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Jules Verne

 

Le sphinx des glaces

 

(Chapitre VII-IX)

 

 

68illustrations par George Roux

12 grandes gravures en chromotypographie et une carte

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

deuxième partie

 

 

Chapitre VII

L’iceberg culbuté.

 

e dus ramper sur le plancher du rouf pour atteindre la porte et gagner le pont.

Le capitaine Len Guy, ayant déjà quitté sa cabine, se traînait sur les genoux, tant la bande était accusée, et il vint s’accrocher de son mieux au râtelier de tournage des pavois.

Vers l’avant, entre le gaillard et le mât de misaine, quelques têtes sortaient des plis de la trinquette abattue comme une tente dont la drisse aurait largué.

Étaient suspendus aux haubans de tribord, Dirk Peters, Hardie, Martin Holt, Endicott, sa face noire tout hébétée.

Il est à croire qu’à cette heure, le bosseman et lui eussent volontiers cédé à cinquante pour cent les primes qui leur étaient dues depuis le 24e parallèle!…

Un homme parvint jusqu’à moi en rampant, car l’inclinaison du pont empêchait de se tenir debout, – au moins 50°.

C’était Hurliguerly, qui se pomoyait à la façon d’un gabier sur une vergue.

Étendu tout de mon long, les pieds appuyés contre le chambranle de la porte, je ne craignais plus de glisser jusqu’à l’extrémité de la coursive.

La main que je tendis au bosseman, l’aida à se hisser, non sans peine, près de moi.

«Qu’y a-t-il?… lui demandai-je.

– Un échouement, monsieur Jeorling!

– Nous sommes à la côte?… m’écriai-je.

– Une côte suppose une terre, répondit ironiquement le bosseman, et, en fait de terre, il n’y en a jamais eu que dans l’imagination de ce diable de Dirk Peters!

– Enfin… qu’est-il arrive ?…

– Il est arrivé un iceberg au milieu de la brume, un iceberg dont on n’a pu se garer…

– Un iceberg, bosseman?…

– Oui!… un iceberg, qui a choisi ce moment pour faire la culbute!… En se retournant, il a rencontré l’Halbrane, et il l’a enlevée comme une raquette ramasse un volant, et nous voici maintenant échoués à une bonne centaine de pieds au-dessus du niveau de la mer antarctique.»

Aurait-on pu imaginer plus terrible dénouement à l’aventureuse campagne de l’Halbrane!… Au milieu de ces extrêmes parages, notre unique moyen de transport venait d’être arraché de son élément naturel, emporté par le basculage d’un iceberg à une hauteur qui dépassait cent pieds!… Oui! je le répète, quel dénouement! De s’engloutir au plus fort d’une tempête, d’être détruit dans une attaque de sauvages, d’être écrasé entre des glaces, ce sont les dangers auxquels s’expose tout navire engagé dans les mers polaires!… Mais que l’Halbrane eût été soulevée par une montagne flottante à l’instant où cette montagne se retournait, et qu’elle fût, à cette heure, échouée presque à sa cime, non! cela dépassait les limites du vraisemblable!

Avec les moyens dont nous disposions, parviendrions-nous à descendre la goélette de cette hauteur, je l’ignorais. Ce que je savais, d’autre part, c’est que le capitaine Len Guy, le lieutenant, les anciens de l’équipage, revenus d’un premier effroi, ne seraient pas gens à désespérer, si effrayante que fût la situation. De cela je ne doutais pas. Oui!… ils s’emploieraient tous au salut commun. Quant aux mesures qu’il y aurait à prendre, personne ne l’eût pu dire encore.

En effet, un voile de brume, une sorte de crêpe grisâtre enveloppait toujours l’iceberg. On ne voyait rien de son énorme masse, si ce n’est l’étroite anfractuosité dans laquelle la goélette était coincée, ni quelle place il occupait au milieu de cette flottille en dérive vers le sud-est.

La plus élémentaire prudence commandait d’évacuer l’Halbrane, dont le glissement pouvait être déterminé par quelque brusque secousse de l’iceberg. Étions-nous même certains qu’il eût définitivement repris son assiette à la surface de la mer?… Sa stabilité était-elle assurée?… Ne fallait-il pas s’attendre à quelque nouvelle culbute?… Et si la goélette dévalait dans le vide, qui de nous aurait pu se tirer sain et sauf d’une pareille chute, puis de l’engloutissement final dans les profondeurs de l’abîme ?…

En quelques minutes, l’Halbrane fut abandonnée de l’équipage. Chacun chercha refuge sur les talus, en attendant que l’iceberg se dégageât de son capuchon de vapeurs. Les obliques rayons solaires ne parvenaient point à le percer, et c’est à peine si le disque rougeâtre se sentait à travers cet amas d’opaques vésicules qui en éteignaient le flamboiement.

Cependant, à une douzaine de pas on pouvait s’apercevoir les uns les autres. Quant à l’Halbrane, elle ne présentait qu’une masse confuse, dont la couleur noirâtre tranchait vivement sur la blancheur des glaces. Il y eut alors lieu de se demander si, de tous ceux qui se tenaient sur le pont de la goélette au moment de la catastrophe, aucun n’avait été projeté par-dessus les bastingages, entraîné sur les pentes, précipité dans la mer?…

A l’ordre du capitaine Len Guy, les matelots présents vinrent grossir le groupe où j’étais avec le lieutenant, le bosseman, les maîtres Hardie et Martin Holt.

Jem West fit l’appel… Cinq de nos hommes ne répondirent pas: le matelot Drap, un des anciens de l’équipage, et quatre des recrues, à savoir, deux Anglais, un Américain et un des Fuégiens embarqués aux Falklands.

Ainsi, cette catastrophe coûtait la vie à cinq des nôtres – les premières victimes de cette campagne depuis le départ des Kerguelen, et seraient-ce les dernières ?…

Et, en effet, il n’était pas douteux que ces malheureux eussent péri, car on les appela vainement, vainement on les chercha sur les flancs de l’iceberg, partout où ils auraient peut-être pu s’accrocher à quelque saillie…

Les tentatives, qui furent faites après le lever du brouillard, demeurèrent infructueuses. Au moment où l’Halbrane avait été saisie par-dessous, la secousse avait été si violente, si soudaine que ces hommes n’eurent pas la force de se retenir aux bastingages, et, vraisemblablement, on ne retrouverait jamais leurs corps que le courant avait dû entraîner au large.

Lorsque cette disparition de cinq des nôtres eut été constatée, le désespoir envahit tous les cœurs. Alors apparut plus vivement l’affreuse perspective de ces dangers qui menacent une expédition à travers la zone antarctique!

«Et Hearne?…» dit une voix.

Martin Holt venait de jeter ce nom au milieu du silence général.

Le sealing-master, que nous avions oublié, n’avait-il pas été écrasé dans l’étroit réduit de la cale où il était enfermé?…

Jem West s’élança vers la goélette, se hissa au moyen d’une amarre qui pendait de l’avant, et gagna le poste par lequel on pénétrait dans cette partie de la cale…

Nous attendions, immobiles et silencieux, d’être fixés sur le sort de Hearne, bien que ce mauvais génie de l’équipage fût peu digne de pitié.

Pourtant, combien de nous pensaient alors que si on eût écouté ses conseils, si la goélette avait repris la route du nord, tout un équipage n’en serait pas à n’avoir pour unique refuge qu’une montagne de glace en dérive!… Et dans ces conjonctures, ce que devait être ma part de responsabilité, moi qui avais tant poussé à la prolongation de cette campagne, c’est à peine si j’osais l’envisager!

Enfin le lieutenant reparut sur le pont, Hearne après lui. Par miracle, ni les cloisons, ni la membrure, ni le bordage n’avaient cédé à l’endroit où se trouvait le sealing-master.

Hearne se déhala le long de la goélette, rejoignit ses camarades, sans prononcer une parole, et il n’y eut plus à s’occuper de lui.

Vers six heures du matin, le brouillard se dissipa, grâce à un abaissement assez accentué de la température. Il ne s’agissait pas de ces vapeurs dont la congélation est complète, mais bien du phénomène appelé frost-rime ou fumée gelée, qui se produit quelquefois sous ces hautes latitudes. Le capitaine Len Guy le reconnut à la quantité de fibres prismatiques, la pointe dirigée dans le sens du vent, qui hérissaient la légère croûte déposée sur les flancs de l’iceberg. Ce frost-rime, les navigateurs ne sauraient le confondre avec la gelée blanche des zones tempérées, dont la congélation ne s’opère qu’après son dépôt à la surface du sol.

On put alors évaluer la grosseur du massif, sur lequel nous étions posés comme des mouches sur un pain de sucre, et, assurément, vue d’en bas, la goélette ne devait pas paraître plus grosse que la yole d’un navire de commerce.

Cet iceberg, dont la circonférence parut être de trois à quatre cents toises, mesurait de cent trente à cent quarante pieds de hauteur. Il devait donc, d’après les calculs, plonger à une profondeur quatre à cinq fois plus grande, et, par conséquent, peser des millions de tonnes.

Voici ce qui était arrivé:

Après avoir été miné à sa base au contact des eaux plus chaudes, l’iceberg s’était peu à peu relevé. Son centre de gravité déplacé, l’équilibre n’avait pu se rétablir que par un chavirement brusque, qui reporta au-dessus du niveau de la mer ce qui était au-dessous. Prise dans ce basculage, l’Halbrane fut enlevée comme avec un énorme bras de levier. Nombre d’icebergs se retournent ainsi à la surface des mers polaires, et c’est un des gros dangers auxquels sont exposés les navires qui les avoisinent.

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C’était dans une échancrure de la face ouest de l’iceberg, que notre goélette se trouvait encastrée. Elle inclinait sur tribord, son arrière relevé, son avant rabaissé. La pensée nous venait que, à la moindre secousse, elle glisserait le long des pentes de l’iceberg jusqu’à la mer. Du côté où elle donnait la gîte, le choc avait été assez violent pour défoncer quelques bordages de sa coque et de ses pavois sur une longueur de deux toises. Dès le premier choc, la cuisine, fixée devant le mât de misaine, avait cassé ses saisines et dégringolé jusqu’à l’entrée du rouf, dont la porte, entre les deux cabines du capitaine Len Guy et du lieutenant, était arrachée de ses gonds. Le mât de hune et le mât de flèche étaient venus en bas, après la rupture des galhaubans, et on apercevait leur brisure toute fraîche à la hauteur du chouquet. Des débris de toutes sortes, les vergues, des espars, une partie de la voilure, des barils, des caisses, des cages à poules, devaient flotter à la base du massif et dériver avec lui.

Ce qu’il y avait de particulièrement inquiétant dans notre situation, c’est que, des deux embarcations de l’Halbrane, celle de tribord ayant été écrasée au moment de l’abordage, il ne restait que la seconde – la plus grande, il est vrai –, encore suspendue par ses palans aux pistolets de tribord. Avant tout, il fallait la mettre en sûreté, car peut-être serait-elle notre unique moyen de salut.

De ce premier examen, il résultait que les bas mâts de la goélette étaient restés en place, et pourraient servir, si l’on parvenait à la dégager. Mais comment l’extraire de cette souille de glace, la rendre à son élément naturel, en un mot la «lancer» comme on lance un bâtiment à la mer?…

Lorsque le capitaine Len Guy, le lieutenant, le bosseman et moi nous fûmes seuls, je les interrogeai à ce sujet.

«Que l’opération entraîne de gros risques, j’en conviens, répondit Jem West, mais puisqu’il est indispensable quelle se fasse, nous la ferons. Je pense qu’il sera nécessaire de creuser une sorte de lit jusqu’à la base de l’iceberg…

– Et sans tarder d’un seul jour, ajouta le capitaine Len Guy.

– Vous entendez, bosseman?… reprit Jem West. Dès aujourd’hui à la besogne.

– J’entends, et tout le monde s’y mettra, répondit Hurliguerly. Une observation, toutefois, si vous le permettez, capitaine…

– Laquelle?…

– Avant de commencer le travail, visitons la coque, voyons quelles sont ses avaries et si elles sont réparables. A quoi servirait de lancer un navire décarcassé, qui s’en irait immédiatement par le fond?»

On se rendit à la juste demande du bosseman.

La brume s’étant dissipée, un clair soleil illuminait alors la partie orientale de l’iceberg, d’où le regard embrassait un large secteur de mer. De ce côté, au lieu de surfaces lisses sur lesquelles le pied n’aurait pu trouver un point d’appui, les flancs présentaient des anfractuosités, des rebords, des épaulements, des plateaux même où il serait facile d’établir un campement provisoire. Cependant il y aurait à se garer contre la chute d’énormes blocs, mai en équilibre, qu’une secousse pouvait détacher. Et, de fait, pendant la matinée, plusieurs de ces blocs roulèrent avec un effroyable bruit d’avalanche jusqu’à la mer.

Au total, il semblait bien que l’iceberg fût très solide sur sa nouvelle base. D’ailleurs, si son centre de gravité se trouvait au-dessous du niveau de la ligne de flottaison, un nouveau renversement n’était pas à craindre.

Je n’avais pas encore eu l’occasion de parler à Dirk Peters depuis la catastrophe. Comme il avait répondu à l’appel de son nom, je savais qu’il ne comptait pas parmi les victimes. En ce moment, je l’aperçus immobile, debout sur une étroite saillie, et de quel côté se portaient ses regards, on le devine…

Le capitaine Len Guy, le lieutenant, le bosseman, les maîtres Hardie et Martin Holt, que j’accompagnai, remontèrent alors vers la goélette, afin de procéder à un minutieux examen de sa coque. Du côté de bâbord, l’opération serait aisée, puisque l’Halbrane s’inclinait sur le flanc opposé. De l’autre côté, il faudrait, tant bien que mal, se glisser jusqu’à la quille en creusant la glace, si l’on voulait qu’aucune partie du bordé n’échappât à cette visite.

Voici ce qui fut reconnu, après un examen qui dura deux heures; les avaries étaient peu importantes, et, en somme, de réparation courante. Deux ou trois bordages rompus, sous la violence du choc, laissaient voir leurs gournables faussées, leurs coutures ouvertes. A l’intérieur, la membrure était intacte, les varangues n’ayant point cédé. Notre bâtiment, fait pour naviguer au milieu des mers polaires, avait résisté alors que tant d’autres, moins solidement construits, eussent été disloqués de toutes pièces. Il est vrai, le gouvernail avait été démonté de ses ferrures, mais il serait facile de le rétablir.

L’inspection terminée au-dehors et au-dedans, le dommage fut reconnu moins considérable qu’on eût pu le craindre, et nous fûmes rassurés à ce sujet…

Rassurés… oui… si nous parvenions à remettre à flot notre goélette!

Après le déjeuner du matin, il fut décidé que les hommes commenceraient à creuser un lit oblique, qui permettrait à l’Halbrane de glisser jusqu’à la base de l’iceberg. Plût au ciel que l’opération réussît, car de braver dans ces conditions les rigueurs de l’hiver austral de passer six mois sur cette masse flottante, entraînée on ne savait où, qui eût pu y songer sans épouvante? L’hiver venu, aucun de nous n’aurait échappé à la plus terrible des morts, – la mort par le froid…

En ce moment, Dirk Peters, qui, à une centaine de pas, observait l’horizon du sud à l’est, cria d’une voix rude:

«En panne!»

En panne?… Qu’entendait par là le métis, si ce n’est que la dérive de l’iceberg venait de cesser subitement. Quant à la cause de cet arrêt, ce n’était pas l’instant de la rechercher, ni de se demander quelles en seraient les conséquences.

«C’est pourtant vrai! s’écria le bosseman. L’iceberg ne marche pas, et peut-être même n’a-t-il jamais marché depuis sa culbute!…

– Comment, m’écriai-je, il ne se déplace plus…

– Non, me répondit le lieutenant, et la preuve, c’est que les autres qui défilent, le laissent en arrière.»

En effet, tandis que cinq ou six montagnes de glace descendaient vers le sud, la nôtre s’était immobilisée, comme si elle eût été échouée sur un haut-fond.

L’explication la plus simple était que sa nouvelle base avait rencontré le seuil sous-marin, auquel elle adhérait maintenant, et cette adhérence ne cesserait que si sa partie immergée se relevait, au risque de provoquer une seconde culbute.

En somme, c’était une grave complication, car les dangers d’une immobilisation définitive en ces parages eussent été tels que mieux valaient les hasards de la dérive. Au moins, avait-on l’espoir de rencontrer un continent, une île, ou, même, si les courants ne se modifiaient pas, si la mer restait libre, de franchir les limites de la région australe!…

Voilà donc où nous en étions après trois mois de cette terrible campagne! De William Guy, de ses compagnons de la Jane, d’Arthur Pym, pouvait-il être encore question?… N’était-ce pas pour notre salut que devaient être employés les moyens dont nous pouvions disposer?… Et faudrait-il s’étonner, si les matelots de l’Halbrane se révoltaient enfin, s’ils obéissaient aux suggestions de Hearne, s’ils rendaient leurs chefs moi surtout – responsables des désastres d’une pareille expédition ?…

Et alors qu’arriverait-il, puisque, malgré la perte de quatre des leurs, les camarades du sealing-master avaient conservé leur supériorité numérique…

C’était – je le vis clairement – à cela que pensaient le capitaine Len Guy et Jem West.

En effet, si les recrues des Falklands ne formaient plus qu’un total de quinze hommes contre nous treize, – en comprenant le métis, n’était-il pas à craindre que quelques-uns de ceux-ci fussent bien près de se ranger du côté de Hearne. Poussés par le désespoir, qui sait si ces camarades ne songeaient pas à s’emparer de l’unique embarcation que nous possédions désormais, à reprendre la route du nord, à nous abandonner sur cet iceberg?… Il importait donc que notre canot fût mis en sûreté et surveillé à toute heure.

Au surplus, un notable changement s’était produit chez le capitaine Len Guy depuis ces derniers incidents. Il semblait s’être transformé en présence des périls de l’avenir. Jusqu’ici, tout à la pensée de retrouver ses compatriotes, il avait laissé au lieutenant le commandement de la goélette, et il n’aurait pu s’en remettre à un second plus capable, plus dévoué. Mais, à partir de ce jour, il allait reprendre ses fonctions de chef, les exercer avec l’énergie exigée par les circonstances, redevenir comme à bord le maître après Dieu.

Par son ordre, les hommes vinrent se ranger autour de lui sur un plateau, un peu à la droite de l’Halbrane. Là étaient rassemblés – du côté des anciens, les maîtres Martin Holt et Hardie, les matelots Rogers, Francis, Gratian, Burry, Stern, le cuisinier Endicott, et j’y ajoute Dirk Peters – du côté des nouveaux, Hearne et les quatorze autres marins des Falklands. Ces derniers composaient un groupe à part, dont le porte-parole était le sealing-master, qui avait sur eux une influence détestable.

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Le capitaine Len Guy jeta un regard ferme à tout son équipage, et d’une voix vibrante:

«Matelots de l’Halbrane, dit-il, j’ai d’abord à vous parler de ceux qui ont disparu. Cinq de nos compagnons viennent de périr dans cette catastrophe…

– En attendant que nous périssions à notre tour dans ces mers où l’on nous a entraînés malgré…

– Tais-toi, Hearne, s’écria Jem West, pâle de colère, tais-toi, ou sinon…

– Hearne a dit ce qu’il avait à dire, reprit froidement le capitaine Len Guy, et puisque c’est fait, je l’engage à ne pas m’interrompre une seconde fois!»

Peut-être le sealing-master eût-il répliqué, car il se sentait soutenu par la majorité de l’équipage. Mais Martin Holt alla vivement à lui, le retint, et il se tut.

Le capitaine Len Guy se découvrit alors, et, avec une émotion qui nous pénétra jusqu’au fond de l’âme, il prononça ces paroles:

«Nous avons à prier pour ceux qui ont succombé dans cette périlleuse campagne, entreprise au nom de l’humanité. Que Dieu daigne leur tenir compte de ce qu’ils se sont dévoués pour leurs semblables, et ne reste pas insensible à notre voix!… A genoux, matelots de l’Halbrane!»

Tous s’agenouillèrent sur la surface glacée, et un murmure de prière monta vers le ciel.

Nous attendîmes que le capitaine Len Guy se fût relevé pour nous relever aussi.

«Maintenant, reprit-il, après ceux qui sont morts, ceux qui ont survécu. A ceux-là, je dis que, même dans les circonstances où nous sommes, ils auront à m’obéir, quelque ordre que je leur donne. Je ne souffrirai ni une résistance ni une hésitation. La responsabilité du salut commun m’appartient, et je n’en céderai rien à personne. Je commande ici comme à bord…

– A bord… quand il n’y a plus de navire!… osa répondre le sealing-master.

– Tu te trompes, Hearne. Le bâtiment est là, et nous le rendrons à la mer. D’ailleurs, n’eussions-nous plus que notre canot, j’en suis le capitaine… Malheur à qui l’oubliera!»

Ce jour-là, après avoir pris hauteur avec le sextant et établi l’heure avec le chronomètre, qui n’avaient pas été brisés dans la collision, le capitaine Len Guy obtint le point suivant par ses calculs:

Latitude sud: 88° 55’.

Longitude ouest: 39° 12’.

L’Halbrane n’était plus qu’à un degré cinq minutes – soit soixante-cinq milles – du pôle austral.

 

 

Chapitre VIII

Le coup de grâce.

 

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la besogne!» avait dit le capitaine Len Guy, et, dès l’après-midi de ce jour, chacun s’y mit avec courage.

Il n’y avait pas une heure à perdre. Personne qui ne comprît que la question de temps dominait toutes les autres. En ce qui concernait les vivres, la goélette en possédait pour dix-huit mois encore à pleine ration. Aussi la faim ne menaçait-elle pas, – la soif pas davantage, bien que les caisses à eau crevées dans la secousse, eussent laissé échapper le liquide qu’elles contenaient, à travers les fissures du bordage.

Par bonheur, les fûts de gin, de whisky, de bière et de vin, placés dans la partie de la cale qui avait le moins souffert, étaient presque tous intacts. De ce chef, nous n’avions aucun dommage, et l’iceberg allait lui-même nous fournir l’eau douce.

On le sait, la glace, qu’elle soit formée d’eau douce ou d’eau de mer, est dépourvue de salure. Par la transformation de l’état liquide à l’état solide, le chlorure de sodium est entièrement éliminé. Il est donc de peu d’importance, semble-t-il, que l’eau potable soit demandée aux glaces de l’une ou l’autre formation. Cependant on doit accorder la préférence à celle qui provient de certains blocs très reconnaissables à leur coloration presque verdâtre, à leur parfaite transparence. C’est de la pluie solidifiée, infiniment plus convenable pour servir de boisson.

Assurément, en habitué des mers polaires, notre capitaine eût sans peine reconnu les blocs de cette espèce; mais il ne pouvait s’en trouver sur notre iceberg, puisque c’était sa partie immergée avant la culbute qui émergeait actuellement.

Le capitaine Len Guy et Jem West décidèrent en premier lieu, dans le but d’alléger la goélette, de débarquer tout ce qui était à bord. Mâture et gréement durent être démontés, puis transportés sur le plateau. Il importait de ne laisser que le moins de poids possible, de se débarrasser même du lest, en vue de la difficile et dangereuse opération du lancement. Mieux valait que le départ fût retardé de quelques jours, si cette opération devait se faire dans des conditions meilleures. Le rechargement s’effectuerait ensuite sans grande difficulté.

Après cette raison déterminante, il s’en présentait une seconde non moins sérieuse. En effet, c’eût été agir avec une inexcusable imprudence que de laisser les provisions dans les soutes de l’Halbrane, étant donné sa situation peu sûre sur le flanc de l’iceberg. Une secousse ne suffirait-elle pas à la détacher? Le point d’appui ne lui manquerait-il pas, si les blocs de sa souille venaient à se déplacer? Et alors, avec elle eussent disparu ces provisions, qui devaient assurer notre existence!

On s’occupa, ce jour-là, de décharger les caisses de viande au demi-sel, de légumes secs, de farine, de biscuits, de thé, de café, les barils de gin, de whisky, de vin et de bière qui furent retirés de la cale et de la cambuse, puis placés en sûreté dans des anfractuosités à proximité de l’Halbrane.

Il y eut également à prémunir l’embarcation contre tout accident, – et j’ajouterai contre le dessein que Hearne et quelques-uns de sa bande avaient peut-être de s’en emparer afin de reprendre le chemin de la banquise.

Le grand canot, avec son jeu d’avirons, son gouvernail, sa bosse, son grappin, sa mâture et ses voiles, fut donc remisé à une trentaine de pieds sur la gauche de la goélette, au fond d’une cavité qu’il serait aisé de surveiller. Pendant le jour, rien à craindre. Pendant la nuit, ou plutôt pendant les heures de sommeil, le bosseman ou un autre des maîtres monterait la garde près de cette cavité, et – on peut en être certain – l’embarcation serait à l’abri d’un mauvais coup.

Les journées des 19, 20 et 21 janvier furent employées au double travail du transport de la cargaison et du démâtage de l’Halbrane. On élingua les bas mâts au moyen de vergues formant bigues. Plus tard, Jem West verrait à remplacer les mâts de hune et de flèche, et, dans tous les cas, ils n’étaient point indispensables pour regagner soit les Falklands, soit quelque autre lieu d’hivernage.

Il va sans dire qu’un campement avait été établi sur le plateau dont j’ai parlé, non loin de l’Halbrane. Plusieurs tentes, au moyen de voiles disposées sur des espars et retenues avec des faux-bras, recouvrant la literie des cabines et du poste, offraient un abri suffisant contre les inclémences atmosphériques déjà fréquentes à cette époque de l’année. Le temps, du reste, se tenait au beau fixe, favorisé par une brise permanente de nord-est, la température étant remontée à quarante-six degrés (7°,78 c. sur zéro). Quant à la cuisine d’Endicott, elle fut installée au fond du plateau, près d’un contrefort, dont la pente très allongée permettait d’atteindre l’extrême cime de l’iceberg.

Je dois reconnaître que, durant ces trois jours d’un travail des plus fatigants, il n’y eut rien à reprocher à Hearne. Le sealing-master se savait l’objet d’une surveillance spéciale, comme il savait que le capitaine Len Guy ne le ménagerait pas, s’il s’avisait de provoquer ses camarades à l’insubordination. Il était fâcheux que ses mauvais instincts l’eussent poussé à jouer ce rôle, car sa vigueur, son adresse, son intelligence, en faisaient un homme précieux, et jamais il ne se montra plus utile qu’en ces circonstances. Était-il revenu à de meilleurs sentiments?… Avait-il compris que de l’entente commune dépendait le salut commun?… Je ne pouvais le deviner, mais je n’avais guère confiance, – Hurliguerly non plus.

Je n’ai pas besoin d’insister sur l’ardeur que le métis déployait dans ces rudes travaux, toujours le premier et le dernier à la besogne, faisant l’ouvrage de quatre, dormant à peine quelques heures, ne se reposant qu’au moment des repas qu’il prenait à l’écart. A peine m’avait-il adressé la parole depuis que la goélette avait été victime de ce terrible accident. Et qu’aurait-il pu me dire?… Ne pensais-je pas, comme lui, qu’il fallait renoncer à tout espoir de poursuivre cette malheureuse campagne?…

Il m’arrivait, parfois, d’apercevoir Martin Holt et le métis l’un près de l’autre, s’occupant de quelque difficile manœuvre. Notre maître-voilier ne négligeait aucune occasion de se rapprocher de Dirk Peters, qui le fuyait pour les raisons que l’on connaît. Et lorsque je songeais à la confidence qui m’avait été faite au sujet du soi-disant Parker, le propre frère de Martin Holt, à cette affreuse scène du Grampus, j’étais saisi d’une profonde horreur. Je n’en doute pas, si ce secret eût été dévoilé, le métis fût devenu un objet de répulsion. On aurait oublié en lui le sauveteur du maître-voilier, et celui-ci, en apprenant que son frère… Heureusement, ce secret, Dirk Peters et moi, nous étions seuls à le posséder.

Tandis que s’opérait le déchargement de l’Halbrane, le capitaine Len Guy et le lieutenant étudiaient la question du lancement, – question grosse de difficultés, à coup sûr. Il s’agissait de racheter cette hauteur d’une centaine de pieds comprise entre la souille où gîtait la goélette et le niveau de la mer, au moyen d’un lit creusé suivant un tracé oblique sur le flanc ouest de l’iceberg, lit qui devrait mesurer au moins deux à trois cents toises de longueur. Aussi, pendant qu’une première équipe, dirigée par le bosseman, s’occupait à décharger la goélette, une seconde, sous les ordres de Jem West, commença le tracé entre les blocs qui hérissaient ce côté de la montagne flottante.

Flottante?… je ne sais pourquoi je me sers de ce mot, car elle ne flottait plus. Immobile comme un îlot, rien n’autorisait à croire qu’elle dût jamais se remettre en dérive. D’autres icebergs assez nombreux passaient au large, se dirigeant vers le sud-est, alors que le nôtre restait «en panne», suivant l’expression de Dirk Peters. Sa base se minerait-elle assez pour se détacher du fond sous-marin?… Quelque pesante masse de glace viendrait-elle se jeter sur lui, et déraperait-il au choc?… Nul ne le pouvait prévoir, et il ne fallait compter que sur l’Halbrane pour abandonner définitivement ces parages.

Ces divers travaux nous conduisirent jusqu’au 24 janvier. L’atmosphère était calme, la température ne s’abaissait pas, la colonne thermométrique avait même gagné de deux à trois degrés au-dessus de glace. Aussi le nombre des icebergs, venus du nord-ouest, augmentait-il, – une centaine dont la collision aurait pu avoir les plus graves conséquences.

Le maître-calfat Hardie s’était mis tout d’abord à la réparation de la coque, gournables à changer, bouts de bordage à remplacer, coutures à calfater. Rien ne lui manquait de ce qu’exigeait ce travail, et nous avions l’assurance qu’il serait exécuté dans de bonnes conditions. Au milieu du silence de ces solitudes retentissaient maintenant les coups de marteau frappant les clous dans le bordé et les coups de maillet chassant l’étoupe entre les coutures. A ces bruits se joignaient d’assourdissants cris de mouettes, de macreuses, d’albatros, de pétrels, qui volaient en rond à la cime de l’iceberg.

Lorsque je me trouvais seul avec le capitaine Len Guy et Jem West, c’était notre situation actuelle, les moyens d’en sortir, les chances de nous tirer d’affaire, qui faisaient, on le pense bien; le principal sujet de nos conversations. Le lieutenant avait bon espoir, et, à la condition qu’aucun accident ne survînt d’ici-là, il se croyait assuré de réussir l’opération du lancement. Le capitaine Len Guy, lui, montrait plus de réserve. D’ailleurs, à la pensée qu’il allait définitivement renoncer à toute espérance de retrouver les survivants de la Jane, il sentait son cœur se déchirer…

Et, en effet, lorsque l’Halbrane serait prête à reprendre la mer, lorsque Jem West lui demanderait la route, oserait-il répondre: Cap au sud?… Non, et cette fois, il n’eût été suivi ni des nouveaux ni même de la plupart des anciens de l’équipage. Continuer les recherches dans cette direction, s’élever au-delà du pôle, sans être assuré d’atteindre l’océan Indien à défaut de l’océan Atlantique, c’eût été d’une audace qu’aucun navigateur n’aurait pu se permettre. Si quelque continent fermait la mer de ce côté, la goélette se fût exposée à y être acculée par la masse des icebergs, et dans l’impossibilité de s’en dégager avant l’hiver austral?

En ces conditions, tenter d’obtenir du capitaine Len Guy de poursuivre la campagne, c’eût été courir au-devant d’un refus. Ce n’était pas proposable, alors que la nécessité s’imposait de revenir vers le nord, de ne point s’attarder d’un jour en cette portion de la mer antarctique. Toutefois, si j’avais résolu de ne plus en parler au capitaine Len Guy, je ne laissais pas, à l’occasion, de pressentir là-dessus le bosseman.

Le plus souvent, sa besogne achevée, Hurliguerly venait me rejoindre, et nous causions, nous remontions dans nos souvenirs de voyage.

Un jour, comme nous étions assis au sommet de l’iceberg, le regard fixé sur ce décevant horizon, il s’écria:

«Qui eût jamais pensé, monsieur Jeorling, lorsque l’Halbrane quittait les Kerguelen, que, six mois et demi après, à cette latitude, elle serait accrochée au flanc d’une montagne de glace!

– Cela est d’autant plus regrettable, répondis-je, que, sans cet accident, nous eussions atteint notre but, et nous aurions repris la route du retour.

– Je ne vais point à l’encontre, répliqua le bosseman, mais vous dites que nous aurions atteint notre but… Entendez-vous par là que nos compatriotes eussent été retrouvés?…

– Peut-être, bosseman.

– Et moi je ne le crois guère, monsieur Jeorling, bien que ce fût le principal et même le seul objet de notre navigation à travers l’océan polaire…

– Le seul… oui… au début, insinuai-je. Mais, depuis les révélations du métis au sujet d’Arthur Pym…

– Ah!… cela vous tient toujours, monsieur Jeorling… comme ce brave Dirk Peters?…

– Toujours, Hurliguerly, et il a fallu qu’un déplorable, un improbable accident vînt nous faire échouer au port…

– Je vous laisse vos illusions, monsieur Jeorling, et puisque vous croyez avoir échoué au port…

– Pourquoi non?…

– Soit, et, dans tous les cas, c’est un fameux échouage! déclara le bosseman. Au lieu de donner sur un honnête bas-fond, aller faire côte en l’air…

– Aussi ai-je le droit de dire que c’est une malheureuse circonstance, Hurliguerly…

– Malheureuse, sans doute, et, à mon sens, y aurait-il à en tirer quelque avertissement…

– Lequel?

– C’est qu’il n’est pas permis de s’aventurer si loin dans ces régions, et m’est avis que le Créateur interdit à ses créatures de grimper au bout des pôles de la terre!

– Cependant ce bout n’est plus maintenant qu’à une soixantaine de milles…

– D’accord, monsieur Jeorling. Il est vrai, ces soixante milles, c’est comme s’il yen avait un millier, quand on n’a aucun moyen de les franchir… Et, si le lancement de la goélette ne réussit pas, nous voici condamnés à un hivernage dont ne voudraient même pas les ours polaires!»

Je ne répondis que par un hochement de tête, auquel ne put se méprendre Hurliguerly.

«Savez-vous à quoi je pense le plus souvent, monsieur Jeorling?… me demanda-t-il.

– A quoi pensez-vous, bosseman?…

– Aux Kerguelen, dont nous ne prenons guère le chemin! Certes, pendant la mauvaise saison, on y jouit d’un beau froid… Pas grande différence entre cet archipel-là et les îles situées sur les limites de la mer antarctique… Mais, enfin, on est à proximité du Cap, et s’il vous plaît d’aller vous y réchauffer les mollets, il n’y a point de banquise pour vous barrer le passage!… Tandis qu’ici, au milieu des glaces, c’est le diable pour en démarrer, et on ne sait jamais si l’on trouvera la porte ouverte…

– Je vous le répète, bosseman, sans ce dernier accident, tout serait terminé à présent d’une façon ou d’une autre. Nous aurions encore plus de six semaines pour sortir des mers australes. En somme, il est rare qu’un navire soit aussi mal pris que l’a été notre goélette, et c’est une véritable malchance, après avoir profité de circonstances si heureuses…

– Finies, ces circonstances, monsieur Jeorling, s’écria Hurliguerly, et je crains bien…

– Quoi… vous aussi, bosseman… vous que j’ai connu si confiant…

– La confiance, monsieur Jeorling, cela s’use tout comme le fond d’une culotte!… Que voulez-vous!… Lorsque je me compare à mon compère Atkins, installé dans sa bonne auberge, lorsque je songe au Cormoran-Vert, à la grande salle du bas, aux petites tables où l’on déguste le whisky et le gin avec un ami, alors que le poêle ronfle plus fort que ne crie la girouette sur le toit… eh bien, la comparaison n’est point à notre avantage, et, à mon avis, maître Atkins a peut-être mieux compris l’existence…

– Eh! vous le reverrez, ce digne Atkins, bosseman, et le Cormoran-Vert, et les Kerguelen!… Pour Dieu! ne vous laissez point aller au découragement!… Et si vous, un homme de bon sens et de résolution, désespérez déjà…

– Oh! s’il n’y avait que moi, monsieur Jeorling, ce ne serait que demi-mal!

– Est-ce que l’équipage?…

– Oui… et non… répliqua Hurliguerly, car j’en connais qui ne sont points satisfaits.

– Hearne a-t-il recommencé à récriminer et excite-t-il ses camarades?…

– Pas ouvertement du moins, monsieur Jeorling, et, depuis que je le surveille, je n’ai rien vu ni entendu. Il sait, d’ailleurs, ce qui l’attend, s’il remue la patte. Aussi je crois ne point faire erreur –, le finaud a-t-il changé ses amures. Et ce qui ne m’étonne guère de lui, m’étonne de notre maître-voilier Martin Holt…

– Que voulez-vous dire, bosseman?…

– Que tous deux paraissent être en bons termes !… Observez-les, Hearne recherche Martin Holt, cause souvent avec lui, et Martin Holt ne lui fait pas trop mauvaise mine.

– Martin Holt, je suppose, n’est pas homme à écouter les conseils de Hearne, répondis-je, ni à le suivre, s’il tentait de pousser l’équipage à la révolte…

– Non, sans doute, monsieur Jeorling… Cependant cela ne me plaît guère de les voir ensemble… Un particulier dangereux et sans conscience, ce Hearne, et dont Martin Holt ne se méfie peut-être pas assez!…

– Il a tort, bosseman.

– Et… tenez… savez-vous de quoi ils causaient, l’autre jour, dans une conversation dont il m’est arrivé quelques bribes à l’oreille?

– Je ne sais jamais les choses qu’après que vous me les avez dites, Hurliguerly.

– Eh bien, tandis qu’ils bavardaient sur le pont de l’Halbrane, je les ai entendus parler de Dirk Peters, et Hearne disait: «Il ne faut pas en vouloir au métis, maître Holt, de ce qu’il n’a jamais voulu répondre à vos avances ni recevoir vos remerciements… Si ce n’est qu’une sorte de brute, il possède un grand courage, et il l’a prouvé en vous tirant d’une mauvaise passe au péril de sa vie… Au surplus, n’oubliez pas qu’il faisait partie de l’équipage du Grampus, dont votre frère Ned, si je ne me trompe…»

– Il a dit cela, bosseman?… me suis-je écrié. Il a nommé le Grampus?…

– Oui… le Grampus.

– Et Ned Holt?…

– Précisément, monsieur Jeorling !

– Et qu’a répondu Martin Holt?…

– Il a répondu: «Mon malheureux frère, je ne sais même pas dans quelles conditions il a péri!… Est-ce pendant une révolte à bord? En brave qu’il était, il n’a pas dû trahir son capitaine, et peut-être a-t-il été massacré?…»

– Est-ce que Hearne a insisté, bosseman?…

– Oui… en ajoutant: «C’est chose triste pour vous, maître Holt!… Le capitaine du Grampus, à ce qu’on m’a raconté, fut abandonné dans un canot avec deux ou trois de ses hommes… et qui sait si votre frère n’était pas avec lui?»

– Et après ?…

– Après, monsieur Jeorling, il a ajouté: «Est-ce que vous n’avez pas eu l’idée de demander à Dirk Peters de vous enseigner?…

«– Si, une fois, répliqua Martin Holt, j’ai interrogé le métis là-dessus, et jamais je n’ai vu un homme dans un tel état d’accablement, répondant: Je ne sais pas… je ne sais pas… d’une voix si sourde que je pouvais à peine le comprendre, et il s’est sauvé en se cachant la «tête dans les mains…»

– C’est tout ce que vous avez entendu de cette conversation, bosseman ?…

– Tout, monsieur Jeorling, et elle m’a paru assez singulière pour que j’aie voulu vous mettre au courant.

– Et qu’en avez-vous conclu?

– Rien, si ce n’est que je regarde le sealing-master comme un coquin de la pire espèce, parfaitement capable de travailler en secret à quelque mauvais dessein, auquel il voudrait associer Martin Holt!»

En effet, que signifiait cette nouvelle attitude de Hearne?… Pourquoi cherchait-il à se lier avec Martin Holt, l’un des meilleurs de l’équipage?… Pourquoi lui rappelait-il ainsi les scènes du Grampus?… Est-ce que Hearne en savait à ce sujet plus long que les autres sur Dirk Peters et Ned Holt, – ce secret dont le métis et moi nous croyions être les seuls dépositaires?…

Cela ne laissa pas de me causer une sérieuse inquiétude. Toutefois, je me gardai d’en rien dire à Dirk Peters. S’il eût pu soupçonner que Hearne causait de ce qui s’était passé à bord du Grampus, s’il eût appris que ce coquin – comme l’appelait non sans raison Hurliguerly – ne cessait de parler de son frère Ned à Martin Holt, je ne sais trop ce qui serait arrivé!

En somme, et quelles que fussent les intentions de Hearne, il était regrettable que notre maître-voilier, sur lequel devait à bon droit compter le capitaine Len Guy, fût en liaison avec lui. Le sealing-master avait certainement ses raisons pour agir de la sorte… Lesquelles, je ne pouvais les deviner. Aussi, bien que l’équipage parût avoir abandonné toute idée de révolte, une sévère surveillance s’imposait, surtout à l’égard de Hearne.

Du reste, la situation allait prendre fin, – du moins en ce qui concernait la goélette.

Deux jours après, les travaux furent terminés. On avait achevé de réparer la coque et de creuser le lit de lancement jusqu’à la base de notre montagne flottante.

A cette époque, la glace étant légèrement ramollie à sa couche supérieure, ce dernier travail n’avait point exigé de grands efforts de pic et de pioche. Le lit contournait obliquement le flanc ouest de l’iceberg, de manière à n’offrir aucune pente trop raide. Avec des grelins de retenue convenablement disposés, le glissement, semblait-il, devait s’effectuer sans occasionner aucun dommage. Je craignais plutôt que le relèvement de la température ne rendît ce glissement moins facile sur le fond du lit.

Il va de soi que de la cargaison, la mâture, les ancres, les chaînes, rien n’avait été remis à bord. La coque étant déjà fort lourde, peu maniable, il importait de l’alléger autant que possible. Lorsque la goélette aurait retrouvé son élément, la réarmer serait l’affaire de quelques jours.

Dans l’après-midi du 28, les dernières dispositions furent prises. Il avait fallu étayer latéralement le lit en quelques endroits où la fusion de la glace s’accentuait. Puis, repos fut accordé à tout le monde à partir de quatre heures du soir. Le capitaine Len Guy fit alors distribuer double ration à ses hommes, et ils méritaient ce surcroît de whisky et de gin, car ils avaient rudement travaillé pendant cette semaine.

Je répète que tout ferment d’indiscipline paraissait avoir disparu, depuis que Hearne n’excitait plus ses camarades. L’équipage – tout entier, on peut le dire ne se préoccupait que de cette grosse opération du lancement. L’Halbrane à la mer, c’était le départ… c’était le retour!… Il est vrai, pour Dirk Peters comme pour moi, c’était le définitif abandon d’Arthur Pym!…

La température de cette nuit fut une des plus élevées que nous eussions éprouvées jusqu’alors. Le thermomètre marqua 53° (11° 67 c. sur zéro). Aussi, bien que le soleil commençât à se rapprocher de l’horizon, la glace fondait, et mille ruisseaux sinuaient de toutes parts.

Les plus matineux se réveillèrent dès quatre heures, et je fus du nombre. C’est à peine si j’avais dormi, et j’imagine que Dirk Peters, de son côté, n’avait pu trouver sommeil à la pensée désolante de revenir en arrière !…

L’opération du lancement devait commencer à dix heures. Tout en comptant avec les retards possibles, eu égard aux minutieuses précautions qu’il convenait de prendre, le capitaine Len Guy espérait qu’elle serait terminée avant la fin du jour. Personne ne doutait que, le soir venu, la goélette ne fût descendue au moins à la base de l’iceberg.

Il va de soi que nous devions tous prêter la main à cette difficile manœuvre. A chacun un poste était assigné auquel il devrait se tenir – les uns pour faciliter le glissement avec des rouleaux de bois, s’il le fallait aider –, les autres, au contraire, pour le modérer, en cas que la descente menaçât d’être trop rapide et qu’il y eût lieu de retenir la coque au moyen de grelins et d’aussi ères disposés à cet effet.

Le déjeuner fut terminé à neuf heures sous les tentes. Nos matelots, toujours confiants, ne purent s’empêcher de boire un dernier coup au succès de l’opération, et nous joignîmes nos hurrahs un peu prématurés aux leurs. Du reste, les mesures avaient été conçues avec tant de sagacité par le capitaine Len Guy et le lieutenant, que le lancement présentait de très sérieuses chances de réussite.

Enfin nous allions quitter le campement et gagner notre poste – quelques-uns des matelots s’y trouvaient déjà –, lorsque retentirent des cris de stupéfaction et d’épouvante…

Quel effrayant spectacle, et, si court qu’il ait été, quelle ineffaçable impression de terreur il a laissée dans nos âmes!

Un des énormes blocs, qui formaient le talus de la souille où gisait l’Halbrane, déséquilibré par la fusion de sa base, venait de dévaler et roulait en énormes bonds par-dessus les blocs…

Un instant après, la goélette, n’étant plus retenue, oscillait sur cette pente…

Il y avait à bord, sur le pont, à l’avant, deux hommes, Rogers et Gratian… En vain ces malheureux voulurent-ils sauter par-dessus les bastingages, ils n’en eurent pas le temps, et furent entraînés dans l’effroyable chute…

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Oui! j’ai vu cela!… j’ai vu la goélette se renverser, glisser d’abord sur son flanc gauche, écraser une des recrues, qui tarda trop à se jeter de côté, puis rebondir de blocs en blocs, et enfin se précipiter dans le vide… Une seconde après, défoncée, disloquée, le bordage ouvert, la membrure brisée, l’Halbrane s’engloutissait, en faisant rejaillir une énorme gerbe d’eau au pied de l’iceberg !…

 

 

Chapitre IX

Que faire?

 

ébétés… Oui! c’était de l’hébétement, après que la goélette, emportée comme la roche d’une avalanche, eut disparu dans l’abîme!… Il ne restait plus rien de notre Halbrane, – pas même une épave!… A cent pieds en l’air, il n’y avait qu’un instant, à cinq cents maintenant dans les profondeurs de la mer!… Oui! de l’hébétement, et qui ne nous permettait même pas de songer aux dangers de l’avenir… l’hébétement de gens qui ne peuvent en croire leurs yeux, comme on dit!…

Ce qui lui succéda, ce fut la prostration qui en était la conséquence naturelle. Il n’y eut pas un cri, pas un geste. Nous étions immobiles, les pieds cloués au sol de glace. Aucune expression ne pourrait rendre l’horreur de cette situation!

Quant au lieutenant Jem West, après que la goélette se fut abîmée sous les eaux, je vis une grosse larme tomber de ses yeux. Cette Halbrane qu’il aimait tant, maintenant anéantie! Oui! cet homme d’un caractère si énergique, pleura…

Trois des nôtres venaient de périr… et de quelle affreuse façon!… Rogers et Gratian, deux de nos plus fidèles matelots, je les avais vus tendant les bras éperdument, puis projetés par le rebondissement de la goélette, puis s’abîmant avec elle!… Et cet autre des Falklands, un Américain, écrasé au passage, et dont il ne restait plus qu’une masse informe qui gisait dans une mare de sang… C’étaient trois nouvelles victimes, depuis dix jours, à inscrire au nécrologe de cette funeste campagne!… Ah! la fortune, qui nous avait favorisés jusqu’à l’heure où l’Halbrane fut arrachée de son élément, nous frappait à présent de ses plus furieux coups!… Et, de tous, ce dernier n’était-il pas le plus rudement assené, et ne serait-il pas le coup de la mort?…

Le silence fut alors rompu par de tumultueux éclats de voix, des cris de désespoir, que justifiait cet irrémédiable malheur!… Et plus d’un se disait, sans doute, que mieux eût valu être à bord de l’Halbrane, tandis qu’elle rebondissait sur les flancs de l’iceberg!… Tout serait fini, comme pour Rogers et Gratian!… Cette expédition insensée aurait eu le seul dénouement que méritaient tant de témérités et tant d’imprudences.

Enfin l’instinct de la conservation remporta, et sinon Hearne, qui, à l’écart, affectait de se taire du moins ses camarades s’écrièrent-ils:

«Au canot… au canot!»

Ces malheureux ne se possédaient plus. L’épouvante les égarait. Ils venaient de s’élancer vers l’anfractuosité où notre unique embarcation, insuffisante pour tous, avait été mise à l’abri depuis le déchargement de la goélette.

Le capitaine Len Guy et Jem West se jetèrent hors du campement.

Je les rejoignis aussitôt, suivi du bosseman. Nous étions armés, et décidés à faire usage de nos armes. Ce canot, il fallait empêcher ces furieux de s’en emparer… Il n’était pas la propriété de quelques-uns… mais celle de tous !…

«Ici… matelots !… cria le capitaine Len Guy.

– Ici, répéta Jem West, ou feu sur le premier qui fera un pas de plus!»

Tous deux, la main tendue, les menaçaient de leurs pistolets. Le bosseman braquait son fusil sur eux… Je tenais ma carabine, prêt à l’épauler…

Ce fut en vain !… Ces affolés n’entendaient rien, ne voulaient rien entendre, et l’un d’eux, au moment où il franchissait le dernier bloc, tomba frappé par la balle du lieutenant. Ses mains ne purent se raccrocher au talus, et, glissant sur les revers glacés, il disparut dans l’abîme.

Était-ce donc le début d’un massacre?… D’autres allaient-ils se faire tuer à cette place?… Les anciens de l’équipage prendraient-ils parti pour les nouveaux?…

Je pus remarquer, en ce moment, que Hardie, Martin Holt, Francis, Burry, Stern, hésitaient à se ranger de notre côté, – alors que Hearne, immobile à quelques pas de là, se gardait de donner une marque d’encouragement aux révoltés.

Cependant, nous ne pouvions les laisser maîtres du canot, maîtres de le descendre, maîtres de s’y embarquer à dix ou douze, maîtres enfin de nous abandonner sur cet iceberg, et dans l’impossibilité de reprendre la mer… Et, comme au dernier degré de la terreur, inconscients du danger, sourds aux menaces, ils allaient atteindre l’embarcation, un second coup de feu, tiré par le bosseman, frappa un des matelots qui tomba raide mort, – le cœur traversé.

Un Américain et un Fuégien de moins à compter parmi les plus déterminés partisans du sealing-master !

Alors, devant le canot, surgit un homme.

C’était Dirk Peters, qui avait gravi la pente opposée. Le métis mit l’une de ses énormes mains sur l’étrave et de l’autre fit signe à ces furieux de s’éloigner.

Dirk Peters là, nous n’avions plus à faire usage de nos armes, et il suffisait, lui seul, à défendre l’embarcation.

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Et, en effet, comme cinq ou six des matelots s’avançaient, il marcha sur eux, il saisit le plus rapproché par la ceinture, il l’enleva, il l’envoya rouler à dix pas, et, ne pouvant se retenir à rien, ce malheureux eût rebondi jusqu’à la mer, si Hearne ne fût parvenu à le saisir au passage.

C’était déjà trop des deux tombés sous les balles!

Devant cette intervention du métis, la révolte s’apaisa soudain. D’ailleurs, nous arrivions près du canot, et avec nous, ceux de nos hommes dont l’hésitation n’avait pas duré.

N’importe! les autres nous étaient encore supérieurs en nombre.

Le capitaine Len Guy, la colère aux yeux, apparut suivi de Jem West, toujours impassible. La parole lui manqua pendant quelques instants; mais ses regards disaient tout ce que sa bouche ne pouvait dire. Enfin, d’une voix terrible:

«Je devrais vous traiter comme des malfaiteurs, s’écria-t-il, et pourtant je ne veux voir en vous que des égarés!… Ce canot n’est à personne, et il est à tous!… C’est maintenant notre unique moyen de salut, et vous avez voulu le voler… le voler lâchement!… Entendez bien ce que je vous répète une dernière fois!… Ce canot de l’Halbrane, c’est l’Halbrane elle-même!… J’en suis le capitaine, et malheur à celui de vous qui ne m’obéira pas!»

En jetant ces derniers mots, le capitaine Len Guy regardait Hearne, visé par cette phrase d’un coup direct. Au surplus, le sealing-master n’avait point figuré dans cette dernière scène, – ouvertement du moins. Toutefois, qu’il eût poussé ses camarades à s’emparer du canot, et qu’il eût la pensée de les y exciter encore, cela ne faisait doute pour personne.

«Au campement, dit le capitaine Len Guy, et toi, Dirk Peters, reste là.»

Pour toute réponse, le métis remua sa grosse tête de bas en haut et s’installa à son poste.

L’équipage revint au campement, sans la moindre résistance. Les uns s’étendirent sur leurs couchettes, les autres se dispersèrent aux alentours.

Hearne ne chercha point à les rejoindre ni à se rapprocher de Martin Holt.

A présent que les matelots étaient réduits au désoeuvrement, il n’y avait plus qu’à examiner cette situation très empirée et à imaginer les moyens d’en sortir.

Le capitaine Len Guy, le lieutenant, le bosseman, se réunirent en conseil, et je me joignis à eux.

Le capitaine Len Guy débuta en disant:

«Nous avons défendu notre canot, et nous continuerons à le défendre…

– Jusqu’à la mort! déclara Jem West.

– Qui sait, dis-je, si nous ne serons pas bientôt forcés d’y embarquer?…

– Dans ce cas, reprit le capitaine Len Guy, comme tous ne pourraient y prendre place, il y aurait nécessité de faire un choix. Le sort désignerait donc ceux qui devraient partir, et je ne demanderais pas à être traité autrement que les autres!

– Nous n’en sommes pas là, que diable! répondit le bosseman. L’iceberg est solide et il n’y a pas danger qu’il fonde avant l’hiver…

– Non… affirma Jem West, et cela n’est pas à craindre… Ce qu’il faut, c’est, tout en veillant sur le canot, de veiller aussi sur les vivres…

– Et il est heureux, ajouta Hurliguerly, que nous ayons mis notre cargaison en sûreté!… Pauvre et chère Halbrane!… Elle sera restée dans ces mers comme la Jane… sa sœur aînée!»

Oui, sans doute, et pour des causes différentes, pensai-je, l’une détruite par les sauvages de Tsalal, l’autre par l’une de ces catastrophes que nulle puissance humaine ne peut prévenir…

«Tu as raison, Jem, reprit le capitaine Len Guy, et nous saurons empêcher nos hommes de se livrer au pillage. Les vivres nous sont assurés pour plus d’une année, sans compter ce que fournira la pêche…

– Et il est d’autant plus nécessaire de veiller, capitaine, répondit le bosseman, que j’ai déjà vu rôder autour des fûts de whisky et de gin…

– Et de quoi ces malheureux ne seraient-ils pas capables dans les folies et les fureurs de l’ivresse! m’écriai-je.

– Je prendrai des mesures à ce sujet, répliqua le lieutenant.

– Mais, demandai-je alors, n’est-il pas à prévoir que nous soyons forcés d’hiverner sur cet iceberg?…

– Le Ciel nous garde d’une si terrible éventualité!… répliqua le capitaine Len Guy.

– Après tout, s’il le fallait, dit le bosseman, on s’en tirerait, monsieur Jeorling. Nous creuserions des abris dans la glace, de manière à supporter les rigueurs du froid polaire, et tant que nous aurions de quoi apaiser notre faim…»

En ce moment se représentèrent à mon esprit les abominables scènes dont le Grampus fut le théâtre et dans lesquelles Dirk Peters frappa Ned Holt, le frère de notre maître-voilier… En viendrions-nous jamais à de telles extrémités?…

Cependant, avant de procéder aux installations d’un hivernage pour sept à huit mois, est-ce que le mieux ne serait pas de quitter l’iceberg, si cela était possible?…

Ce fut sur ce point que j’appelai l’attention du capitaine Len Guy et de Jem West.

La réponse à cette question était difficile et elle fut précédée d’un long silence.

Enfin le capitaine Len Guy dit:

«Oui!… ce serait le meilleur parti, et si notre embarcation pouvait nous contenir tous avec les provisions nécessitées par un voyage qui durerait au moins de trois à quatre semaines, je n’hésiterais pas à reprendre dès maintenant la mer pour revenir vers le nord…

– Mais, fis-je observer, nous serions obligés de naviguer contre le vent et contre le courant, et c’est à peine si notre goélette eût pu y réussir… tandis qu’à continuer vers le sud…

– Vers le sud?… répéta le capitaine Len Guy, qui me regarda comme s’il eût voulu lire jusqu’au fond de ma pensée.

– Pourquoi pas?… répondis-je. Si l’iceberg n’eût point été arrêté dans sa marche, peut-être aurait-il dérivé jusqu’à quelque terre dans cette situation, et, ce qu’il aurait fait, le canot ne pourrait-il le faire?…»

Le capitaine Len Guy, secouant la tête, tandis que Jem West gardait le silence, ne répondit pas.

«Eh! notre iceberg finira bien par lever l’ancre! répliqua Hurliguerly. Il ne tient pas au fond comme les Falklands ou les Kerguelen!… Donc, le plus sûr est d’attendre, puisque le canot ne peut nous emmener à vingt-trois que nous sommes.

– Il n’est pas nécessaire de s’embarquer à vingt-trois, insistai-je. Il suffirait que cinq ou six de nous allassent en reconnaissance au large… pendant douze ou quinze milles… en se dirigeant vers le sud…

– Vers le sud?… répéta le capitaine Len Guy.

– Sans doute, capitaine, ajoutai-je. Vous ne l’ignorez pas, les géographes admettent volontiers que les régions antarctiques sont constituées par une calotte continentale…

– Les géographes n’en savent rien et n’en peuvent rien savoir, répondit froidement le lieutenant.

– Aussi, dis-je, est-il regrettable que nous ne tentions pas de résoudre cette question du continent polaire, puisque nous sommes si près…»

Je ne crus pas devoir insister davantage, en ce moment du moins.

Au surplus, renvoi de notre unique embarcation à la découverte présentait des dangers, soit que le courant l’entraînât trop loin, soit qu’elle ne nous retrouvât plus à cette place. En effet, si l’iceberg venait à se détacher du fond, à reprendre sa marche interrompue, que deviendraient les hommes embarqués dans le canot?…

Le malheur était que l’embarcation fût trop petite pour nous recevoir tous avec des provisions suffisantes. Or, des anciens du bord, il restait dix hommes, en comprenant Dirk Peters, des nouveaux, il en restait treize – soit en totalité vingt-trois. Eh bien, de onze à douze personnes, c’était le maximum de ce que notre canot pouvait porter. Donc, onze de nous auraient dû être abandonnés sur cet îlot de glace… ceux que le sort eût désignés?… Et ceux qu’il y laisserait, que deviendraient-ils ?…

A ce propos, pourtant, Hurliguerly fit une réflexion qui valait la peine d’être méditée:

«Après tout, dit-il, je ne sais si ceux qui embarqueraient seraient plus favorisés que ceux qui n’embarqueraient pas… J’en doute tellement que, pour mon compte, je laisserais volontiers ma place à qui la voudrait!»

Peut-être avait-il raison, le bosseman?… Mais, dans ma pensée, lorsque je demandais que le canot fût utilisé ce n’était que pour effectuer une reconnaissance au large de l’iceberg. Enfin, comme conclusion, on décida de prendre les dispositions en vue d’un hivernage, quand bien même notre montagne de glace devrait se remettre en dérive.

«Voilà qui sera dur à faire accepter de nos hommes! déclara Hurliguerly.

– Il faut ce qu’il faut, répliqua le lieutenant, et, dès aujourd’hui, à la besogne!»

Triste journée que celle-ci, pendant laquelle furent commencés les préparatifs.

A vrai dire, je ne vis que le cuisinier Endicott à se résigner sans récrimination. En nègre peu soucieux de l’avenir, très léger de caractère, frivole comme tous ceux de sa race, il se résignait facilement à son sort, et, cette résignation, c’est peut-être la vraie philosophie. D’ailleurs, lorsqu’il s’agissait de cuisiner, que ce fût ici ou là, peu lui importait, du moment que ses fourneaux étaient installés quelque part.

Et il dit à son ami le bosseman, avec son large sourire de moricaud:

«Heureusement, ma cuisine ne s’est pas en allée par le fond avec notre goélette, et vous verrez, Hurliguerly, si je ne vous fais pas des plats aussi bons qu’à bord de l’Halbrane – tant que les provisions ne manqueront pas, s’entend !…

– Eh! elles ne manqueront pas de sitôt, maître Endicott! répliqua le bosseman. Ce n’est pas la faim que nous avons à redouter, c’est le froid… un froid qui vous réduit à l’état de glaçon dès qu’on cesse un instant de battre la semelle… un froid qui vous fait craquer la peau et peter le crâne!… Si encore nous avions quelques centaines de tonnes de charbon… Mais, tout bien compté, il n’y en a que ce qu’il faut pour faire bouillir la chaudière…

– Et celui-là est sacré! s’écria Endicott. Défense d’y toucher !… La cuisine avant tout !…

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– Et voilà bien, satané négrino, pourquoi tu ne songes guère à te plaindre!… N’es-tu pas toujours sûr de te chauffer les pattes au feu de ton fourneau?…

– Que voulez-vous, bosseman, on est maître coq ou on ne l’est pas… Quand on l’est, on en profite, et je saurai bien vous garder une petite place devant ma grille…

– C’est bon… c’est bon… Endicott!… Chacun aura son tour… Pas de privilège, même pour un bosseman… Il n’y en a que pour toi, sous prétexte que tu es préposé aux manipulations de la soupe… Somme toute, mieux vaut n’avoir point à craindre la famine… Le froid, cela peut se combattre et se supporter… On creusera des trous dans l’iceberg… on s’y blottira… Et pourquoi n’habiterions-nous pas une demeure commune… une grotte qu’on se fabriquerait à coups de pioche?… Je me suis laissé dire que la glace conserve la chaleur… Eh bien, qu’elle conserve la nôtre, je ne lui en demande pas davantage!»

L’heure était venue de regagner le campement et de s’étendre sur les couchettes.

Dirk Peters, à son refus d’être relevé de faction, était resté à la garde du canot, et personne ne songea à lui disputer ce poste.

Le capitaine Len Guy et Jem West ne rentrèrent pas sous les tentes avant de s’être assurés que Hearne et ses camarades avaient repris leur place habituelle.

Je revins à mon tour, et me couchai.

Combien de temps avais-je dormi, je n’aurais pu le dire, ni quelle heure il était, lorsque je roulai sur le sol à la suite d’une violente secousse.

Que se passait-il donc? Était-ce une nouvelle culbute de l’iceberg?…

Nous fûmes tous debout en une seconde, puis hors des tentes en pleine clarté de cette nuit polaire…

Une autre masse flottante, d’énorme dimension, venait de heurter notre iceberg, qui avait «levé l’ancre» comme disent les marins, et dérivait vers le sud.

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