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Jules Verne

 

Le sphinx des glaces

 

(Chapitre I-III)

 

 

68illustrations par George Roux

12 grandes gravures en chromotypographie et une carte

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

deuxième partie

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Chapitre I

Et Pym?…

 

a décision du capitaine Len Guy de quitter, dès le lendemain, le mouillage de l’île Tsalal et de reprendre la route du nord, cette campagne terminée sans résultat, ce renoncement à rechercher en une autre partie de la mer antarctique les naufragés de la goélette anglaise, – tout cela s’était tumultueusement présenté à mon esprit.

Comment, les six hommes qui, à s’en rapporter au carnet de Patterson, se trouvaient encore, il y a quelques mois, dans ces parages, l’Halbrane allait les abandonner?… Son équipage ne remplirait-il pas jusqu’au bout le devoir que l’humanité lui commandait?… Ne tenterait-il pas l’impossible pour découvrir le continent ou l’île sur lesquels les survivants de la Jane avaient peut-être réussi à se réfugier, en quittant cette Tsalal, devenue inhabitable depuis le tremblement de terre?…

Cependant nous n’étions qu’à la fin de décembre, au lendemain du Christmas, presque au début de la belle saison. Deux grands mois d’été nous permettraient de naviguer à travers cette portion de l’Antarctide. Nous aurions le temps de revenir au cercle polaire avant la terrible saison australe… Et voilà que l’Halbrane se préparait à mettre le cap au nord…

Oui, tel était bien le «pour» de la question. Il est vrai – je suis forcé de l’avouer –, le «contre» s’appuyait sur une série d’arguments de réelle valeur.

Et d’abord, jusqu’à ce jour, l’Halbrane n’avait point marché à l’aventure. En suivant l’itinéraire indiqué par Arthur Pym, elle se dirigeait vers un point nettement déterminé, – l’île Tsalal. L’infortuné Patterson l’affirmait, c’était sur cette île, d’un gisement connu, que notre capitaine devait recueillir William Guy et les cinq matelots échappés au guet-apens de Klock-Klock. Or, nous ne les avions plus trouvés à Tsalal, – ni personne de cette population indigène, anéantie dans on ne sait quelle catastrophe dont nous ignorions la date. Etaient-ils parvenus à s’enfuir avant ladite catastrophe, survenue depuis le départ de Patterson, c’est-à-dire depuis moins de sept à huit mois?…

Dans tous les cas, la question se réduisait à ce dilemme très simple:

Ou les gens de la Jane avaient succombé, et l’Halbrane devait repartir sans retard, ou ils avaient survécu, et il ne fallait pas abandonner les recherches.

Eh bien, si l’on s’en tenait au second terme du dilemme, que convenait-il de faire, si ce n’est de fouiller, île par île, le groupe de l’ouest signalé dans le récit, et que le tremblement de terre avait peut-être épargné?… D’ailleurs, à défaut de ce groupe, les fugitifs de l’île Tsalal n’avaient-ils pu prendre pied sur quelque autre partie de l’Antarctide?… N’existait-il point de nombreux archipels au milieu de cette mer libre que l’embarcation d’Arthur Pym et du métis avait parcourue… jusqu’où, on ne savait?…

Il est vrai, si leur canot avait été entraîné au-delà du quatre-vingt-quatrième degré, où aurait-il pu atterrir, puisque nulle terre, ni insulaire ni continentale, n’émergeait de cette immense plaine liquide?… Au surplus, je ne cesse de le répéter, la fin du récit ne comporte qu’étrangetés, invraisemblances, confusions, nées des hallucinations d’un cerveau quasi malade… Ah! c’est maintenant que Dirk Peters nous eût été utile, si le capitaine Len Guy avait été assez heureux pour le découvrir dans sa retraite de l’Illinois, et s’il s’était embarqué sur l’Halbrane!…

Donc, pour en revenir à la question, en cas qu’il fût décidé de continuer la campagne, vers quelpoint de ces mystérieuses régions notre goélette devrait-elle se diriger?… N’en serait-elle pas réduite, dirai-je, à mettre le cap sur le hasard?…

Et puis – autre difficulté –, l’équipage de l’Halbrane consentirait-il à courir les chances d’une navigation si remplie d’inconnu, à s’enfoncer plus profondément vers les régions du pôle, avec la crainte de se heurter contre une infranchissable banquise, lorsqu’il s’agirait de regagner les mers d’Amérique ou d’Afrique?…

En effet, quelques semaines encore, et l’hiver antarctique ramènerait son cortège d’intempéries et de froidures. Cette mer, actuellement libre, se congèlerait tout entière et ne serait plus navigable. Or, d’être séquestré au milieu des glaces pendant sept ou huit mois, sans même être assuré d’accoster quelque part, cela ne ferait-il pas reculer les plus braves? La vie de nos hommes, leurs chefs avaient-ils le droit de la risquer pour cet infime espoir de recueillir les survivants de la Jane introuvés sur l’île Tsalal?…

C’est à cela qu’avait réfléchi le capitaine Len Guy depuis la veille. Puis, le cœur brisé, n’ayant plus aucun espoir de rencontrer son frère et ses compatriotes, il venait de commander, d’une voix que l’émotion faisait trembler:

«A demain le départ, dès la première heure!»

Et, à mon sens, il lui fallait autant d’énergie morale pour revenir en arrière qu’il en avait montré pour aller en avant. Mais sa résolution était prise, et il saurait refouler en lui l’inexprimable douleur que lui causait l’insuccès de cette campagne.

En ce qui me concerne, je l’avoue, j’éprouvais un vif désappointement, on ne peut plus chagriné que notre expédition finît dans ces conditions désolantes. Après m’être si passionnément attaché aux aventures de la Jane, j’aurais voulu ne point suspendre les recherches, tant qu’il serait possible de les continuer à travers les parages de l’Antarctide…

Et, à notre place, combien de navigateurs auraient eu à cœur de résoudre le problème géographique du pôle austral! En effet, l’Halbrane s’était avancée au-delà des régions visitées par les navires de Weddell, puisque l’île Tsalal gisait à moins de sept degrés du point où se croisent les méridiens. Aucun obstacle ne semblait s’opposer à ce qu’elle pût s’élever aux dernières latitudes. Grâce à cette saison exceptionnelle, vents et courants la conduiraient peut-être à l’extrémité de l’axe terrestre, dont elle n’était éloignée que de quatre cents milles?… Si la mer libre s’étendait jusque-là, ce serait l’affaire de quelques jours… S’il existait un continent, ce serait l’affaire de quelques semaines… Mais, en réalité, personne de nous ne songeait au pôle sud, et ce n’était pas pour le conquérir que l’Halbrane avait affronté les dangers de l’océan Antarctique!

Et puis, en admettant que le capitaine Len Guy, désireux de pousser plus loin ses investigations, eût obtenu l’acquiescement de Jem West, du bosseman et des anciens de l’équipage, est-ce qu’il aurait pu y décider les vingt recrues engagées aux Falklands, dont le sealing-master Hearne ne cessait d’entretenir les mauvaises dispositions?… Non! impossible au capitaine Len Guy de faire fond sur ces hommes en majorité dans l’équipage, et qu’il avait déjà conduits jusqu’à la hauteur de l’île Tsalal. Ils eussent assurément refusé de s’aventurer plus haut dans les mers antarctiques, et ce devait être une des raisons pour lesquelles notre capitaine avait pris la résolution de revenir vers le nord, malgré la profonde douleur qu’il en éprouvait…

Nous considérions donc la campagne comme terminée, et que l’on juge de notre surprise, lorsque ces mots se firent entendre:

«Et Pym… le pauvre Pym?…»

Je me retournai…

C’était Hunt qui venait de parler.

Immobile près du rouf, cet étrange personnage dévorait l’horizon du regard…

A bord de la goélette, on était si peu habitué à entendre la voix de Hunt – peut-être étaient-ce même les premiers mots qu’il eût prononcés devant tous depuis son embarquement – que la curiosité ramena nos hommes près de lui. Son intervention inopinée n’annonçait-elle pas – j’en eus une sorte de pressentiment – quelque prodigieuse révélation?…

Un geste de Jem West renvoya l’équipage à l’avant. Il ne resta plus que le lieutenant, le bosseman, le maître-voilier Martin Holt, et le maître-calfat Hardie, qui se considérèrent comme autorisés à demeurer avec nous.

«Qu’as-tu dit?… demanda le capitaine Len Guy en s’approchant de Hunt.

– J’ai dit: Et Pym… le pauvre Pym?…

– Eh bien, que prétends-tu en nous rappelant le nom de l’homme dont les détestables conseils ont entraîné mon frère jusqu’à cette île où la Jane a été détruite, où la plus grande partie de son équipage a été massacrée, où nous n’avons plus trouvé un seul de ceux qui y étaient encore il y a sept mois?…»

Et comme Hunt restait muet:

«Réponds donc!» s’écria le capitaine Len Guy, qui, le cœur ulcéré, ne pouvait se contenir.

L’hésitation de Hunt ne venait point de ce qu’il ne savait que répondre, mais, ainsi qu’on va le voir, d’une certaine difficulté à exprimer ses idées. Elles étaient très nettes cependant, bien que sa phrase fût entrecoupée, ses mots à peine reliés entre eux. Enfin, il avait une sorte de langage à lui, imagé parfois, et sa prononciation était fortement empreinte de l’accent rauque des Indiens du Far West.

«Voilà… dit-il, je ne sais pas raconter les choses… Ma langue s’arrête… Comprenez-moi… J’ai parlé de Pym… du pauvre Pym… n’est-ce pas?…

– Oui, répliqua le lieutenant d’un ton bref, et qu’as-tu à nous dire d’Arthur Pym?…

– J’ai à dire… qu’il ne faut pas l’abandonner…

– Ne pas l’abandonner?… m’écriai-je.

– Non… jamais!… reprit Hunt. Songez-y… ce serait cruel… trop cruel!… Nous irons le chercher…

– Le chercher?… répéta le capitaine Len Guy.

– Comprenez-moi… c’est pour cela que j’ai embarqué à bord de l’Halbrane… oui… pour retrouver… le pauvre Pym?…

– Et où est-il donc, demandai-je, si ce n’est au fond d’une tombe… dans le cimetière de sa ville natale?

– Non… il est là où il est resté… seul… tout seul… répondit Hunt en tendant sa main vers le sud, et, depuis, onze fois déjà le soleil s’est levé sur cet horizon!»

Hunt voulait ainsi désigner les régions antarctiques, c’était évident… Mais que prétendait-il?…

«Est-ce que tu ne sais pas qu’Arthur Pym est mort?… dit le capitaine Len Guy.

– Mort!… répartit Hunt, en soulignant ce mot d’un geste expressif. Non!… écoutez-moi… je connais les choses… comprenez-moi… Il n’est pas mort…

– Voyons, Hunt, repris-je… rappelez-vous… au dernier chapitre des aventures d’Arthur Pym, Edgar Poe ne raconte-t-il pas que sa fin a été soudaine et déplorable?…»

Il est vrai, de quelle façon s’était terminée cette vie si extraordinaire, le poète américain ne l’indiquait pas, et, j’y insiste, cela m’avait toujours semblé assez suspect! Le secret de cette mort allait-il donc m’être enfin révélé, puisque, à en croire Hunt, Arthur Pym ne serait jamais revenu des régions polaires?…

«Explique-toi, Hunt, ordonna le capitaine Len Guy, qui partageait ma surprise. Réfléchis… prends ton temps… et dis bien ce que tu as à dire!»

Et, tandis que Hunt passait sa main sur son front comme pour y recueillir de lointains souvenirs, je fis cette observation au capitaine Len Guy…

« Il y a quelque chose de singulier dans l’intervention de cet homme, et s’il n’est pas fou…»

A ces mots, le bosseman secoua la tête, car, pour lui, Hunt ne jouissait pas de son bon sens.

Celui-ci le comprit, et, d’une voix dure:

«Non… pas fou… s’écria-t-il. Les fous là-bas… dans la Prairie… on les respecte, si on ne les croit pas!… Et moi… il faut me croire!… Non!… Pym n’est pas mort!…

– Edgar Poe l’affirme, répondis-je.

– Oui… je sais… Edgar Poe… de Baltimore… Mais… il n’a jamais vu le pauvre Pym… jamais…

– Comment! s’écria le capitaine Len Guy, ces deux hommes ne se connaissaient pas?…

– Non!

– Et ce n’est pas Arthur Pym qui a raconté lui-même ses aventures à Edgar Poe?…

– Non… capitaine… non! répondit Hunt… Celui-là… à Baltimore… il n’a eu que les notes écrites par Pym depuis le jour où il s’était caché à bord du Grampus… écrites jusqu’à la dernière heure… la dernière… comprenez-moi… comprenez-moi!…»

Évidemment, la crainte de Hunt était de ne pas être intelligible, et il le répétait sans cesse. D’ailleurs – je ne puis en disconvenir –, ce qu’il déclarait semblait impossible à admettre. Ainsi, d’après lui, Arthur Pym ne serait jamais entré en relation avec Edgar Poe?… Le poète américain aurait seulement eu connaissance de notes rédigées jour par jour pendant toute la durée de cet invraisemblable voyage?…

«Qui donc a rapporté ce journal?… demanda le capitaine Len Guy en saisissant la main de Hunt.

– C’est le compagnon de Pym… celui qui l’aimait comme un fils, son pauvre Pym… le métis Dirk Peters… qui est revenu seul de là-bas…

– Le métis Dirk Peters?… m’écriai-je.

– Oui.

– Seul?

– Seul.

– Et Arthur Pym serait?…

– Là!» répondit Hunt d’une voix puissante, en se penchant vers ces régions du sud, où son regard restait obstinément attaché.

Une telle affirmation pouvait-elle avoir raison de l’incrédulité générale? Non, certes! Aussi Martin Holt poussa-t-il Hurliguerly du coude, et tous deux parurent prendre Hunt en pitié, tandis que Jem West l’observait sans exprimer son sentiment. Quant au capitaine Len Guy, il me fit signe qu’il n’y avait rien de sérieux à tirer de ce pauvre diable, dont les facultés mentales devaient être depuis longtemps troublées.

Et pourtant, lorsque j’examinais Hunt, je croyais surprendre une sorte de rayonnement de vérité qui s’échappait de ses yeux.

Alors je m’ingéniai à interroger Hunt, à lui poser des questions précises et pressantes, auxquelles il essaya de répondre par des affirmations successives, ainsi qu’on va le voir, et sans jamais se contredire.

«Voyons… demandai-je, après avoir été recueilli sur la coque du Grampus avec Dirk Peters, Arthur Pym est bien venu à bord de la Jane jusqu’à l’île Tsalal?…

– Oui.

– Pendant une visite du capitaine William Guy au village de Klock-Klock, Arthur Pym s’est séparé de ses compagnons en même temps que le métis et un des matelots?

– Oui… répondit Hunt, le matelot Allen… qui presque aussitôt a été étouffé sous les pierres…

– Puis, tous deux ont assisté, du haut de la colline à l’attaque et à la destruction de la goélette?…

– Oui…

– Puis, à quelque temps de là, tous deux ont quitté l’île, après s’être emparés d’une des embarcations que les indigènes n’ont pu leur reprendre?…

– Oui…

– Et, vingt jours plus tard, arrivés devant le rideau des vapeurs, tous deux ont été emportés dans le gouffre de la cataracte?…»

Hunt ne répondit pas d’une manière affirmative cette fois… hésitant, balbutiant des paroles vagues… Il semblait qu’il cherchât à raviver le feu de sa mémoire à demi éteinte… Enfin, me regardant et secouant la tête:

«Non… pas tous deux, répondit-il. Comprenez-moi… Dirk Peters… ne m’a jamais dit…

– Dirk Peters…, interrogea vivement le capitaine Len Guy. Tu as connu Dirk Peters?…

– Oui…

– Où?…

– A Vandalia… État de Illlinois.

– Et c’est de lui que tu tiens tous ces renseignements sur le voyage?…

– De lui.

– Et il était revenu seul… seul… de là-bas… après avoir laissé Arthur Pym?…

– Seul.

– Mais parlez donc… parlez donc!» m’écriai-je.

En effet, je bouillais d’impatience. Quoi! Hunt avait connu Dirk Peters, et, grâce à lui, il savait des choses que je croyais condamnées à n’être jamais sues!… Il connaissait le dénouement de ces extraordinaires aventures!…

Et alors, par phrases entrecoupées, mais intelligibles, Hunt de répondre:

«Oui… là… un rideau de vapeurs… m’a souvent dit le métis… comprenez-moi… Tous deux, Arthur Pym et lui, étaient dans le canot de Tsalal… Puis… un glaçon… un énorme glaçon est venu sur eux… Au choc, Dirk Peters est tombé à la mer… Mais il a pu s’accrocher au glaçon… monter dessus… et… comprenez-moi… il a vu le canot dériver avec le courant, loin… bien loin… trop loin!… En vain Pym chercha-t-il à rejoindre son compagnon… Il n’a pas pu… Le canot s’en allait… s’en allait!… Et Pym…, le pauvre et cher Pym a été emporté… C’est lui qui n’est pas revenu… et il est là… toujours là!…»

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En vérité, cet homme eût été Dirk Peters en personne qu’il n’aurait pas parlé avec plus d’émotion, plus de force, plus de cœur, du «pauvre et cher Pym»!

Cependant, le fait était acquis – et pourquoi en aurions-nous douté? – c’était donc devant ce rideau de vapeurs qu’Arthur Pym et le métis avaient été séparés l’un de l’autre?…

Il est vrai, si Arthur Pym avait continué à s’élever vers de plus hautes latitudes, comment son compagnon Dirk Peters avait-il pu revenir vers le nord… revenir au-delà de la banquise… revenir au-delà du cercle polaire… revenir en Amérique, où il aurait rapporté ces notes qui furent communiquées à Edgar Poe?…

Ces diverses questions furent minutieusement posées à Hunt, et il répondit à toutes, conformément – disait-il – à ce que lui avait maintes fois raconté le métis.

D’après ce qu’il nous apprit, Dirk Peters avait dans sa poche le carnet d’Arthur Pym, lorsqu’il s’accrocha au glaçon, et c’est ainsi que fut sauvé le journal que le métis mit à la disposition du romancier américain.

«Comprenez-moi… répétait Hunt, car je vous dis les choses telles que je les tiens de Dirk Peters… Tandis que la dérive l’entraînait, il cria de toutes ses forces… Pym, le pauvre Pym avait déjà disparu au milieu du rideau de vapeurs… Quant au métis, en se nourrissant de poissons crus qu’il put prendre, il fut ramené par un contre-courant à l’île Tsalal, où il débarqua à demi mort de faim…

– A l’île Tsalal?… s’écria le capitaine Len Guy. Et depuis combien de temps l’avait-il quittée?…

– Depuis trois semaines… oui… trois semaines au plus… m’a déclaré Dirk Peters…

– Alors il a dû retrouver ce qui restait de l’équipage de la Jane… demanda le capitaine Len Guy, mon frère William et ceux qui avaient survécu avec lui?

– Non… répondit Hunt, et Dirk Peters a toujours cru qu’ils avaient péri jusqu’au dernier… oui… tous!… Il n’y avait plus personne sur l’île…

– Personne?… répétai-je, très surpris de cette affirmation.

– Personne! déclara Hunt.

– Mais la population de Tsalal?…

– Personne… vous dis-je… personne!… Île déserte… oui!… déserte!…»

Cela contredisait absolument certains faits dont nous étions sûrs. Après tout, il se pouvait que, lorsque Dirk Peters revint à l’île Tsalal, la population, prise d’on ne sait quelle épouvante, eût déjà cherché refuge sur le groupe du sud-ouest, et que William Guy et ses compagnons fussent encore cachés dans les gorges de Klock-Klock. Cela expliquait comment le métis ne les avait pas rencontrés et aussi comment les survivants de la Jane n’avaient plus rien eu à craindre des insulaires pendant les onze années de leur séjour sur l’île. D’autre part, puisque Patterson les y avait laissés sept mois auparavant, si nous ne les retrouvions plus, c’est qu’ils avaient dû quitter Tsalal, où ils ne trouvaient plus à vivre depuis le tremblement de terre…

«Ainsi, reprit le capitaine Len Guy, au retour de Dirk Peters, plus un habitant sur l’île?…

– Personne… répéta Hunt, personne… Le métis n’y rencontra pas un seul indigène…

– Et alors que fit Dirk Peters?… demanda le bosseman.

– Comprenez-moi!… répondit Hunt. Une embarcation abandonnée était là… au fond de cette baie… contenant des viandes séchées et plusieurs barils d’eau douce. Le métis s’y jeta… Un vent du sud… oui… du sud… très vif – celui qui, avec le contre-courant, avait ramené son glaçon vers l’île Tsalal – l’entraîna pendant des semaines et des semaines… du côté de la banquise… dont il put traverser une passe… Croyez-moi… car je ne fais que répéter ce que m’a dit cent fois Dirk Peters… oui! une passe… et il franchit le cercle polaire…

– Et au-delà?… questionnai-je.

– Au-delà… il fut recueilli par un baleinier américain, le Sandy-Hook, et reconduit en Amérique.»

Voilà donc, en tenant le récit de Hunt pour véridique – et il était possible qu’il le fût –, de quelle façon s’était dénoué, au moins en ce qui concernait Dirk Peters, ce terrible drame des régions antarctiques. De retour aux États-Unis, le métis avait été mis en relation avec Edgar Poe, alors éditeur du Southern Literary Messenger, et des notes d’Arthur Pym était sorti ce prodigieux récit, non imaginaire comme on l’avait cru jusqu’alors, et auquel manquait le suprême dénouement.

Quant à la part de l’imagination dans l’œuvre de l’auteur américain, c’était sans doute les étrangetés signalées aux derniers chapitres, – à moins que, en proie au délire des heures finales, Arthur Pym eût cru voir ces prodigieux et surnaturels phénomènes à travers le rideau de vapeurs…

Quoi qu’il en soit – ce fait était acquis –, jamais Edgar Poe n’avait connu Arthur Pym. C’est pourquoi, voulant laisser au lecteur une incertitude surexcitante, il l’avait fait mourir de cette mort «aussi soudaine que déplorable» dont il n’indiquait ni la nature ni la cause.

Cependant, si Arthur Pym n’était jamais revenu, pouvait-on raisonnablement admettre qu’il n’eût pas succombé à bref délai, après avoir été séparé de son compagnon… qu’il fût encore vivant, bien que onze années se fussent écoulées depuis sa disparition?…

«Oui… oui!» répondit Hunt.

Et il l’affirmait avec cette conviction que Dirk Peters avait fait passer dans son âme, alors que tous deux habitaient la bourgade de Vandalia au fond de l’Illinois.

Maintenant, y avait-il lieu de se demander si Hunt possédait toute sa raison?… N’était-ce pas lui qui, pendant une crise mentale – je n’en doutais plus –, après s’être introduit dans ma cabine, avait murmuré ces mots à mon oreille:

«Et Pym… le pauvre Pym?…»

Oui!… et je n’avais pas rêvé!…

En résumé, si tout ce que venait de dire Hunt était vrai, s’il n’était que le fidèle rapporteur des secrets que lui avait confiés Dirk Peters, devait-il être cru, lorsqu’il répétait d’une voix à la fois impérieuse et suppliante:

«Pym n’est pas mort!… Pym est là!… Il ne faut pas abandonner le pauvre Pym!»

Lorsque j’eus fini de procéder à l’interrogatoire de Hunt, le capitaine Len Guy, profondément troublé, sortit enfin de cet état méditatif, et, d’une voix brusque, commanda:

«Tout l’équipage à l’arrière!»

Lorsque les hommes de la goélette furent réunis autour de lui, il dit:

«Écoute-moi, Hunt, et songe bien à la gravité des demandes que je vais te faire!»

Hunt, relevant la tête, promena son regard sur les matelots de l’Halbrane.

«Tu affirmes, Hunt, que tout ce que tu viens de dire sur Arthur Pym est vrai?…

– Oui, répondit Hunt, en accentuant d’un geste rude son affirmation.

– Tu as connu Dirk Peters…

– Oui.

– Tu as vécu quelques années avec lui dans l’Illinois?…

– Pendant neuf ans.

– Et il t’a souvent raconté ces choses?…

– Oui.

– Et, pour ta part, tu ne mets pas en doute qu’il t’ait dit l’exacte vérité?…

– Non.

– Eh bien, n’a-t-il jamais eu la pensée que quelques-uns des hommes de la Jane eussent pu être restés sur l’île Tsalal?…

– Non.

– Il croyait que William Guy et ses compagnons avaient dû tous périr dans l’éboulement des collines de Klock-Klock?…

– Oui… et… d’après ce qu’il m’a souvent répété… Pym le croyait aussi.

– Et où as-tu vu Dirk Peters pour la dernière fois?…

– A Vandalia.

– Il y a longtemps?

– Deux ans passés.

– Et, de vous deux, est-ce toi… ou lui… qui a le premier quitté Vandalia?…»

Il me sembla surprendre une légère hésitation chez Hunt au moment de répondre.

«Nous l’avons quitté ensemble… dit-il.

– Toi, pour aller?

– Aux Falklands.

– Et lui?

– Lui!…» répéta Hunt.

Et son regard vint, finalement, s’arrêter sur notre maître-voilier Martin Holt, – celui dont il avait sauvé la vie au péril de la sienne pendant la tempête.

«Eh bien, reprit le capitaine Len Guy, comprends-tu ce que je te demande?…

– Oui.

– Réponds… alors!… Lorsque Dirk Peters est parti de l’Illinois, a-t-il abandonné l’Amérique?…

– Oui.

– Pour aller? Parle!…

– Aux Falklands!

– Et où est-il maintenant?…

– Devant vous!»

 

 

Chapitre II

Décision prise.

 

irk Peters!… Hunt était le métis Dirk Peters… le dévoué compagnon d’Arthur Pym, celui que le capitaine Len Guy avait si longtemps et si inutilement cherché aux États-Unis et dont la présence allait peut-être nous fournir une nouvelle raison de poursuivre cette campagne…

Qu’il ait dû suffire de quelque flair au lecteur pour que, depuis bien des pages de mon récit, il eût reconnu Dirk Peters dans ce personnage de Hunt, qu’il se soit attendu à ce coup de théâtre, je ne m’en étonnerai pas, et j’affirme même que le contraire aurait lieu de me surprendre.

En effet, rien de plus naturel, de plus indiqué que d’avoir fait ce raisonnement: Comment le capitaine Len Guy et moi, ayant si souvent lu le livre d’Edgar Poe, où le portrait physique de Dirk Peters est tracé d’un crayon précis, comment n’avons-nous pas soupçonné que l’homme qui s’était embarqué aux Falklands et le métis ne faisaient qu’un?… De notre part, cela ne témoignait-il pas d’un manque de perspicacité?… Je l’accorde, et, pourtant, cela s’explique dans une certaine mesure.

Oui, tout trahissait chez Hunt une origine indienne, qui était celle de Dirk Peters, puisqu’il appartenait à la tribu des Upsarokas du Far-West, et cela aurait peut-être dû nous lancer sur la voie de la vérité. Mais, que l’on veuille bien considérer les circonstances dans lesquelles Hunt s’était présenté au capitaine Len Guy, circonstances qui ne permettaient pas de mettre son identité en doute. Hunt habitait les Falklands, très loin de l’Illinois, au milieu de ces matelots de toute nationalité qui attendent la saison de la pêche pour passer à bord des baleiniers… Depuis son embarquement, il s’était tenu, vis-à-vis de nous, sur une excessive réserve… C’était la première fois, que nous venions de l’entendre parler, et rien jusqu’alors – du moins par son attitude – n’avait induit à croire qu’il eût caché son véritable nom… Et, on vient de le voir, ce nom de Dirk Peters, il ne l’avait déclaré que sur les dernières instances de notre capitaine.

Il est vrai, Hunt était d’un type assez extraordinaire, un être assez à part, pour provoquer notre attention. Oui… cela me revenait maintenant, – ses façons bizarres depuis que la goélette avait franchi le cercle antarctique, depuis qu’elle naviguait sur les eaux de cette mer libre… ses regards incessamment dirigés vers l’horizon du sud… sa main qui, par un mouvement instinctif, se tendait dans cette direction… Puis, c’était l’îlot Bennet qu’il semblait avoir visité déjà, et sur lequel il avait ramassé un débris de bordage de la Jane, et, enfin, l’île Tsalal… Là, il avait pris les devants, et nous l’avions suivi comme un guide à travers la plaine bouleversée, jusqu’à l’emplacement du village de Klock-Klock, à l’entrée du ravin, près de cette colline où se creusaient les labyrinthes dont il ne restait aucun vestige… Oui… tout cela aurait dû nous tenir en éveil, faire naître – en moi au moins – la pensée que ce Hunt avait pu être mêlé aux aventures d’Arthur Pym!…

Eh bien, non seulement le capitaine Len Guy, mais aussi son passager Jeorling avaient une taie sur l’œil!… Je l’avoue, nous étions deux aveugles, alors que certaines pages du livre d’Edgar Poe auraient dû nous rendre très clairvoyants!

En somme, il n’y avait pas à mettre en doute que Hunt fût réellement Dirk Peters. Quoique plus vieux de onze ans, il était encore tel que l’avait dépeint Arthur Pym. Il est vrai, l’aspect féroce dont parle le récit n’existait plus, et, d’ailleurs, d’après Arthur Pym lui-même, ce n’était qu’ «une férocité apparente». Donc, au physique, rien de changé, – la petite taille, la puissante musculature, les membres «coulés dans un moule herculéen», et ses mains «si épaisses et si larges qu’elles avaient à peine conservé la forme humaine», et ses bras et ses jambes arquées, et sa tête d’une grosseur prodigieuse, et sa bouche fendue sur toute la largeur de la face, et «ses dents longues que les lèvres ne recouvraient jamais même partiellement». Je le répète, ce signalement s’appliquait à notre recrue des Falklands. Mais on ne retrouvait plus sur son visage cette expression qui, si elle était le symptôme de la gaieté, ne pouvait être que «la gaieté d’un démon»!

En effet, le métis avait changé avec l’âge, l’expérience, les à-coups de la vie, les terribles scènes auxquelles il avait pris part, – incidents, comme le dit Arthur Pym, «si complètement en dehors du registre de l’expérience et dépassant les bornes de la crédulité des hommes». Oui! cette rude lime des épreuves avait profondément usé le moral de Dirk Peters! N’importe! c’était bien le fidèle compagnon auquel Arthur Pym avait souvent dû son salut, ce Dirk Peters qui l’aimait comme son fils, et qui n’avait jamais perdu, non! jamais, l’espoir de le retrouver quelque jour au milieu des affreuses solitudes de l’Antarctide!

Maintenant, pourquoi Dirk Peters se cachait-il aux Falklands sous le nom de Hunt, pourquoi, depuis son embarquement sur l’Halbrane, avait-il tenu à conserver cet incognito, pourquoi n’avoir pas dit qui il était, puisqu’il connaissait les intentions du capitaine Len Guy, dont tous les efforts allaient tendre à sauver ses compatriotes en suivant l’itinéraire de la Jane?…

Pourquoi?… Sans doute parce qu’il craignait que son nom fût un objet d’horreur!… En effet, n’était-ce pas celui de l’homme qui avait été mêlé aux épouvantables scènes du Grampus… qui avait frappé le matelot Parker… qui s’était nourri de sa chair, désaltéré de son sang!… Pour qu’il eût révélé son nom, il fallait qu’il espérât que, grâce à cette révélation, l’Halbrane tenterait de retrouver Arthur Pym!…

Ainsi, après avoir vécu quelques années dans l’Illinois, si le métis était venu s’installer aux Falklands, c’était avec l’intention de saisir la première occasion qui s’offrirait à lui de retourner dans les mers antarctiques. En embarquant sur l’Halbrane, il comptait décider le capitaine Len Guy, lorsqu’il aurait recueilli ses compatriotes sur l’île Tsalal, à s’élever vers de plus hautes latitudes, à prolonger l’expédition au profit d’Arthur Pym?… Et pourtant, que cet infortuné, après onze ans, fût de ce monde, quel homme de bon sens eût voulu l’admettre?… Au moins, l’existence du capitaine William Guy et de ses compagnons était-elle assurée par les ressources de l’île Tsalal, et, d’ailleurs, les notes de Patterson affirmaient qu’ils s’y trouvaient encore lorsqu’il l’avait quittée… Quant à l’existence d’Arthur Pym…

Néanmoins, devant cette affirmation de Dirk Peters laquelle, je dois en convenir, ne reposait sur rien de positif –, mon esprit ne se révoltait pas comme il aurait dû le faire!… Non!… Et lorsque le métis cria: «Pym n’est pas mort… Pym est là… Il ne faut pas abandonner le pauvre Pym!» ce cri ne laissa pas de me causer un trouble profond…

Et alors, je songeai à Edgar Poe, et je me demandais quelle serait son attitude, peut-être son embarras, si l’Halbrane ramenait celui dont il avait annoncé la mort «aussi soudaine que déplorable!…»

Décidément, depuis que j’avais résolu de prendre part à la campagne de l’Halbrane, jen’étais plus le même homme, – l’homme pratique et raisonnable d’autrefois. Comment, à propos d’Arthur Pym, voici que je sentais mon cœur battre comme battait celui de Dirk Peters!… Quitter l’île Tsalal pour revenir au nord, vers l’Atlantique, l’idée me prenait que c’eût été se décharger d’un devoir d’humanité, le devoir d’aller au secours d’un malheureux, abandonné dans les déserts glacés de l’Antarctide!…

Il est vrai, demander au capitaine Len Guy d’engager la goélette plus avant dans ces mers, obtenir ce nouvel effort de l’équipage, après tant de dangers déjà bravés en pure perte, c’eût été s’exposer à un refus, et, au total, il ne m’appartenait pas d’intervenir en cette occasion?… Et, cependant, je le sentais, Dirk Peters comptait sur moi pour plaider la cause de son pauvre Pym!

Un assez long silence avait suivi la déclaration du métis. Personne, à coup sûr, ne songeait à suspecter sa véracité. Il avait dit: «Je suis Dirk Peters ; il était Dirk Peters.»

En ce qui concernait Arthur Pym, qu’il ne fût jamais revenu en Amérique, qu’il eût été séparé de son compagnon, puis entraîné avec le canot tsalalien vers les régions du pôle, ces faits étaient admissibles en eux-mêmes, et rien n’autorisait à croire que Dirk Peters n’eût pas dit la vérité. Mais, qu’Arthur Pym fût encore vivant, comme le déclarait le métis, que le devoir s’imposât de se lancer à sa recherche, comme il le demandait, de s’exposer à tant de nouveaux périls, c’était une autre question.

Toutefois, résolu à soutenir Dirk Peters, mais craignant de m’avancer sur un terrain où j’eusse risqué d’être battu dès le début, je revins à l’argumentation très acceptable, en somme, qui remettait en cause le capitaine William Guy et ses cinq matelots dont nous n’avions plus trouvé trace à l’île Tsalal.

«Mes amis, dis-je, avant de prendre un parti définitif, il est sage d’envisager la situation de sang-froid. Ne serait-ce pas nous préparer d’éternels regrets, de cuisants remords, que d’abandonner notre expédition au moment peut-être où elle avait quelque chance d’aboutir?… Réfléchissez-y, capitaine, et vous aussi, mes compagnons. Il y a moins de sept mois, vos compatriotes ont été laissés en pleine vie par l’infortuné Patterson sur l’île Tsalal!… S’ils y étaient à cette époque, c’est que depuis onze ans, grâce aux ressources de l’île, ils avaient pu assurer leur existence, n’ayant plus à redouter ces insulaires, dont une partie avait succombé dans des circonstances que nous ne connaissons pas et dont l’autre s’était probablement transportée sur quelque île voisine… Ceci est l’évidence même, et je ne vois pas ce que l’on pourrait objecter à ce raisonnement…»

A ce que je venais de dire, personne ne répondit: il n’y avait rien à répondre.

«Si nous n’avons plus rencontré le capitaine de la Jane et les siens, repris-je en m’animant, c’est que, depuis le départ de Patterson, ils ont été contraints d’abandonner l’île Tsalal… Pour quel motif?… A mon avis, c’est parce que le tremblement de terre l’avait si profondément bouleversée. qu’elle était devenue inhabitable. Or, il leur aura suffi d’une embarcation indigène pour gagner avec le courant du nord, soit une autre île, soit quelque point du continent antarctique… Que les choses se soient passées ainsi, je ne crois pas trop m’avancer en l’affirmant… En tout cas, ce que je sais, ce que je répète, c’est que nous n’aurons rien fait, si nous ne continuons pas des recherches desquelles dépend le salut de vos compatriotes!»

J’interrogeai du regard mon auditoire… Je n’en obtins aucune réponse…

Le capitaine Len Guy, en proie à la plus vive émotion, courbait la tête, car il sentait que j’avais raison, que j’indiquais, en invoquant les devoirs de l’humanité, la seule conduite qu’eussent à tenir des gens de cœur!

«Et de quoi s’agit-il? déclarai-je, après un court silence: de franchir quelques degrés en latitude, et cela, lorsque la mer est navigable, quand la saison nous assure deux mois de beau temps et que nous n’avons rien à redouter de l’hiver austral, dont je ne vous demande pas de braver les rigueurs!… Et nous hésiterions, alors que l’Halbrane est largement approvisionnée, que son équipage est valide, qu’il est au complet, qu’aucune maladie ne s’est introduite à bord!… Nous nous effraierions de dangers imaginaires!… Nous n’aurions pas le courage d’aller plus avant… là… là…»

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Et je montrais l’horizon du sud, tandis que Dirk Peters le montrait aussi, sans prononcer une parole, d’un geste impératif qui parlait pour lui!

Toujours les yeux restaient fixés sur nous, et, cette fois encore, pas de réponse!

Assurément, la goélette saurait, sans trop d’imprudence, s’aventurer à travers ces parages pendant huit à neuf semaines. Nous n’étions qu’au 26 décembre, et c’est en janvier, en février, en mars même, que les expéditions antérieures avaient été entreprises, – celles de Bellingshausen, de Biscoe, de Kendal, de Weddell, lesquels avaient pu remettre le cap au nord, avant que le froid leur eût fermé toute issue. En outre, si leurs navires ne s’étaient pas engagés aussi haut dans les régions australes qu’il s’agissait pour l’Halbrane de le faire, ils n’avaient point été favorisés comme nous pouvions espérer de l’être en ces circonstances…

Je fis valoir ces divers arguments, guettant une approbation dont personne ne voulait accepter la responsabilité…

Silence absolu, tous yeux baissés…

Et, cependant, je n’avais pas prononcé une seule fois le nom d’Arthur Pym, ni appuyé la proposition de Dirks Peters. C’est alors que des haussements d’épaules m’auraient répondu… et peut-être des menaces contre ma personne!

Je me demandais donc si, oui ou non, j’avais réussi à faire pénétrer chez mes compagnons cette foi dont mon âme était pleine, lorsque le capitaine Len Guy prit la parole:

«Dirk Peters, dit-il, affirmes-tu qu’Arthur Pym et toi, après votre départ de Tsalal, vous avez entrevu des terres dans la direction du sud?…

– Oui… des terres… répondit le métis… îles ou continent… comprenez-moi… et c’est là…je crois…je suis sûr… que Pym… le pauvre Pym… attend que l’on vienne à son secours…

– Là où attendent peut-être aussi William Guy et ses compagnons…», m’écriai-je, afin de ramener la discussion sur un meilleur terrain.

Et, de fait, ces terres entrevues, c’était un but, un but qu’il serait facile d’atteindre!… L’Halbrane ne naviguerait pas à l’aventure… Elle irait là où il était possible que se fussent réfugiés les survivants de la Jane!…

Le capitaine Len Guy ne reprit pas la parole, sans avoir réfléchi quelques instants.

«Et, au-delà du 84° degré, Dirk Peters, dit-il, est-ce vrai que l’horizon était fermé par ce rideau de vapeurs dont il est question dans le récit?… L’as-tu vu… de tes yeux vu… et ces cataractes aériennes… et ce gouffre à travers lequel s’est perdue l’embarcation d’Arthur Pym?…»

Après nous avoir regardés les uns les autres, le métis secoua sa grosse tête.

«Je ne sais… dit-il. Que me demandez-vous, capitaine?… Un rideau de vapeurs?… Oui… peut-être… et aussi des apparences de terre vers le sud…

Évidemment, Dirk Peters n’avait jamais lu le livre d’Edgar Poe, et il est même probable qu’il ne savait pas lire. Après avoir communiqué le journal d’Arthur Pym, il ne s’était plus inquiété de sa publication. Retiré dans l’Illinois d’abord, aux Falklands ensuite, il ne se doutait guère du bruit qu’avait fait l’ouvrage ni du fantastique et invraisemblable dénouement donné par notre grand poète à ces étranges aventures!…

Et, d’ailleurs, ne se pouvait-il qu’Arthur Pym, avec sa propension au surnaturel, eût cru voir ces choses prodigieuses, uniquement dues à sa trop imaginative cérébralité?…

Alors, et pour la première fois depuis le début de cette discussion, la voix de Jem West se fit entendre. Le lieutenant s’était-il rangé à mon opinion, mes arguments l’avaient-ils ébranlé, conclurait-il pour la continuation de la campagne, je n’aurais pu le dire. Dans tous les cas, il se borna à demander:

«Capitaine… vos ordres?…»

Le capitaine Len Guy se retourna vers son équipage. Anciens et nouveaux l’entouraient, tandis que le sealing-master Hearne restait un peu en arrière, prêt à intervenir, s’il jugeait son intervention nécessaire.

Le capitaine Len Guy interrogea du regard le bosseman et ses camarades, dont le dévouement lui était acquis sans réserve. Releva-t-il dans leur attitude une sorte d’acquiescement à la continuation du voyage, je ne sais trop, car j’entendis ces mots chuchotés entre ses lèvres:

«Ah! s’il ne dépendait que de moi… si tous m’assuraient de leur concours!»

En effet, sans une entente commune, on ne pouvait se lancer dans de nouvelles recherches.

Hearne prit alors la parole, – rudement.

«Capitaine, dit-il, voilà deux mois passés que nous avons quitté les Falklands… Or, mes compagnons ont été engagés pour une navigation qui ne devait pas les conduire, au-delà de la banquise, plus loin que l’île Tsalal…

– Cela n’est pas! s’écria le capitaine Len Guy, surexcité par cette déclaration de Hearne. Non… cela n’est pas!… Je vous ai recrutés tous pour une campagne que j’ai le droit de poursuivre jusqu’où il me plaira!

– Pardon, capitaine, reprit Hearne d’un ton sec, mais nous voici là où aucun navigateur n’est encore arrivé… où jamais un navire ne s’est risqué, sauf la Jane… Aussi, mes camarades et moi, nous pensons qu’il convient de retourner aux Falklands avant la mauvaise saison… De là, vous pourrez revenir à l’île Tsalal et même remonter jusqu’au pôle… si cela vous plaît!»

Un murmure approbatif se fit entendre. Nul doute que le sealing-master ne traduisît les sentiments de la majorité, qui était précisément composée des nouveaux de l’équipage. Aller contre leur opinion, exiger l’obéissance de ces hommes mal disposés à obéir, et, dans ces conditions, s’aventurer à travers les lointains parages de l’Antarctide, c’eût été acte de témérité plus même –, acte de folie, qui aurait amené quelque catastrophe.

Cependant Jem West intervint, en se portant sur Hearne, auquel il dit d’une voix menaçante:

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«Qui t’a permis de parler?…

– Le capitaine nous interrogeait… répliqua Hearne. J’avais le droit de répondre.»

Et ces paroles furent prononcées avec une telle insolence que le lieutenant – si maître de lui d’habitude allait donner libre cours à sa colère, lorsque le capitaine Len Guy, l’arrêtant d’un geste, s’en tint à dire:

«Calme-toi, Jem!… Rien à faire, à moins que nous soyons tous d’accord!»

Puis, s’adressant au bosseman:

«Ton avis, Hurliguerly?…

– Il est très net, capitaine, répondit le bosseman. J’obéirai à vos ordres, quels qu’ils soient!… C’est notre devoir de ne point abandonner William Guy et les autres tant qu’il reste quelque chance de les sauver!»

Le bosseman s’arrêta un instant, tandis que plusieurs des matelots, Drap, Rogers, Gratian, Stern, Burry, faisaient des signes non équivoques d’approbation.

«Quant à ce qui concerne Arthur Pym… reprit-il.

– Il n’est pas question d’Arthur Pym, répliqua avec une extrême vivacité le capitaine Len Guy, mais de mon frère William… de ses compagnons…»

Et, comme je vis que Dirk Peters allait protester, je lui saisis le bras, et, bien qu’il frémît de colère, il se tut.

Non! ce n’était pas l’heure de revenir sur le cas d’Arthur Pym. S’en fier à l’avenir, être prêt à profiter des aléas de cette navigation, laisser les hommes s’entraîner eux-mêmes, inconsciemment – ou même instinctivement –, je ne pensais pas qu’il y eût alors d’autre parti à prendre. Toutefois je crus devoir venir en aide à Dirk Peters par des moyens plus directs.

Le capitaine Len Guy avait continué d’interroger l’équipage. Ceux sur lesquels il pourrait compter, il voulait les connaître nominativement. Tous les anciens acquiescèrent à ses propositions, et s’engagèrent à ne jamais discuter ses ordres, à le suivre aussi loin qu’il lui conviendrait.

Ces braves gens furent imités par quelques-unes des recrues, – trois seulement, qui étaient de nationalité anglaise. Néanmoins, le plus grand nombre me parut se ranger à l’opinion de Hearne. Pour eux la campagne de l’Halbrane était terminée à l’île Tsalal. D’où refus de leur part de la continuer au-delà, et demande formelle de remettre le cap au nord, afin de franchir la banquise à l’époque la plus favorable de la saison…

Ils étaient près d’une vingtaine à tenir ce langage, et nul doute que le sealing-master eût interprété leurs véritables sentiments. Or, les contraindre quand même à prêter la main aux manœuvres de la goélette, lorsqu’elle se dirigeait vers le sud, c’eût été les provoquer à la révolte.

Il n’y avait plus, afin d’opérer un revirement chez ces matelots travaillés par Hearne, qu’à surexciter leurs convoitises, à faire vibrer la corde de l’intérêt.

Je repris donc la parole et, d’une voix ferme, qui n’eût autorisé personne à douter du sérieux de ma proposition:

«Marins de l’Halbrane, dis-je, écoutez-moi!… Ainsi que divers États l’ont fait pour les voyages de découverte dans les régions polaires, j’offre une prime à l’équipage de la goélette!… Deux mille dollars vous seront acquis par degré au-delà du 84° parallèle!»

Près de soixante-dix dollars à chaque homme, cela ne laissait pas d’être tentant.

Je sentis que j’avais touché juste.

«Cet engagement, ajoutai-je, je vais le signer au capitaine Len Guy, qui sera votre mandataire, et les sommes gagnées vous seront versées à votre retour, quelles que soient les conditions dans lesquelles il se sera accompli.»

J’attendis l’effet de cette promesse et, je dois le dire, ce ne fut pas long.

«Hurrah!…» cria le bosseman, afin de donner l’élan à ses camarades, qui, presque unanimement, joignirent leurs hurrahs aux siens.

Hearne ne fit plus aucune opposition. Il lui serait toujours loisible d’aviser, lorsque de meilleures circonstances se présenteraient.

Le pacte était donc conclu, et, pour arriver à mes fins, j’eusse sacrifié une somme plus forte.

Il est vrai, nous n’étions qu’à sept degrés du pôle austral, et, si l’Halbrane devait s’élever jusque-là, il ne m’en coûterait jamais que quatorze mille dollars!

 

 

Chapitre III

Le groupe disparu.

 

ès la première heure, le vendredi 27 décembre, l’Halbrane reprit la mer, cap au sud-ouest.

Le service du bord marcha comme d’habitude avec la même obéissance, la même régularité. Il ne comportait alors ni dangers ni fatigues. Le temps était toujours beau, la mer toujours calme. Si ces conditions ne changeaient pas, les germes d’insubordination – je l’espérais du moins – ne trouveraient pas à se développer, et les difficultés ne viendraient pas de ce chef. D’ailleurs, le cerveau travaille peu chez les natures grossières. Des hommes ignorants et cupides ne s’abandonnent guère aux hantises de l’imagination. Confinés dans le présent, l’avenir n’est point pour les préoccuper. Seul le fait brutal, qui les met en face de la réalité, peut les tirer de leur insouciance.

Ce fait se produirait-il?…

En ce qui concerne Dirk Peters, son identité reconnue, il ne devait rien changer à sa manière d’être, il resterait aussi peu communicatif? Je dois noter que, depuis cette révélation, l’équipage ne parut lui témoigner aucune répugnance à propos des scènes du Grampus, excusables après tout, étant donné les circonstances… Et puis, pouvait-on oublier que le métis avait risqué sa vie pour sauver celle de Martin Holt?… Néanmoins, il allait continuer de se tenir à part, mangeant dans un coin, dormant dans un autre, «naviguant au large» de l’équipage!… Avait-il donc, pour se conduire de la sorte, quelque autre motif que nous ne connaissions pas, que l’avenir nous apprendrait peut-être?…

Ces vents persistants de la partie du nord, qui avaient poussé la Jane jusqu’à l’île Tsalal et le canot d’Arthur Pym à quelques degrés au-delà, favorisaient la marche de notre goélette. Amures à bâbord, et grand largue, Jem West put la couvrir de toile, en utilisant cette brise fraîche et régulière. Notre étrave fendait rapidement ces eaux transparentes, et non laiteuses, qui se dentelaient d’un long sillage blanc à l’arrière.

Après la scène de la veille, le capitaine Len Guy avait été prendre quelques heures de repos. Et ce repos, de quelles obsédantes pensées il avait dû être troublé, – d’une part, l’espérance attachée à de nouvelles recherches, de l’autre, la responsabilité d’une telle expédition à travers l’Antarctide!

Lorsque je le rencontrai, le lendemain, sur le pont, alors que le lieutenant allait et venait à l’arrière, il nous appela tous les deux près de lui.

«Monsieur Jeorling, me dit-il, c’était la mort dans l’âme que je m’étais résolu à ramener notre goélette vers le nord!… Je sentais que je n’avais pas fait tout ce que je devais faire pour nos malheureux compatriotes!… Mais je comprenais bien que la majorité de l’équipage serait contre moi, si je voulais l’entraîner au-delà de l’île Tsalal…

– En effet, capitaine, répondis-je, un commencement d’indiscipline s’est produit à bord et peut-être une révolte eût-elle fini par éclater…

– Révolte dont nous aurions eu raison, répliqua froidement Jem West, ne fût-ce qu’en cassant la tête à ce Hearne, qui ne cesse d’exciter les mutins.

– Et tu aurais bien fait, Jem, déclara le capitaine Len Guy. Seulement, justice faite, que fût devenu l’accord dont nous avons besoin?…

– Soit, capitaine, dit le lieutenant. Mieux vaut que les choses se soient passées sans violence!… Mais, à l’avenir, que Hearne prenne garde à lui!

– Ses compagnons, fit observer le capitaine Len Guy, sont maintenant appâtés par les primes qui leur ont été promises. Le désir du gain les rendra plus endurants et plus souples. La générosité de M. Jeorling a réussi là où nos prières eussent échoué, sans doute… Je l’en remercie…

– Capitaine, dis-je, lorsque nous étions aux Falklands, je vous avais fait connaître mon désir de m’associer pécuniairement à votre entreprise. L’occasion s’est présentée, je l’ai saisie, et je ne mérite aucun remerciement. Arrivons au but… sauvons votre frère William et les cinq matelots de la Jane… C’est tout ce que je demande.»

Le capitaine Len Guy me tendit une main que je serrai cordialement.

«Monsieur Jeorling, ajouta-t-il, vous avez remarqué que l’Halbrane ne porte pas cap au sud, bien que les terres entrevues par Dirk Peters – ou tout au moins des apparences de terre – soient situées dans cette direction… – Je l’ai remarqué, capitaine.

– Et, à ce propos, dit Jem West, n’oublions pas que le récit d’Arthur Pym ne contient rien de relatif à ces apparences de terre dans le sud, et que nous en sommes réduits aux seules déclarations du métis.

– C’est vrai, lieutenant, ai-je répondu. Mais y a-t-il lieu de suspecter Dirk Peters?… Sa conduite, depuis l’embarquement, n’est-elle pas pour inspirer toute confiance?…

– Je n’ai rien à lui reprocher au point de vue du service… répliqua Jem West.

– Et nous ne mettons en doute ni son courage ni son honnêteté, déclara le capitaine Len Guy. Non seulement la manière dont il s’est comporté à bord de l’Halbrane, mais aussi tout ce qu’il a fait, lorsqu’il naviguait à bord du Grampus d’abord, de la Jane ensuite, justifient la bonne opinion…

– Qu’il mérite assurément!» ai-je ajouté.

Et je ne sais pourquoi, j’étais enclin à prendre la défense du métis. Était-ce donc parce que – je le pressentais – il lui restait un rôle à jouer au cours de cette expédition, parce qu’il se croyait assuré de retrouver Arthur Pym… auquel décidément je m’intéressais à m’en étonner?

J’en conviens, toutefois, c’était en ce qui concernait son ancien compagnon que les idées de Dirk Peters pouvaient paraître poussées jusqu’à l’absurde. Le capitaine Len Guy ne laissa pas de le souligner.

«Nous ne devons pas l’oublier, monsieur Jeorling, dit-il, le métis a conservé l’espoir qu’Arthur Pym, après avoir été entraîné à travers la mer antarctique, a pu aborder sur quelque terre plus méridionale… où il serait encore vivant!…

– Vivant… depuis onze années… dans ces parages polaires!… répartit Jem West.

– C’est assez difficile à admettre, je l’avoue volontiers, capitaine, répliquai-je. Et pourtant, à bien réfléchir, serait-il impossible qu’Arthur Pym eût rencontré, plus au sud, une île semblable à cette Tsalal, où William Guy et ses compagnons ont pu vivre pendant le même temps?…

– Impossible, non, monsieur Jeorling, probable, je ne le crois guère!

– Et même, répliquai-je, puisque nous en sommes aux hypothèses, pourquoi vos compatriotes, après avoir abandonné Tsalal, et entraînés par le même courant, n’auraient-ils pas rejoint Arthur Pym là où peut-être…»

Je n’achevai pas, car cette supposition n’eût pas été acceptée, quoi que je pusse dire, et il n’y avait pas lieu d’insister, en ce moment, sur le projet d’aller à la recherche d’Arthur Pym, lorsque les hommes de la Jane seraient retrouvés, si tant est qu’ils dussent l’être.

Le capitaine Len Guy revint alors au but de cet entretien, et, comme la conversation, avec ses digressions, avait «fait pas mal d’embardées», dirait le bosseman, il convenait de la remettre en droit chemin.

«Je disais donc, reprit le capitaine Len Guy, que si je n’ai pas donné la route au sud, c’est que mon intention est de reconnaître d’abord le gisement des îles voisines de Tsalal, ce groupe qui est situé à l’ouest…

– Sage idée, approuvai-je, et peut-être acquerrons-nous, en visitant ces îles, la certitude que le tremblement de terre s’est produit à une date récente…

– Récente… cela n’est pas douteux, affirma le capitaine Len Guy, et postérieure au départ de Patterson, puisque le second de la Jane avait laissé ses compatriotes sur l’île!»

On le sait, et pour quelles sérieuses raisons, notre opinion n’avait jamais varié à cet égard.

«Est-ce que, dans le récit d’Arthur Pym, demanda Jem West, il n’est pas question d’un ensemble de huit îles?…

– Huit, répondis-je, ou du moins, c’est ce que Dirk Peters a entendu dire au sauvage que l’embarcation entraînait avec son compagnon et lui. Ce Nu-Nu a même prétendu que l’archipel était gouverné par une sorte de souverain, un roi unique, du nom de Tsalemon, qui résidait dans la plus petite des îles, et, au besoin, le métis nous confirmera ce détail.

– Aussi, reprit le capitaine Len Guy, comme il se pourrait que le tremblement de terre n’eût pas étendu ses ravages jusqu’à ce groupe et qu’il fût encore habité, nous nous tiendrons en garde aux approches du gisement…

– Qui ne saurait être éloigné, ajoutai-je. Et puis, capitaine, qui sait si votre frère et ses matelots n’auraient pas pris refuge sur l’une de ces îles?…»

Éventualité admissible, mais peu rassurante, en somme, car ces pauvres gens fussent retombés entre les mains de ces sauvages, dont ils avaient été débarrassés durant leur séjour à Tsalal. Et puis, pour les recueillir, en cas que leur vie eût été épargnée, l’Halbrane ne serait-elle pas obligée d’agir par la force, et réussirait-elle dans sa tentative?…

«Jem, reprit le capitaine Len Guy, nous filons de huit à neuf milles, et, en quelques heures, la terre sera sans doute signalée… donne l’ordre de veiller avec soin.

– C’est fait, capitaine.

– Il y a un homme au nid de pie?…

– Dirk Peters lui-même, qui s’est offert.

– Bien, Jem, on peut s’en fier à sa vigilance…

– Et aussi à ses yeux, ajoutai-je, car il est doué d’une vue prodigieuse!»

La goélette continua de courir vers l’ouest jusqu’à dix heures, sans que la voix du métis se fût fait entendre. Aussi je me demandais s’il en allait être de ces îles comme des Auroras ou des Glass que nous avions vainement cherchées entre les Falklands et la Nouvelle-Georgie. Aucune tumescence n’émergeait à la surface de la mer, aucun linéament ne se dessinait à l’horizon. Peut-être ces îles étaient-elles de relief peu élevé, et ne les apercevrait-on que d’un ou deux milles?…

D’ailleurs, la brise mollit d’une manière sensible pendant la matinée. Notre goélette fut même drossée plus que nous le voulions par le courant du sud. Par bonheur, le vent reprit vers deux heures de l’après-midi, et Jem West s’orienta de manière à regagner ce que la dérive lui avait fait perdre.

Pendant deux heures l’Halbrane tint le cap en cette direction avec une vitesse de sept à huit milles, et pas la moindre hauteur n’apparut au large.

«Il n’est guère croyable que nous n’ayons pas atteint le gisement, me dit le capitaine Len Guy, car, d’après Arthur Pym, Tsalal appartenait à un groupe très vaste…

– Il ne dit pas les avoir jamais aperçues pendant que la Jane était au mouillage… fis-je observer.

– Vous avez raison, monsieur Jeorling. Mais, comme je n’estime pas à moins de cinquante milles la route que l’Halbrane a parcourue depuis ce matin, et qu’il s’agit d’îles assez voisines les unes des autres…

– Alors, capitaine, il faudrait en conclure – ce qui n’est pas invraisemblable – que le groupe d’où dépendait Tsalal a disparu en entier dans le tremblement de terre…

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– Terre par tribord devant!» cria Dirk Peters.

Tous les regards se portèrent de ce côté, sans rien distinguer à la surface de la mer. Il est vrai, posté en tête du mât de misaine, le métis avait pu apercevoir ce qui n’était encore visible pour aucun de nous. Au surplus, étant donné la puissance de sa vue, son habitude d’interroger les horizons du large, je n’admettais pas qu’il se fût trompé.

En effet, un quart d’heure après, nos lunettes marines nous permirent de reconnaître quelques îlots épars à la surface des eaux, toute rayée des obliques rayons du soleil, et à la distance de deux ou trois milles vers l’ouest. Le lieutenant fit amener les voiles hautes, et l’Halbrane resta sous la brigantine, la misaine-goélette et le grand foc.

Convenait-il, dès maintenant, de se mettre en défense, de monter les armes sur le pont, de charger les pierriers, de hisser les filets d’abordage?… Avant de prendre ces mesures de prudence, le capitaine Len Guy crut pouvoir, sans grand risque, rallier le gisement de plus près.

Quel changement avait dû se produire? Là où Arthur Pym indiquait qu’il existait des îles spacieuses, on n’apercevait qu’un petit nombre d’îlots – une demi-douzaine au plus – émergeant de huit à dix toises…

En ce moment, le métis, qui s’était laissé glisser le long du galhauban de tribord, sauta sur le pont.

«Eh bien, Dirk Peters, tu as reconnu ce groupe?… lui demanda le capitaine Len Guy.

– Le groupe?… répondit le métis en secouant la tête. Non… je n’ai vu que cinq ou six têtes d’îlots… Il n’y a là que des cailloux… pas une seule île!»

En effet, quelques pointes, ou plutôt quelques sommets arrondis, voilà tout ce qui restait de cet archipel – du moins de sa partie occidentale. Il était possible, après tout, si le gisement embrassait plusieurs degrés, que le tremblement de terre n’eût anéanti que les îles de l’ouest.

C’est, du reste, ce que nous nous proposions de vérifier, lorsque nous aurions visité chaque îlot et déterminé à quelle date ancienne ou récente remontait la secousse sismique dont Tsalal portait des traces indiscutables.

A mesure que s’approchait la goélette on pouvait aisément reconnaître ces miettes du groupe presque entièrement anéanti dans sa partie occidentale. La superficialité des plus grands îlots ne dépassait pas cinquante à soixante toises carrées, et celle des plus petits n’en comprenait que trois ou quatre. Ces derniers formaient un semis d’écueils que frangeait le léger ressac de la mer.

Il est entendu que l’Halbrane ne devait point s’aventurer à travers ces récifs qui eussent menacé ses flancs ou sa quille. Elle se bornerait à faire le tour du gisement, afin de constater si l’engloutissement de l’archipel avait été complet. Toutefois, il serait nécessaire de débarquer sur quelques points, où il y aurait peut-être des indices à recueillir.

Arrivé à une dizaine d’encablures du principal îlot, le capitaine Len Guy fit donner un coup de sonde. On trouva le fond par vingt brasses, – un fond qui devait être le sol d’une île immergée, dont la partie centrale dépassait le niveau de la mer d’une hauteur de cinq à six toises.

La goélette s’approcha encore, et, par cinq brasses, envoya son ancre.

Jem West avait songé à mettre en panne pendant le temps que durerait l’exploration de l’îlot. Mais, avec le vif courant qui portait au sud, la goélette aurait été prise par la dérive. Donc mieux valait mouiller dans le voisinage du groupe. La mer y clapotait à peine, et l’état du ciel ne faisait pressentir aucun changement atmosphérique.

Dès que l’ancre eut mordu, une des embarcations reçut le capitaine Len Guy, le bosseman, Dirk Peters, Martin Holt, deux hommes et moi.

Un quart de mille nous séparait du premier îlot. Il fut franchi rapidement à travers d’étroites passes. Les pointes rocheuses couvraient et découvraient avec les longues oscillations de la houle. Balayées, lavées et relavées, elles ne pouvaient avoir conservé aucun témoignage qui permît d’assigner une date au tremblement de terre. A ce sujet, je le répète, on sait qu’il n’y avait aucun doute dans notre esprit.

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Le canot s’engagea entre les roches. Dirk Peters, debout à l’arrière, la barre entre ses jambes, cherchait à éviter les arêtes des récifs qui affleuraient çà et là.

L’eau, transparente et calme, laissait voir, non point un fond de sable semé de coquilles, mais des blocs noirâtres, tapissés de végétations terrestres, des touffes de ces plantes qui n’appartiennent pas à la flore marine, et dont quelques-unes flottaient à la surface de la mer.

C’était déjà une preuve que le sol qui leur avait donné naissance s’était récemment affaissé.

Lorsque l’embarcation eut atteint l’îlot, un des hommes largua le grappin dont les pattes rencontrèrent une fente.

Dès qu’on eut halé sur l’amarre, le débarquement put s’opérer sans difficulté.

Ainsi donc, en cet endroit gisait une des grandes îles du groupe, actuellement réduite à un ovale irrégulier, qui mesurait cent cinquante toises de circonférence et s’arrondissait à vingt-cinq ou trente pieds au-dessus du niveau de la mer.

«Est-ce que les marées s’élèvent quelquefois à cette hauteur? demandai-je au capitaine Len Guy.

– Jamais, me répondit-il, et peut-être découvrirons-nous, au centre de cet îlot, quelques restes du règne végétal, des débris d’habitations ou de campement…

– Ce qu’il y a de mieux à faire, dit le bosseman, c’est de suivre Dirk Peters qui nous a déjà distancés. Ce diable de métis est capable de voir de ses yeux de lynx ce que nous ne verrions pas!»

En peu d’instants, nous fûmes tous rendus au point culminant de l’îlot.

Les débris n’y manquaient pas – probablement des débris de ces animaux domestiques dont il est question dans le journal d’Arthur Pym –, volailles de diverses sortes, canards cauwass-back, cochons d’espèce commune dont la peau racornie était hérissée de soies noires. Toutefois – détail à retenir –, il y avait entre ces ossements et ceux de l’île Tsalal, cette différence de formation, qu’ici l’entassement ne datait que de quelques mois au plus. Cela s’accordait donc avec l’époque récente admise par nous du tremblement de terre.

En outre, çà et là verdissaient des plants de céleris et de cochléarias, des bouquets de fleurettes encore fraîches.

«Et qui sont de cette année! m’écriai-je. Aucun hiver austral n’a passé sur elles…

– Je suis de votre avis, monsieur Jeorling, répliqua Hurliguerly. Mais n’est-il pas possible qu’elles aient poussé là depuis le grand déchiquetage du groupe?…

– Cela me paraît inadmissible», répondis-je, en homme qui ne veut pas démordre de son idée.

En maint endroit végétaient aussi quelques maigres arbustes, sortes de coudriers sauvages, et Dirk Peters en détacha une branche imprégnée de sève.

A cette branche pendaient des noisettes, – pareilles à celles que son compagnon et lui avaient mangées lors de leur emprisonnement entre les fissures de la colline de Klock-Klock et au fond de ces gouffres hiéroglyphiques dont nous n’avions plus trouvé vestige à l’île Tsalal.

Dirk Peters tira quelques-unes de ces noisettes de leur gousse verte, et il les fit craquer sous ses puissantes dents qui eussent broyé des billes de fer.

Ces constatations faites, nul doute ne pouvait subsister sur la date du cataclysme, postérieure au départ de Patterson. Ce n’était donc pas à ce cataclysme qu’était dû l’anéantissement de cette partie de la population tsalalaise dont les ossements jonchaient les environs du village. Quant au capitaine William Guy et aux cinq matelots de la Jane, il nous paraissait démontré qu’ils avaient pu fuir à temps, puisque le corps d’aucun d’eux n’avait été retrouvé sur l’île.

Où avaient-ils eu la possibilité de se réfugier, après avoir abandonné Tsalal?…

Tel était le point d’interrogation sans cesse dressé devant notre esprit, et quelle réponse obtiendrait-il?… A mon avis, pourtant, il ne me semblait pas le plus extraordinaire de tous ceux qui surgissaient à chaque ligne de cette histoire!

Je n’ai pas à insister davantage sur l’exploration du groupe. Elle exigea trente-six heures, car la goélette en fit le tour. A la surface de ces divers îlots furent relevés les mêmes indices – plantes et débris –, qui provoquèrent les mêmes conclusions. A propos des troubles dont ces parages avaient été le théâtre, le capitaine Len Guy, le lieutenant, le bosseman et moi, nous étions en parfait accord sur ce qui concernait la complète destruction des indigènes. L’Halbrane n’avait plus à redouter aucune attaque, et cela méritait qu’on en tînt compte.

Maintenant devions-nous conclure que William Guy et ses cinq matelots, après avoir gagné l’une de ces îles, eussent péri, eux aussi, dans l’engloutissement de cet archipel?…

Voici, à ce sujet, le raisonnement que le capitaine Len Guy finit par accepter:

«A mon avis, dis-je, et pour me résumer, l’éboulement artificiel de la colline de Klock-Klock a épargné un certain nombre des hommes de la Jane, – sept au moins en comprenant Patterson – et en outre le chien Tigre dont nous avons retrouvé les restes près du village. Puis, à quelque temps de là, lors de la destruction d’une partie de la population tsalalaise due à une cause que j’ignore, ceux des indigènes qui n’avaient pas succombé ont quitté Tsalal pour se réfugier sur les autres îles du groupe. Restés seuls, en parfaite sécurité, le capitaine William Guy et ses compagnons ont pu facilement vivre là où vivaient avant eux plusieurs milliers de sauvages. Des années s’écoulèrent – dix à onze ans –, sans qu’ils fussent parvenus à sortir de leur prison, bien qu’ils aient dû l’essayer, je n’en doute pas, soit avec une des embarcations indigènes, soit avec un canot construit de leurs propres mains. Enfin, il y a environ sept mois, après la disparition de Patterson, un tremblement de terre vint bouleverser l’île Tsalal et engloutir ses voisines. C’est alors, suivant moi, que William Guy et les siens, ne la jugeant plus habitable, ont dû s’embarquer pour tenter de revenir au cercle antarctique. Très vraisemblablement cette tentative n’aura pas réussi, et, en fin de compte, sous l’action d’un courant qui portait au sud, pourquoi n’auraient-ils pas gagné ces terres entrevues par Dirk Peters et Arthur Pym, au-delà du 84e degré de latitude? C’est donc en cette direction, capitaine, qu’il convient de lancer l’Halbrane. C’est en franchissant encore deux ou trois parallèles que nous aurons quelque chance de les retrouver. Le but est là, et qui de nous ne voudrait sacrifier même sa vie pour l’atteindre?…

– Dieu nous conduise, monsieur Jeorling!» répondit le capitaine Len Guy.

Et, plus tard, lorsque je fus seul avec le bosseman, celui-ci crut devoir me dire:

«Je vous ai écouté avec attention, monsieur Jeorling, et, je l’avoue, vous m’avez presque convaincu…

– Vous finirez par l’être tout à fait, Hurliguerly.

– Quand?…

– Plus tôt peut-être que vous ne le pensez!»

Le lendemain, 29 décembre, dès six heures du matin, la goélette appareilla par une légère brise du nord-est, et, cette fois, elle mit le cap directement au sud.

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