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Jules Verne

 

SECONDE PATRIE

 

(Chapitre IV-VI)

 

 

illustrations par George Roux

Collection Hetzel

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre IV

Dix ans en arrière. – Les premières installations de la famille Zermatt sur 
la Nouvelle-Suisse. – Principaux incidents contenus dans le journal 
de M. Zermatt. – Fin de la dixième année.

 

oici le résumé des dix premières années que les naufragés du Landlord avaient passées dans la Nouvelle-Suisse et qu’il convient de faire connaître au lecteur.

Le 7 octobre de l’année 1803 une famille était jetée sur une terre inconnue située dans l’est de l’océan Indien.

Le chef de cette famille, d’origine suisse, se nommait Jean Zermatt, sa femme se nommait Betsie. Le premier était âgé de trente-cinq ans, la seconde de trente-trois. Ils avaient quatre enfants, quatre fils, suivant cet ordre de naissance, – Fritz, quinze ans, Ernest, douze ans, Jack, dix ans, François, six ans.

C’est au septième jour d’une effroyable tempête que le Landlord, sur lequel avait embarqué M. Zermatt, s’était écarté de sa route au milieu de cette vaste mer. Vraisemblablement poussé vers le sud, plus que ne comportait sa route, bien au delà de Batavia, son port de destination, il vint s’échouer sur un amas de roches, à deux lieues environ de la côte.

M. Zermatt était un homme intelligent et instruit, Betsie une femme courageuse et dévouée. Leurs enfants présentaient des dissemblances de caractère: Fritz, intrépide et adroit, Ernest, le plus sérieux et le plus studieux des quatre, mais un peu personnel, Jack, très irréfléchi et très espiègle, François, presque encore un baby. C’était, en somme, une famille très unie, capable de se tirer d’affaire même dans ces terribles circonstances où la mauvaise fortune venait de la précipiter. D’ailleurs un profond sentiment religieux les animait tous. Ils possédaient cette foi simple et sincère du chrétien qui ne discute pas les enseignements de l’Église, et dont aucune doctrine ne peut troubler les croyances.

Pour quelle raison M. Zermatt, ayant réalisé les quelques biens de la famille, avait-il quitté son pays natal? C’est que son intention était de se fixer dans l’une de ces possessions hollandaises d’outre-mer, alors en pleine prospérité, et si généreuses aux hommes d’action et de travail. Or, après une heureuse navigation à travers l’Atlantique et la mer des Indes, le navire sur lequel il était avec sa famille venait de se perdre. Seuls de tout l’équipage du Landlord et de ses passagers, sa femme, ses enfants et lui avaient survécu au naufrage. Mais il fut nécessaire d’abandonner sans retard le bâtiment engagé entre les roches de l’écueil. Sa coque déchirée, ses mâts abattus, sa quille brisée, exposé aux lames du large, le prochain coup de vent achèverait de le démolir et en disperserait les débris.

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En réunissant une demi-douzaine de cuves au moyen de cordes et de planches, M. Zermatt, aidé de ses fils, parvint à former une sorte d’embarcation dans laquelle tout son monde prit place avant la fin du jour. La mer était calme, à peine gonflée d’une lente houle, et la marée montante portait au littoral. Lorsqu’il eut laissé un long promontoire sur tribord, l’appareil flottant accosta une petite anse où se déversait un ruisseau.

En même temps que les divers objets emportés du bord furent mis à terre, on dressa une tente en cet endroit qui reçut plus tard le nom de Zeltheim. Peu à peu le campement se compléta avec la cargaison que M. Zermatt et ses enfants allèrent, les jours suivants, retirer de la cale du Landlord, ustensiles, mobilier, literie, viandes conservées, graines, plants, armes de chasse, fûts de vins et de liqueurs, caisses de biscuits, de fromages, de jambons, vêtements, linge, enfin tout ce que contenait ce navire de quatre cents tonneaux affrété pour les besoins d’une colonie nouvelle.

De plus, le gibier de poil et de plume pullulait sur cette côte. On voyait passer en bandes agoutis, sorte de lièvres à tête de porc, ondatras, espèce de rats musqués, buffles, canards, flamants, outardes, coqs de bruyère, pécaris, antilopes. Dans les eaux d’une baie, qui s’arrondissait au delà de la crique, abondaient saumons, esturgeons, harengs, vingt autres espèces de poissons, des mollusques, moules, huîtres, des crustacés, homards, langoustes et crabes. Sur la campagne environnante, qui produisait le manioc, les patates, poussaient cotonniers, cocotiers, mangliers, palmiers et autres essences de la zone tropicale.

Ainsi, sur cette terre dont ils ignoraient le gisement, l’existence semblait être assurée à ces naufragés.

Il convient d’ajouter qu’un certain nombre d’animaux domestiques purent être successivement débarqués à Zeltheim. – Turc, un dogue anglais, Bill, une chienne danoise, deux chèvres, six brebis, une truie pleine, un âne, une vache, toute une basse-cour, coqs, poules, dindons, oies, canards, pigeons, qui s’acclimatèrent à la surface des mares, des marais et des prairies voisines de la côte.

Les derniers voyages au navire le vidèrent entièrement de ce qu’il contenait de précieux ou d’utilisable. Plusieurs caronades de quatre furent transportées à terre pour la défense du campement, ainsi qu’une pinasse, léger bâtiment dont les pièces numérotées purent être assemblées sans trop de peine, et auquel fut donné le nom d’Elisabeth en l’honneur de Betsie. M. Zermatt disposait alors d’une embarcation, gréée en brigantin, jaugeant une quinzaine de tonneaux, avec poupe carrée et tillac à l’arrière. Donc toute facilité pour reconnaître les parages vers l’est ou vers l’ouest, doubler les promontoires voisins, l’un qui se détachait vers le nord en pointe aiguë, et l’autre qui s’allongeait à l’opposé de Zeltheim.

L’embouchure du rio était encadrée de hautes roches qui en rendaient l’accès assez difficile, et il serait aisé de s’y défendre, du moins contre les fauves. Mais une question se posait: M. Zermatt et les siens avaient-ils accosté le littoral d’une île ou d’un continent que baignaient les eaux de l’océan Indien?… Voici les seuls renseignements que fournissaient à cet égard les relèvements obtenus avant le naufrage par le commandant du Landlord:

Le bâtiment s’approchait de Batavia, lorsqu’il fut assailli par une tempête, qui dura six jours, et le rejeta hors de sa route vers le sud-est. La veille, le capitaine avait établi le point comme suit: 13° 40’ de latitude méridionale, et 114° 5’ de longitude à l’est de l’île de Fer (Canaries). Comme le vent avait constamment soufflé du nord, il était admissible que la longitude n’eût pas sensiblement varié. Or, en maintenant le méridien au cent-quatorzième degré environ, M. Zermatt parvint à déduire d’une observation de latitude, faite avec le sextant, que le Landlord devait avoir dérivé de six degrés à peu près vers le sud, et que la côte de Zeltheim pouvait être comprise entre le dix-neuvième et le vingtième parallèle.1

Donc, cette terre devait être, en chiffres ronds, à trois cents lieues marines dans l’ouest de l’Australie ou Nouvelle-Hollande. Aussi, bien qu’il fût en possession de la pinasse, M. Zermatt, quelque désir qu’il eût de se rapatrier, ne se serait-il jamais décidé à exposer sa famille sur cette frêle embarcation aux violences des cyclones et des tornades, si fréquents en ces parages.

Dans les conditions où ils se trouvaient, les naufragés ne pouvaient attendre de secours que de la Providence. A cette époque, les navires à voile ne traversaient guère cette portion de l’océan Indien lorsqu’ils se dirigeaient vers les colonies hollandaises. La côte occidentale de l’Australie, presque inconnue alors, d’atterrissage très difficile, n’avait d’importance ni géographique ni commerciale.

Au début, la famille se contenta de vivre sous la tente de Zeltheim, près de la rive droite du cours d’eau, qui reçut le nom de ruisseau des Chacals, en souvenir d’une attaque de ces carnassiers. Mais, entre ces hautes roches, la chaleur, que ne tempérait point la brise de mer, devenait étouffante. Aussi M. Zermatt résolut de s’établir sur la partie de la côte qui courait sud et nord, un peu au delà de la baie du Salut, à laquelle fut attribué ce nom significatif.

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Lors d’une excursion faite à l’extrémité d’un bois magnifique, non loin de la mer, M. Zermatt s’arrêta devant un énorme manglier, de l’espèce des mangliers de montagne, dont les basses branches s’étalaient à une soixantaine de pieds au-dessus du sol. C’est en la disposant sur ces branches, que le père et ses fils parvinrent à dresser une plate-forme avec les planches provenant du navire. Ainsi fut bâtie une habitation aérienne, recouverte d’une toiture solide et divisée en plusieurs chambres. Elle fut appelée Falkenhorst, «l’aire des faucons». En outre, semblable à certains saules qui ne vivent que par leur écorce, ce manglier avait perdu la partie intérieure de son noyau, occupée par de nombreux essaims d’abeilles, et on put y installer un escalier tournant pour remplacer l’échelle de corde qui donnait primitivement accès à Falkenhorst.

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Entre-temps, des reconnaissances s’étendirent sur une distance de trois lieues jusqu’à l’extrémité du cap de l’Espoir-Trompé, baptisé de la sorte, après que M. Zermatt eut renoncé à retrouver passagers ou matelots du Landlord.

A l’entrée de la baie du Salut, en face de Falkenhorst, gisait un îlot d’une demi-lieue de tour, et on le dénomma îlot du Requin, parce qu’un de ces énormes squales s’y échoua le jour où le bateau de cuves ramenait à Zeltheim les animaux domestiques.

Si un requin avait permis de désigner ainsi cet îlot, ce fut une baleine qui, à quelques jours de là, donna son nom à un îlot d’un quart de lieue de circonférence, situé devant la petite baie des Flamants, au nord de Falkenhorst. La communication entre cette demeure aérienne et Zeltheim, distants l’un de l’autre d’une lieue environ, fut facilitée par la construction du pont de Famille, auquel on substitua plus tard un pont tournant, jeté sur le ruisseau des Chacals.

Après les premières semaines passées sous la tente, le beau temps n’ayant pas pris fin avant l’achèvement de Falkenhorst, M. Zermatt s’y transporta avec les animaux domestiques. Les énormes racines du manglier, recouvertes de toiles goudronnées, servirent d’étables. Aucune trace de fauves n’avait été relevée jusqu’alors.

Cependant il fallait songer à se prémunir contre le retour de la saison hivernale, sinon froide, du moins troublée par ces violentes bourrasques de la zone intertropicale, qui durent de neuf à dix semaines. Habiter Zeltheim, où serait emmagasiné le matériel du Landlord, c’était risquer la précieuse cargaison sauvée du naufrage. Ce campement ne pouvait donc donner complète sécurité. Les pluies devaient grossir le cours du ruisseau, le changer en torrent, et, s’il débordait, les aménagements de Zeltheim risquaient d’être emportés.

Aussi M. Zermatt s’inquiétait-il à juste raison de trouver un abri sûr, lorsque le hasard lui vint en aide dans les circonstances suivantes.

Sur la rive droite du ruisseau des Chacals, un peu en arrière de Zeltheim, s’élevait une épaisse paroi rocheuse, dans laquelle le pic, le marteau, la mine même permettraient de creuser une grotte. Fritz, Ernest et Jack se mirent à l’œuvre, mais la besogne n’avançait guère, lorsque, un matin, l’outil de Jack traversa la roche de part en part.

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«J’ai percé la montagne!» s’écria le jeune garçon.

En effet, une vaste excavation existait à l’intérieur du massif. Avant d’y pénétrer, pour en purifier l’air, des herbes allumées furent projetées au dedans, puis des grenades fournies par la caisse de l’artificier du Landlord. A la lumière des torches, le père, la mère, leurs fils, se sentirent pris d’admiration en contemplant les stalactites qui pendaient à sa voûte, les cristallisations de sel gemme dont elle était ornée, le tapis de sable fin qui en recouvrait le sol.

La demeure fut disposée promptement. On la munit des fenêtres provenant de la galerie du navire, de tuyaux d’échappement pour la fumée des fourneaux. A gauche se succédaient la chambre de travail, les écuries, les étables; en arrière s’ouvraient les magasins, séparés par des cloisons de planches.

A droite, trois chambres: la première, destinée au père et à la mère; la deuxième qui devait servir de salle à manger; la troisième occupée par les quatre enfants, ayant leurs hamacs suspendus à la voûte. Quelques semaines encore, et cette installation ne laisserait plus rien à désirer.

Ultérieurement, d’autres établissements se fondèrent au milieu des prairies et des bois, à l’ouest de ce littoral qui s’étendait sur trois lieues entre Falkenhorst et le cap de l’Espoir-Trompé. Puis furent créés la métairie de Waldegg, près d’un petit lac nommé lac des Cygnes; puis, un peu plus à l’intérieur, la métairie de Zuckertop; puis sur une colline près du cap, la villa de Prospect-Hill; enfin, l’ermitage d’Eberfurt à l’entrée du défilé de Cluse, qui limitait à l’ouest le district de la Terre-Promise.

La Terre-Promise, ainsi s’appela cette contrée fertile que défendait, au sud et à l’ouest, une haute barrière rocheuse allant du ruisseau des Chacals au fond d’une autre baie qui devint la des Nautiles. A l’est courait la côte comprise entre Felsenheim et le cap de l’Espoir-Trompé. Au nord se développait la pleine mer. Ce district de trois lieues de largeur sur quatre lieues de longueur aurait suffi aux besoins d’une petite colonie. C’est là que la famille pourvut à l’entretien des animaux domestiques et de ceux qu’elle avait domestiqués, un onagre, deux buffles, une autruche, un chacal, un singe, un aigle. La réussirent les plantations indigènes, les arbres fruitiers dont le Landlord possédait un assortiment complet, orangers, pêchers, pommiers, abricotiers, châtaigniers, cerisiers, pruniers, même des ceps de vigne, qui sous cet ardent soleil allaient produire un vin supérieur au vin de palme des zones intertropicales.

Sans doute, la nature favorisa les naufragés; mais leur part de travail, d’énergie, d’intelligence, fut considérable. Elle amena la prospérité de cette terre, à laquelle, en souvenir de leur patrie, ils donnèrent le nom de Nouvelle-Suisse.

Avant la fin de la première année, il ne restait plus rien du navire échoué sur l’écueil. Une explosion, préparée par Fritz, en dispersa les derniers débris qui furent recueillis sur divers points de la côte. Il va sans dire que, préalablement, on en avait retiré tout ce qu’il contenait de précieux, les objets destinés au commerce avec les planteurs de Port-Jackson ou les sauvages de l’Océanie, les bijoux appartenant aux passagers, montres, tabatières, bagues, colliers, et, en argent et en or, des piastres pour une somme assez considérable, mais sans valeur sur cette terre perdue de l’océan Indien. En revanche, de quelle utilité allaient être les objets rapportés du Landlord, barres de fer, gueuses de plomb, roues de chariot prêtes à s’ajuster, pierres à aiguiser, pics, scies, pioches, pelles, socs de charrue, paquets de fils de fer, établis, étaux, outils de menuisier, de serrurier et de forgeron, moulin à bras, moulin à scie, tout un assortiment varié de céréales, mais, avoine, etc., et de graines de plantes légumineuses, dont profita largement la Nouvelle-Suisse!

Pour résumer, il y a lieu de noter que cette première saison pluvieuse, la famille la passa dans des conditions favorables. Tout en habitant la grotte, on s’occupait de l’aménager. Les conseils de la mère furent écoutés, le ménage s’organisa sous sa direction. Les meubles du navire, sièges, armoires, consoles, divans, lits, se répartirent entre les chambres de cette habitation, et comme ce n’était plus une tente, on substitua au nom de Zeltheim celui de Felsenheim, – la maison des Roches.

Plusieurs années s’écoulèrent. Aucun bâtiment n’avait paru sur ces lointains parages. Rien, cependant, n’avait été négligé pour signaler la situation des survivants du Landlord. D’une batterie établie sur l’îlot du Requin, comprenant deux petites caronades de quatre, et surmontée d’un pavillon, Fritz et Jack tiraient de temps en temps des coups de canon, auxquels ne répondit jamais une détonation du large.

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Du reste, il ne semblait pas que la Nouvelle-Suisse fût habitée dans les parties voisines du district. Elle devait être assez étendue, et un jour, en poussant une reconnaissance vers le sud jusqu’à la barrière rocheuse que traversait le défilé de Cluse, M. Zermatt et ses fils avaient atteint le revers d’une vallée verdoyante, la vallée de Grünthal. De là se développait aux regards un large horizon fermé par une chaîne de montagnes dont la distance pouvait être évaluée à une dizaine de lieues. Des tribus sauvages parcouraient-elles cette contrée inconnue, c’était une éventualité qui n’était pas sans causer une sérieuse inquiétude. Dans tous les cas, on n’en vit jamais aux environs de la Terre-Promise. Les seuls dangers vinrent de l’attaque de quelques fauves redoutables, en dehors du district, ours, tigres, lions, serpents, – entre autres un boa d’énorme taille, dont l’âne fut la victime, qui s’était introduit jusqu’aux environs de Felsenheim.

Voici les productions indigènes, desquelles M. Zermatt tira bon profit, car il possédait des connaissances très complètes en histoire naturelle, botanique et géologie. Un arbre, ressemblant au figuier sauvage dont l’écorce crevassée distillait une résine, donna le caoutchouc, qui permit de fabriquer, entre autres objets, des bottes imperméables. Sur certains arbustes, réunis en fourrés, du genre «myrica cerifera», on récolta une sorte de cire qui fut employée à la confection de bougies. Les noix du cocotier, sans parler de la savoureuse amande qu’elles contenaient, se changèrent en coupes et en tasses, capables de résister à tous les chocs. Du chou palmiste, on obtint une boisson rafraîchissante, connue sous le nom de vin de palme; des fèves du cacao, un chocolat assez amer, du sagoutier une moelle qui, arrosée et pétrie, produisit une farine très nourrissante que Betsie utilisa fréquemment dans ses préparations culinaires. Jamais on ne manqua de matière sucrée, grâce aux essaims d’abeilles, qui produisaient le miel en abondance. On eut du lin avec les feuilles lancéolées du «phormium tenax», dont le cardage et le filage, cependant, ne s’effectuèrent pas sans quelque difficulté. On eut du plâtre en faisant rougir et en pulvérisant des débris de roche de la paroi même de Felsenheim. On eut du coton avec les capsules pleines à crever qu’emplissait cette précieuse substance. On eut, avec la fine poussière d’une nouvelle grotte, de la terre à foulon, qui servit à fabriquer du savon. On eut de ces pommes-cannelles, désignées sous le nom de cachiment, d’une succulence merveilleuse. On eut un condiment où se mélangeaient les parfums de la muscade et du clou de girofle, avec l’écorce du «ravendsara». On eut une sorte de verre à vitre avec un mica traversé de filaments d’amiante, découvert dans une caverne du voisinage. On eut de la fourrure avec les rats-castors et les lapins angoras. On eut de la gomme d’euphorbe propre à différents usages médicinaux, de la terre à porcelaine, de l’hydromel comme boisson rafraîchissante, d’excellentes confitures d’algues marines recueillies sur l’îlot de la Baleine, que fit Mme Zermatt à l’imitation de celles du Cap.

Il faut ajouter à ces richesses les ressources que la faune de la Nouvelle-Suisse devait offrir à des chasseurs audacieux. Parmi les fauves contre lesquels il y eut, quoique rarement, l’occasion de se défendre, on comptait le tapir, le lion, l’ours, le chacal, le chat-tigre, le tigre, le crocodile, la panthère, l’éléphant et aussi les singes dont les déprédations exigèrent un massacre général. A mentionner, parmi les quadrupèdes – et quelques-uns purent être domestiqués – l’onagre, le buffle, et, au nombre des volatiles, un aigle qui devint l’oiseau de chasse de Fritz, une autruche dont Jack fit sa monture favorite.

Quant au gibier de poil et de plume, il abondait dans les bois de Waldegg et de l’ermitage d’Eberfurt. Le ruisseau des Chacals fournissait d’excellentes écrevisses. Entre les roches de la grève, foisonnaient les mollusques et les crustacés. Enfin la mer fourmillait de harengs, d’esturgeons, de saumons et autres poissons d’espèces diverses.

Quant aux explorations, pendant un séjour si prolongé, elles ne dépassèrent jamais la partie comprise entre la baie des Nautiles et la baie du Salut. Mais, au delà du cap de l’Espoir-Trompé, la côte allait être reconnue sur une dizaine de lieues environ. Sans compter la pinasse, M. Zermatt possédait maintenant une chaloupe, qui fut construite sous sa direction. En outre, à la demande de Fritz, on fabriqua un de ces légers canots à la mode groënlandaise, connus sous le nom de kaïak, en utilisant pour la membrure les fanons d’une baleine qui s’était échouée à l’entrée de la baie des Flamants, et des peaux de chien de mer pour la coque. Ce canot portatif, imperméable, grâce à son calfeutrage de goudron et de mousse, était muni de deux ouvertures où deux pagayeurs pouvaient prendre place; la seconde devait être hermétiquement fermée lorsque la première était seule occupée. Après avoir été lancé dans le courant du ruisseau des Chacals qui le porta hors de la baie du Salut, il se conduisit merveilleusement.

Dix ans s’écoulèrent sans incidents graves. M. Zermatt, alors âgé de quarante-cinq ans, jouissait d’une santé inaltérable, d’une endurance morale et physique que les éventualités d’une existence si peu ordinaire n’avaient fait qu’accroître. Betsie, énergique mère de quatre fils, entrait dans sa quarante-troisième année. Ni son corps ni son cœur n’avaient faibli, ni son amour pour son époux, ni sa tendresse pour ses enfants.

Fritz, vingt-cinq ans, d’une vigueur, d’une souplesse, d’une adresse remarquables, physionomie franche, figure ouverte, regard d’une acuité prodigieuse, avait beaucoup gagné sous le rapport du caractère.

Ernest, plus sérieux que ne le comportaient ses vingt-deux ans, plus entraîné aux exercices de l’esprit qu’aux exercices du corps, contrastait avec Fritz, et s’était fort instruit en puisant à la bibliothèque rapportée du Landlord.

Jack pétillait sur ses vingt ans. C’était la vivacité, le mouvement perpétuel, aventureux autant que Fritz, passionné pour la chasse autant que lui.

Bien que le petit François fût devenu un grand garçon de seize ans, sa mère le caressait encore comme s’il en avait dix.

L’existence de cette famille était donc aussi heureuse que possible, et quelquefois Mme Zermatt disait à son mari:

«Ah! mon ami, ne serait-ce pas le véritable bonheur, si nous devions toujours vivre avec nos enfants, si, dans cette solitude, nous n’étions pas condamnés à disparaître l’un après l’autre, laissant aux survivants tristesse et abandon!… Oui! je bénirais le ciel qui nous a fait ce paradis sur la terre!… Mais, hélas! un jour viendra où nos yeux se fermeront…»

Telle était, telle avait toujours été la plus grave préoccupation de Betsie. Bien souvent, M. Zermatt et elle échangeaient leurs trop justes appréhensions à ce sujet. Or, cette année-là, se produisit un événement inattendu qui allait modifier leur situation présente, sinon à venir.

Le 9 avril, vers sept heures du matin, lorsque M. Zermatt sortit de sa demeure avec Ernest, Jack et François, il chercha vainement son fils aîné qu’il croyait occupé à quelques travaux du dehors.

Fritz avait l’habitude de fréquentes absences, et cela n’était pas pour inquiéter son père ni sa mère, bien que celle-ci éprouvât toujours quelque crainte lorsque son fils s’en allait au large de la baie du Salut.

Il n’était pas douteux que le hardi jeune homme ne fût en mer, puisque le kaïak n’était plus sous son abri.

Comme l’après-midi s’avançait, M. Zermatt, Ernest et Jack se rendirent avec la chaloupe à l’îlot du Requin, pour y guetter le retour de Fritz. Au besoin, afin de ne pas laisser Betsie dans l’incertitude, son mari devait tirer un coup de canon s’il tardait à revenir.

Cela ne fut pas nécessaire. A peine ses deux fils et lui avaient-ils mis le pied sur l’îlot que Fritz doublait le cap de l’Espoir-Trompé. Dès qu’ils l’aperçurent, M. Zermatt, Ernest et Jack se rembarquant, accostèrent l’anse de Felsenheim à l’instant où Fritz sautait sur la plage.

Fritz dut alors faire le récit de ce voyage qui avait duré une vingtaine d’heures. Depuis quelque temps il méditait d’effectuer la reconnaissance de la côte septentrionale. Aussi, ce matin-là, accompagné de son aigle Blitz, avait-il remis le kaïak à l’eau. Il emportait des provisions de bouche, une hache, un harpon, une gaffe, des filets, un fusil, une paire de pistolets, une gibecière, une gourde d’hydromel. Le vent de terre l’ayant rapidement conduit au-delà du cap en profitant du reflux, il avait suivi le littoral qui obliquait un peu vers le sud-ouest.

En arrière du cap, à la suite d’un énorme amas de roches entassées dans un effrayant désordre dû à quelque violente convulsion géologique, se creusait une baie spacieuse, terminée à l’opposé par un promontoire taillé à pic. Cette baie servait de refuge à toutes sortes d’oiseaux de mer qui remplissaient l’espace de leurs cris. Sur ses grèves ronflaient au soleil de volumineux amphibies, loups marins, phoques, walruss et autres, tandis que voguaient à sa surface des myriades d’élégants nautiles.

Fritz ne se souciait pas d’avoir affaire à ces redoutables mammifères, encore moins d’affronter leurs attaques dans sa faible embarcation. Aussi, passant à l’ouvert de la baie, continua-t-il à naviguer vers l’ouest.

Après avoir doublé une pointe de forme singulière, et à laquelle il donna le nom de cap Camus, Fritz s’engagea sous une arche naturelle, dont le ressac battait les piliers à leur base. Là étaient réunies des milliers d’hirondelles, dont les nids étaient accrochés ou plutôt plaqués aux moindres plis des parois et de la voûte. Fritz détacha plusieurs de ces nids d’une structure bizarre et les mit dans un sac.

«Ces nids d’hirondelles, dit M. Zermatt, en interrompant le récit de son fils, ont une grande valeur sur les marchés du Céleste-Empire.»

En dehors de l’arche, Fritz trouva une seconde baie comprise entre deux caps situés à une lieue et demie l’un de l’autre. Réunis pour ainsi dire par un semis d’écueils, ils ne laissaient qu’une étroite ouverture qui n’aurait pas livré passage à un navire de trois à quatre cents tonneaux.

En arrière de la baie s’étendaient à perte de vue des savanes que des cours d’eau arrosaient de leurs nappes claires, des bois, des marais, toute une suite de paysages très variés d’aspect. Quant à la baie, elle eût offert à des exploitants de l’Asie, de l’Amérique ou de l’Europe d’inépuisables trésors en huîtres perlières, dont Fritz rapportait des échantillons magnifiques.

Lorsqu’il eut en partie contourné la baie à l’intérieur, puis franchi l’embouchure d’une rivière verdoyante d’herbes aquatiques, le kaïak atteignit le promontoire à l’opposé de l’arche.

Fritz ne crut pas devoir pousser plus loin son excursion. L’heure avançant, il reprit la route à l’est, en se dirigeant vers le cap de l’Espoir-Trompé, et il le doubla avant que le canon de l’îlot du Requin se fût fait entendre.

Voilà ce que le jeune homme raconta de ce voyage qui avait amené la découverte de la baie des Perles. Puis, lorsqu’il fut seul avec M. Zermatt, celui-ci eut grand’peine à cacher sa surprise quand son fils lui confia ce qui suit:

Parmi les nombreux oiseaux qui tourbillonnaient au-dessus du promontoire, hirondelles de mer, mouettes, frégates, se montraient aussi plusieurs couples d’albatros dont l’un tomba frappé d’un coup de gaffe.

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Mais, alors qu’il tenait l’oiseau sur ses genoux, Fritz vit un morceau de forte toile qui enveloppait l’une de ses pattes, et sur lequel il lut ces lignes écrites en anglais très lisiblement:

«Qui que vous soyez à qui Dieu enverra ce message d’une infortunée, mettez-vous à la recherche d’une île volcanique que vous reconnaîtrez à la flamme qui s’échappe de l’un de ses cratères. Sauvez la malheureuse abandonnée de la Roche-Fumante!»

Ainsi, dans les parages de la Nouvelle-Suisse, depuis plusieurs années peut-être, une infortunée, femme ou fille, vivait sur un îlot, n’ayant aucune de ces ressources que le Landlord avait procurées à la famille naufragée!…

«Et qu’as-tu fait?… demanda M. Zermatt.

– La seule chose qu’il y eût à faire, répondit Fritz. J’essayai de ranimer l’albatros, qui était seulement étourdi par le coup de gaffe, et j’y parvins en lui versant un peu d’hydromel dans le bec. Alors, sur un morceau de mon mouchoir, j’écrivis avec le sang d’une loutre ces mots en anglais: „N’ayez confiance qu’en Dieu!… Son secours est peut-être proche.” Puis, je ficelai ce morceau à la patte de l’albatros, ne doutant pas que cet oiseau fût apprivoisé et qu’il reprendrait le chemin de la Roche-Fumante en emportant mon message. Dès que je lui eus rendu la liberté, l’albatros s’envola vers le couchant d’une si rapide allure que je le perdis bientôt de vue, et le suivre m’eût été impossible.»

M. Zermatt était sous l’empire d’un trouble profond… Que faire pour sauver cette infortunée?… Où était située la Roche-Fumante?… Dans le voisinage de la Nouvelle-Suisse ou à des centaines de lieues vers l’ouest!… Les albatros, puissants et infatigables volateurs, peuvent traverser de longs espaces… Celui-ci ne venait-il pas de parages très éloignés que la pinasse ne saurait atteindre?…

Fritz fut très approuvé par son père de n’avoir confié qu’à lui seul ce secret, dont la révélation eût inutilement affecté Mme Zermatt et ses frères. A quoi eût servi de leur donner cette émotion, de leur causer cette peine?… Et, d’ailleurs, la naufragée de la Roche-Fumante existait-elle encore?… Le billet ne portait pas de date… Plusieurs années ne s’étaient-elles pas écoulées depuis qu’il avait été attaché à la patte de l’albatros?…

Le secret fut gardé, et, par malheur, il était trop évident qu’aucune tentative ne pouvait être faite pour retrouver l’Anglaise sur son îlot…

Cependant M. Zermatt avait pris la résolution d’aller reconnaître la baie des Perles et l’importance des bancs qu’elle renfermait. Betsie consentit, non sans quelque ennui, à rester avec François dans l’habitation de Felsenheim. Fritz, Ernest et Jack devaient, en effet, accompagner leur père.

Donc, le surlendemain 11 avril, la chaloupe quitta la petite anse du ruisseau des Chacals, dont le courant l’emporta rapidement vers le nord. Plusieurs des animaux domestiques étaient du voyage, le singe Knipp II, le chacal de Jack, la chienne Bill, à laquelle son âge aurait dû interdire les fatigues d’une expédition de ce genre, enfin Braun et Falb, les deux chiens dans toute leur vigueur.

Fritz devançait la chaloupe dans son kaïak, et, ayant contourné le cap de l’Espoir-Trompé, il prit la direction de l’ouest, au milieu de ces roches entre lesquelles abondaient les walruss et autres amphibies de ce littoral.

Ce ne furent pourtant pas ces animaux qui attirèrent plus particulièrement l’attention de M. Zermatt, mais bien ces innombrables nautiles, déjà observés par Fritz. La baie était couverte de ces gracieux céphalopodes, leurs petites voiles tendues à la brise, toute une flottille de fleurs mouvantes.

Après un parcours de trois lieues environ depuis le cap de l’Espoir-Trompé, Fritz signala vers l’extrémité de la baie des Nautiles ce cap Camus qui figurait assez exactement un nez de cette forme. Une lieue et demie plus loin s’arrondissait l’arche au delà de laquelle s’étendait la baie des Perles.

En traversant ce portique, Ernest et Jack recueillirent une certaine quantité de nids de salanganes, que ces oiseaux défendirent avec un acharnement très légitime, on en conviendra.

Lorsque la chaloupe eut franchi l’étroite passe ménagée entre l’arche et le semis de roches, la spacieuse baie, d’une circonférence de sept à huit lieues, apparut alors dans toute son étendue.

Quel plaisir ce fut de naviguer à la surface de cette magnifique nappe d’eau, de laquelle émergeaient trois ou quatre îlots boisés, encadrée de prairies verdoyantes, de massifs épais, de collines pittoresques. Le littoral, à l’ouest, livrait passage au courant d’une jolie rivière dont le lit se perdait sous les arbres.

La chaloupe accosta une petite crique, à proximité du banc d’huîtres perlières. Comme le soir approchait, M. Zermatt organisa un campement sur le bord du cours d’eau. Un foyer fut allumé, sous la cendre duquel on fit cuire quelques œufs qui, avec le pemmican, les patates, le biscuit de maïs, formèrent le menu. Puis, par prudence, chacun vint retrouver sa place dans la chaloupe, laissant à Braun et Falb le soin de défendre le campement contre les chacals dont les hurlements se faisaient entendre le long de la rivière.

Trois jours, du 12 au 14, furent employés à la pêche des huîtres, toutes agrémentées de la précieuse perle arrondie sous leur collerette nacrée. Le soir venu, Fritz et Jack allaient chasser canards et perdrix dans un petit bois sur la rive droite du cours d’eau. Il y eut quelques précautions à prendre, et même on dut faire bonne garde. Des sangliers fréquentaient ce bois, sans parler d’animaux plus redoutables.

En effet, le soir du 14, un lion et une lionne de forte taille se présentèrent, la gueule rugissante, la queue leur battant les flancs avec fureur. Après que le lion eut été frappé au cœur par une balle de Fritz, la lionne tomba à son tour, non sans avoir brisé d’un coup de griffe le crâne de cette pauvre vieille Bill, – ce qui causa un vif chagrin à son maître.

Ainsi donc, certains fauves habitaient cette partie de la Nouvelle-Suisse, au sud et à l’ouest de la baie des Perles, en dehors du district de la Terre-Promise. Que jusqu’ici aucun de ces animaux n’en eût forcé l’entrée par le défilé de Cluse, c’était une heureuse chance. Mais M. Zermatt forma le projet d’obstruer autant que possible ce défilé qui coupait le rempart rocheux.

En attendant, et d’une manière générale, recommandation fut faite, surtout à Fritz et à Jack que leur passion cynégétique entraînait parfois en d’imprudentes excursions, de se défier des mauvaises rencontres.

Cette journée fut consacrée à vider les huîtres entassées sur la grève, et comme cette quantité de mollusques commençait à dégager des miasmes peu salubres, M. Zermatt et ses trois fils décidèrent de partir le lendemain dès le lever du jour. Il convenait de retourner à Felsenheim, car Mme Zermatt devait être inquiète. La chaloupe repartit, précédée du kaïak. Toutefois, arrivé à la passe de l’arche, après avoir remis un billet à son père, Fritz s’éloigna dans la direction de l’ouest. Comment M. Zermatt aurait-il pu douter qu’il allait à la découverte de la Roche-Fumante?…

 

 

Chapitre V

Retour à Felsenheim. – Voyage de l’Elisabeth à la baie des Perles. 
– Un sauvage. – Une créature humaine. – Jenny Montrose. – Naufrage 
de la Dorcas. – Deux ans sur la Roche-Fumante. – Le récit de Fritz.

 

n se représente aisément quelles inquiétudes éprouva M. Zermatt en songeant aux dangers qu’aurait à courir son fils. Comme il n’aurait pu ni l’arrêter ni le rejoindre, la chaloupe dut continuer sa route vers le cap de l’Espoir-Trompé.

De retour à Felsenheim, M. Zermatt ne voulut encore rien dire à ses enfants, ni même à sa femme, de l’excursion entreprise par Fritz. C’eût été causer d’inutiles appréhensions et créer sans doute de vaines espérances. Il ne parla que d’une reconnaissance à effectuer vers le côté ouest du littoral. Cependant, au bout de trois jours, l’absent n’ayant pas reparu, M. Zermatt, très anxieux, résolut d’aller à sa recherche.

Le 20 avril, dès l’aube, l’Elisabeth appareilla. Approvisionnée en vue de ce voyage, elle avait à bord le père, la mère et leurs trois fils.

On n’aurait pu souhaiter un vent plus favorable. Il soufflait du sud-est une jolie brise qui permettait de naviguer sous la terre. Dans l’après-midi, la pinasse contourna les roches de l’arche et fit son entrée dans la baie des Perles.

M. Zermatt vint jeter l’ancre près du banc d’huîtres, à l’embouchure de la rivière, où se voyaient les restes du dernier campement. Tous se préparaient à débarquer, lorsque ces mots s’échappèrent de la bouche d’Ernest:

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«Un sauvage… un sauvage!»

Et, en effet, vers l’ouest de la baie, entre les îlots boisés, manœuvrait un canot, qui semblait se défier de la pinasse.

Jamais, jusqu’alors, il n’y avait eu lieu de croire que la Nouvelle-Suisse fût habitée. Aussi, en prévision d’une attaque possible, l’Elisabeth se mit-elle sur la défensive, caronades chargées, fusils prêts à faire feu. Mais, dès que le sauvage se fut rapproché de quelques encablures:

«C’est Fritz!» s’écria Jack.

C’était lui, seul dans son kaïak. N’ayant pas reconnu de loin la pinasse qu’il ne pouvait s’attendre à rencontrer dans ces parages, il s’avançait prudemment, ayant même eu la précaution de se noircir la figure et les mains.

Puis, lorsqu’il eut rejoint la famille, embrassé sa mère et ses frères, non sans leur avoir charbonné quelque peu les joues, il emmena son père à part:

«J’ai réussi… dit-il.

– Quoi… l’Anglaise de la Roche-Fumante?…

– Elle est là… près d’ici… sur un îlot de la baie des Perles», répondit Fritz…

Sans rien dire ni à sa femme ni à ses enfants, M. Zermatt dirigea la pinasse vers l’îlot indiqué par Fritz près du littoral à l’ouest de la baie. En l’approchant, on put apercevoir un petit bois de palmiers voisin de la grève, et, dans ce bois, une hutte construite à la mode hottentote.

Tous débarquèrent, et Fritz tira un coup de pistolet en l’air. On vit alors un jeune homme descendre d’un arbre entre les branches duquel il était abrité.

Le mystère ne tarda pas à être révélé. Cette créature humaine, – la première que les naufragés du Landlord eussent rencontrée depuis dix ans, – n’était pas un jeune homme. C’était une jeune fille âgée de vingt ans, revêtue d’un costume d’aspirant de marine. C’était Jenny Montrose, la jeune Anglaise de la Roche-Fumante.

Mme Zermatt, Ernest, Jack et François apprirent alors dans quelles conditions Fritz avait connu la situation de cette abandonnée sur un îlot volcanique au large de la baie des Perles, et répondu par un billet que la jeune fille ne devait jamais recevoir, car l’albatros ne revint pas à la Roche-Fumante.

Comment peindre l’accueil qui fut fait à Jenny Montrose et avec quelle tendresse Mme Zermatt la pressa dans ses bras! En attendant qu’elle racontât son histoire, Jenny savait déjà par Fritz celle de la Nouvelle-Suisse et des naufragés du Landlord.

La pinasse quitta aussitôt la baie des Perles avec toute la famille accrue de la jeune Anglaise. De part et d’autre, on parlait assez l’anglais et l’allemand pour se comprendre. Que de marques d’affection furent prodiguées pendant ce voyage de retour!… C’était un père, une mère, des frères, que venait de retrouver Jenny!.. C’était une fille que M. et Mme Zermatt, c’était une sœur que Fritz, Ernest, Jack et François ramenaient dans leur chère demeure de Felsenheim!

Il va sans dire que l’Elisabeth emportait les quelques ustensiles fabriqués par Jenny pendant son séjour sur la Roche-Fumante. N’était-il pas naturel que la pauvre abandonnée tînt à ces objets qui lui rappelaient tant de souvenirs?…

Et puis, il y avait aussi deux êtres vivants, deux compagnons fidèles dont la jeune fille n’aurait pu se séparer, – un cormoran dressé pour la pêche, un chacal apprivoisé qui ferait certainement bon ménage avec celui de Jack.

Dès son départ, l’Elisabeth fut favorisée par une fraîche brise qui permit d’utiliser toute sa voilure. Le temps était si sûr que M. Zermatt ne put résister au désir de relâcher aux divers établissements de la Terre-Promise, à mesure qu’ils se présentaient, lorsque la pinasse eut tourné le cap de l’Espoir-Trompé.

Et, en premier lieu, ce fut la villa de Prospect-Hill, située sur cette verdoyante colline, d’où la vue s’étendait jusqu’à Falkenhorst. On y passa la nuit, et il y avait longtemps que Jenny ne s’était reposée dans un si paisible sommeil.

Cependant Fritz et François étaient partis de très grand matin avec le kaïak, afin de tout préparer à Felsenheim pour la réception de la jeune Anglaise. Après eux, la pinasse reprit la mer et relâcha d’abord à l’îlot de la Baleine, où pullulait une colonie de lapins. M. Zermatt voulut que Jenny devînt la propriétaire de cet îlot – présent qui fut reçu avec reconnaissance.

De ce point, les passagers de l’Elisabeth auraient pu faire la route par terre, visiter la métairie de Waldegg et la demeure aérienne de Falkenhorst. Mais M. et Mme Zermatt désiraient laisser à Fritz le plaisir d’y conduire leur nouvelle compagne.

La pinasse continua à suivre les contours du littoral jusqu’à l’embouchure du ruisseau des Chacals. Lorsqu’elle atteignit l’ouvert de la baie du Salut, elle fut accueillie par une salve de trois coups de canon de la batterie de l’îlot du Requin. En même temps, Fritz et François hissaient le pavillon blanc et rouge en l’honneur de la jeune fille.

Lorsque cette salve eut été rendue par les deux petites pièces de la pinasse, M. Zermatt vint accoster au moment où le kaïak débarquait Fritz et François. Puis, la famille au grand complet remonta la grève pour gagner Felsenheim.

A quel sentiment d’admiration s’abandonna Jenny, en pénétrant dans cette galerie fraîche et verdoyante, en voyant l’aménagement et l’ameublement des diverses chambres! Et lorsqu’elle aperçut la table de la salle à manger préparée par les soins de Fritz et de son frère, les tasses de bambou, les assiettes de noix de coco, les coupes d’œufs d’autruche, auprès des ustensiles d’origine européenne provenant du Landlord!

Le dîner se composait de poisson frais, d’un rôti de volaille, d’un jambon de pécari, de fruits de diverses espèces, que l’hydromel et le vin des Canaries arrosèrent agréablement.

A Jenny Montrose fut réservée la place d’honneur, entre M. et Mme Zermatt. Et de nouvelles larmes coulèrent de ses yeux, larmes d’attendrissement et de joie, quand sur une banderole enguirlandée de fleurs, suspendue au-dessus de la table, elle lut ces mots:

«Vive Jenny Montrose!… Bénie soit son arrivée dans le domaine du Robinson Suisse!»

Alors elle raconta son histoire:

Jenny était la fille unique du major William Montrose, officier de l’armée des Indes, où, toute jeune encore, enfant même, elle avait suivi son père de garnison en garnison. Privée de sa mère dès l’âge de sept ans, elle fut élevée, avec une paternelle sollicitude, de manière à pouvoir soutenir les luttes de la vie, si son dernier soutien venait à lui manquer. Instruite de tout ce que doit savoir une jeune fille, grande fut la part des exercices corporels dans son éducation, – principalement l’équitation et la chasse, pour lesquelles elle montrait des dispositions peu communes à son sexe.

Au milieu de l’année 1812, le major Montrose, nommé colonel, reçut l’ordre de revenir en Europe, à bord d’un navire de guerre, chargé de rapatrier des vétérans de l’armée indoanglaise. Appelé à commander un régiment dans une expédition lointaine, toutes les probabilités étaient qu’il ne rentrerait ensuite qu’à l’âge de sa retraite. De là, nécessité pour sa fille, alors âgée de dix-sept ans, de se rendre dans son pays natal, près d’une tante, sœur du colonel, qui habitait Londres. Là elle attendrait le retour de son père, qui se reposerait enfin des fatigues d’une vie toute consacrée au service des armes.

Jenny ne pouvant embarquer sur un bâtiment affecté au transport des troupes, le colonel Montrose la confia, sous la garde d’une femme de chambre, à l’un de ses amis, le capitaine Greenfield, commandant la Dorcas. Ce navire partit quelques jours avant celui qui devait emmener le colonel.

Mauvaise traversée dès le début: au sortir du golfe du Bengale, tempêtes qui se déchaînèrent avec une extrême violence; puis, poursuite d’une frégate française, qui obligea la Dorcas à chercher refuge dans le port de Batavia.

Lorsque l’ennemi eut quitté ces parages, la Dorcas remit à la voile et se dirigea vers le cap de Bonne-Espérance. La navigation fut très contrariée à cette époque des gros temps. Les vents défavorables se maintinrent avec une persistance extraordinaire. La Dorcas fut déviée de sa route par une tourmente venue du sud-ouest. De toute une semaine, le capitaine Greenfield ne put relever sa position. Bref, il n’aurait su dire en quels parages de l’océan Indien l’avait rejeté la tempête, lorsque son navire, pendant la nuit, se heurta contre un écueil.

Une côte inconnue s’élevait à quelque distance, et tout d’abord, l’équipage, se jetant dans la première chaloupe, essaya de la gagner. Jenny Montrose, sa femme de chambre, quelques passagers descendirent dans la seconde. Déjà le navire se disloquait, et il fallait l’abandonner au plus vite.

Une demi-heure après, la seconde chaloupe chavirait sous un coup de mer, alors que la première disparaissait au milieu des ténèbres.

Quand Jenny reprit connaissance, elle se trouvait sur une grève où la houle l’avait déposée, et probablement seule survivante du naufrage de la Dorcas.

Combien de temps s’était écoulé depuis que la chaloupe avait été engloutie?… La jeune fille n’aurait pu le dire. Ce fut miracle qu’elle eût conservé assez de force pour se traîner à l’intérieur d’une grotte où, après avoir mangé quelques œufs, le sommeil lui procura un peu de repos.

Elle se releva enfin, et fit sécher au soleil les vêtements d’homme qu’elle avait revêtus au moment du naufrage pour être plus libre de ses mouvements, et dont la poche contenait un briquet de métal qui lui servit à faire du feu.

Une excursion le long des grèves de l’îlot ne permit pas à Jenny d’apercevoir un seul de ses compagnons. Rien que des débris du navire, quelques pièces de bois qu’elle utilisa pour l’entretien de son foyer.

Eh bien, telle était l’énergie physique et morale de cette jeune fille, la puissance de son éducation presque virile, que le désespoir n’eut point prise sur son âme. Elle organisa son installation de la grotte. Quelques clous, arrachés aux épaves de la Dorcas, furent ses seuls outils. Très adroite de ses mains, possédant un esprit inventif, elle sut fabriquer divers objets de première nécessité. Elle parvint à faire un arc, à tailler des flèches, pour chasser le gibier de poil et de plume assez abondant sur cette côte, et pourvoir à son alimentation quotidienne. Il y eut même de ces animaux qu’elle put apprivoiser, tels un chacal et un cormoran, qui ne la quittèrent plus.

Au centre de la petite île sur laquelle la mer avait jeté la naufragée, se dressait une montagne volcanique, dont le cratère vomissait des vapeurs et des flammes. Après l’avoir gravie jusqu’à son sommet, élevé d’une centaine de toises au-dessus du niveau de la mer, Jenny n’entrevit aucune terre à l’horizon.

La Roche-Fumante, d’une circonférence de deux lieues environ, ne présentait vers l’est qu’une étroite vallée où coulait un petit ruisseau. Des arbres de différentes espèces, abrités contre les mauvais vents, la recouvraient de leurs épaisses ramures. Et ce fut sur l’un de ces mangliers que Jenny établit sa demeure, ainsi que l’avait fait la famille Zermatt pour son habitation de Falkenhorst.

Enfin, la chasse aux environs de la vallée, la pêche dans le ruisseau et entre les roches au moyen d’hameçons fabriqués avec des clous, les gousses et les baies comestibles provenant de certains arbustes, et aussi plusieurs caisses de conserves et fûts de vin jetés sur le littoral pendant les deux ou trois jours qui suivirent le naufrage, permirent à la jeune Anglaise d’ajouter aux racines et aux coquillages qui l’avaient d’abord nourrie.

Combien de mois Jenny Montrose vécut-elle ainsi sur la Roche-Fumante jusqu’à l’heure de sa délivrance?…

Au début, elle n’avait pas eu la pensée de tenir compte du temps, ni les premiers jours, ni les premières semaines. Néanmoins, en se remémorant certains faits, en rapprochant certaines dates, elle put établir par un calcul assez approximatif que depuis la perte de la Dorcas il s’était écoulé deux ans et demi. Telle était dans sa pensée la durée de son séjour, et elle ne se trompait pas.

Pendant tant de semaines, les unes de la saison pluvieuse, les autres de la saison chaude, pas un jour ne se passa sans que la jeune fille interrogeât l’horizon. Jamais une voile ne se détacha sur le fond du ciel! Du plus haut point de l’île, par ciel clair, il lui sembla pourtant deux ou trois fois apercevoir une terre en direction de l’est… Mais cette distance, comment la franchir?… Cette terre, quelle était-elle?…

A cette latitude de la zone intertropicale, si le froid n’était pas redoutable, Jenny eut beaucoup à souffrir de la saison pluvieuse. Réfugiée alors au fond de la grotte, d’où elle ne pouvait sortir ni pour chasser, ni pour pêcher, il lui fallait pourvoir à sa nourriture. Heureusement, rien qu’avec les œufs, très abondants entre les rochers, les coquillages entassés au pied de la grotte, les fruits conservés pour cette période, son existence fut assurée.

Bref, plus de deux ans s’étaient écoulés, lorsque l’idée lui vint, – une inspiration d’en haut, – d’attacher à la patte d’un albatros dont elle s’était emparée un billet qui faisait connaître son abandon sur la Roche-Fumante. Quant à en désigner le gisement, elle ne le pouvait. Dès qu’elle lui eut rendu la liberté, l’oiseau prit son vol vers le nord-est, et quelle apparence qu’il dût jamais revenir à la Roche-Fumante?…

Plusieurs jours se passèrent sans qu’il eût reparu. Le faible espoir que la jeune fille avait mis dans cette tentative s’évanouit peu à peu. Pourtant elle ne voulut pas désespérer. Puisque le secours qu’elle attendait n’était pas venu de cette façon, il viendrait d’une autre.

Tel fut le récit détaillé que Jenny fit à la famille Zermatt. Plus d’une fois des pleurs coulèrent, car il était impossible de l’entendre sans être ému. Et que de baisers Betsie prodigua à sa nouvelle fille pour sécher ses larmes!

Restait à apprendre dans quelles conditions Fritz avait découvert la Roche-Fumante.

On le sait, lorsque la chaloupe quitta la baie des Perles, Fritz, qui la précédait dans son kaïak, prévint son père, par un billet, de son intention d’aller à la recherche de la jeune Anglaise. Aussi, après avoir dépassé l’arche, au lieu de suivre la côte à l’est, il s’éloigna dans le sens opposé.

Le littoral était semé de récifs et bordé de roches énormes. Au delà se massaient des arbres aussi beaux que ceux de Waldegg ou d’Eberfurt. De nombreux cours d’eau venaient se déverser au fond des petites baies. Cette côte du nord-ouest ne ressemblait pas à celle qui se déroulait entre la baie du Salut et la baie des Nautiles.

La chaleur, très forte pendant cette première journée, obligea Fritz à débarquer pour trouver un peu d’ombre. Il ne se départit pas de certaines précautions, car plusieurs hippopotames, qui se tenaient à l’embouchure des rivières, eussent facilement mis le kaïak en pièces.

Dès qu’il eut accosté la lisière d’un bois épais, Fritz traîna sa légère embarcation au pied d’un arbre. Puis, la fatigue aidant, il s’abandonna au sommeil.

Le lendemain, la navigation fut continuée jusqu’à midi. A cette relâche, Fritz eut à repousser l’attaque d’un tigre qu’il blessa au flanc, tandis que son aigle cherchait à crever les yeux du fauve. Deux coups de pistolet retendirent mort.

Mais quel chagrin pour Fritz! L’aigle, éventré d’un coup de griffe, ne respirait plus! Il fallut enterrer le pauvre Blitz dans le sable, et son maître se rembarqua, inconsolable d’avoir perdu ce fidèle compagnon de chasse.

Le deuxième jour avait été employé à suivre les contours du littoral. Aucune vapeur du large n’indiquait la présence de la Roche-Fumante. La mer étant belle, Fritz résolut de s’éloigner, afin de voir si quelque fumée ne pointait pas au-dessus de l’horizon du sud-ouest. Il lança donc son kaïak dans cette direction. Sa voile se gonflait d’une jolie brise de terre. Après deux heures de navigation, il s’apprêtait à virer de bord, lorsqu’il crut entrevoir une légère vapeur…

Fritz oublia tout alors, ses fatigues, les anxiétés que son absence prolongée causerait à Felsenheim, les risques qu’il y avait à se hasarder si loin en pleine mer. A l’aide des pagaies, le kaïak vola à la surface des flots. Une heure plus tard, il se trouvait à six encablures d’une île dominée par un mont volcanique, duquel s’échappait une fumée mêlée de flammes.

La côte orientale de l’île paraissait aride. En la contournant, il est vrai, Fritz vit qu’elle était coupée par l’embouchure d’un ruisseau au sortir d’une vallée verdoyante.

Le kaïak fut poussé au fond d’une étroite crique et tiré sur la grève.

A droite s’ouvrait une grotte à l’entrée de laquelle une créature humaine était plongée dans un profond sommeil.

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Avec quelle émotion Fritz la contemplait! C’était une jeune fille de dix-sept à dix-huit ans, vêtue de toile grossière qui provenait de la voilure d’un navire, mais propre et convenablement ajustée. Ses traits étaient charmants, son visage d’une douceur infinie. Fritz n’osait la réveiller, et, cependant, c’était le salut qui l’accueillerait à son réveil!

Enfin, la jeune fille ouvrit les yeux. La vue d’un étranger lui fit jeter un cri d’effroi.

Fritz la rassura d’un geste, et lui dit en anglais:

«Ne craignez rien, miss… Je ne vous veux aucun mal… Je suis venu pour vous sauver…»

Et, ayant qu’elle eût pu répondre, il raconta comme un albatros était tombé entre ses mains, un albatros qui portait un billet demandant secours pour l’Anglaise de la Roche-Fumante… Il dit qu’à quelques lieues dans l’est il y avait une terre où vivait toute une famille de naufragés.

Alors, après s’être agenouillée pour remercier Dieu, la jeune fille lui tendit les mains et lui exprima sa reconnaissance. Puis, elle raconta brièvement son histoire et invita Fritz à visiter sa misérable installation. Fritz accepta, à la condition que cette visite fût courte. Le temps pressait, et il lui tardait de ramener la jeune Anglaise à Felsenheim.

«Demain, répondit-elle, demain nous partirons, monsieur Fritz… Laissez-moi encore passer cette soirée sur la Roche-Fumante, puisque je ne devrai plus jamais la revoir…

– Demain donc», répondit le jeune homme.

Et, avec les provisions de Jenny, jointes à celles que contenait le kaïak, tous deux partagèrent un repas pendant lequel ils se racontèrent leur histoire extraordinaire…

Enfin, sa prière faite, Jenny se retira au fond de la grotte, tandis que Fritz se couchait à l’entrée comme un fidèle chien de garde.

Le lendemain, au petit jour, on embarqua dans le kaïak les menus objets que Jenny ne voulait point abandonner, sans oublier son cormoran et son chacal. La jeune fille, qui avait revêtu son costume d’homme, prit place à l’arrière de la légère embarcation. La voile fut hissée, les pagaies fonctionnèrent, et, une heure plus tard, les dernières vapeurs de la Roche-Fumante se perdaient à l’horizon.

Fritz comptait faire directement route sur le cap de l’Espoir-Trompé. Mais le kaïak, chargé lourdement, ayant heurté une pointe, il devint nécessaire de le réparer. Fritz dut donc donner dans la baie des Perles, et conduisit sa compagne à l’îlot où la pinasse était venue la recueillir.

Tel fut le récit de Fritz.

Cependant l’existence avait suivi son cours habituel, tantôt à Falkenhorst, tantôt à Felsenheim, plus heureuse encore depuis que Jenny Montrose faisait partie de cette honnête et laborieuse famille. Les semaines s’écoulaient, très occupées par l’entretien les métairies, les soins à donner aux animaux. A présent, une belle allée d’arbres fruitiers allait du ruisseau des Chacals au château de Falkenhorst. Des embellissements s’effectuèrent à Waldegg, à Zuckertop, à l’ermitage d’Eberfurt, à Prospect-Hill. Que d’heures délicieuses se passaient dans cette villa, construite en bambous sur le modèle des chalets suisses! Du sommet de la colline, la vue pouvait s’étendre d’un côté sur une grande portion de la Terre-Promise, de l’autre sur un horizon de huit a neuf lieues, borné par la ligne du ciel et de l’eau.

Arriva la saison des pluies que le mois de juin ramena très abondantes. Il y eut nécessité de quitter Falkenhorst et de rentrer à Felsenheim. C’était toujours deux ou trois mois assez pénibles, attristés surtout par la continuité des mauvais temps. Quelques excursions aux métairies, exigées par l’entretien des animaux, quelques heures de chasse qui entraînaient Fritz et Jack aux alentours de Felsenheim, c’est à cela que se réduisaient les occupations extérieures de chaque jour.

Néanmoins, ce petit monde ne restait pas oisif. Les travaux marchaient sous la direction de Mme Zermatt. Jenny l’aidait en apportant toute son ingénieuse activité d’Anglo-Saxonne, qui différait de la méthode suisse un peu plus routinière. Et puis, si la jeune fille étudiait la langue allemande avec M. Zermatt, la famille étudiait la langue anglaise que Fritz parla couramment au bout de quelques semaines. Et comment n’eût-il pas fait des progrès rapides avec un professeur dont les leçons lui étaient si agréables?…

On ne se plaignit donc pas trop des longues journées de la saison pluvieuse. La présence de Jenny donnait aux soirées un charme nouveau. Personne n’était plus aussi pressé de regagner sa chambre. Mme Zermatt et Jenny travaillaient aux ouvrages de couture, à moins que la jeune fille ne fût priée de chanter, car elle possédait une voix charmante. Elle apprit plusieurs de ces chansons helvétiques, de ces mélodies des montagnes, qui ne savent pas vieillir, et quel ravissement de les entendre de sa bouche! A la musique succédait la lecture qu’Ernest puisait aux meilleurs ouvrages de la bibliothèque, et il semblait que l’heure du repos arrivait toujours trop vite.

Assurément, en ce milieu familial, M. Zermatt, sa femme, ses enfants, étaient aussi heureux qu’on peut l’être. Il est vrai, les craintes de l’avenir, les chances si improbables que le salut vînt du dehors, enfin le souvenir du pays, comment oublier tout cela?… Et puis, le cœur de Jenny ne se serrait-il pas, lorsqu’elle songeait à son père?… Du navire qui la ramenait, de la Dorcas, on n’avait plus de nouvelles, et n’était-il pas à supposer qu’il eût péri corps et biens dans quelque cyclone de la mer des Indes?… Enfin peut-il jamais être complet le bonheur de ceux qui vivent dans l’isolement, sans relations avec leurs semblables, et, en somme, qu’étaient les habitants de la Nouvelle-Suisse, si ce n’est les naufragés du Landlord?…

On sait quel événement inespéré avait si profondément modifié cette situation.

 

 

Chapitre VI

Après le départ. – Ce qui était connu de la Nouvelle-Suisse. – La famille Wolston. – Projets de nouvelles installations. – Établissement d’un canal entre le ruisseau des Chacals et le lac des Cygnes. – Fin de l’année 1816.

 

endant les premiers jours qui suivirent le départ de la Licorne, une profonde tristesse régna à Felsenheim. Comment en eût-il été autrement? Il semblait que la mauvaise fortune se fût abattue sur ce modeste coin de terre, comblé jusqu’alors des faveurs de la Providence! M. et Mme Zermatt ne se consolaient pas d’avoir laissé partir deux de leurs enfants, résolution qu’il n’eût pas été raisonnable de repousser pourtant, que commandaient les circonstances, et dont rien ne permettait de suspendre ou de retarder l’exécution.

Mais il ne faut pas demander au cœur d’un père et d’une mère plus qu’ils ne peuvent donner. Fritz, ce hardi jeune homme, n’était plus là, Fritz, le vaillant bras de cette famille qui voyait en lui son chef futur. Absent aussi François, qui marchait sur les traces de son aîné.

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Restaient, il est vrai, Ernest et Jack. Le premier n’avait cessé de suivre ses goûts pour l’étude, et, grâce à d’excellentes lectures, son instruction était non moins sérieuse que pratique. Le second partageait les instincts de Fritz, la chasse, la pêche, l’équitation, la navigation, et, désireux de pénétrer les derniers secrets de la Nouvelle-Suisse, il remplacerait son frère dans ses aventureuses excursions. Enfin, elle n’était plus là, cette charmante et adorée Jenny, dont Betsie regrettait l’absence comme celle d’une fille chérie. Et de voir leurs places vides dans les chambres de Felsenheim, vides à la table commune, vides à la salle où l’on se rencontrait chaque soir, cela brisait le cœur. Il semblait que tous les bonheurs de ce foyer, refroidi par la séparation, se fussent éteints comme un feu que n’anime plus le souffle familial!

Tous reviendraient, sans doute, et on oublierait alors les chagrins du départ, les tristesses de l’absence. Ils reviendraient, et de nouveaux amis avec eux, – le colonel Montrose, qui ne voudrait pas se séparer de sa fille, après lui avoir donné son sauveur pour mari, puis Doll Wolston, son frère James, sa femme et son enfant, qui viendraient sans regret s’installer sur cette terre. Enfin des émigrants ne tarderaient pas à peupler cette lointaine colonie de la Grande-Bretagne.

Oui! dans un an au plus, un beau jour, au large du cap de l’Espoir-Trompé, apparaîtrait un bâtiment venant de l’ouest, et ce ne serait pas pour disparaître vers le nord ou l’est! Il manœuvrerait de manière à rallier la baie du Salut. Ce serait vraisemblablement la Licorne. D’ailleurs, quel qu’il fût, ce navire ramènerait le colonel Montrose et sa fille, il ramènerait Fritz et François, il ramènerait les enfants de M. et de Mme Wolston!

Ainsi donc la situation avait changé du tout au tout. Les hôtes de cette Nouvelle-Suisse n’étaient plus ces naufragés du Landlord qui avaient trouvé refuge sur une côte inconnue, n’attendant que du hasard un secours qui trop souvent n’arrive jamais. Le gisement de cette terre était maintenant fixé en longitude et en latitude. Le lieutenant Littlestone en possédait les relèvements exacts. Il les communiquerait aux bureaux de l’Amirauté, qui donnerait les ordres nécessaires pour la prise de possession. En quittant la Nouvelle-Suisse, c’était comme un lien de plusieurs milliers de lieues qui se déroulait à l’arrière de la corvette, – un lien qui la rattachait à l’ancien continent et que rien ne pourrait rompre dans l’avenir.

Il est vrai, on ne connaissait encore qu’une partie de sa côte septentrionale, – tout au plus quinze ou seize lieues du littoral compris entre la baie de la Licorne et les parages à l’est de la Roche-Fumante. Ces trois profondes baies du Salut, des Nautiles et des Perles, la pinasse, la chaloupe et le kaïak ne les avaient pas même visitées sur toute leur étendue. Pendant ces onze années, M. Zermatt et ses fils n’avaient guère dépassé le rempart de roches au delà du défilé de Cluse. Ils s’étaient bornés à suivre le thalweg de la vallée de Grünthal sans en franchir les hauteurs opposées…

On remarquera que le départ de la Licorne n’avait point diminué le nombre des hôtes de Felsenheim, grâce à la présence de la famille Wolston.

M. Wolston, alors âgé de quarante-cinq ans, était un homme de forte constitution. Affaibli par des fièvres gagnées dans la Nouvelle-Galles du Sud, en Australie, la salubrité du climat de la Nouvelle-Suisse, les soins dont il serait l’objet, ne tarderaient pas à lui rendre la santé. Ses connaissances et son expérience de mécanicien-constructeur ne pouvaient qu’être très utiles, et M. Zermatt se proposait bien de les utiliser à des travaux d’amélioration qu’il n’avait pu exécuter jusqu’alors. Cependant, avant tout, on laisserait se rétablir M. Wolston, vers lequel Ernest se sentait attiré par une certaine ressemblance de goûts et de caractère.

Mme Merry Wolston était de quelques années plus jeune que Betsie Zermatt. Ces deux femmes devaient se plaire, et leur amitié ne pourrait que s’accroître lorsqu’elles se connaîtraient mieux. Aucune frivolité d’esprit, mêmes instincts d’activité et d’ordre, même affection pour leurs maris et leurs enfants. Les soins du ménage les occuperaient ensemble à Felsenheim, et elles se partageraient la besogne pendant les visites aux métairies de Waldegg, de l’ermitage d’Eberfurt et de Zuckertop.

Quant à Annah Wolston, ce n’était plus une fillette à dix-sept ans. Sa santé avait été un peu ébranlée comme celle de son père, et le séjour de la Terre-Promise lui ferait certainement grand bien, en affermissant sa constitution, en rendant des couleurs à ses joues un peu pâlies. Blonde, de jolis traits, une carnation qui recouvrerait promptement sa fraîcheur, le joli regard de ses yeux bleus, son élégante démarche, elle promettait de devenir une fort agréable personne. Quel contraste entre elle et sa sœur, cette pétillante Doll, avec ses quatorze ans, son rire frais et sonore qui aurait empli toutes les chambres de Felsenheim, une brunette toujours chantant, toujours parlant, avec des reparties drôles! Eh bien, il reviendrait, cet oiseau envolé, après quelques mois trop longs sans doute, et son gazouillement recommencerait à réjouir tout ce petit monde!

Du reste, il importait de procéder à l’agrandissement de Felsenheim. Au retour de la Licorne, cette demeure serait insuffisante. A ne compter que le colonel Montrose et Jenny, Fritz et François, James Wolston, sa sœur, sa femme et son enfant, ils n’y pourraient loger ensemble, à moins que certaines parties de la caverne ne reçussent une affectation spéciale à leur usage. Si quelques colons les accompagnaient, il va de soi que de nouvelles habitations devraient être construites. La place ne manquerait ni sur la rive gauche du ruisseau des Chacals ni sur le littoral, en remontant vers la baie des Flamants, ni le long de cette route ombreuse qui allait de Felsenheim à Falkenhorst.

Il y eut là, entre MM. Zermatt et Wolston, un sujet d’entretiens très fréquents auxquels Ernest prenait volontiers part, et ses propositions méritaient d’être écoutées.

Pendant ce temps, Jack, chargé à lui seul des fonctions qu’il remplissait autrefois avec son frère aîné, ne cessait de pourvoir aux besoins de l’office. Suivi de ses chiens Braun et Falb, il courait chaque jour les bois et les plaines, où abondait le gibier de poil et de plume; il fouillait les marais, où canards et bécassines permettaient de varier le menu quotidien, sans parler du produit des basses-cours. Coco, le chacal de Jack, rivalisait avec les chiens dont il était le compagnon habituel dans ces excursions cynégétiques. Le jeune chasseur enfourchait tantôt son onagre Leichtfus, qui justifiait bien son nom de «Pied léger», tantôt l’autruche Brausewind, tantôt le buffle Sturm, qui passait comme un ouragan à travers les futaies. Expresse recommandation était faite à cet audacieux de ne jamais s’aventurer hors des limites de la Terre-Promise, de ne point franchir le défilé de Cluse qui s’ouvrait sur la vallée de Grünthal, où il se fût exposé à quelque rencontre de fauves. Sur les instances de sa mère, il avait dû s’engager à ne pas prolonger son absence au delà de la journée, à revenir pour le repas du soir. Toutefois, bien qu’il l’eût promis, Betsie ne dissimulait pas ses craintes, lorsqu’elle le voyait disparaître avec la rapidité d’une flèche derrière les premiers arbres de Felsenheim.

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Ernest, lui, préférait aux exercices de la chasse les tranquilles occupations de la pêche. Il s’installait soit sur les bords du ruisseau des Chacals, soit au pied des roches de la baie des Flamants. Les crustacés, les mollusques, les poissons y abondaient, saumons, harengs, maquereaux, homards, écrevisses, huîtres, moules. Parfois, Annah Wolston se joignait à lui et ce n’était pas pour lui déplaire.

Inutile de dire que la jeune fille ne ménageait pas ses soins au cormoran et au chacal ramenés de la Roche-Fumante. C’était à elle que Jenny les avait confiés avant son départ, et ils étaient en bonnes mains, on peut le croire. A son retour, Jenny retrouverait en florissante santé ces deux fidèles compagnons, auxquels toute liberté était laissée d’aller et de venir dans l’enclos de Felsenheim. Il est vrai, si le cormoran s’accordait avec les hôtes de la basse-cour, le chacal s’entendait peu ou point avec celui de Jack, lequel avait essayé vainement d’en faire deux amis. Ils se montraient jaloux l’un de l’autre, et ne s’épargnaient guère les coups de patte.

«Je renonce à les mettre d’accord, dit-il un jour à Annah, et je vous les abandonne!

– Comptez sur moi, Jack, répondit Annah. Avec un peu de patience, peut-être réussirai-je à leur inspirer de meilleurs sentiments…

– Essayez donc, ma chère Annah, car, entre chacals on devrait être camarades…

– Il me semble aussi. Jack, que votre singe…

– Knips II?… Oh! celui-là ne demande qu’à mordre le protégé de Jenny!»

Knips II paraissait en effet mal disposé pour le nouveau venu, et l’entente serait difficile entre ces bêles, si apprivoisées qu’elles fussent.

Les journées s’écoulaient ainsi. Betsie et Merry n’avaient pas une heure inoccupée. Tandis que Mme Zermatt réparait les vêtements, Mme Wolston, très habile en couture, confectionnait des robes et des jupes, avec les étoffes précieusement conservées depuis le naufrage du Landlord.

Le temps était magnifique, la chaleur encore supportable. La brise venait de terre l’avant-midi, de mer l’après-midi. Les nuits restaient reposantes et fraîches. Cette dernière semaine d’octobre, – avril des latitudes septentrionales, – allait faire place aux semaines de novembre, ce mois du renouveau, ce mois du printemps dans l’autre hémisphère.

Les deux familles ne négligeaient pas de rendre de fréquentes visites aux métairies, tantôt à pied, tantôt dans le chariot traîné par son attelage de buffles. Le plus souvent, Ernest montait l’ânon Rash, et Jack enfourchait l’autruche. M. Wolston se trouvait bien de ces promenades. Les fièvres ne se manifestaient plus que par de rares et légers accès. On allait de Felsenheim à Falkenhorst en suivant cette belle route plantée depuis dix ans, que les châtaigniers, les noyers, les cerisiers, couvraient de leur ombrage. Quelquefois, la halte au château aérien se prolongeait pendant vingt-quatre heures, et quel ravissement, quand, après avoir gravi l’escalier intérieur, ses hôtes débouchaient sur la plate-forme, abritée sous les frondaisons de ce manglier superbe! Peut-être l’habitation était-elle un peu exiguë à présent; mais, selon l’opinion de M. Wolston, il ne fallait pas songer à l’agrandir. Et, un jour, M. Zermatt lui répondit:

«Vous avez raison, mon cher Wolston. De demeurer entre les branches d’un arbre, c’était bon pour des Robinsons, préoccupés tout d’abord de chercher un refuge contre les fauves, et c’est ce que nous avons fait dès le début de notre séjour sur l’île. Mais, à l’heure qu’il est, nous sommes des colons… de véritables colons…

– Et d’ailleurs, reprit M. Wolston, il faut prévoir le retour de nos enfants, et nous n’avons pas trop de temps pour mettre Felsenheim en état de les recevoir tous.

– Oui, dit Ernest, et, s’il y a des agrandissements à faire, c’est à Felsenheim… Où pourrions-nous trouver une demeure plus sûre pendant la saison des pluies?… Je suis de l’avis de M. Wolston, Falkenhorst est devenu insuffisant, et, pendant l’été, je pense qu’il vaudrait mieux s’installer à Waldegg ou à Zuckertop…

– Je préférerais Prospect-Hill, fit observer Mme Zermatt. Il serait facile avec des aménagements complémentaires…

– Excellent projet, mère! s’écria Jack. A Prospect-Hill, la vue est délicieuse, et s’étend sur la pleine mer jusqu’à la baie du Salut. Cette colline est tout indiquée pour porter une villa…

– Ou un fort, répondit M. Zermatt, un fort qui commanderait cette pointe de l’île…

– Un fort?… répéta Jack.

– Eh! mon fils, répondit M. Zermatt. il ne faut pas oublier que la Nouvelle-Suisse va devenir une possession anglaise, que les Anglais auront intérêt à fortifier. La batterie de l’îlot du Requin ne permettrait pas de défendre la future ville qui sera probablement fondée entre la baie des Flamants et Felsenheim. Il me paraît donc indispensable que la colline de Prospect-Hill serve prochainement à l’établissement d’un fort.

– Prospect-Hill… ou, un peu plus en avant, sur le cap de l’Espoir-Trompé, dit alors M. Wolston. Dans ce cas, la villa pourrait être conservée…

– J’aimerais mieux cela… déclara Jack.

– Et moi aussi, ajouta Mme Zermatt. Tâchons de garder ces souvenirs de nos premiers jours, Prospect-Hill comme Falkenhorst… J’aurais grand chagrin à les voir disparaître!»

Sans doute, le sentiment de Betsie était bien naturel. Mais la situation avait changé. Tant que la Nouvelle-Suisse n’appartenait qu’aux naufragés du Landlord, il n’avait jamais été question de la mettre en état de défense. Lorsqu’elle relèverait de l’Angleterre, avec sa place marquée dans le domaine d’outremer de la Grande-Bretagne, il serait nécessaire d’y établir des batteries de côtes.

En somme, ses premiers occupants pouvaient-ils regretter les conséquences dues à l’arrivée de la Licorne sur les parages de la Nouvelle-Suisse?…

«Non, conclut M. Zermatt, et laissons l’avenir apporter peu à peu les diverses modifications qu’il comporte.»

Au surplus, d’autres travaux étaient plus pressants que les réfections de Falkenhorst et de Prospect-Hill. L’époque approchait où il faudrait engranger les récoltes, sans parler des soins à donner aux bêtes des enclos de Waldegg, de l’ermitage d’Eberfurt et de Zuckertop.

Et, pour le mentionner en passant, lors de leur première visite à l’îlot de la Baleine. MM. Zermatt et Wolston avaient été surpris du nombre de lapins qu’il renfermait. C’est par centaines qu’ils comptèrent ces prolifiques rongeurs. Heureusement, l’îlot produisait assez de plantes herbacées et de racines pour assurer leur nourriture. Aussi, puisque M. Zermatt avait fait don de cet îlot à la fille du colonel Montrose, Jenny le trouverait-elle en pleine prospérité à son retour.

«Et vous avez sagement fait d’y enfermer vos lapins, avait dit M. Wolston. Il y en aura des milliers un jour, et ils auraient dévoré les champs de la Terre-Promise! En Australie, d’où je viens, ces animaux menacent de devenir un fléau pire que les criquets de l’Afrique, et, si l’on ne prend pas les plus sévères mesures contre les déprédations de cette engeance, la terre australienne sera rongée sur toute sa surface!»2

Pendant les derniers mois de cette année 1816, on s’aperçut plus d’une fois que les bras de Fritz et de François faisaient défaut, bien que la famille Wolston ne ménageât pas ses peines. Cette saison des récoltes était toujours très chargée. Que de travaux nécessitaient l’entretien des champs de maïs et de manioc et de la rizière au delà du marais voisin de la baie des Flamants, la cueillette des arbres fruitiers d’essence européenne et d’essence indigène, tels les bananiers, les goyaviers, les cacaoyers, les cannelliers et autres, l’extraction et la manipulation du sagou, enfin la moisson des céréales, blé, riz, sarrasin, seigle, orge, la coupe des cannes à sucre si abondantes sur les terrains de la métairie de Zuckertop. C’était là grosse besogne pour quatre hommes, que les trois femmes pourtant aidaient avec courage. Et ce serait à recommencer dans quelques mois, ce sol étant d’une telle puissance végétative, que deux récoltes annuelles ne risquaient pas de l’épuiser.

D’autre part, il importait que Mme Zermatt, Mme Wolston et Annah n’abandonnassent pas complètement leurs occupations d’intérieur, raccommodage, lavage, préparation des repas, tout ce qui constitue le ménage. Et, pour cette raison, le plus souvent, tandis que M. Wolston, M. Zermatt et ses deux fils allaient travailler au dehors, elles restaient à Felsenheim.

Si fertile que fût ce sol de la Terre-Promise, il se pouvait cependant que le rendement fût compromis par un excès de sécheresse durant l’été. Ce qui manquait, c’était un système d’irrigation convenablement disposé à la surface de cette aire de plusieurs centaines d’hectares. Il n’y existait pas d’autre cours d’eau que les ruisseaux des Chacals et de Falkenhorst à l’est, puis, à l’ouest, la rivière Orientale, dont l’embouchure s’ouvrait à l’extrémité sud de la baie des Nautiles. Ce défaut avait frappé M. Wolston, et, un jour, le 9 novembre, après le repas de midi, il amena la conversation sur ce sujet.

«Rien ne serait plus aisé, dit-il, que d’établir une roue hydraulique en utilisant la cascade du ruisseau des Chacals à une demi-lieue au-dessus de Felsenheim. Dans le matériel que vous avez retiré du Landlord, mon cher Zermatt, se trouvent les deux pompes du bâtiment. Eh bien, la roue, une fois établie, pourrait les actionner avec une force suffisante, élever les eaux dans un réservoir, les répandre par des conduites jusque dans les champs de Waldegg et de Zuckertop…

– Mais ces conduites, fit observer Ernest, comment les fabriquer?…

– Nous ferions en grand ce que vous avez déjà fait en petit pour amener les eaux du ruisseau des Chacals au potager de Felsenheim, répondit M. Wolston. Au lieu d’employer des bambous, nous emploierions des troncs de sagoutier vidés de leur moelle, et une telle installation ne serait pas au-dessus de nos forces.

– Parfait! déclara Jack. Lorsque nous aurons rendu nos terres encore plus fertiles, elles produiront davantage, elles produiront trop, et nous ne saurons que faire de nos récoltes, car, enfin, il n’y a pas encore de marché à Felsenheim…

– Il y en aura un, Jack, répondit M. Zermatt, comme il y aura plus tard une ville, puis des villes, non seulement dans la Terre-Promise, mais dans toute la Nouvelle-Suisse… C’est à prévoir, mon enfant…

– Et, ajouta Ernest, lorsqu’il y a des villes, c’est qu’il y a des habitants qui doivent être assurés de leur nourriture. Il faut donc obtenir du sol tout ce qu’il peut donner…

– Et nous l’obtiendrons, ajouta M. Wolston, grâce à ce système d’irrigation que j’étudierai, si vous le voulez bien.»

Jack garda le silence, et ne se rendit pas. Que la colonie anglaise comptât quelque jour une population nombreuse, sans doute d’origines diverses, cela ne lui agréait guère, et, à bien lire au fond du cœur de Mme Zermatt, peut-être eût-on déchiffré le même regret pour l’avenir…

Quoi qu’il en soit, dans les rares heures de loisir que leur laissaient parfois les travaux des champs, M. Wolston, M. Zermatt et Ernest, qui s’intéressaient fort à ce genre de travaux, étudièrent cette question d’irrigation. Après avoir relevé l’alignement et le nivellement du terrain, on reconnut que sa disposition se prêtait à l’établissement d’un canal.

En effet, à un quart de lieue dans le sud de Waldegg, s’étendait le lac des Cygnes, que les pluies remplissaient au cours de la mauvaise saison, mais dont le niveau baissait à un étiage inutilisable pendant la saison sèche. Les saignées qu’on y eût pratiquées n’auraient pas permis l’écoulement des eaux devenues trop basses alors. Or, par un emprunt fait au ruisseau des Chacals, si l’on parvenait à maintenir dans le lac un trop-plein constant, il serait facile de le déverser sur les terrains environnants, et d’y porter, avec un système de dérivation bien compris, de nouveaux éléments de fertilité.

Il est vrai, la distance entre la cascade et la pointe sud du lac était d’une bonne lieue, et d’établir une conduite de cette longueur, cela n’eût pas laissé d’être un important travail. Combien de troncs de sagoutier il aurait fallu abattre!

Heureusement, une nouvelle étude du sol faite par Ernest et M. Wolston démontra que l’on pouvait de beaucoup réduire la longueur des conduites.

Et voici ce qu’Ernest dit un soir, alors que les deux familles étaient réunies dans la salle commune, après une journée bien employée au dehors comme au dedans:

«Père. M. Wolston et moi nous avons déterminé le nivellement. Il suffira d’élever les eaux du ruisseau des Chacals à une trentaine de pieds pour les amener sur un espace de deux cents toises à l’endroit où le sol reprend sa pente vers le lac des Cygnes. A partir de cet endroit, une tranchée canalisera l’eau et l’enverra directement dans le lac.

– Bien, déclara M. Zermatt, le travail, dans ces conditions, serait très simplifié…

– Et alors, ajouta M. Wolston, c’est le lac des Cygnes qui servira de réservoir pour arroser les champs de Waldegg, de Zuckertop, même ceux de l’ermitage d’Eberfurt. Nous ne lui fournirons, d’ailleurs, que la quantité d’eau nécessaire aux irrigations, et, dans le cas où se produirait un trop-plein, on l’écoulerait aisément vers la mer.

– C’est entendu, conclut M. Zermatt, et, ce canal achevé, nous aurons droit aux remerciements des futurs colons…

– Mais non des anciens qui se contentaient de ce que la nature leur avait donné!… observa Jack. Pauvre ruisseau des Chacals, on va le fatiguer à tourner une roue… on va lui prendre une partie de lui-même… et tout cela pour enrichir des gens que nous ne connaissons seulement pas!

– Décidément, Jack n’est pas pour la colonisation!… dit Mme Wolston.

– Nos deux familles installées sur ce district, et leur existence assurée, que pourrions-nous désirer de plus, madame Wolston?…

– Bon!… les idées de Jack se modifieront avec les améliorations que vous allez apporter, dit Annah Wolston.

– Voyez-vous cela, mademoiselle!… répliqua Jack en riant.

– Et quand commencerez-vous ce grand travail?… demanda Betsie.

– Dans quelques jours, ma chère amie, déclara M. Zermatt. Nos premières récoltes terminées, nous aurons trois mois de loisir en attendant les secondes.»

Ceci résolu, il en résulta une laborieuse occupation depuis le 15 novembre jusqu’au 20 décembre, c’est-à-dire pendant cinq semaines.

Il y eut lieu de faire nombre de voyages à Prospect-Hill afin d’abattre plusieurs centaines de sagoutiers des bois voisins. Les vider ne fut pas difficile, et l’on recueillit avec soin leur moelle dans des barils de bambou. Le charroi de ces troncs constitua réellement la partie la plus pénible de cette besogne. Il échut à M. Zermatt et à Jack, aidés des deux buffles, de l’onagre et de l’ânon, qui trainèrent une sorte de fardier ou de binard, du genre de ceux dont on devait faire usage plus tard en Europe. C’est à Ernest que vint cette idée de suspendre ces lourdes pièces à l’essieu des deux roues du chariot préalablement démontées. Si ces troncs raclaient le sol, ce n’était que par une de leurs extrémités, et leur transport s’effectua dans des conditions infiniment meilleures.

Tout de même, buffles, onagre, ânon, eurent fort à faire, si bien que Jack dit un jour:

«Il est regrettable, père, que nous n’ayons pas une paire d’éléphants à notre service!… Que de fatigues seraient épargnées à nos pauvres bêtes…

– Mais non à ces dignes pachydermes, devenus nos pauvres bêtes à leur tour… répondit M. Zermatt.

– Bah! les éléphants ont pour eux la vigueur, reprit Jack, et ils traîneraient ces troncs de sagoutiers comme des allumettes!… Puisqu’il en existe dans la Nouvelle-Suisse, si nous parvenions…

– Je ne tiens pas à ce que ces animaux pénètrent sur le district de la Terre-Promise, Jack!… Ils auraient bientôt mis nos champs en un triste état!

– Sans doute, père! Mais, si l’occasion se présentait de les rencontrer dans les savanes de la baie des Perles ou dans les plaines où débouche la vallée de Grünthal…

– Nous en profiterions, répondit M. Zermatt. Toutefois, ne faisons pas naître cette occasion… C’est plus prudent.»

Tandis que M. Zermatt et son fils procédaient à ces nombreux charrois, M. Wolston et Ernest s’occupaient d’établir la machine élévatoire. Dans la fabrication de la roue hydraulique, le mécanicien déploya une grande habileté, – ce qui intéressa particulièrement Ernest, très porté aux choses de la mécanique, et il ne pouvait que profiter des leçons de M. Wolston.

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Cette roue fut installée au pied de la cascade du ruisseau des Chacals, de manière à actionner les tiges des pompes du Landlord. L’eau, remontée à la hauteur d’une trentaine de pieds, serait emmagasinée dans un réservoir creusé entre les roches de la rive gauche, auquel viendraient s’amorcer les conduites de sagoutier, dont les premières ne tardèrent pas à être posées le long de la berge.

Bref, ce travail se fit avec régularité et méthode, si bien que, vers le 20 décembre, il était achevé, y compris la tranchée établie à la surface du sol jusqu’à l’extrémité sud du lac des Cygnes.

«Aurons-nous une fête d’inauguration?… demanda, ce soir-là, Annah Wolston.

– Je le crois bien, répondit Jack, tout comme s’il s’agissait d’inaugurer un canal dans notre vieille Suisse!… N’est-ce pas, mère?…

– Comme vous voudrez, mes enfants, répondit Betsie.

– C’est entendu, dit alors M. Zermatt, et la fête commencera demain avec la mise en mouvement de notre machine…

– Et comment se terminera-t-elle?… ajouta Ernest.

– Par un excellent repas en l’honneur de M. Wolston…

– Et de votre fils Ernest, dit ce dernier, car il ne mérite que des éloges pour son zèle et son intelligence.

– Vos compliments me font plaisir, monsieur Wolston, répondit le jeune homme, mais j’étais à bonne école.»

Le jour suivant, vers dix heures, l’inauguration du canal se fit en présence des deux familles, réunies près de la cascade. La roue, mue par la chute, tourna régulièrement, les deux pompes fonctionnèrent, et l’eau s’introduisit à l’intérieur du réservoir qui se remplit en une heure et demie. Puis, les vannes ayant été levées, cette eau coula à travers la conduite sur une longueur de deux cents toises.

Tout le monde se rendit à cet endroit et les mains battirent lorsque les premiers filets liquides inondèrent la partie du canal à ciel ouvert. Après qu’Ernest eut jeté une petite bouée, les familles montèrent dans le chariot qui attendait à cette place, et qui prit la route du lac des Cygnes, tandis que Jack volait en avant sur le dos de son autruche.

Le chariot marcha d’un si bon train que, bien qu’il eût fait un détour, il atteignit l’extrémité du canal au moment même où la bouée dérivait à la surface du lac.

Des hurrahs la saluèrent, le travail avait été mené à bonne fin. Il suffirait de quelques brèches pratiquées aux berges pour que l’eau, même au plus fort de la sécheresse, arrosât largement toute la campagne environnante pendant la période de la saison chaude.

A cette date, trois mois s’étaient écoulés depuis le départ de la Licorne. S’il ne survenait aucun retard, elle devait reparaître au large de la baie du Salut dans trois fois ce temps. Pas un jour ne s’était passé sans qu’il eût été parlé des absents. On les suivait dans leur voyage…. A telle date, ils étaient arrivée au cap de Bonne-Espérance où James Wolston attendait sa sœur Doll… A telle autre, la corvette remontait l’Atlantique le long de la côte africaine… A telle autre, enfin, elle arrivait à Portsmouth… Jenny, Fritz, François débarquaient et gagnaient Londres… Là, le colonel Montrose recevait dans ses bras la fille qu’il n’espérait plus revoir, et, avec elle, celui qui l’avait recueillie sur la Roche-Fumante et dont il aurait béni l’union…

Neuf mois encore, et tous seraient de retour. Aucun des leurs ne manquerait aux deux familles, et, dans un avenir prochain, peut-être seraient-elles réunies par des liens plus étroits?…

Ainsi se termina cette année 1816, qui avait été marquée par des événements dont les conséquences devaient profondément modifier la situation de la Nouvelle-Suisse.

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1 Environ cent kilomètres.

2 M. Wolston ne se trompait pas en pariant de la sorte, et, soixante-dix ans plus tard, la multiplication extraordinaire des lapins allait devenir un tel danger pour l’Australie qu’il fallut procéder à leur destruction par le moyens les plus énergiques.