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Jules Verne

 

Mathias Sandorf

 

(Chapitre VII-IX)

 

 

111 dessins par Benett et une carte

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie, 1885

 

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre VII

Le torrent de la Foïba.

 

l était environ onze heures du soir. Les nuages orageux commençaient à serésoudre en de violentes averses. À la pluie se mêlaient d’énormes grêlons, qui mitraillaient les eaux de la Foïba et crépitaient sur les roches voisines. Les coups de feu, partis des embrasures du donjon, avaient cessé. À quoi bon user tant de balles contre les fugitifs! La Foïba no pouvait rendre que des cadavres, si même elle en rendait!

À peine le comte Sandorf eut-il été plongé dans le torrent, qu’il se sentit irrésistiblement entraîné à travers le Buco. En quelques instants, il passa de l’intense lumière, dont l’électricité emplissait le fond du gouffre, à la plus profonde obscurité. Le mugissement des eaux avait remplacé les éclats de la foudre. L’impénétrable caverne ne laissait plus rien passer des bruits ni des lueurs du dehors.

«A moi!…»

Ce cri se fit entendre. C’était Étienne Bathory qui l’avait jeté. La froideur des eaux venait de le rappeler à la vie; mais il ne pouvait se soutenir à leur surface, et il se fût noyé, si un bras vigoureux ne l’eût saisi au moment où il allait disparaître.

«Je suis là… Étienne!… Ne crains rien!»

Le comte Sandorf, près de son compagnon, le soulevait d’une main, tandis qu’il nageait de l’autre.

La situation était extrêmement critique. Étienne Bathory pouvait à peine s’aider de ses membres, à demi paralysés par le passage du fluide électrique. Si la brûlure de ses mains s’était sensiblement amoindrie au contact de ces froides eaux, l’état d’inertie dans lequel il se trouvait ne lui permettait pas de s’en servir. Le comte Sandorf n’aurait pu l’abandonner un instant, sans qu’il eût été englouti, et pourtant il avait assez de se sauvegarder lui-même.

Puis, il y avait cette incertitude complète sur la direction que suivait ce torrent, en quel endroit du pays il aboutissait, en quelle rivière ou en quelle mer il allait se perdre. Quand bien même Mathias Sandorf eût su que cette rivière était la Foïba, sa situation n’aurait pas été moins désespérée, puisqu’on ignore où se déversent ses eaux impétueuses. Des bouteilles fermées, jetées à l’entrée do la caverne, n’avaient jamais reparu en aucun tributaire de la péninsule istrienne, soit qu’elles se fussent brisées dans leur parcours à travers cette sombre substruction, soit que ces masses liquides les eussent entraînées en quelque gouffre de l’écorce terrestre.

Cependant, les fugitifs étaient emportés avec une extrême vitesse, – ce qui leur rendait plus facile de se soutenir à la surface de l’eau. Étienne Bathory n’avait plus conscience de son état. Il était comme un corps inerte entre les mains du comte Sandorf. Celui-ci luttait pour deux, mais il sentait bien qu’il finirait par s’épuiser. Aux dangers d’être heurté contre quelque saillie rocheuse, aux flancs de la caverne ou aux pendentifs de la voûte, il s’en joignait de plus grands encore: c’était, surtout, d’être pris dans un de ces tourbillons que formaient de nombreux remous, là où un brusque retour de la paroi brisait et modifiait le courant régulier. Vingt fois, Mathias Sandorf se sentit saisi avec son compagnon dans un de ces suçoirs liquides, qui l’attiraient irrésistiblement par un effet de Maëlstrom. Enlacés alors dans un mouvement giratoire, puis rejetés à la périphérie du tourbillon, comme la pierre au bout d’une fronde, ils ne parvenaient à en sortir qu’au moment où le remous venait à se rompre.

Un demi-heure s’écoula dans ces conditions avec la mort probable à chaque minute, à chaque seconde. Mathias Sandorf, doué d’une énergie surhumaine, n’avait pas encore faibli. En somme, il était heureux que son compagnon fût à peu près privé de sentiment. S’il avait eu l’instinct de la conservation, il se serait débattu. Il aurait fallu lutter pour le réduire à l’impuissance. Et alors ou le comte Sandorf eût été forcé de l’abandonner, ou il se fussent engloutis tous deux.

Toutefois, celte situation ne pouvait se prolonger. Les forces de Mathias Sandorf commençaient à s’épuiser sensiblement. En de certains moments, tandis qu’il soulevait la tête d’Étienne Bathory, la sienne s’enfonçait sous la couche liquide. La respiration lui manquait subitement. Il haletait, il étouffait, il avait à se débattre contre un commencement d’asphyxie. Plusieurs fois, même, il dut lâcher son compagnon, dont la tête s’immergeait aussitôt; mais toujours il parvint à le ressaisir, et cela au milieu de cet entraînement des eaux qui, gonflées en certains points resserrés du canal, déferlaient avec un effroyable bruit.

Bientôt le comte Sandorf se sentit perdu. Le corps d’Étienne Bathory lui échappa définitivement. Par un dernier effort, il essaya de le reprendre… Il ne le trouva plus, et lui-même s’enfonça dans les nappes inférieures du torrent.

Soudain, un choc violent lui déchira l’épaule. Il étendit la main, instinctivement. Ses doigts, en se refermant, saisirent une touffe de racines, qui pendaient dans les eaux.

Ces racines étaient celles d’un tronc d’arbre, emporté par le torrent. Mathias Sandorf se cramponna solidement à cette épave, et revint à la surface de la Foïba. Puis, pendant qu’il se retenait d’une main à la touffe, il chercha de l’autre son compagnon.

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Un instant après, Étienne Bathory était saisi par le bras, et, après de violents efforts, hissé sur le tronc d’arbre, où Mathias Sandorf prit place à son tour. Tous deux étaient momentanément hors de ce danger immédiat d’être noyés, mais liés au sort même de cette épave, livrée aux caprices des rapides du Buco.

Le comte Sandorf avait pendant un instant perdu connaissance. Aussi, son premier soin fut-il de s’assurer qu’Étienne Bathory ne pouvait glisser du tronc d’arbre. Par surcroît de précaution, d’ailleurs, il se plaça derrière lui, de manière à pouvoir le soutenir. Ainsi posé, il regardait en avant. Pour le cas où quelque lueur du jour pénétrerait dans la caverne, il serait à même de l’apercevoir et d’observer l’état des eaux à leur sortie d’aval. Mais rien n’indiquait qu’il fût près d’atteindre l’issue de cet interminable canal.

Cependant, la situation des fugitifs s’était quelque peu améliorée. Ce tronc d’arbre mesurait une dizaine de pieds dans sa longueur, et ses racines, en s’appuyant sur les eaux, devaient faire obstacle à ce qu’il se retournât brusquement. À moins de chocs violents, sa stabilité paraissait assurée, malgré les dénivellations de la masse liquide. Quant à sa vitesse, elle ne pouvait pas être estimée à moins de trois lieues à l’heure, étant égale à celle du torrent qui l’entraînait.

Mathias Sandorf avait repris tout son sang-froid. Il essaya alors de ranimer son compagnon, dont la tète reposait sur ses genoux. Il s’assura que son cœur battait toujours, mais qu’il respirait à peine. Il se pencha sur sa bouche pour insuffler un peu d’air à ses poumons. Peut-être les premières atteintes de l’asphyxie n’avaient-elles point produit en son organisme d’irréparables désordres!

En effet, Étienne Bathory fit bientôt un léger mouvement. Des expirations plus accentuées entrouvrirent ses lèvres. Enfin, quelques mots s’échappèrent de sa bouche:

«Ma femme!… Mon fils!… Mathias!»

C’était toute sa vie qui tenait dans ces mots.

«Étienne, m’entends-tu?… m’entends-tu? demanda le comte Sandorf, qui dut crier au milieu des mugissements dont le torrent emplissait les voûtes du Buco.

Oui… oui…! Je l’entends!… Parle!… Parle!… Ta main dans la mienne!

Étienne, nous ne sommes plus dans un danger immédiat, répondit le comte Sandorf. Une épave nous emporte… Où?… Je ne puis le dire, mais du moins, elle ne nous manquera pas!

Mathias, et le donjon?…

Nous en sommes loin déjà! On doit croire que nous avons trouvé la mort dans les eaux de ce gouffre, et, certainement on ne peut songer à nous y poursuivre! En quelque endroit que se déverse ce torrent, mer ou rivière, nous y arriverons, et nous y arriverons vivants! Que le courage ne t’abandonne pas, Étienne! Je veille sur toi! Repose encore et reprends les forces dont tu auras bientôt besoin! Dans quelques heures, nous serons sauvés! Nous serons libres!

Et Ladislas!» murmura Étienne Bathory.

Mathias Sandorf ne répondit pas. Qu’aurait-il pu répondre? Ladislas Zathmar, après avoir jeté le cri d’alarme à travers la fenêtre de la cellule, avait dû être mis dans l’impossibilité de fuir. Maintenant, gardé à vue, ses compagnons ne pouvaient rien pour lui!

Cependant, Étienne Bathory avait laissé retomber sa tête en arrière. L’énergie physique lui manquait pour vaincre sa torpeur. Mais Mathias Sandorf veillait sur lui, prêt à tout, même à abandonner l’épave, si elle venait à se briser contre un de ces obstacles qu’il était impossible d’éviter au milieu de si profondes ténèbres.

Il devait être environ deux heures du matin, lorsque la vitesse du courant, et par conséquent celle du tronc d’arbre, parut diminuer assez sensiblement. Sans doute, le canal commençait à s’élargir, et les eaux, trouvant un plus libre passage entre ses parois, prenaient une allure plus modérée. Peut-être pouvait-on également en conclure que l’extrémité de cette trouée souterraine ne devait pas être éloignée.

Mais, en même temps, si les parois s’écartaient, la voûte tendait à s’abaisser. En levant la main, le comte Sandorf put effleurer les schistes irréguliers, qui falonnaient au-dessus de sa tête. Parfois aussi, il entendait comme un bruit de frottement: c’étaient quelque racine de l’arbre, dressée verticalement, dont l’extrémité frôlait la voûte. De là, de violentes secousses imprimées au tronc, qui basculait et dont la direction se modifiait. Pris de travers, roulant sur lui-même, il tournoyait alors, et les fugitifs pouvaient craindre d’en être arrachés.

Ce danger évité, – après s’être reproduit plusieurs fois, – il en restait un autre, dont le comte Sandorf calculait froidement toutes les conséquences: c’était celui qui pouvait résulter de l’abaissement continu de la voûte du Buco. Déjà il n’avait pu y échapper qu’en se renversant brusquement en arrière, dès que sa main rencontrait une saillie de roc. Lui faudrait-il donc se replonger dans le courant? Lui, il pourrait le tenter encore, mais son compagnon, comment parviendrait-il à le soutenir entre deux eaux? Et si le canal souterrain s’abaissait ainsi sur un long parcours, serait-il possible d’en sortir vivant? Non, et c’eût été la mort définitive, après tant de morts évitées jusque-là!

Mathias Sandorf, si énergique qu’il fût, sentait l’angoisse lui serrer le cœur. Il comprenait que le moment suprême approchait. Les racines du tronc se frottaient plus durement aux rocs de la voûte, et par instants, sa partie supérieure s’immergeait si profondément que la nappe d’eau le recouvrait tout entier.

«Cependant, se disait le comte Sandorf, l’issue de cette caverne ne peut être éloignée maintenant!»

Et alors il cherchait à voir si quelque vague lueur ne filtrait pas dans l’ombre en avant de lui. Peut-être la nuit était-elle assez avancée, à cette heure, pour que l’obscurité ne fût plus complète au dehors? Peut-être, aussi, les éclairs illuminaient-ils encore l’espace au delà du Buco? Dans ce cas, un peu de jour eût pénétré à travers ce canal, qui menaçait de ne plus suffire à l’écoulement de la Foïba.

Mais rien! Toujours ténèbres absolues et mugissements de ces eaux, dont l’écume même restait noire!

Tout à coup, il se fit un choc d’une extrême violence. Par son extrémité antérieure, le tronc d’arbre venait de heurter un énorme pendentif de la voûte. Sous la secousse, il culbuta complètement. Mais le comte Sandorf ne le lâcha pas. D’une main cramponné désespérément aux racines, de l’autre il maintint son compagnon, au moment où il allait être emporté. Puis, il se laissa couler avec lui dans la masse des eaux, qui se brisaient alors contre la voûte.

Cela dura près d’une minute. Mathias Sandorf eut le sentiment qu’il était perdu. Instinctivement, il retint sa respiration, afin de ménager le peu d’air que renfermait encore sa poitrine.

Soudain, à travers la masse liquide, bien que ses paupières fussent closes, il eut l’impression d’une assez vive lueur. Un éclair venait de jaillir, qui fut immédiatement suivi du fracas de la foudre.

Enfin, c’était la lumière!

En effet, la Foïba, sortie de ce sombre canal, avait repris son cours à ciel ouvert. Mais vers quel point du littoral se dirigeait-elle? Sur quelle mer se découpait son embouchure? C’était toujours l’insoluble question, – question de vie ou de mort.

Le tronc d’arbre avait remonté àla surface. Étienne Bathory était toujours tenu par Mathias Sandorf, qui, par un vigoureux effort, parvint à le rehisser sur l’épave et à reprendre sa place en arrière.

Puis, il regarda devant lui, autour de lui, au-dessus de lui.

Une masse sombre commençait à s’effacer en amont. C’était l’énorme rocher du Buco, dans lequel s’ouvrait la trouée souterraine qui livrait passage aux eaux de la Foïba. Le jour se manifestait déjà par de légères lueurs éparses au zénith, vagues comme ces nébuleuses que l’œil peut à peine percevoir par les belles nuits d’hiver. De temps en temps, quelques éclairs blanchâtres illuminaient les arrière-plans de l’horizon, au milieu des roulements continus mais sourds de la foudre. L’orage s’éloignait ou s’éteignait peu à peu, après avoir usé toute la matière électrique accumulée dans l’espace.

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À droite, à gauche, Mathias Sandorf porta ses regards, non sans une vive anxiété. Il put voir alors que la rivière coulait entre deux hauts contreforts et toujours avec une extrême vitesse.

C’était donc un rapide qui emportait encore les fugitifs au milieu de ses remous et tourbillons. Mais enfin l’infini s’étendait au-dessus de leur tête, et non plus cette voûte surbaissée, dont les saillies menaçaient à chaque instant de leur briser le crâne. D’ailleurs, pas de berge, sur laquelle ils eussent pu prendre pied, pas même un talus où le débarquement fut possible. Deux hautes murailles accores encaissaient l’étroite Foïba. Eu somme, le canal resserré, avec ses parois verticales, lissées par les eaux, moins son plafond de pierre.

Cependant, cette dernière immersion venait de ranimer Étienne Bathory. Sa main avait cherché la main de Mathias Sandorf. Celui-ci s’était penché et lui disait:

«Sauvés!»

Mais, ce mot, avait-il donc le droit de le prononcer? Sauvés, quand il ne savait même pas où se jetait cette rivière, ni quelle contrée elle traversait, ni quand il pourrait abandonner cette épave? Cependant, tel était son énergie qu’il se redressa sur l’arbre et répéta par trois fois ce mot d’une voix retentissante:

«Sauvés! Sauvés! Sauvés!»

D’ailleurs, qui eût pu l’entendre? Personne sur ces falaises rocheuses, auxquelles manque l’humus, fuites de cailloux et de schistes stratifiés, où il n’y a même pas assez de terre végétale pour nourrir des broussailles. La contrée, qui se cachait derrière les hautes rives, ne pouvait attirer aucun être humain. C’était un pays désolé que traversait cette Foïba, emprisonnée comme l’est un canal de dérivation dans ses murs de granit. Aucun ruisseau ne l’alimentait sur son parcours. Pas un oiseau ne rasait sa surface, pas un poisson, même, ne pouvait s’aventurer dans ses eaux trop rapides. Ça et là émergeaient de grosses roches, dont la crête, absolument sèche, indiquait que toutes les violences de ce cours d’eau n’étaient dues qu’à une crue momentanée, produite par les dernières pluies. En temps ordinaire, ce lit de la Foïba ne devait être qu’une ravine.

D’ailleurs, il n’y avait pas à craindre que le tronc d’arbre fût jeté sur ces roches. Il lesévitait de lui-même, rien qu’en suivant le fil du courant, qui les contournait. Mais aussi, il eût été impossible de l’en faire sortir ni d’enrayer sa vitesse, pour accoster un point quelconque des rives, dans le cas où un débarquement aurait été praticable.

Une heure encore se passa, dans ces conditions, sans qu’il y eut à se préoccuper d’un danger immédiat. Les derniers éclairs venaient de s’éteindre à travers l’espace. Au loin, le météore orageux ne se manifestait plus que par de sourds roulements que répercutaient les hauts nuages, dont les longues strates rayaient l’horizon. Déjà le jour s’accentuait et blanchissait l’azur purifié par les rafales de la nuit. Il devait être environ quatre heures du matin.

Étienne Bathory, à demi relevé, reposait entre les bras du comte Sandorf, qui veillait pour tous deux.

En ce moment, une détonation lointaine se fit entendre dans la direction du ‘sud-ouest.

«Qu’est cela? se demanda Mathias Sandorf. Est-ce un coup de canon qui annonce l’ouverture d’un port? Dans ce cas, nous ne serions pas éloignés du littoral! Quel pourrait être ce port? Trieste? Non, puisque voici l’orient, de ce côté où va monter le soleil! Serait-ce Pola, à l’extrémité sud de l’Istrie? Mais alors…»

Une seconde détonation retentit encore et fut presque aussitôt suivie d’une troisième.

«Trois coups de canon? se dit le comte Sandorf. Ne serait-ce pas plutôt le signal d’un embargo mis sur les navires qui voudraient prendre la mer? Cela a-t-il quelque rapport avec notre évasion?»

Il pouvait le craindre. Certainement, les autorités n’avaient rien dû négliger pour empêcher les fugitifs de s’enfuir, en se jetant dans quelque embarcation du littoral.

«Que Dieu nous vienne maintenant en aide! murmura le comte Sandorf. Lui seul le peut!»

Cependant, les hautes falaises qui encadraient la Foïba commençaient à s’abaisser en s’écartant l’une de l’autre. Toutefois, on ne pouvait encore rien reconnaître du pays environnant. De brusques coudes masquaient l’horizon et bornaient à quelques centaines de pieds le rayon de vue. Aucune orientation n’était possible.

Le lit très élargi de la rivière, toujours désert et silencieux, permettait au courant de se dérouler moins rapidement. Quelques troncs d’arbres, arrachés en amont, descendaient avec une vitesse plus modérée. Cette matinée de juin était assez fraîche. Sous leurs vêtements trempés, les fugitifs grelottaient. Il n’était que temps pour eux de trouver un abri quelconque, où le soleil leur permettrait de se mettre au sec.

Vers cinq heures, les derniers contreforts firent place à de longues et basses rives, se développant à travers un pays plat et dénudé. La Foïba s’épanchait alors, par un lit large d’un demi-mille, dans une assez vaste étendue d’eau stagnante, qui eût mérité le nom de lagon, si ce n’est même celui de lac. Au fond, vers l’ouest, quelques barques, les unes encore mouillées, les autres appareillant aux premiers souffles de la brise, semblaient indiquer que ce lagon n’était qu’un bassin, largement échancré dans le littoral. La mer n’était donc plus éloignée, et de chercher à l’atteindre, cela était tout indiqué. Mais il n’eût pas été prudent d’aller demander refuge à ces pêcheurs. Se fier à eux, au cas où ils auraient eu connaissance de l’évasion, c’était courir les chances d’être livrés aux gendarmes autrichiens, qui devaient maintenant battre la campagne.

Mathias Sandorf ne savait quel parti prendre, lorsque le tronc d’arbre, heurtant une souche à fleur d’eau, sur la rive gauche du lagon, s’arrêta net. Ses racines s’embarassèrent si solidement même dans un massif de broussailles, qu’il vint se ranger le long de la rive, comme un canot à l’appel de son amarre.

Le comte Sandorf débarqua sur la grève, non sans précaution. Il voulait d’abord s’assurer que personne ne pouvait les apercevoir.

Si loin qu’il portât ses regards, il ne vît pas un seul habitant, pêcheur ou autre, sur cette partie du lagon.

Et, cependant, il y avait un homme, étendu sur le sable, à moins de deux cents pas, et qui, de là, pouvait apercevoir les deux fugitifs.

Le comte Sandorf, se croyant en sûreté, redescendit alors jusqu’au niveau du tronc d’arbre, souleva son compagnon dans ses bras, et vint le déposer sur la grève, sans rien savoir de l’endroit où il se trouvait, ni de la direction qu’il conviendrait de suivre.

En réalité, cette étendue d’eau, qui servait d’embouchure à la Foïba, n’était ni un lagon ni un lac, mais un estuaire. On lui donne dans le pays le nom de canal de Lème, et il communique avec l’Adriatique par une étroite coupée entre Orsera et Rovigno, sur la côte occidentale de la péninsule istrienne. Mais on ignorait alors que ce fussent les eaux de la Foïba, emportées à travers le gouffre du Buco à l’époque des grandes pluies, qui vinssent se jeter dans ce canal.

Il y avait sur la rive, à quelques pas, une hutte de chasseur. Le comte Sandorf et Étienne Bathory, après avoir repris un peu de forces, s’y réfugièrent. Là, ils se dépouillèrent de leurs vêtements, que les rayons d’un soleil ardent allaient sécher en peu de temps, et ils attendirent. Les barques de pêche venaient de quitter le canal de Lème, et aussi loin que la vue pouvait s’étendre, la grève semblait être déserte.

À ce moment, l’homme qui avait été témoin de cette scène, se releva, se rapprocha de la hutte comme pour bien en reconnaître la situation: puis, il disparut vers le sud, au tournant d’une falaise peu élevée.

Trois heures après, Mathias Sandorf et son compagnon avaient pu reprendre leurs vêtements, humides encore, mais il fallait partir.

«Nous ne pouvons rester plus longtemps dans cette hutte, dit Étienne Bathory.

Te sens-tu assez fort pour te remettre en route?lui demanda Mathias Sandorf.

Je suis surtout épuisé par la faim!

Essayons donc de gagner le littoral! Peut-être trouverons-nous l’occasion de nous procurer quelque nourriture et même de nous embarquer! Viens, Étienne!»

Et tous deux quittèrent la hutte, évidemment plus affaiblis par la faim que par la fatigue.

L’intention du comte Sandorf était de suivre la rive méridionale du canal de Lème, de manière à atteindre le bord de la mer. Toutefois, si la contrée était déserte, de nombreux ruisseaux la sillonnaient en coulant vers l’estuaire. Sous ce réseau humide, toute la partie, confinant à ses grèves, ne forme qu’une vaste «mollière». dont la vase n’offre aucun solide point d’appui. Il fallut donc la tourner en obliquant vers le sud, – direction qu’il était aisé de reconnaître à la marche ascendante du soleil. Pendant deux heures, les fugitifs allèrent ainsi, sans rencontrer un seul être humain, mais aussi sans avoir pu apaiser la faim qui les dévorait.

Alors le pays devint moins aride. Une route se présenta, courant de l’est à l’ouest, avec une borne milliaire, qui n’apprit rien de cette région à travers laquelle le comte Sandorf et Étienne Bathory s’aventuraient en aveugles. Cependant, quelques haies de mûriers, plus loin un champ de sorgho, leur permirent, sinon d’assouvir leur faim, du moins de tromper les besoins de leur estomac. Ce sorgho, cru sous la dent et mangé à même, ces mûres rafraîchissantes, cela suffirait peut-être pour les empêcher de tomber d’épuisement, avant d’avoir atteint le littoral.

Mais si le pays était plus habitable, si quelques champs cultivés prouvaient que la main de l’homme s’y exerçait, il fallait s’attendre à rencontrer des habitants.

C’est ce qui arriva vers midi.

Cinq ou six piétons apparurent sur la route. Par prudence, Mathias Sandorf ne voulut pas se laisser voir. Très heureusement, il aperçut un enclos, autour d’une ferme en ruines, à une cinquantaine de pas vers la gauche. Là, avant d’avoir été aperçus, son compagnon et lui s’étaient réfugiés au fond d’une sorte de cellier obscur. Au cas où quelque passant s’arrêterait à cette ferme, il y avait des chances pour qu’ils ne fussent pas découverts, dussent-ils y rester jusqu’à la nuit.

Ces piétons étaient des paysans et des paludiers. Les uns conduisaient des troupes d’oies, sans doute au marché d’une ville ou d’un village, qui ne devait pas être très éloigné du canal de Lème. Hommes et femmes étaient vêtus à la mode istrienne, avec les bijoux, médailles, boucles d’oreilles, croix pectorales, filigranes et pendeloques, qui ornent le costume ordinaire chez les deux sexes. Quant aux paludiers, plus simplement habillés, le sac au dos, le bâton à la main, ils se rendaient aux salines du voisinage, et peut-être même jusqu’aux importantes exploitations de Stagnon ou de Pirano, dans l’ouest de la province.

Quelques-uns, en arrivant devant la ferme abandonnée, s’y arrêtèrent un instant, s’assirent même sur le seuil de la porte. Ils causaient, à voix haute, non sans une certaine animation, mais uniquement des choses qui se rapportaient à leur commerce.

Les deux fugitifs, accotés dans un coin, écoutaient. Peut-être ces gens avaient-ils déjà connaissance de l’évasion et en parleraient-ils? Peut-être aussi diraient-ils quelques mots qui apprendraient au comte Sandorf en quel endroit de l’Istrie son compagnon et lui se trouvaient alors?

Aucune parole ne fut échangée à ce sujet, il fallut toujours s’en tenir à de simples conjectures.

«Puisque les gens du pays ne disent rien de notre évasion, fit observer Mathias Sandorf, on peut en conclure qu’elle n’est pas encore venue à leur connaissance!

Cela tendrait à prouver, répondit Étienne Bathory, que nous sommes déjà assez loin de la forteresse. Étant donnée la rapidité du torrent, qui nous a entraînés sous terre pendant plus de six heures, je n’en suis pas autrement surpris.

Oui, cela doit être!» dit le comte Sandorf.

Cependant, deux heures plus tard, quelques paludiers, en passant devant l’enclossans s’y arrêter, parlèrent d’une brigade de gendarmes qu’ils avaient rencontrée à la porte de la ville.

Quelle ville?.., Ils ne la nommèrent pas.

Cela n’était pas de nature à rassurer les deux fugitifs. Si des gendarmes couraient le pays, c’est que, très probablement, ils avaient été envoyés à leur recherche.

«Et pourtant, dit Étienne Bathory, dans les conditions où nous nous sommes échappés, on devrait nous croire morts et ne point nous poursuivre…

On ne nous croira morts que lorsqu’on aura retrouvé nos cadavres!» répondit Mathias Sandorf.

Quoi qu’il en soit, il n’était pas douteux que la police fût sur pied et recherchât les fugitifs. Ils résolurent donc de rester cachés jusqu’à la nuit dans la ferme. La faim les torturait, mais ils n’osèrent quitter leur refuge, et ils firent bien.

Vers cinq heures du soir, en effet, les pas d’une petite troupe à cheval résonnèrent sur la route.

Le comte Sandorf, qui s’était avancé en rampant jusqu’à la porte de l’enclos, rejoignit précipitamment son compagnon et l’entraîna dans le coin le plus obscur du cellier. Là, tous deux, enfouis sous un tas de broussailles, se tinrent dans la plus complète immobilité.

Une demi-douzaine de gendarmes, commandés par un brigadier, remontaient la route, en se dirigeant vers l’est. S’arrêteraient-ils à la ferme? Le comte Sandorf se le demanda, non sans une vive anxiété. Si les gendarmes fouillaient cette maison en ruines, ils ne pouvaient manquer de découvrir ceux qui s’y étaient cachés.

Il y eut halte en cet endroit. Le brigadier fit arrêter ses hommes. Deux gendarmes et lui descendirent de cheval, pendant que les autres restaient en selle.

Ceux-ci reçurent l’ordre de parcourir le pays aux environs du canal de Lème, puis de se rabattre sur la ferme, où on les attendrait jusqu’à sept heures du soir.

Les quatre gendarmes s’éloignèrent aussitôt en remontant la route. Le brigadier et les deux autres avaient attaché leurs chevaux aux piquets d’une barrière à demi détruite qui entourait l’enclos. Puis, après s’être assis au dehors, ils se mirent à causer. Du fond du cellier, les fugitifs pouvaient entendre tout ce qu’ils disaient.

«Oui, ce soir, nous retournerons à la ville, où on nous donnera des instructions pour le service de nuit, répondit le brigadier à une question que venait de lui poser un des gendarmes. Le télégraphe aura peut-être apporté de nouvelles instructions de Trieste.»

La ville en question n’était pas Trieste: ce fut un point que retint le comte Sandorf.

«N’est-il pas à craindre, fit observer le second gendarme, que pendant que nous les cherchons ici, les fugitifs n’aient plutôt gagné du côté du canal de Quarnero?

Oui, cela est possible, répondit le premier gendarme, car ils peuvent s’y croire plus en sûreté qu’ici.

S’ils l’ont fait, répliqua le brigadier, ils n’en risquent pas moins d’être découverts, puisque toute v la côte est surveillée d’un bout de la province à l’autre!»

Second point à noter: le comte Sandorf et son compagnon se trouvaient bien sur le littoral ouest de l’Istrie, c’est-à-dire près du rivage de l’Adriatique, non sur les bords du canal opposé, qui s’enfonce jusqu’à Fiûme et très profondément dans les terres.

«Je pense qu’on fera aussi des recherches dans les salines de Pirano et de Capo d’Istria, reprit le brigadier. On peut s’y cacher plus facilement, puis s’emparer d’une barque et traverser l’Adriatique en se dirigeant sur Rimini ou sur Venise.

Bah! Ils auraient mieux fait d’attendre tranquillement dans leur cellule! répondit philosophiquement un des gendarmes.

Oui, ajouta l’autre, puisque, tôt ou tard, on les reprendra, si on ne les repêche pas dans le Buco! Ce serait fini, maintenant, et nous n’aurions pas à courir le pays, ce qui est dur par cette chaleur!

Et qui dit que ce n’est pas fini? répliqua le brigadier. La Foïba s’est peut-être chargée de l’exécution, et les condamnés ne pouvaient pas choisir, au moment des crues, une plus mauvaise roule pour s’enfuir du donjon de Pisino!»

La Foïba, c’était le nom de cette rivière qui avait emporté le comte Sandorf et son compagnon! La forteresse de Pisino, c’était là qu’ils avaient été conduits, après leur arrestation, emprisonnés, jugés, condamnés! C’était là qu’ils devaient être passés par les armes! C’était de son donjon qu’ils venaient de s’échapper! Le comte Sandorf la connaissait bien, cette ville de Pisino! Il était donc enfin fixé sur ce point si important pour lui, et ce ne serait plus au hasard, à travers la péninsule istrienne, qu’il se dirigerait maintenant, si la fuite était encore possible!

La conversation des gendarmes en resta la; mais, dans ces quelques mots, les fugitifs avaient appris tout ce qu’ils avaient intérêt à savoir, – sauf, peut-être, quelle était la ville la plus rapprochée du canal de Lème, sur le littoral de l’Adriatique.

Cependant, le brigadier s’était levé. Il allait et venait le long de la barrière de l’enclos, regardant si ses hommes revenaient le rejoindre à la ferme. Deux ou trois fois, il entra dans la maison délabrée, et il en visita les chambres, plutôt par habitude du métier que par soupçon. Il vint aussi jusqu’à la porte du cellier, où les fugitifs auraient été certainement découverts, s’il n’y eût régné une obscurité profonde. Il y entra même et effleura le tas de broussailles avec le bout de son fourreau, mais sans atteindre ceux qui s’y tenaient blottis. À ce moment, Mathias Sandorf et Étienne Bathory passèrent par toute une série d’angoisses difficiles à décrire. D’ailleurs, ils étaient bien décidés à vendre chèrement leur vie, si on arrivait jusqu’à eux. Se précipiter sur le brigadier, profiter de sa surprise pour lui arracher ses armes, l’attaquer, ses deux hommes et lui, les tuer ou se faire tuer, c’est à cela qu’ils étaient résolus.

En cet instant, le brigadier fut appelé du dehors, et il quitta le cellier, sans y avoir rien vu de suspect. Les quatre gendarmes, envoyés à la découverte, venaient de revenir à la ferme. Malgré toute leur diligence, ils n’avaient pas trouvé trace des fugitifs dans toute cette région comprise entre la route, le littoral et le canal de Lème. Mais ils ne revenaient pas seuls. Un homme les accompagnait.

C’était un Espagnol, qui travaillait habituellement aux salines du voisinage. Il retournait vers la ville, lorsque les gendarmes l’avaient rencontré. Comme il leur dit qu’il avait couru le pays entre la ville et les salines, ils résolurent de le conduire au brigadier pour le faire interroger. Cet homme ne se refusa point à les suivre.

Une fois en présence au brigadier, celui-ci lui demanda si, dans ces salines, les paludiers n’avaient pas remarqué la présence de deux étrangers.

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«Non, brigadier, répondit cet homme; mais, ce matin, une heure après avoir quitté la ville, j’ai aperçu deux hommes qui venaient de prendre pied sur la pointe du canal de Lème.

Deux hommes, dis-tu? demanda le brigadier.

Oui, mais, comme dans le pays, on croyait que l’exécution avait eu lieu ce matin au donjon de Pisino, et que la nouvelle de l’évasion ne s’était encore pas répandue, je n’ai pas fait autrement attention à ces deux hommes. Maintenant que je sais à quoi m’en tenir, je ne serais pas étonné que ce fussent les fugitifs.»

Du fond du cellier, le comte Sandorf et Étienne Bathory entendaient cette conversation, qui était d’une si haute gravité pour eux. Ainsi donc, au moment où ils débarquaient sur la grève du canal de Lème, ils avaient été aperçus.

«Comment te nommes-tu? lui demanda le brigadier.

Carpena, et je suis paludier aux salines de ce pays.

Reconnaîtrais-tu ces deux hommes que lu as vus ce matin sur la grève du canal de Lème?

Oui… peut-être!

Eh bien, tu vas aller faire ta déclaration àla ville et te mettre a la disposition de la police!

A vos ordres.

Sais-tu qu’il y a cinq mille florins de récompense pour celui qui découvrira les fugitifs?

Cinq mille florins!

Et le bagne pour celui qui leur donnera asile!

Vous me l’apprenez!

Va,» dit le brigadier.

La communication faite par l’Espagnol eut tout d’abord pour effet d’éloigner les gendarmes. Le brigadier ordonna à ses hommes de se remettre en selle, et, bien que la nuit fût déjà arrivée, il partit afin d’aller fouiller plus soigneusement les rives du canal de Lème. Quant à Carpena, il reprit aussitôt le chemin de la ville, se disant qu’avec un peu de chance, la capture des fugitifs pourrait bien lui valoir une bonne prime, dont les biens du comte Sandorf feraient tous les frais.

Cependant, Mathias Sandorf et Étienne Bathory restèrent cachés quelque temps encore, avant de quitter l’obscur cellier qui leur servait de refuge. Ils réfléchissaient à ceci: c’est que la gendarmerie était à leurs trousses, qu’ils avaient été vus et pouvaient être reconnus, que les provinces istriennes ne leur offraient plus aucune sécurité. Donc, il fallait abandonner ce pays dans le plus bref délai, pour passer, soit en Italie, de l’autre côté de l’Adriatique, soit à travers la Dalmatie et les confins militaires au delà de la frontière autrichienne.

Le premier parti offrait le plus de chances de succès, à la condition, toutefois, que les fugitifs pussent s’emparer d’une embarcation, ou décider quelque pêcheur du littoral à les conduire sur le rivage italien. Aussi ce parti fut-il adopté.

C’est pourquoi, vers huit heures et demie, dès que la nuit fut assez sombre. Mathias Sandorf et son compagnon, après avoir quitté la ferme en ruines, se dirigèrent vers l’ouest, de manière à gagner la côte de l’Adriatique. Et tout d’abord, ils furent obligés de descendre la route pour ne pas s’enliser dans les marais de Lème.

Cependant, suivre cette route inconnue, n’était-ce pas arriver à la ville qu’elle mettait en communication avec le cœur de l’Istrie? N’était-ce pas courir au devant des plus grands dangers? Sans doute, mais le moyen d’agir autrement!

Vers neuf heures et demie, la silhouette d’une ville se dessina très vaguement à un quart de mille dans l’ombre, et il eût été malaisé de la reconnaître.

C’était un amoncellement de maisons, lourdement étagées sur un énorme massif rocheux, dominant la mer, au-dessus d’un port qui se creusait dans un rentrant de la côte. Le tout surmonté d’un haut campanile, dressé comme un style énorme, auquel l’obscurité donnait des proportions exagérées.

Mathias Sandorf était bien résolu à ne point entrer dans cette ville, où la présence de deux étrangers eût été vite signalée. Il s’agissait donc d’en contourner les murs, s’il était possible, afin d’atteindre une des pointes du littoral.

Mais cela ne se fit pas sans que les deux fugitifs, à leur insu, n’eussent été suivis de loin par l’homme même, qui les avait déjà aperçus sur la grève du canal de Lème, – ce Carpena, dont ils avaient entendu la déposition faite au brigadier de gendarmerie. En effet, en regagnant sa demeure, alléché par la prime offerte, l’Espagnol s’était écarté pour mieux observer la route, et la chance, bonne pour lui, mauvaise pour eux, venait de le remettre sur la trace des fugitifs.

Presque à ce moment, une escouade de police, qui sortait par une des portes de la ville, menaça de leur barrer le chemin. Ils n’eurent que le temps de se jeter de côté; puis, ils se dirigèrent en toute hâte vers le rivage, en longeant les murs du port.

Il y avait là une modeste maison de pêcheur, avec ses petites fenêtres allumées, sa porte entrouverte. Si Mathias Sandorf et Étienne Bathory n’y trouvaient pas asile, si on refusait de les y recevoir, ils étaient perdus. Y chercher refuge, c’était évidemment jouer le tout pour le tout, mais il n’y avait plus à hésiter.

Le comte Sandorf et son compagnon coururent vers la porte de la maison, et s’arrêtèrent sur le seuil.

Un homme, à l’intérieur, s’occupait à repriser des filets, à la lueur d’une lampe de bord.

«Mon ami, demanda le comte Sandorf, voulez-vous me dire quelle est cette ville?

Rovigno.

Chez qui sommes-nous ici?

Chez le pêcheur Andréa Ferrato.

Le pêcheur Andréa Ferrato consentirait-il à nous donner asile pour cette nuit?»

Andréa Ferrato les regarda tous deux, s’avança vers la porte, aperçut l’escouade de police au tournant des murs du port, devina, sans nul doute, quels étaient ceux qui venaient lui demander l’hospitalité, et comprit qu’ils étaient perdus, s’il hésitait à répondre…

«Entrez,» dit-il.

Cependant, les deux fugitifs ne se hâtaient pas de franchir la porte du pêcheur.

«Mon ami, dit le comte Sandorf, il y a cinq mille florins de récompense pour quiconque livrera les condamnés, qui se sont échappés du donjon de Pisino!

Je le sais.

Il y a le bagne, ajouta le comte Sandorf, pour quiconque leur donnerait asile!

Je le sais.

Vous pouvez nous livrer…

Je vous ai dit d’entrer, entrez donc!» répondit le pécheur.

Et Andréa Ferrato referma la porte, au moment où l’escouade de police allait passer devant sa maison.

 

 

Chapitre VIII

La maison du pêcheur Ferrato.

 

ndréa Ferrato était Corse, originaire de Santa Manza, petit port de l’arrondissement de Sartène, situé derrière un retour de la pointe méridionale de l’île. Ce port, celui de Bastia et celui de Porto Vecchio sont les seuls qui s’ouvrent sur cette côte orientale, si capricieusement découpée, il y a quelques mille ans, maintenant uniformisée par le rongement continu des torrents, qui ont peu à peu détruit ses caps, comblé ses golfes, effacé ses anses, dévoré ses criques.

C’était là, à Santa Manza, sur cette étroite portion de mer, creusée entre la Corse et la terre italienne, quelquefois même jusqu’au milieu des roches du détroit de Bonifacio et de la Sardaigne, qu’Andréa Ferrato exerçait son métier de pêcheur.

Vingt ans auparavant, il avait épousé une jeune fille de Sartène. Deux ans après, il en avait eu une fille, qui fut nommée Maria. Le métier de pêcheur est assez rude, surtout quand on joint à la pêche du poisson la pêche du corail, dont il faut aller chercher les bancs sous-marins au fond des plus mauvaises passes du détroit. Mais Andréa Ferrato était courageux, robuste, infatigable, habile aussi bien à se servir des filets que de la drague. Ses affaires prospéraient. Sa femme, active et intelligente, tenait à souhait la petite maison de Santa Manza. Tous deux, sachant lire, écrire, compter, étaient donc relativement instruits, si on les compare aux cent cinquante mille illettrés que la statistique relevé encore aujourd’hui sur les deux cent soixante mille habitants de l’île.

En outre, – peut-être grâce à cette instruction, – Andréa Ferrato était très français d’idées et de cœur, bien qu’il fût d’origine italienne, comme le sont la plupart des Corses. Et cela, à cette époque, lui avait valu quelque animosité dans le canton.

Ce canton, en effet, situé à l’extrémité sud de l’île, loin de Bastia, loin d’Ajaccio, loin des principaux centres administratifs et judiciaires, est, au fond, resté très réfractaire à tout ce qui n’est pas Italien ou Sarde, – regrettable état de choses, dont on peut espérer de voir la fin avec l’éducation des générations nouvelles.

Donc, ainsi qu’on l’a dit, animosité plus ou moins latente contre la famille Ferrato. Or, en Corse, de l’animosité à la haine il n’y a pas loin, de la haine aux violences, moins loin encore. Quelques circonstances envenimèrent bientôt ces dispositions. Un jour, Andréa Ferrato, à bout de patience, dans un mouvement de colère, «fit une peau.» II tua un assez mauvais drôle du pays, qui le menaçait; et dut prendre la fuite.

Mais Andréa Ferrato n’était point homme à se réfugier dans le maquis, à vivre de cette vie de lutte quotidienne autant contre la police que contre les compagnons ou amis du mort, à perpétuer une série de vengeances, qui auraient fini par atteindre les siens. Résolu à s’expatrier, il parvint à quitter secrètement la Corse pour se réfugier sur la cote sarde. Sa femme, lorsqu’elle eut réalisé leur petit bien, cédé la maison de Santa Manza, vendu les meubles, la barque et les filets, vint l’y rejoindre avec sa fille. Il avait renoncé à jamais revenir dans son pays natal.

D’ailleurs, ce meurtre, bien qu’il eût été commis en état de légitime défense, pesait à la conscience d’Andréa Ferrato. Avec les idées quelque peu superstitieuses qui lui venaient de son origine, il avait à cœur de le racheter. Il se disait que la mort d’un homme ne lui serait pardonnée que le jour où il aurait sauvé la vie à un autre homme, au risque de la sienne. Il était résolu à le faire, si l’occasion s’en présentait.

Cependant, Andréa Ferrato, après avoir quitté la Corse, n’était resté que peu de temps en Sardaigne, où il pouvait être facilement reconnu et découvert. S’il ne tremblait pas pour lui, étant énergique et brave, il tremblait pour les siens, que les représailles de famille à famille pouvaient atteindre. Il attendit le moment de s’éloigner, sans exciter la défiance, et passa en Italie. Là, à Ancône, une occasion lui fut offerte de traverser l’Adriatique et de gagner la côte istrienne. Il en profita.

Voilà pourquoi et à la suite de quelles circonstances, ce Corse était établi au petit port de Rovigno. Depuis dix-sept ans, il y avait repris son métier de pécheur, – ce qui lui permit de reconquérir sa première aisance. Neuf ans après son arrivée, un fils lui était né, qui fut nommé Luigi, et dont la naissance coûta la vie à sa mère.

Depuis son veuvage, Andréa Ferrato vivait uniquement entre sa fille et son fils. Maria, alors âgée de dix-huit ans, servait de mère au jeune garçon qui allait atteindre sa huitième année. Et, sans le regret toujours poignant d’avoir perdu sa vaillante compagne, le pêcheur de Rovigno eût été aussi heureux qu’on peut l’être par le travail et la satisfaction du devoir accompli. Il était aimé de tous dans le pays, étant serviable et de bon conseil. On sait qu’il passait, à juste titre, pour habile à son métier. Au milieu de ces longues traînées de roches qui couvrent les rivages de l’Istrie, il n’eut pas à regretter ses pêches du golfe de Santa Manza et du détroit de Bonifacio. En outre, il était devenu un très bon pratique de ces parages, où se parlait la même langue qu’il avait parlée en Corse. Le profit des navires qu’il pilotait sur la côte depuis Pola jusqu’à Trieste, s’ajoutait encore à ceux que lui procurait l’exploitation de ces eaux poissonneuses. Aussi, en sa maison y avait il toujours la part des pauvres gens, et sa fille Maria l’aidait de son mieux dans ses œuvres de charité.

Mais le pêcheur de Santa Manza n’avait point oublié la promesse qu’il s’était faite: vie pour vie! Il avait pris la vie d’un homme. Il sauverait la vie d’un autre.

Voila pourquoi, lorsque les deux fugitifs se présentèrent à la porte de sa maison, devinant qui ils étaient, sachant a quelle peine il s’exposait, n’avait-il pas hésité à leur dire: «Entrez!» ajoutant en lui-même: «Et que Dieu nous protège tous!»

Cependant, l’escouade de police avait passé devant la porte d’Andréa Ferrato, sans s’y arrêter. Le comte Sandorf et Étienne Bathory pouvaient donc se croire en sûreté, au moins pour quelques heures de nuit, dans la maison du pêcheur corse.

Cette maison était bâtie, non dans la ville, mais à cinq cents pas des murs, au delà du port, sur une assise de roches qui dominait la grève. Au delà, à moins d’une encablure, la mer, brisée contre les écueils du littoral, n’avait d’autres limites qu’un lointain horizon de ciel. Vers le sud-ouest, se projetait en s’arrondissant le promontoire, dont la courbure ferme la petite rade de Rovigno sur l’Adriatique.

Un rez-de-chaussée, composé de quatre chambres, deux sur la façade, deux en arrière, un appentis en voliges, où l’on déposait ses engins de pêche, formaient toute la demeure d’Andréa Ferrato. Son embarcation, c’était une simple balancelle à poupe carrée, de trente pieds de longueur, qui gréait une grande antenne avec un foc, – genre de bateau très favorable aux pêches à la drague. Quand il ne s’en servait pas, elle était mouillée en dedans et à l’abri des roches, où une petite yole, mise au sec sur la grève, permettait d’aller la rejoindre. Derrière la maison s’étendait un enclos d’un demi-arpent, dans lequel poussaient quelques légumes au milieu des mûriers, des oliviers et des vignes. Une haie le séparait d’un ruisseau, large de cinq à six pieds, et en formait la lisière sur la campagne.

Telle était cette humble mais hospitalière demeure, où la providence avait conduit les fugitifs, tel était l’hôte qui risquait sa liberté pour leur donner asile.

Dès que la porte se fut refermée sur eux, le comte Sandorf et Étienne Bathory examinèrent la chambre dans laquelle le pêcheur les avait reçus tout d’abord.

C’était la salle principale de la maison, garnie de quelques meubles très proprement entretenus, qui indiquaient le goût et l’assiduité d’une soigneuse ménagère.

«Avant tout, il faut manger? dit Andréa Ferrato.

Oui, nous mourons de faim! répondit le comte Sandorf. Depuis douze heures, nous sommes privés de nourriture!

Tu entends, Maria?» reprit le pêcheur,

En un instant, Maria eut déposé sur la table un peu de porc salé, du poisson bouilli, du pain, une fiasque devin du pays, du raisin sec, avec deux verres, deux assiettes, du linge blanc. Un «veglione,» sorte de lampe à trois mèches alimentées d’huile, éclairait la salle.

Le comte Sandorf et Étienne Bathory se mirent aussitôt à table: ils étaient à bout de forces.

«Mais vous? dirent-ils au pêcheur.

Nous avons soupe!» répondit Andréa Ferrato.

Ces deux affamés dévorèrent, – c’est le mot, – les provisions qui leur étaient offertes avec tant de simplicité et de si bon cœur.

Mais, tout en mangeant, ils ne cessaient d’observer le pêcheur, sa fille, son fils, assis dans un coin de la salle, qui les regardaient, sans prononcer une seule parole.

Andréa Ferrato pouvait avoir alors quarante-deux ans. C’était un homme de physionomie sévère, un peu triste même, avec des traits expressifs sous le hâle de sa face, des yeux noirs et d’un vif regard. Il portait le costume des pêcheurs de l’Adriatique, sous lequel on devinait une robuste et puissante carrure.

Maria, – dont la taille et la figure rappelaient ce qu’avait été sa femme, – était grande, bien faite, plutôt belle que jolie, avec d’ardents yeux noirs, une chevelure brune, une peau chaudement colorée par la vivacité du sang corse. Sérieuse, en raison des devoirs qu’elle avait eus à remplir dès son jeune âge, ayant dans son attitude, dans ses mouvements, ce calme que donne une nature réfléchie, tout dénotait en cette jeune fille une énergie dont elle ne devait jamais se départir, quelles que fussent les circonstances où le sort la jetterait. Plusieurs fois, elle avait été recherchée par de jeunes pêcheurs de la contrée, sans rien vouloir entendre à ce sujet. Toute sa vie n’appartenait-elle pas à son père et à cet enfant, qui lui semblait être né de son cœur?

Quant à Luigi, c’était un garçon déterminé, vaillant, travailleur, déjà habitué à l’existence du marin. Il accompagnait Andréa Ferrato dans ses pêches et pilotages, tête nue, au vent, à la pluie. Il promettait d’être plus tard un homme vigoureux, bien portant, bien constitué, plus que hardi, même, audacieux, fait à toutes les intempéries, n’ayant aucun souci du danger. Il aimait son père. Il adorait sa sœur.

Le comte Sandorf avait minutieusement observe ces trois êtres, unis dans une si touchante affection. Qu’il fût chez de braves gens, auxquels il pouvait se fier, nul doute à cet égard.

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Lorsque le repas fut achevé, Andréa Ferrato se leva, et, s’approchant de Mathias Sandorf:

« Allez dormir, messieurs, dit-il simplement. Personne ne vous sait ici. Demain nous aviserons.

Non, Andréa Ferrato, non! répondit le comte Sandorf. Maintenant, notre faim est apaisée! Nous avons repris nos forces! Laissez-nous quitter à l’instant cette maison, où notre présence est un si grand danger pour vous et pour les vôtres!

Oui, partons, ajouta Étienne Bathory, et que Dieu vous récompense de ce que vous venez de faire!

Allez dormir, il le faut! reprit le pêcheur. La côte est surveillée, ce soir. On a mis l’embargo sur tous les ports du littoral. Il n’y a rien à tenter pour cette nuit.

Soit, puisque vous le voulez! répondit le comte Sandorf.

Je le veux.

Un mot seulement. Depuis quand notre évasion est-elle connue?…

Depuis ce matin, répondit Andréa Ferrato. Mais vous étiez quatre prisonniers au donjon de Pisino. Vous n’êtes que deux ici. Le troisième va être mis en liberté, dit-on…

Sarcany! s’écria Mathias Sandorf, en réprimant aussitôt le mouvement de colère qui s’était irrésistiblement emparé de lui, lorsqu’il entendit ce nom exécré.

Et le quatrième?… demanda Étienne Bathory, sans oser achever sa phrase.

Le quatrième est encore vivant, répondit Andréa Ferrato. Il y a eu sursis à l’exécution.

Vivant! s’écria Étienne Bathory.

Oui! répondit ironiquement le comte Sandorf. On veut attendre que nous ayons été repris, pour nous donner cette joie de mourir ensemble!

Maria, dit Andréa Ferrato, conduis nos hôtes à la chambre, derrière la maison, sur l’enclos, mais sans lumière. Ce soir, il ne faut pas que la fenêtre paraisse éclairée au dehors. Tu pourras te coucher ensuite. Luigi et moi, nous veillerons.

Oui, père! répondit le jeune garçon.

Venez, messieurs,» dit la jeune fille.

Un instant après, le comte Sandorf et son compagnon échangeaient une cordiale poignée de main avec le pêcheur. Puis, ils passèrent dans la chambre, où les attendaient deux bons matelas de maïs, sur lesquels ils allaient pouvoir se remettre de tant de fatigues.

Mais déjà Andréa Ferrato avait quitté sa maison avecLuigi. Il voulait s’assurer que personne ne rôdait aux alentours, ni sur la grève, ni au delà du petit ruisseau. Les fugitifs pouvaient donc paisiblement reposer jusqu’au lever du jour.

La nuit se passa sans incidents. Le pêcheur était sorti à plusieurs reprises. Il n’avait rien vu de suspect.

Le lendemain, 18 juin, pendant que ses hôtes dormaient encore, Andréa Ferrato alla aux informations jusqu’au centre de la ville et sur les quais du port. En plusieurs endroits, il y avait rassemblements de causeurs et de curieux. Le placard, affiché depuis la veille, qui annonçait l’évasion, les peines encourues, la prime promise, cela faisait le sujet de toutes les conversations. On bavardait, on apportait des nouvelles, on répétait des on-dit, en termes vagues, qui n’apprenaient pas grand-chose. Rien n’indiquait que le comte Sandorf et son compagnon eussent été vus aux environs, ni même que l’on soupçonnât leur présence dans la province. Toutefois, vers dix heures du matin, lorsque le brigadier de gendarmerie et ses hommes furent rentrés à Rovigno, après leur tournée de nuit, le bruit se répandit que deux étrangers avaient été aperçus, vingt-quatre heures avant, sur les bords du canal de Lème. On avait battu toute la région jusqu’à la mer pour retrouver leurs traces, mais sans résultat. Il n’était resté aucun vestige de leur passage. Avaient-ils donc pu atteindre le littoral, s’emparer d’une embarcation, gagner un autre point de l’Istrie, ou même s’enfuir au delà de la frontière autrichienne? Tout portait à le croire.

«Bon! disait-on, ce seront toujours cinq mille florins d’épargnés pour le trésor.

Un argent qui pourra être mieux employé qu’à payer d’odieuses dénonciations!

Oui, et puissent-ils s’échapper!

S’échapper!… C’est fait, allez!… Et ils sont déjà en sûreté de l’autre côté de l’Adriatique!»

D’après ces propos, qui se tenaient dans la plupart des groupes de paysans, d’ouvriers et de bourgeois, arrêtés devant les placards, l’opinion publique, on le voit, se déclarait plutôt en faveur des condamnés, – du moins parmi ces citoyens de l’Istrie, Slaves ou Italiens d’origine. Les fonctionnaires autrichiens ne pouvaient donc guère compter sur une dénonciation de leur part. Aussi ne négligeaient-ils rien pour retrouver les fugitifs. Toutes les escouades de police et les brigades de gendarmerie étaient sur pied, depuis la veille, et un incessant échange de dépêches se faisait entre Rovigno, Pisino et Trieste.

Lorsqu’Andréa Ferrato rentra chez lui, vers onze heures, il rapporta ces nouvelles, qui étaient plutôt bonnes que mauvaises.

Le comte Sandorf et Étienne Bathory, servis par Maria dans la chambre où ils avaient passé la nuit, finissaient de déjeuner en ce moment. Ces quelques heures de sommeil, ce bon repas, ces bons soins, les avaient entièrement remis de leurs fatigues.

«Eh bien, mon ami? demanda le comte Sandorf, dès que la porte se fut refermée sur Andréa Ferrato.

Messieurs, répondit le pêcheur, je pense que vous n’avez rien à craindre pour l’instant.

Mais que dit-on dans la ville? demanda Étienne Bathory.

On parle bien de deux étrangers qui auraient été vus hier matin, au moment où ils débarquaient sur les grèves du canal de Lème… et s’il s’agit de vous… messieurs…

Il s’agit de nous, en effet, répondit Étienne Bathory. Un homme, un paludier du voisinage, nous a aperçus et dénoncés!»

Et Andréa Ferrato fut mis au courant de ce qui s’était passé à la ferme en ruines, pendant que les fugitifs y étaient cachés.

«Et vous ne savez pas quel est ce dénonciateur? demanda le pêcheur en insistant.

Nous ne l’avons pas vu, répondit le comte Sandorf, nous n’avons fait que l’entendre!

C’est une circonstance fâcheuse, reprit Andréa Ferrato; mais l’important est qu’on ait perdu vos traces, et, d’ailleurs, dans le cas où l’on soupçonnerait que vous vous êtes réfugiés dans ma maison, je pense que vous n’auriez aucune délation à craindre. Les vœux sont pour vous dans tout le pays de Rovigno!

Oui, répondit le comte Sandorf, et je n’en suis pas surpris. C’est une brave population que la population de ces provinces! Cependant, il faut compter avec les autorités autrichiennes, et elles ne reculeront devant rien pour tenter de nous reprendre!

Ce qui doit vous rassurer, messieurs, reprit le pêcheur, c’est l’opinion à peu près générale où l’on est que vous avez déjà pu passer de l’autre côté de l’Adriatique.

Et plût à Dieu que ce fût! ajouta Maria, qui avait joint les mains comme dans une prière.

Cela sera, ma chère enfant, répondit le comte Sandorf avec l’accent de la plus entière confiance, cela sera avec l’aide du Ciel…

Et la mienne, monsieur le comte! répliqua Andréa Ferrato. Maintenant, je vais aller à mes occupation comme à l’ordinaire. On est habitué à nous voir. Luigi et moi, raccommodant nos filets sur la grève ou nettoyant notre balancelle, et il ne faut rien changer à nos habitudes. D’ailleurs, j’ai besoin de reconnaître quel est l’état du ciel avant de me décider. Veuillez rester dans cette chambre. Ne la quittez sous aucun prétexte. Au besoin, afin de moins éveiller les soupçons, ouvrez-en la fenêtre qui donne sur l’enclos, mais demeurez au fond et ne vous montrez pas. Je reviendrai dans une heure ou deux.»

Cela dit, Andréa Ferrato quitta la maison avec son fils, laissant Maria vaquer à ses travaux accoutumés devant la porte.

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Quelques pêcheurs allaient et venaient le long de la grève. Andréa Ferrato voulut, par précaution, échanger divers propos avec eux, avant d’aller étendre ses filets sur le sable.

«Un vent d’est bien établi, dit l’un d’eux.

Oui, répondit Andréa Ferrato, l’orage d’avant-hier a rudement nettoyé l’horizon.

Hum! ajouta un autre, la brise pourrait bien fraîchir avec le soir et tourner à la rafale, si la bora s’en mêle!

Bon! ce sera toujours un vent de terre, et la mer ne sera jamais dure entre les roches!

Il faudra voir!

Iras-tu pêcher cette nuit, Andréa?

Sans doute, si le temps le permet.

Mais l’embargo?…

L’embargo n’est mis que sur les grands navires, non sur les barques, qui ne s’éloignent pas du littoral.

Tant mieux, car on a signalé des bancs de thonines, qui viennent du sud, et il ne faut pas tarder à disposer nos madragues!

Bon! répondit Andréa Ferrato, il n’y a pas de temps perdu!

Eh! peut-être!

Non, te dis-je, et si je sors cette nuit, j’irai à la pêche aux bonicous, du côté d’Orsera ou de Parenzo.

A ton aise! Mais quant à nous, nous travaillerons à installer nos madragues au pied des roches!

Comme vous voudrez!»

Andréa Ferrato et Luigi allèrent alors chercher leurs filets, déposés dans l’appentis, et ils les étalèrent sur le sable, afin de les faire sécher au soleil. Puis, deux heures après, le pêcheur rentra à sa maison, après avoir recommandé à son fils de préparer les crocs, qui servent à achever les bonicous, sorte de poissons à chair rouge foncée, appartenant au genre des thons, de l’espèce des anxides.

Dix minutes plus tard, après avoir fumé sur le pas de sa porte, Andréa Ferrato rejoignait ses hôtes dans leur chambre, pendant que Maria continuait à travailler devant la maison.

«Monsieur le comte, dit le pêcheur, le vent vient de terre, et je ne pense pas que lamer soit mauvaise cette nuit. Or, le moyen le plus simple, et par conséquent le meilleur pour fuir sans laisser de traces, c’est de vous embarquer avec moi. Si vous vous décidez, le mieux sera de partir ce soir, vers dix heures. À ce moment, vous vous glisserez entre les roches jusqu’à la lisière du ressac. Personne ne vous verra. Ma yole vous conduira à la balancelle, et aussitôt nous prendrons la mer, sans éveiller l’attention, puisqu’on sait que je dois sortir cette nuit. Si la brise fraîchit trop, je longerai le littoral, de manière à vous débarquer au delà de la frontière autrichienne, en dehors des bouches de Cattaro.

Et si elle ne fraîchit pas, demanda le comte Sandorf, que comptez-vous faire?

Nous gagnerons le large, répondit le pêcheur, nous traverserons l’Adriatique, et je vous débarquerai du côté de Rimini ou à l’embouchure du Pô.

Votre embarcation peut-elle suffire à cette traversée? demanda Étienne Bathory.

Oui! C’est un bon bateau, à demi ponté, que mon fils et moi, nous avons éprouvé déjà par de grands mauvais temps. D’ailleurs, il faut bien courir quelques risques…

Que nous courions des risques, répondit le comte Sandorf, nous dont l’existence est en jeu, rien de plus naturel; mais, vous, mon ami, que vous risquiez votre vie..

Cela me regarde, monsieur le comte, répondit Andréa Ferrato, et je ne fais que mon devoir en voulant vous sauver.

Votre devoir?…

Oui!»

Et Andréa Ferrato raconta cet épisode de sa vie, à la suite duquel il avait dû quitter Santa Manza, en Corse, et comment le bien qu’il allait faire ne serait qu’une juste compensation du mal qu’il avait fait.

«Brave cœur!» s’écria le comte Sandorf, ému par ce récit.

Puis, reprenant:

«Mais, que nous allions aux bouches de Cattaro ou à la côte italienne, cela nécessitera une assez longue absence, qui, de votre part, peut étonner les gens de Rovigno! Il ne faut pas, après nous avoir mis en sûreté, que vous puissiez à votre retour être arrêté…

Ne craignez rien, monsieur le comte, répondit Andréa Ferrato. Je reste, quelquefois, cinq ou six jours à la mer, à l’époque des grandes pêches, D’ailleurs, je vous le répète, cela me regarde. C’est ainsi qu’il faut faire: c’est ainsi que nous ferons!»

Il n’y avait pas à discuter la résolution du pêcheur. Le projet d’Andréa Ferrato était évidemment le meilleur et d’une exécution facile, puisque la balancelle, – il l’espérait du moins, – n’aurait rien à redouter de l’état de la mer. Il n’y avait de précautions à prendre qu’au moment de l’embarquement. Mais la nuit serait déjà sombre, sans lune, et, très probablement, avec le soir, sur la côte se lèverait une de ces épaisses brumes qui ne s’étendent pas au large. À cette heure, le long de la grève déserte, sauf un ou deux douaniers parcourant leur pantière, on ne trouverait personne. Quant aux autres pêcheurs, les voisins d’Andréa Ferrato, ainsi qu’ils l’avaient dit, ils seraient occupés à tendre leurs madragues sur des piques, en dehors du semis des roches, c’est-à-dire à deux ou trois milles au-dessous de Rovigno. Lorsqu’ils apercevraient la balancelle, s’ils l’apercevaient, elle serait déjà loin en mer avec les deux fugitifs cachés sous son pont.

«Et quelle est la distance en droite ligne, qui sépare le port de Rovigno du point le plus rapproché de la côte italienne? demanda alors Étienne Bathory.

Cinquante milles environ.

Combien de temps faut-il pour la franchir?

Avec ce vent portant, nous pouvons traverser en une douzaine d’heures. Mais vous êtes sans argent. Il vous en faut. Prenez cette ceinture où il y a trois cents florins, et mettez-vous là autour du corps.

Mon ami… dit Mathias Sandorf.

Vous me rendrez cela plus tard, répliqua le pêcheur, quand vous serez en sûreté. Et maintenant, attendez-moi!»

Les choses étant ainsi convenues, Andréa Ferrato se retira et vint reprendre ses occupations habituelles, tantôt travaillant sur la grève, tantôt s’occupant dans sa maison. Luigi, sans avoir été remarqué, put transporter des provisions pour quelques jours abord de la balancelle, après les avoir préalablement enveloppées dans une voile de rechange. Aucun soupçon n’eût été possible, qui eût pu contrarier les projets d’Andréa Ferrato. Il poussa même les précautions jusqu’à ne plus revoir ses hôtes pendant le reste de la journée. Mathias Sandorf et Étienne Bathory demeurèrent cachés au fond de la petite chambre, dont la fenêtre resta toujours ouverte. Lorsqu’il serait temps de quitter la maison, le pêcheur s’était chargé de les prévenir.

D’ailleurs, plusieurs de ses voisins vinrent causer familièrement avec lui, pendant l’après-midi, à propos de pêche et de l’apparition des thonines sur les parages de l’Istrie. Andréa Ferrato les reçut dans la salle commune et leur offrit à boire, suivant la coutume.

La plus grande partie du jour se passa ainsi, en allées et venues, en conversations. Quelquefois il fut question des prisonniers en fuite. Le bruit courut même un instant qu’ils venaient d’être pris du côté du canal de Quarnero, sur la côte opposée de l’Istrie, – bruit qui fut démenti peu après.

Tout semblait donc aller pour le mieux. Que le littoral fût surveillé avec plus de soin qu’à l’ordinaire, soit par les préposés de la douane, soit par les agents de la police ou les gendarmes, cela était certain; mais, sans doute, il ne serait pas difficile de tromper cette surveillance, une fois la nuit venue. L’embargo, on le sait, n’avait été mis que sur les navires de long-cours ou les caboteurs de la Méditerranée, non sur les barques de pêche qui restent sur le littoral. L’appareillage de la balancelle pourrait donc se faire en dehors de tout soupçon.

Toutefois, Andréa Ferrato avait compté sans une visite qu’il reçut vers les six heures du soir. Cette visite le surprit d’abord, si elle ne l’inquiéta pas autrement. Il n’en devait comprendre la menaçante signification qu’après le départ du visiteur.

Huit heures venaient de sonner, Maria s’occupait des préparatifs du souper, et le couvert était déjà mis sur la table dans la grande salle, lorsque deux coups furent frappés à la porte de la maison.

Andréa Ferrato n’hésita pas à aller ouvrir. Très surpris, il se trouva en présence de l’Espagnol Carpena.

Ce Carpena était originaire d’Almayate, petite ville de la province de Malaga. Tout comme Andréa Ferrato avait quitté la Corse, lui avait quitté l’Espagne, sans doute à la suite de quelque mauvaise affaire, pour venir s’établir dans l’Istrie. Là, il faisait le métier de paludier ou de saunier, transportant dans l’intérieur les produits des salines de la côte occidentale, – métier ingrat, avec lequel il gagnait tout juste de quoi vivre.

C’était un homme vigoureux, jeune encore, ayant à peine vingt-cinq ans, court de taille mais large d’épaules, avec une grosse tète toute crêpée de cheveux rudes et noirs, une de ces faces de bouledogue qui ne rassurent pas plus dans une tête d’homme que dans une tête de chien. Carpena, peu sociable, haineux, vindicatif, et, de plus, assez lâche, n’était guère aimé dans le pays. On ne savait trop pourquoi il avait dû s’expatrier. Plusieurs querelles avec ses camarades des salines, menaces à l’un et à l’autre, rixes qui s’en étaient suivies, tout cela n’avait pu lui constituer une bonne réputation. On le tenait volontiers à l’écart.

Cependant, Carpena n’avait point triste opinion de lui-même ni de sa personne. Loin de là. C’est ce qui explique – et on verra à quel propos – pourquoi il avait essayé d’entrer en relation avec Andréa Ferrato. Le pêcheur, il faut l’avouer, l’avait assez mal reçu dès ses premières ouvertures. Cela se comprendra, lorsque les prétentions de cet homme auront été dévoilées dans la conversation qui va suivre.

Carpena avait à peine fait un pas dans la salle, qu’Andréa Ferrato l’arrêtait en lui disant:

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«Que venez-vous faire ici?

Je passais, et comme j’ai aperçu de la lumière chez vous, je suis entré.

Et pourquoi?

Pour vous rendre visite, mon voisin.

Vos visites ne me plaisent pas, vous le savez!

Ordinairement, répondit l’Espagnol, mais aujourd’hui, ce sera peut-être différent.»

Andréa Ferrato ne comprit pas et ne pouvait deviner ce que ces paroles, assez énigmatiques, signifiaient dans la bouche de Carpena. Et cependant, il ne put retenir un rapide tressaillement qui n’échappa point à son visiteur.

Celui-ci avait refermé la porte.

«J’ai à vous parler, répéta-t-il.

Non!… Vous n’avez rien à me dire!

Si… il faut que je vous parle… en particulier, ajouta l’Espagnol, en baissant un peu la voix.

Venez donc,» répondit le pêcheur, qui, ce jour-là, avait ses raisons pour ne refuser l’entrée de sa demeure à personne.

Carpena, sur un signe d’Andréa Ferrato, traversa la grande salle elle suivit dans sa chambre.

Cette chambre n’était séparée que par un mince refend de celle qu’occupaient le comte Sandorf et son compagnon. L’une s’ouvrait sur la façade de la maison, l’autre sur l’enclos.

Dès que tous deux furent seuls:

«Que me voulez-vous? demanda le pêcheur.

Mon voisin, répondit Carpena, je viens encore faire appel à votre bonne amitié.

Et à quel propos?

A propos de votre fille.

Pas un mot de plus!

Écoutez donc!… Vous savez que j’aime Maria et que mon plus vif désir est de l’avoir pour femme!»

C’était la prétention de Carpena.

En effet, depuis plusieurs mois, il poursuivait la jeune fille de ses assiduités. On le pense bien, l’intérêt l’y poussait plus que l’amour. Andréa Ferrato était dans l’aisance pour un simple pêcheur, et, relativement à l’Espagnol, qui ne possédait lien il était riche. Rien de plus naturel, dès lors, que Carpena eût eu la pensée de devenir son gendre; mais rien de plus naturel aussi que le pêcheur l’eût invariablement éconduit, puisqu’il ne pouvait lui convenir sous aucun rapport.

«Carpena, répondit froidement Andréa Ferrato, vous vous êtes déjà adressé à ma fille, elle vous a dit: non. Vous vous êtes déjà adressé à moi, je vous ai dit: non. Vous insistez encore aujourd’hui, et je vous répète: non, pour la dernière fois!»

La figure de l’Espagnol se contracta violemment. Ses lèvres s’étaient relevées en laissant voir ses dents. Ses yeux avaient lancé un regard féroce. Mais la chambre mal éclairée ne permit pas à Andréa Ferrato d’observer cette physionomie méchante.

«C’est votre dernier mot? demanda Carpena.

C’est mon dernier mot, si c’est pour la dernière fois que vous refaites cette demande, répondit le pêcheur. Mais si vous la renouvelez, vous aurez la même réponse!

Je la renouvellerai! Oui! je la renouvellerai, répéta Carpena, si Maria me dit do le faire!

Elle, s’écria Andréa Ferrato. elle!.. Vous savez bien que ma fille n’a pour vous ni amitié ni estime!

Ses sentiments pourront changer, lorsque j’aurai eu un entretien avec elle, répondit Carpena.

Un entretien?

Oui, Ferrato, je désire lui parler.

Et quand?

Tout de suite!… Vous entendez… Il faut que je lui parle!… Il le faut… ce soir même!

Je refuse pour elle!

Prenez garde à ce que vous faites, dit Carpena en haussant la voix, prenez garde!

Prendre garde?…

Je me vengerai!

Eh! venge-toi, si tu le peux ou si tu l’oses, Carpena! répondit Andréa Ferrato, qui s’emportait à son tour. Tes menaces ne me font pas peur, tu le sais! Et maintenant sors, où je te jette hors d’ici!»

Le sang monta aux yeux de l’Espagnol. Peut-être allait-il se porter à quelque violence contre le pêcheur! Mais il parvint à se maîtriser, et, après avoir poussé violemment la porte, il s’élança dans la salle, puis hors de la maison, sans avoir prononcé un seul mot.

Il était à peine sorti que la porte de la chambre voisine, occupée par les fugitifs, s’ouvrait. Le comte Sandorf, qui n’avait rien perdu de cette conversation, parut sur le seuil, et, s’avançant vers Andréa Ferrato, il lui dit à voix basse:

«Cet homme est celui qui nous a dénoncés au brigadier de gendarmerie. Il nous connaît. Il nous a vus, quand nous avons débarqué sur le canal de Lème. Il nous a suivis jusqu’à Rovigno. Il sait évidemment que vous nous avez donné refuge dans votre maison. Donc, laissez-nous fuir à l’instant, ou nous sommes perdus… et vous aussi!»

 

 

Chapitre IX

Derniers efforts dans une dernière lutte.

 

ndréa Ferrato était resté silencieux. Il n’avait rien trouvé à répondre au comte Sandorf. Son sang de Corse bouillonnait en lui. Il avait oublié les deux fugitifs pour lesquels il avait tant risqué jusqu’alors. Il ne pensait plus qu’à l’Espagnol, il ne voyait plus que Carpena!

«Le misérable! le misérable! murmura-t-il enfin. Oui! Il sait tout! Nous sommes à sa merci’ J’aurais dû le comprendre!»

Mathias Sandorf et Étienne Bathory regardaient anxieusement le pêcheur. Ils attendaient ce qu’il allait dire, ce qu’il allait faire. Il n’y avait pas un instant à perdre pour prendre un parti. L’œuvre de délation était déjà accomplie peut-être.

«Monsieur le comte, dit enfin Andréa Ferrato, la police peut envahir ma maison d’un moment à l’autre. Oui! ce gueux doit savoir ou tout au moins supposer que vous êtes ici! C’est un marché qu’il est venu me proposer! Ma fille pour prix de son silence! Il vous perdra pour se venger de moi! Or, si les agents viennent, il n’est pas possible de leur échapper, et vous serez découverts. Oui! Il faut fuir à l’instant!

Vous avez raison, Ferrato, répondit le comte Sandorf; mais avant de nous séparer, laissez-moi vous remercier de ce que vous avez fait pour nous et de ce que vous vouliez faire…

Ce que je voulais faire, je le veux faire encore, dit gravement Andréa Ferrato.

Nous refusons! répondit Étienne Bathory.

Oui, nous refusons, ajouta le comte Sandorf. Vous vous êtes déjà trop compromis! Si on nous trouve dans votre demeure, c’est le bagne qui vous attend! Viens Étienne, quittons cette maison, avant d’y avoir apporté la ruine et le malheur! Fuyons, mais fuyons seuls!»

Andréa Ferrato arrêta de la main le comte Sandorf.

«Où iriez-vous? dit-il. Le pays est tout entier sous la surveillance des autorités. Les agents de la police et les gendarmes courent nuit et jour la campagne. Il n’y a pas un point du littoral où vous puissiez vous embarquer, pas un sentier libre qui vous conduise à la frontière! Partir sans moi, c’est aller à la mort!

Suivez mon père, messieurs, ajouta Maria. Quoi qu’il puisse arriver, il ne fait que son devoir en tentant de vous sauver!

Bien, ma fille, répondit Andréa Ferrato, ce n’est que mon devoir, en effet! Ton frère doit nous attendre à la yole. La nuit est très noire. Avant qu’on s’en soit aperçu, nous serons en mer. Embrasse-moi, Maria, embrasse-moi, et partons!»

Cependant, le comte Sandorf et son compagnon ne voulaient pas se rendre. Ils refusaient d’accepter un tel dévouement. Quitter cette maison à l’instant pour ne pas compromettre le pêcheur, oui! S’embarquer sous sa conduite, quand il y allait du bagne, non!

«Viens, dit Mathias Sandorf à Étienne Bathory. Une fois hors de cette maison, il n’y aura plus à craindre que pour nous seuls!»

Et, par la fenêtre ouverte de leur chambre, tous deux allaient se précipiter à travers le petit enclos pour gagner soit le littoral soit l’intérieur de la province, lorsque Luigi entra précipitamment.

«Les agents! dit-il.

Adieu!» s’écria Mathias Sandorf.

Et, suivi de son compagnon, il sauta par la fenêtre.

À ce moment, une escouade d’agents de police faisait irruption dans la salle basse.

C’était Carpena qui les conduisait.

«Misérable! dit Andréa Ferrato.

C’est ma réponse à ton refus!» répondit l’Espagnol.

Le pêcheur avait été saisi et garrotté. En un instant, les agents eurent occupé et visité toutes les chambres de la maison. La fenêtre, ouverte sur l’enclos, leur indiqua quel chemin venaient de prendre les fugitifs. Ils se lancèrent à leur poursuite.

Tous deux venaient alors d’atteindre la haie, que délimitait au fond le petit ruisseau. Le comte Sandorf, après l’avoir sautée d’un bond, aidait Étienne Bathory à la franchir à son tour, quand un coup de feu éclata à cinquante pas de lui.

Étienne Bathory venait d’être frappé d’une balle, qui ne fit que lui effleurer l’épaule, il est vrai; mais son bras resta paralysé, et il lui fut impossible de se prêter à l’effort de sou compagnon.

«Fuis, lui cria-t-il, fuis, Mathias!

Non, Étienne, non! Nous mourrons ensemble! répondit le comte Sandorf, après avoir tenté une dernière fois de soulever son compagnon blessé entre ses bras.

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Fuis, Mathias! répéta Étienne Bathory, et vis pour faire justice des traîtres!»

Les dernières paroles d’Étienne Bathory furent comme un ordre pour le comte Sandorf. À lui allait incomber maintenant l’œuvre des trois, – à lui seul. Le magnat de la Transylvanie, le conspirateur de Trieste, le compagnon d’Étienne Bathory et de Ladislas Zathmar, devait faire place au justicier!

À ce moment, les agents, qui avaient atteint l’extrémité de l’enclos, se jetèrent sur le blessé. Le comte Sandorf allait tomber entre leurs mains, s’il hésitait, ne fût-ce qu’une seconde!

«Adieu, Étienne, adieu!» s’écria-t-il.

Et d’un bond prodigieux, il franchit le ruisseau, dont le cours longeait la haie, puis disparut.

Cinq ou six coups de fusil furent tirés dans cette direction; mais les balles ne touchèrent pas le fugitif, qui, se jetant de côté, courut rapidement vers la mer.

Les agents, cependant, étaient à ses trousses. Ne pouvant l’apercevoir dans l’ombre, ils ne songèrent point à gagner directement sur lui. Ils se dispersèrent, afin de lui couper toute retraite, aussi bien vers l’intérieur du pays que du côté de la ville et du promontoire qui ferme la baie au nord de Rovigno. Une brigade de gendarmes était venue à leur aide et manœuvra de façon à ce que le comte Sandorf n’eût plus d’accès que vers le littoral. Mais là, à la lisière des récifs, que ferait-il? Parviendrait-il à s’emparer d’un canot pour se lancer en pleine Adriatique? Il n’en aurait pas le temps, et, avant d’avoir même pu le démarrer, il serait tombé sous les balles. Toutefois, il avait bien compris que la retraite allait lui être coupée dans la direction de l’est. L’éclat des coups de feu, les cris que jetaient les agents et les gendarmes en se rapprochant, lui indiquaient qu’il était déjà cerné en arrière de la grève. Il ne pouvait donc fuir que vers la mer et par la mer. C’était sans doute courir aune mort certaine; mais mieux valait encore la trouver dans les flots que de l’attendre devant le peloton d’exécution sur la place d’armes de la forteresse de Pisino.

Le comte Sandorf s’élança donc vers le rivage. En quelques bonds, il eut atteint les premières petites lames que le ressac promenait sur le sable. Il sentait déjà les agents derrière lui, et des balles, tirées au juger, lui rasaient parfois la tête.

Au delà de la grève, ainsi que cela se voit sur tout ce littoral de l’Istrie, un semis d’écueils, formé de roches isolées, pointait ça et là en dehors de la grève. Entre ces roches, de nombreuses flaques d’eau remplissaient les creux du sable, – ceux-ci profonds de plusieurs pieds, ceux-là, dans lesquels la cheville se fût mouillée à peine.

C’était le dernier chemin qui fût encore ouvert devant Mathias Sandorf. Bien qu’il ne pût douter que la mort l’attendît au bout, il n’hésita pas à le suivre.

Le voilà donc franchissant les flaques d’eau, sautant de roche en roche; mais alors sa silhouette se détacha plus visiblement sur le fond moins obscur de l’horizon. Aussitôt, des cris le signalèrent, et les agents se lancèrent après lui.

Le comte Sandorf était résolu, d’ailleurs à ne pas se laisser prendre vivant. Si la mer le rendait, elle ne rendrait qu’un cadavre.

Cette difficile poursuite sur des pierres glissantes ou ébranlées, sur des goémons et des varechs visqueux, à travers des flaques d’eau, où chaque pas risquait d’entraîner une chute, dura plus d’un demi-quart d’heure. Le fugitif était parvenu à conserver son avance, mais le terrain solide allait bientôt lui manquer.

En effet, il arriva sur l’une des dernières roches du récif. Deux ou trois des agents n’étaient plus qu’à dix pas de lui, les autres à une vingtaine en arrière.

Le comte Sandorf se redressa alors. Un dernier cri lui échappa, – un cri d’adieu jeté vers le ciel. Puis, au moment où une décharge l’enveloppait d’une grêle de balles, il se précipita dans la mer.

Les agents, arrivés à la lisière même des roches, n’aperçurent plus que la tête du fugitif, comme un point noir, tournée vers le large.

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Nouvelle décharge, qui fit crépiter l’eau autour de Mathias Sandorf. Et, sans doute, une ou plusieurs balles durent l’atteindre, car il s’enfonça sous les flots pour ne plus reparaître.

Jusqu’au jour, gendarmes et gens de police restèrent à observer le semis d’écueils, les sables de la grève, depuis le promontoire au nord de la baie jusqu’au delà du fort de Rovigno. Ce fut inutilement. Rien n’indiqua que le comte Sandorf eût pu reprendre pied sur le littoral. Il demeura donc constant que s’il n’avait pas été tué d’une balle, il s’était noyé.

Cependant, malgré toutes les recherches faites avec soin, aucun corps ne fût retrouvé dans les brisants ni sur une lisière de plus de deux lieues. Mais, comme le vent venait de terre, avec le courant qui portait alors vers le sud-ouest, il n’était pas douteux que le cadavre du fugitif n’eût été entraîné vers la haute mer.

Le comte Sandorf, le seigneur magyar, avait donc eu pour tombeau les flots de l’Adriatique!

Après une minutieuse enquête, ce fut cette version, la plus naturelle, en somme, que le gouvernement autrichien adopta. Aussi la justice dut-elle suivre son cours.

Étienne Bathory, pris dans les conditions que l’on sait, fut reconduit, pendant la nuit et sous escorte, au donjon de Pisino, puis, réuni, pour quelques heures seulement, à Ladislas Zathmar.

L’exécution était fixée au lendemain, 30 juin.

Sans doute, à ce moment suprême, Étienne Bathory aurait pu revoir une dernière fois sa femme et son enfant. Ladislas Zathmar aurait pu recevoir un dernier embrassement de son serviteur, car l’autorisation avait été donnée de les admettre au donjon de Pisino.

Mais Mme Bathory et son fils, ainsi que Borik, qui était sorti de prison, avaient quitté Trieste. Ne sachant où les prisonniers avaient été conduits, puisque l’arrestation avait été tenue secrète, ils les avaient cherchés jusqu’en Hongrie, jusqu’en Autriche, et, après la condamnation prononcée, on ne put les retrouver à temps.

Étienne Bathory n’eut donc pas cette dernière consolation de revoir sa femme et son fils. Il ne put leur dire le nom de ces traîtres, que ne pourrait atteindre, maintenant, la justice de Mathias Sandorf!

Étienne Bathory et Ladislas Zathmar, à cinq heures du soir, furent passés par les armes sur la place de la forteresse. Ils moururent en hommes qui avaient fait le sacrifice de leur vie pour leur pays.

Silas Toronthal et Sarcany pouvaient se croire à l’abri de toute représaille, désormais. En effet, le secret de leur trahison n’était connu que d’eux seuls et du gouverneur de Trieste, – trahison qui leur fut payée avec la moitié des biens de Mathias Sandorf, l’autre moitié par grâce spéciale, ayant été réservée pour l’héritière du comte, quand elle aurait atteint sa dix-huitième année.

Silas Toronthal et Sarcany, insensibles à toute espèce de remords, pouvaient donc jouir en paix des richesses obtenues par leur abominable trahison.

Un autre traître, lui aussi, semblait ne plus avoir rien à craindre: c’était l’Espagnol Carpena, auquel avait été payée la prime de cinq mille florins, accordée au délateur.

Mais, si le banquier et son complice pouvaient rester à Trieste, la tête haute, puisque le secret leur avait été gardé, Carpena, lui, sous le poids de la réprobation publique, dut quitter Rovigno pour aller vivre on ne sait où. Que lui importait, d’ailleurs! Il n’avait plus rien à redouter, pas même la vengeance d’Andréa Ferrato.

Le pêcheur, en effet, avait été emprisonné, jugé, condamné à la peine des galères perpétuelles pour avoir donné refuge aux fugitifs. Maria, maintenant seule avec son jeune frère Luigi, c’était la misère qui les attendait tous deux dans cette maison, dont le père avait été arraché pour n’y jamais revenir!

Ainsi donc, trois misérables, dans un intérêt purement cupide, sans même qu’un sentiment de haine les animât contre leurs victimes, – Carpena excepté, peut être, – l’un pour rétablir ses affaires compromises, les deux autres pour se procurer la richesse, n’avaient pas reculé devant cette odieuse machination!

Une telle infamie ne sera-t-elle donc pas punie sur cette terre, où la justice de Dieu ne s’exerce pas toujours? Le comte Sandorf, le comte Zathmar, Étienne Bathory, ces trois patriotes, Andréa Ferrato, cet humble homme de bien, ne seront-ils pas vengés?

À l’avenir de répondre.

Fin de la première partie.

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