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Jules Verne

 

Le Superbe Orénoque

 

(Chapitre X-XII)

 

 

Illustrations de George Roux

Collection Hetzel

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

SECONDE partie

 

 

Chapitre X

Le gué de Frascaès

 

cinq heures, le campement s’éveilla.

Le premier à se lever fut Jean. Tandis qu’il allait et venait le long de la rive du rio, le sergent Martial, Germain Paterne et le jeune Indien dormaient encore, enveloppés de leurs couvertures, le chapeau sur les yeux.

Le marinier de garde au bord de la grève, après s’être rapproché de Jacques Helloch et de Valdez, les entretenait de ce qu’il avait observé pendant sa faction. D’ailleurs, il confirmait le dire de Valdez. Lui aussi avait reconnu Jorrès dans l’homme qui rôdait sur la berge du Torrida.

Tout d’abord, Jacques Helloch fit à tous les deux la recommandation de ne rien dire. Inutile de révéler les dangers de la situation aggravée par cette rencontre. Il suffisait qu’elle leur fût connue, et c’était à eux de prendre les mesures qu’exigeait la sécurité de leurs compagnons.

Après réflexions et arguments pour ou contre, il avait été décidé que la petite troupe continuerait à se diriger vers la Mission de Santa-Juana.

En effet, si Alfaniz occupait les environs, si Jacques Helloch et les siens devaient être attaqués, cette attaque se produirait aussi bien pendant une marche en avant que pendant un retour en arrière. Il est vrai, à revenir vers l’Orénoque, on serait couvert par le rio Torrida, à moins qu’il ne fût franchissable en amont. Dans ce cas, rien n’empêcherait les Quivas de redescendre jusqu’au campement du pic Maunoir, et ce n’était pas avec le renfort du personnel des pirogues que l’on parviendrait à repousser leur agression.

Marcher vers Santa-Juana présentait, au contraire, quelques avantages. D’abord on conserverait la protection du rio Torrida, tant qu’il ne serait pas guéable, – et il y aurait lieu d’interroger Gomo à ce sujet. Ensuite, c’était se rapprocher du but, c’était peut-être l’atteindre, et il n’y aurait plus rien à craindre à la Mission de Santa-Juana, avec sa population qui comptait plusieurs centaines de Guaharibos, ces Indiens dont le dévouement d’un missionnaire avait fait des hommes. Santa-Juana offrait un refuge assuré contre toute tentative d’Alfaniz.

Il fallait donc, à tout prix, gagner la Mission dans le plus court délai, s’efforcer de l’atteindre avant la nuit prochaine en doublant les étapes. Vingt-cinq à trente kilomètres, cela ne pouvait-il s’enlever en vingt heures?

Jacques Helloch revint au campement, afin de préparer un départ immédiat.

«Ils dorment encore, monsieur Helloch, dit la jeune fille, qui s’avança aussitôt vers lui.

– Et vous êtes la première levée, mademoiselle Jeanne!… répondit Jacques Helloch. Je vais les réveiller et nous nous mettrons en route…

– Vous n’avez rien remarqué de suspect?…

– Non… rien… rien… mais partons… J’ai calculé qu’en marchant sans nous arrêter, nous pourrions, sinon ce soir du moins dans la nuit, arriver à Santa-Juana…

– Ah! monsieur Helloch, qu’il me tarde d’être rendue à la Mission!

– Où est Gomo?… demanda Jacques Helloch.

– Là… dans ce coin!… Il dort d’un si bon sommeil, le pauvre enfant…

– Il faut que je lui parle… J’ai besoin de certains renseignements avant de partir…

– Voulez-vous me laisser ce soin?» proposa Jeanne de Kermor. Et elle ajouta:

«Vous semblez soucieux, ce matin, monsieur Helloch… Est-ce que quelque mauvaise nouvelle?…

– Non… je vous assure… mademoiselle Jeanne… non!»

La jeune fille fut sur le point d’insister; mais, comprenant que cette insistance embarrasserait Jacques, elle se dirigea vers Gomo qu’elle réveilla doucement.

Le sergent Martial, lui, se détira les bras, poussa quelques hums! sonores, et se remit sur pied en un instant.

Il y eut plus de façons avec Germain Paterne. Roulé dans sa couverture, la tête appuyée sur sa boîte d’herboriste en guise d’oreiller, il dormait comme un loir, – animal qui a la réputation d’être le plus déterminé dormeur de toute la création.

Pendant ce temps, Valdez faisait refermer les sacs, après en avoir retiré les restes du souper de la veille réservés au premier déjeuner du matin. Lorsque le jeune Indien se fut réveillé, il vint, avec Jean, rejoindre Jacques Helloch près d’une roche sur laquelle était déployée la carte du pays. Cette carte indiquait les territoires entre la sierra Parima et le massif de Roraima, sillonnés par les zigzags du rio.

Gomo savait lire et écrire, et il allait pouvoir donner des renseignements assez précis sur la contrée.

«Tu as vu quelquefois des cartes qui représentent une région avec ses mers, ses continents, ses montagnes, ses fleuves?… lui demanda Jacques Helloch.

– Oui, monsieur… On nous en a montré à l’école de Santa-Juana, répondit le jeune Indien.

– Eh bien, regarde celle-ci et prends le temps de réfléchir… Ce grand fleuve, qui est dessiné là en demi-cercle, c’est l’Orénoque que tu connais…

– Que je connais et que j’aime!

– Oui!… tu es un brave enfant, et tu aimes ton beau fleuve!… Vois-tu à son extrémité cette grosse montagne?… C’est là qu’il a sa source…

– La sierra Parima, je le sais, monsieur… Voici les raudals que j’ai souvent remontés avec mon père…

– Oui… le raudal de Salvaju.

– Et après, il y a un pic…

– C’est le pic de Lesseps.

– Mais ne te trompe pas… Nous ne sommes pas allés si loin avec nos pirogues…

– Non… pas si loin.

– Pourquoi toutes ces questions à Gomo, monsieur Helloch?… demanda Jeanne.

– Je désire être fixé sur le cours du rio Torrida, et, peut-être Gomo pourra-t-il me fournir les renseignements qui me sont nécessaires…»

La jeune fille jeta un regard plus interrogateur sur Jacques Helloch, qui baissa la tête.

«Maintenant, Gomo, dit-il, voici l’endroit où nous avons laissé nos pirogues… voici la forêt où était la case de ton père… voici l’embouchure du rio Torrida…

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– Là… là… répondit le jeune Indien, en posant le doigt sur la carte.

– Là même, Gomo, et, fais bien attention… je vais suivre le cours du rio dans la direction de Santa-Juana, et tu m’arrêteras s’il y a erreur.»

Jacques Helloch promena son doigt sur la carte, en obliquant vers le nord-est, après avoir contourné la base de la sierra Parima pendant une cinquantaine de kilomètres. A ce point, il fit une croix au crayon et dit:

«Là doit être la Mission?…

– Oui… là…

– Et le rio Torrida en descend?…

– Oui… comme il est marqué.

– Mais ne descend-il pas de plus haut?…

– De plus haut, certainement, et quelquefois nous l’avons remonté au-delà.

– Santa-Juana se trouve alors sur la rive gauche…

– Sur la rive gauche.

– Il faudra donc le traverser, puisque nous sommes sur la rive droite…

– Il le faudra… monsieur… et ce sera facile.

– Comment?…

– Il y a… au-dessus… un passage, avec des roches où l’on peut mettre le pied, quand les eaux sont basses… un gué qu’on appelle le gué de Frascaès.

– Tu connais ce gué?…

– Oui, monsieur… et, avant que le soleil soit à midi, nous y serons arrivés.»

Les réponses du jeune Indien étaient très affirmatives en ce qui concernait ce passage, puisqu’il avait eu lui-même l’occasion de le franchir.

Et ce fut cette constatation dont devait, en somme, s’alarmer Jacques Helloch. Si le gué de Frascaès permettait à la petite troupe de passer sur la rive gauche du rio Torrida, il permettait aux Quivas de passer sur la rive droite. Jacques Helloch et ses compagnons ne seraient plus couverts par le rio jusqu’à la hauteur de la Mission.

La situation empirait donc de ce fait. Néanmoins, ce n’était pas une raison pour revenir en arrière, du moment que les chances d’une agression eussent été aussi grandes. A Santa-Juana, la petite troupe serait en sûreté… C’est à Santa-Juana qu’il importait d’arriver d’ici vingt-quatre heures.

«Et tu dis, demanda une dernière fois Jacques Helloch, tu dis que nous pouvons atteindre le gué de Frascaès vers midi…

– Oui… si nous partons tout de suite.»

La distance qui séparait le campement du gué pouvait être d’une douzaine de kilomètres. Or, comme on avait résolu de hâter la marche dans l’espoir d’être au but vers minuit, il serait aisé de passer ce gué avant la première halte.

L’ordre du départ fut donné. Tout était prêt, d’ailleurs, les sacs sur l’épaule des deux bateliers, les couvertures roulées au dos des voyageurs, la boîte du botaniste à la courroie de Germain Paterne, les armes en état.

«Vous pensez, monsieur Helloch, qu’il est possible d’atteindre Santa-Juana en une dizaine d’heures?… demanda le sergent Martial.

– Je l’espère, si vous faites bon usage de vos jambes, qui auront le temps de se reposer ensuite.

– Ce n’est pas moi qui vous retarderai, monsieur Helloch. Mais sera-t-il capable… lui… Jean….

– Votre neveu, sergent Martial, répliqua Germain Paterne. Allons donc!… Il nous battrait à la course!… On voit bien qu’il a été à une fameuse école!… Vous lui avez donné des jambes de soldat, et il a le pas gymnastique!»

Jusqu’alors, paraît-il, Gomo ne savait pas quel lien de parenté, – parenté imaginaire, – unissait le fils du colonel de Kermor au sergent Martial. Aussi, regardant ce dernier:

«Vous êtes son oncle?… demanda-t-il.

– Un peu… petit!

– Alors le frère de son père?…

– Son propre frère, et c’est même pour cela que Jean est mon neveu… Comprends-tu?»

Le jeune garçon inclina la tête en signe qu’il avait compris.

Le temps était couvert. Les nuages couraient bas, poussés par une brise de sud-est, avec menaces sérieuses de pluie. Derrière ce voile grisâtre disparaissait le sommet de la sierra Parima, et, vers le sud, la pointe du pic Maunoir n’apparaissait plus qu’à travers l’éclaircie des arbres.

Jacques Helloch jeta un regard inquiet du côté de l’horizon d’où venait le vent. Après les premiers rayons au lever du soleil, le ciel s’était presque aussitôt assombri sous l’enroulement des vapeurs qui montaient en s’épaississant. Qu’il vînt à tomber une de ces violentes averses dont s’inondent si fréquemment les savanes méridionales, le cheminement serait retardé, et il deviendrait difficile d’être à Santa-Juana dans le délai fixé.

La petite troupe partit en reprenant la sente entre le rio Torrida et la lisière de l’impénétrable forêt. L’ordre de la veille fut conservé, – le patron Valdez et Jacques Helloch en tête. Tous deux avaient observé une dernière fois la rive opposée. Elle était déserte. Déserts aussi les massifs d’arbres qui se développaient vers la gauche. Pas un être vivant, si ce n’est un monde assourdissant d’oiseaux, dont les chants saluaient le lever du soleil avec accompagnement des aluates hurleurs.

Chacun s’attachait à l’espoir d’être rendu à la Mission dès le milieu de la nuit. Cela ne s’obtiendrait qu’au prix d’une marche forcée, à peine interrompue par une très courte halte à midi. Il convenait donc d’allonger le pas, et on le faisait sans se plaindre. Sous ce ciel voilé de brumes, la température conservait une moyenne supportable, heureuse circonstance, car aucun arbre n’abritait la berge.

De temps à autre, Jacques Helloch, dévoré d’inquiétudes, se retournait en disant:

«Est-ce que nous n’allons pas trop vite pour vous, mon cher Jean?…

– Non, monsieur Helloch, non, lui était-il répondu. Ne vous inquiétez ni de moi ni de mon ami Gomo, qui paraît avoir des jambes de jeune cerf…

– Monsieur Jean, répliqua Gomo, s’il le fallait, je pourrais être, ce soir, à Santa-Juana…

– Peste… quel coureur tu fais!» s’écria Germain Paterne, qui, lui, n’était pas doué de telles facultés locomotrices et restait parfois en arrière.

Il est vrai, Jacques Helloch ne le prenait point en pitié. Il l’appelait, il l’interpellait, il lui criait:

«Voyons… Germain… tu te ralentis…»

Et l’autre de répondre:

«Nous ne sommes pas à une heure près!

– Qu’en sais-tu?»

Et comme Germain Paterne ne le savait pas, il n’avait qu’à obéir, et il obéissait.

Un instant, Jacques Helloch s’était arrêté à cette réflexion que la dernière réponse du jeune Indien venait de faire naître dans son esprit: «Ce soir, avait affirmé Gomo, je pourrais être à Santa-Juana.»

Donc, en six ou sept heures, Gomo se faisait fort d’avoir atteint la Mission de Santa-Juana. N’était-ce pas là une chance dont il conviendrait de profiter?…

Jacques Helloch, tout en marchant, fit connaître cette réponse à Valdez.

«Oui… en six ou sept heures, dit-il, le Père Esperante pourrait être prévenu que notre petite troupe se dirige vers Santa-Juana… Il n’hésiterait pas à nous envoyer des renforts… Il viendrait lui-même sans doute…

– En effet, répondit Valdez. Mais, laisser partir l’enfant, ce serait nous priver de notre guide, et je crois que nous avons besoin de lui, puisqu’il connaît le pays…

– Vous avez raison, Valdez, Gomo nous est nécessaire, et surtout pour le passage du gué de Frascaès…

– Nous y serons vers midi, et, une fois le gué franchi, nous verrons…

– Oui… nous verrons… Valdez!… C’est peut-être à ce gué qu’est le danger.»

Et qui sait si un danger plus prochain ne menaçait pas Jacques Helloch et ses compagnons avant qu’ils y fussent arrivés?… Après avoir reconnu le campement établi sur la rive droite du Torrida, Jorrès n’avait-il pu remonter la rive gauche du rio avec la bande d’Alfaniz?… Et, puisque les Quivas avaient une avance de quelques heures, était-il impossible qu’ils eussent déjà franchi le gué de Frascaès?…

Et maintenant, ne redescendaient-il pas la rive droite où ils devaient rencontrer la petite troupe?… Cette hypothèse était vraisemblable.

Cependant, à neuf heures, Valdez, qui s’était éloigné de quelques centaines de pas, put affirmer, lorsqu’il eut rejoint, que la route semblait libre. Quant à l’autre rive, rien n’y indiquait la présence des Quivas.

Jacques Helloch eut alors la pensée de faire halte en cet endroit, après avoir demandé à Gomo:

«A quelle distance sommes-nous du gué?…

– A deux heures de marche environ, répondit le jeune Indien, qui ne savait guère évaluer les distances que par le temps nécessaire à les parcourir.

– Reposons-nous, commanda Jacques Helloch, et déjeunons rapidement avec ce qui nous reste de provisions… Il est inutile d’allumer du feu.»

En effet, c’eût été risquer de trahir sa présence – réflexion que Jacques Helloch garda pour lui.

«Hâtons-nous… mes amis… hâtons-nous, répéta-t-il, rien qu’un quart d’heure de halte!»

La jeune fille ne le comprenait que trop! Jacques Helloch était rongé d’inquiétudes dont elle ne connaissait pas la cause. Sans doute, d’une façon générale, elle savait que les Quivas parcouraient ces territoires, elle savait que Jorrès avait disparu, mais elle ne pouvait supposer que l’Espagnol, en remontant l’Orénoque à bord de la Gallinetta, ne l’eût fait que dans l’intention de rejoindre Alfaniz, ni qu’il existât des relations d’ancienne date entre cet évadé de Cayenne et lui. Plus d’une fois elle fut sur le point de s’écrier:

«Qu’y a-t-il, monsieur Helloch?…»

Elle se tut, cependant, s’en rapportant à l’intelligence de Jacques Helloch, à son courage, à son dévouement, à son désir d’arriver le plus tôt possible au but. Le repas fut vite expédié. Germain Paterne qui l’eût volontiers prolongé, fit contre mauvaise fortune bon cœur, ou plutôt «bon estomac», comme il se plut à le dire.

A neuf heures quinze, les sacs refermés et chargés, on se remit en route dans le même ordre.

Si la forêt se développait sans discontinuité sur la rive droite du rio Torrida, la rive gauche présentait alors un aspect très différent. Les arbres ne s’y groupaient que par bouquets épars à la surface des llanos, tapissés d’une herbe épaisse, dont les flancs de la sierra étaient également revêtus presque jusqu’à la cime.

D’autre part, la berge opposée, très basse, affleurait presque le niveau du rio. Il était donc aisé de fouiller du regard une vaste étendue de savane que ne masquait plus l’épais rideau d’arbres. Après avoir eu la sierra, au nord-est, on l’avait dans le sud depuis la veille.

Jacques Helloch et Valdez ne cessaient d’observer anxieusement l’autre rive, sans négliger toutefois celle qu’ils longeaient en remontant le rio.

Rien de suspect encore.

Peut-être les Quivas attendaient-ils la petite troupe au gué de Frascaès?

Vers une heure après midi, Gomo indiqua à quelques centaines de pas un coude du rio, lequel, en obliquant vers l’est, disparaissait derrière un gros massif de rocs dénudés.

«C’est là, dit-il.

– Là?…» répondit Jacques Helloch, qui fit signe à ses compagnons de s’arrêter.

Et, s’approchant de manière à reconnaître le cours du rio Torrida, il constata que son lit était encombré de pierres et de sables, entre lesquels ne coulaient plus que de minces filets d’eau aisément franchissables.

«Voulez-vous que j’aille en avant examiner les abords du gué?… proposa Valdez à Jacques Helloch.

– Faites, Valdez, mais, par prudence, ne vous aventurez pas de l’autre côté, et revenez ici dès que vous aurez vu si la route est libre.»

Valdez partit, et, quelques minutes après, on le perdit de vue au tournant du Torrida.

Jacques Helloch, Jean, le sergent Martial, Gomo et les porteurs attendaient en groupe serré près de la berge. Germain Paterne s’était assis.

Si maître qu’il fût de lui-même, Jacques Helloch ne parvenait pas à dissimuler ses appréhensions.

Gomo demanda alors:

«Pourquoi ne continuons-nous pas?…

– Oui, pourquoi… ajouta Jean, et pourquoi Valdez a-t-il pris les devants?…»

Jacques Helloch ne répondit rien. Il se détacha du groupe, et fit quelques pas en se rapprochant du rio, impatient d’observer de plus près la rive gauche.

Cinq minutes s’écoulèrent, – de ces minutes qui semblent durer autant que des heures.

Jeanne avait rejoint Jacques Helloch.

«Pourquoi Valdez ne revient-il pas?… lui demanda-t-elle en cherchant à lire dans ses yeux.

– Il ne peut tarder…» se contenta de répondre Jacques Helloch.

Cinq minutes, puis cinq autres minutes se passèrent. Pas un mot ne fut prononcé…

Valdez devait avoir eu le temps d’aller et de revenir, et il ne paraissait pas. On n’avait entendu aucun cri, cependant, rien qui fût de nature à jeter l’alarme.

Jacques Helloch eut assez d’empire sur lui-même pour patienter pendant cinq minutes encore.

Assurément, il n’y avait pas plus de danger à gagner le gué de Frascaès qu’à rester à cette place, ou même à rebrousser chemin. Si la petite troupe devait être attaquée, elle le serait en amont comme en aval.

«Marchons», dit enfin Jacques Helloch.

Il prit la tête, et ses compagnons le suivirent, sans lui poser une seule question. Ils remontèrent la berge sur un espace de trois cents pas, et arrivèrent au coude du rio Torrida. C’était en cet endroit qu’il fallait descendre au gué de Frascaès.

A cinq pas en avant, le jeune Indien se laissa glisser et dévala jusqu’aux premières roches mouillées par le courant.

Soudain des cris tumultueux éclatèrent sur la rive gauche que Jacques Helloch et ses compagnons allaient atteindre.

Une centaine de Quivas accouraient de toutes parts, se précipitaient à travers le gué, brandissant leurs armes, poussant des cris de mort… Jacques Helloch n’eut pas le temps de se défendre à coups de fusil. Et qu’auraient pu sa carabine, celles de Germain Paterne et du sergent Martial… qu’auraient pu les revolvers des mariniers contre cette centaine d’hommes, qui occupaient et fermaient le gué de Frascaès?… Jacques Helloch et ses compagnons, aussitôt entourés, furent mis dans l’impossibilité de repousser l’attaque.

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A ce moment même, Valdez apparut au milieu d’un groupe vociférant de Quivas.

«Valdez!… s’écria Jacques Helloch.

– Ces coquins m’ont pris comme dans un terrier!… répondit le patron de la Gallinetta.

– Et à qui avons-nous affaire?… demanda Germain Paterne.

– A la bande des Quivas… répondit Valdez.

– Et à son chef…!» fut-il ajouté d’une voix menaçante.

Un homme se tenait debout sur la rive, ayant près de lui trois individus, qui n’étaient pas de race indienne.

«Jorrès!… s’écria Jacques Helloch.

– Appelez-moi de mon nom… Alfaniz!

– Alfaniz!» répéta le sergent Martial.

Et son regard comme celui de Jacques Helloch, empreints d’épouvante, se portèrent sur la fille du colonel de Kermor.

Jorrès était bien cet Alfaniz, qui s’était évadé du bagne de Cayenne avec trois forçats, ses complices.

Après avoir remplacé à la tête des Quivas leur chef Meta Serrapia, tué dans une rencontre avec la milice venezuelienne, l’Espagnol courait depuis plus d’un an la savane.

Cinq mois auparavant, – on ne l’a pas oublié, – ces Quivas avaient formé le projet de retourner sur les territoires à l’ouest de l’Orénoque, d’où ils avaient été chassés par les troupes colombiennes. Mais, avant d’abandonner les régions montagneuses du Roraima, leur nouveau chef voulut opérer une reconnaissance de ce côté du fleuve. Il se sépara donc de la bande, et descendit les llanos jusqu’à San-Fernando de Atabapo, après avoir passé par le rancho de Carida, où l’Indien Baré affirmait avec raison l’avoir vu à son passage. Or il attendait à San-Fernando l’occasion de revenir aux sources de l’Orénoque, lorsque les pirogues Gallinetta et Moriche se préparèrent à partir pour la Mission de Santa-Juana.

Alfaniz, – uniquement connu sous le nom de Jorrès, – prétextant le désir de se rendre à la Mission, offrit ses services au patron de la Gallinetta qui reformait son équipage, et il fut accepté, comme on sait, pour le malheur de ceux qui allaient s’aventurer sur le haut cours du fleuve.

En même temps qu’Alfaniz aurait la possibilité de retrouver les Quivas, il satisferait enfin la haine qu’il avait vouée au colonel de Kermor.

En effet, il avait appris que ce jeune garçon, embarqué sur la Gallinetta avec le sergent Martial, était à la recherche de son père, dont la déposition devant la cour d’assises de la Loire-Inférieure avait amené sa condamnation aux travaux forcés à perpétuité et son envoi au bagne de Cayenne.

N’était-ce pas ou jamais l’occasion inespérée de s’emparer de ce jeune garçon, peut-être même du colonel, si l’on retrouvait ses traces à la Mission de Santa-Juana, et, dans tous les cas, de se venger sur le fils à défaut du père?…

On sait le reste. Ayant rencontré un de ses complices pendant cette nuit qu’il avait passée à terre au sitio de Yaname, Alfaniz s’était enfui dès l’arrivée des pirogues au campement du pic Maunoir. Puis, après avoir assassiné l’Indien, qui refusait de lui servir de guide, il avait remonté le rio Torrida, traversé le gué de Frascaès, et rejoint la bande des Quivas…

Maintenant, Jacques Helloch et ses compagnons à sa merci, ce misérable comptait s’emparer des pirogues, à leur mouillage sur l’Orénoque.

Le fils ou plutôt la fille du colonel de Kermor était en son pouvoir.

 

 

Chapitre XI

La mission de Santa-Juana

 

reize ans avant le début de cette histoire, la région que traversait le rio Torrida ne possédait ni un village, ni un rancho, ni un sitio. C’est à peine si les Indiens le parcouraient, lorsque la nécessité les obligeait à faire transhumer leurs troupeaux. A la surface de ces territoires, rien que de vastes llanos, fertiles mais incultivés, des forêts impénétrables, des esteros marécageux, inondés l’hiver par le trop-plein des coulières avoisinantes. Rien que des fauves, des ophidiens, des singes, des volatiles, – sans oublier les insectes et particulièrement les moustiques, – à représenter la vie animale en ces contrées presque inconnues encore. C’était, à vrai dire, le désert, où ne s’aventuraient jamais ni les marchands ni les exploitants de la république vénézuelienne.

En s’élevant de quelques centaines de kilomètres vers le nord et le nord-est, on se fût perdu à la surface d’une extraordinaire région, dont le relief se rattachait peut-être à celui des Andes, avant que les grands lacs se fussent vidés à travers un incohérent réseau d’artères fluviales dans les profondeurs de l’Atlantique. Pays tourmenté, où les arêtes se confondent, où les reliefs semblent en désaccord avec les logiques lois de la nature, même dans ses caprices hydrographiques et orographiques, immense aire, génératrice inépuisable de cet Orénoque qu’elle envoie vers le nord, et de ce rio Blanco qu’elle déverse vers le sud, dominée par l’imposant massif du Roraima, dont Im Thurn et Perkin devaient, quelques années plus tard, fouler la cime inviolée jusqu’alors.

Telle était cette portion du Venezuela, son inutilité, son abandon, lorsqu’un étranger, un missionnaire, entreprit de la transformer.

Les Indiens, épars sur ce territoire, appartenaient, pour le plus grand nombre, à la tribu des Guaharibos. D’habitude, ils erraient sur les llanos, au sein des forêts profondes, dans le nord de la rive droite du haut Orénoque. C’étaient de misérables sauvages, que la civilisation n’avait pu toucher de son souffle. A peine avaient-ils des paillotes pour se loger, des haillons d’écorce pour se couvrir. Ils vivaient de racines, de bourgeons de palmiers, de fourmis et de poux de bois, ne sachant pas même tirer la cassave de ce manioc, qui fait le fond de l’alimentation du Centre-Amérique. Ils semblaient être au dernier degré de l’échelle humaine, petits de taille, chétifs de constitution, grêles de forme, avec l’estomac gonflé des géophages, et, trop souvent, en effet, pendant l’hiver, ils étaient réduits, en guise de nourriture, à manger de la terre. Leurs cheveux un peu rougeâtres tombant sur leurs épaules, leur physionomie où, cependant, un observateur eût soupçonné une certaine intelligence restée à l’état rudimentaire, une coloration de la peau moins foncée que celle des autres Indiens, Quivas, Piaroas, Barés, Mariquitares, Banivas, tout les reléguait au dernier rang des races les plus inférieures.

Et ces indigènes passaient cependant pour si redoutables que leurs congénères osaient à peine s’aventurer sur ces territoires, et on les disait si enclins au pillage et au meurtre, que les marchands de San-Fernando ne s’aventuraient jamais au-delà de l’Ocamo et du Mavaca.

Ainsi s’était établie la détestable réputation dont jouissaient encore les Guaharibos, il y avait cinq ou six ans, lorsque M. Chaffanjon, dédaignant les terreurs de ses bateliers, n’hésita pas à poursuivre sa navigation jusqu’aux sources du fleuve. Mais, après les avoir enfin rencontrés à la hauteur du pic Maunoir, il fit bonne justice de ces accusations mal fondées contre de pauvres Indiens inoffensifs.

Et pourtant, à cette époque déjà, nombre d’entre eux réunis à la voix du missionnaire espagnol, formaient le premier noyau de la Mission de Santa-Juana. La religion avait pénétré ces âmes, grâce au dévouement de l’apôtre qui leur consacrait sa vie et leur sacrifiait toutes les joies de l’existence.

Le Père Esperante eut la pensée de prendre corps à corps, – on dirait mieux, âme à âme, – ces malheureux Guaharibos. C’est dans ce but qu’il vint s’installer au plus profond de ces savanes de la sierra Parima. Là, il résolut de fonder un village qui, le temps aidant, deviendrait une bourgade. Du reste de sa fortune, il ne croyait pouvoir faire un plus généreux emploi qu’à créer cette œuvre de charité, à l’édifier sur de si solides bases, qu’elle ne menacerait pas de s’écrouler après lui.

Pour tout personnel, en arrivant au milieu de ce désert, le Père Esperante n’avait qu’un jeune compagnon, nommé Angelos. Ce novice des missions étrangères, alors âgé de vingt ans, était enflammé comme lui de ce zèle apostolique qui accomplit des prodiges et des miracles. Tous les deux, – au prix de quelles difficultés et de quels dangers! – sans jamais faiblir, sans jamais reculer, ils avaient créé, développé, organisé cette Mission de Santa-Juana, ils avaient régénéré toute une tribu au double point de vue moral et physique, constitué une population qui, à cette heure, se chiffrait par un millier d’habitants, en y comprenant ceux des llanos du voisinage.

C’était à une cinquantaine de kilomètres dans le nord-est des sources du fleuve et de l’embouchure du rio Torrida que le missionnaire avait choisi l’emplacement de la future bourgade. Choix heureux, s’il en fût, – un sol d’une étonnante fertilité où croissaient les plus utiles essences, arbres et arbrisseaux, entre autres ces marimas dont l’écorce forme une sorte de feutre naturel, des bananiers, des platanes, des cafiers ou caféiers qui se couvrent à l’ombre des grands arbres de fleurs écarlates, des bucares, des caoutchoucs, des cacaoyers, puis des champs de cannes à sucre et de salsepareille, des plantations de ce tabac d’où l’on tire le «cura nigra» pour la consommation locale et le «cura seca» mélangé de salpêtre, pour l’exportation, les tonkas dont les fèves sont extrêmement recherchées, les sarrapias dont les gousses servent d’aromates. Un peu de travail, et ces champs défrichés, labourés, ensemencés, allaient donner en abondance les racines de manioc, les cannes à sucre, et cet inépuisable maïs, qui produit quatre récoltes annuelles avec près de quatre cents grains pour le seul grain dont l’épi a germé.

Si le sol de cette contrée possédait une si merveilleuse fertilité que devaient accroître les bonnes méthodes de culture, c’est qu’il était vierge encore. Rien n’avait épuisé sa puissance végétative. De nombreux ruisselets couraient à sa surface, même en été, et venaient se jeter dans le rio Torrida, lequel, pendant l’hiver, apportait un large tribut d’eaux au lit de l’Orénoque.

Ce fut sur la rive gauche de ce rio, né des flancs du Roraima, que se disposèrent les premières habitations de la Mission. Ce n’étaient point de simples paillotes, mais des cases qui valaient les mieux construites des Banivas ou des Mariquitares. La Urbana, Caïcara, San-Fernando de Atabapo, auraient pu envier ces solides et confortables habitations.

Le village s’était établi tout près d’un cerro détaché de la sierra Parima, dont les premières déclivités se prêtaient à une installation salubre et agréable.

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Au pied d’un talus, sous les ombrages d’un frais morichal, s’élevait l’église de Santa-Juana, de style très simple, dont la pierre fut fournie par les carrières de la sierra. A peine suffisait-elle actuellement au nombre des fidèles qu’attiraient les prédications du Père Esperante et les cérémonies du culte catholique, alors que peu à peu la langue espagnole se substituait à l’idiome des Guaharibos. Et, d’ailleurs, des blancs, d’origine venezuelienne, – une cinquantaine environ, – étaient venus se fixer dans la Mission, bien accueillis de son chef.

C’était par l’Orénoque que, d’année en année, arrivait tout ce qu’avait exigé la création de cette bourgade, et l’on comprendra que son renom se fût étendu jusqu’à San-Fernando, puis jusqu’à Ciudad-Bolivar et à Caracas. Et pourquoi le Congrès n’aurait-il pas encouragé une œuvre si hautement civilisatrice, qui devait mettre en valeur ces territoires inutilisés, relever intellectuellement des tribus dont la dégénérescence et la misère auraient amené l’anéantissement?…

Lorsque, du petit clocher, pointant entre les arbres, s’échappaient les battements de la cloche, qui n’eût admiré l’empressement de ces indigènes, vêtus avec décence et respirant la bonne santé? Hommes, femmes, enfants, vieillards, s’empressaient autour du Père Esperante. Et même, dans la vive expression de leur reconnaissance, ces Indiens se fussent volontiers agenouillés, comme au pied de l’église, devant le presbytère élevé à la base du cerro, au milieu d’un massif de palmiers moriches. Ils étaient heureux, leurs familles prospéraient, ils vivaient dans l’aisance, ils échangeaient fructueusement les produits de leur sol avec les produits manufacturés qui venaient du cours inférieur de l’Orénoque, et leur situation ne cessait de s’améliorer, leur bien-être de s’accroître. Aussi, d’autres llaneros affluaient-ils à la Mission, et d’autres cases s’élevaient-elles. Aussi la bourgade s’agrandissait-elle, en mordant sur la forêt qui l’entourait de son éternelle verdure. Aussi les cultures se développaient sans avoir à craindre que le sol vînt à leur manquer, puisque ces savanes de l’Orénoque sont pour ainsi dire sans limites.

On aurait tort de croire que l’établissement de la Mission de Santa-Juana n’eût pas été soumis parfois à de dures épreuves. Oui! c’était au prix d’un dévouement admirable, d’efforts persévérants, qu’il s’était développé. Mais, que de graves dangers au début! Il avait fallu défendre le village naissant contre des tribus jalouses, poussées par leurs instincts meurtriers et pillards. La population s’était vue contrainte à repousser des attaques qui risquaient de détruire l’œuvre dans l’œuf. Pour résister aux bandes errant à travers la courbe de l’Orénoque ou descendues des cordillères du littoral, les plus urgentes mesures et les mieux entendues avaient été prises. Le missionnaire se révéla alors comme un homme d’action, et son courage égala ses talents d’organisateur.

Tous les Guaharibos dans la force de l’âge furent enrégimentés, disciplinés, instruits au maniement des armes. Actuellement, une compagnie de cent hommes, pourvus du fusil moderne, approvisionnés de munitions, tireurs habiles, – car ils possédaient la justesse du coup d’œil de l’Indien, – assurait la sécurité de la Mission et ne laissait aucune chance de succès à une agression qui ne pouvait les surprendre.

Et n’en avait-on pas eu la preuve, un an auparavant, lorsqu’Alfaniz, ses complices du bagne et son ramassis de Quivas, s’étaient jetés sur la bourgade? Bien qu’ils fussent en force numérique égale, lorsque le père Esperante les combattit à la tête de ses guerriers, ils éprouvèrent des pertes sensibles, tandis que le sang ne coula que peu du côté des Guaharibos.

Ce fut, précisément, à la suite de cet échec, que les Quivas songèrent à abandonner le pays et à regagner les territoires situés à l’ouest de l’Orénoque.

Au surplus, la Mission de Santa-Juana était organisée, au point de vue de la défensive comme de l’offensive. Non pas que le Père Esperante eût la pensée de jamais faire acte de conquête, puisque le territoire dont il disposait était assez vaste pour suffire à ses besoins; mais il ne voulait pas que l’on vînt l’insulter, ni que ces bandes de malfaiteurs de la pire espèce pussent assaillir la bourgade. Aussi, afin de prévenir tout danger, avait-il agi en militaire. Et, de fait, un missionnaire est-il autre chose qu’un soldat, et s’il a le devoir de sacrifier sa vie, n’a-t-il pas le devoir de défendre les fidèles rangés autour de lui sous le drapeau du christianisme?

Il a été parlé plus haut des cultures qui contribuaient si largement à la prospérité de la Mission de Santa-Juana. Cependant ce n’était pas son unique source de richesses. Aux champs de céréales confinaient d’immenses plaines, où pâturaient des troupeaux de bœufs, de vaches, dont l’alimentation était assurée par les herbages de la savane et llanera-palma des fourrés. Cet élevage constituait une importante branche de commerce, et il en est d’ailleurs ainsi dans toutes les provinces de la république venezuelienne. Puis, les Guaharibos avaient une certaine quantité de ces chevaux, dont il existait autrefois tant de milliers autour des ranchos, et nombre d’entre eux servaient au transport et aux excursions des Guaharibos, lesquels devinrent promptement d’excellents cavaliers. De là, ces fréquentes reconnaissances qui pouvaient s’étendre aux environs de la bourgade.

Le Père Esperante était bien tel que l’avaient dépeint M. Mirabal, le jeune Gomo, et aussi le faux Jorrès. Sa physionomie, son attitude, ses mouvements, indiquaient l’homme d’action, d’une volonté toujours prête à se manifester, le chef qui a l’habitude du commandement. Il possédait cette énergie de tous les instants qu’éclaire une vive intelligence. Son œil, ferme et calme, s’imprégnait d’une expression de parfaite bonté, indiquée par le sourire permanent des lèvres que laissait entrevoir une barbe blanchie par l’âge. Il était courageux et généreux, au même degré, – deux qualités qui le plus souvent n’en font qu’une. Bien qu’il eût dépassé la soixantaine, sa haute taille, ses épaules larges, sa poitrine développée, ses membres robustes, témoignaient d’une grande résistance physique, à la hauteur de sa force intellectuelle et morale.

Quelle avait été l’existence de ce missionnaire avant qu’il l’eût vouée à cet apostolat si rude, personne ne l’eût su dire. Il gardait à cet égard un absolu silence. Mais, à de certaines tristesses dont se voilait parfois sa mâle figure, on eût compris qu’il portait en lui les douleurs d’un inoubliable passé.

A noter que le Père Esperante avait été courageusement secondé dans sa tâche par son adjoint. Le frère Angelos lui était dévoué de corps et d’âme, et avait droit de revendiquer une large part dans le succès de cette entreprise.

Auprès d’eux, quelques Indiens, choisis parmi les meilleurs, concouraient à l’administration de la bourgade. Il est vrai, on pouvait dire que le Père Esperante, à la fois, maire et prêtre, baptisant les enfants, célébrant et bénissant les mariages, assistant les mourants à leur dernière heure, concentrait en lui tous les services de la Mission.

Et ne devait-il pas se sentir payé de toutes ses peines, lorsqu’il voyait à quel degré de prospérité en était arrivée son œuvre? La vitalité n’était-elle pas assurée à cette création, si les successeurs du missionnaire continuaient à marcher dans la voie tracée par lui, et dont il n’y avait pas à sortir?…

Depuis l’attaque des Quivas, rien n’était venu troubler les habitants de Santa-Juana, et il ne semblait pas que de nouvelles agressions fussent à la veille de se produire.

Or, vers les cinq heures du soir, le 1er novembre, le lendemain du jour où Jacques Helloch et ses compagnons étaient tombés entre les mains d’Alfaniz, voici qu’un commencement, sinon de panique, du moins quelques symptômes d’inquiétude se manifestèrent dans la bourgade.

Un jeune Indien venait d’être aperçu, passant à travers la savane du sud-ouest, accourant à toutes jambes, comme s’il eût été poursuivi.

Quelques Guaharibos sortirent de leurs cases, et, dès que ce jeune Indien les aperçut, il cria:

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«Le Père Esperante… le Père Esperante!»

Un instant après, le frère Angelos l’introduisait près du missionnaire.

Celui-ci reconnut tout d’abord cet enfant, qui avait assidûment fréquenté l’école de la Mission, lorsqu’il demeurait avec son père à Santa-Juana.

«Toi… Gomo?…» dit-il.

Celui-ci pouvait à peine parler.

«D’où viens-tu?…

– Je me suis échappé… Depuis ce matin… j’ai couru… pour arriver ici…»

La respiration manquait au jeune Indien.

«Repose-toi, mon enfant, dit le missionnaire. Tu meurs de fatigue… Veux-tu manger?…

– Pas avant que je ne vous aie dit pourquoi je suis venu… On demande secours…

– Secours?…

– Les Quivas sont là-bas… à trois heures d’ici… dans la sierra… du côté du fleuve…

– Les Quivas!… s’écria le frère Angelos.

– Et leur chef aussi… ajouta Gomo.

– Leur chef… répéta le Père Esperante, ce forçat évadé… cet Alfaniz…

– Il les a rejoints, il y a quelques jours… et… avant-hier soir… ils ont attaqué une troupe de voyageurs que je guidais vers Santa-Juana…

– Des voyageurs qui venaient à la Mission?…

– Oui… Père… des voyageurs français…

– Des Français!»

La figure du missionnaire se couvrit d’une subite pâleur, puis ses paupières se refermèrent un instant.

Il prit alors le jeune Indien par la main, il l’attira près de lui, et le regardant:

«Dis tout ce que tu sais!» prononça-t-il d’une voix qu’une involontaire émotion faisait trembler.

Gomo reprit:

«Il y a quatre jours, dans la case que mon père et moi nous habitions près de l’Orénoque, un homme est entré… Il nous a demandé où se trouvaient les Quivas, et si nous voulions le conduire… C’étaient ceux-là qui avaient détruit notre village de San-Salvador… qui avaient tué ma mère!… Mon père refusa… et d’un coup de revolver… il fut tué à son tour…

– Tué!… murmura le frère Angelos.

– Oui… par l’homme… Alfaniz…

– Alfaniz!… Et d’où venait-il, ce misérable?… demanda le Père Esperante.

– De San-Fernando.

– Et comment avait-il remonté l’Orénoque?…

– En qualité de batelier, sous le nom de… Jorrès… à bord de l’une des deux pirogues qui amenaient les voyageurs…

– Et tu dis que ces voyageurs sont des Français?…

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– Oui… des Français, qui n’ont pu naviguer plus loin que le rio Torrida… Ils ont laissé leurs pirogues à l’embouchure, et l’un deux, le chef, accompagné du patron de l’une des falcas, m’a trouvé dans la forêt, près du corps de mon père… Ils ont eu pitié… ils m’ont emmené… ils ont enterré mon père… Puis ils m’ont offert de les conduire à Santa-Juana… Nous sommes partis… et, avant-hier, nous étions arrivés au gué de Frascaès, lorsque les Quivas nous ont attaqués et faits prisonniers…

– Et depuis?… demanda le Père Esperante.

– Depuis?… Les Quivas se sont dirigés du côté de la sierra… et c’est ce matin seulement que j’ai pu m’échapper…»

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Le missionnaire avait écouté le jeune Indien avec une extrême attention. L’éclair de ses yeux disait quelle colère l’animait contre ces malfaiteurs.

«Tu dis bien, mon enfant, reprit-il pour la troisième fois, que ces voyageurs sont des Français…

– Oui, Père.

– Tu en comptes?…

– Quatre.

– Et ils avaient avec eux…

– Le patron d’une des pirogues, un Banivas, nommé Valdez, et deux bateliers qui portaient les bagages…

– Et ils venaient?….

– De Bolivar, d’où ils étaient partis, il y a deux mois, pour se rendre à San-Fernando, afin de remonter le fleuve jusqu’à la sierra Parima.»

Le Père Esperante, abîmé dans ses réflexions, garda le silence quelques instants. Puis:

«Tu as parlé d’un chef, Gomo?… demanda-t-il. Cette petite troupe a donc un chef?…

– Oui, un des voyageurs.

– Et il se nomme?…

– Jacques Helloch.

– Il a un compagnon…

– Qui s’appelle Germain Paterne, et s’occupe de chercher des plantes dans la savane…

– Et quels sont les deux autres voyageurs?…

– D’abord un jeune homme, qui m’a témoigné bien de l’amitié… que j’aime bien…»

Les traits de Gomo exprimèrent la plus vive reconnaissance.

«Ce jeune homme, ajouta-t-il, se nomme Jean de Kermor.»

A l’énoncé de ce nom, le missionnaire se releva, et son attitude fut celle d’un homme au dernier degré de la surprise.

«Jean de Kermor?… répéta-t-il… C’est son nom?…

– Oui… Jean de Kermor.

– Ce jeune homme, dis-tu, est venu de France avec MM. Helloch et Paterne?…

– Non, Père, et, – c’est ce que m’a raconté mon ami Jean, – ils se sont rencontrés en route… sur l’Orénoque… au village de la Urbana…

– Et ils sont arrivés à San-Fernando?….

– Oui… et… de là… ils ont continué de se diriger ensemble vers la Mission.

– Et que fait ce jeune homme?…

– Il est à la recherche de son père…

– Son père?… Tu as dit son père?…

– Oui… le colonel de Kermor.

– Le colonel de Kermor!» s’écria le missionnaire.

Et qui l’eût observé en ce moment eût vu la surprise qu’il avait d’abord montrée se doubler d’une émotion extraordinaire. Si énergique, si maître de lui qu’il fût d’habitude, le Père Esperante, abandonnant la main du jeune Indien, allait et venait à travers la salle, en proie à un trouble qu’il ne pouvait contenir.

Enfin, après un suprême effort de volonté, le calme se fit en lui, et, reprenant ses questions:

«Pourquoi, demanda-t-il à Gomo, pourquoi Jean de Kermor vient-il à Santa-Juana?…

– C’est dans l’espoir d’y obtenir de nouveaux renseignements qui lui permettraient de retrouver son père…

– Il ne sait donc pas où il est?…

– Non! Depuis quatorze ans, le colonel de Kermor a quitté la France pour le Venezuela, et son fils ne sait pas où il est…

– Son fils… son fils!» murmura le missionnaire, qui passait sa main sur son front comme pour y raviver des souvenirs…

Enfin, s’adressant à Gomo:

«Est-il donc parti seul… ce jeune homme… seul pour un tel voyage?…

– Non.

– Qui l’accompagne?…

– Un vieux soldat.

– Un vieux soldat?…

– Oui… le sergent Martial.

– Le sergent Martial!» répéta le Père Esperante.

Et, cette fois, si le frère Angelos ne l’eût retenu, il fût tombé, comme foudroyé, sur le plancher de la chambre.

 

 

Chapitre XII

En route

 

orter secours à ces Français, prisonniers des Quivas, cela ne permettait pas même une hésitation, après les réponses si précises du jeune Indien.

Le missionnaire se fût donc mis en route le soir même, il se serait jeté à travers la savane, s’il eût su en quelle direction effectuer ses poursuites.

En effet, où se trouvait actuellement Alfaniz?… Près du gué de Frascaès?… Non! Au dire de Gomo, il l’aurait quitté le lendemain de l’attaque. D’ailleurs, son intérêt lui commandait de s’éloigner de Santa-Juana, de se perdre au milieu des forêts voisines de la sierra, peut-être aussi de regagner l’Orénoque à l’embouchure du rio Torrida, afin d’enlever les pirogues et les équipages.

Le Père Esperante comprit qu’une reconnaissance de la situation s’imposait avant de se mettre en campagne.

A six heures, deux Indiens montèrent à cheval et se dirigèrent vers le gué de Frascaès.

Trois heures après, ces cavaliers étaient de retour, n’ayant plus trouvé aucune trace des Quivas.

Alfaniz et sa bande avaient-ils traversé le cours d’eau pour courir les forêts de l’ouest, ou descendaient-ils vers la sierra Parima, de manière à rejoindre par la rive gauche du rio le campement du pic Maunoir?…

On ne savait, et il fallait savoir, dût la nuit s’écouler avant le départ.

Deux autres Indiens quittèrent la Mission, avec ordre d’observer la savane du côté des sources de l’Orénoque, car il se pouvait qu’Alfaniz eût descendu directement vers le fleuve.

A la pointe du jour, ces deux Indiens rentrèrent à Santa-Juana, après avoir poussé une pointe de vingt-cinq kilomètres. S’ils n’avaient pas rencontré les Quivas, du moins tenaient-ils de quelques Indiens Bravos, rencontrés dans la savane, que la bande se rendait vers la sierra Parima. Alfaniz cherchait donc à atteindre l’Orénoque à sa naissance, avec l’intention de se rabattre sur le campement du pic Maunoir.

Ainsi c’était à la sierra Parima qu’il fallait le surprendre, et, Dieu aidant, on débarrasserait enfin le territoire de ce ramassis d’Indiens et de galériens.

Le soleil venait de se lever, lorsque le Père Esperante quitta la Mission. Sa troupe se composait d’une centaine de Guaharibos, spécialement exercés au maniement des armes modernes. Ces braves gens savaient qu’ils marchaient contre les Quivas, leurs ennemis de longue date, et non seulement pour les disperser, mais pour les détruire jusqu’au dernier.

Une vingtaine de ces Indiens étaient montés, escortant un certain nombre de charrettes, qui portaient l’approvisionnement de quelques jours.

La bourgade était restée sous l’autorité du frère Angelos, et, par des coureurs, celui-ci devait autant que possible demeurer en communication avec l’expédition.

Le Père Esperante, à cheval, en tête de sa troupe, avait revêtu un habillement plus commode que l’habit de missionnaire. Un casque de toile le coiffait; des bottes s’engageaient dans ses étriers; une carabine à deux coups pendait à sa selle; un revolver s’accrochait à sa ceinture.

Il allait, silencieux et pensif, en proie à un inexprimable ébranlement moral, dont il ne voulait rien laisser paraître. Les révélations faites par le jeune Indien se confondaient dans son esprit. Il était comme un aveugle auquel on aurait rendu la lumière et qui aurait désappris de voir.

En sortant de Santa-Juana, la troupe prit à travers la savane, en obliquant vers le sud-est, – une plaine à végétation arborescente, des mimosas épineux, des chapparos malingres, des palmiers nains dont le vent agitait les éventails. Ces Indiens, habitués à la marche, cheminaient d’un pas rapide, et les piétons ne retardaient guère les cavaliers.

Le sol s’inclinait graduellement, et ne remontait qu’aux approches de la sierra Parima. Ses parties marécageuses, – des esteros, qui ne devaient se remplir qu’à la saison pluvieuse, – alors solidifiées par la chaleur, offraient une surface résistante, ce qui permettait de les franchir, sans avoir à les contourner.

La route faisait à peu près un angle aigu avec celle que Gomo avait suivie en guidant Jacques Helloch et ses compagnons. C’était la plus courte entre la Mission et le massif de la Parima. A quelques empreintes d’origine récente, on reconnaissait qu’une nombreuse troupe l’avait parcourue peu de jours auparavant.

Les Guaharibos s’éloignaient donc du rio Torrida, qui coulait vers le sud-est. Leur itinéraire rencontrait divers petits affluents de sa rive gauche. Desséchés alors, ils ne présentaient aucun obstacle. Il y eut seulement à éviter certains bayous, encore remplis d’une eau dormante.

Après une halte d’une demi-heure, vers midi, le Père Esperante reprit la marche, et telle fut la diligence déployée, que, dès cinq heures, ses Guaharibos stationnaient au pied du massif de la Parima, non loin de l’endroit où s’élève un des cerros auquel M. Chaffonjon a donné le nom de Ferdinand de Lesseps.

Là furent relevés les indices d’un campement, récemment établi en cet endroit. Cendres refroidies, restes de repas, litières d’herbes foulées, indiquaient qu’on y avait passé la nuit précédente. Donc aucun doute sur ce point que les Quivas d’Alfaniz, – et aussi les prisonniers – eussent pris direction vers le fleuve.

Pendant la halte, qui dura une heure et permit aux chevaux de pâturer, le Père Esperante se promenait à l’écart.

Toute sa pensée s’attachait à ces deux noms que le jeune Indien avait prononcés.

«Le sergent Martial… se répétait-il, le sergent… ici… se rendant à Santa-Juana…»

Puis, elle se reportait sur Jean de Kermor… sur cet enfant à la recherche de son père!… Qui était ce jeune garçon?… Le colonel n’avait pas de fils!… Non!… Gomo s’était trompé!… Dans tous les cas, il y avait là des Français prisonniers… des compatriotes à délivrer des mains des Quivas!…

On se remit en route, et, vers six heures, la rive droite de l’Orénoque fut atteinte.

Là s’épanchaient les premières eaux de la sierra Parima, à travers cette gorge au fond de laquelle un hardi explorateur avait arboré le pavillon de la France, le 18 décembre 1886.

Cette partie de la sierra était hérissée de vieux arbres, destinés à tomber de vieillesse, car la hache d’un bûcheron ne viendrait jamais, sans doute, les abattre en de si lointaines régions.

Le lieu semblait absolument désert. Pas une pirogue, pas même une curiare n’aurait pu remonter jusque-là pendant la saison chaude, et c’était à cinquante kilomètres en aval que les deux falcas avaient dû s’arrêter.

Ces cinquante kilomètres, si les Guaharibos étaient animés de la même ardeur que leur chef, pouvaient être enlevés dans la nuit, et la troupe arriverait au campement du pic Maunoir dès la pointe du jour. Quant à s’égarer, il n’y avait pas lieu de le craindre, puisqu’il suffirait de côtoyer la rive droite du fleuve, dont les rios à sec n’offriraient aucun obstacle.

Le Père Esperante n’eut pas même à demander à ses Indiens s’ils voulaient faire cet effort. Il se leva, il prit les devants. Cavaliers et piétons suivirent.

L’Orénoque, très encaissé à sa naissance, ne mesurait alors que quelques mètres de largeur entre des berges escarpées, mélangées d’argile et de roches. Sur cette première partie de son parcours, à l’époque des grandes pluies, une pirogue aurait eu plusieurs raudals à franchir, et elle n’y eût réussi qu’au prix de retards considérables.

Lorsque la nuit commença à tomber vers huit heures, les Guaharibos traversèrent à gué le Crespo, – ainsi dénommé sur la carte du voyageur français en l’honneur du Président de la république venezuelienne.

En déclinant sur un fond de ciel très pur, le soleil avait disparu derrière un horizon dégagé de nuages. Les constellations étincelantes allaient pâlir devant la lune qui se levait en pleine syzygie.

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Favorisés par cette clarté qui dura toute la nuit, les Guaharibos purent fournir une longue et rapide étape. Ils ne furent même pas gênés par les marécages herbeux, que l’obscurité ne leur aurait pas permis de traverser, sans le risque de s’y embourber jusqu’à mi-corps.

Au-dessous de la berge, le lit du fleuve présentait un encombrement de roches, qui devait en rendre la navigation presque impossible, même au temps des crues de la saison pluvieuse. Trois mois plus tôt, la Gallinetta et la Moriche n’eussent pas aisément remonté ces «étroits» indiqués sur la carte par les noms de raudal Guereri, raudal Yuvilla, raudal Salvajuo. Il eût fallu recourir au portage, et il est douteux que cette partie du haut Orénoque puisse jamais devenir une voie de communication praticable. A cette hauteur, le cours du fleuve se réduit à quelques filets qui circulaient entre les récifs et mouillaient à peine l’argile blanchâtre des berges. Cependant, depuis le cerro Ferdinand de Lesseps, sa profondeur s’accroissait graduellement, grâce à l’apport des tributaires de droite et de gauche.

Lorsque le jour reparut, vers cinq heures du matin, le Père Esperante avait atteint un coude du fleuve, à une douzaine de kilomètres de l’embouchure du rio Torrida.

En moins de trois heures, il aurait pris contact avec le patron Parchal et les mariniers restés à la garde des deux falcas.

Vers le sud-ouest, de l’autre côté de l’Orénoque, pointait le pic Maunoir, dont la cime s’éclairait des premiers rayons de l’aube. Sur cette rive s’arrondissait un cerro de six à sept cents mètres d’altitude, dépendant de ce système orographique.

Il ne fut pas un instant question de prendre du repos, – même une heure. Si les Quivas s’étaient dirigés le long du fleuve afin de descendre au campement, s’y trouvaient-ils encore, ou, après avoir déjà pillé les pirogues, ne s’étaient-ils pas enfoncés à travers la savane?… Qui sait si Alfaniz ne serait pas alors tenté de mettre à exécution ce projet de revenir vers les territoires de l’ouest du Venezuela, emmenant ses prisonniers avec lui?…

On marcha pendant une heure, et le Père Esperante n’eût pas fait halte, sans doute, avant d’avoir atteint l’embouchure du rio Torrida, si un incident ne se fût produit vers six heures du matin.

Le jeune Indien précédait la troupe d’une cinquantaine de pas sur cette rive qu’il avait maintes fois parcourue avec son père. Il s’appliquait à relever les traces du passage des Quivas, lorsqu’on le vit soudain s’arrêter, se courber vers le sol, et qu’on l’entendit pousser un cri…

En cet endroit, au pied d’un arbre, gisait un homme dans l’immobilité du sommeil ou de la mort.

Au cri de Gomo, le Père Esperante dirigea son cheval de ce côté, et, en un temps de galop, il eut rejoint le jeune Indien.

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«C’est lui… lui! criait l’enfant.

– Lui?…» répondit le Père Esperante.

Il sauta à terre, il s’approcha de l’homme…

«Le sergent… le sergent Martial!» s’écria-t-il.

Le vieux soldat était étendu à cette place, qui était tachée de son sang, la poitrine trouée d’une balle, peut-être mort…

«Martial… Martial!…» répétait le Père Esperante, dont les yeux laissaient échapper de grosses larmes.

Et il soulevait le malheureux, il approchait sa tête de la sienne, il cherchait quelque souffle sur ses lèvres… Puis on l’entendit répéter ces mots:

«Il vit… il vit!»

En effet, le sergent Martial venait de respirer faiblement. A ce moment, son bras se releva et se rabattit sans force. Puis ses yeux s’entrouvrirent une seconde, et son regard se dirigea vers le missionnaire…

«Vous… mon colonel!… Là-bas… Alfaniz!…»

Et il perdit connaissance, après avoir prononcé cette phrase, entrecoupée de mouvements convulsifs.

Le Père Esperante se redressa, en proie à un inexprimable trouble, au milieu de tant d’idées confuses et inconciliables. Le sergent Martial là… ce jeune garçon qu’il accompagnait à la recherche de son père et qui n’était plus avec lui… tous deux en ces lointaines contrées du Venezuela… Qui donc lui donnerait l’explication de tant d’inexplicables choses, si le malheureux mourait sans avoir pu parler?… Non!… il ne mourrait pas!… Le missionnaire le sauverait encore une fois… comme il l’avait déjà sauvé sur le champ de bataille… Il le disputerait à la mort…

A son ordre, une des charrettes s’approcha, et le sergent Martial y fut déposé sur une litière d’herbes. Ni ses yeux ni ses lèvres ne s’ouvrirent. Mais, si faiblement que ce fût, son haleine passait entre ses lèvres décolorées.

La marche fut continuée. Le père Esperante se tenait près de la charrette, où reposait son vieux compagnon d’armes, qui l’avait reconnu après une si longue absence… son sergent, laissé quatorze ans avant dans ce pays de Bretagne, que le colonel de Kermor avait abandonné sans esprit de retour!… Et il le retrouvait là… en cette contrée perdue… frappé d’une balle… et peut-être par la main de ce misérable Alfaniz…

«Ainsi… pensait-il, Gomo ne s’est pas trompé, lorsqu’il parlait du sergent Martial… Mais qu’a-t-il voulu dire?… Cet enfant… ce fils à la recherche de son père… Un fils… un fils?…»

Et, s’adressant au jeune Indien qui marchait près de lui:

«Ce soldat n’est pas venu seul, m’as-tu dit?… Il avait avec lui un jeune garçon…

– Oui… mon ami Jean…

– Et tous deux se rendaient à la Mission?…

– Oui… pour rechercher le colonel de Kermor…

– Et ce jeune garçon est le fils du colonel?…

– Oui… son fils.»

Devant des réponses si affirmatives, le Père Esperante sentit son cœur battre comme s’il allait éclater. Enfin il n’y avait plus qu’à attendre. Peut-être ce mystère se dénouerait-il avant la fin de la journée?…

Attaquer les Quivas, si on les rencontrait au campement du pic Maunoir, – et les quelques mots échappés au sergent Martial donnaient l’assurance qu’Alfaniz se trouvait là, – lui arracher ses prisonniers, tout ne tendit plus qu’à ce but.

Les Guaharibos prirent le pas de course, et les charrettes restèrent en arrière avec une escorte suffisante.

En vérité, toutes les chances de succès n’étaient-elles pas du côté de cet ancien colonel, devenu le missionnaire de Santa-Juana, le chef de ces courageux Indiens qu’il allait jeter sur cette bande de scélérats?…

Un peu avant huit heures, le Père Esperante s’arrêta, et les Guaharibos suspendirent leur marche, après avoir atteint une assez vaste clairière, en arrière d’un coude du fleuve.

Vis-à-vis, au-delà de l’autre rive, se dressait le pic Maunoir. Le long de la berge de droite, personne. Entre les rives de l’Orénoque, pas une embarcation.

Au tournant du coude, s’élevait verticalement une fumée, car il ne faisait pas un souffle de vent.

Un campement était donc établi en cet endroit, à moins de cent cinquante mètres, et, par conséquent, sur la rive gauche du rio Torrida.

Ce ne pouvait être que le campement des Quivas, mais il convenait de s’en assurer.

Quelques-uns des Guaharibos rampèrent à travers les broussailles, et, trois minutes après, ils revenaient, affirmant que ce campement était bien occupé par la bande d’Alfaniz.

La troupe du Père Esperante se massa au fond de la clairière. Les charrettes la rejoignirent, et celle qui transportait le sergent Martial fut placée au centre.

Après avoir constaté que l’état du blessé n’avait pas empiré, le colonel de Kermor prit ses dispositions pour envelopper Alfaniz et ses compagnons. En dirigeant ses cavaliers de manière à traverser obliquement la clairière, il parviendrait à cerner les Quivas et il pourrait les détruire jusqu’au dernier.

Quelques instants plus tard, éclatèrent des cris terribles, auxquels se mêla une décharge des armes à feu.

Les Guaharibos venaient de se précipiter sur Alfaniz avant que celui-ci eût pu se mettre en défense. S’ils s’égalaient en nombre, les Guaharibos étaient mieux armés et mieux commandés que les Quivas. Les armes dont l’Espagnol disposait étaient celles qui provenaient du pillage des pirogues, – quelques revolvers laissés par Jacques Helloch, et celles qui avaient été enlevées aux prisonniers.

La lutte ne pouvait donc être longue, elle ne le fut pas. Du moment que la bande avait été surprise, elle était battue. Aussi, la plupart des Quivas abandonnèrent-ils la place, après une faible résistance. Les uns se jetèrent dans la forêt, les autres s’enfuirent à travers le fleuve presque à sec, afin de gagner la savane opposée, la plupart mortellement atteints par les balles.

En même temps, Jacques Helloch, Germain Paterne, Valdez, Parchal, les mariniers des falcas, s’étaient élancés sur ceux des Quivas qui les gardaient.

Gomo avait été le premier à courir vers eux, criant:

«Santa-Juana… Santa-Juana!»

C’est donc au milieu du campement que se fut bientôt concentrée toute l’action.

Là, Alfaniz, les évadés de Cayenne et quelques Quivas se défendaient à coups de revolver. Il en résulta que plusieurs Guaharibos reçurent des blessures qui heureusement ne devaient pas avoir de suites graves.

C’est alors que l’on vit le Père Esperante bondir au milieu du groupe entourant l’Espagnol.

Jeanne de Kermor se sentait irrésistiblement attirée vers le missionnaire… Elle voulait le rejoindre, mais Jacques Helloch la retint…

Alfaniz, abandonné des Quivas, dont on n’entendait plus que les cris lointains, résistait encore; deux de ses compagnons de bagne venaient d’être tués près de lui.

Le Père Esperante se trouva juste en face de l’Espagnol et, d’un geste, il arrêta les Guaharibos, qui l’entouraient déjà.

Alfaniz recula vers la rive du rio, tenant un revolver chargé de plusieurs cartouches.

Un calme se fit, au milieu duquel retentit la voix puissante du Père Esperante:

«Alfaniz… c’est moi!… dit-il.

– Le missionnaire de Santa-Juana!» s’écria l’Espagnol.

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Et, braquant son revolver, il allait faire feu, lorsque Jacques Helloch lui saisit la main, et la balle se perdit au loin.

«Oui… Alfaniz… le Père de la Mission de Santa-Juana… et aussi le colonel de Kermor!…»

Alfaniz, voyant à quelques pas ce Jean qu’il croyait le fils du colonel, le visa…

Avant qu’il eût tiré, une détonation éclata, et le misérable tomba, frappé par le Père Esperante.

En ce moment, la charrette, qui transportait le sergent Martial, arriva sur le lieu de la lutte.

Jeanne s’était jetée dans les bras du colonel de Kermor… Elle l’appelait son père…

Celui-ci, qui ne pouvait reconnaître dans ce jeune garçon sa propre fille qu’il croyait morte… qu’il n’avait jamais vue… répétait:

«Je n’ai pas de fils…»

Le sergent Martial venait de se redresser, et, les bras tendus vers Jeanne, il dit:

«Non… mon colonel… mais vous aviez une fille… et la voilà!»

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