel de répéter:

«Si votre compatriote vient nous revoir, quel changement il trouvera au rancho de Danaco, sans parler du village, qui est déjà l’un des plus importants du territoire…

– Plus important que la Esmeralda?… demanda Jacques Helloch, en citant le nom de l’un des villages de l’amont.

– Assurément, car cette petite bourgade est abandonnée désormais, répondit le commissaire, tandis que Danaco est en pleine prospérité. Vous en jugerez, lorsque vous passerez devant la Esmeralda. D’ailleurs, les Mariquitares sont des Indiens travailleurs et industrieux, et vous pouvez observer que leurs cases sont autrement confortables que celles des Mapoyos ou des Piaroas du moyen Orénoque.

– Cependant, reprit Jacques Helloch, nous avons fait connaissance à la Urbana d’un M. Marchal…

– Je sais… je sais! répondit Manuel Assomption. C’est le propriétaire du hato de la Tigra… Un homme intelligent… J’en ai entendu dire du bien… Mais, en somme, son hato ne deviendra jamais bourgade, et bourgade sera un jour notre village de Danaco dans lequel nous arrivons en ce moment.»

Peut-être y avait-il un peu de jalousie du commissaire envers M. Marchal.

«Et où la jalousie va-t-elle se nicher?…» put se demander fort à propos Jacques Helloch.

Du reste, Manuel Assomption n’avait dit que la vérité relativement au village dont il parlait avec un juste orgueil. À cette époque, Danaco se composait d’une cinquantaine d’habitations, auxquelles le nom de paillotes n’eût point convenu.

Ces cases reposent sur une sorte de soubassement cylindro-conique, que domine un haut toit en feuilles de palmier, terminé par une pointe agrémentée de quelques pendeloques à sa base. Le soubassement est entrelacé de branches solidement reliées entre elles, et cimentées d’un gâchis de terre, dont les fendillements lui donnent l’apparence d’une maçonnerie de brique.

Deux portes, l’une à l’opposé de l’autre, permettent de s’introduire à l’intérieur; au lieu de la chambre unique, il forme deux chambres distinctes à l’usage des membres de la même famille, et séparées par la salle commune. Notable progrès sur l’aménagement des paillotes indiennes, qui empêche toute promiscuité. Puis, progrès non moins égal pour l’ameublement qui, tout rudimentaire qu’il soit, bahuts, table, escabeaux, paniers, hamacs, etc., témoigne d’un besoin de confort.

En traversant le village, les voyageurs purent observer la population masculine et féminine de Danaco, car les femmes et les enfants ne s’enfuirent point à leur approche.

Les hommes, d’un type assez beau, robustes, de saine constitution, étaient peut-être moins «couleur locale» qu’au temps où leur costume ne comportait que le guayuco serré à la ceinture. De même pour les femmes, qui se contentaient autrefois d’un simple tablier dont l’étoffe, semée de dessins en verroteries, se retenait au-dessus des hanches par une ceinture de perles. Actuellement, leur costume, se rapprochant de celui des métis ou des Indiens civilisés, ne choquait plus les règles de la décence. En somme, on retrouvait l’équivalent du poncho mexicain chez les chefs, et quant aux femmes, elles n’auraient pas été de leur sexe si elles n’eussent porté nombre de bracelets aux bras et aux jambes.

Après avoir fait une centaine de pas dans le village, le commissaire dirigea ses hôtes vers la gauche. À deux minutes de là, ils s’arrêtaient devant la principale habitation de Danaco.

Que l’on se figure une case double ou plutôt deux cases accouplées, communiquant entre elles, très élevées sur leur soubassement, les murs percés de fenêtres et de portes. Elles étaient entourées d’une haie en clayonnage, protégée par des palissades, avec cour d’entrée devant la façade. De magnifiques arbres les ombrageaient latéralement, et, de chaque côté, plusieurs hangars où l’on déposait les instruments de culture, où l’on enfermait les bestiaux, constituaient les annexes de cette importante exploitation.

La réception se fit dans la première pièce de l’une des cases, où se tenait la femme de Manuel Assomption, métisse d’Indien du Brésil et d’une négresse, accompagnée de ses deux fils, vigoureux gaillards de vingt-cinq et trente ans, d’un teint moins foncé que leurs père et mère.

Jacques Helloch et ses compagnons reçurent un accueil très cordial. Comme toute cette famille comprenait et parlait l’espagnol, la conversation put s’établir sans difficultés.

«Et d’abord, puisque la Gallinetta est en réparation pour quarante-huit heures, le sergent et son neveu demeureront ici, dit M. Manuel en s’adressant à sa femme. Tu leur prépareras une chambre ou deux à leur convenance.

– Deux… si vous le voulez bien… répondit le sergent Martial.

– Deux, soit, reprit le commissaire, et si M. Helloch et son ami veulent coucher au rancho…

– Nous vous remercions, monsieur Manuel, répondit Germain Paterne. Notre pirogue, la Moriche, est en bon état, et, désireux de ne point vous occasionner tant de peine, nous retournerons ce soir à bord…

– Comme il vous plaira, répliqua le commissaire. Vous ne nous gêneriez pas, mais nous ne voulons vous gêner en rien.»

Puis, à ses fils:

«Il faudra envoyer quelques-uns de nos meilleurs péons afin d’aider les équipages des falcas…

– Et nous y travaillerons avec eux», répondit le plus âgé des garçons.

Il prononça ces mots en s’inclinant respectueusement devant son père et sa mère, – marques de respect qui sont habituelles chez les familles du Venezuela.

Après le déjeuner, très abondant en gibier, en fruits et en légumes, M. Manuel interrogea ses hôtes sur le but de leur voyage. Jusqu’alors, le haut Orénoque n’était guère fréquenté que par les rares marchands qui se rendaient au Cassiquiare, en amont de Danaco. Au-delà, la navigation ne comportait plus aucun commerce, et, seuls, des explorateurs pouvaient avoir la pensée de se rendre aux sources du fleuve.

Le commissaire fut donc assez surpris, lorsque Jean eut énoncé les raisons qui lui avaient fait entreprendre cette campagne à laquelle s’étaient associés ses deux compatriotes.

«Ainsi vous êtes à la recherche de votre père?… dit-il, avec une émotion que partageaient ses fils et sa femme.

– Oui, monsieur Manuel, et nous espérons retrouver ses traces à Santa-Juana.

– Vous n’avez pas entendu parler du colonel de Kermor?… demanda Jacques Helloch à M. Manuel.

– Jamais ce nom n’a été prononcé devant moi.

– Et pourtant, dit Germain Paterne, vous étiez déjà établi à Danaco, il y a douze ans…

– Non… nous occupions encore le sitio de Guachapana, mais il n’est pas à notre connaissance que l’arrivée du colonel de Kermor ait été signalée en cet endroit.

– Cependant, insista le sergent Martial, qui comprenait assez pour prendre part à la conversation, entre San-Fernando et Santa-Juana, il n’y a pas d’autre route à suivre que celle de l’Orénoque…

– C’est la plus facile et la plus directe, répondit M. Manuel, et un voyageur y est moins exposé que s’il s’engageait à travers les territoires de l’intérieur parcourus par les Indiens. Si le colonel de Kermor s’est dirigé vers les sources du fleuve, il a dû le remonter comme vous le faites.»

En parlant de la sorte, Manuel Assomption ne se montrait certainement pas trop affirmatif. Il était donc surprenant que le colonel de Kermor, lorsqu’il gagnait Santa-Juana, n’eût laissé aucun vestige de cette navigation sur le cours de l’Orénoque à partir de San-Fernando.

«Monsieur Manuel, demanda alors Jacques Helloch, avez-vous visité la Mission?…

– Non, et je n’ai pas été, dans l’est, au-delà de l’embouchure du Cassiquiare.

– Vous a-t-on quelquefois parlé de Santa-Juana?…

– Oui… comme d’un établissement prospère, grâce au dévouement de son chef.

– Vous ne connaissez pas le Père Esperante?…

– Si… je l’ai vu une fois… voilà trois ans environ… Il avait descendu le fleuve pour les affaires de Mission, et il s’est arrêté un jour à Danaco.

– Et quel homme est-ce, ce missionnaire?…» demanda le sergent Martial.

Le commissaire fit du Père Esperante un portrait qui s’accordait avec ce qu’en avait dit l’Espagnol Jorrès. Il n’était certainement pas douteux que celui-ci eût rencontré le missionnaire à Caracas, ainsi qu’il l’avait affirmé.

«Et depuis son passage à Danaco, reprit Jean, vous n’avez plus eu de rapport avec le Père Esperante?…

– Aucun rapport, répondit M. Manuel. Toutefois, à plusieurs reprises, j’ai su par les Indiens qui venaient de l’est que Santa-Juana prenait chaque année un nouvel accroissement. C’est une belle œuvre que celle de ce missionnaire, et qui honore l’humanité…

– Oui, monsieur le commissaire, déclara Jacques Helloch, et elle honore aussi le pays qui produit de tels hommes!… Je suis certain que nous recevrons un bon accueil du Père Esperante…

– N’en doutez pas, répliqua M. Manuel, et il vous traitera comme si vous étiez ses compatriotes. C’est l’accueil qu’il réservait à M. Chaffanjon, si celui-ci eût été jusqu’à Santa-Juana…

– Et, ajouta Jean, puisse-t-il nous mettre sur les traces de mon père!»

L’après-midi, les hôtes du commissaire durent visiter le rancho, ses champs bien cultivés, ses plantations bien entretenues, ses bois où les fils Manuel faisaient une incessante guerre aux singes déprédateurs, ses prairies où paissaient les troupeaux.

On était à l’époque de la récolte du caoutchouc, – récolte prématurée cette année. D’habitude, elle ne commence qu’en novembre pour se continuer jusqu’à la fin de mars.

Aussi, M. Manuel de dire:

«Si cela peut vous intéresser, messieurs, je vous montrerai demain comment on procède à cette récolte.

– Nous acceptons très volontiers, répondit Germain Paterne, et j’en ferai mon profit…

– À la condition de se lever de grand matin, observa le commissaire. Mes gomeros se mettent au travail dès le point du jour…

– Nous ne les ferons pas attendre, soyez-en sûr, répondit Germain Paterne. Ça te va-t-il, Jacques?…

– Je serai prêt à l’heure, promit Jacques Helloch. – Et vous, mon cher Jean?…

– Je ne manquerai pas cette occasion, répondit Jean, et si mon oncle est encore endormi…

– Tu me réveilleras, mon neveu, tu me réveilleras, j’y compte bien! répliqua le sergent Martial. Puisque nous sommes venus dans le pays du caoutchouc, c’est bien le moins que nous sachions comment on fait…

– La gomme élastique, sergent, la gomme élastique!» s’écria Germain Paterne.

Et l’on regagna l’habitation, après une promenade qui avait duré toute l’après-midi.

Le souper réunit les hôtes du commissaire à la même table. La conversation porta principalement sur le voyage, sur les incidents survenus depuis le départ de Caïcara, l’invasion des tortues, le coup de chubasco qui avait compromis les pirogues et la vie de leurs passagers.

«En effet, affirma M. Manuel, ces chubascos sont terribles, et le haut Orénoque n’en est point exempt. Quant aux invasions de tortues, nous n’avons pas à les craindre sur nos territoires, qui n’offrent pas de plages propices à la ponte, et ces animaux ne s’y rencontrent guère qu’isolément…

– N’en disons pas de mal! ajouta Germain Paterne. Un sancocho de tortues cuit à point, c’est excellent. Rien qu’avec ces bêtes-là et les rôtis de singe, – qui le croirait? – on est assuré de faire bonne chère en remontant votre fleuve!

– Cela est exact, dit le commissaire. Mais, pour revenir aux chubascos, défiez-vous-en, messieurs. Ils sont aussi soudains, aussi violents en amont de San-Fernando qu’en aval, et il ne faut pas donner à M. Helloch l’occasion de vous sauver une seconde fois, monsieur Jean…

– C’est bon… c’est bon!… répliqua le sergent Martial, qui n’aimait guère ce sujet de conversation. On veillera aux chubascos… on y veillera, monsieur le commissaire!»

Alors, Germain Paterne de dire:

«Et nos compagnons, dont nous ne parlons pas à M. Manuel… Est-ce que nous les avons déjà oubliés?…

– C’est juste, ajouta Jean, cet excellent M. Miguel… et M. Felipe… et M. Varinas…

– Quels sont ces messieurs dont vous citez les noms?… s’enquit le commissaire.

– Trois Venezueliens, avec lesquels nous avons fait le voyage de Ciudad-Bolivar à San-Fernando.

– Des voyageurs?… demanda M. Manuel.

– Et aussi des savants, déclara Germain Paterne.

– Et que savent-ils, ces savants?…

– Vous feriez mieux de demander ce qu’ils ne savent pas, fit observer Jacques Helloch.

– Et que ne savent-ils pas?…

– Ils ne savent pas si le fleuve qui arrose votre rancho est l’Orénoque…

– Comment! s’écria M. Manuel, ils auraient l’audace de contester…

– L’un, M. Felipe, soutient que le véritable Orénoque est son affluent l’Atabapo, l’autre, M. Varinas, que c’est son affluent le Guaviare…

– Voilà de la belle impudence! s’écria le commissaire. A les entendre… l’Orénoque ne serait pas l’Orénoque!»

Et il était vraiment furieux, ce digne M. Manuel Assomption, et sa femme, ses deux fils, partageaient sa fureur. Leur amour-propre était réellement touché dans ce qui leur tenait le plus au cœur, leur Orénoque, c’est-à-dire la «Grande Eau», en dialecte tamanaque, «le Roi des Fleuves» !

Il fallut alors expliquer ce que M. Miguel et ses deux collègues étaient venus faire à San-Fernando, à quelles investigations, suivies sans doute de discussions orageuses, ils devaient se livrer en ce moment.

«Et… ce monsieur Miguel… que prétend-il?… demanda le commissaire.

– Monsieur Miguel, lui, affirme que l’Orénoque est bien le fleuve que nous avons suivi de San-Fernando à Danaco, répondit Germain Paterne.

– Et qui sort du massif de la Parima! affirma d’une voix éclatante le commissaire. Aussi, que M. Miguel vienne nous voir, et il sera reçu avec cordialité!… Mais que les deux autres ne s’avisent pas de relâcher au rancho, car nous les jetterions dans le fleuve, et ils en boiraient assez pour s’assurer que son eau est bien celle de l’Orénoque!»

Rien de plus plaisant que M. Manuel parlant avec cette animation et proférant de si terribles menaces. Mais, toute exagération à part, le propriétaire du rancho tenait pour son fleuve, et il l’eût défendu jusqu’à sa dernière goutte.

Vers dix heures du soir, Jacques Helloch et son compagnon prirent congé de la famille Assomption, dirent adieu au sergent Martial et à Jean, puis regagnèrent leur pirogue.

Fut-ce involontairement, ou par suite d’une sorte de pressentiment, la pensée de Jacques Helloch se porta sur Jorrès. Il n’y avait plus à douter que cet Espagnol eût connu le Père Esperante, qu’il l’eût rencontré à Caracas ou ailleurs, puisqu’il l’avait dépeint tel que M. Manuel venait de le faire. De ce chef, on ne pouvait accuser Jorrès d’avoir inventé une prétendue rencontre avec le missionnaire dans le but de s’imposer aux passagers des pirogues qui se rendaient à Santa-Juana.

Toutefois, d’autre part, restait cette affirmation de l’Indien Baré, prétendant que Jorrès avait dû déjà remonter l’Orénoque, au moins jusqu’au rancho de Carida. Malgré les dénégations de l’Espagnol, l’Indien avait maintenu son dire. Les étrangers ne sont pas tellement nombreux à parcourir ces territoires du Venezuela méridional que l’on puisse commettre une erreur de personne. A propos d’un indigène, cette erreur aurait été admissible. L’était-elle, alors qu’il s’agissait de cet Espagnol dont la figure était si reconnaissable?

Or, si Jorrès était venu à Carida, et, comme conséquence, dans les villages, ou les sitios situés en dessus et en dessous, pourquoi le niait-il?… Quelles raisons avait-il de s’en cacher?… En quoi cela eût-il pu lui nuire dans l’esprit de ceux qu’il accompagnait à la Mission de Santa-Juana?…

Après tout, peut-être le Baré se trompait-il. Entre quelqu’un qui dit: «Je vous ai vu ici», et quelqu’un qui dit: «Vous ne pouvez m’avoir vu ici, puisque je n’y suis jamais venu», s’il y a erreur, elle ne peut évidemment pas venir du second…

Et cependant, cet incident ne laissait pas de préoccuper Jacques Helloch, non qu’il vît là un sujet d’appréhension pour lui-même; mais tout ce qui intéressait le voyage de la fille du colonel de Kermor, tout ce qui pouvait en retarder ou en compromettre le succès, l’obsédait, l’inquiétait, le troublait plus qu’il ne voulait en convenir.

Cette nuit-là, le sommeil ne le prit que très tard, et, le lendemain, il fallut que Germain Paterne l’en tirât par une tape amicale, au moment où le soleil commençait à déborder l’horizon.

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