Jules Verne

Pierre-Jean

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Illustrations et la carte: Damian Christ


© Andrzej Zydorczak

 

CHAPITRE I

epuis quelques mois, le canon d’alarme n’avait pas jeté la terreur dans le port de Toulon; les forçats, mieux surveillé, échouaient dès les premières tentatives d’évasion, et les plus audacieux reculaient devant des obstacles infranchissables.

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Ce n’est pas que l’industrieux amour de la liberté se fût affaibli au cœur des condamnés; mais un découragement inexprimable semblait avoir alourdi leurs chaînes. D’ailleurs quelques gardes, convaincus d’incurie ou de trahison, avaient été renvoyés de la chiourme,1 et une sorte de point d’honneur rendait les nouveaux gardiens plus sévères dans leur surveillance et leurs investigations. Le commissaire du bagne se félicitait fort de ce résultat, sans se laisser endormir dans une négligente sécurité; à Toulon, les évasions sont plus fréquentes et plus faciles qu’en tout autre port; on devait donc craindre que ce repos simulé ne cachât quelque dessein secret.

C’est un caractère propre aux gens de la justice exécutive de songer, en l’absence du crime, à sa possibilité; ils ont à surveiller, quand ils ne poursuivent pas, et se croient obligés, lorsque les faits manquent à leur répression, d’arguer de la criminalité du silence.

Au mois de septembre un riche équipage s’arrêta devant l’hôtel du vice-amiral; un homme de trente-cinq ans en descendit, c’était M. Bernardon, riche négociant, établi depuis peu à Marseille.

La figure de cet homme était grave; il semblait plus vieux que son acte de naissance; la souffrance de ses premières années se lisait encore sur son front que sillonnaient prématurément quelques rides; son courage avait jadis vaincu la fatalité; son esprit dédaignait les préjugés du monde, et sa main s’abandonnait avec une égale franchise dans la main des petits et des grands, si leur grandeur et leur humilité étaient honnêtes!

M. Bernardon avait lui seul créé sa fortune; parti de bas, il était allé haut; une noble considération l’entourait à Marseille, et ses relations le mettaient en rapport avec d’importants personnages.

Néanmoins il lui était demeuré des luttes de sa jeunesse contre le malheur une défiance froide des hommes; il recherchait la solitude, où sa famille et lui se tenaient à l’écart, si bien que ses liaisons commerciales ne lui avaient jamais créé de relations du monde. Son départ s’était fait sans éclat ni précipitation; prétextant une simple affaire de famille, il était venu à Toulon.

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Une lettre pressante l’introduisit aussitôt près de vice-amiral. Celui-ci le reçut avec affabilité et le pria de lui apprendre la cause de sa visité.

– Monsieur, répondit le Marseillais; c’est une demande fort simple que j’ai à vous faire.

– Laquelle, monsieur?

– Je désirerais visiter la bagne de Toulon jusque dans ses moindres détails.

– Monsieur, répondit le vice-amiral, la recommandation du préfet était inutile; un homme de votre valeur n’avait que faire de ces passeports de courtoisie.

M. Bernardon s’inclina, et, remerciant le vice-amiral de son obligeance, il lui demanda quelles étaient les formalités à remplir.

– Rien n’est plus simple, monsieur; veuillez vous rendre chez le major général de la marine, et vos désirs seront satisfaits.

M. Bernardon prit congé, se fit conduire chez le major, et obtint aussitôt la permission d’entrer à l’arsenal. Il voulut mettre immédiatement sa visite à profit, et un planton l’accompagna chez le commissaire du bagne, qui se mit gracieusement à sa disposition. Le Marseillais le remercia; mais il manifesta le désir d’être seul.

– Agissez comme bon vous semble, monsieur, répondit le commissaire.

– Pourrais-je communiquer avec les condamnés ?

– Parfaitement, monsieur; les adjudants sont prévenus. Ce sont sans doute de intentions philanthropiques qui vous amènent ici?

– Oui, monsieur, répondit sans hésiter M. Bernardon.

– Nous sommes accoutumés à ces visites, répliqua le commissaire. Le gouvernement, avec raison, a recherché les améliorations à introduire dans le régime des bagnes, et croyez que l’état des condamnés a déjà subi de notables différences.

Le Marseillais s’inclina.

– Il y a une justice sévère bien difficile à garder en pareilles circonstances; et si nous ne devons pas outrer les rigueurs de la loi, nous devons nous tenir en garde contre ces philanthropes ultramodérés qui oublient le crime en présence du châtiment! Au surplus, nous savons que la justice impartiale est faite de modération.

– De tels sentiments vous honorent, répondit M. Bernardon, et si mes remarques peuvent vous intéresser, monsieur, j’aurai un véritable plaisir à m’entretenir avec vous.

Sur ce, les deux hommes se séparent, et le Marseillais s’avança du côté des bagnes.

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Le port militaire de Toulon se compose principalement de deux immenses polygones qui appuient au quai leur côté septentrional, l’un que l’on appelle Darse2 Neuve est situé à l’ouest du second nommé Darse Vieille. Les côtés de ces enceintes, véritables prolongements des fortifications de la ville, sont des sortes de digues assez larges pour supporter de longs bâtiments tels que les ateliers de machines, les casernes, les magasins particuliers de la Marine. Chacune de ces darses a, dans la partie sud, une ouverture suffisante pour le passage des vaisseaux de haut bord. Ces belles enceintes eussent aisément fait des bassins à flot, si le constant niveau de la Méditerranée, qui n’est pas sujette à des marées appréciables, n’avait rendu leur fermeture inutile. La Darse Neuve est bornée à l’ouest par des magasins et le parc d’artillerie, et au sud, à droite de l’entrée qui donne sur la petite rade, par des bagnes.

Ce sont deux bâtiments qui se réunissent à angle droit; le premier, en avant de l’atelier des machines à vapeur, est exposé au midi; le second regarde la Vieille Darse et se continue par les casernes et l’hôpital; indépendamment des trois salles que renferment ces constructions, il y a trois bagnes flottants. Dans ces derniers logent les condamnés à terme, tandis que les condamnés à vie sont renfermés dans les salles.

Si l’égalité ne doit pas exister quelque part, c’est au bagne; la pénalité, en vertu de ses distinctions de châtiment qui marquent le degré de perversité de l’esprit, devrait avoir ses distinctions de castes et de rangs! Les condamnés de tout genre, de tout âge, de toute peine, sont honteusement mêlés, et de ces déplorables agglomérations, il ne peut surgir qu’une corruption hideuse: la contagion du crime exerce de dangereux ravages parmi ces masses gangrenées, et les remèdes deviennent nuls quand le mal est passé dans le sang et l’intelligence.

Les prisons sont reléguées, on le voit, à l’extrémité de l’arsenal et le plus loin possible de la ville.

Le bagne de Toulon contenait alors près de quatre mille forçats; les directions du port, des constructions navales, de l’artillerie, du magasin général, des constructions hydrauliques et bâtiments civils en occupaient trois mille destinés à la fatigue;3 d’autres, qui ne pouvaient trouver place dans ces cinq grandes divisions, servaient dans le port au lestage, au délestage et à la remorque des bâti­ments, au curage, au transport des boues, au débarquement de bois de mâture et de construction, etc., d’autres enfin étaient infirmiers ou malades, employés spéciaux ou condamnés à la double chaîne pour cause d’évasion.

Midi et demi sonnaient à l’horloge de l’arsenal lorsque M. Bernardon se dirigea du côté des darses; le port était désert; les forçats, sortis des salles au soleil levant, avaient diversement travaillé jusqu’à onze heures et demie; la cloche les avait alors rappelés dans leurs prisons respectives; chacun d’eux avait reçu un pain de neuf cent dix-sept grammes ou trois cents grammes de biscuit de mer, ainsi que quarante-huit centilitres de vin. Les condamnés à perpétuité étaient remontés sur leur banc, et leur sbire4 les y avait aussitôt enchaînés; les condamnés à temps pouvaient librement circuler dans toute la longueur de la salle. Au coup de sifflet de l’adjudant, ils s’étaient accroupis autour de gamelles renfermant une soupe faite, toute l’année, de fèves sèches. Tel était leur ordinaire quotidien, et encore ces malheureux n’avaient-ils droit à leur ration de vin que les jours de corvée.

Les travaux devaient être repris à une heure pour être abandonnés à huit heures du soir; on ramenait alors les condamnés à leur prison, et ils devaient chercher le sommeil sur le plancher des batteries dans les bagnes flottants, ou sur des lits de camp dans les salles à terre, sans autre préservatif contre le froid ou la dureté de leur couche qu’un lambeau d’une grossière étoffe de laine grise.

 

 

 

 

Chapitre II

es forçats ne devaient pas revenir aux travaux avant une demi-heure. M. Bernardon profita de leur absence pour se promener sur les quais, examinant la distribution du port, les vaisseaux abrités sous leurs cales couvertes, les immenses carcasses emprisonnées dans les bassins de carénage, les lourdes pièces de fonte entassées sous les grues; mais il ne donnait qu’une vague attention à ces merveilles de l’industrie. Sans doute, il avait besoin de quelques détails sur la vie intime des condamnés, car il s’approcha d’un adjudant en chef, et lui dit:

– À quelle heure, monsieur, les prisonniers doivent-ils rentrer au port ?

– À une heure, répondit le gardien.

– Est-ce que tous sont indistinctement soumis aux mêmes travaux?

– Non pas; sous la conduite de contremaîtres spéciaux, il en est qui se livrent à des industries particulières: dans les ateliers de serrurerie, de corderie, de fonderie, qui réclament des connaissances pratiques, se rencontrent d’excellents ouvriers.

– Que peuvent - ils gagner?

– C’est selon; ils travaillent ou à la journée, ou à la tâche: la journée peut leur rapporter de cinq à vingt centimes; la tâche, selon leur habileté et leur promptitude, en produit quelquefois trente.

– Cette modique somme, demanda Marseillais avec empressement, peut-elle à améliorer leur sort?

– Elle leur suffit pour acheter du tabac, car, malgré les défenses, on tolère qu’ils fument; pour quelques centimes aussi ils reçoivent parfois des portions de ragoût ou de légumes.

– Les condamnés à vie et les condamnés à temps jouissent-ils du même salaire?

– La paie est la même pour tous; mais ces derniers ont un supplément d’un tiers qu’on leur garde jusqu’à l’expiration de leur peine; alors ils en reçoivent le montant, afin de ne pas être dans un dénuement complet à leur sortie du bagne.

– Je le sais, dit M. Bernardon, et il soupira profondément.

– Ma foi, monsieur, reprit l’adjudant, ils ne sont pas malheureux, et si par leurs fautes ou leurs tentatives d’évasion, ils ne redoublaient pas la dureté du châtiment, sous le rapport du bien-être ils seraient moins à plaindre qu’une foule d’ouvriers des villes!

Cet homme, fait au spectacle de la douleur, appelait cela du bien-être!

– La prolongation de peine, demanda le Marseillais d’une voix un peu altérée, n’est elle donc pas la seule punition qu’on leur inflige en cas d’évasion?

– Non! Il y a la bastonnade et la double chaîne!

– La bastonnade? répéta M. Bernardon.

– Qui consiste en une application de quinze à soixante coups sur les épaules, avec une corde goudronnée!

– Est-ce que toute fuite est impossible pour un condamné mis à la double chaîne?

– À peu près, répondit l’adjudant. Les forçats sont alors attachés au pied de leur banc, et ne sortent jamais. De là, la difficulté de s’évader!

– C’est donc pendant les travaux qu’ils s’échappent le plus facilement.

– Sans doute! Les couples, quoique surveillés par un garde-chiourme, ont une certaine liberté qu’exige le travail, et telle est l’habileté de ces gens-là, qu’en dépit d’une surveillance active, en moins de cinq minutes, la chaîne la plus forte est coupée. Lorsque la clavette5 rivée dans le boulon mobile est trop dure, ils gardent l’anneau qui leur entoure la jambe et rompent le premier maillon de leur chaîne. Beaucoup de forçats sont employés aux ateliers de serrurerie, et là ils trouvent facilement les matières dont ils ont besoin; souvent la plaque de fer-blanc qui porte leur numéro leur suffit. S’ils parviennent à se procurer un ressort de montre, le canon d’alarme ne tarde pas à tonner! Enfin ils ont mille ressources, et un condamné, un jour, a vendu vingt-deux, de ces secrets pour se soustraire à une bastonnade!

– Mais où peuvent-ils cacher leurs outils?

– Partout et nulle part. Un forçat s’était taillé des fentes sous les aisselles et glissait de petits morceaux d’acier entre chair et peau. Dernièrement, j’ai saisi à un condamné un panier en paille, dont chaque brin renfermait des limes et des scies imperceptibles! Rien n’est impossible, monsieur, à des hommes qui s’appellent Petit, Collonge ou le comte de Saint-Héléne!

En ce moment, une heure sonna; l’adjudant salua M. Bernardon, et se rendit à son poste.

– Espoir et justice! se dit le négociant. Mais si j’échouais! Grand Dieu! La bastonnade! Et la double chaîne!

*  *  *

Les forçats sortaient alors du bagne, les uns seuls, les autres accouplés deux à deux, sous la surveillance d’un garde-chiourme. Le port retentit du bruit des voix, du retentissement des fers, des menaces des argousins.6 M. Bernardon en fut douloureusement impressionné, et pour ne pas mettre trop d’empressement à visiter ces malheureux, il se dirigea vers le parc d’artillerie.

Là, il trouva affiché, comme dans toutes les localités, le code pénal de la chiourme.

 

Sera puni de mort, – tout condamné qui frappera un agent, qui tuera son camarade, se révoltera ou occasionnera une révolte. Sera puni de trois ans de double chaîne, le condamné a vie qui se sera évadé, – de trois ans de prolongation de peine, le condamné à temps qui aura commis le même crime, et d’une prolongation déterminée par un jugement tout forçats qui volera une somme au-dessus de cinq francs.

Sera puni de la bastonnade, – tout condamné qui aura limé ses fers, ou employé un moyen quelconque pour s’évader, sur lequel il sera trouvé des travestissements, qui volera une somme au-dessous de cinq francs, qui s’enivrera, qui jouera à des jeux de hasard, qui fumera dans le port ou les localités, vendra ou dégradera ses hardes, qui écrira sans permission, sur lequel il sera trouvé une somme au-dessus de dix francs, qui battra son camarade, qui refusera de travailler, insubordonné.

 

Le Marseillais demeura pensif après avoir lu; il fut tiré de son abattement par l’arrivée des galériens. Le port était en pleine activité; le travail se distribuait sur tous les points. Les contremaîtres faisaient entendre çà et là leurs voix avinées:

– Dix couples pour Saint-Mandrier!7

– Quinze chaussettes à la corderie!

– Vingt couples à la mâture!

– Un renfort de six rouges au bassin!

Les couples demandés se dirigeaient aux endroits désignés, excités par les injures des adjudants, et plus souvent encore par leurs redoutables bâtons. Le Marseillais les considérait attentivement, et cherchait surtout à reconnaître leur numéro. Les uns s’attelaient à des charrettes pesamment chargées; les autres transportaient sur épaules de lourdes pièces de charpente, empilaient et déblayaient les bois de construction, ou remorquaient à la cordelle8 les vaisseaux en désarmement, et pourtant, le soleil versait à flots sa chaleur brûlante.

Les forçats étaient indistinctement vêtus d’une casaque de mouï9 rouge, d’un gilet de même couleur, et d’un pantalon de grosse toile grise; les condamné à vie portaient un bonnet de laine tout vert, et étaient employés aux plus rudes travaux à moins de capacités spéciales; les condamnés suspects, à raison de leur vicieux instincts ou de leurs tentatives d’évasion, étaient coiffés du bonnet vert, entouré d’une large bordure rouge. Le bonnet entièrement rouge désignait les condamné à temps, et sur ces derniers, M. Bernardon jetait des regards empressés. Au bonnet était attachée une plaque de fer-blanc portant le numéro d’immatriculation de chaque forçat.

Les uns, enchaînés deux à deux, avaient des fers de huit à vingt-deux livres;10 la chaîne partant du pied de l’un de ces condamnés remontait à sa ceinture où elle était fixée, et retombait pour s’attacher à la ceinture et au pied de l’autre. Ces malheureux se nommaient plaisamment les chevaliers de la guirlande! Les autres, découplés, ne portaient qu’un anneau et une demi-chaîne de neuf ou dix livres, ou même un anneau seul appelé chaussette, pesant de deux à quatre livres. Quelques galériens redoutables avaient le pied pris dans un martinet, ferrement en forme de triangle, qui, rivé à chacune de ses extrémité autour de la jambe, et trempé d’une manière spéciale, résiste à tout effort de rupture.

M. Bernardon, interrogeant tantôt les forçats, tantôt les gardes-chiourme, parcourut les divers travaux du port. Parfois une question lui arrivait sur les lèvres, mais il n’osait la faire; il cherchait évidemment à reconnaître un de ces malheureux, et une fiévreuse impatience l’agitait sourdement.

Devant lui se dressait ce déchirant tableau encadré par le droit et la loi, où se peignait sous un triste jour la dégradation des passions humaines! Car la fatalité n’avait rencontré que de sombres couleurs sur la palette du crime! Mais l’inquiet visiteur ne s’arrêtait pas à l’ensemble; parmi cette foule il cherchait quelqu’un, qui ne l’attendait pas!

C’était le numéro 2224; de son nom et de sa famille, il ne lui restait plus rien; il n’était relié au monde que par quelques chiffres déshonorants, qui le classaient dans une caste honteuse – triste nom de baptême dont le bagne décore ses enfants!

En dépit de recherches de M. Bernardon, 2224 était introuvable. Alors le négociant s’adressa à un gardien, et lui demanda si ce numéro était en prison, ou retenu par une cause quelconque.

– Excusez-moi, répondit celui-ci, il vire au cabestan11 de la mâture!

– Quel homme est-ce?

– Ma foi, un homme paisible, quoique cheval de retour.

Cette dénomination indiquait que le forçat en était à sa seconde station au bagne.

– Si vous voulez lui parler, reprit l’adjudant, allez du côté de la machine à mâter.

M. Bernardon s’y dirigea rapidement et aperçut 2224 qui garnissait une des barres. Le Marseillais ne le perdit plus du regard et une tristesse humide noya bientôt ses yeux.

 

 

 

 

Chapitre III

’était un homme de trente ans, solidement bâti, que le n° 2224. Sa figure était franche et respirait une intelligence plutôt honnête que criminelle. On rencontrait une résignation profonde sur le front de cet homme; mais ce n’était pas de l’abrutissement que cette résignation, car de vifs éclairs brillaient parfois à travers l’abattement de ses yeux. Cette énergie intérieure devait être dirigeable; on ne lisait pas la vocation du crime sur les traits réguliers de ce malheureux qu’une propice éducation devait inévitablement ramener au bien.

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Il était accouplé à un vieux condamné qui, plus endurci et plus bestial, contrastait fortement avec lui. Sous le front déprimé du vieux forçat, veillaient incessamment des pensées coupables! Honteuse et hideuse liaison, qui constitue l’immense solidarité du crime! D’où vient cette loi fatale qui oblige les bonnes natures à se perdre au contact des mauvaises? Pourquoi le mal est-il donc le ver rongeur du bien?

Les couples employés en ce moment hissaient les bas-mâts d’un vaisseau nouvellement lancé, et pour mesurer leurs efforts, chantaient la chanson de la Veuve. La Veuve, c’est la guillotine, veuve de tous ceux qu’elle tue! 

Oh! oh! oh! Jean-Pierre, oh!

Fais toilette!

V’là! v’là l’barbier! oh!

Oh! oh! oh! Jean-Pierre, oh!

V’la charrette!

Ah! Ah! Ah!

Faucher Colas! 

Quelle existence! Quelles pensées! Quel horizon borné par le bagne et l’échafaud!

M. Bernardon attendit patiemment que les travaux fussent interrompus. Alors, profitant du répit qu’on leur accordait, les couples se reposèrent. Le plus vieux des deux forçats s’étendit tout de son long sur le sol; le plus jeune s’appuya sur les pattes d’une ancre, silencieux et morne.

Le Marseillais s’avança vers lui.

„Mon ami, dit-il affectueusement, je voudrais vous parler.”

Le n° 2224 s’avança vers son interlocuteur, et le mouvement de la chaîne tira le vieux forçat de sa somnolence.

– Hé donc, fit-il, vas-tu te tenir, que tu vas nous faire serrer par les renards!

– Tais-toi, Romain; je veux parler à ce monsieur.

– Eh non, que je te dis!

– File un peu de ta chaîne par le bout!

– Non! j’embraque12 ma moitié!

 – Romain! Romain! fit le n° 2224 qui commençait à se fâcher.

– Eh bien, jouons-la, dit Roman, et il tira un jeu de cartes de sa poche.

– Ça y est, répliqua le jeune condamné.

La chaîne des deux forçats était faite de dix-huit maillons de six pouces;13 chacun en avait neuf, et pouvait jouer ainsi son rayon de liberté. Les deux adversaires étaient aux prises, et l’enjeu dévoilait une ardente cupidité. Ils entremêlaient leur langage de mots inintelligibles.

M. Bernardon s’avança vers Romain.

– Je vous achète votre part de chaîne, lui dit-il.

– Y a-t-il gras?

Le négociant tira cinq francs de sa bourse.

 – Cinq ronds! dit le vieux forçat: C’est dit! et il se précipita sur l’argent qui disparut on ne sait où, puis, développant ses maillons qu’il avait enroulés devant lui, il reprit sa place, et se coucha le dos au soleil.

– Que me voulez-vous donc? demanda le jeune condamné au Marseillais.

Celui-ci le regarda fixement et lui dit:

– Vous vous nommez Pierre-Jean; vous avez fait cinq ans de galère pour un vol qualifié; il y a trois ans vous avez été relâché à l’expiration de votre peine; mais quelque temps après, vous étiez pris en récidive, et condamné de nouveaux à dix ans de fers.

– C’est vrai! fit Pierre-Jean.

– Vous êtes le fils de Jeanne Renaud.

– Ma pauvre bonne femme de mère, dit le condamné tout tristement; ne m’en parlez plus! elle est morte!

– Elle est morte depuis deux ans, ajouta M. Bernardon.

– Eh bien, Monsieur, je travaille ferme, car je veux amasser de quoi acheter une tombe à la pauvre Jeanne Renaud.

– Elle est enterrée sous une belle plaque de marbre répondit le négociant.

– Avec des arbres vert?

– Oui, Pierre-Jean.

– Oh! merci! Monsieur! mais qui êtes-vous?

– Écoutez, et veillons à ne pas causer trop longtemps ensemble. D’ici à un ou deux jours, préparez-vous à fuir. Achetez à prix d’or le silence de votre compagnon. Promettez tout, je tiendrai vos promesses; quand vous serez prêt, vous recevrez les instruments nécessaires à votre délivrance; car d’ici là, ils pourraient vous compromettre. Adieu, Pierre-Jean!

Le Marseillais continua tranquillement son inspection, laissant le condamné tout stupéfait de ce qu’il venait d’entendre. Il fit quelques tours dans l’arsenal, visita deux ateliers, et rejoignit bientôt son équipage, dont les chevaux l’entraînèrent promptement à l’hôtel.

Pierre-Jean n’était pas encore revenu de son étonnement; d’où venait que cet homme connaissait si bien les diverses circonstances de sa vie? À quel propos lui avait-il parlé de sa mère? Pourquoi Jeanne Renaud avait-elle une belle tombe ombragée d’arbres? Quel intérêt cet homme avait-il à le délivrer? Néanmoins, il saisit avec empressement l’occasion offerte, et résolut de tout préparer pour sa fuite.

Il dut d’abord instruire son compagnon du coup qu’il méditait; chose indispensable, car le lien qui les enchaînait ne pouvait être rompu par l’un sans que l’autre ne s’en aperçût. Peut-être Romain voudrait-il profiter de l’évasion, et diminuer ainsi le chances de réussite.

Ce vieux forçat n’avait plus que dix-huit mois de fers. Aussi Pierre-Jean, en l’engageant à demeurer, lui démontra que, pour si peu, il ne devait pas risquer une augmentation de peine; mais Romain, qui voyait de l’argent au bout de tout cela, ne voulait entendre raison, et refusait de se prêter à toutes les imaginations de son camarade. Seulement, lorsque celui-ci parla de quelques milliers de francs qui pourraient bien attendre le vieux à sa sortie du bagne, le vieux commença de ne plus faire la sourde oreille, et de donner dans le idée de Pierre-Jean. La difficulté consistait à s’assurer du mode de payement; après de nombreux pourparlers, dans lesquels Romain montra un souverain mépris pour les promesses et les paroles d’honneur, il fut convenu qu’on lui fournirait d’avance quelques diamants, qu’il se chargeait de cacher en lieu sûr; pour le surplus, il consentait à se fier à la loyauté de Pierre-Jean, augmentée des intérêts de la somme au taux légal.

Alors celui-ci réfléchit au mode d’évasion. Son affaire était de quitter le port sans être aperçu; il fallait échapper aux regards exercée des factionnaires et des gardes-chiourme. Devait-il employer l’audace ou la ruse? L’une et l’autre peut-être! Une fois dans la campagne, avant que les brigades de gendarmerie fussent prévenues, il était facile d’en remontrer aux paysans et ceux que l’espoir de la prime rendrait plus actifs ou plus heureux ne résisteraient certainement pas à l’appât d’une somme supérieure.

Pierre-Jean trouva la nuit favorable à ses projets; il était condamné à terme, mais, au lieu d’être emprisonné dans un des vieux navires qui forment les bagnes flottants, par exception, il était renfermé dans les salles; en sortir était difficile; l’important était donc de n’y pas rentrer. Alors, les rades à peu près désertes lui offraient quelques chances de réussite, car il ne pouvait songer à quitter l’arsenal autrement que par la mer. La terre une fois gagnée, il appartenait à son protecteur de lui indiquer sa route.

Ainsi ramené par ses réflexions à compter sur l’inconnu, résolut-il d’attendre ses conseils, et de savoir si tout d’abord il ratifierait les promesses faites à Romain. Le temps s’écoulait donc lentement au gré de son impatience.

Le lendemain, le Marseillais venait droit à lui.

– Eh bien?

– Tout est convenu, monsieur, et si vous désirez m’être utile, tout ira bien.

– Que vous faut-il?

– J’ai promis trois mille francs à mon compagnon à sa sortie du bagne.

– Il les aura! Après?

– Mais il veut quelque chose de plus certain qu’une promesse, et demande des diamants comme acompte.

M. Bernardon examina s’il n’était pas surveillé, et laissa tomber son épinglette aux pieds du vieux forçat, qui la fit instantanément disparaître. En même temps, il remit un sac à Pierre-Jean.

– Voici, dit-il, de l’or et une lime des mieux trempées.

– Merci, monsieur. Où dois-je me sauver?

– Du côté de Notre-Dame-des-Maures,14 dans les montagnes.

– C’est dit!

– Quand partirez-vous?

– Ce soir. À la nage!

– Bien! Tachez d’aborder au cap de la Garonne.15 Vous trouverez là les déguisements nécessaires. Courage et prudence!

– Et reconnaissance, ajouta Pierre-Jean.

Les forçats retournèrent au travail. M. Bernardon, froid et impassible, examina fort attentivement les travaux de l’arsenal, et s’entretint longtemps avec deux célèbres galériens, qui le prirent pour un archiphilanthrope.

 

 

 

 

Chapitre IV

ierre-Jean s’étudia à paraître le plus tranquille des prisonniers; mais, en dépit de lui-même, un observateur attentif aurait été frappé de son agitation inaccoutumée. L’amour de la liberté soufflait dans son cœur, et y rallumait toutes ses ces espérances qui couvaient sous la cendre de la résignation. Il travailla même avec une ardeur insolite et faillit se trahir par trop de bonne volonté. L’indifférence était le meilleur masque.

Pour celer quelques instants son absence à la rentrée du soir, il imagina de se faire remplacer par un camarade près de son compagnon de chaîne. Un forçat chaussette – ainsi nommé du léger anneau qu’il porte à la jambe – n’ayant plus que quelques jours à rester au bagne, et comme tel découplé, entra pour trois pièces d’or dans les idées de Pierre-Jean; il consentit à rattacher à son pieds, pendant quelques minutes, la chaîne de ce dernier, après sa rupture.

Vers les sept heures du soir, Pierre-Jean profita d’un moment de repos pour scier son ferrement; grâce à la perfection de sa lime, et quoique cette manille fût d’une trempe particulière, il s’en acquitta promptement. Un peu avant la rentrée dans les salles, après avoir vu le chaussette prendre sa place, il se blottit derrière des pièces de bois.

Non loin de lui se trouvait une immense chaudière destinée à une frégate à vapeur; on l’avait mise à sécher devant l’atelier des machines. Ce vaste réservoir était placé sur sa base, et l’ouverture des fourneaux offrait au forçat un asile impénétrable; profitant d’un moment utile, il s’y glissa sans bruit, emportant un bout de madrier, qu’il avait creusé en forme de bonnet et percé de trous: il attendit.

La nuit vint à tomber; l’horloge sonna huit heures; et les forçats, abandonnant les travaux, se dirigèrent vers leurs prisons sous la conduite de gardes-chiourme. Le ciel chargé de nuages augmentait l’obscurité et favorisait Pierre-Jean. Lorsque l’arsenal fut désert, il sortit de sa cachette, et rampant en silence, se dirigea du côté des formes ou bassins de carénage, car il ne pouvait passer devant les bâtiments du bagne; de l’autre côté de la rade, la presqu’île de Cépet16 s’emplissait de ténèbres. Quelques adjudants erraient encore çà et là, aussi Pierre-Jean suspendait parfois sa marche horizontale et s’enfouissait dans de sombres cavités; heureusement, il avait pu rompre tous ses fers, et ses mouvements étaient muets et libres.

Il parvint enfin à la mer, en deçà de la Darse Neuve, mais non loin de l’ouverture qui donnait accès dans la rade. Son espèce de bonnet de bois à la main, il s’affala le long d’une corde, et disparut sans bruit sous les flots.

Quand il revint à leur surface, il se coiffa prestement de cette coiffure bizarre; sa tête disparaissait ainsi à tout regard, et les trous pratiqués d’avance lui permettaient de se diriger: on l’eût pris pour une bouée en dérive.

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Soudain un coup de canon retentit.

– C’est la fermeture du port, pensa-t-il.

Un second, un troisième éclatèrent!

– Le canon d’alarme! Ma fuite est découverte! Hardi!” Et Pierre-Jean, évitant avec soin l’approche de navires et la chaîne des ancres, s’avança dans la petite rade, du côté de la poudrière de Millau. La mer était un peu forte, mais, vigoureux nageur, il se sentait de force à aller loin. Ses habits, gênant sa marche, furent abandonnés à la dérive; son petit sac d’or était attaché sur sa poitrine.

Il arriva sans encombre jusqu’au milieu de la petite rade, et s’appuyant sur un corps mort, sorte de bouée en fer, il ôta avec précaution le bonnet qui le protégeait.

– Ouf! fit-il; cette promenade n’est qu’une partie de plaisir auprès de ce qu’il me reste à faire; en pleine mer, je n’ai pas de rencontre à craindre; mais il faut passer le goulet, et là, bon nombre d’embarcation vont de la grosse tour au fort de l’Aiguilette;17 ce sera bien le diable si je leur échappe. En attendant, orientons-nous, et ne mettons pas le diable de la partie tant qu’il n’y est pas.

Pierre-Jean, par la poudrière de la Goubnin et le fort Saint-Louis, releva sa direction exacte; il lui fallait filer en droite ligne et, pour n’être remarqué ni d’un côté ni de l’autre prendre le milieu de la passe.

 La tête abritée sous son appareil, il nagea silencieusement; le vent fraîchissait, et se confondant avec les bruits dangereux, pouvait tromper la finesse de son ouïe; aussi se tenait-il sur ses gardes, et, quelque importance qu’il y eût à être sorti de la Petite Rade, s’avançait-il lentement pour ne pas doter la fausse bouée qui le cachait d’une vitesse imprudente.

Une demi-heure s’écoula; son estime lui indiquait le rapprochement de la passe, lorsque sur la gauche il crut entendre un bruit de rames; il s’arrêta, prêta l’oreille, et attendit.

– Ohé! criait-on d’un canot. Quelles nouvelles?

– Rien de neuf! répondait-on d’une embarcation qui passait sur la droite de l’évadé.

– Jamais nous ne pourrons le retrouver!

– Mais est-il sûr qu’il soit parti par mer?

– Sans doute! On a repêché ses habits.

– Eh bien, nous courons risque d’aller jusqu’aux grandes Indes!

– Hardi! nageons ferme.

*  *  *

Les embarcations se séparèrent. Pierre-Jean était activement poursuivi. Profitant de l’éloignement des canots de la marine, il hasarda quelques brasses vigoureusement allongée, et fila rapidement vers le goulet, luttant contre les vagues et le désespoir qui grossissaient autour de lui.

– Oh! si j’étais en pleine mer!

Conçoit-on l’horrible position de cet homme? La pleine mer! C’était la mort, et il la préférait encore au bagne! Quelle ténacité! Quelle puissance de caractère on trouve parfois chez ces malheureux! On répète souvent qu’une telle énergie appliquée au bien accomplirait de grandes choses: oui, mais cette force est en dehors de la nature. Pour la produire, il a fallu de terribles aspirations vers la liberté. Dans la placidité ordinaire de la vie, ces gens seraient demeurés vains, inertes, impuissants. La société avait repoussé ces malheureux; ils s’y étaient heurtés, et le choc en faisait jaillir des étincelles.

Parfois des cris retentissaient à l’oreille de Pierre-Jean; les embarcations multipliaient leurs recherches sur la rade et devaient nécessairement concentrer leur surveillance sur le goulet. Pierre-Jean nageait toujours!

– Je me noierai plutôt! se dit-il.

Déjà la grosse tour et le fort de l’Aiguillette se dessinaient à ses yeux. Des torches couraient sur le rivage, comme des étoiles de mauvais augure; les brigades de gendarmerie étaient sur pied. Le fugitif ralentit sa marche et se laissa pousser par les vaques et le vent d’ouest qui le drossaient vers la mer.

Soudain une lueur éclaira les flots, et Pierre-Jean aperçut autour de lui trois ou quatre embarcations portant de torches allumées; il ne bougea plus, un faux mouvement pouvait le perdre.

– Eh, là-bas!

– Rien!

– A-t-on veillé du côté du Lazaret?

– Et du côté des batteries?

– Les soldats de marine sont prévenus.

– Ainsi, il n’a pu débarquer sur la côte.

– Impossible!

– En route!

Pierre-Jean respira. Les embarcations n’étaient pas à dix brasses de lui; il était forcé de nager perpendiculairement.

– Tiens! Qu’y a-t-il là-bas? cria un matelot.

– Quoi? répondit-on.

– Ce point noir qui nage!

– A milieu de nous?

– Oui?

– Ce n’est rien! une bouée en dérive.

– Eh bien, rattrapez-la!

Pierre-Jean fût prêt à plonger. Mais le sifflet d’un contremaître ce fit entendre.

– En route, les enfants! Nous avons autre chose à faire qu’à repêcher un bout de madrier. Allez de l’avant!

Et les embarcations continuèrent leur route. Le malheureux reprit courage; sa ruse n’était pas découverte! Les forces lui revinrent avec l’espoir. Une masse noire se dressait au loin.

– Qu’est cela? fit-il. La tour du Balaguier! Je serais sauvé si je parvenais là. Mais où suis-je?

Il se retourna vers la gauche et reconnut le fort Saint-Louis.

– C’est bien la tour! Après avoir passé la batterie, je serais en grande rade. Oh! La liberté! La liberté!

Soudain, il se trouva dans des ténèbres profondes. Un corps opaque interceptait à ses yeux la vue du fort! C’était une des dernières embarcations qui se heurta contre lui. Elle s’arrêta au choc et un des matelots se pencha par-dessus le bord.

– C’est une bouée. dit-il. En route!

Et le canot reprit sa marche. Fatalité! Une rame frappa la fausse bouée, la renversa, et avant que  l’évadé pût songer à disparaître, sa tête rasée se montra au-dessus le bord!

– Nous le tenons! s’écrièrent les marins. Hardi là!

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Pierre-Jean plongea, et pendant que les sifflets appelaient de toutes parts les embarcations dispersées, il nagea entre deux eaux du côté de la plage du Lazaret. Il s’éloignait ainsi du lieu de rendez-vous, car cette plage est située à gauche en entrant de la grande rade, tandis que le cap de la Garonne s’avance sur la droite; mais il espérait donner le change à ses poursuivants, en se dirigeant du côté le moins propice à son évasion.

Cependant, l’endroit désigné par le Marseillais devait être atteint. Après quelques brasses faites à l’opposé, il revint sur ses pas. Les embarcations se croisaient autour de lui. À chaque instant, il plongeait pour ne pas être reconnu. Enfin ses habiles manœuvres trompèrent les poursuivants; mai, il fallait arriver! Pierre-Jean se sentait défaillir, il perdait ses forces; plusieurs fois ses yeux se fermèrent, et son cerveau s’emplit de tournoiements vertigineux; plusieurs fois ses mains se détendirent, et ses pieds alourdis s’enfoncèrent vers l’abîme; mais la providence et les vagues le prenant en pitié le jetèrent évanoui sur le rivage du cap de la Garonne. Un homme était penché sur lui lorsqu’il reprit ses sens, et lui faisait boire quelques gorgées d’eau-de-vie.

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– Vous êtes sauvé, lui dit-il. Vêtu d’habits étrangers, et coiffé d’une perruque, vous arriverez aisément à Notre-Dame-des-Maures, dans les montagnes de l’Anti. Partez vite! Je vais allumer une torche et surveiller la plage; on ne croira pas que vous êtes débarqué ici.

Ma foi, Pierre-Jean s’élança dans la direction indiquée; au bout de quelque temps, il tomba à genoux, pria pour sa mère, et s’enfuit d’un pas précipité.

 

 

 

 

Chapitre V

e pays situé à l’est de Toulon, hérissé de bois et de montagnes, sillonné de ravins et de cours d’eau, offrait au fugitif de nombreuses chances de salut. Ces terrain souvent arpentés par lui n’avaient point de retraites qui lui fussent étrangères. Il ne désespéra plus d’être complètement sauvé, et ses réflexions se reportèrent sur ce généreux protecteur dont il ne pouvait deviner le but. Ce Marseillais avait-il besoin d’un homme entreprenant, décidé à tout, ayant le cœur au bout de bras, qu’il était allé choisir au bagne? Mais Pierre-Jean avait juré de se refuser à tout mauvais  coup, et de fuir les indignes propositions comme il avait fui les galères.

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Il était dix heures du soir, lorsqu’il s’aventura parmi les montagnes de la Garonne: évitant de suivre les sentiers battus, se jetant dans les fossés et le taillis lorsqu’un pas d’homme ou le bruit d’une charrette résonnaient au milieu du silence, il employait toute la circonspection d’un malfaiteur qui va tenter un crime; seulement sa prudence était honnêtement habillée. Quoique son déguisement le rendît méconnaissable, il redoutait une inspection trop familière et son costume provençal pouvait avoir quelque chose d’emprunté. Outre le brigades de gendarmerie qui sont sur pied dès les avertissements du canon d’alarme, le forçat évadé rencontre un ennemi intraitable dans chaque paysan; les  raisons sécurité et les motifs pécuniaires ajoutent à l’acuité de leur regard, à la rapidité de leur jambes et à la vigueur de leurs bras. Si le fugitif est aperçut, il est reconnu, car il lui reste toujours quelque infirmité physique ou morale, soit qu’habitué au poids des fers, il traîne un peu la jambe gauche, soit qu’un trouble délateur lui monte au visage.

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Cependant, Pierre-Jean arriva sain et sauf à la Grande-Bastide. Un bouteille de vin et une tranche de lard lui furent servis dans une auberge, où il entra avec le plus d’assurance possible. Il eut soin de payer sa dépense en gros sols.18 Fort à propos restauré, et craignant les imprudences du sommeil, il se mit en marche. Après avoir suivi quelque temps la route de Saint-Vincent, par prudence il la laissa sur la droit, et, sans avoir rencontré âme qui vive, parvint au village de Roubeaux, qu’il jugea fort inutile de traverser.

Un moment, il songea à fuir de lieu du rendez-vous, toujours tracassé par la perspective d’un mauvaise affaire: mais sa confiance l’emporta sur ses craintes, et remontant vers le nord, abandonnant Hyères sur sa droite, il rentra une seconde fois dans les montagnes.

Le jour commençait à poindre: et dès lors, ne pas se laisser examiner de près, ne pas éviter les regards éloignés, suivre les grandes routes, marcher droit et le plus honnêtement possible, telle fut sa ligne de conduite. Sur ce, rajustant sa perruque et boutonnant son gilet, il fila d’un pas délibéré.

Ses réflexions l’absorbaient depuis quelques instants, lorsqu’il crut entendre le pas de plusieurs chevaux. Il monta sur un talus pour observer au loin. La courbe du chemin l’empêcha de rien voir: mais il ne pouvait s’être trompé, et, se couchant l’oreille contre terre, il saisit distinctement le bruit qui l’avait frappé.

À l’instant, et avant qu’il pût se relever, trois paysans se précipitèrent sur lui: soudain, il était bâillonné, lié par les mains et ses assaillants le forçaient à revenir sur ses pas.

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Deux gendarmes à cheval débouchaient alors sur la route; ils arrivèrent près des paysans, et l’un d’eux les interrogea.

– Un forçat évadé, gendarme, un forçat évadé que nous venons de prendre!

– Oh! Oh! fit un gendarme; celui de cette nuit?

– Ça se peut bien, mais, lui ou un autre, nous le tenons!

– Une bonne prime pour vous!

– Ma foi, ce n’est pas de refus! Ses habits n’appartiennent pas à la chiourme, on nous les donnera par-dessus le marché.

– Avez-vous besoin de nous? demanda l’un des gendarmes.

– Ah! parbleu, non! Il est solidement amarré, et nous le mènerons bien tout de même!

– C’est au mieux, répondit le gendarme, car nous suivons une piste, et ça dérangerait notre tournée.

– Allons! Au revoir, et bonne chance!

Les gendarmes continuèrent leur route, et les paysans s’en furent en sens inverse. Pierre-Jean était anéanti, et marchait machinalement. Lié et bâillonné, il ne pouvait pas même tenter de corrompre ses gardiens. Lorsque les gendarmes eurent disparu, les paysans, quittant la grande route, prirent par des chemins déserts et, après une longue marche, pendant laquelle ils n’adressèrent pas la parole à Pierre-Jean, atteignirent la rivière de Gapau. Pendant qu’ils la traversaient sur un bac, le malheureux fugitif voulut se précipiter à l’eau; mais retenu par des mains vigoureuses, il dut renoncer à toute tentative de suicide.

Ces paysans évitaient, eux aussi, les grands chemins, et bientôt ils se trouvèrent au milieu des montagnes. Pierre-Jean ne comprit rien à leurs façons d’agir. C’étaient les montagnes de l’Anti. Ils tournaient le dos à Toulon et devaient être fort rapprochés de Notre-Dame-des-Maures. En effet, la Teste des Caneaux s’offrait bientôt à eux; ils tournèrent ce village et parvinrent à la grande route. Un homme était de l’autre côté, et semblait les attendre. Pierre-Jean fut mené à cet homme; c’était M. Bernardon. Le prisonnier voulut faire un geste, mais le Marseillais marcha devant, prit la conduite de la troupe, qui ne tarda pas à atteindre une petite maison écartée du bourg de Notre-Dame-des-Maures.

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Pierre-Jean fut introduit dans une salle basse où se trouvait une vieille femme. M. Bernardon le suivit avec les trois paysans, et le fugitif fut délivré de ses liens.

– Que me veut-on? C’est mal, monsieur, dit-il au Marseillais.

– Ces hommes me sont dévoués, répondit M. Bernardon; s’ils n’avaient pas feint de vous ramener à Toulon, les gendarmes vous arrêtaient, et vous étiez perdu!

Pierre-Jean ne comprenait plus rien. Sur un signe, il s’assit et M. Bernardon lui dit:

– Écoutez. Il y a trois ans, Pierre-Jean sortait du bagne, où il venait d’achever sa peine, car il avait été condamné à cinq ans de galère. L’heure de la liberté avait enfin sonné pour lui; muni de son passeport, vêtu d’un pantalon de drap, d’une chemise neuve et d’un chapeau ciré, il quittait le bagne et suivait à peu près la même route qu’aujourd’hui. Sa fortune montait à une cinquantaine de francs, pauvre pécule qu’il avait amassé sol par sol. Certainement il ne pensait pas à mal; un jour d’égarement, il avait failli, mais son châtiment sévère, loin de le corrompre, en le mêlant aux scélérats de toutes sortes, l’avait amené à de bonnes et sérieuses  réflexions; il voulait revoir sa vieille mère, la soutenir de tout son travail, et l’aimer de tout son cœur. Aussi, son pas était rapide et joyeux, car il l’éloignait du bagne et le ramenait au pays. Seulement, il rougissait bien quand les gendarmes l’obligeaient à dérouler ce passeport jaune qu’une loi trop cruelle affiche sur le forçat libéré. Après une longue marche, ayant atteint ce village de Notre-Dame-des-Maures, il s’arrêta dans cette maison même. Une vieille femme s’y trouvait – et cette vieille femme, la voici! Elle pleurait seule dans un coin, et se tordait les bras de désespoir. Pierre-Jean voulut connaître la cause de sa douleur: „Hélas, dit-elle, mon fils est loin de moi, il a passé les mers pour s’enrichir, et me tirer de peine; mais voici que depuis son départ les malheurs se sont accumulés sur ma tête, les charges ont augmenté, les mauvaises récoltes sont survenues, et faute d’une somme de cinquante francs, les gens de loi vont vendre ma pauvre chaumière!” Il paraît que chez cette vieille femme, il y avait l’éloquence des larmes et de la vérité; l’huissier pouvait venir d’un instant à l’autre, et la jeter sur la grande route! Pierre-Jean aimait bien sa mère; Jeanne Renaud, malheureuse et âgée aussi, s’était peut-être trouvée dans un semblable dénuement, et le devoir de toute âme charitable avait été de la secourir; il possédait cinquante francs pour tout avoir, et les donna à la bonne femme. Pierre-Jean avait fait une bonne action; il sortit fier de son cœur et content de lui; à ce moment, l’huissier entrait dans la chaumière. Tout en cheminant, et sans aucunement regretter sa compassion, Pierre-Jean calculait que s’il avait eu cent francs, il lui en serait demeuré cinquante, cinquante bien utiles, autant pour achever son voyage, car il allait loin, que pour subvenir aux premiers besoins de son existence, car sa mère était pauvre! Aussi bien, il était malaisé de trouver du travail, quand on verrait d’où venait Pierre-Jean! Or, voici que l’huissier, satisfait du paiement de la vieille femme, à laquelle il avait donné quittance de son argent, vint à passer comme il retournait chez lui. Je ne sais quelle mauvaise inspiration saisit Pierre-Jean, mais sans dépouiller autrement l’huissier, il rentra dans la possession de ses cinquante francs, ni plus, ni moins, et pensant que la bonne action rachèterait la mauvaise, il continua son chemin! Mais avant d’avoir revu sa mère, dénoncé et poursuivi pour vol sur la personne de l’huissier, il était de nouveau traduit en cour d’assises et condamné à dix ans de fer! – Pauvre homme, il était à plaindre, car sa vieille mère mourait bientôt sans avoir embrassé son fils!

M. Bernardon s’arrêta; Pierre-Jean sentait de grosses larmes mouiller ses yeux. Le Marseillais prit la main de la vieille femme et la mit dans celle de Pierre-Jean.

– Voici ma mère, lui dit-il, et vous l’avez sauvée! Nous avons prié tous les deux pour la vôtre!

Pierre-Jean tomba à genoux, M. Bernardon le releva.

– Mon ami, aujourd’hui même nous retournons à Marseille; un de mes navires vous conduira dans le Nouveau Monde. Prenez cet argent qui vous mettra pour jamais à l’abri du besoin! Cependant, jurez-moi de travailler.

– Je vous le jure, monsieur, ne fût-ce que pour me réhabiliter à mes yeux!

M. Bernardon lui serra la main, en disant:

– Il y a bien longtemps que pour moi vous êtes honnête homme!

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Le soir même, en compagnie du négociant et de sa mère, Pierre-Jean arrivait à Marseille, et, le lendemain, le trois-mâts la Cérès, de sept cents tonneaux, ayant reçu le nouveau passager qu’elle attendait, voguait toutes voiles dehors, vers le détroit de Gibraltar.

FIN

 

Przypisy 

1 Chiourme - l’ensemble des forçats d’un bagne; ici, le bagne lui-même.

2 Ou darce: bassin abrité dans un port méditerranéen.

3Terme de marine: se dit du travail des forçats qui sont hors du bagne, employés aux travaux du port.

4Terme péjoratif pour désigner le gardien.

5Cheville plate destinée à immobiliser le boulon.

6Bas-officier des bagnes chargé de la garde des forçats.

7Presqu’île face à la rade de Toulon.

8Corde dont on se sert pour le halage des bateaux.

9(Vraisemblablement): étoffe grossière.

10De quatre à onze kilogrammes.

11 Treuil dont l’axe est vertical.

12Je tends, raidis.

13Environ 16 centimètres.

14À une vingtaine de kilomètres, à vol d’oiseau, à l’est de Toulon.

15Actuellement cap de Carqueiranne, pointe est de la Grande Rade de Toulon.

16Actuellement presqu’île de Saint-Mandrier.

17Le fort de l’Aiguilette, à l’ouest, et la Tour Royale, à l’est, commandent l’entrée de la Petite Rade.

18Pièces de monnaie.