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Jules Verne

 

p'tit bonhomme

 

(Chapitre X-XII)

 

 

85illustrations par L. Benett

12 grandes gravures en chromotypographie et une carte en couleur

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

les Premières pas

 

 

Chapitre X

Ce qui s’est passé au Donegal.

 

e moment est venu de mentionner que le fermier Mac Carthy avait eu l’idée de faire quelques recherches relatives à l’état civil de son enfant adoptif. On connaissait son histoire depuis le jour où de charitables habitants de Westport l’avaient arraché aux mauvais traitements du montreur de marionnettes. Mais, antérieurement, quelle avait été l’existence de ce pauvre être? P’tit-Bonhomme, on le sait, conservait une vague idée d’avoir demeuré chez une méchante femme, avec une et même avec deux fillettes, au fond d’un hameau du Donegal. Aussi fut-ce de ce côté que M. Martin dut porter les investigations.

Ces recherches ne donnèrent d’autres renseignements que ceux-ci: à la maison de charité de Donegal, on retrouva la trace d’un enfant de dix-huit mois, recueilli sous le nom de P’tit-Bonhomme, puis envoyé dans un hameau du comté chez une de ces femmes qui font le métier d’éleveuses.

Qu’il nous soit donc permis de compléter ces renseignements par ceux que nous a révélés une enquête plus approfondie. Ce ne sera, d’ailleurs, que la commune histoire de ces petits misérables abandonnés à la merci de l’assistance publique.

Le Donegal, avec sa population de deux cent mille âmes, est peut-être le plus indigent des comtés de la province d’Ulster, et même de toute l’Irlande. Il y a quelques années, on y trouvait à peine deux matelas et huit paillasses par quatre mille habitants. Sur ces arides territoires du Nord, ce ne sont pas les bras qui manquent à la culture, c’est le sol cultivable. Le plus opiniâtre des travailleurs s’y épuise en vain. A l’intérieur, on ne voit que ravins stériles, gorges ingrates, terrains tourmentés, noyaux pierreux, dunes sablonneuses, tourbières béantes comme des écorchures malsaines, landes marécageuses, chevauchées de montagnes, les Glendowan, les Derryveagh, en un mot, un «pays rompu», disent les Anglais. Sur le littoral, baies et fiords, anses et criques, dessinent autant d’entonnoirs caverneux où s’engouffrent les vents du large, gigantesque orgue granitique que l’Océan remplit à pleins poumons de ses tempêtes. Le Donegal est au premier rang des régions offertes à l’assaut des tourmentes venues d’Amérique, gonflées sur un parcours de trois mille milles, du cortège des bourrasques qu’elles attirent à leur passage. Il ne faut pas moins qu’une côte de fer pour résister à ces formidables galernes du nord-ouest.

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Et, précisément, la baie de Donegal sur laquelle s’ouvre le port de pêche de ce nom, découpée en mâchoire de requin, doit aspirer ces courants atmosphériques, saturés de l’embrun des lames. Aussi, la petite ville, située au fond, est-elle largement éventée en toute saison. Ce n’est pas son écran de collines qui peut arrêter les ouragans du large. Ils n’ont donc rien perdu de leur véhémence, quand ils attaquent le hameau de Rindok, à sept milles au delà de Donegal.

Un hameau?… Non. Neuf à dix huttes éparses aux abords d’une étroite gorge, ravinée par un cours d’eau, simple filet l’été, gros torrent l’hiver. De Donegal à Rindok, nul chemin tracé. Quelques sentes seulement à peine praticables aux charrettes du pays, attelées de ces chevaux irlandais, prudents d’allure, sûrs de pied, et parfois à des «jaunting-cars». Si divers railways desservent déjà l’Irlande, le jour semble assez éloigné où leurs trains parcourront régulièrement les comtés de l’Ulster. A quoi bon, d’ailleurs? Les bourgades et les villages sont rares. Les étapes du voyageur aboutissent plutôt à des fermes qu’à des paroisses.

Cependant ça et là apparaissent quelques châteaux, environnés de verdure, qui charment le regard par leur fantaisiste ornementation d’architecture anglo-saxonne. Entre autres, plus au nord-ouest, du côté de Milford, se dresse l’habitation seigneuriale de Carrikhart, au milieu d’un vaste domaine de quatre-vingt-dix mille acres, propriété du comte de Leitrim.

Les cabanes ou huttes du hameau de Rindok, – ce qu’on appelle vulgairement des «cabins» – n’ont de la chaumière que le chaume, toiture insuffisante contre les pluies hivernales, égayée par la capricieuse floraison des giroflées et des joubarbes. Ce chaume recouvre une hutte en boue séchée, renforcée d’un mauvais cailloutis, étoilée de lézardes, qui ne vaut point l’ajoupa des sauvages ou l’isba des Kamtchadales. C’est moins que la bicoque, moins que la masure. On n’imaginerait même pas que pareil taudis pût servir de logement à des créatures humaines, n’était le filet de fumée qui s’échappe du faîte émaillé de fleurs. Ce ne sont ni le bois, ni la houille qui produisent cette fumée, c’est la tourbe, extraite du marais voisin, «le bog» à teintes roussâtres, aux flaques d’eau sombre, tout enverdi de bruyères, et dans lequel les pauvres gens de Rindok taillent à même leurs morceaux de combustible1.

On ne risque donc pas de mourir de froid au sein de ces âpres comtés, mais on risque d’y mourir de faim. A peine le sol fait-il l’aumône de quelques légumes et de quelques fruits. Tout y languit, à l’exception de la pomme de terre.

A ce légume, que peut ajouter le paysan du Donegal? Parfois, l’oie et le canard, plutôt sauvages que domestiques. Quant au gibier, lièvres et grouses, il n’appartient qu’au landlord. Il y a aussi, éparses à travers les ravins, quelques chèvres, donnant un peu de lait, puis des cochons aux soies noires, qui trouvent à s’engraisser en fouillant de leur grouin les maigres détritus. Le cochon est le véritable ami, le familier de la maison, comme l’est le chien en de moins misérables pays. C’est le «gentleman qui paie la rente», suivant la juste expression recueillie par Mlle de Bovet.

Voici ce qu’était à l’intérieur l’une des plus lamentables huttes de ce hameau de Rindok: une chambre unique, close d’une porte vermoulue à vantaux déjetés; deux trous, à droite et à gauche, laissant filtrer le jour à travers une cloison de paille sèche, et l’air aussi; sur le sol, un tapis de boue; aux chevrons, des pendeloques de toiles d’araignée; un âtre au fond, avec cheminée montant jusqu’au chaume; un grabat dans un coin, une litière dans l’autre. En fait de meubles, un escabeau boiteux, une table estropiée, un baquet zébré de moisissures verdâtres, un rouet à manivelle criarde. Comme ustensiles, une marmite, un poêlon, quelques écuelles, jamais lavées, essuyées à peine, sans compter deux ou trois bouteilles que l’on remplissait au ruisseau, après les avoir vidées du wiskey ou du gin qu’elles contenaient. Ça et là, pendues ou traînant, des loques, des guenilles, n’ayant plus forme de vêtements, des linges sordides trempant dans le baquet ou séchant au bout d’une perche au dehors. Sur la table, en permanence, un faisceau de verges, effilochées par l’usage.

C’était la misère dans toute son abomination, – la misère telle qu’elle s’étale et croupit au milieu des pauvres quartiers de Dublin ou de Londres, à Clerkenwell, à Saint-Giles, à Marylebone, à Whitechapel, la misère irlandaise, la plus épouvantable de toutes, renfermée dansées ghettos au fond de l’East-Enddela capitale! Il est vrai, l’air n’est pas empesté entre ces gorges du Donegal; on y respire la vivifiante atmosphère exhalée des montagnes; les poumons ne s’y empoisonnent pas de miasmes délétères, sueur morbide des grandes cités.

Il va sans dire que, dans ce bouge, le grabat était réservé à la Hard, et la litière aux enfants, – les verges aussi.

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La Hard! oui, c’est ainsi qu’on la désignait, la «dure», et elle méritait ce nom. C’était bien la plus odieuse mégère que l’on pût imaginer, quarante à cinquante ans d’âge, longue, grande, maigre tignasse ébouriffée de harpie, yeux bridés sous la broussaille rousse des sourcils, dents en crocs, nez en bec, mains décharnées et osseuses, plutôt des pattes que des mains, avec des doigts en griffes, haleine saturée d’émanations alcooliques, vêtue d’une chemise rapiécée et d’une jupe en lambeaux, les pieds nus et d’un cuir si épais qu’ils ne g’écorchaient point aux cailloux.

Le métier de ce dragon femelle était de filer le lin, ainsi qu’on le fait d’ordinaire dans les villages de l’Irlande, et plus spécialement chez les paysannes de l’Ulster. Cette culture linière est assez fructueuse, bien qu’elle n’arrive pas à compenser ce qu’un meilleur sol devrait produire en céréales.

Mais, à ce travail qui lui rapportait quelques pence par jour, la Hard adjoignait d’autres fonctions qu’elle était inapte à remplir. Elle faisait métier d’élever les enfants en bas âge que lui confiait le «baby-farming.»

Lorsque la maison de charité des villes est trop pleine, ou quand la santé des petits malheureux exige l’air de la campagne, on les envoie à ces matrones, qui vendent des soins maternels comme elles vendraient n’importe quelle marchandise, au prix annuel de deux ou trois livres. Puis, dès que l’enfant atteint l’âge de cinq ou six ans, il est rendu à la maison de charité. D’ailleurs, l’affermeuse ne peut guère gagner sur lui, tant la somme allouée pour son entretien est infime. Aussi, par malheur, quand le baby tombe entre les mains d’une créature sans entrailles – et le cas n’est que trop fréquent– n’est-il pas rare qu’il succombe à d’odieux traitements et au manque de nourriture. Et combien décès larves humaines ne rentrent pas à la maison de charité!… C’était ainsi, du moins, avant la loi de 1889, loi de protection de l’enfance, qui, grâce à de sévères inspections chez les exploiteuses du «baby-farming», a notablement diminué la mortalité des enfants élevés hors des villes.

Observons qu’à cette époque, la surveillance ne s’exerçait que peu ou pas. Au hameau de Rindok, la Hard n’avait à redouter ni la visite d’un inspecteur, ni même la plainte de ses voisins, endurcis dans leur propre misère.

Trois enfants lui avaient été confiés par la maison de charité de Donegal, deux petites filles de quatre et six ans et demi, et un petit garçon de deux ans et neuf mois.

Des enfants abandonnés, cela va sans dire, peut-être même des orphelins recueillis sur la voie publique. Dans tous les cas, on ne connaissait point leurs parents, on ne les connaîtrait jamais sans doute. S’ils revenaient à Donegal, c’était le travail au work-house qui les attendait, lorsqu’ils auraient l’âge, – ce work-house, dont sont pourvus non seulement les villes, mais les bourgades et parfois les villages de la Grande-Bretagne.

Quel était le nom de ces enfants, ou plutôt lequel leur avait-on donné à la maison de charité? Le premier venu. Du reste, peu importe le nom de la plus petite des deux fillettes, car elle va bientôt mourir. Quant à la plus grande, elle s’appelait Sissy, abréviation de Cécily. Jolie enfant, aux cheveux blonds, qu’un peu de soins eût rendus doux et soyeux, grands yeux bleus, intelligents et bons, dont la limpidité était déjà altérée par les larmes; mais les traits hâves et tirés, le teint décoloré, les membres amaigris, la poitrine creuse, les côtes saillant sous ses haillons comme celles d’un écorché. Voilà à quel état l’avaient réduite les mauvais traitements! Et cependant, douée d’une nature patiente et résignée, elle acceptait la vie qu’on lui faisait sans se figurer «que cela eût pu être autrement». Et où aurait-elle appris qu’il y a des enfants choyés de leur mère, entourés d’attentions, enveloppés de caresses, auxquels ne manquent ni les baisers, ni les bons vêtements, ni la bonne nourriture? Ce n’était pas dans la maison de charité, où ses pareilles n’étaient pas mieux traitées que des petits d’animaux.

Si l’on demande le nom du garçon, la réponse sera qu’il n’en a même pas. Il avait été trouvé au coin d’une rue de Donegal, à l’âge de six mois, enroulé d’un morceau de grosse toile, la figure bleuie, n’ayant plus que le souffle. Transporté à l’hospice, on l’avait mis avec les autres bébés, et personne ne s’était occupé de lui donner un nom. Que voulez-vous, un oubli! D’habitude, on l’appelait «Little-Boy», P’tit-Bonhomme, et, nous l’avons vu, c’est ce qualificatif qui lui est resté.

Il était très probable, d’ailleurs, quoique Grip d’une part, miss Anna Waston de l’autre, dussent penser de lui, qu’il n’appartenait point à une famille riche, à laquelle on l’aurait volé. C’est bon pour les romans, cela!

Des trois produits de cette portée, – n’est-ce pas le mot? – remise à la garde de la mégère, P’tit-Bonhomme était le plus jeune, – deux ans et neuf mois seulement, – brun, avec des yeux brillants qui promettaient d’être énergiques un jour, si la mort ne les fermait pas prématurément, une constitution qui deviendrait robuste, si l’air méphitique de ce taudis, l’insuffisance de nourriture, ne frappaient pas son développement d’un rachitisme précoce. Toutefois, ce qu’il convient d’observer, c’est que ce petit, possédant une grande force de résistance vitale, devait opposer une endurance peu ordinaire à tant de causes de dépérissement. Toujours affamé, il ne pesait que la moitié de ce qu’il aurait dû peser à son âge. Toujours grelottant durant les longs hivers de l’Irlande, il ne portait, par-dessus sa chemise en lambeaux, qu’un vieux morceau de velours à côtes, auquel on avait fait deux trous pour ses bras. Mais ses pieds nus s’appuyaient carrément sur le sol, et il était solide des jambes. Les soins les plus élémentaires eussent vite donné sa valeur à cette délicate machine humaine, qui l’eût rendue plus tard en intelligence et en travail. Ces soins, il est vrai, à moins d’un concours inespéré de circonstances, où les aurait-il trouvés, et de quelle main pouvait-il les attendre?…

Un seul mot sur la plus jeune des fillettes. Une fièvre lente la consumait. La vie se retirait d’elle comme l’eau d’un vase fêlé. Il lui eût fallu des remèdes, et les remèdes sont coûteux. Il lui eût fallu un médecin, et un médecin viendrait-il de Donegal pour une pauvre marmotte, née on ne sait où dans ce lamentable pays des enfants abandonnés? Aussi la Hard ne pensait-elle pas qu’il y eût lieu de se déranger. Cette petite, une fois morte, la maison de charité lui en fournirait une autre, et elle ne perdrait rien des quelques shillings qu’elle s’essayait à gagner sur ces enfants.

Il est vrai, puisque le gin, le wiskey, le porter, ne coulent pas dans le lit des ruisseaux de Rindok, il s’ensuit que la satisfaction de ses penchants d’ivrognesse absorbait le plus clair de l’allocation versée entre ses mains. Et, en ce moment, des cinquante shillings reçus en janvier par tête d’enfant pour l’année entière, il n’en restait que dix à douze. Que ferait la Hard pour subvenir aux besoins de ses pensionnaires? Si elle ne risquait pas de mourir de soif, étant donné un certain nombre de bouteilles cachées au fond d’une encoignure du cabin, les petits mourraient d’inanition.

Telle était la situation, et c’est à cela que réfléchissait la Hard, autant du moins que le permettait son cerveau noyé d’alcoolisme. Demander un supplément d’allocation à la maison de charité?… Inutile. On refuserait. Il y avait d’autres enfants, nombreux et sans famille, auxquels l’assistance publique suffisait à peine. Serait-elle donc forcée de rendre les siens?… Alors elle y perdait son gagne-pain – il serait plus juste de dire son «gagne-gin». C’est bien là ce qui lui saignait le cœur, et non la pensée que cette pauvre nichée n’avait pas mangé depuis la veille.

Résultat de ces réflexions, la Hard se remettait à boire. Et, comme les deux fillettes et le petit garçon ne parvenaient pas à retenir leurs gémissements, elle les frappait. A une demande de pain, elle répondait par une poussée violente qui renversait la victime; à une supplication, elle ripostait par des coups. Cela ne pouvait durer. Les quelques shillings qui sautillaient au fond de sa poche, il faudrait les dépenser afin d’acheter si peu que ce fût de nourriture, car on ne lui aurait fait crédit nulle part…

«Non… non!… non!… répétait-elle. Qu’ils crèvent plutôt, les gueux!»

On était au mois d’octobre. Il faisait froid à l’intérieur de cette masure à peine close, criblée de pluie à travers son toit chauve par places comme la tête d’un vieillard. Le vent aboyait entre les ais disjoints de la charpente. Ce n’était pas le maigre feu de tourbe qui aurait pu maintenir une température supportable. Sissy et P’tit-Bonhomme se serraient étroitement l’un contre l’autre, sans parvenir à se réchauffer.

Tandis que la petite malade suait la fièvre sur la bottée de paille, la mégère allait de ci de là d’un pas mal assuré, se raccrochant aux murs, évitée du petit garçon qu’elle eût envoyé rouler en quelque coin. Sissy venait de s’agenouiller près de la malade, dont elle humectait les lèvres d’eau froide. De temps en temps, elle regardait l’âtre où les tourbes menaçaient de s’éteindre. La marmite n’était pas sur le trépied, et d’ailleurs il n’y aurait rien eu à mettre dedans.

La Hard grommelait à part:

«Cinquante shillings!… Nourrissez donc un enfant avec cinquante shillings!… Et si je leur demandais un supplément à ces sans cœur de la maison de charité, ils m’enverraient au diable!»

C’était probable, c’était même certain, et lui eût-on accordé ce supplément, que les trois pauvres êtres n’en auraient pas obtenu un morceau de plus.

La veille, on avait achevé ce qui restait du «stirabout», grossière bouillie de farine d’avoine, cuite à l’eau comme les grous de la Bretagne, et, depuis, personne n’avait mangé dans la hutte – pas plus la Hard que les enfants. Elle se soutenait de gin et entendait bien ne point dépenser en nourriture un seul penny de ce qu’elle avait en réserve. Elle en serait donc réduite à ramasser au coin de la route quelques pelures de pommes de terre pour le souper…

En ce moment, des grognements retentirent au dehors. La porte fut repoussée. Un cochon, qui errait à travers les rues boueuses, pénétra dans le cabin.

Cette bête affamée se mit à fureter dans les coins, reniflant à grands coups. La Hard, après avoir refermé la porte, ne chercha même pas à le chasser. Elle regardait l’animal de cet œil de l’ivrogne qui ne se fixe nulle part.

Sissy et P’tit-Bonhomme se relevèrent afin de se garer du pourceau. Tandis que l’animal fouillait du groin les ordures du sol, son instinct lui fit découvrir derrière le foyer éteint, sous la tourbe grisâtre, une grosse pomme de terre qui avait roulé en cet endroit. Il s’en empara, et, après un nouveau grognement, il la saisit entre ses mâchoires.

P’tit-Bonhomme l’aperçut. Cette grosse pomme, illa lui fallait. D’un bond s’élançant sur le porc, il la lui arracha au risque de se faire piétiner et mordre. Alors, appelant Sissy, elle et lui la dévorèrent à belles dents.

L’animal était demeuré immobile; puis, la rage le prenant, il bondit sur l’enfant.

P’tit-Bonhomme essaya de s’enfuir avec le morceau de pomme de terre qu n tenait à la main; mais sans l’intervention de la Hard, ayant été renversé par l’animal, il n’aurait pas échappé à de cruelles morsures, bien que Sissy fût venue à son secours.

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L’ivrognesse hébétée, qui regardait, parut comprendre enfin. Saisissant un bâton, elle frappa à tour de bras le pourceau qui semblait décidé à ne pas lâcher prise. Ces coups mal assurés risquaient de briser la tête de P’tit-Bonhomme, et on ne sait trop comment cette scène aurait fini, lorsqu’un léger bruit se produisit à la porte.

 

 

Chapitre XI

Prime à gagner.

 

a Hard resta interdite. Jamais on ne cherchait à entrer dans son taudis. Personne ne devait avoir cette pensée. D’ailleurs, pourquoi frapper? Il n’y avait qu’à lever le loquet.

Les enfants s’étaient réfugiés dans un coin, où ils achevaient de dévorer la pomme de terre, gloutonnement, les joues grossies par des bouchées énormes.

On frappa de nouveau, un peu plus fort. Ce coup n’indiquait point le visiteur impérieux ou pressé qui s’impatiente. Était-ce un misérable, un mendiant de grande route, venant demander la charité?… La charité dans ce bouge!… Et, cependant, il semblait que c’était là un coup de pauvre.

La Hard se redressa, s’affermit sur ses jambes, fit un geste de menace aux enfants. Il se pouvait que ce fût un inspecteur de Donegal, et il ne fallait pas que P’tit-Bonhomme et sa compagne allassent crier la faim.

La porte s’ouvrit, et le pourceau s’esquiva en jetant un grognement féroce.

Un homme, arrêté sur le seuil, faillit être renversé. Il se remit d’aplomb, et, au lieu de se fâcher, parut plutôt disposé à demander excuse de son importunité. Son salut eut l’air de s’adresser autant à l’immonde animal qu’à la non moins immonde matrone du cabin. Et, en vérité, pourquoi aurait-il été surpris de voir un cochon sortir de cette soue?

«Que voulez-vous… et qui êtes-vous? demanda brusquement la Hard, en barrant l’entrée.

– Je suis un agent, bonne dame,» répondit l’homme.

Un agent?… Ce mot la fît reculer. Cet agent appartenait-il au baby-farming, bien que les visites fussent si rares que jamais un inspecteur ne s’était encore montré au hameau de Rindok? Venait-il de la maison de charité de Donegal pour un rapport sur les enfants envoyés à la campagne? Quoi qu’il en soit, dès qu’il eut pénétré dans le taudis, la Hard se mit à l’étourdir de sa volubilité.

«Excuse, monsieur, excuse!… Vous arrivez quand je suis en train de nettoyer… Ces chers petits, voyez comme ils se portent!… Ils viennent d’avaler leur bonne pinte de soupe au gruau… La fillette et le garçon, s’entend… car l’autre est malade… oui… une fièvre qu’on ne peut pas arrêter… J’allais partir pour Donegal chercher un médecin… Pauvres cœurs, je les aime tant!»

Et, avec sa physionomie sauvage, son œil farouche, la Hard avait l’air d’une tigresse qui s’efforcerait de se faire chatte.

«Monsieur l’inspecteur, reprit-elle, si la maison de charité m’accordait quelque argent afin d’acheter des remèdes… Nous n’avons que juste pour la nourriture…

– Je ne suis point un inspecteur, bonne dame, répondit l’homme d’un ton doucereux.

– Qui êtes-vous donc?… demanda-t-elle assez durement.

– Un agent d’assurances.»

C’était un de ces courtiers qui fourmillent à travers les campagnes irlandaises comme les chardons sur les mauvaises terres. Ils courent les villages cherchant à assurer la vie des enfants, et, dans ces conditions, autant dire que c’est leur assurer la mort. Pour quelques pence à payer par mois, des père ou mère – cela est horrible à penser! – des parents ou tuteurs, d’abominables créatures du genre de la Hard, ont la certitude de toucher une prime de trois ou quatre livres au décès de ces petits êtres. C’est donc là un encouragement au crime, et un mobile si puissant que, par l’accroissement dans une énorme proportion de la mortalité infantile, il a pu devenir un danger national. Aussi, ces abominables officines qui les produisent, M. Day, président des Assises du Wiltshire, a-t-il pu justement les traiter de fléaux, d’écoles d’ignominie et d’assassinat.

Depuis lors, il est vrai, une notable amélioration du système a été produite par la loi de 1889, et l’on ne s’étonnera pas que la création de la «Société Nationale pour la répression des actes de cruauté envers les enfants» donne actuellement quelques bons résultats.

Et qui ne sera surpris, qui ne s’affligera, qui ne rougira de ce que, vers la fin du XIXe siècle, une telle loi ait été nécessaire chez une nation civilisée, une loi qui oblige les parents à «nourrir les êtres dont ils ont la charge, qui, alors même qu’ils n’en sont que les tuteurs ou les gardiens, les astreint à se conformer aux obligations envers les mineurs vivant sous leur toit» – et cela sous des peines dont le maximum peut s’élever jusqu’à deux ans de travaux forcés?

Oui! une loi, là où les seuls instincts naturels auraient toujours dû suffire!

Mais, à l’époque où débute cette histoire, la protection ne s’exerçait pas au profit des enfants confiés par les maisons de charité à des affermeuses de la campagne.

L’agent qui venait de se présenter chez la Hard était un homme de quarante-cinq à cinquante ans, l’air en dessous, la mine hypocrite, les manières persuasives, la parole insinuante. Type de courtier qui ne songe qu’au courtage, et auquel tous les moyens sont bons pour l’obtenir. Amadouer cette mégère, affecter de ne rien voir de l’état honteux dans lequel croupissaient ses victimes, la féliciter, au contraire, de l’affection qu’elle leur témoignait, c’est par ces procédés qu’il comptait «enlever l’affaire».

«Bonne dame, reprit-il, si ce n’est pas trop vous déranger, vous conviendrait-il de sortir un instant?…

– Vous avez à me parler? demanda la Hard, toujours soupçonneuse.

– Oui, bonne dame, j’ai à vous parler de ces jeunes enfants… et je me reprocherais de traiter devant eux un sujet… qui pourrait leur causer de la peine…»

Tous deux étant sortis s’éloignèrent de quelques pas, après avoir refermé la porte.

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«Nous disons, bonne dame, reprit l’agent d’assurances, que vous avez trois enfants…

– Oui.

– A vous?…

– Non.

– Êtes-vous leur parente?…

– Non.

– Alors… ils vous ont été envoyés par la maison de charité de Donegal?…

– Oui.

– A mon avis, bonne dame, ils ne pouvaient être placés en de meilleures mains… Et pourtant, malgré les soins les plus assidus, il arrive quelquefois que ces petits êtres tombent malades… C’est si fragile la vie d’un enfant, et j’ai cru voir que l’une de vos fillettes…

– Je fais ce que je peux, monsieur, répondit la Hard, qui parvint à tirer une larme de ses yeux de louve. Je veille nuit et jour sur ces enfants… Je me prive souvent de nourriture afin qu’ils ne manquent de rien… Ce que la maison de charité nous donne pour leur entretien est si peu de chose… A peine trois livres, monsieur… trois livres par an…

– En effet, c’est insuffisant, bonne dame, et il faut un véritable dévouement de votre part pour subvenir aux besoins de ces chères créatures… Nous disons que vous avez actuellement deux fillettes et un garçonnet?…

– Oui.

– Des orphelins, sans doute?…

– C’est probable.

– L’habitude que j’ai de rendre visite aux enfants me permet d’estimer à quatre et six ans l’âge des deux petites filles, et à deux ans et demi celui du garçon…

– Pourquoi toutes ces questions?

– Pourquoi?… Bonne dame, vous allez le savoir.»

La Hard lui jeta un regard louche.

«Certainement, reprit-il, l’air est pur dans ce comté de Donegal… Les conditions hygiéniques y sont excellentes…..Et pourtant, ces babys sont si frêles que, malgré vos bonnes tendresses, il pourrait vous arriver, – pardonnez-moi de déchirer votre cœur, – il pourrait vous arriver de perdre l’un ou l’autre de ces petits… Vous devriez les assurer…

– Les assurer?…

– Oui, bonne dame, les assurer… à votre profit…

– A mon profit! s’écria la Hard dont le regard s’anima de convoitise.

– Vous le comprendrez sans peine… En payant à ma Compagnie quelques pence par mois, vous toucheriez une prime de deux à trois livres, s’ils venaient à mourir…

– Deux à trois livres!…» répéta la Hard.

Et l’agent put se dire que sa proposition avait chance d’être agréée.

«Cela se fait généralement, bonne dame, reprit-il d’un ton mielleux. Nous avons déjà plusieurs centaines d’enfants assurés dans les fermes du Donegal, et, si rien ne peut consoler de la mort d’un pauvre être qu’on a entouré de dévouement, c’est toujours du moins… une… compensation, oh! bien légère, je l’avoue!… de toucher quelques guinées en bon or d’Angleterre que notre Compagnie est heureuse d’offrir…»

La Hard saisit la main du courtier.

«Et on touche… sans difficultés?… demanda-t-elle d’une voix rauque, en regardant autour d’elle.

– Sans difficultés, bonne dame. Dès que le médecin a constaté la mort de l’enfant, il n’y a plus qu’à passer chez le représentant de la Compagnie à Donegal.»

Puis, tirant un papier de sa poche:

«J’ai des polices toutes préparées, dit-il, et si vous consentiez à mettre votre signature au bas, vous seriez moins inquiète de l’avenir. Et j’ajoute, en cas que l’un de vos enfants viendrait à mourir – hélas! cela ne se voit que trop! – la prime pourrait vous aider à l’entretien des autres… C’est vraiment si peu, ce que donne la maison de charité…

– Et cela me coûterait?… demanda la Hard.

– Trois pence par mois et par enfant, soit neuf pence…

– Vous assureriez même la petite?…

– Certainement, bonne dame, et quoiqu’elle m’ait paru bien malade! Si vos soins ne parvenaient pas à la sauver, ce serait deux livres – vous entendez, deux livres!… Et remarquez-le, ce que fait notre Compagnie, dont l’œuvre est si morale, c’est pour le bien des chers babys… Nous avons intérêt à ce qu’ils vivent, puisque leur existence nous rapporte!… Nous sommes désolés, lorsque l’un d’eux succombe!»

Non! Ils n’étaient point désolés, ces honnêtes assureurs, du moment que la mortalité ne dépassait pas une certaine moyenne. Et en offrant de prendre la petite mourante, l’agent avait la certitude de conclure une bonne affaire, ainsi que le démontre cette réponse d’un directeur qui s’y connaissait:

«Au lendemain de l’enterrement d’un enfant assuré, nous contractons plus d’assurances que jamais!»

C’était la vérité, comme il était également vrai que quelques misérables ne reculaient pas devant un crime pour toucher la prime, – infime minorité, hâtons-nous de le dire.

La conclusion est que ces Compagnies et leur clientèle doivent être surveillées de très près. Mais, au fond d’un pareil hameau, on était en dehors de tout contrôle. Aussi l’agent n’avait-il pas craint d’entrer en relation avec cette odieuse Hard, bien qu’il ne pût douter de quels actes elle était capable.

«Allons, bonne dame, reprit-il d’un ton encore plus insinuant, ne comprenez-vous pas votre intérêt?…» «

Cependant elle hésitait à donner les neuf pence, même avec la perspective de toucher bientôt la prime de la petite morte.

«Et cela coûterait?… redemanda-t-elle, comme si elle eût espéré une réduction.

– Trois pence par mois et par enfant, je vous le répète, soit neuf pence.

– Neuf pence!»

Elle voulut marchander.

«C’est inutile, répliqua l’agent. Songez, bonne dame, que, malgré vos soins, cette enfant peut mourir demain… aujourd’hui… et que la Compagnie aura deux livres à vous payer… Voyons… signez… croyez-moi… signez…»

Il avait sur lui plume et encre. Une signature au bas de la police, c’était réglé.

Cette signature fut mise, et, sur les dix shillings enfouis au fond de sa poche, la Hard tira neuf pence qu’elle versa entre les mains du courtier.

Puis, au moment de prendre congé, tout confît en mines hypocrites, celui-ci ajouta:

«Maintenant, bonne dame, bien que je n’aie pas besoin de vous recommander ces chers enfants, je le fais cependant au nom de notre Compagnie qui est leur Providence. Nous sommes les représentants de Dieu sur la terre, Dieu qui rend au centuple l’aumône faite aux malheureux… Bonjour, bonne dame, bonjour!… Le mois prochain, je reviendrai toucher la petite somme, et j’espère trouver vos trois pensionnaires en parfaite santé, – même cette fillette que votre dévouement finira par guérir. N’oubliez pas que. dans notre vieille Angleterre, la vie humaine a une grande valeur, et que chaque mort est une perte subie parle capital social… Au revoir, bonne dame, au revoir!»

En effet, dans le Royaume-Uni, on sait exactement ce que vaut une existence anglaise: c’est à cent cinquante-cinq livres – soit trois mille huit cent soixante-quinze francs, – qu’est estimé tout juste ce type où se mélange le sang dès Saxons, des Normands, des Cambriens et des Pictes.

La Hard, immobile, laissa l’agent s’éloigner du cabin, dont les enfants n’avaient pas osé sortir. Jusqu’alors, elle ne considérait que les quelques guinées que lui valait chaque année de leur existence, et voilà que leur mort allait lui en rapporter autant! Ces neuf pence, payés une première fois, ne dépendait-il pas d’elle de ne pas les payer une seconde fois?

Aussi, en rentrant, quel regard la Hard jeta sur ces malheureux, le regard d’un épervier à l’oiseau blotti sous les herbes. Il semblait que P’tit-Bonhomme et Sissy l’eussent compris. Par instinct, ils reculèrent, comme si les mains de ce monstre fussent prêtes à les étrangler.

Toutefois, il convenait d’agir avec prudence. Trois enfants morts, il y aurait eu de quoi éveiller les soupçons. Des huit ou neuf shillings qui restaient, la Hard en emploierait une petite part à les nourrir pendant quelque temps. Trois ou quatre semaines encore… oh! pas davantage… L’agent, quand il reviendrait, recevrait les neuf pence, et la prime d’assurances paierait dix fois ces frais indispensables. Elle ne songeait plue maintenant à rendre les enfants à la maison de charité.

Cinq jours après la visite de l’agent, la petite fille mourut, sans qu’un médecin eût été appelé près d’elle.

C’était dans la matinée du 6 octobre. La Hard, étant allée boire au dehors, avait abandonné les enfants dans son taudis, dont elle avait eu soin de refermer la porte.

La malade râlait. Un peu d’eau pour humecter ses lèvres, on ne pouvait lui donner autre chose. Des remèdes, il eût fallu les aller chercher à Donegal et les payer… La Hard avait un meilleur emploi de son temps et de son argent. La petite victime n’avait plus la force de remuer. Elle grelottait au milieu des sueurs de la fièvre qui trempaient sa litière. Ses yeux se tenaient grands ouverts pour voir une dernière fois, et il semblait qu’elle se dît:

«Pourquoi suis-je née… pourquoi?…»

Sissy, accroupie, lui baignait doucement les tempes.

P’tit-Bonhomme, dans un coin, regardait, comme il eût regardé une cage qui va s’ouvrir et laisser s’échapper un oiseau…

A un gémissement plus plaintif, qui contracta la bouche de l’enfant:

«Est-ce qu’elle va mourir? demanda-t-il, sans peut-être se rendre compte de ce mot.

– Oui… répondit Sissy, et elle ira au ciel!

– On ne peut donc pas aller au ciel sans mourir?…

– Non… on ne peut pas!»

Quelques instants après, un mouvement convulsif agita cette frêle créature dont la vie ne tenait plus qu’à un souffle. Sesyeux se tournèrent, et son âme d’enfant s’exhala dans un dernier soupir.

Sissy tomba à genoux, effarée. P’tit-Bonhomme, imitant sa compagne, s’agenouilla devant ce corps chétif qui ne remuait plus.

Lorsque la Hard rentra, une heure plus tard, elle se mita jeter des cris. Puis, ressortant:

«Morte… morte!» hurla-t-elle en parcourant le hameau qu’elle voulait prendre à témoin de sa douleur.

A peine quelques voisins firent-ils mine de s’en apercevoir. Que leur importait, à ces misérables, qu’il y eût un malheureux de moins! N’y en avait-il pas assez d’autres sur la terre?… Et il en pousserait encore!… Ce n’est pas cette graine-là qui manquera jamais!

En jouant ce rôle, la Hard ne songeait qu’à ses intérêts, entendait ne pas compromettre sa prime.

Et, d’abord, il fallait courir à Donegal réclamer l’assistance du médecin de la Compagnie. Si on ne l’avait pas appelé pour soigner l’enfant, on lui demanderait de venir constater son décès. Formalité indispensable au paiement de l’assurance.

La Hard partit donc le jour même, confiant la petite morte à la garde des deux enfants. Elle quitta Rindok vers deux heures de l’après-midi, et, comme il y avait six milles pour aller et six milles pour revenir, elle ne serait pas de retour avant huit ou neuf heures du soir.

Sissy et P’tit-Bonhomme restèrent dans le cabin, où ils avaient été enfermés. Le garçon, immobile près de l’âtre, osait à peine bouger. Sissy donnait à la fillette plus de soins que la pauvre enfant n’en avait peut-être jamais reçu en toute sa vie. Elle lui lava la figure, elle lui arrangea les cheveux, elle lui enleva sa chemise en loques et la remplaça par une serviette qui séchait à un clou. Ce petit cadavre n’aurait pas d’autre suaire, comme il n’aurait pour tombeau que le trou dans lequel on le jetterait…

Cette besogne achevée, Sissy embrassa la fillette sur les joues. P’tit-Bonhomme voulut en faire autant… Il fut saisi d’épouvanta.

«Viens… viens!… dit-il à Sissy.

– Où?…

– Dehors!… Viens… viens!»

Sissy refusa. Elle ne voulait pas abandonner ce corps dans la hutte. D’ailleurs la porte était fermée.

«Viens… viens! répéta l’enfant.

– Non… non. !… Il faut rester!…

– Elle est toute froide… et moi aussi… j’ai froid… j’ai froid!… Viens, Sissy, viens. Elle voudrait nous emmener avec elle… là-bas… où elle est…» "

L’enfant était pris de terreur… Il avait le sentiment qu’il mourrait aussi, s’il ne s’ensauvait pas… Le soir commençait à tomber…

Sissy alluma un bout de chandelle, fiché dans la fente d’un morceau de bois, et le plaça près de la litière.

P’tit-Bonhomme se sentit plus effrayé encore, lorsque cette lumière fit tremblotter les objets autour de lui. Il aimait bien Sissy… il l’aimait comme une sœur aînée… Les uniques caresses qu’il eût jamais goûtées lui étaient venues d’elle… Mais il ne pouvait pas rester… il ne le pouvait pas…

Et, alors, de ses mains, en s’écorchant, en se brisant les ongles, il parvint à creuser la terre au coin de la porte, à déplacer les cailloux qui en supportaient le montant, à faire un trou assez large pour lui livrer passage.

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«Viens… viens!… dit-il une dernière fois.

– Non… répondit Sissy, je ne veux pas… Elle serait seule… Je ne veux pas!…»

P’tit-Bonhomme se jeta à son cou, l’étreignit, l’embrassa… Puis, se faufilant à travers le trou, il disparut, laissant Sissy près de la petite morte.

Quelques jours après, l’enfant, rencontré dans la campagne, tombait entre les mains du montreur de marionnettes, et l’on sait ce qu’il en advint.

 

 

Chapitre XII

Le retour.

 

ctuellement, P’tit-Bonhomme était heureux et n’imaginait pas qu’il fût possible de l’être davantage – tout au présent, sans songer à l’avenir. Mais l’avenir, est-ce autre chose qu’un présent qui se renouvelle de lendemains en lendemains?

Sa mémoire, il est vrai, lui ramenait parfois des images du passé. Il songeait souvent à cette fillette qui vivait avec lui chez la méchante femme. Sissy aurait aujourd’hui près de onze ans. Qu’était-elle devenue?… La mort ne l’avait-elle pas délivrée comme l’autre petite?… Il se disait qu’il la retrouverait un jour. Il lui devait tant de reconnaissance pour ses soins affectueux, et, dans son besoin de se rattacher à tous ceux qui l’avaient aimé, c’était une sœur qu’il voulait voir en elle.

Puis, il y avait Grip, – le brave Grip qu’il confondait avec Sissy dans le même sentiment de gratitude. Six mois s’étaient écoulés depuis l’incendie de la ragged-school à Galway, six mois durant lesquels P’tit-Bonhomme avait été le jouet de hasards si divers! Qu’était devenu Grip?… Lui, non plus, ne pouvait être mort… De si bons cœurs, «ça ne cesse pas de battre comme ça!…» Ce serait plutôt aux Hards, aux Thornpipes, de s’en aller, et personne ne les regretterait… Ces bêtes-là ont la vie dure!

Ainsi raisonnait P’tit-Bonhomme, et, on s’en doute bien, il n’avait pas été sans parler à la ferme de ses amis d’autrefois. Aussi la ferme s’était-elle intéressée à leur sort.

Martin Mac Carthy avait donc fait une enquête; mais – on ne l’a pas oublié, – il n’en était rien résulté à l’égard de Sissy, la fillette ayant disparu du hameau de Rindok.

Pour ce qui est de Grip, on avait reçu une réponse de Galway. Le pauvre garçon, à peine remis de sa blessure, n’ayant plus d’emploi, avait quitté la ville, et, sans doute, il errait d’une bourgade à l’autre afin de se procurer de l’ouvrage. Gros chagrin pour P’tit-Bonhomme, de se sentir si heureux, tandis que Grip ne l’était probablement pas! M. Martin se fût intéressé à Grip, et n’aurait pas mieux demandé que de l’occuper à la ferme, où il aurait fait de bon travail. Mais on ignorait ce qu’il était devenu… Les deux pensionnaires de l’école des déguenillés se reverraient-ils un jour?… Pourquoi ne pas en garder l’espoir?…

A Kerwan, la famille Mac Carthy menait une existence laborieuse et régulière. Les fermes les plus rapprochées en étaient distantes de deux ou trois milles. On ne voisine guère entre tenanciers au milieu de ces districts peu fréquentés de la basse Irlande. Tralee, le chef-lieu du comté, se trouvait à une douzaine de milles, et M. Martin ou Murdock n’y allaient que si leurs affaires les y obligeaient, les jours de marché.

La ferme dépendait de la paroisse de Silton, située à cinq milles de là, – un village d’une quarantaine de maisons, avec une centaine d’habitants réunis autour de leur clocher. Le dimanche, on attelait la carriole pour conduire les femmes à la messe, et les hommes suivaient à pied. Le plus souvent, Grand’mère restait au logis par dispense du curé, eu égard à son âge, à moins qu’il ne s’agît des fêtes de Noël, de Pâques ou de l’Assomption.

Et dans quelle tenue P’tit-Bonhomme se présentait à l’église de Silton! Ce n’était plus l’enfant en haillons qui se glissait sous le porche de la cathédrale de Galway et se dissimulait derrière les piliers. Il ne craignait plus d’être chassé, il ne tremblait pas devant cette redingote sévère, ce gilet montant, cette longue canne, dont l’ensemble constitue l’important bedeau de paroisse. Non! il avait sa place au banc, près de Martine et de Kitty, il écoutait les chants sacrés, il y répondait d’une voix douce, il suivait l’office dans un livre à images, dont Grand’mère lui avait fait cadeau. C’était un garçon que l’on pouvait montrer avec quelque fierté, vêtu de son tweed de bonne étoffe, toujours propre et dont il prenait grand soin.

La messe achevée, on remontait dans la carriole, on revenait à Kerwan. Cet hiver-là, par exemple, il neigeait à gros tourbillons, des fois, et la bise piquait ferme. Tous avaient les yeux rougis par le froid, la face gercée. A la barbe de M. Martin et de ses fils pendaient de petits cristaux de glace, ce qui leur faisait comme des têtes de plâtre.

Il est vrai, un bon feu de racines et de tourbe que Grand’mère avait entretenu, flambait au fond de l’âtre. On s’y réchauffait, on s’asseyait devant la table, sur laquelle fumait quelque morceau de lard aux choux à forte odeur, entre un plat de pommes de terre brûlantes sous leur enveloppe rougeâtre, et une omelette dont les œufs avaient été soigneusement choisis selon leur ordre numérique.

Puis, la journée s’écoulait en lectures, en causeries, lorsque le temps ne permettait pas de sortir. P’tit-Bonhomme, sérieux et attentif, tirait profit de ce qu’il entendait.

La saison s’avançait. Février fut très froid, et mars très pluvieux. L’époque approchait où les labours allaient recommencer. En somme, l’hiver, n’ayant pas été d’une extrême rigueur, ne semblait pas devoir se prolonger. Les ensemencements se feraient en de bonnes conditions. Les tenanciers seraient en mesure de répondre aux exigences des propriétaires pour les fermages de la prochaine Noël, sans être exposés à ces funestes évictions dont tant de districts sont le théâtre, lorsque la récolte a manqué, et qui dépeuplent des paroisses entières2.

Cependant, ainsi que l’on dit, il y avait un point noir à l’horizon de la ferme.

Deux ans auparavant, le second fils, Pat, était parti sur le navire de commerce Guardian, appartenant à la maison Marcuard de Liverpool. Deux lettres de lui étaient arrivées, après son passage à travers les mers du Sud; la dernière remontait à neuf ou dix mois, et, depuis lors, les nouvelles faisaient absolument défaut. M. Martin avait écrit à Liverpool, cela va sans dire. Or, la réponse n’avait point été satisfaisante. On n’avait rien appris ni par les courriers ni par les correspondances maritimes, et MM. Marcuard ne cachaient pas leurs inquiétudes sur le sort du Guardian.

Il s’en suit donc que Pat était principalement l’objet des conversations à la ferme, et P’tit-Bonhomme comprenait quel chagrin ce manque de nouvelles devait causer à la famille.

Aussi ne s’étonnera-t-on pas de l’impatience avec laquelle on attendait chaque matin le mail-coach du post-office. Notre petit garçon le guettait sur la route, qui met cette partie du comté en communication avec le chef-lieu. Du plus loin qu’il apercevait la voiture, reconnaissable à sa couleur de sang de bœuf, il courait à toutes jambes, non plus comme ces gamins en quête de quelques coppers, mais afin de savoir s’il n’y avait pas une lettre à l’adresse de Martin Mac Carthy.

Le service des postes est remarquablement établi jusque dans les parties les plus reculées des comtés de l’Irlande. Le mail s’arrête à toutes les portes pour distribuer ou recevoir les lettres. A un pan de mur, à une borne, on trouve des boîtes signalées par une plaque en fonte rouge, même des sacs, suspendus aux branches d’arbres, que le courrier lève en passant.

Par malheur, aucune lettre de la main de Pat n’arrivait à la ferme de Kerwan, aucune envoyée par la maison Marcuard. Depuis la dernière fois que le Guardian avait été vu au large de l’Australie, on n’avait pas eu de ses nouvelles.

Grand’mère était très affectée. Pat avait toujours été son enfant de prédilection. Elle en parlait sans cesse. Déjà très vieille, ne le reverrait-elle pas avant de mourir?… P’tit-Bonhomme essayait de la rassurer.

«Il reviendra, disait-il. Je ne le connais pas, et il faut que je le connaisse… puisqu’il est de la famille.

– Et il t’aimera comme nous t’aimons tous, répondit-elle.

– C’est pourtant beau, d’être marin, Grand’mère! Quel dommage qu’il faille se quitter, et pour si longtemps! On ne pourrait donc pas aller en mer, toute une famille?…

– Non, mon enfant, non, et, quand s’en est allé Pat, cela m’a fait beaucoup de peine… Qu’ils sont heureux ceux qui peuvent ne se séparer jamais!… Notre garçon aurait pu restera la ferme… il aurait eu sa part de travail, et nous ne serions pas dévorés d’inquiétude!… Il ne l’a pas voulu… Dieu nous le ramène!… N’oublie pas de prier pour lui!

– Non, Grand’mère, je ne l’oublie pas… pour lui et pour vous tous!»

Les labours furent repris dès les premiers jours d’avril. Grosse besogne, car la terre est encore dure, que de la retourner à la charrue, de la fouler au rouleau pour l’égaliser, de la passer à la herse. Il fallut faire venir quelques manouvriers du dehors. M. Martin et ses deux fils n’auraient pu y suffire. En effet, les moments sont précieux, quand on a dû attendre le printemps pour semer. Et puis, il y avait aussi les légumes, et en ce qui concerne les pommes de terre, à choisir ceux de ces tubercules dont les «œils» peuvent assurer une forte récolte.

En même temps, les bestiaux allaient sortir de l’étable. Les porcs, on les laissait vaguer à travers la cour et sur la route. Les vaches, que l’on mettait au piquet dans les prairies, n’exigeaient pas grande surveillance. On les menait le matin, on les ramenait le soir. La traite était l’ouvrage des femmes. Mais il y avait à garder les moutons, qui s’étaient nourris de paille, de choux et de navets pendant l’hiver, à les conduire au pacage, tantôt sur un champ, tantôt sur un autre. Il semblait bien que P’tit-Bonhomme était tout désigné pour être le berger de ce troupeau.

Martin Mac Carthy ne possédait, on le sait, qu’une centaine de moutons, de cette bonne race écossaise à longue laine plutôt grisâtre que blanche, avec le museau noir et les pattes de même couleur. Aussi, la première fois que P’tit-Bonhomme les dirigea vers la pâture, à un demi-mille de la ferme, éprouva-t-il une certaine fierté d’exercer ces nouvelles fonctions. Cette troupe bêlante qui défilait sous ses ordres, son chien Birk qui faisait ranger les retardataires, les quelques béliers qui marchaient en tête, les agneaux qui se pressaient près de leurs mères… quelle responsabilité! Si l’un d’eux venait à s’égarer!… Si les loups rôdaient aux environs!… Non! Avec Birk, et son couteau passé à la ceinture, le jeune berger n’avait pas peur des loups.

Il partait tout au matin, une grosse miche, un œuf dur, un morceau de lard au fond de son bissac, de quoi dîner à midi en attendant le repas du soir. Les moutons, il les comptait au sortir de l’étable, et il les comptait au retour. De même les chèvres qu’il surveillait également et que les chiens laissent libres d’aller et venir.

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Pendant les premiers jours, le soleil était à peine levé, lorsque P’tit-Bonhomme remontait la route derrière son troupeau. Quelques étoiles brillaient encore vers le couchant. Il les voyait s’éteindre peu à peu, comme si le vent eût soufflé dessus. Alors les rayons solaires, frissonnant à travers l’aube, se glissaient jusqu’à lui, en piquant d’une gemme étincelante les cailloux et les gerbes. Il regardait à travers la campagne. Le plus souvent, sur un champ voisin, M. Martin et Murdock poussaient la charrue, qui laissait un sillon droit et noirâtre derrière elle. Dans un autre, Sim lançait d’un geste régulier la semence que la herse allait bientôt recouvrir d’une légère couche de terre.

Il faut retenir que P’tit-Bonhomme, quoiqu’il ne fût qu’au début de la vie, était plus porté à saisir le côté pratique que le côté curieux des choses. Il ne se demandait pas comment d’un simple grain il pouvait sortir un épi, mais combien l’épi rendrait de grains de blé, d’orge ou d’avoine. Et, la moisson venue, il se promettait de les compter, comme il comptait les œufs de la basse-cour, et d’inscrire le résultat de ses calculs. C’était sa nature. Il eût plutôt compté les étoiles qu’il ne les eût admirées.

Par exemple, il accueillait avec joie l’apparition du soleil, moins encore pour la lumière que pour la chaleur qu’il venait répandre sur le monde. On dit que les éléphants de l’Inde saluent l’astre du jour, quand il se lève à l’horizon, et P’tit-Bonhomme les imitait, s’étonnant que ses moutons ne fissent pas entendre un long bêlement de reconnaissance. N’est-ce pas lui qui fond les neiges dont le sol est recouvert? Pourquoi donc, en plein midi, au lieu de le regarder en face, ces animaux se serraient-ils les uns contre les autres, la tête basse, de telle façon qu’on ne leur voyait plus que le dos, faisant ce qu’on appelle leur «prangelle». Décidément, les moutons sont des ingrats!

Il était rare que P’tit-Bonhomme ne fût pas seul sur les pâtures pendant la plus grande partie de la journée. Quelquefois, cependant, Murdock ou Sim s’arrêtaient sur la route, non pour surveiller le berger, car on pouvait se fier à lui, mais par goût d’échanger quelques propos familiers.

«Eh! lui disaient-ils, le troupeau va-t-il bien, et l’herbe est-elle épaisse?…

– Très épaisse, monsieur Murdock.

– Et tes moutons sont sages?…

– Très sages, Sim… Demande à Birk… Il n’est jamais obligé de les mordre!»

Birk, pas beau, mais très intelligent, très courageux, était devenu le fidèle compagnon de P’tit-Bonhomme. Il est positif que tous deux causaient ensemble, des heures durant. Ils se disaient des choses qui les intéressaient. Lorsque le jeune garçon le regardait dans les yeux en lui parlant, Birk, dont le long nez tremblottait au bout de sa narine brune, semblait humer ses paroles. Il remuait bavardement sa queue, – cette queue qu’on a justement appelée un «sémaphore portatif». Deux bons amis, à peu près du même âge, et qui s’entendaient bien.

Avec le mois de mai, la campagne devint verdoyante. Les fourrages faisaient déjà une chevelure touffue de sainfoin, de trèfle et de luzerne aux pâturages. Il est vrai, les champs, ensemencés de grains, n’avaient jusqu’ici que de menues pousses, pâles comme ces premiers cheveux qui apparaissent sur la tête d’un bébé. P’tit-Bonhomme éprouvait l’envie d’aller les tirer pour les faire grandir. Et, un jour que M. Martin était venu le rejoindre, il lui communiqua sa fameuse idée.

«Eh, mon garçon, répondit le fermier, est-ce que si l’on te tirait les cheveux, tu t’imagines qu’ils en pousseraient plus vite?… Non! on te ferait mal, voilà tout.

– Alors, il ne faut pas?…

– Non, il ne faut jamais faire de mal à personne, pas même aux plantes. Laisse venir l’été, laisse agir la nature, et tous ces brins verts formeront de beaux épis, et on les coupera pour avoir leur grain et leur paille!

– Vous pensez, monsieur Martin, que la moisson sera belle cette année?

– Oui! cela s’annonce bien. L’hiver n’a pas été trop rude, et, depuis le printemps, nous avons eu plus de jours de soleil que de jours de pluie. Dieu veuille que cela continue pendant trois mois, et la récolte paiera amplement les taxes et les fermages.»

Cependant, il y avait des ennemis avec lesquels il fallait compter. C’étaient les oiseaux pillards et voraces, qui pullulent à la surface de la campagne irlandaise. Passe pour ces hirondelles, qui ne vivent que d’insectes durant leur séjour de quelques mois! Mais les moineaux effrontés et gourmands, véritables souris de l’air, qui s’attaquent aux graines, et surtout, ces corbeaux, dont les ravages sont intolérables, que de mal ils causent aux récoltes!

Ah! les abominables volatiles, comme ils faisaient enrager P’tit-Bonhomme! Comme ils avaient bien l’air de se moquer! Lorsqu’il conduisait ses moutons à travers les pâturages, il en faisait lever des bandes noirâtres, qui jetaient des croassements aigus et s’envolaient, les pattes pendantes. C’étaient des bêtes d’une énorme envergure, que leurs puissantes ailes entraînaient rapidement. P’tit-Bonhomme se mettait à leur poursuite, il excitait Birk qui s’époumonait en aboyant. Que faire contre des oiseaux qu’on ne peut approcher? ils vous narguent même à dix pas. Puis: «Krrroa… krrroa!…» et la nuée déguerpit!

Ce qui dépitait P’tit-Bonhomme, c’est que les épouvantails, placés au milieu des pièces de blé ou d’avoine, ne servaient à rien. Sim avait fabriqué des mannequins d’aspect terrible, les bras étendus, le corps vêtu de loques qui s’agitaient au vent. Des enfants en auraient eu peur, certainement; les corbeaux, pas le moins du monde. Peut-être convenait-il d’imaginer quelque machine plus effrayante et moins taciturne. C’est une idée qui vint à notre héros après de longues méditations. Le mannequin remue ses bras, sans doute, lorsque la brise est forte, mais il ne parle pas, il ne crie pas: il fallait le faire crier.

Excellente idée, on l’avouera, et, pour la mettre à exécution, Sim n’eut qu’à fixer sur la tête de l’appareil une crécelle que le vent faisait tourner avec bruit.

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Bah! si messieurs les corbeaux se montrèrent, sinon inquiets, du moins étonnés les deux premiers jours, le troisième, ils n’y prirent plus garde, et P’tit-Bonhomme les vit se poser tranquillement sur le mannequin, dont la crécelle ne pouvait lutter avec leurs croassements.

«Décidément, pensa-t-il, tout n’est pas parfait en ce bas monde!»

A part ces quelques ennuis, les choses marchaient à la ferme. P’tit-Bonhomme y était aussi heureux que possible. Pendant les longues soirées de cet hiver il avait fait des progrès sérieux en écriture et en calcul. Et, maintenant, lorsqu’il rentrait à la fin du jour, il mettait en ordre sa comptabilité. Elle comprenait, avec les œufs des poules, les poussins du poulailler inscrits à la date de leur naissance et numérotés suivant leur espèce. Il en était de même des porcelets et des lapins, qui forment des familles nombreuses en Irlande comme ailleurs. Ce n’était pas là une mince besogne pour le jeune comptable. Aussi lui en savait-on gré. Il témoignait d’un esprit si ordonné qu’on l’y encourageait. Et, chaque soir, M. Martin lui remettait le caillou convenu qu’il glissait dans son pot de grès. Ces cailloux-là avaient à ses yeux autant de valeur que des shillings. Après tout, la monnaie, ce n’est qu’une affaire de convention. En outre, le pot contenait aussi la belle guinée d’or que lui avait valu son début au théâtre de Limerick, et dont, par on ne sait quelle réserve, il n’avait point parlé à la ferme. Au surplus, faute d’en avoir l’emploi puisqu’il ne manquait de rien, il lui attribuait un moindre prix qu’à ses petites pierres, lesquelles attestaient son zèle et sa parfaite conduite.

La saison ayant été favorable, on fit les préparatifs pour les travaux de fenaison dès la dernière semaine de juillet. Bonne apparence de récolte. Tout le personnel de la ferme dut être mis en réquisition. Une cinquantaine d’acres à faucher, ce fut l’ouvrage de Murdock, de Sim et de deux manouvriers du dehors. Les femmes leur venaient en aide pour étendre le fourrage frais afin de le faire sécher, avant de le mettre en «moffles» – puis de le rentrer à l’intérieur des granges. Sous un climat aussi pluvieux, on comprend qu’il n’y ait pas une journée à perdre, et, si le temps est au beau, que l’on se hâte d’en profiter. Peut-être P’tit-Bonhomme négligea-t-il son troupeau pendant une semaine, désireux de seconder Martine et Kitty. De quelle ardeur il massait les herbes avec son râteau, et comme il s’entendait à édifier ses moffles!

Ainsi s’écoula cette année, – l’une des plus heureuses de M. Martin à la ferme de Kerwan. Elle n’aurait laissé aucun regret, si on avait eu des nouvelles de Pat. C’était à croire que la présence de P’tit-Bonhomme portait bonheur. Lorsque le collecteur des taxes et le receveur des redevances se présentèrent, ils furent payés intégralement. A l’hiver qui suivit, exempt de grands froids et très humide, succéda un printemps précoce, lequel justifia les espérances que les cultivateurs avaient conçues.

On retourna à la vie des champs. P’tit-Bonhomme reprit les longues journées avec Birk et ses moutons. Il vit les herbages reverdir, il entendit le bruit menu que font le blé, le seigle, l’avoine, lorsque l’épi commence à se former. Il s’amusa du vent qui effleurait les panaches soyeux des orges. Et puis, on parlait d’une autre récolte impatiemment attendue, une chose qui faisait sourire Grand’mère…Oui! trois mois ne s’écouleraient pas sans que la famille Mac Carthy se fût accrue d’un nouveau membre, dont Kitty se préparait à lui faire cadeau.

Pendant la fenaison en août, voici que précisément au plus fort de la besogne, un des ouvriers fut pris de fièvre et ne put continuer son travail, Pour le remplacer, il fallait s’adresser à quelque faucheur en chômage, s’il s’en trouvait encore. L’ennui était que M. Martin dût perdre une demi-journée à courir jusqu’à la paroisse de Silton. Aussi accepta-t-il volontiers, lorsque P’tit-Bonhomme offrit de s’y rendre.

On pouvait se fier à lui pour porter un mot et le remettre au destinataire. Cinq milles sur une route qu’il connaissait, puisqu’il la parcourait chaque dimanche, ce n’était pas chose à l’embarrasser. Et même, il se proposait d’aller à pied, les chevaux et l’âne étant occupés au charroi des fourrages. En quittant la ferme de grand matin, il promettait d’être de retour avant midi.

Petit-Bonhomme partit dès l’aube, d’un pas délibéré, ayant dans sa poche la lettre du fermier qu’il devait remettre à l’aubergiste de Silton, et, dans son bissac, de quoi manger en route.

Le temps était beau, rafraîchi par une légère brise de l’est, et les trois premiers milles furent allègrement enlevés.

Personne ni sur le chemin ni à l’intérieur des maisons isolées. Tout le monde était pris par les travaux des champs. A perte de vue, la campagne se montrait couverte de milliers de moffles, qui ne tarderaient pas à être rentrées.

En un certain endroit, la route rencontre un bois épais qu’elle contourne en s’allongeant d’un mille au moins. P’tit-Bonhomme jugea que mieux valait traverser ce bois afin de gagner du temps. Il y pénétra donc, non sans éprouver cette crainte toute naturelle que la forêt inspire aux enfants, – la forêt où il y a des voleurs, la forêt où il y a des loups, la forêt où se passent toutes les histoires que l’on raconte pendant les veillées. Il est vrai, en ce qui concerne le loup, Paddy prie volontiers les saints pour qu’ils le maintiennent en bonne santé et il l’appelle «son parrain».

P’tit-Bonhomme avait à peine fait une centaine de pas le long d’une étroite allée, qu’il s’arrêta à la vue d’un homme étendu au pied d’un arbre.

Était-ce un voyageur qui était tombé à cette place, ou tout simplement un passant qui se reposait avant de se remettre en chemin?

P’tit-Bonhomme regardait, immobile, et, l’homme ne remuant pas, il s’avança.

L’homme dormait d’un profond sommeil, ses bras croisés, son chapeau rabattu sur ses yeux. Il paraissait jeune, vingt-cinq ans au plus. A ses bottes terreuses, à ses vêtements poussiéreux, nul doute qu’il ne vînt de fournir une longue étape, en remontant la route de Tralee.

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Mais ce qui attira surtout l’attention de P’tit-Bonhomme, c’est que ce voyageur devait être un marin… oui! avoir son costume et son bagage contenu dans un sac de grosse toile goudronnée. Sur ce sac, il y avait une adresse que notre garçonnet put lire, dès qu’il se fut approché.

«Pat… s’écria-t-il, c’est Pat!»

Oui! Pat, et on l’eût reconnu rien qu’à sa ressemblance avec ses frères, Pat dont on n’avait plus de nouvelles depuis si longtemps, Pat dont on attendait le retour avec tant d’impatience!

Et alors P’tit-Bonhomme fut sur le point de l’appeler, de le réveiller… Il se retint. La réflexion lui fit comprendre que si Pat reparaissait à la ferme, sans que l’on fût préparé à le revoir, sa mère et sa grand’mère surtout, éprouveraient un tel saisissement qu’elles pourraient en être malades. Non! mieux valait prévenir M. Martin… Il arrangerait les choses en douceur… Il préparerait les femmes à l’arrivée de leur fils et petit-fils… Quant à la commission pour l’aubergiste de Silton, eh bien! on la ferait demain… Et puis, Pat, n’était-ce pas un travailleur tout indiqué, un enfant de la ferme, qui en vaudrait bien un autre?… D’ailleurs, le jeune marin était fatigué, et, en effet, il avait quitté Tralee au milieu de la nuit, après yêtre venu par le railway. Dès qu’il serait sur pied, il aurait vite fait d’atteindre la ferme. L’essentiel, c’était de l’y précéder, afin que son père et ses frères, avertis à temps, pussent venir au-devant de lui.

Inutile, pas vrai, de lui laisser ce paquet pendant les trois derniers milles? Pourquoi P’tit-Bonhomme ne s’en chargerait-il pas? N’était-il pas assez fort pour le porter sur ses épaules?… En outre, cela lui ferait tant de plaisir de se charger d’un sac de matelot… un sac qui avait navigué… Songez donc!…

Il prit le sac par la boucle de corde qui le fermait, et, l’ayant assujetti sur son dos, il s’élança du côté de la ferme.

Une fois sorti du bois, il n’y avait plus qu’à suivre la grande route, qui filait droit pendant un demi-mille.

P’tit-Bonhomme n’avait pas fait cinq cents pas dans cette direction, qu’il entendit des cris retentir en arrière. Ma foi, il ne voulut ni s’arrêter ni ralentir sa marche, et chercha au contraire à gagner de l’avant.

Mais, en même temps qu’on criait, on courait aussi.

C’était Pat.

En se réveillant, il n’avait plus trouvé son sac. Furieux, il s’était jeté hors du bois, il avait aperçu l’enfant au tournant de la route.

«Eh! voleur… t’arrêteras-tu?…»

On imagine bien que P’tit-Bonhomme n’entendait pas de cette oreille-là. Il courait de son mieux. Mais, avec ce sac sur le dos, il ne pouvait manquer d’être rattrapé par le jeune marin, qui devait avoir des jambes de gabier.

«Ah! voleur… voleur… tu ne m’échapperas pas… et ton affaire est claire!»

Alors, sentant que Pat n’était plus qu’à deux cents pas derrière lui, P’tit-Bonhomme laissa tomber le sac et se mit à détaler de plus belle.

Pat ramassa le sac et continua sa poursuite.

Bref, la ferme apparut au moment où Pat, étant parvenu à rejoindre l’enfant, le tenait par le collet de sa veste.

M. Martin et ses fils étaient dans la cour, occupés à décharger des bottes de fourrage. Quel cri leur échappa, sans qu’ils eussent pris garde de le retenir.

«Pat… mon fils!…

– Frère… Frère!…»

Et voilà Martine et Kitty, et voilà Grand’mère, qui accourent pour serrer Pat entre leurs bras…

P’tit-Bonhomme restait là, les yeux rayonnants de joie, se demandant s’il n’y aurait pas une caresse pour lui…

«Ah… mon voleur!» s’écria Pat.

Tout s’expliqua en quelques mots, et P’tit-Bonhomme, s’élançant vers Pat, lui grimpa au cou, comme s’il se fût hissé à la hune d’un navire.

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1 Les tourbières en Irlande, bogs rouges ou bogs noirs, occupent plus de douze mille kilomètres carrés, soit le septième de l’île, et, sur une épaisseur moyenne de huit mètres, comprennent quatre-vingt-seize millions de mètres cubes.

2 C’est depuis 1870, que les fermiers ne peuvent plus être expulsés sans recevoir une indemnité pour les améliorations qu’ils ont faites au sol.