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Jules Verne

 

Robur-le-Conquérant

 

(Chapitre VVI-X)

 

 

45 dessins par Benett

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre VII

Dans lequel Uncle Prudent et Phil Evans 
refusent encore de se laisser convaincre.

 

e président du Weldon-Institute était stupéfait, son compagnon abasourdi. Mais ni l’un ni l’autre ne voulurent rien laisser paraître de cet ahurissement si naturel.

Le valet Frycollin, lui, ne dissimulait pas son épouvante à se sentir emporté dans l’espace à bord d’une pareille machine, et il ne cherchait point à s’en cacher.

Pendant ce temps, les hélices suspensives tournaient rapidement au-dessus de leurs têtes. Si considérable que fût alors cette vitesse de rotation, elle eût pu être triplée pour le cas où l’Albatros aurait voulu atteindre de plus hautes zones.

Quant aux deux propulseurs, lancés à une allure assez modérée, ils n’imprimaient à l’appareil qu’un déplacement de vingt kilomètres à l’heure.

En se penchant en dehors de la plate-forme, les passagers de l’Albatros purent apercevoir un long et sinueux ruban liquide qui serpentait, comme un simple ruisseau, à travers un pays accidenté, au milieu de l’étincellement de quelques lagons obliquement frappés des rayons du soleil. Ce ruisseau, c’était un fleuve, et l’un des plus importants de ce territoire. Sur la rive gauche se dessinait une chaîne montagneuse dont la prolongation allait à perte de vue.

«Et nous direz-vous où nous sommes? demanda Uncle Prudent d’une voix que la colère faisait trembler.

– Je n’ai point à vous l’apprendre, répondit Robur.

– Et nous direz-vous où nous allons? ajouta Phil Evans.

– A travers l’espace.

– Et cela va durer?…

– Le temps qu’il faudra.

– S’agit-il donc de faire le tour du monde? demanda ironiquement Phil Evans.

– Plus que cela, répondit Robur.

– Et si ce voyage ne nous convient pas?… répliqua Uncle Prudent.

– Il faudra qu’il vous convienne!

Voilà un avant-goût de la nature des relations qui aillaient s’établir entre le maître de l’Albatros et ses hôtes, pour ne pas dire ses prisonniers. Mais, manifestement, il voulut tout d’abord leur donner le temps de se remettre, d’admirer le merveilleux appareil qui les emportait dans les airs, et, sans doute, d’en complimenter l’inventeur. Aussi affecta-t-il de se promener d’un bout à l’autre de la plate-forme. Libre à eux d’examiner le dispositif des machines et l’aménagement de l’aéronef, ou d’accorder toute attention au paysage dont le relief se déployait au-dessous d’eux.

«Uncle Prudent, dit alors Phil Evans, si je ne me trompe, nous devons planer sur la partie centrale du territoire canadien. Ce fleuve qui coule dans le nord-ouest, c’est le Saint-Laurent. Cette ville que nous laissons en arrière, c’est Québec.»

C’était, en effet, la vieille cité de Champlain, dont les toits de fer-blanc éclataient au soleil comme des réflecteurs. L’Albatros s’était donc élevé jusqu’au quarante-sixième degré de latitude nord – ce qui expliquait l’avance prématurée du jour et la prolongation anormale de l’aube.

Oui, reprit Phil Evans, voilà bien la ville en amphithéâtre, la colline qui porte sa citadelle, ce Gibraltar de l’Amérique du Nord! Voici les cathédrales an glaise et française! Voici la douane avec son dôme surmonté du pavillon britannique!

Phil Evans n’avait pas achevé que déjà la capitale du Canada commençait à se réduire dans le lointain. L’aéronef entrait dans une zone de petits nuages, qui dérobèrent peu à peu la vue du sol.

Robur, voyant alors que le président et le secrétaire du Weldon-Institute reportaient leur attention sur l’aménagement extérieur de l’Albatros s’approcha et dit:

«Eh bien, messieurs, croyez-vous à la possibilité de la locomotion aérienne au moyen des appareils plus lourds que l’air?»

Il eût été difficile de ne pas se rendre à l’évidence. Cependant Uncle Prudent et Phil Evans ne répondirent pas.

«Vous vous taisez? reprit l’ingénieur. Sans doute, c’est la faim qui vous empêche de parler!… Mais, si je me suis chargé de vous transporter dans l’air, croyez que je ne vous nourrirai pas de ce fluide peu nutritif. Votre premier déjeuner vous attend.»

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Comme Uncle Prudent et Phil Evans sentaient la faim les aiguillonner vivement, ce n’était pas le cas de faire des cérémonies. Un repas n’engage à rien, et lorsque Robur les aurait remis à terre, ils comptaient bien reprendre vis-à-vis de lui leur entière liberté d’action.

Tous deux furent alors conduits vers le roufle de l’arrière, dans un petit «dining-room». Là se trouvait une table proprement servie, à laquelle ils devaient manger à part pendant le voyage. Pour plats, différentes conserves, et, entre autres, une sorte de pain, composé en parties égales de farine et de viande réduite en poudre, relevée d’un peu de lard, lequel, bouilli dans l’eau, donne un potage excellent; puis, des tranches de jambon frit, et du thé pour boisson.

De son côté, Frycollin n’avait pas été oublié. À l’avant, il avait trouvé une forte soupe de ce pain. En vérité, il fallait qu’il eût belle faim pour manger, car ses mâchoires tremblaient de peur et auraient pu lui refuser tout service.

«Si ça cassait! Si ça cassait!» répétait le malheureux nègre.

De là, des transes continuelles. Qu’on y songe! Une chute de quinze cents mètres qui l’aurait réduit à l’état de pâtée!

Une heure après, Uncle Prudent et Phil Evans reparurent sur la plate-forme. Robur n’y était plus. À l’arrière, l’homme de barre, dans sa cage vitrée, l’œil fixé sur la boussole, suivait imperturbablement, sans une hésitation, la route donnée par l’ingénieur.

Quant au reste du personnel, le déjeuner le retenait probablement dans son poste. Seul, un aide-mécanicien, préposé à la surveillance des machines, se promenait d’un roufle à l’autre.

Cependant, si la vitesse de l’appareil était grande, les deux collègues n’en pouvaient juger qu’imparfaitement, bien que l’Albatros fût alors sorti de la zone des nuages et que le sol se montrât à quinze cents mètres au-dessous.

«C’est à n’y pas croire! dit Phil Evans.

– N’y croyons pas!» répondit Uncle Prudent.

Ils allèrent alors se placer à l’avant et portèrent leurs regards vers l’horizon de l’ouest.

«Ah! une autre ville! dit Phil Evans.

– Pouvez-vous la reconnaître?

– Oui! Il me semble bien que c’est Montréal.

– Montréal?… Mais nous n’avons quitté Québec que depuis deux heures tout au plus!

– Cela prouve que cette machine se déplace avec une rapidité d’au moins vingt-cinq lieues à l’heure.

En effet, c’était la vitesse de l’aéronef, et, si les passagers ne se sentaient pas incommodés, c’est qu’ils marchaient alors dans le sens du vent. Par un temps calme, cette vitesse les eût considérablement gênés, puisque c’est à peu près celle d’un express. Par vent contraire, il aurait été impossible de la supporter.

Phil Evans ne se trompait pas. Au-dessous de l’Albatros apparaissait Montréal, très reconnaissable au Victoria-Bridge, pont tubulaire jeté sur le Saint-Laurent comme le viaduc du railway sur la lagune de Venise. Puis, on distinguait ses larges rues, ses immenses magasins, les palais de ses banques, sa cathédrale, basilique récemment construite sur le modèle de Saint-Pierre de Rome, enfin le Mont-Royal, qui domine l’ensemble de la ville et dont on a fait un parc magnifique.

Il était heureux que Phil Evans eût déjà visité les principales villes du Canada. Il put ainsi en reconnaître quelques-unes sans questionner Robur. Après Montréal, vers une heure et demie du soir, ils passèrent sur Ottawa dont les chutes, vues de haut, ressemblaient à une vaste chaudière en ébullition qui débordait en bouillonnements de l’effet le plus grandiose.

«Voilà le palais du Parlement», dit Phil Evans.

Et il montrait une sorte de joujou de Nuremberg, planté sur une colline. Ce joujou, avec son architecture polychrome, ressemblait au Parliament-House de Londres, comme la cathédrale de Montréal ressemblait à Saint-Pierre de Rome. Mais peu importait, il n’était pas contestable que ce fût Ottawa.

Bientôt cette cité ne tarda pas à se rapetisser à l’horizon et ne forma plus qu’une tache lumineuse sur le sol.

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Il était deux heures à peu près, lorsque Robur reparut. Son contremaître, Tom Turner, l’accompagnait. Il ne lui dit que trois mots. Celui-ci les transmit aux deux aides, postés dans les ronfles de l’avant et de l’arrière. Sur un signe, le timonier modifia la direction de l’Albatros, de manière à porter de deux degrés au sud-ouest. En même temps, Uncle Prudent et Phil Evans purent constater qu’une vitesse plus grande venait d’être imprimée aux propulseurs de l’aéronef.

En réalité, cette vitesse aurait pu être doublée encore et dépasser tout ce qu’on a obtenu jusqu’ici des plus rapides engins de locomotion terrestre.

Qu’on en juge! Les torpilleurs peuvent faire vingt-deux nœuds ou quarante kilomètres à l’heure; les trains sur les railways anglais et français, cent; les bateaux à patins sur les rivières glacées des États-Unis, cent quinze; une machine, construite dans les ateliers de Patterson, à roue d’engrenage, en a fait cent trente sur la ligne du lac Erié, et une autre locomotive, entre Trenton et Jersey, cent trente-sept.

Or, l’Albatros, avec le maximum de puissance de ses propulseurs, pouvait se lancer à raison de deux cents kilomètres à l’heure, soit près de cinquante mètres par seconde.

Eh bien, cette vitesse est celle de l’ouragan qui déracine les arbres, celle d’un certain coup de vent qui, pendant l’orage du 21 septembre 1881, à Cahors, se déplaça à raison de cent quatre-vingt-quatorze kilomètres. C’est la vitesse moyenne du pigeon voyageur, laquelle n’est dépassée que par le vol de l’hirondelle ordinaire (67 mètres à la seconde), et par celui du martinet (89 mètres).

En un mot, ainsi que l’avait dît Robur, l’Albatros, en développant toute la force de ses hélices, eût pu faire le tour du monde en deux cents heures, c’est-à-dire en moins de huit jours!

Que le globe possédât à cette époque quatre cent cinquante mille kilomètres de voies ferrées – soit onze fois le tour de la terre à l’Équateur – peu lui importait, à cette machine volante. N’avait-elle pas pour point d’appui tout l’air de l’espace?

Est-il besoin de l’ajouter, maintenant? Ce phénomène dont l’apparition avait tant intrigué le public des deux mondes, c’était l’aéronef de l’ingénieur. Cette trompette qui jetait ses éclatantes fanfares au milieu des airs, c’était celle du contremaître Tom Turner. Ce pavillon, planté sur les principaux monuments de l’Europe, de l’Asie et de l’Amérique, c’était le pavillon de Robur-le-Conquérant et de son Albatros.

Et si, jusqu’alors, l’ingénieur avait pris quelques précautions pour qu’on ne le reconnût pas, si, de préférence, il voyageait la nuit en s’éclairant parfois de ses fanaux électriques, si, pendant le jour, il disparaissait au-dessus de la couche des nuages, il semblait maintenant ne plus vouloir cacher le secret de sa conquête. Et, s’il était venu à Philadelphie, s’il s’était présenté dans la salle des séances du Weldon-Institute, n’était-ce pas pour faire part de sa prodigieuse découverte, pour convaincre ipso facto les plus incrédules?

On sait comment il avait été reçu, et l’on verra quelles représailles il prétendait exercer sur le président et le secrétaire dudit club.

Cependant Robur s’était approché des deux collègues. Ceux-ci affectaient absolument de ne marquer aucune surprise de ce qu’ils voyaient, de ce qu’ils expérimentaient malgré eux. Évidemment, sous le crâne de ces deux têtes anglo-saxonnes s’incrustait un entêtement qui serait dur à déraciner.

De son côté, Robur ne voulut pas même avoir l’air de s’en apercevoir, et, comme s’il eût continué une conversation, qui pourtant était interrompue depuis plus de deux heures:

«Messieurs, dit-il, vous vous demandez, sans doute, si cet appareil, merveilleusement approprié pour la locomotion aérienne, est susceptible de recevoir une plus grande vitesse? Il ne serait pas digne de conquérir l’espace s’il était incapable de le dévorer. J’ai voulu que l’air fût pour moi un point d’appui solide, et il l’est. J’ai compris que, pour lutter contre le vent, il n’y avait tout simplement qu’à être plus fort que lui, et je suis plus fort. Nul besoin de voiles pour m’entraîner, ni de rames ni de roues pour me pousser, ni de rails pour me faire un chemin plus rapide. De l’air, et c’est tout. De l’air qui m’entoure ainsi que l’eau entoure le bateau sous-marin, et dans lequel mes propulseurs se vissent comme les hélices d’un steamer. Voilà comment j’ai résolu le problème de l’aviation. Voilà ce que ne fera jamais le ballon ni tout autre appareil plus léger que l’air.

Mutisme absolu des deux collègues – ce qui ne déconcerta pas un instant l’ingénieur. Il se contenta de sourire à demi et reprit sous forme interrogative:

«Peut-être vous demandez-vous encore si, à ce pouvoir qu’il a de se déplacer horizontalement, l’Albatros joint une égale puissance de déplacement vertical, en un mot, si, même quand il s’agit de visiter les hautes zones de l’atmosphère, il peut lutter avec un aérostat? eh bien, je ne vous engage pas à faire entrer le Go ahead en lutte avec lui.»

Les deux collègues avaient tout bonnement haussé les épaules. C’est là, peut-être, qu’ils attendaient l’ingénieur.

Robur fit un signe. Les hélices propulsives s’arrêtèrent aussitôt. Puis, après avoir couru sur son erre pendant un mille encore, l’Albatros demeura immobile.

Sur un second geste de Robur, les hélices suspensives se murent alors avec une rapidité telle qu’on aurait pu la comparer à celle des sirènes dans les expériences d’acoustique. Leur frrr monta de près d’une octave dans l’échelle des sons, en diminuant d’intensité toutefois à cause de la raréfaction de l’air, et l’appareil s’enleva verticalement comme une alouette qui jette son cri aigu à travers l’espace.

«Mon maître? Mon maître!… répétait Frycollin. Pourvu que ça ne casse pas!»

Un sourire de dédain fut toute la réponse de Robur. En quelques minutes, l’Albatros eut atteint deux mille sept cents mètres, ce qui étendait le rayon de vue à soixante-dix milles, – puis quatre mille mètres, ce qu’indiqua le baromètre en tombant à 480 millimètres.

Alors, expérience faite, l’Albatros redescendit. La diminution de la pression des hautes couches amène de l’oxygène dans l’air et, par suite, dans le sang. C’est la cause des graves accidents qui sont arrivés à certains aéronautes. Robur jugeait inutile de s’y exposer.

L’Albatros revint donc à la hauteur qu’il semblait tenir de préférence, et ses propulseurs, remis en marche, l’entraînèrent avec une rapidité plus grande vers le sud-ouest.

«Maintenant, messieurs, si c’est cela que vous vous demandiez, dit l’ingénieur, vous pourrez vous répondre.»

Puis, se penchant au-dessus de la rambarde, il resta absorbé dans sa contemplation.

Lorsqu’il releva la tête, le président et le secrétaire du Weldon-Institute étaient devant lui.

«Ingénieur Robur, dit Uncle Prudent, qui essayait en vain de se maîtriser, nous ne nous sommes rien demandé de ce que vous paraissez croire. Mais nous vous ferons une question à laquelle nous comptons que vous voudrez bien répondre.

– Parlez.

– De quel droit nous avez-vous attaqués à Philadelphie, dans le parc de Fairmont? De quel droit nous avez-vous enfermés dans cette cellule? De quel droit nous emportez-vous, contre notre gré, à bord de cette machine volante?

– Et de quel droit, messieurs les ballonistes, repartit Robur, de quel droit m’avez-vous insulté, hué, menacé, dans votre club, au point que je m’étonne d’en être sorti vivant?

– Interroger n’est pas répondre, reprit Phil Evans, et je vous répète: de quel droit?…

– Vous voulez le savoir?

– S’il vous plaît.

– Eh bien, du droit du plus fort!

– C’est cynique!

– Mais cela est!

– Et pendant combien de temps, citoyen ingénieur, demanda Uncle Prudent, qui éclata à la fin, pendant combien de temps avez-vous la prétention d’exercer ce droit?

– Comment, messieurs, répondit ironiquement Robur, comment pouvez-vous me faire une question pareille, quand vous n’avez qu’à baisser vos regards pour jouir d’un spectacle sans pareil au monde!

L’Albatros se mirait alors dans l’immense glace du lac Ontario. Il venait de traverser le pays si poétiquement chanté par Cooper. Puis, il suivit la côte méridionale de ce vaste bassin et se dirigea vers la célèbre rivière qui lui verse les eaux du lac Erié, en les brisant sur ses cataractes.

Pendant un instant, un bruit majestueux, un grondement de tempête monta jusqu’à lui. Et, comme si quelque brume humide eût été projetée dans les airs, l’atmosphère se rafraîchit très sensiblement.

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Au-dessous, en fer à cheval, se précipitaient des masses liquides. On eût dit une énorme coulée de cristal, au milieu des mille arcs-en-ciel que produisait la réfraction, en décomposant les rayons solaires. C’était d’un aspect sublime.

Devant ces chutes, une passerelle, tendue comme un fil, reliait une rive à l’autre. Un peu au-dessous, à trois milles, était jeté un pont suspendu, sur lequel rampait alors un train qui allait de la rive canadienne à la rive américaine.

«Les cataractes du Niagara!» s’écria Phil Evans.

Et ce cri lui échappa, tandis que Uncle Prudent faisait tous ses efforts pour ne rien admirer de ces merveilles.

Une minute après, l’Albatros avait franchi la rivière qui sépare les États-Unis de la colonie canadienne, et il se lançait au-dessus des vastes territoires du Nord-Amérique.

 

 

Chapitre VIII

Ou l’on verra que Robur se décide à répondre 
à l’importante question qui lui est posée.

 

’était dans une des cabines du roufle de l’arrière que Uncle Prudent et Phil Evans avaient trouvé deux excellentes couchettes, du linge et des habits de rechange en suffisante quantité, des manteaux et des couvertures de voyage. Un transatlantique ne leur eût point offert plus de confort. S’ils ne dormirent pas tout d’un somme, c’est qu’ils le voulurent bien, ou du moins que de très réelles inquiétudes les en empêchèrent. En quelle aventure étaient-ils embarqués? A quelle série d’expériences avaient-ils été invites inviti, si l’on permet ce rapprochement de mots français et latin? Comment l’affaire se terminerait-elle, et, au fond, que voulait l’ingénieur Robur? Il y avait là de quoi donner à réfléchir.

Quant au valet Frycollin, il était logé, à l’avant, dans une cabine contiguë à celle du maître coq de l’Albatros. Ce voisinage ne pouvait lui déplaire. Il aimait à frayer avec les grands de ce monde. Mais, s’il finit par s’endormir, ce fut pour rêver de chutes successives, de projections à travers le vide, qui firent de son sommeil un abominable cauchemar.

Et, cependant, rien ne fut plus calme que cette pérégrination au milieu d’une atmosphère dont les courants s’étaient apaisés avec le soir. En dehors du bruissement des ailes d’hélices, pas un bruit dans cette zone. Parfois, un coup de sifflet que lançait quelque locomotive terrestre en courant les rails-roads, ou des hurlements d’animaux domestiques. Singulier instinct! ces êtres terrestres sentaient la machine volante passer au-dessus d’eux et jetaient des cris d’épouvante à son passage.

Le lendemain, 14 juin, à cinq heures, Uncle Prudent et Phil Evans se promenaient sur la plate-forme, on pourrait dire sur le pont de l’aéronef. Rien de changé depuis la veille l’homme de garde à l’avant, le timonier à l’arrière.

Pourquoi un homme de garde? Y avait-il donc quelque choc à redouter avec un appareil de même sorte? Non, évidemment. Robur n’avait pas encore trouvé d’imitateurs. Quant à rencontrer quelque aérostat planant dans les airs, cette chance était tellement minime qu’il était permis de n’en point tenir compte. En tout cas, c’eût été tant pis pour l’aérostat – le pot de fer et le pot de terre. L’Albatros n’aurait rien eu à craindre d’une semblable collision.

Mais, enfin, pouvait-elle se produire? Oui! Il n’était pas impossible que l’aéronef se mît à la côte comme un navire, si quelque montagne, qu’il n’eût pu tourner ou dépasser, eût barré sa route. C’étaient là les écueils de l’air, et il devait les éviter comme un bâtiment évite des écueils de la mer.

L’ingénieur, il est vrai, avait donné la direction ainsi que fait un capitaine, en tenant compte de l’altitude nécessaire pour dominer les hauts sommets du territoire. Or, comme l’aéronef ne devait pas tarder à planer sur un pays de montagnes, il n’était que prudent de veiller, pour le cas où il aurait quelque peu dévié de sa route.

En observant la contrée placée au-dessous d’eux, Uncle Prudent et Phil Evans aperçurent un vaste lac dont l’Albatros allait atteindre la pointe inférieure vers le sud. Ils en conclurent que, pendant la nuit, l’Erié avait été dépassé sur toute sa longueur. Donc, puisqu’il marchait plus directement à l’ouest, l’aéronef devait alors remonter l’extrémité du lac Michigan.

«Pas de doute possible! dit Phil Evans. Cet ensemble de toits à l’horizon, c’est Chicago!»

Il ne se trompait pas. C’était bien la cité vers laquelle rayonnent dix-sept railways, la reine de l’Ouest, le vaste réservoir dans lequel affluent les produits de l’Indiana, de l’Ohio, du Wisconsin, du Missouri, de toutes ces provinces qui forment la partie occidentale de l’Union.

Uncle Prudent, armé d’une excellente lorgnette marine qu’il avait trouvée dans son roufle, reconnut aisément les principaux édifices de la ville. Son collègue put lui indiquer les églises, les édifices publics, les nombreux «élévators» ou greniers mécaniques, l’immense hôtel Sherman, semblable à un gros dé à jouer, dont les fenêtres figuraient des centaines de points sur chacune de ses faces.

«Puisque c’est Chicago, dit Uncle Prudent, cela prouve que nous sommes emportés un peu plus à l’ouest qu’il ne conviendrait pour revenir à notre point de départ.

En effet, l’Albatros s’éloignait en droite ligne de la capitale de la Pennsylvanie.

Mais, si Uncle Prudent eût voulu mettre Robur en demeure de les ramener vers l’est, il ne l’aurait pu en ce moment. Ce matin-là, l’ingénieur ne semblait pas pressé de quitter sa cabine, soit qu’il y fût occupé de quelques travaux, soit qu’il y dormit encore. Les deux collègues durent donc déjeuner sans l’avoir aperçu.

La vitesse ne s’était pas modifiée depuis la veille. Étant donné la direction du vent qui soufflait de l’est, cette vitesse n’était pas gênante, et, comme le thermomètre ne baisse que d’un degré par cent soixante-dix mètres d’élévation, la température était très supportable. Aussi, tout en réfléchissant, en causant, en attendant l’ingénieur, Uncle Prudent et Phil Evans se promenaient-ils sous ce qu’on pourrait appeler la ramure des hélices, entraînées alors dans un mouvement giratoire tel que le rayonnement de leurs branches se fondait en un disque semi-diaphane.

L’État d’Illinois fut ainsi franchi sur sa frontière septentrionale en moins de deux heures et demie. On passa au-dessus du Père des Eaux, le Mississippi, dont les steam-boats à deux étages ne paraissaient pas plus grands que des canots. Puis, l’Albatros se lança sur l’Iowa, après avoir entrevu Iowa-City vers onze heures du matin.

Quelques chaînes de collines, des «bluffs», serpentaient à travers ce territoire, en obliquant du sud au nord-ouest. Leur médiocre altitude n’exigea aucun relèvement de l’aéronef. D’ailleurs, ces bluffs ne devaient pais tarder à s’abaisser pour faire place aux larges plaines de l’Iowa, étendues sur toute sa partie occidentale et sur le Nebraska, – prairies immenses qui se développent jusqu’au pied des Montagnes Rocheuses. Çà et là, nombreux rios, affluents ou sous-affluents du Missouri. Sur leurs rives, villes et villages, d’autant plus rares que l’Albatros s’avançait plus rapidement au-dessus du Far-West.

Rien de particulier ne se produisit pendant cette journée. Uncle Prudent et Phil Evans furent absolument livrés à eux-mêmes. C’est à peine s’ils aperçurent Frycollin, étendu à l’avant, fermant les yeux pour ne rien voir. Et cependant, il n’était pas en proie au vertige, comme on pourrait le penser. Faute de repères, ce vertige n’aurait pu se manifester ainsi qu’il arrive au sommet d’un édifice élevé. L’abîme n’attire pas quand on le domine de la nacelle d’un ballon ou de la plate-forme d’un aéronef, ou, plutôt, ce n’est pas un abîme qui se creuse au-dessous de l’aéronaute, c’est l’horizon qui monte et l’entoure de toutes parts.

À deux heures, l’Albatros passait au-dessus d’Omaha, sur la frontière du Nebraska, – Omaha-City, véritable tête de ligne de ce chemin de fer du Pacifique, longue traînée de rails de quinze cents lieues, tracée entre New York et San Francisco. Un moment, on put voir les eaux jaunâtres du Missouri, puis la ville, aux maisons de bois et de briques, posée au centre de ce riche bassin, comme une boucle à la ceinture de fer qui serre l’Amérique du Nord à sa taille. Sans doute aussi, pendant que les passagers de l’aéronef observaient tous ces détails, les habitants d’Omaha devaient apercevoir l’étrange appareil. Mais leur étonnement à le voir planer dans les airs ne pouvait être plus grand que celui du président et du secrétaire du Weldon-Institute de se trouver à son bord.

En tout cas, c’était là un fait que les journaux de l’Union allaient commenter. Ce serait l’explication de l’étonnant phénomène dont le monde entier s’occupait et se préoccupait depuis quelque temps.

Une heure après, l’Albatros avait dépassé Omaha. Il fut alors constant qu’il se relevait vers l’est, en s’écartant de la Platte-River dont la vallée est suivie par le Pacifique-railway à travers la Prairie. Cela n’était pas pour satisfaire Uncle Prudent et Phil Evans.

«C’est donc sérieux, cet absurde projet de nous emmener aux antipodes? dit l’un.

– Et malgré nous? répondit l’autre. Ah! que ce Robur y prenne garde! Je ne suis pas homme à le laisser faire!…

– Ni moi! répliqua Phil Evans. Mais, croyez-moi, Uncle Prudent, tâchez de vous modérer…

– Me modérer!…

– Et gardez votre colère pour le moment où il sera opportun qu’elle éclate.»

Vers cinq heures, après avoir franchi les Montagnes Noires, couvertes de sapins et de cèdres, l’Albatros volait au-dessus de ce territoire qu’on a justement appelé les Mauvaises-Terres du Nebraska, – un chaos de collines couleur d’ocre, de morceaux de montagnes qu’on aurait laissées tomber sur le sol et qui se seraient brisées dans leur chute. De loin, ces blocs prenaient les formes les plus fantaisistes. Çà et là, au milieu de cet énorme jeu d’osselets, on entrevoyait des ruines de cités du Moyen Âge avec forts, donjons, châteaux à mâchicoulis et à poivrières. Mais, en réalité, ces Mauvaises-Terres ne sont qu’un ossuaire immense où blanchissent, par myriades, les débris de pachydermes, de chéloniens, et même, dit-on, d’hommes fossiles, entraînés par quelque cataclysme inconnu des premiers âges.

Lorsque le soir vint, tout ce bassin de la Platte-River était dépassé. Maintenant la plaine se développait jusqu’aux extrêmes limites d’un horizon très relevé par l’altitude de l’Albatros.

Pendant la nuit, ce ne furent plus des sifflets aigus de locomotives, ni des sifflets graves de steam-boats qui troublèrent le calme du firmament étoilé. De longs mugissements montaient parfois jusqu’à l’aéronef, alors plus rapproché du sol. C’étaient des troupeaux de bisons qui traversaient la prairie, en quête de ruisseaux et de pâturages. Et, quand ils se taisaient, le froissement des herbes, sous leurs pieds, produisait un sourd bruissement, semblable au roulement d’une inondation et très différent du frémissement continu des hélices.

Puis, de temps à autre, un hurlement de loup, de renard ou de chat sauvage, un hurlement de coyote, ce canis latrans, dont le nom est bien justifié par ses aboiements sonores.

Et, aussi, des odeurs pénétrantes, la menthe, la sauge et l’absinthe, mêlées aux senteurs puissantes des conifères qui se propageaient à travers l’air pur de la nuit.

Enfin, pour noter tous les bruits venus du sol, un sinistre aboiement qui, cette fois, n’était pas celui des coyotes; c’était le cri du Peau-Rouge qu’un pionnier n’eût pu confondre avec le cri des fauves.

Le lendemain, 15 juin, vers cinq heures du matin, Phil Evans quitta sa cabine. Peut-être, ce jour-là, se trouverait-il en face de l’ingénieur Robur?

En tout cas, désireux de savoir pourquoi il n’avait pas paru la veille, il s’adressa au contremaître Tom Turner.

Tom Turner, d’origine anglaise, âgé de quarante-cinq ans environ, large de buste, trapu de membres, charpenté en fer, avait une de ces têtes énormes et caractéristiques, à la Hogarth, telles que ce peintre de toutes les laideurs saxonnes en a tracé du bout de son pinceau. Si l’on veut bien examiner la planche quatre du Harlots Progress, on y trouvera la tête de Tom Turner sur les épaules du gardien de la prison, et on reconnaîtra que sa physionomie n’a rien d’encourageant.

«Aujourd’hui verrons-nous l’ingénieur Robur? dit Phil Evans.

– Je ne sais, répondit Tom Turner.

– Je ne vous demande pas s’il est sorti.

– Peut-être.

– Ni quand il rentrera.

– Apparemment, quand il aura fini ses courses!»

Et, là-dessus, Tom Turner rentra dans son roufle.

Il fallut se contenter de cette réponse, d’autant moins rassurante que, vérification faite de la boussole, il fut constant que l’Albatros continuait à remonter dans le nord-ouest.

Quel contraste, alors, entre cet aride territoire des Mauvaises-Terres, abandonné avec la nuit, et le paysage qui se déroulait actuellement à la surface du sol.

L’aéronef, après avoir franchi mille kilomètres depuis Omaha, se trouvait au-dessus d’une contrée que Phil Evans ne pouvait reconnaître par cette raison qu’il ne l’avait jamais visitée. Quelques forts, destinés à contenir les Indiens, couronnaient les bluffs de leurs lignes géométriques, plutôt formées par des palissades que par des murs. Peu de villages, peu d’habitants en ce pays si différent des territoires aurifères du Colorado, situés à plusieurs degrés au sud.

Au loin commençait à se profiler, très confusément encore, une suite de crêtes que le soleil levant bordait d’un trait de feu.

C’étaient les Montagnes Rocheuses.

Tout d’abord, ce matin-là, Uncle Prudent et Phil Evans furent saisis par un froid vif. Cet abaissement de la température n’était point dû à une modification du temps, et le soleil brillait d’un éclat superbe.

«Cela doit tenir à l’élévation de l’Albatros dans l’atmosphère», dit Phil Evans.

En effet, le baromètre, placé extérieurement à la porte du roufle central, était tombé à cinq cent quarante millimètres – ce qui indiquait une élévation de trois mille mètres environ. L’aéronef se tenait donc alors à une assez grande altitude, nécessitée par les accidents du sol.

D’ailleurs, une heure avant, il avait dû dépasser la hauteur de quatre mille mètres, car, derrière lui, se dressaient des montagnes que couvrait une neige éternelle.

Dans leur mémoire, rien ne pouvait rappeler à Uncle Prudent ni à son compagnon quel était ce pays. Pendant la nuit, l’Albatros avait pu faire des écarts, nord et sud, avec une vitesse excessive, et cela suffisait pour les dérouter.

Toutefois, après avoir discuté diverses hypothèses plus ou moins plausibles, ils s’arrêtèrent à celle-ci: ce territoire, encadré dans un cirque de montagnes, devait être celui qu’un acte du Congrès, en mars 1872, avait déclaré Parc National des États-Unis.

C’était en effet cette région si curieuse. Elle méritait bien le nom de parc – un parc avec des montagnes pour collines, des lacs pour étangs, des rivières pour ruisseaux, des cirques pour labyrinthes, et, pour jets d’eau, des geysers d’une merveilleuse puissance.

En quelques minutes, l’Albatros se glissa au-dessus de la Yellowstone-river, laissant le mont Stevenson sur la droite, et il aborda le grand lac qui porte le nom de ce cours d’eau. Quelle variété dans le tracé des rives de ce bassin, dont les plages, semées d’obsidienne et de petits cristaux, réfléchissent le soleil par leurs milliers de facettes! Quel caprice dans la disposition des îles qui apparaissent à sa surface! Quel reflet d’azur projeté par ce gigantesque miroir! Et autour de ce lac, l’un des plus élevés du globe terrestre, quelles nuées de volatiles, pélicans, cygnes, mouettes, oies, barnaches et plongeons! Certaines portions de rives, très escarpées, sont revêtues d’une toison d’arbres verts, pins et mélèzes, et, du pied de ces escarpements, jaillissent d’innombrables fumerolles blanches. C’est la vapeur qui s’échappe de ce sol, comme d’un énorme récipient, dans lequel l’eau est entretenue par les feux intérieurs à l’état d’ébullition permanente.

Pour le maître coq, c’eût été ou jamais le cas de faire une ample provision de truites, le seul poisson que les eaux du lac Yellowstone nourrissent par myriades. Mais l’Albatros se tint toujours à une telle hauteur que l’occasion ne se présenta pas d’entreprendre une pêche, qui, très certainement, aurait été miraculeuse.

Au surplus, en trois quarts d’heure, le lac fut franchi, et, un peu plus loin, la région de ces geysers qui rivalisent avec les plus beaux de l’Islande. Penchés au-dessus de la plate-forme, Uncle Prudent et Phil Evans observaient les colonnes liquides qui s’élançaient comme pour fournir à l’aéronef un élément nouveau. C’étaient «l’Éventail» dont les jets se disposent en lamelles rayonnantes, le «Château fort», qui semble se défendre à coups de trombes, le «Vieux fidèle» avec sa projection couronnée d’arcs-en-ciel, le «Géant», dont la poussée interne vomit un torrent vertical d’une circonférence de vingt pieds, à plus de deux cents pieds d’altitude.

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Ce spectacle incomparable, on peut dire unique au monde, Robur en connaissait sans doute toutes les merveilles, car il ne parut pas sur la plate-forme. Était-ce donc pour le seul plaisir de ses hôtes qu’il avait lancé l’aéronef au-dessus de ce domaine national? Quoi qu’il en soit, il s’abstint de venir chercher leurs remerciements. Il ne se dérangea même pas pendant l’audacieuse traversée des Montagnes Rocheuses, que l’Albatros aborda vers sept heures du matin.

On sait que cette disposition orographique s’étend, comme une énorme épine dorsale, depuis les reins jusqu’au cou de l’Amérique septentrionale, en prolongeant les Andes mexicaines. C’est un développement de trois mille cinq cents kilomètres que domine le pic James, dont la cime atteint presque douze mille pieds.

Certainement, en multipliant ses coups d’ailes, comme un oiseau de haut vol, l’Albatros aurait pu franchir les cimes les plus élevées de cette chaîne pour aller retomber d’un bond dans l’Oregon ou dans l’Utah. Mais la manœuvre ne fut pas même nécessaire. Des passes existent qui permettent de traverser cette barrière sans en gravir la crête. Il y a plusieurs de ces «cañons», sortes de cols, plus ou moins étroits, à travers lesquels on peut se glisser, – les uns tels que la passe Bridger que prend le railway du Pacifique pour pénétrer sur le territoire des Mormons, les autres qui s’ouvrent plus au nord ou plus au sud.

Ce fut à travers un de ces canons que l’Albatros s’engagea, après avoir modéré sa vitesse, afin de ne point se heurter contre les parois du col. Le timonier, avec une sûreté de main que rendait plus efficace encore l’extrême sensibilité du gouvernail, le manœuvra comme il eût fait d’une embarcation de premier ordre dans un match du Royal Thames Club. Ce fut vraiment extraordinaire. Et, quelque dépit qu’en ressentissent les deux ennemis du «Plus lourd que l’air», ils ne purent qu’être émerveillés de la perfection d’un tel engin de locomotion aérienne.

En moins de deux heures et demie, la grande chaîne fut traversée, et l’Albatros reprit sa première vitesse à raison de cent kilomètres. Il repiquait alors vers le sud-ouest, de manière à couper obliquement le territoire de l’Utah en se rapprochant du sol. Il était même descendu à quelques centaines de mètres, lorsque des coups de sifflet attirèrent l’attention d’Uncle Prudent et de Phil Evans.

C’était un train du Pacific-Railway qui se dirigeait vers la ville du Grand-Lac-Salé.

En ce moment, obéissant à un ordre secrètement donné, l’Albatros s’abaissa encore, de manière à suivre le convoi lancé à toute vapeur. Il fut aussitôt aperçu. Quelques têtes se montrèrent aux portières des wagons. Puis, de nombreux voyageurs encombrèrent ces passerelles qui raccordent les «cars» américains. Quelques-uns même n’hésitèrent pas à grimper sur les impériales, afin de mieux voir cette machine volante. Hips et hurrahs coururent à travers l’espace; mais ils n’eurent pas pour résultat de faire apparaître Robur.

L’Albatros descendit encore, en modérant le jeu de ses hélices suspensives, et ralentit sa marche pour ne pas laisser en arrière le convoi qu’il eût pu si facilement distancer. Il voletait au-dessus comme un énorme scarabée, lui qui aurait pu être un gigantesque oiseau de proie. Il faisait des embardées à droite et à gauche, il s’élançait en avant, il revenait sur lui-même, et, fièrement, il avait arboré son pavillon noir à soleil d’or, auquel le chef du train répondit en agitant l’étamine aux trente-sept étoiles de l’Union américaine.

En vain les deux prisonniers voulurent-ils profiter de l’occasion qui leur était offerte de faire connaître ce qu’ils étaient devenus. En vain le président du Weldon-Institute cria-t-il d’une voix forte:

«Je suis Uncle Prudent de Philadelphie!»

Et le secrétaire:

«Je suis Phil Evans, son collègue!»

Leurs cris se perdirent dans les milliers de hurrahs dont les voyageurs saluaient leur passage.

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Cependant, trois ou quatre des gens de l’aéronef avaient paru sur la plate-forme. Puis l’un d’eux, comme font les marins qui dépassent un navire moins rapide que le leur, tendit au train un bout de corde – façon ironique de lui offrir une remorque.

L’Albatros reprit aussitôt sa marche habituelle, et, en une demi-heure, il eut laissé en arrière cet express, dont la dernière vapeur ne tarda pas à disparaître.

Vers une heure après midi, apparut un vaste disque qui renvoyait les rayons solaires, ainsi que l’eût fait un immense réflecteur.

«Ce doit être la capitale des Mormons, Salt-Lake-City! dit Uncle Prudent.

C’était, en effet, la cité du Grand-Lac-Salé, et, ce disque, c’était le toit rond du Tabernacle, où dix mille saints peuvent tenir à l’aise. Comme un miroir convexe, il dispersait les rayons du soleil en toutes les directions.

Là s’étendait la grande cité, au pied des monts Wasatsh revêtus de cèdres et de sapins jusqu’à mi-flanc, sur la rive de ce Jourdain qui déverse les eaux de l’Utah dans le Great-Salt-Lake. Sous l’aéronef se développait le damier que figurent la plupart des villes américaines, – damier dont on peut dire qu’il a «plus de dames que de cases», puisque la polygamie est si en faveur chez les Mormons. Tout autour, un pays bien aménagé, bien cultivé, riche en textiles, dans lequel les troupeaux de moutons se comptent par milliers.

Mais cet ensemble s’évanouit comme une ombre, et l’Albatros prit vers le sud-ouest une vitesse plus accélérée qui ne laissa pas d’être très sensible, puisqu’elle dépassait celle du vent.

Bientôt l’aéronef s’envola au-dessus des régions du Nevada et de son territoire argentifère, que la Sierra seule sépare des placers aurifères de la Californie.

«Décidément, dit Phil Evans, nous devons nous attendre à voir San Francisco avant la nuit!

– Et après?…» répondit Uncle Prudent.

Il était six heures du soir, lorsque la Sierra Nevada fut franchie précisément par le col de Truckie qui sert de passe au railway. Il ne restait plus que trois cents kilomètres à parcourir pour atteindre, sinon San Francisco, du moins Sacramento, la capitale de l’État californien.

Telle fut alors la rapidité imprimée à l’Albatros, que, avant huit heures, le dôme du Capitole pointait à l’horizon de l’ouest pour disparaître bientôt à l’horizon opposé.

En cet instant, Robur se montra sur la plate-forme. Les deux collègues allèrent à lui.

«Ingénieur Robur, dit Uncle Prudent, nous voilà aux confins de l’Amérique! Nous pensons que cette plaisanterie va cesser…

– Je ne plaisante jamais,» répondit Robur.

Il fit un signe. L’Albatros s’abaissa rapidement vers le sol; mais, en même temps, il prit une telle vitesse qu’il fallut se réfugier dans les roufles.

A peine la porte de leur cabine s’était-elle refermée sur les deux collègues:

«Un peu plus, je l’étranglais! dit Uncle Prudent.

– Il faudra tenter de fuir! répondit Phil Evans.

– Oui!… coûte que coûte!»

Un long murmure arriva alors jusqu’à eux.

C’était le grondement de la mer qui se brisait sur les roches du littoral. C’était l’océan Pacifique.

 

 

Chapitre IX

Dans lequel l’Albatros franchit près de dix mille kilomètres, 
qui se terminent par un bond prodigieux.

 

ncle Prudent et Phil Evans étaient bien résolus à fuir. S’ils n’avaient eu affaire aux huit hommes particulièrement vigoureux qui composaient le personnel de l’aéronef, peut-être eussent-ils tenté la lutte. Un coup d’audace aurait pu les rendre maîtres à bord et leur permettre de redescendre sur quelque point des États-Unis. Mais à deux – Frycollin ne devant être considéré que comme une quantité négligeable, – il n’y fallait pas songer. Donc, puisque la force ne pouvait être employée, il conviendrait de recourir à la ruse, dès que l’Albatros prendrait terre. C’est ce que Phil Evans essaya de faire comprendre à son irascible collègue, dont il craignait toujours quelque violence prématurée qui eût aggravé la situation.

En tout cas, ce n’était pas le moment. L’aéronef filait à toute vitesse au-dessus du Pacifique-Nord. Le lendemain matin, 16 juin, on ne voyait plus rien de la côte. Or, comme le littoral s’arrondit depuis l’île de Vancouver jusqu’au groupe des Aléoutiennes, – portion de l’Amérique russe cédée aux États-Unis en 1867, – très vraisemblablement l’Albatros le croiserait à son extrême courbure, si sa direction ne se modifiait pas.

Combien les nuits paraissaient longues aux deux collègues! Aussi avaient-ils toujours hâte de quitter leur cabine. Ce matin-là, lorsqu’ils vinrent sur le pont, depuis plusieurs heures déjà l’aube avait blanchi l’horizon de l’est. On approchait du solstice de juin, le plus long jour de l’année dans l’hémisphère boréal, et, sous le soixantième parallèle, c’est à peine s’il faisait nuit.

Quant à l’ingénieur Robur, par habitude ou avec intention, il ne se pressait pas de sortir de son roufle. Ce jour-là, lorsqu’il le quitta, il se contenta de saluer ses deux hôtes, au moment où il se croisait avec eux à l’arrière de l’aéronef.

Cependant, les yeux rougis pas l’insomnie, le regard hébété, les jambes flageolantes, Frycollin s’était hasardé hors de sa cabine. Il marchait comme un homme dont le pied sent que le terrain n’est pas solide. Son premier regard fut pour l’appareil suspenseur qui fonctionnait avec une régularité rassurante sans trop se hâter.

Cela fait, le nègre, toujours titubant, se dirigea vers la rambarde et la saisit à deux mains, afin de mieux assurer son équilibre. Visiblement, il désirait prendre un aperçu du pays que l’Albatros dominait de deux cents mètres au plus.

Frycollin avait dû se monter beaucoup pour risquer une pareille tentative. Il lui fallait de l’audace, à coup sûr, puisqu’il soumettait sa personne à une telle épreuve.

D’abord, Frycollin se tint le corps renversé en arrière devant la rambarde; puis il la secoua pour en reconnaître la solidité; puis il se redressa; puis il se courba en avant; puis il porta la tête en dehors. Inutile de dire que, pendant qu’il exécutait ces mouvements divers, il avait les yeux fermés. Il les ouvrit enfin.

Quel cri! Et comme il se retira vite! Et de combien la tête lui rentra dans les épaules!

Au fond de l’abîme, il avait vu l’immense Océan. Ses cheveux se seraient dressés sur son front, s’ils n’eussent été crépus.

«La mer!… la mer!…» s’écria-t-il.

Et Frycollin fût tombé sur la plate-forme, si le maître coq n’eût ouvert les bras pour le recevoir.

Ce maître coq était un Français, et peut-être un Gascon, bien qu’il se nommât François Tapage. S’il n’était pas Gascon, il avait dû humer les brises de la Garonne pendant son enfance. Comment ce François Tapage se trouvait-il au service de l’ingénieur? Par quelle suite de hasards faisait-il partie du personnel de l’Albatros? on ne sait guère. En tout cas, ce narquois parlait l’anglais comme un Yankee.

«Eh! droit donc, droit! s’écria-t-il en redressant le nègre d’un vigoureux coup dans les reins.

– Master Tapage!… répondit le pauvre diable, en jetant des regards désespérés vers les hélices.

– S’il te plaît, Frycollin!

– Est-ce que ça casse quelquefois?

– Non! mais ça finira pas casser.

– Pourquoi?… pourquoi?…

– Parce que tout lasse, tout passe, tout casse, comme on dit dans mon pays.

– Et la mer qui est dessous!…

– En cas de chute, mieux vaut la mer.

– Mais on se noie!…

– On se noie, mais on ne s’é-cra-bou-ille pas!» répondit François Tapage, en scandant chaque syllabe de sa phrase.

Un instant après, par un mouvement de reptation, Frycollin s’était glissé au fond de sa cabine.

Pendant cette journée du 16 juin, l’aéronef ne prit qu’une vitesse modérée. Il semblait raser la surface de cette mer si calme, tout imprégnée de soleil, qu’il dominait seulement d’une centaine de pieds.

A leur tour, Uncle Prudent et son compagnon étaient restés dans leur roufle, afin de ne point rencontrer Robur qui se promenait en fumant, tantôt seul, tantôt avec le contremaître Tom Turner. Il n’y avait qu’un demi-jeu d’hélices en fonction, et cela suffisait à maintenir l’appareil dans les basses zones de l’atmosphère.

En ces conditions, les gens de l’Albatros auraient pu se donner, avec le plaisir de la pêche, la satisfaction de varier leur ordinaire, si ces eaux du Pacifique eussent été poissonneuses. Mais, à sa surface, apparaissaient seulement quelques baleines, de cette espèce à ventre jaune qui mesure jusqu’à vingt-cinq mètres de longueur. Ce sont les plus redoutables cétacés des mers boréales. Les pêcheurs de profession se gardent bien de les attaquer, tant leur force est prodigieuse.

Cependant, en harponnant une de ces baleines, soit avec le harpon ordinaire, soit avec la fusée Flechter ou la javeline-bombe, dont il y avait un assortiment à bord, cette pêche aurait pu se faire sans danger.

Mais à quoi bon cet inutile massacre? Toutefois, et, sans doute, afin de montrer aux deux membres du Weldon-Institute ce qu’il pouvait obtenir de son aéronef, Robur voulut donner la chasse à l’un de ces monstrueux cétacés.

Au cri de «baleine! baleine!» Uncle Prudent et Phil Evans sortirent de leur cabine. Peut-être y avait-il quelque navire baleinier en vue… Dans ce cas, pour échapper à leur prison volante, tous deux eussent été capables de se précipiter à la mer, en comptant sur la chance d’être recueillis par une embarcation.

Déjà tout le personnel de l’Albatros était rangé sur la plate-forme. Il attendait.

«Ainsi, nous allons en tâter, master Robur? demanda le contremaître Turner.

– Oui, Tom», répondit l’ingénieur.

Dans les roufles de la machinerie, le mécanicien et ses deux aides étaient à leur poste, prêts à exécuter les manœuvres qui seraient commandées par gestes. L’Albatros ne tarda pas à s’abaisser vers la mer, et il s’arrêta à une cinquantaine de pieds au-dessus.

Il n’y avait aucun navire au large – ce que purent constater les deux collègues – ni aucune terre en vue qu’ils auraient pu gagner à la nage, en admettant que Robur n’eût rien fait pour les ressaisir.

Plusieurs jets de vapeur et d’eau, lancés par leurs évents, annoncèrent bientôt la présence des baleines qui venaient respirer à la surface de la mer.

Tom Turner, aidé d’un de ses camarades, s’était placé à l’avant. À sa portée était une de ces javelines-bombes, de fabrication californienne, qui se lancent avec une arquebuse. C’est une espèce de cylindre de métal que termine une bombe cylindrique, armée d’une tige à pointe barbelée.

Du banc de quart de l’avant, sur lequel il venait de monter, Robur indiquait, de la main droite aux mécaniciens, de la main gauche au timonier, les manœuvres à faire. Il était ainsi maître de l’aéronef dans toutes les directions, horizontale et verticale. On ne saurait croire avec quelle rapidité, avec quelle précision, l’appareil obéissait à tous ses commandements. On eût dit d’un être organisé, dont l’ingénieur Robur était l’âme.

«Baleine!… Baleine!» s’écria de nouveau Tom Turner.

En effet, le dos d’un cétacé émergeait à quatre encablures en avant de l’Albatros.

L’Albatros courut dessus, et, quand il n’en fut plus qu’à une soixantaine de pieds, il s’arrêta.

Tom Turner avait épaulé son arquebuse qui reposait sur une fourche fichée dans la rambarde. Le coup partit, et le projectile, entraînant une longue corde dont l’extrémité se rattachait à la plate-forme, alla frapper le corps de la baleine. La bombe, remplie d’une matière fulminante, fit alors explosion, et, en éclatant, lança une sorte de petit harpon à deux branches, qui s’incrusta dans les chairs de l’animal.

«Attention!» cria Turner.

Uncle Prudent et Phil Evans, si mal disposés qu’ils fussent, se sentaient intéressés par ce spectacle.

La baleine, blessée grièvement, avait frappé la mer d’un tel coup de queue que l’eau rejaillit jusque sur l’avant de l’aéronef. Puis l’animal plongea à une grande profondeur, pendant qu’on lui filait de la corde préalablement lovée dans une baille pleine d’eau, afin qu’elle ne prit pas feu au frottement. Lorsque la baleine revint à la surface, elle se mit à fuir à toute vitesse dans la direction du nord.

Que l’on imagine avec quelle rapidité l’Albatros fut remorqué à sa suite! D’ailleurs, les propulseurs avaient été arrêtés. On laissait faire l’animal, en se maintenant en ligne avec lui. Tom Turner était prêt à couper la corde, pour le cas où un nouveau plongeon aurait rendu cette remorque trop dangereuse.

Pendant une demi-heure, et peut-être sur une distance de six milles, l’Albatros fut ainsi entraîné; mais on sentait que le cétacé commençait à faiblir.

Alors, sur un geste de Robur, les aides-mécaniciens firent machine en arrière, et les propulseurs commencèrent à opposer une certaine résistance à la baleine, qui, peu à peu, se rapprocha du bord.

Bientôt l’aéronef plana à vingt-cinq pieds au-dessus d’elle. Sa queue battait encore les eaux avec une incroyable violence. En se retournant du dos sur le ventre, elle produisait d’énormes remous.

Tout à coup, elle se redressa, pour ainsi dire, piqua une tête, et plongea avec une telle rapidité, que Tom Turner eut à peine le temps de lui filer de la corde.

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D’un coup, l’aéronef fut entraîné jusqu’à la surface des eaux. Un tourbillon s’était formé à la place où avait disparu l’animal. Un paquet de mer embarqua par-dessus la rambarde, comme il en tombe sur les pavois d’un navire qui court contre le vent et la lame.

Heureusement, d’un coup de hache, Tom Turner trancha la corde, et l’Albatros, sa remorque détachée, remonta à deux cents mètres sous la puissance de ses hélices ascensionnelles.

Quant à Robur, il avait manœuvré l’appareil sans que son sang-froid l’eût abandonné un instant.

Quelques minutes après, la baleine revenait à la surface – morte cette fois. De toutes parts les oiseaux de mer accouraient pour se jeter sur son cadavre, en poussant des cris à rendre sourd tout un Congrès.

L’Albatros, n’ayant que faire de cette dépouille, reprit sa marche vers l’ouest.

Le lendemain, 17 juin, à six heures du matin, une terre se profila à l’horizon. C’étaient la presqu’île d’Alaska et le long semis de brisants des Aléoutiennes.

L’Albatros sauta par-dessus cette barrière où pullulent ces phoques à fourrure, que chassent les Aléoutiens pour le compte de la Compagnie Russo-Américaine. Excellente affaire, la capture de ces amphibies longs de six à sept pieds, couleur de rouille, qui pèsent de trois cents à cinq cents livres! Il y en avait des files interminables, rangées en front de bataille, et on eût pu les compter par milliers.

S’ils ne bronchèrent pas au passage de l’Albatros, il n’en fut pas de même des plongeons, lumnes et imbriens, dont les cris rauques emplirent l’espace, et qui disparurent sous les eaux, comme s’ils eussent été menacés par quelque formidable bête de l’air.

Les deux mille kilomètres de la mer de Behring, depuis les premières Aléoutiennes jusqu’à la pointe extrême du Kamtchatka, furent enlevés pendant les vingt-quatre heures de cette journée et de la nuit suivante. Pour mettre à exécution leur projet de fuite, Uncle Prudent et Phil Evans ne se trouvaient plus dans des conditions favorables. Ce n’était ni sur ces rivages déserts de l’extrême Asie, ni dans les parages de la mer d’Okhotsk qu’une évasion pouvait s’effectuer avec quelque chance. Visiblement, l’Albatros se dirigeait vers les terres du Japon ou de la Chine. Là, bien qu’il ne fût peut-être pas prudent de s’en remettre à la discrétion des Chinois ou des Japonais, les deux collègues étaient résolus à s’enfuir, si l’aéronef faisait halte en un point quelconque de ces territoires.

Mais ferait-il halte? Il n’en était pas de lui comme d’un oiseau qui finit par se fatiguer d’un trop long vol, ou d’un ballon qui, faute de gaz, est obligé de redescendre. Il avait des approvisionnements pour bien des semaines encore, et ses organes, d’une solidité merveilleuse, défiaient toute faiblesse comme toute lassitude.

Un bond par-dessus la presqu’île du Kamtchatka, dont on aperçut à peine l’établissement de Petropavlovsk et le volcan de Kloutschew pendant la journée du 18 juin, puis un autre bond au-dessus de la mer d’Okhotsk, à peu près à la hauteur des îles Kouriles, qui lui font un barrage rompu par des centaines de petits canaux. Le 19, au matin, l’Albatros atteignit le détroit de La Pérouse, resserré entre la pointe septentrionale du Japon et l’île Saghalien, dans cette petite Manche, où se déverse ce grand fleuve sibérien, l’Amour.

Alors se leva un brouillard très dense, que l’aéronef dut laisser au-dessous de lui. Ce n’est pas qu’il eût besoin de dominer ces vapeurs pour se diriger. À l’altitude qu’il occupait, aucun obstacle à craindre, ni monuments élevés qu’il eût pu heurter à son passage, ni montagnes contre lesquelles il aurait couru le risque de se briser dans son vol. Le pays n’était que peu accidenté. Mais ces vapeurs ne laissaient pas d’être fort désagréables, et tout eût été mouillé à bord.

Il n’y avait donc qu’à s’élever au-dessus de cette couche de brumes dont l’épaisseur mesurait trois à quatre cents mètres. Aussi les hélices furent-elles plus rapidement actionnées, et au-delà du brouillard, l’Albatros retrouva les régions ensoleillées du ciel.

Dans ces conditions, Uncle Prudent et Phil Evans auraient eu quelque peine à donner suite à leurs projets d’évasion, en admettant qu’ils eussent pu quitter l’aéronef.

Ce jour-là, au moment où Robur passait près d’eux, il s’arrêta un instant, et, sans avoir l’air d’y attacher aucune importance.

«Messieurs, dit-il, un navire à voile ou à vapeur, perdu dans des brumes dont il ne peut sortir, est toujours fort gêné. Il ne navigue plus qu’au sifflet ou à la corne. Il lui faut ralentir sa marche, et, malgré tant de précautions, à chaque instant une collision est à craindre. L’Albatros n’éprouve aucun de ces soucis. Que lui font les brumes, puisqu’il peut s’en dégager? L’espace est à lui, tout l’espace!»

Cela dit, Robur continua tranquillement sa promenade, sans attendre une réponse qu’il ne demandait pas, et les bouffées de sa pipe se perdirent dans l’azur.

«Uncle Prudent, dit Phil Evans; il parait que cet étonnant Albatros n’a jamais rien à craindre!

– C’est ce que nous verrons!» répondit le président du Weldon-Institute.

Le brouillard dura trois jours, les 19, 20, 21 juin, avec une persistance regrettable. Il avait fallu s’élever pour éviter les montagnes japonaises de Fousi-Zama. Mais, ce rideau de brumes s’étant déchiré, on aperçut une immense cité avec palais, villas, chalets, jardins, parcs. Même sans la voir, Robur l’eût reconnue rien qu’à l’aboiement de ses myriades de chiens, aux cris de ses oiseaux de proie, et surtout à l’odeur cadavérique que les corps de ses suppliciés jettent dans l’espace.

Les deux collègues étaient sur la plate-forme, au moment où l’ingénieur prenait ce repère, pour le cas où il devrait continuer sa route au milieu du brouillard.

«Messieurs, dit-il, je n’ai aucune raison de vous cacher que cette ville, c’est Yédo, la capitale du Japon.»

Uncle Prudent ne répondit pas. En présence de l’ingénieur, il suffoquait comme si l’air eût manqué à ses poumons.

«Cette vue de Yédo, reprit Robur, c’est vraiment très curieux.

– Quelque curieux que ce soit…, répliqua Phil Evans.

– Cela ne vaut pas Pékin? riposta l’ingénieur. C’est bien mon avis, et vous en pourrez juger avant peu.»

Impossible d’être plus aimable.

L’Albatros, qui pointait vers le sud-est, changea alors sa direction de quatre quarts, afin d’aller chercher dans l’est une route nouvelle.

Pendant la nuit, le brouillard se dissipa. Il y avait des symptômes d’un typhon peu éloigné, baisse rapide du baromètre, disparition des vapeurs, grands nuages de forme ellipsoïdale, collés sur le fond cuivré du ciel; à l’horizon opposé, de longs traits de carmin, nettement tracés sur une nappe d’ardoise, et un large secteur, tout clair, dans le nord; puis, la mer unie et calme, mais dont les eaux, au coucher du soleil, prirent une sombre couleur écarlate.

Fort heureusement, ce typhon se déchaîna plus au sud et n’eut d’autres résultats que de dissiper les brumes amoncelées depuis près de trois jours.

En une heure, on avait franchi les deux cents kilomètres du détroit de Corée, puis, la pointe extrême de cette presqu’île. Tandis que le typhon allait battre les côtes sud-est de la Chine, l’Albatros se balançait sur la Mer Jaune, et, pendant les journées du 22 et du 23, au-dessus du golfe de Petchéli; le 24, il remontait la vallée du Pei-Ho, et il planait enfin sur la capitale du Céleste Empire.

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Penchés en dehors de la plate-forme, les deux collègues, ainsi que l’avait annoncé l’ingénieur, purent voir très distinctement cette cité immense, le mur qui la sépare en deux parties – ville mandchoue et ville chinoise, – les douze faubourgs qui l’environnent, les larges boulevards qui rayonnent vers le centre, les temples dont les toits jaunes et verts se baignaient dans le soleil levant, les parcs qui entourent les hôtels des mandarins; puis, au milieu de la ville mandchoue, les six cent soixante-huit hectares1 de la ville Jaune, avec ses pagodes, ses jardins impériaux, ses lacs artificiels, sa montagne de charbon qui domine toute la capitale; enfin, au centre de la ville Jaune, comme un carré de casse-tête chinois encastré dans un autre, la ville Rouge, c’est-à-dire, le Palais Impérial avec toutes les fantaisies de son invraisemblable architecture.

En ce moment, au-dessous de l’Albatros, l’air était empli d’une harmonie singulière. On eût dit d’un concert de harpes éoliennes. Dans l’air planaient une centaine de cerfs-volants de différentes formes en feuilles de palmier ou de pandanus, munis à leur partie supérieure d’une sorte d’arc en bois léger, sous-tendu d’une mince lame de bambou. Sous l’haleine du vent, toutes ces lames, aux notes variées comme celles d’un harmonica, exhalaient un murmure de l’effet le plus mélancolique. Il semblait que, dans ce milieu, on respirât de l’oxygène musical.

Robur eut alors la fantaisie de se rapprocher de cet orchestre aérien, et l’Albatros vint lentement se baigner dans les ondes sonores que les cerfs-volants émettaient à travers l’atmosphère.

Mais, aussitôt, il se produisit un extraordinaire effet au milieu de cette innombrable population. Coups de tam-tams et autres instruments formidables des orchestres chinois, coups de fusils par milliers, coups de mortiers par centaines, tout fut mis en œuvre pour éloigner l’aéronef. Si les astronomes de la Chine reconnurent, ce jour-là, que cette machine aérienne, c’était le mobile dont l’apparition avait soulevé tant de disputes, les millions de Célestes, depuis l’humble tankadère jusqu’aux mandarins les plus boutonnés, le prirent pour un monstre apocalyptique qui venait d’apparaître sur le ciel de Bouddha.

On ne s’inquiéta guère de ces démonstrations dans l’inabordable Albatros. Mais les cordes, qui retenaient les cerfs-volants aux pieux fichés dans les jardins impériaux, furent ou coupées ou halées vivement. De ces légers appareils, les uns revinrent rapidement à terre en accentuant leurs accords, les autres tombèrent comme des oiseaux qu’un plomb a frappés aux ailes et dont le chant finit avec le dernier souffle.

Une formidable fanfare, échappée de la trompette de Tom Turner, se lança alors sur la capitale et couvrit les dernières notes du concert aérien. Cela n’interrompit pas la fusillade terrestre. Toutefois, une bombe, ayant éclaté à quelques vingtaines de pieds de sa plate-forme, l’Albatros remonta dans les zones inaccessibles du ciel.

Que se passa-t-il pendant les quelques jours qui suivirent? Aucun incident dont les prisonniers eussent pu profiter. Quelle direction prit l’aéronef? Invariablement celle du sud-ouest – ce qui dénotait le projet de se rapprocher de l’Indoustan. Il était visible, d’ailleurs, que le sol, montant sans cesse, obligeait l’Albatros à se diriger selon son profil. Une dizaine d’heures après avoir quitté Pékin, Uncle Prudent et Phil Evans avaient pu entrevoir une partie de la Grande Muraille sur la limite du Chen-Si. Puis, évitant les monts Loungs, ils passèrent au-dessus de la vallée de Wang-Ho et franchirent la frontière de l’Empire chinois sur la limite du Tibet.

Le Tibet, – hauts plateaux sans végétation, de ci de-là pics neigeux, ravins desséchés, torrents alimentés par les glaciers, bas-fonds avec d’éclatantes couches de sel, lacs encadrés dans des forêts verdoyantes. Sur le tout, un vent souvent glacial.

Le baromètre, tombé à 450 millimètres, indiquait alors une altitude de plus de quatre mille mètres au-dessus du niveau de la mer. À cette hauteur, la température, bien que l’on fût dans les mois les plus chauds de l’hémisphère boréal, ne dépassait guère le zéro. Ce refroidissement, combiné avec la vitesse de l’Albatros, rendait la situation peu supportable. Aussi, bien que les deux collègues eussent à leur disposition de chaudes couvertures de voyage, ils préférèrent rentrer dans le roufle.

Il va sans dire qu’il avait fallu donner aux hélices suspensives une extrême rapidité, afin de maintenir l’aéronef dans un air déjà raréfié. Mais elles fonctionnaient avec un ensemble parfait, et il semblait que l’on fût bercé par le frémissement de leurs ailes.

Ce jour-là, Garlok, ville du Tibet occidental, chef-lieu de la province de Guari-Khorsoum, put voir passer l’Albatros, gros comme un pigeon voyageur.

Le 27 juin, Uncle Prudent et Phil Evans aperçurent une énorme barrière, dominée par quelques hauts pics, perdus dans les neiges, et qui leur coupait l’horizon. Tous deux, arc-boutés alors contre le roufle de l’avant pour résister à la vitesse du déplacement, regardaient ses masses colossales. Elles semblaient courir au-devant de l’aéronef.

«L’Himalaya, sans doute, dit Phil Evans, et il est probable que ce Robur va en contourner la base sans essayer de passer dans l’Inde.

– Tant pis! répondit Uncle Prudent. Sur cet immense territoire, peut-être aurions-nous pu…

– A moins qu’il ne tourne la chaîne par le Birman à l’est, ou par le Népal à l’ouest.

– En tout cas, je le mets au défi de la franchir!

– Vraiment!» dit une voix.

Le lendemain, 28 juin, l’Albatros se trouvait en face du gigantesque massif, au-dessus de la province de Zzang. De l’autre côté de l’Himalaya, c’était la région du Népal.

En réalité, trois chaînes coupent successivement la route de l’Inde, quand on vient du nord. Les deux septentrionales, entre lesquelles s’était glissé l’Albatros, comme un navire entre d’énormes écueils, sont les premiers degrés de cette barrière de l’Asie centrale. Ce furent d’abord le Kouen-Loun, puis le Karakoroum, qui dessinent cette vallée longitudinale et parallèle à l’Himalaya, presque à la ligne de faîte où se partagent les bassins de l’Indus, à l’ouest, et du Brahmapoutre, à l’est.

Quel superbe système orographique! Plus de deux cents sommets déjà mesurés, dont dix-sept dépassent vingt-cinq mille pieds! Devant l’Albatros, à huit mille huit cent quarante mètres, s’élevait le mont Everest. Sur la droite, le Dwalaghiri, haut de huit mille deux cents. Sur la gauche, le Kinchanjunga, haut de huit mille cinq cent quatre-vingt-douze, relégué au deuxième rang depuis les dernières mesures de l’Everest.

Évidemment, Robur n’avait pas la prétention d’effleurer la cime de ces pics mais, sans doute, il connaissait les diverses passes de l’Himalaya, entre autres, la passe d’Ibi-Gamin, que les frères Schlagintweit, en 1856, ont franchie à une hauteur de six mille huit cents mètres, et il s’y lança résolument.

Il y eut là quelques heures palpitantes, très pénibles même. Cependant, si la raréfaction de l’air ne devint pas telle qu’il fallut recourir à des appareils spéciaux pour renouveler l’oxygène dans les cabines, le froid fut excessif.

Robur, posté à l’avant, sa mâle figure sous son capuchon, commandait les manœuvres. Tom Turner avait en main la barre du gouvernail. Le mécanicien surveillait attentivement ses piles dont les substances acides n’avaient rien à craindre de la congélation – heureusement. Les hélices, lancées au maximum de courant, rendaient des sons de plus en plus aigus, dont l’intensité fut extrême, malgré la moindre densité de l’air. Le baromètre tomba à 290 millimètres, ce qui indiquait sept mille mètres d’altitude.

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Magnifique disposition de ce chaos de montagnes! Partout des sommets blancs. Pas de lacs, mais des glaciers qui descendent jusqu’à dix mille pieds de la base. Plus d’herbe, rien que de rares phanérogames sur la limite de la vie végétale. Plus de ces admirables pins et cèdres, qui se groupent en forêts splendides aux flancs inférieurs de la chaîne. Plus de ces gigantesques fougères ni de ces interminables parasites, tendus d’un tronc à l’autre, comme dans les sous-bois de la jungle. Aucun animal, ni chevaux sauvages, ni yaks, ni bœufs tibétains. Parfois une gazelle égarée jusque dans ces hauteurs. Pas d’oiseaux, si ce n’est quelques couples de ces corneilles qui s’élèvent jusqu’aux dernières couches de l’air respirable.

Cette passe enfin franchie l’Albatros commença à redescendre. Au sortir du col, hors de la région des forêts, il n’y avait plus qu’une campagne infinie qui s’étendait sur un immense secteur.

Alors Robur s’avança vers ses hôtes, et d’une voix aimable:

«L’Inde, messieurs», dit-il.

 

 

Chapitre X

Dans lequel on verra comment et pourquoi le valet Frycollin
fut mis à la remorque.

 

’ingénieur n’avait point l’intention de promener son appareil au-dessus de ces merveilleuses contrées de l’Indoustan. Franchir l’Himalaya pour montrer de quel admirable engin de locomotion il disposait, convaincre même ceux qui ne voulaient pas être convaincus, il ne voulait sans doute pas autre chose. Est-ce donc à dire que l’Albatros fût parfait, quoique la perfection ne soit pas de ce monde? On le verra bien.

En tout cas, si, dans leur for intérieur, Uncle Prudent et son collègue ne pouvaient qu’admirer la puissance d’un pareil engin de locomotion aérienne, ils n’en laissaient rien paraître. Ils ne cherchaient que l’occasion de s’enfuir. Ils n’admirèrent même pas le superbe spectacle offert à leur vue, pendant que l’Albatros suivait les pittoresques lisières du Pendjab.

Il y a bien, à la base de l’Himalaya, une bande marécageuse de terrains d’où transpirent des vapeurs malsaines, ce Teraï dans lequel la fièvre est à l’état endémique. Mais ce n’était pas pour gêner l’Albatros ni compromettre la santé de son personnel. Il monta, sans trop se presser, vers l’angle que l’Indoustan fait au point de jonction du Turkestan et de la Chine. Le 29 juin, dès les premières heures du matin, s’ouvrait devant lui l’incomparable vallée de Cachemir.

Oui, incomparable, cette gorge que laissent entre eux le grand et le petit Himalaya! Sillonnée des centaines de contreforts que l’énorme chaîne envoie mourir jusqu’au bassin de l’Hydaspe, elle est arrosée par les capricieux méandres du fleuve, qui vit se heurter les armées de Porus et d’Alexandre, c’est-à-dire l’Inde et la Grèce aux prises dans l’Asie centrale. Il est toujours là, cet Hydaspe, si les deux villes, fondées par le Macédonien en souvenir de sa victoire, ont si bien disparu qu’on ne peut même plus en retrouver la place.

Pendant cette matinée, l’Albatros plana au-dessus de Srinagar, plus connue sous le nom de Cachemir. Uncle Prudent et son compagnon virent une cité superbe, allongée sur les deux rives du fleuve, ses ponts de bois tendus comme des fils, ses chalets agrémentés de balcons en découpages, ses berges ombragées de hauts peupliers, ses toits gazonnés qui prenaient l’aspect de grosses taupinières, ses canaux multiples, avec des barques comme des noix et des bateliers comme des fourmis, ses palais, ses temples, ses kiosques, ses mosquées, ses bungalows à l’entrée des faubourgs, – tout cet ensemble doublé par la réverbération des eaux; puis sa vieille citadelle de Hari-Parvata, campée au front d’une colline, comme le plus important des forts de Paris au front du mont Valérien.

«Ce serait Venise, dit Phil Evans, si nous étions en Europe.

– Et si nous étions en Europe, répondit Uncle Prudent, nous saurions bien retrouver le chemin de l’Amérique!»

L’Albatros ne s’attarda pas au-dessus du lac que le fleuve traverse et reprit son vol à travers la vallée de l’Hydaspe.

Pendant une demi-heure seulement, descendu à dix mètres du fleuve, il resta stationnaire. Alors, au moyen d’un tuyau de caoutchouc envoyé en dehors, Tom Turner et ses gens s’occupèrent de refaire leur provision d’eau, qui fut aspirée par une pompe que les courants des accumulateurs mirent en mouvement.

Durant cette opération, Uncle Prudent et Phil Evans s’étaient regardés. Une même pensée avait traversé leur cerveau. Ils n’étaient qu’à quelques mètres de la surface de l’Hydaspe, à portée des rives. Tous deux étaient bons nageurs. Un plongeon pouvait leur rendre la liberté, et, lorsqu’ils auraient disparu entre deux eaux, comment Robur eût-il pu les reprendre? Afin de laisser à ses propulseurs la possibilité d’agir, ne fallait-il pas que l’appareil se tint au moins à deux mètres au-dessus du lac?

En un instant, toutes les chances pour ou contre s’étaient présentées à leur esprit. En un instant ils les avaient pesées. Enfin ils allaient s’élancer par-dessus la plate-forme, lorsque plusieurs paires de mains s’abattirent sur leurs épaules.

On les observait. Ils furent mis dans l’impossibilité de fuir.

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Cette fois, ils ne se rendirent pas sans résistance. Ils voulurent repousser ceux qui les tenaient. Mais c’étaient de solides gaillards, ces gens de l’Albatros!

«Messieurs, se contenta de dire l’ingénieur, quand on a le plaisir de voyager en compagnie de Robur-le-Conquérant, comme vous l’avez si bien nommé, et à bord de son admirable Albatros, on ne le quitte pas ainsi… à l’anglaise! J’ajouterai même qu’on ne le quitte plus!»

Phil Evans entraîna son collègue qui allait se livrer à quelque acte de violence. Tous deux rentrèrent dans le roufle, décidés à s’enfuir, dût-il leur en coûter la vie, et n’importe où.

L’Albatros avait repris sa direction vers l’ouest. Pendant cette journée, avec une vitesse moyenne, il franchit le territoire du Caboulistan, dont on entrevit un instant la capitale, puis la frontière du royaume de l’Hérat, à onze cents kilomètres de Cachemir.

Dans ces contrées, toujours si disputées encore, sur cette route ouverte aux Russes vers les possessions anglaises de l’Inde, apparurent des rassemblements d’hommes, des colonnes, des convois, en un mot tout ce qui constitue le personnel et le matériel d’une armée en marche. On entendit aussi des coups de canon et le pétillement de la mousqueterie. Mais l’ingénieur ne se mêlait jamais des affaires des autres, quand ce n’était pas pour lui question d’honneur ou d’humanité. Il passa outre. Si Hérat, comme on le dit, est la clef de l’Asie centrale, que cette clef allât dans une poche anglaise ou dans une poche moscovite, peu lui importait. Les intérêts terrestres ne regardaient plus l’audacieux qui avait fait de l’air son unique domaine.

D’ailleurs, le pays ne tarda pas à disparaître sous un véritable ouragan de sable, comme il ne s’en produit que trop fréquemment dans ces régions. Ce vent, qui s’appelle «tebbad», transporte des éléments fiévreux avec l’impondérable poussière soulevée à son passage. Et combien de caravanes périssent dans ces tourbillons!

Quant à l’Albatros, afin d’échapper à cette poussière qui aurait pu altérer la finesse de ses engrenages, il alla chercher à deux mille mètres une zone plus saine.

Ainsi disparut la frontière de la Perse et ses longues plaines qui restèrent invisibles. L’allure était très modérée, bien qu’aucun écueil ne fût à craindre. En effet, si la carte indique quelques montagnes, elles ne sont cotées qu’à de moyennes altitudes. Mais, aux approches de la capitale, il convenait d’éviter le Damavend, dont le pic neigeux pointe à près de six mille six cents mètres, puis la chaîne d’Elbrouz, au pied de laquelle est bâti Téhéran.

Dès les premières lueurs du 2 juillet surgit ce Damavend, émergeant du simoun de sables.

L’Albatros se dirigea donc de manière à passer au-dessus de la ville, que le vent enveloppait d’un nuage de fine poussière.

Cependant, vers les dix heures du matin, on put apercevoir les larges fossés qui entourent l’enceinte, et, au milieu, le palais du Shah, ses murailles revêtues de plaques de faïence, ses bassins qui semblaient taillés dans d’énormes turquoises d’un bleu éclatant.

Ce ne fut qu’une rapide vision. À partir de ce point, l’Albatros, modifiant sa route, porta presque directement vers le nord. Quelques heures après, il se trouvait au-dessus d’une petite ville, bâtie à un angle septentrional de la frontière persane, sur les bords d’une vaste étendue d’eau, dont on ne pouvait apercevoir la fin ni au nord ni à l’est.

Cette ville, c’était le port d’Ashourada, la station russe la plus avancée dans le sud. Cette étendue d’eau, c’était une mer. C’était la Caspienne.

Plus de tourbillons de poussière alors. Vue d’un ensemble de maisons à l’européenne, disposées le long d’un promontoire, avec un clocher qui les domine.

L’Albatros s’abaissa sur cette mer dont les eaux sont à trois cents pieds au-dessous du niveau océanien. Vers le soir, il longeait la côte – turkestane autrefois, russe alors – qui monte vers le golfe de Balkan, et le lendemain, 3 juillet, il planait à cent mètres au-dessus de la Caspienne.

Aucune terre en vue, ni du côté de l’Asie, ni du côté de l’Europe. À la surface de la mer, quelques voiles blanches gonflées par la brise. C’étaient des navires indigènes, reconnaissables à leurs formes, des kesebeys à deux mâts, des kayuks, anciens bateaux pirates à un mât, des teimils, simples canots de service ou de pêche. Çà et là, s’élevaient jusqu’à l’Albatros quelques queues de fumée, vomies par la cheminée de ces steamers d’Ashourada que la Russie entretient pour la police des eaux turkomanes.

Ce matin-là, le contremaître Tom Turner causait avec le maître coq, François Tapage, et, à une demande de celui-ci, il avait fait cette réponse:

«Oui, nous resterons quarante-huit heures environ au-dessus de la mer Caspienne.

– Bien! répondit le maître coq. Cela nous permettra sans doute de pêcher?…

– Comme vous le dites!»

Puisqu’on devait mettre quarante heures à faire les six cent vingt-cinq milles que mesure cette mer sur deux cents de large, c’est que la vitesse de l’Albatros serait très modérée, et même nulle pendant les opérations de pêche.

Or, cette réponse de Tom Turner fut entendue par Phil Evans qui se trouvait alors à l’avant.

En ce moment, Frycollin s’obstinait à l’assommer de ses incessantes récriminations, le priant d’intervenir près de son maître pour qu’il le fit «déposer à terre».

Sans répondre à cette demande saugrenue, Phil Evans revint à l’arrière retrouver Uncle Prudent. Là, toutes précautions prises pour ne point être entendus, il rapporta les quelques phrases échangées entre Tom Turner et le maître coq.

«Phil Evans, répondit Uncle Prudent, je pense que nous ne nous faisons aucune illusion sur les intentions de ce misérable à notre égard?

– Aucune, répondit Phil Evans. Il ne nous rendra la liberté que lorsque cela lui conviendra, – s’il nous la rend jamais!

– Dans ce cas, nous devons tout tenter pour quitter l’Albatros!

– Un fameux appareil, il faut bien l’avouer!

– C’est possible! s’écria Uncle Prudent, mais c’est l’appareil d’un coquin qui nous retient au mépris de tout droit. Or, cet appareil constitue pour nous et les nôtres un danger permanent. Si donc nous ne parvenons pas à le détruire…

– Commençons par nous sauver!.., répondit Phil Evans. Nous verrons après!

– Soit! reprit Uncle Prudent, et profitons des occasions qui vont s’offrir. Évidemment l’Albatros va traverser la Caspienne, puis se lancer sur l’Europe, soit dans le nord, au-dessus de la Russie, soit dans l’ouest, au-dessus des contrées méridionales. Eh bien! en quelque lieu que nous mettions le pied, notre salut sera assuré jusqu’à l’Atlantique. Il convient donc de se tenir prêts à toute heure.

– Mais, demanda Phil Evans, comment fuir?…

– Écoutez-moi, répondit Uncle Prudent. Il arrive parfois, pendant la nuit, que l’Albatros plane à quelques centaines de pieds seulement du sol. Or, il y a à bord plusieurs câbles de cette longueur, et, avec un peu d’audace, on pourrait peut-être se laisser glisser…

– Oui, répondit Phil Evans, le cas échéant, je n’hésiterais pas…

– Ni moi, dit Uncle Prudent. J’ajoute que, la nuit, excepté le timonier posté à l’arrière, personne ne veille.Précisément, un de ces câbles est placé à l’avant, et, sans être vu, sans être entendu, il ne serait pas impossible de le dérouler…

– Bien, dit Phil Evans. Je vois avec plaisir, Uncle Prudent, que vous êtes plus calme. Cela vaut mieux pour agir. Mais, en ce moment, nous voici sur la Caspienne. De nombreux bâtiments sont en vue. L’Albatros va descendre et s’arrêter pendant la pèche… Est-ce que nous ne pourrions pas profiter?…

– Eh! on nous surveille, même quand nous ne croyons pas être surveillés, répondit Uncle Prudent. Vous l’avez bien vu, quand nous avons tenté de nous précipiter dans l’Hydaspe.

– Et qui dit que nous ne sommes pas surveillés aussi pendant la nuit? répliqua Phil Evans.

– Il faut pourtant en finir! s’écria Uncle Prudent, oui! en finir avec cet Albatros et son maître!»

On le voit, sous l’excitation de la colère, les deux collègues – Uncle Prudent surtout – pouvaient être conduits à commettre les actes les plus téméraires et peut-être les plus contraires à leur propre sûreté.

Le sentiment de leur impuissance, le dédain ironique avec lequel les traitait Robur, les réponses brutales qu’il leur faisait, tout contribuait à tendre une situation dont l’aggravation était chaque jour plus manifeste.

Ce jour même, une nouvelle scène faillit amener une altercation des plus regrettables entre Robur et les deux collègues. Frycollin ne se doutait guère qu’il allait en être le provocateur.

En se voyant au-dessus de cette mer sans limites, le poltron fut repris d’une belle épouvante. Comme un enfant, comme un nègre qu’il était, il se laissa aller à geindre, à protester, à crier, à se démener en mille contorsions et grimaces.

«Je veux m’en aller!… Je veux m’en aller! criait-il. Je ne suis pas un oiseau!… Je ne suis pas fait pour voler!… Je veux qu’on me remette à terre… tout de suite!…»

Il va sans dire que Uncle Prudent ne cherchait aucunement à le calmer, – au contraire. Aussi ces hurlements finirent-ils par impatienter singulièrement Robur.

Or, comme Tom Turner et ses compagnons allaient procéder aux manœuvres de la pêche, l’ingénieur, pour se débarrasser de Frycollin, ordonna de l’enfermer dans son roufle. Mais le nègre continua à se débattre, à frapper aux cloisons, à hurler de plus belle.

Il était midi. En ce moment, l’Albatros se tenait à cinq ou six mètres seulement du niveau de la mer. Quelques embarcations, épouvantées à sa vue, avaient pris la fuite. Cette portion de la Caspienne ne devait pas tarder à être déserte.

Comme on le pense bien, dans ces conditions où ils n’auraient eu qu’à piquer une tête pour fuir, les deux collègues devaient être et étaient l’objet d’une surveillance spéciale. En admettant même qu’ils se fussent jetés par-dessus le bord, on aurait bien su les reprendre avec le canot de caoutchouc de l’Albatros. Donc, rien à faire pendant la pêche, à laquelle Phil Evans crut devoir assister, tandis que Uncle Prudent, en perpétuel état de rage, se retirait dans sa cabine.

On sait que la mer Caspienne est une dépression volcanique du sol. En ce bassin tombent les eaux de ces grands fleuves, le Volga, l’Oural, le Kour, la Kouma, la Jemba et autres. Sans l’évaporation qui lui enlève son trop-plein, ce trou, d’une superficie de dix-sept mille lieues carrées, d’une profondeur moyenne comprise entre soixante et quatre cents pieds, aurait inondé les côtes du nord et de l’est, basses et marécageuses. Bien que cette cuvette ne soit en communication ni avec la mer Noire, ni avec la mer d’Aral, dont les niveaux sont très supérieurs au sien, elle n’en nourrit pas moins un très grand nombre de poissons – de ceux, bien entendu, auxquels ne peuvent déplaire ses eaux d’une amertume prononcée, due au naphte qu’y déversent les sources de son extrémité méridionale.

Or, en songeant à la variété que la pêche pouvait apporter à son ordinaire, le personnel de l’Albatros ne dissimulait pas le plaisir qu’il allait y prendre.

«Attention!» cria Tom Turner, qui venait de harponner un poisson de belle taille, presque semblable à un requin.

C’était un magnifique esturgeon, long de sept pieds, de cette espèce Bélouga des Russes, dont les œufs, mélangés de sel, de vinaigre et de vin blanc, forment le caviar. Peut-être les esturgeons pêchés dans les fleuves sont-ils meilleurs que les esturgeons de mer; mais ceux-ci furent bien accueillis à bord de l’Albatros.

Toutefois, ce qui rendit cette pêche plus fructueuse encore, ce fut la traîne des chaluts qui ramassèrent pêle-mêle, carpes, brèmes, saumons, brochets d’eaux salées, et surtout quantité de ces sterlets de moyenne taille que les riches gourmets font venir vivants d’Astrakan à Moscou et à Pétersbourg. Ceux-ci allaient immédiatement passer de leur élément naturel dans les chaudières de l’équipage, sans frais de transport.

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Les gens de Robur halaient joyeusement les filets, après que l’Albatros les avait promenés pendant plusieurs milles. Le gascon François Tapage, hurlant de plaisir, justifiait bien son nom. Une heure de pêche suffit à remplir les viviers de l’aéronef, qui remonta vers le nord.

Pendant cette halte, Frycollin n’avait cessé de crier, de frapper aux parois de sa cabine, de faire en un mot un insupportable vacarme.

«Ce maudit nègre ne se taira donc pas! dit Robur, véritablement à bout de patience.

– Il me semble, monsieur, qu’il a bien le droit de se plaindre! répondit Phil Evans.

– Oui, comme moi j’ai le droit d’épargner ce supplice à mes oreilles! répliqua Robur.

– Ingénieur Robur!… dit Uncle Prudent, qui venait d’apparaître sur la plate-forme.

– Président du Weldon-Institute?»

Tous deux s’étaient avancés l’un vers l’autre. Ils se regardaient dans le blanc des yeux.

Puis, Robur, haussant les épaules:

«A bout de corde!» dit-il.

Tom Turner avait compris. Frycollin fut tiré de sa cabine.

Quels cris il poussa, lorsque le contremaître et un de ses camarades le saisirent et l’attachèrent dans une sorte de baille, à laquelle ils fixèrent solidement l’extrémité d’un câble!

C’était précisément un de ces câbles dont Uncle Prudent voulait faire l’usage que l’on sait.

Le nègre avait cru d’abord qu’il allait être pendu… Non! Il ne devait être que suspendu.

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En effet, ce câble fut déroulé au-dehors sur une longueur de cent pieds, et Frycollin se trouva balancé dans le vide.

Il pouvait crier à son aise maintenant. Mais, l’épouvante l’étreignant au larynx, il resta muet.

Uncle Prudent et Phil Evans avaient voulu s’opposer à cette exécution: ils furent repoussés.

«C’est une infamie!… C’est une lâcheté! s’écria Uncle Prudent, qui était hors de lui.

– Vraiment! répondit Robur.

– C’est un abus de la force contre lequel je protesterai autrement que par des paroles!

– Protestez!

– Je me vengerai, ingénieur Robur!

– Vengez-vous, président du Weldon-Institute!

– Et de vous et des vôtres!»

Les gens de l’Albatros s’étaient rapprochés dans des dispositions peu bienveillantes. Robur leur fit signe de s’éloigner.

«Oui!… De vous et des vôtres!.., reprit Uncle Prudent, que son collègue essayait en vain de calmer.

– Quand il vous plaira! répondit l’ingénieur.

– Et par tous les moyens possibles!

– Assez! dit alors Robur d’un ton menaçant, assez! Il y a d’autres câbles à bord! Taisez-vous, ou, sinon, tout comme le valet, le maître!»

Uncle Prudent se tut, non par crainte, mais parce qu’il fut pris d’une telle suffocation que Phil Evans dut l’emmener dans sa cabine.

Cependant, depuis une heure, le temps s’était singulièrement modifié. Il y avait des symptômes auxquels on ne pouvait se méprendre. Un orage menaçait. La saturation électrique de l’atmosphère était portée à un tel point que, vers deux heures et demie, Robur fut témoin d’un phénomène qu’il n’avait jamais observé.

Dans le nord, d’où venait l’orage, montaient des volutes de vapeurs quasi lumineuses, – ce qui était certainement dû à la variation de la charge électrique des diverses couches de nuages.

Le reflet de ces bandes faisait courir, à la surface de la mer, des myriades de lueurs, dont l’intensité devenait d’autant plus vive que le ciel commençait à s’assombrir.

L’Albatros et le météore ne devaient pas tarder à se rencontrer, puisqu’ils allaient l’un au-devant de l’autre.

Et Frycollin? Eh bien, Frycollin était toujours à la remorque, – et remorque est le mot juste, car le câble faisait un angle assez ouvert avec l’appareil lancé à une vitesse de cent kilomètres, ce qui laissait la baille quelque peu en arrière.

Que l’on juge de son épouvante, lorsque les éclairs commencèrent à sillonner l’espace autour de lui, tandis que le tonnerre roulait ses éclats dans les profondeurs du ciel.

Tout le personnel du bord s’occupait à manœuvrer en vue de l’orage, soit pour s’élever plus haut que lui, soit pour le distancer en se lançant à travers les couches inférieures.

L’Albatros se trouvait alors à sa hauteur moyenne –mille mètres environ, – quand éclata un coup de foudre d’une violence extrême. La rafale s’éleva soudain. En quelques secondes, les nuages en feu se précipitèrent sur l’aéronef.

Phil Evans vint alors intercéder en faveur de Frycollin et demander qu’on le ramenât à bord.

Mais Robur n’avait point attendu cette démarche. Ses ordres étaient donnés. Déjà on s’occupait de haler la corde sur la plate-forme, quand, tout à coup, il se fit un ralentissement inexplicable dans la rotation des hélices suspensives.

Robur bondit vers le roufle central:

«Force!… Force!… cria-t-il au mécanicien. Il faut monter rapidement et plus haut que l’orage!

– Impossible, maître!

– Qu’y a-t-il?

– Les courants sont troublés!… Il se fait des intermittences!…»

Et de fait, l’Albatros s’abaissait sensiblement.

Ainsi qu’il arrive pour les courants des fils télégraphiques pendant les orages, le fonctionnement électrique n’opérait plus qu’incomplètement dans les accumulateurs de l’aéronef. Mais, ce qui n’est qu’un inconvénient quand il s’agit de dépêches, ici, c’était un effroyable danger, c’était l’appareil précipité dans la mer, sans qu’on pût s’en rendre maître.

«Laisse descendre, cria Robur, et sortons de la zone électrique! Allons, enfants, du sang-froid!»

L’ingénieur était monté sur son banc de quart. Les hommes, à leur poste, se tenaient prêts à exécuter les ordres du maître.

L’Albatros, bien qu’il se fût abaissé de quelques centaines de pieds, était encore plongé dans le nuage, au milieu des éclairs qui se croisaient comme les pièces d’un feu d’artifice. C’était à croire qu’il allait être foudroyé. Les hélices se ralentissaient encore, et ce qui n’avait été jusque-là qu’une descente un peu rapide menaçait de devenir une chute.

Enfin, en moins d’une minute, il était manifeste qu’il serait arrivé au niveau de la mer. Une fois immergé, aucune puissance n’aurait pu l’arracher de cet abîme.

Soudain la nuée électrique apparut au-dessus de lui. L’Albatros n’était plus alors qu’à soixante pieds de la crête des lames. En deux ou trois secondes, elles auraient noyé la plate-forme.

Mais, Robur, saisissant l’instant propice, se précipita vers le roufle central, il saisit les leviers de mise en train, il lança le courant des piles que ne neutralisait plus la tension électrique de l’atmosphère ambiante… En un instant, il eut rendu à ses hélices leur vitesse normale, arrêté la chute, maintenu l’Albatros à petite hauteur, pendant que ses propulseurs l’entraînaient loin de l’orage, qu’il ne tarda pas à dépasser.

Inutile de dire que Frycollin avait pris un bain forcé, – pendant quelques secondes seulement. Lorsqu’il fut ramené à bord, il était mouillé comme s’il eût plongé jusqu’au fond des mers. On le croira sans peine, il ne criait plus.

Le lendemain, 4 juillet, l’Albatros avait franchi la limite septentrionale de la Caspienne.

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1 Près de quatorze fois la surface du Champ-de-Mars.