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Jules Verne

 

Aventures de trois Russes

et de trois Anglais 

dans l’Afrique australe

 

(Chapitre VI-X)

 

 

Illustrées de 53 vignettes par Férat, gravées par Pannemaker

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre VI

Où l’on achève de se connaître.

 

’escorte, commandée par le bushman, se composait de cent hommes. Ces indigènes étaient tous Bochjesmen, gens laborieux, peu irritables, peu querelleurs, capables de supporter de grandes fatigues physiques. Autrefois, avant l’arrivée des missionnaires, ces Bochjesmen, menteurs et inhospitaliers, ne recherchaient que le meurtre et le pillage, et profitaient habituellement du sommeil de leurs ennemis pour les massacrer. Les missionnaires ont en partie modifié ces mœurs barbares; mais cependant ces indigènes sont toujours plus ou moins pilleurs de fermes et enleveurs de bestiaux.

Dix chariots, semblables au véhicule que le bushman avait conduit aux chutes de Morgheda, formaient le matériel roulant de l’expédition. Deux de ces chariots, sortes de maisons ambulantes, offraient un certain confort, et devaient servir au campement des Européens. Le colonel Everest et ses compagnons étaient ainsi suivis d’une habitation en bois, au plancher sec, bien bâchée d’une toile imperméable, et garnie de diverses couchettes et d’ustensiles de toilette. Dans les lieux de campement, c’était autant de temps économisé pour dresser la tente, puisque la tente arrivait toute dressée.

Un de ces chariots était destiné au colonel Everest et à ses deux compatriotes, sir John Murray et William Emery. L’autre était habité par les Russes, Mathieu Strux, Nicolas Palander et Michel Zorn. Deux autres véhicules, disposés sur le même modèle, appartenaient, l’un aux cinq Anglais, et l’autre aux cinq Russes, qui formaient l’équipage du Queen and Tzar.

Il va sans dire que la coque et la machine de la chaloupe à vapeur, démontées par pièces et chargées sur un des chariots de l’expédition, suivaient les voyageurs à travers le désert africain. Les lacs sont nombreux à l’intérieur de ce continent. Quelques-uns pouvaient exister sur le parcours que choisirait la commission scientifique, et sa chaloupe lui rendrait alors de grands services.

Les autres chariots transportaient les instruments, les vivres, les colis des voyageurs, leurs armes, leurs munitions, les ustensiles nécessaires à la triangulation projetée, tels que pylônes portatifs, poteaux de signal, réverbères, chevalets nécessaires à la mesure de la base, et enfin les objets destinés aux cent hommes de l’escorte. Les vivres des Bochjesmen consistaient principalement en «biltongue», viande d’antilope, de buffle ou d’éléphant, découpée en longues lanières, qui, séchée au soleil ou soumise à l’action d’un feu lent, peut se conserver sous cette forme pendant des mois entiers. Ce mode de préparation économise l’emploi du sel, et il est fort suivi dans les régions où manque cet utile minéral. Quant au pain, les Bochjesmen comptaient le remplacer par divers fruits ou racines, les amandes de l’arachide, les bulbes de certaines espèces de mesembryanthèmes, tels que la figue indigène, des châtaignes, ou la moelle d’une variété de zamic, qui porte précisément le nom de «pain de cafre.» Ces aliments, empruntés au règne végétal, devaient être renouvelés sur la route. Quant à la nourriture animale, les chasseurs de la troupe, maniant avec une adresse remarquable leurs arcs en bois d’aloës et leurs assagaies, sortes de longues lances, devaient battre les forêts ou les plaines et ravitailler la caravane.

Six bœufs, originaires du Cap, longues jambes, épaules hautes, cornes grandes, étaient attelés au timon de chaque chariot avec des harnais de peaux de buffle. Ainsi traînés, ces lourds véhicules, grossiers échantillons du charronage primitif, ne devaient redouter ni les côtes ni les fondrières, et se déplacer sûrement, sinon rapidement, sur leurs roues massives.

Quant aux montures destinées au service des voyageurs, c’étaient de ces petits chevaux de race espagnole, noirs ou grisâtres de robe, qui furent importés au Cap des contrées de l’Amérique méridionale, bêtes douces et courageuses qui sont fort estimées. On comptait aussi dans la troupe à quatre pattes une demi-douzaine de «couaggas» domestiques, sortes d’ânes à jambes fines, à formes rebondies, dont le braiement rappelle l’aboiement du chien. Ces couaggas devaient servir pendant les expéditions partielles nécessitées par les opérations géodésiques, et transporter les instruments et ustensiles là où les lourds chariots n’auraient pu s’aventurer.

Par exception, le bushman montait avec une grâce et une adresse remarquable un animal magnifique qui excitait l’admiration de sir John Murray, fort connaisseur. C’était un zèbre dont le pelage, rayé de bandes brunes transversales, était d’une incomparable beauté. Ce zèbre mesurait quatre pieds au garrot, sept pieds de la bouche à la queue. Défiant, ombrageux par nature, il n’eût pas souffert d’autre cavalier que Mokoum, qui l’avait asservi à son usage.

Quelques chiens de cette espèce à demi sauvage, improprement désignés quelquefois sous le nom de «hyènes chasseresses», couraient sur les flancs de la caravane. Ils rappelaient par leurs formes et leurs longues oreilles, le braque européen.

Tel était l’ensemble de cette caravane, qui allait s’enfoncer dans les déserts de l’Afrique. Les bœufs s’avançaient tranquillement, guidés par le «jambox» de leurs conducteurs, qui les piquait au flanc, et c’était un spectacle curieux que celui de cette troupe se développant au long des collines dans son ordre de marche.

Où se dirigeait l’expédition après avoir quitté Lattakou?

«Allons droit devant nous,» avait dit le colonel Everest.

En effet, en ce moment, le colonel et Mathieu Strux ne pouvaient suivre une direction déterminée. Ce qu’ils cherchaient avant de commencer leurs opérations trigonométriques, c’était une vaste plaine, régulièrement aplanie, afin d’y établir la base du premier de ces triangles, dont le réseau devait couvrir la région australe de l’Afrique sur une étendue de plusieurs degrés.

Le colonel Everest expliqua au bushman ce dont il s’agissait. Avec l’aplomb d’un savant auquel toute cette langue scientifique est familière, le colonel parla au chasseur triangles, angles adjacents, base, mesure de méridienne, distances zénithales, etc. Le bushman le laissa dire pendant quelques instants; puis, l’interrompant dans un mouvement d’impatience:

«Colonel, répondit-il, je n’entends rien à vos angles, à vos bases, à vos méridiennes. Je ne comprends même en aucune façon ce que vous allez faire dans le désert africain. Mais, après tout, cela vous regarde. Qu’est-ce que vous me demandez? une belle et vaste plaine, bien droite, bien régulière? Eh bien, on va vous chercher cela.»

Et sur l’ordre de Mokoum, la caravane, qui venait de dépasser les collines de Lattakou, redescendit vers le sud-ouest. Cette direction la ramenait un peu plus au sud de la bourgade, c’est-à-dire vers cette région de la plaine arrosée par le Kuruman. Le bushman espérait trouver au niveau de cet affluent une plaine favorable aux projets du colonel.

Le chasseur prit, dès ce jour, l’habitude de se tenir en tête de la caravane. Sir John Murray, bien monté, ne le quittait pas, et, de temps en temps, une détonation apprenait à ses collègues que sir John faisait connaissance avec le gibier africain. Le colonel, lui, tout absorbé, se laissait mener par son cheval, et songeait à l’avenir d’une telle expédition, véritablement difficile à diriger au milieu de ces contrées sauvages. Mathieu Strux, tantôt à cheval, tantôt en chariot, suivant la nature du terrain, ne desserrait pas souvent les lèvres. Quant à Nicolas Palander, aussi mauvais cavalier qu’on peut l’être, il marchait le plus souvent à pied ou se confinait dans son véhicule, et là, il s’absorbait dans les plus profondes abstractions des hautes mathématiques.

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Si, pendant la nuit, William Emery et Michel Zorn occupaient leur chariot particulier, du moins, le jour les réunissait pendant la marche de la caravane. Ces deux jeunes gens se liaient chaque jour d’une plus étroite amitié que les incidents du voyage devaient cimenter encore. D’une étape à l’autre, ils chevauchaient ensemble, causant et discutant. Souvent ils s’éloignaient, tantôt s’écartant sur les flancs de l’expédition, tantôt la devançant de quelques milles, lorsque la plaine s’étendait à perte de vue devant leurs regards. Ils étaient libres alors, et comme perdus au milieu de cette sauvage nature. Comme ils causaient de tout, la science exceptée! Comme ils oubliaient les chiffres et les problèmes, les calculs et les observations. Ce n’étaient plus des astronomes, des contemplateurs de la voûte constellée, mais bien deux échappés de collége, heureux de traverser les forêts épaisses, de courir les plaines infinies, de respirer ce grand air tout chargé de pénétrantes senteurs. Ils riaient, oui, ils riaient comme de simples mortels, et non comme des gens graves, qui font leur société habituelle des comètes et autres sphéroïdes. S’ils ne riaient jamais de la science, ils souriaient quelquefois en songeant à ces austères savants qui ne sont pas de ce monde. Aucune méchanceté en tout ceci, d’ailleurs. C’étaient deux excellentes natures, expansives, aimables, dévouées, qui contrastaient singulièrement avec leurs chefs, plutôt raidis que raides, le colonel Everest et Mathieu Strux.

Et précisément ces deux savants étaient souvent l’objet de leurs remarques. William Emery, par son ami Michel Zorn, apprenait à les connaître.

«Oui, dit ce jour-là Michel Zorn, je les ai bien observés pendant notre traversée à bord de l’Augusta, et, je suis malheureusement forcé d’en convenir, ces deux hommes sont jaloux l’un de l’autre. Si le colonel Everest semble commander en chef notre expédition, mon cher William, Mathieu Strux n’en est pas moins son égal. Le gouvernement russe a établi nettement sa position. Nos deux chefs sont aussi impérieux l’un que l’autre. En outre, je vous le répète, il y a entre eux jalousie de savants, la pire de toutes les jalousies.

– Et celle qui a le moins raison d’être, répondit William Emery, car tout se tient dans le champ des découvertes, et chacun de nous tire profit des efforts de tous. Mais si vos remarques sont justes, et j’ai lieu de croire qu’elles le sont, mon cher Zorn, c’est une circonstance fâcheuse pour notre expédition. Il nous faut, en effet, une entente absolue pour qu’une opération aussi délicate réussisse.

– Sans doute, répondit Michel Zorn, et je crains bien que cette entente n’existe pas. Jugez un peu de notre désarroi, si chaque détail de l’opération, le choix de la base, la méthode de calculs, l’emplacement des stations, la vérification des chiffres, amène chaque fois une discussion nouvelle! Ou je me trompe fort, ou je prévois bien des chicanes, quand il s’agira de collationner nos doubles registres, et d’y porter des observations qui nous auront permis d’apprécier jusqu’à des quatre cents millièmes de toises1.

– Vous m’effrayez, mon cher Zorn, répondit William Emery. Il serait pénible, en effet, de s’être aventuré si loin et d’échouer faute de concorde dans une entreprise de ce genre. Dieu veuille que vos craintes ne se réalisent pas.

– Je le souhaite, William, répondit le jeune astronome russe; mais, je vous le répète, pendant la traversée, j’ai assisté à certaines discussions de méthodes scientifiques qui prouvent un entêtement inqualifiable chez le colonel Everest et son rival. Au fond, j’y sentais une misérable jalousie.

– Mais ces deux messieurs ne se quittent pas, fit observer William Emery. On ne les surprendrait pas l’un sans l’autre. Ils sont inséparables, plus inséparables que nous-mêmes.

– Oui, répondit Michel Zorn, ils ne se quittent pas, tant que le jour dure, mais ils n’échangent pas dix paroles. Ils se surveillent, ils s’épient. Si l’un ne parvient pas à annihiler l’autre, nous opérerons dans des conditions vraiment déplorables.

– Et selon vous, demanda William avec une certaine hésitation, auquel de ces deux savants souhaiteriez-vous…?

– Mon cher William, répondit Michel Zorn avec une grande franchise, j’accepterai loyalement pour chef celui des deux qui saura s’imposer comme tel. Dans cette question scientifique, n’apporte aucun préjugé, aucun amour-propre national. Mathieu Strux et le colonel Everest sont deux hommes remarquables. Ils se valent tous deux. L’Angleterre et la Russie doivent profiter également du résultat de leurs travaux. Il importe donc peu que ces travaux soient dirigés par un Anglais ou par un Russe. N’êtes-vous pas de mon avis?

– Absolument, mon cher Zorn, répondit William Emery. Ne nous laissons donc point distraire par des préjugés absurdes, et dans la limite de nos moyens, employons tous deux nos efforts au bien commun. Peut-être nous sera-t-il possible de détourner les coups que se porteront les deux adversaires. D’ailleurs votre compatriote, Nicolas Palander…

– Lui! répondit en riant Michel Zorn, il ne verra rien, il n’entendra rien, il ne comprendra rien. Il calculerait pour le compte de Theodoros, pourvu qu’il calculât. Il n’est ni Russe, ni Anglais, ni Prussien, ni Chinois! Ce n’est pas même un habitant du globe sublunaire. Il est Nicolas Palander, voilà tout.

– Je n’en dirai pas autant de mon compatriote, sir John Murray, répondit William Emery. Son Honneur est un personnage très-anglais, mais c’est aussi un chasseur déterminé, et il se lancera plus facilement sur les traces d’une girafe ou d’un éléphant que dans une discussion de méthodes scientifiques. Ne comptons donc que sur nous-mêmes, mon cher Zorn, pour amortir le contact incessant de nos chefs. Il est inutile d’ajouter que, quoi qu’il arrive, nous serons toujours franchement et loyalement unis.

– Toujours, quoi qu’il arrive!» répondit Michel Zorn, tendant la main à son ami William.

Cependant la caravane, guidée par le bushman, continuait à descendre vers les régions du sud-ouest. Pendant la journée du 4 mars, à midi, elle atteignit la base de ces longues collines boisées, qu’elle suivait depuis Lattakou. Le chasseur ne s’était pas trompé; il avait conduit l’expédition vers la plaine. Mais cette plaine, encore ondulée, ne pouvait se prêter aux premiers travaux de la triangulation. La marche en avant ne fut donc pas interrompue. Mokoum reprit la tête des cavaliers et des chariots, tandis que sir John Murray, William Emery et Michel Zorn poussaient une pointe en avant.

Vers la fin de la journée, toute la troupe atteignit une de ces stations occupées par les fermiers nomades, ces «boors» que la richesse des pâturages fixe pour quelques mois en certains lieux. Le colonel Everest et ses compagnons furent hospitalièrement accueillis par ce colon, un Hollandais, chef d’une nombreuse famille, qui, en retour de ses services, ne voulut accepter aucune espèce de dédommagement. Ce fermier était un de ces hommes courageux, sobres et travailleurs, dont le faible capital, intelligemment employé l’élevage des bœufs, des vaches et des chèvres, se change bientôt en une fortune. Quand le pâturage est épuisé, le fermier, comme un patriarche des anciens jours, cherche une source nouvelle, des prairies grasses, et reconstitue son campement dans d’autres conditions plus favorables.

Ce fermier indiqua très à propos au colonel Everest une large plaine, située à une distance de quinze milles, vaste étendue de terrain plat qui devait parfaitement convenir à des opérations géodésiques.

Le lendemain 5 mars, la caravane partit dès l’aube. On marcha toute la matinée. Aucun incident n’aurait varié la monotonie de cette promenade, si John Murray n’eût abattu d’une balle, à douze cents mètres, un curieux animal, à museau de bœuf, à longue queue blanche, et dont le front était armé de cornes pointues. C’était un gnou, un bœuf sauvage, qui fit entendre en tombant un gémissement sourd.

Le bushman fut émerveillé à voir la bête, frappée avec une telle précision malgré la distance, tomber morte du coup. Cet animal, haut de cinq pieds environ, fournit à l’ordinaire une notable quantité de chair excellente, si bien que les gnous furent spécialement recommandés aux chasseurs de la caravane.

Vers midi, l’emplacement désigné par le fermier était atteint. C’était une prairie sans limite vers le nord, et dont le sol ne présentait aucune dénivellation. On ne pouvait imaginer terrain plus favorable à la mesure d’une base. Aussi, le bushman, après avoir examiné l’endroit, revint vers le colonel Everest, et lui dit:

 

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«La plaine demandée, colonel.»

 

 

Chapitre VII

Une base de triangle.

 

’opération géodésique qu’allait entreprendre la commission était, on le sait, un travail de triangulation ayant pour but la mesure d’un arc de méridien. Or, la mesure d’un ou de plusieurs degrés, directement, au moyen de règles métalliques posées bout à bout, serait un travail absolument impraticable, au point de vue de l’exactitude mathématique. Aucun terrain, d’ailleurs, en aucun point du globe, ne serait assez uni sur un espace de plusieurs centaines de lieues, pour se prêter efficacement à l’exécution d’une opération aussi délicate. Fort heureusement, on peut procéder d’une façon plus rigoureuse, en partageant tout le terrain que doit traverser la ligne du méridien en un certain nombre de triangles «aériens», dont la détermination est relativement peu difficile.

Ces triangles s’obtiennent en visant au moyen d’instruments précis, le théodolite ou le cercle répétiteur, des signaux naturels ou artificiels, tels que clochers, tours, réverbères, poteaux. A chaque signal aboutit un triangle, dont les angles sont donnés par les instruments susdits avec une précision mathématique. En effet, un objet quelconque, – un clocher, le jour, un réverbère, la nuit, – peuvent être relevés avec une exactitude parfaite par un bon observateur qui les vise au moyen d’une lunette dont le champ est divisé par des fils d’un réticule. On obtient ainsi des triangles, dont les côtés mesurent souvent plusieurs milles de longueur. C’est de cette façon qu’Arago a joint la côte de Valence en Espagne aux îles Baléares par un immense triangle, dont l’un des côtés a quatre-vingt-deux mille cinq cent cinquante-cinq toises de longueur2.

Or, d’après un principe de géométrie, un triangle quelconque est entièrement «connu», quand on connaît un de ses côtés et deux de ses angles, car on peut conclure immédiatement la valeur du troisième angle et la longueur des deux autres côtés. Donc, en prenant pour base d’un nouveau triangle un côté des triangles déjà formés, et en mesurant les angles adjacents à cette base, on établira ainsi de nouveaux triangles qui seront successivement menés jusqu’à la limite de l’arc à mesurer. On a donc, par cette méthode, les longueurs de toutes les droites comprises dans le réseau de triangles, et par une série de calculs trigonométriques, on peut facilement déterminer la grandeur de l’arc du méridien qui traverse le réseau entre les deux stations terminales.

Il vient d’être dit qu’un triangle est entièrement connu, quand on connaît un de ses côtés et deux de ses angles. Or, ses angles on peut les obtenir exactement au moyen du théodolite ou du cercle répétiteur. Mais ce premier côté, – base de tout le système, – il faut d’abord «le mesurer directement sur le sol,» avec une précision extraordinaire, et c’est là le travail le plus délicat de toute triangulation.

Lorsque Delambre et Méchain mesurèrent la méridienne de France depuis Dunkerque jusqu’à Barcelone, ils prirent pour base de leur triangulation une direction rectiligne sur la route qui va de Melun à Lieusaint, dans le département de Seine-et-Marne. Cette base avait douze mille cent cinquante mètres, et il ne fallut pas moins de quarante-cinq jours pour la mesurer. Quels moyens ces savants employèrent-ils pour obtenir une exactitude mathématique, c’est ce qu’apprendra l’opération du colonel Everest et de Mathieu Strux, qui agirent comme avaient agi les deux astronomes français. On verra jusqu’à quel point la précision devait être portée.

Ce fut pendant cette journée du 5 mars que les premiers travaux géodésiques commencèrent au grand étonnement des Bochjesmen, qui n’y pouvaient rien comprendre. Mesurer la terre avec des règles longues de six pieds, placées bout à bout, cela paraissait au chasseur une plaisanterie de savants. En tout cas, il avait rempli son devoir. On lui avait demandé une plaine bien unie, et il avait fourni la plaine.

L’emplacement était bien choisi, en effet, pour la mesure directe d’une base. La plaine, revêtue d’un petit gazon sec et ras, s’étendait jusqu’aux limites de l’horizon suivant un plan nettement nivelé. Certainement les opérateurs de la route de Melun n’avaient pas été aussi favorisés. En arrière ondulait une ligne de collines qui formait l’extrême limite sud du désert de Kalahari. Au nord, l’infini. Vers l’est mouraient en pentes douces les versants de ces hauteurs qui composaient le plateau de Lattakou.

A l’ouest, la plaine, s’abaissant encore, devenait marécageuse, et s’imbibait d’une eau stagnante qui alimentait les affluents du Kuruman.

«Je pense, colonel Everest, dit Mathieu Strux, après avoir observé cette nappe herbeuse, je pense que lorsque notre base sera établie, nous pourrons fixer ici même le point terminal de la méridienne.

– Je penserai comme vous, monsieur Strux, répondit le colonel Everest, dès que nous aurons déterminé la longitude exacte de ce point. Il faut, en effet, reconnaître, en le reportant sur la carte, si cet arc de méridien ne rencontre pas sur son parcours des obstacles infranchissables qui pourraient arrêter l’opération géodésique.

– Je ne le crois pas, répondit l’astronome russe.

– Nous le verrons bien, répondit l’astronome anglais. Mesurons d’abord la base en cet endroit, puisqu’il se prête à cette opération, et nous déciderons ensuite s’il conviendra de la relier par une série de triangles auxiliaires au réseau des triangles que devra traverser l’arc du méridien.»

Cela décidé, on résolut de procéder sans retard à la mesure de la base. L’opération devait être longue, car les membres de la commission anglo-russe voulaient l’accomplir avec une exactitude rigoureuse. Il s’agissait de vaincre en précision les mesures géodésiques faites en France sur la base de Melun, mesures si parfaites cependant, qu’une nouvelle base, mesurée plus tard près de Perpignan, à l’extrémité sud de la triangulation, et destinée à la vérification des calculs exigés par tous les triangles, n’indiqua qu’une différence de onze pouces sur une distance de trois cent trente milles toises3, entre la mesure directement obtenue et la mesure seulement calculée.

Les ordres pour le campement furent alors donnés, et une sorte de village bochjesman, une espèce de kraal, s’improvisa dans la plaine. Les chariots furent disposés comme des maisons véritables, et la bourgade se divisa en quartier anglais et en quartier russe au-dessus desquels flottaient les pavillons nationaux. Au centre s’étendait une place commune. Au delà de la ligne circulaire des chariots paissaient les chevaux et les buffles sous la garde de leurs conducteurs, et pendant la nuit, on les faisait rentrer dans l’enceinte formée par les chariots, afin de les soustraire à la rapacité des fauves qui sont très-communs dans l’intérieur de l’Afrique australe.

Ce fut Mokoum qui se chargea d’organiser les chasses destinées au ravitaillement de la bourgade. Sir John Murray, dont la présence n’était pas indispensable pour la mesure de la base, s’occupa plus spécialement du service des vivres. Il importait, en effet, de ménager les viandes conservées, et de fournir quotidiennement à la caravane un ordinaire de venaison fraîche. Grâce à l’habileté de Mokoum, à sa pratique constante, et à l’adresse de ses compagnons, le gibier ne manqua pas. Les plaines et les collines furent battues dans un rayon de plusieurs milles autour du campement, et retentirent à toute heure des détonations des armes européennes.

Le 6 mars, les opérations géodésiques commencèrent. Les deux plus jeunes savants de la commission furent chargés des travaux préliminaires.

«En route, mon camarade, dit joyeusement Michel Zorn à William Emery, et que le Dieu de la précision nous soit en aide!»

La première opération consista à tracer sur le terrain, dans sa partie la plus plate et la plus unie, une direction rectiligne. La disposition du sol donna à cette droite l’orientation du sud-est au nord-ouest. Son rectilisme fut obtenu au moyen de piquets plantés en terre à une courte distance l’un de l’autre et qui formèrent autant de jalons. Michel Zorn, muni d’une lunette à réticule, vérifiait la pose de ces jalons et la reconnaissait exacte, lorsque le fil vertical du réticule partageait toutes leurs images focales en parties égales.

Cette direction rectiligne fut ainsi relevée pendant neuf milles environ, longueur présumée que les astronomes comptaient donner à leur base. Chaque piquet avait été muni à son sommet d’une mire qui devait faciliter le placement des règles métalliques. Ce travail demanda quelques jours pour être mené à bonne fin. Les deux jeunes gens l’accomplirent avec une scrupuleuse exactitude.

Il s’agissait alors de poser bout à bout les règles destinées à mesurer directement la base du premier triangle, opération qui peut paraître fort simple, mais qui demande, au contraire, des précautions infinies, et de laquelle dépend en grande partie le succès d’une triangulation.

Voici quelles furent les dispositions prises pour le placement des règles en question, qui vont être décrites plus bas.

Pendant la matinée du 10 mars, des socles en bois furent établis sur le sol, suivant la direction rectiligne déjà relevée. Ces socles, au nombre de douze, reposaient par leur partie inférieure sur trois vis de fer, dont le jeu n’était que de quelques pouces, qui les empêchaient de glisser et les maintenaient par leur adhérence dans une position invariable.

Sur ces socles, on disposa de petites pièces de bois parfaitement dressées, qui devaient supporter les règles, et les contenir dans de petites montures. Ces montures en fixaient la direction, sans gêner leur dilatation qui devait varier suivant la température et dont il importait de tenir compte dans l’opération.

Lorsque les douze socles eurent été fixés et recouverts des pièces de bois, le colonel Everest et Mathieu Strux s’occupèrent de la pose si délicate des règles, opération à laquelle prirent part les deux jeunes gens. Quant à Nicolas Palander, le crayon à la main, il était prêt à noter sur un double registre les chiffres qui lui seraient transmis.

Les règles employées étaient au nombre de six, et d’une longueur déterminée d’avance avec une précision absolue. Elles avaient été comparées à l’ancienne toise française, généralement adoptée pour les mesures géodésiques.

Ces règles étaient longues de deux toises, larges de six lignes sur une épaisseur d’une ligne. Le métal employé dans leur fabrication avait été le platine, métal inaltérable à l’air dans les circonstances habituelles, et complètement inoxydable, soit à froid, soit à chaud. Mais ces règles de platine devaient subir un allongement ou une diminution dont il fallait tenir compte, sous l’action variable de la température. On avait donc imaginé de les pourvoir chacune de leur propre thermomètre, – thermomètre métallique fondé sur la propriété qu’ont les métaux de se modifier inégalement sous l’influence de la chaleur. C’est pourquoi chacune de ces règles était recouverte d’une autre règle en cuivre, un peu inférieure en longueur. Un vernier4, disposé à l’extrémité de la règle de cuivre, indiquait exactement l’allongement relatif de ladite règle, ce qui permettait de déduire l’allongement absolu du platine. De plus, les variations du vernier avaient été calculées de telle sorte, que l’on pouvait évaluer une dilatation, si petite qu’elle fût, dans la règle de platine. On comprend donc avec quelle précision il était permis d’opérer. Ce vernier était, d’ailleurs, muni d’un microscope qui permettait d’estimer des quarts de cent millième de toise.

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Les règles furent donc disposées sur les pièces de bois, bout à bout, mais sans se toucher, car il fallait éviter le choc si léger qu’il fût, qui eût résulté d’un contact immédiat. Le colonel Everest et Mathieu Strux placèrent eux-mêmes la première règle sur la pièce de bois, dans la direction de la base. A cent toises de là, environ, au-dessus du premier piquet, on avait établi une mire, et comme les règles étaient armées de deux pointes verticales de fer implantées sur l’axe même, il devenait facile de les placer exactement dans la direction voulue. En effet, Emery et Zorn, s’étant portés en arrière, et se couchant sur le sol, examinèrent si les deux pointes de fer se projetaient bien sur le milieu de la mire. Cela fait, la bonne direction de la règle était assurée.

«Maintenant, dit le colonel Everest, il faut déterminer d’une façon précise le point de départ de notre opération, en portant un fil à plomb tangent à l’extrémité de la première règle. Aucune montagne n’exercera d’action sensible sur ce fil5, et de cette façon, il marquera exactement sur le sol l’extrémité de la base.

– Oui, répondit Mathieu Strux, à la condition, cependant, que nous tenions compte de la demi-épaisseur du fil au point de contact.

– Je l’entends bien ainsi,» répondit le colonel Everest.

Le point de départ fixé d’une façon précise, le travail continua. Mais il ne suffisait pas que la règle fût placée exactement dans la direction rectiligne de la base, il fallait encore tenir compte de son inclinaison par rapport à l’horizon.

«Nous n’avons pas la prétention, je pense, dit le colonel Everest, de placer cette règle dans une position parfaitement horizontale?

– Non, répondit Mathieu Strux, il suffira de relever avec un niveau l’angle que chaque règle fera avec l’horizon, et nous pourrons ainsi réduire la longueur mesurée avec la longueur véritable.»

Les deux savants étant d’accord, on procéda à ce relèvement au moyen d’un niveau spécialement construit à cet effet, formé d’une alidade mobile autour d’une charnière placée au sommet d’une équerre en bois. Un vernier indiquait l’inclinaison par la coïncidence de ses divisions avec celles d’une règle fixe portant un arc de dix degrés, divisé de cinq minutes en cinq minutes.

Le niveau fut appliqué sur la règle et le résultat fut reconnu. Au moment où Nicolas Palander allait l’inscrire sur son registre, après qu’il eut été successivement contrôlé par les deux savants, Mathieu Strux demanda que le niveau fût retourné bout à bout, de manière à lire la différence des deux arcs. Cette différence devenait alors le double de l’inclinaison cherchée, et le travail se trouvait alors contrôlé. Le conseil de l’astronome russe fut suivi depuis lors dans toutes les opérations de ce genre.

A ce moment, deux points importants étaient observés: la direction de la règle par rapport à la base, et l’angle qu’elle formait par rapport à l’horizon. Les chiffres résultant de cette observation furent consignés sur deux registres différents, et signés en marge par les membres de la commission anglo-russe.

Restaient deux observations non moins importantes à noter pour terminer le travail relatif à la première règle: d’abord sa variation thermométrique, puis l’évaluation exacte de la longueur mesurée par elle.

Pour la variation thermométrique, elle fut facilement indiquée par la comparaison des différences de longueur entre la règle de platine et la règle de cuivre. Le microscope, successivement observé par Mathieu Strux et le colonel Everest, donna le chiffre absolu de la variation de la règle de platine, variation qui fut inscrite sur le double registre, de manière à être réduite plus tard à la température de 16 degrés centigrades. Lorsque Nicolas Palander eut porté les chiffres obtenus, ces chiffres furent immédiatement collationnés par tous.

Il s’agissait alors de noter la longueur réellement mesurée. Pour obtenir ce résultat, il était nécessaire de placer la seconde règle sur la pièce de bois, à la suite de la première règle, en laissant un petit intervalle entre elles. Cette seconde règle fut disposée comme l’avait été la précédente, après qu’on eut scrupuleusement vérifié si les quatre pointes de fer étaient bien alignées avec le milieu de la mire.

Il ne restait donc plus qu’à mesurer l’intervalle laissé entre les deux règles. A l’extrémité de la première, et dans la partie que ne recouvrait point la règle de cuivre, se trouvait une petite languette de platine qui glissait à léger frottement entre deux coulisses. Le colonel Everest poussa cette languette, de manière à ce qu’elle vînt toucher la seconde règle. Comme ladite languette était divisée en dix millièmes de toise, et qu’un vernier inscrit sur une des coulisses et muni de son microscope donnait des cent millièmes, on put évaluer avec une certitude mathématique l’intervalle laissé à dessein entre les deux règles. Le chiffre fut aussitôt porté sur le double registre et immédiatement collationné.

Une autre précaution fut encore prise, sur l’avis de Michel Zorn, pour obtenir une évaluation plus rigoureuse. La règle de cuivre recouvrait la règle de platine. Il pouvait donc arriver que, sous l’influence des rayons solaires, le platine abrité s’échauffât plus lentement que le cuivre. Afin d’obvier à cette différence dans la variation thermométrique, on recouvrit les règles d’un petit toit élevé de quelques pouces, de manière à ne pas gêner les diverses observations. Seulement, quand, le soir ou le matin, les rayons solaires, obliquement dirigés, pénétraient sous le toit jusqu’aux règles, on tendait une toile du côté du soleil, de manière à en arrêter les rayons.

Telles furent les opérations qui furent conduites avec cette patience et cette minutie pendant plus d’un mois. Lorsque les quatre règles avaient été consécutivement posées et vérifiées au quadruple point de vue de la direction, de l’inclinaison, de la dilatation et de la longueur effective, on recommençait le travail avec la même régularité, en reportant les socles, les tréteaux et la première règle à la suite de la quatrième. Ces manœuvres exigeaient beaucoup de temps, malgré l’habileté des opérateurs. Ils ne mesuraient pas plus de deux cent vingt à deux cent trente toises par jour, et encore, par certains temps défavorables, lorsque le vent était trop violent et pouvait compromettre l’immobilité des appareils, on suspendait l’opération.

Chaque jour, lorsque le soir arrivait, environ trois quarts d’heure avant que le défaut de lumière eût rendu impossible la lecture des verniers, les savants suspendaient leur travail, et prenaient les précautions suivantes, afin de la recommencer le lendemain matin. La règle portant le numéro 1 était présentée d’une façon provisoire, et l’on marquait sur le sol le point où elle devait aboutir. A ce point, on faisait un trou dans lequel était enfoncé un pieu sur lequel une plaque de plomb était attachée. On replaçait alors la règle numéro 1 dans sa position définitive, après en avoir observé l’inclinaison, la variation thermométrique et la direction; on notait l’allongement mesuré par la règle numéro 4; puis, au moyen d’un fil à plomb tangent à l’extrémité antérieure de la règle numéro 1, on faisait une marque sur la plaque du piquet. Sur ce point, deux lignes se coupant à angle droit, l’une dans le sens de la base, l’autre dans le sens de la perpendiculaire, étaient tracées avec soin. Puis, la plaque de plomb ayant été recouverte d’une calotte de bois, le trou était rebouché et le pieu enterré jusqu’au lendemain. De la sorte, un accident quelconque pouvait déranger les appareils pendant la nuit, sans qu’il fût nécessaire de recommencer l’opération entièrement.

Le lendemain, la plaque étant découverte, on replaçait la première règle dans la même position que la veille, au moyen du fil à plomb, dont la pointe devait tomber exactement sur le point tracé par les deux lignes.

Telle fut la série des opérations qui furent poursuivies pendant trente-huit jours sur cette plaine si favorablement nivelée. Tous les chiffres furent écrits en double, vérifiés, collationnés, approuvés par tous les membres de la commission.

Peu de discussions se produisirent entre le colonel Everest et son collègue russe. Quelques chiffres, lus au vernier, et qui accusaient des quatre cents millièmes de toise, donnèrent lieu parfois à un échange de paroles aigres-douces. Mais la majorité étant appelée à se prononcer, son opinion faisait loi, et il fallait se courber devant elle.

Une seule question amena entre les deux rivaux des reparties plus que vives, qui nécessitèrent l’intervention de sir John Murray. Ce fut la question de la longueur à donner à la base du premier triangle. Il était certain que plus cette base serait longue, plus l’angle formant le sommet du premier triangle serait facile à mesurer puisqu’il serait plus ouvert. Cependant, cette longueur ne pouvait se prolonger indéfiniment. Le colonel Everest proposait une base longue de six mille toises, à peu près égale à la base directement mesurée sur la route de Melun. Mathieu Strux voulait prolonger cette mesure jusqu’à dix mille toises, puisque le terrain s’y prêtait.

Sur cette question, le colonel Everest se montra intraitable. Mathieu Strux semblait également décidé à ne pas céder. Après les arguments plus ou moins plausibles, les personnalités furent engagées. La question de nationalité menaça de surgir à un certain moment. Ce n’étaient plus deux savants, c’étaient un Anglais et un Russe en présence l’un de l’autre. Fort heureusement, ce débat fut arrêté par suite d’un mauvais temps qui dura quelques jours; les esprits se calmèrent et il fut décidé à la majorité que la mesure de la base serait définitivement arrêtée à huit mille mètres environ, ce qui partagea le différend par moitié.

Bref, l’opération fut menée à bien et conduite avec une extrême précision. Quant à la rigueur mathématique, on devait la contrôler plus tard, en mesurant une nouvelle base à l’extrémité septentrionale de la méridienne.

En somme, cette base, directement mesurée, donna comme résultat huit mille trente-sept toises et soixante-quinze centièmes, et sur elle allait s’appuyer la série des triangles dont le réseau devait couvrir l’Afrique australe sur un espace de plusieurs degrés.

 

 

Chapitre VIII

Le vingt-quatrième méridien.

 

a mesure de la base avait demandé un travail de trente-huit jours. Commencée le 6 mars, elle ne fut terminée que le 13 avril. Sans perdre un instant, les chefs de l’expédition résolurent d’entreprendre immédiatement la série des triangles.

Tout d’abord, il s’agit de relever la latitude du point sud auquel commencerait l’arc de méridien qu’il s’agissait de mesurer. Pareille opération devait être renouvelée au point terminal de l’arc dans le nord, et par la différence des latitudes on devait connaître le nombre de degrés de l’arc mesuré.

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Dès le 14 avril, les observations les plus précises furent faites dans le but de déterminer la latitude du lieu. Déjà, pendant les nuits précédentes, lorsque l’opération de la base était suspendue, William Emery et Michel Zorn avaient obtenu de nombreuses hauteurs d’étoiles au moyen d’un cercle répétiteur de Fortin. Ces jeunes gens avaient observé avec une précision telle, que la limite des écarts extrêmes des observations ne fut même pas de deux secondes sexagésimales, écarts dus probablement aux variétés des réfractions produites par le changement de figure des couches atmosphériques.

De ces observations si minutieusement répétées, on put déduire avec une approximation plus que suffisante la latitude du point austral de l’arc.

Cette latitude était, en degrés décimaux, de 27.951789.

La latitude ayant été ainsi obtenue, on calcula la longitude, et le point fut reporté sur une excellente carte de l’Afrique australe, établie sur une grande échelle. Cette carte reproduisait les découvertes géographiques faites récemment dans cette partie du continent africain, les routes des voyageurs ou naturalistes, tels que Livingstone, Anderson, Magyar, Baldwin, Vaillant, Burchell, Lichteinstein. Il s’agissait de choisir sur cette carte le méridien dont on devait mesurer un arc entre deux stations assez éloignées l’une de l’autre de plusieurs degrés. On comprend, en effet, que plus l’arc mesuré sera long, plus l’influence des erreurs possibles dans la détermination des latitudes sera atténuée. Celui qui s’étend de Dunkerque à Formentera comprenait près de dix degrés du méridien de Paris, soit exactement 9° 56’.

Or, dans la triangulation anglo-russe qui allait être entreprise, le choix du méridien devait être fait avec une extrême circonspection. Il fallait ne point se heurter à des obstacles naturels, tels que montagnes infranchissables, vastes étendues d’eau, qui eussent arrêté la marche des observateurs. Fort heureusement, cette portion de l’Afrique australe semblait se prêter merveilleusement à une opération de ce genre. Les soulèvements du sol s’y tenaient dans une proportion modeste. Les cours d’eau étaient peu nombreux et facilement praticables. On pouvait se heurter à des dangers, non à des obstacles.

Cette partie de l’Afrique australe est occupée, en effet, par le désert de Kalahari, vaste terrain qui s’étend depuis la rivière d’Orange jusqu’au lac Ngami, entre le vingtième et le vingt-neuvième parallèle méridionaux. Sa largeur comprend l’espace contenu entre l’Atlantique à l’ouest, et le vingt-cinquième méridien à l’est de Greenwich. C’est sur ce méridien que s’éleva, en 1849, le docteur Livingstone, en suivant la limite orientale du désert, lorsqu’il s’avança jusqu’au lac Ngami et aux chutes de Zambèse. Quant au désert lui-même, il ne mérite point ce nom à proprement parler. Ce ne sont plus les plaines du Sahara, comme on serait tenté de le croire, plaines sablonneuses, dépourvues de végétation, que leur aridité rend à peu près infranchissables. Le Kalahari produit une grande quantité de plantes; son sol est recouvert d’herbes abondantes; il possède des fourrés épais et des forêts de grands arbres; les animaux y pullulent, gibier sauvage et fauves redoutables, il est habité ou parcouru par des tribus sédentaires ou nomades de Bushmen et de Bakalaharis. Mais l’eau manque à ce désert pendant la plus grande partie de l’année. les nombreux lits de rios qui le coupent sont alors desséchés, et la sécheresse du sol est le véritable obstacle à l’exploration de cette partie de l’Afrique. Toutefois, à cette époque, la saison des pluies venait à peine de finir, et on pouvait encore compter sur d’importantes réserves d’eau stagnante, conservée dans les mares, les étangs ou les ruisseaux.

Tels furent les renseignements donnés par le chasseur Mokoum. Il connaissait ce Kalahari pour l’avoir mainte fois fréquenté, soit comme chasseur pour son propre compte, soit comme guide attaché à quelque exploration géographique. Le colonel Everest et Mathieu Strux furent d’accord sur ce point, que ce vaste emplacement présentait toutes les conditions favorables à une bonne triangulation.

 Restait à choisir le méridien sur lequel on devait mesurer un arc de plusieurs degrés. Ce méridien pourrait-il être pris à l’une des extrémités de la base, ce qui éviterait de relier cette base à un autre point du Kalahari par une série de triangles auxiliaires?6

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Cette circonstance fut soigneusement examinée, et après discussion, on reconnut que l’extrémité sud de la base pouvait servir de point de départ. Ce méridien était le vingt-quatrième à l’est de Greenwich: il se prolongeait sur un espace d’au moins sept degrés, du vingtième au vingt-septième sans rencontrer d’obstacles naturels, ou tout au moins, la carte n’en signalait aucun. Vers le nord seulement, il traversait le lac Ngami dans sa portion orientale, mais ce n’était point là un empêchement insurmontable, et Arago avait éprouvé des difficultés bien autrement grandes, lorsqu’il joignit géodésiquement la côte d’Espagne aux îles Baléares.

Il fut donc décidé que l’arc à mesurer serait pris sur le vingt-quatrième méridien, qui, prolongé en Europe, donnerait la facilité de mesurer un arc septentrional sur le territoire même de l’empire russe.

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Les opérations commencèrent aussitôt, et les astronomes s’occupèrent de choisir la station à laquelle devait aboutir le sommet du premier triangle, qui aurait pour base la base mesurée directement.

La première station fut choisie vers la droite de la méridienne. C’était un arbre isolé, situé à une distance de dix milles environ, sur une extumescence du sol. Il était parfaitement visible, et de l’extrémité sud-est de la base et de son extrémité nord-ouest, points auxquels le colonel Everest fit élever deux pylones. Son sommet effilé permettait de le relever avec une extrême précision.

Les astronomes s’occupèrent d’abord de mesurer l’angle que faisait cet arbre avec l’extrémité sud-est de la base. Cet angle fut mesuré au moyen d’un cercle répétiteur de Borda, disposé pour les observations géodésiques. Les deux lunettes de l’instrument étaient placées de telle façon que leurs axes optiques fussent exactement dans le plan du cercle; l’une visait l’extrémité nord-ouest de la base, et l’autre, l’arbre isolé choisi dans le nord-est; elles indiquaient ainsi par leur écartement, la distance angulaire qui séparait ces deux stations. Inutile d’ajouter que cet admirable instrument, construit avec une extrême perfection, permettait aux observateurs de diminuer autant qu’ils le voulaient les erreurs d’observation. Et en effet, par la méthode de la répétition, ces erreurs, quand les répétitions sont nombreuses, tendent à se compenser et à se détruire mutuellement. Quant aux verniers, aux niveaux, aux fils à plomb destinés à assurer la pose régulière de l’appareil, ils ne laissaient rien à désirer. La commission anglo-russe possédait quatre cercles répétiteurs. Deux devaient servir aux observations géodésiques, tels que le relèvement des angles qui devaient être mesurés; les deux autres, dont les cercles étaient placés dans une position verticale, permettaient, au moyen d’horizons artificiels, d’obtenir des distances zénithales, et par conséquent de calculer, même dans une seule nuit, la latitude d’une station avec l’approximation d’une petite fraction de seconde. En effet, dans cette grande opération de triangulation, il fallait non-seulement obtenir la valeur des angles qui formaient les triangles géodésiques, mais aussi mesurer à de certains intervalles la hauteur méridienne des étoiles, hauteur égale à la latitude de chaque station.

Le travail fut commencé dans la journée du 14 avril. Le colonel Everest, Michel Zorn et Nicolas Palander calculèrent l’angle que extrémité sud-est de la base faisait avec l’arbre, tandis que Mathieu Strux, William Emery et sir John Murray, se portant à extrémité nord-ouest, mesurèrent l’angle que cette extrémité faisait avec le même arbre.

Pendant ce temps, le camp était levé, les bœufs étaient attelés, et la caravane, sous la direction du bushman, se dirigeait vers la première station qui devait servir de lieu de halte. Deux caamas et leurs conducteurs, affectés au transport des instruments, accompagnaient les observateurs.

Le temps était assez clair et se prêtait à l’opération. Il avait été décidé, d’ailleurs, que si l’atmosphère venait à gêner les relèvements, les observations seraient faites pendant la nuit au moyen de réverbères ou de lampes électriques, dont la commission était munie.

Pendant cette première journée, les deux angles ayant été mesurés, le résultat des mesures fut porté sur le double registre, après avoir été soigneusement collationné. Lorsque le soir arriva, tous les astronomes étaient réunis avec la caravane autour de l’arbre qui avait servi de mire.

C’était un énorme baobab dont la circonférence mesurait plus de quatre-vingts pieds.7 Son écorce, couleur de syénite, lui donnait un aspect particulier. Sous l’immense ramure de ce géant, peuplé d’un monde d’écureuils très-friands de ses fruits ovoïdes à pulpes planches, toute la caravane put trouver place, et le repas fut préparé pour les Européens par le cuisinier de la chaloupe, auquel la venaison ne manqua pas. Les chasseurs de la troupe avaient battu les environs et tué un certain nombre d’antilopes. Bientôt, l’odeur des grillades fumantes emplit l’atmosphère et sollicita l’appétit des observateurs qui n’avait pas besoin d’être excité.

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Après ce repas réconfortant, les astronomes se retirèrent dans leur chariot spécial, tandis que Mokoum établissait des sentinelles sur la lisière du campement. De grands feux, dont les branches mortes du gigantesque baobab firent les frais, demeurèrent allumés toute la nuit, et contribuèrent à tenir à une respectueuse distance les bêtes fauves qu’attirait l’odeur de la chair saignante.

Cependant, après deux heures de sommeil, Michel Zorn et William Emery se relevèrent. Leur travail d’observateurs n’était pas terminé. Ils voulaient calculer la latitude de cette station par l’observation de hauteurs d’étoiles. Tous les deux, sans se soucier des fatigues du jour, ils s’installèrent aux lunettes de leur instrument, et tandis que le rire des hyènes et le rugissement des lions retentissaient dans la sombre plaine, ils déterminèrent rigoureusement le déplacement que le zénith avait subi en passant de la première station à la seconde.

 

 

Chapitre IX

Un kraal.

 

e lendemain, 25 avril, les opérations géodésiques furent continuées sans interruption. L’angle que faisait la station du baobab avec les deux extrémités de la base indiquées par les pylônes fut mesuré avec précision. Ce nouveau relèvement permettait de contrôler le premier triangle. Puis, cela fait, deux autres stations furent choisies à droite et à gauche de la méridienne8, l’une formée par un monticule très-apparent qui s’élevait à six milles dans la plaine, l’autre jalonnée au moyen d’un poteau indicateur à une distance de sept milles environ.

La triangulation se poursuivit ainsi sans encombre pendant un mois. Au 15 mai, les observateurs s’étaient élevés d’un degré vers le nord, après avoir construit géodésiquement sept triangles.

Le colonel Everest et Mathieu Strux, pendant cette première série d’opérations, s’étaient rarement trouvés en rapport l’un avec l’autre. On a vu que dans la distribution du travail et pour le contrôle même des mesures, les deux savants étaient séparés. Ils opéraient quotidiennement en des stations distantes de plusieurs milles, et cette distance était une garantie contre toute dispute d’amour-propre. Le soir venu, chacun rentrait au campement et regagnait son habitation particulière. Quelques discussions, il est vrai, s’élevèrent à plusieurs reprises sur le choix des stations qui devait être décidé en commun; mais elles n’amenèrent pas d’altercations sérieuses. Michel Zorn et son ami William pouvaient donc espérer, que, grâce à la séparation des deux rivaux, les opérations géodésiques se poursuivraient sans amener un éclat regrettable.

Ce 15 mai, les observateurs, ainsi que cela a été dit, s’étant élevés d’un degré depuis le point austral de la méridienne, se trouvaient sur le parallèle de Lattakou. La bourgade africaine était située à trente-cinq milles dans l’est de leur station.

Un vaste kraal avait été récemment établi en cet endroit. C’était un lieu de halte tout indiqué, et sur la proposition de sir John Murray, il fut décidé que l’expédition s’y reposerait pendant quelques jours. Michel Zorn et William Emery devaient profiter de ce temps d’arrêt pour prendre des hauteurs du soleil. Durant cette halte, Nicolas Palander s’occuperait des réductions à faire dans les mesures, pour les différences de niveau des mires, de manière à ramener toutes ces mesures au niveau de la mer. Quant à sir John Murray, il voulait se délasser de ses observations scientifiques, en étudiant, à coups de fusil, la faune de cette région.

Les indigènes de l’Afrique australe appellent «kraal,» une sorte de village mobile, de bourgade ambulante qui se transporte d’un pâturage à un autre. C’est un enclos, composé d’une trentaine d’habitations environ, et que peuplent plusieurs centaines d’habitants.

Le kraal, atteint par l’expédition anglo-russe, formait une importante agglomération de huttes, circulairement disposées sur les rives d’un ruisseau, affluent du Kuruman. Ces huttes, faites de nattes appliquées sur des montants en bois, nattes tissues de joncs et imperméables, ressemblaient à des ruches basses, dont l’entrée, fermée d’une peau, obligeait l’habitant ou le visiteur à ramper sur les genoux. Par cette unique ouverture sortait en tourbillons l’âcre fumée du foyer intérieur, qui devait rendre l’habitabilité de ces huttes fort problématique pour tout autre qu’un Bochjesman ou un Hottentot.

A l’arrivée de la caravane, toute cette population fut en mouvement. Les chiens, attachés à la garde de chaque cabane, aboyèrent avec fureur. Les guerriers du village, armés d’assagaies, de couteaux, de massues, et protégés sous leur bouclier de cuir, se portèrent en avant. Leur nombre pouvait être estimé à deux cents, et indiquait l’importance de ce kraal qui ne devait pas compter moins de soixante à quatre-vingts maisons; enfermées dans une haie palissadée et garnie d’agaves épineuses longues de cinq à six pieds, ces cases étaient à l’abri des animaux féroces.

Cependant, les dispositions belliqueuses des indigènes s’effacèrent promptement, dès que le chasseur Mokoum eut dit quelques mots à l’un des chefs du kraal. La caravane obtint la permission de camper près des palissades, sur les rives mêmes du ruisseau. Les Bochjesmen ne songèrent même pas à lui disputer sa part des paturages qui s’étendaient de part et d’autre sur une distance de plusieurs milles. Les chevaux, les bœufs et autres ruminants de l’expédition pouvaient s’y nourrir abondamment sans causer aucun préjudice à la bourgade ambulante.

Aussitôt, sous les ordres et la direction du bushman, le campement fut organisé suivant la méthode habituelle. Les chariots se groupèrent circulairement, et chacun vaqua à ses propres occupations.

Sir John Murray, laissant alors ses compagnons à leurs calculs et à leurs observations scientifiques, partit, sans perdre une heure, en compagnie de Mokoum. Le chasseur anglais montait son cheval ordinaire, et Mokoum, son zèbre domestique. Trois chiens suivaient en gambadant. Sir John Murray et Mokoum étaient armés chacun d’une carabine de chasse, à balle explosive, ce qui dénotait de leur part l’intention de s’attaquer aux fauves de la contrée.

Les deux chasseurs se dirigèrent dans le nord-est, vers une région boisée, située à une distance de quelques milles du kraal. Tous deux chevauchaient l’un près de l’autre et causaient.

«J’espère, maître Mokoum, dit sir John Murray, que vous tiendrez ici la promesse que vous m’avez faite aux chutes de Morgheda, de me conduire au milieu de la contrée la plus giboyeuse du monde. Mais sachez bien que je ne suis pas venu dans l’Afrique australe pour tirer des lièvres ou forcer des renards. Nous avons cela dans nos highlands de l’Écosse. Avant une heure, je veux avoir jeté à terre…

– Avant une heure! répondit le bushman. Votre Honneur me permettra de lui dire que c’est aller un peu vite, et qu’avant tout, il faut être patient. Moi, je ne suis patient qu’à la chasse, et je rachète dans ces circonstances toutes les autres impatiences de ma vie. Ignorez-vous donc, sir John, que chasser la grosse bête, c’est toute une science, qu’il faut apprendre soigneusement le pays, connaître les mœurs des animaux, étudier leurs passages, puis, les tourner pendant de longues heures de façon à les approcher sous le vent? Savez-vous qu’il ne faut se permettre ni un cri intempestif, ni un faux pas bruyant, ni un coup d’œil indiscret! Moi, je suis resté des journées entières à guetter un buffle ou un gemsbok, et quand après trente-six heures de ruses, de patience, j’avais abattu la bête, je ne croyais pas avoir perdu mon temps.

– Fort bien, mon ami, répondit sir John Murray, je mettrai à votre service autant de patience que vous en demanderez: mais n’oublions pas que cette halte ne durera que trois ou quatre jours, et qu’il ne faut perdre ni une heure ni une minute!

– C’est une considération, répondit le bushman d’un ton si calme que William Emery n’aurait pu reconnaître son compagnon de voyage au fleuve Orange, c’est une considération. Nous tuerons ce qui se présentera, sir John, nous ne choisirons pas. Antilope ou daim, gnou ou gazelle, tout sera bon pour des chasseurs si pressés!

– Antilope ou gazelle! s’écria sir John Murray, je n’en demande pas tant pour mon début sur la terre africaine. Mais qu’espérez-vous donc m’offrir, mon brave bushman?»

Le chasseur regarda son compagnon d’un air singulier, puis, d’un ton ironique:

«Du moment que Votre Honneur se déclarera satisfait, répondit-il, je n’aurai plus rien à dire. Je croyais qu’il ne me tiendrait pas quitte à moins d’une couple de rhinocéros ou d’une paire d’éléphants?

– Chasseur, répliqua sir John Murray, j’irai où vous me conduirez. Je tuerai ce que vous me direz de tuer. Ainsi, en avant, et ne perdons pas notre temps en paroles inutiles.»

Les chevaux furent mis au petit galop, et les deux chasseurs s’avancèrent rapidement vers la forêt.

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La plaine qu’ils traversaient remontait en pente douce vers le nord-est. Elle était semée çà et là de buissons innombrables, alors en pleine floraison, et desquels s’écoulait une résine visqueuse, transparente, parfumée, dont les colons font un baume pour les blessures. Par bouquets pittoresquement groupés s’élevaient des «nwanas,» sortes de figuiers-sycomores, dont le tronc, nu jusqu’à une hauteur de trente à quarante pieds, supportait un vaste parasol de verdure. Dans cet épais feuillage caquetait un monde de perroquets criards, très-empressés à becqueter les figues aigrelettes du sycomore. Plus loin, c’étaient des mimosas à grappes jaunes, des «arbres d’argent» qui secouaient leurs touffes soyeuses, des aloës aux longs épis d’un rouge vif, qu’on eût pris pour des arborescences coralligènes arrachées du fond des mers. Le sol, émaillé de charmantes amaryllis à feuillage bleuâtre, se prêtait à la marche rapide des chevaux. Moins d’une heure après avoir quitté le kraal, sir John Murray et Mokoum arrivaient à la lisière de la forêt. C’était une haute futaie d’acacias qui s’étendait sur un espace de plusieurs milles carrés. Ces arbres innombrables, confusément plantés, enchevêtraient leurs ramures, et ne laissaient pas les rayons du soleil arriver jusqu’au sol, embarrassé d’épines et de longues herbes. Cependant le zèbre de Mokoum et le cheval de sir John n’hésitèrent pas à s’aventurer sous cette épaisse voûte et se frayèrent un chemin entre les troncs irrégulièrement espacés. Çà et là, quelques larges clairières se développaient au milieu du taillis, et les chasseurs s’y arrêtaient pour observer les fourrés environnants.

Il faut dire que cette première journée ne fut pas favorable à Son Honneur. En vain son compagnon et lui parcoururent-ils une vaste portion de la forêt. Aucun échantillon de la faune africaine ne se dérangea pour les recevoir, et sir John songea plus d’une fois à ses plaines écossaises sur lesquelles un coup de fusil ne se faisait pas attendre. Peut-être le voisinage du kraal avait-il contribué à éloigner le gibier soupçonneux. Quant à Mokoum, il ne montrait ni surprise, ni dépit. Pour lui cette chasse n’était pas une chasse, mais une course précipitée à travers la forêt.

Vers six heures du soir, il fallut songer à revenir au camp. Sir John Murray était très-vexé, sans vouloir en convenir: un chasseur émérite revenir «bredouille!» jamais! Il se promit donc de tirer le premier animal, quel qu’il fût, oiseau ou quadrupède, gibier ou fauve, qui passerait à portée de son fusil.

Le sort sembla le favoriser. Les deux chasseurs ne se trouvaient pas à trois milles du kraal, quand un rongeur, de cette espèce africaine désignée sous le nom de «lepus rupestris,» un lièvre en un mot, s’élança d’un buisson à cent cinquante pas de sir John. Sir John n’hésita pas, et envoya à l’inoffensif animal une balle de sa carabine.

Le bushman poussa un cri d’indignation. Une balle à un simple lièvre dont on aurait eu raison avec «du six!» Mais le chasseur anglais tenait à son rongeur, et il courut au galop vers l’endroit où la bête avait dû tomber.

Course inutile! De ce lièvre nulle trace; un peu de sang sur le sol, mais pas un poil. Sir John cherchait sous les buissons, parmi les touffes d’herbe. Les chiens furetaient vainement à travers les broussailles.

«Je l’ai pourtant touché! s’écriait sir John.

– Trop touché! répondit tranquillement le bushman. Quand on tire un lièvre avec une balle explosive, il serait étonnant qu’on en retrouvât une parcelle!»

Et en effet, le lièvre s’était dispersé en morceaux impalpables! Son Honneur, absolument dépité, remonta sur son cheval, et, sans ajouter un mot, il regagna le campement.

Le lendemain, le bushman s’attendait à ce que sir John Murray lui fit de nouvelles propositions de chasse. Mais l’Anglais, très-éprouvé dans son amour-propre, évita de se rencontrer avec Mokoum. Il parut oublier tout projet cynégétique, et s’occupa de vérifier les instruments et de faire des observations. Puis, par délassement, il visita le kraal bochjesman, regardant les hommes s’exercer au maniement de l’arc, ou jouer du «gorah,» sorte d’instrument composé d’un boyau tendu sur un arc, et que l’artiste met en vibration en soufflant à travers une plume d’autruche. Pendant ce temps, les femmes vaquaient aux travaux du ménage, en fumant le «matokouané,» c’est-à-dire la plante malsaine du chanvre, distraction partagée par le plus grand nombre des indigènes. Suivant l’observation de certains voyageurs cette inhalation du chanvre augmente la force physique au détriment de l’énergie morale. Et, en effet, plusieurs de ces Bochjesmen paraissaient comme hébétés par l’ivresse du matokouané.

Le lendemain, 17 mai, sir John Murray, au petit jour, fut réveillé par cette simple phrase prononcée à son oreille:

«Je crois, Votre Honneur, que nous serons plus heureux aujourd’hui. Mais ne tirons plus les lièvres avec des obusiers de montagnes!»

Sir John Murray ne broncha pas en entendant cette recommandation ironique, et il se déclara prêt à partir. Les deux chasseurs s’éloignèrent de quelques milles sur la gauche du campement, avant même que leurs compagnons ne fussent éveillés. Sir John portait cette fois un simple fusil, arme admirable de F. Goldwin, et véritablement plus convenable pour une simple chasse au daim ou à l’antilope, que la terrible carabine. Il est vrai que les pachydermes et les carnivores pouvaient se rencontrer par la plaine. Mais sir John avait sur le cœur «l’explosion» du lièvre, et il eût mieux aimé tirer un lion avec de la grenaille que de recommencer un pareil coup sans précédent dans les annales du sport.

Ce jour-là, ainsi que l’avait prévu Mokoum, la fortune favorisa les deux chasseurs. Ils abattirent un couple «d’harrisbucks,» sortes d’antilopes noires, très-rares et difficiles à tuer. C’étaient de charmantes bêtes, hautes de quatre pieds, aux longues cornes divergentes et élégamment arrondies en forme de cimeterre. Leur muffle était aminci et comprimé latéralement, leur sabot noir, leur poil serré et doux, leurs oreilles étroites et pointues. Leur ventre et leur face, blancs comme la neige, contrastaient avec le pelage noir de leur dos, que caressait une ondoyante crinière. Des chasseurs pouvaient se montrer fiers d’un pareil coup, car l’harrisbuck a toujours été le desideratum des Delegorgue, des Valhberg, des Cumming, des Baldwin, et c’est aussi l’un des plus admirables spécimens de la faune australe.

Mais ce qui fit battre le cœur du chasseur anglais, ce furent certaines traces que le bushman lui montra sur la lisière d’un épais taillis, non loin d’une vaste et profonde mare, entourée de gigantesques euphorbes, et dont la surface était toute constellée des corolles bleu-ciel du lys d’eau.

«Monsieur, lui dit Mokoum, si demain, vers les premières heures du jour, Votre Honneur veut venir à l’affût en cet endroit, je lui conseillerai, cette fois, de ne point oublier sa carabine.

– Qui vous fait parler ainsi, Mokoum? demanda sir John Murray.

– Ces empreintes fraîches que vous voyez sur la terre humide.

– Quoi! ces larges traces sont des empreintes d’animaux? Mais alors les pieds qui les ont faites ont plus d’une demi-toise de circonférence!

– Cela prouve tout simplement, répondit le bushman, que l’animal qui laisse de pareilles empreintes mesure au moins neuf pieds à la hauteur de l’épaule.

– Un éléphant! s’écria sir John Murray.

– Oui, Votre Honneur, et, si je ne me trompe, un mâle adulte parvenu à toute sa croissance.

– A demain donc, bushman.

– A demain, Votre Honneur.»

Les deux chasseurs revinrent au campement, rapportant les «harrisbucks» qui avaient été chargés sur le cheval de sir John Murray. Ces belles antilopes, si rarement capturées, provoquèrent l’admiration de toute la caravane. Tous félicitèrent sir John, sauf peut-être le grave Mathieu Strux, qui, en fait d’animaux, ne connaissait guère que la Grande-Ourse, le Dragon, le Centaure, Pégase et autres constellations de la faune céleste.

Le lendemain, à quatre heures, les deux compagnons de chasse, immobiles sur leurs chevaux, les chiens à leur côté, attendaient au milieu d’un épais taillis l’arrivée de la troupe de pachydermes. A de nouvelles empreintes, ils avaient reconnu que les éléphants venaient par bande se désaltérér à la mare. Tous deux étaient armés de carabines rayées à balles explosives. Ils observaient le taillis depuis une demi-heure environ, immobiles et silencieux, quand ils virent le sombre massif s’agiter à cinquante pas de la mare.

Sir John Murray avait saisi son fusil, mais le bushman lui retint la main et lui fit signe de modérer son impatience.

Bientôt, de grandes ombres apparurent. On entendait les fourrés s’ouvrir sous une pression irrésistible; le bois craquait; les broussailles écrasées crépitaient sur le sol; un souffle bruyant passait à travers les ramures. C’était la troupe d’éléphants. Une demi-douzaine de ces gigantesques animaux, presque aussi gros que leurs congénères de l’Inde, s’avançaient d’un pas lent vers la mare.

Le jour qui se faisait peu à peu permit à sir John d’admirer ces puissants animaux. L’un d’eux, un mâle, de taille énorme, attira surtout son attention. Son large front convexe se développait entre de vastes oreilles qui lui pendaient jusqu’au-dessous de la poitrine. Ses dimensions colossales semblaient encore accrues par la pénombre. Cet éléphant projetait vivement sa trompe au-dessus du fourré, et frappait de ses défenses recourbées les gros troncs d’arbres qui gémissaient au choc. Peut-être l’animal pressentait-il un danger prochain.

Cependant, le bushman s’était penché à l’oreille de sir John Murray, et lui avait dit:

«Celui-là vous convient-il?»

Sir John fit un signe affirmatif.

«Bien, ajouta Mokoum, nous le séparerons du reste de la troupe.»

En ce moment, les éléphants arrivèrent au bord de la mare. Leurs pieds spongieux s’enfoncèrent dans la vase molle. Ils puisaient l’eau avec leur trompe, et cette eau, versée dans leur large gosier, produisait un glou-glou retentissant. Le grand mâle, sérieusement inquiet, regardait autour de lui et aspirait bruyamment l’air afin de saisir quelque émanation suspecte.

Soudain, le bushman fit entendre un cri particulier. Ses trois chiens, aboyant aussitôt avec vigueur, s’élancèrent hors du taillis et se précipitèrent vers la troupe des pachydermes. En même temps, Mokoum, après avoir dit à son compagnon ce seul mot: «restez,» enleva son zèbre, et franchit le buisson de manière à couper la retraite au grand mâle.

Ce magnifique animal, d’ailleurs, ne chercha pas à se dérober par la fuite. Sir John, le doigt sur la gachette de son fusil, l’observait. L’éléphant battait les arbres de sa trompe, et remuait frénétiquement sa queue donnant, non plus des signes d’inquiétude, mais des signes de colère. Jusqu’alors, il n’avait que senti l’ennemi. En ce moment, il l’aperçut et fondit sur lui.

Sir John Murray était alors posté à soixante pas de l’animal. Il attendit qu’il fût arrivé à quarante pas, et le visant au flanc, il fit feu. Mais un mouvement du cheval dérangea la justesse de son tir, et la balle ne traversa que des chairs molles sans rencontrer un obstacle suffisant pour éclater.

L’éléphant, furieux, précipita sa course, qui était plutôt une marche excessivement rapide qu’un galop. Mais cette marche eût suffi à distancer un cheval.

Le cheval de sir John, après s’être cabré, se jeta hors du taillis, sans que son maître pût le retenir. L’éléphant le poursuivait, dressant ses oreilles et faisant retentir sa trompe comme un appel de clairon. Le chasseur, emporté par sa monture, la serrant de ses jambes vigoureuses, cherchait à glisser une cartouche dans le tonnerre de son fusil.

Cependant, l’éléphant gagnait sur lui. Tous deux furent bientôt sur la plaine, hors de la lisière du bois. Sir John déchirait de ses éperons les flancs de son cheval qui s’emportait. Deux des chiens, aboyant à ses jambes, fuyaient à perdre haleine. L’éléphant n’était pas à deux longueurs en arrière. Sir John sentait son souffle bruyant, il entendait les sifflements de la trompe qui fouettait l’air. A chaque instant il s’attendait à être enlevé de sa selle par ce lasso vivant.

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Tout à coup, le cheval plia de son arrière-train. La trompe, s’abattant, l’avait frappé à la croupe. L’animal poussa un hennissement de douleur, et fit un écart qui le jeta de côté. Cet écart sauva sir John d’une mort certaine. L’éléphant, emporté par sa vitesse, passa au-delà, mais sa trompe, balayant le sol, ramassa l’un des chiens qu’elle secoua dans l’air avec une indescriptible violence.

Sir John n’avait d’autre ressource que rentrer sous bois. L’instinct de son cheval l’y portait aussi, et bientôt il en franchissait la lisière par un prodigieux élan.

L’éléphant, maître de lui, s’était remis à sa poursuite, brandissant le malheureux chien, dont il fracassa la tête contre le tronc d’un sycomore en se précipitant dans la forêt. Le cheval s’élança dans un épais fourré, entrelacé de lianes épineuses, et s’arrêta.

Sir John, déchiré, ensanglanté, mais n’ayant pas un instant perdu de son sang-froid, se retourna, et, épaulant sa carabine, il visa l’éléphant au défaut de l’épaule, à travers le réseau de lianes. La balle, rencontrant un os, fit explosion. L’animal chancela, et presque au même moment, un second coup de feu, tiré de la lisière du bois, l’atteignit au flanc gauche. Il tomba sur les genoux, près d’un petit étang à demi-caché sous les herbes. Là, pompant l’eau avec sa trompe, il commença à arroser ses blessures, en poussant des cris plaintifs.

A ce moment apparut le bushman. «Il est à nous! il est à nous!» s’écria Mokoum.

En effet, l’énorme animal était mortellement blessé. Il poussait des gémissements plaintifs; sa respiration sifflait; sa queue ne s’agitait plus que faiblement, et sa trompe, puisant à la mare de sang formée par lui, déversait une pluie rouge sur les taillis voisins. Puis, la force lui manquant, il tomba sur les genoux, et mourut ainsi.

En ce moment, sir John Murray sortit du fourré d’épines. Il était à demi-nu. De ses vêtements de chasse, il ne restait plus que des loques. Mais il eût payé de sa propre peau son triomphe de sportsman.

«Un fameux animal, bushman! s’écria-t-il en examinant le cadavre de l’éléphant, un fameux animal, mais un peu trop lourd pour le carnier d’un chasseur!

– Bon! Votre Honneur, répondit Mokoum. Nous allons le dépecer sur place et nous n’emporterons que les morceaux de choix. Voyez de quelles magnifiques défenses la nature l’a pourvu! Elles pèsent au moins vingt-cinq livres chacune, et à cinq schellings la livre d’ivoire, cela fait une somme.»

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Tout en parlant, le chasseur procédait au dépeçage de l’animal. Il coupa les défenses avec sa hache, et se contenta d’enlever les pieds et la trompe qui sont des morceaux de choix, dont il voulait régaler les membres de la commission scientifique. Cette opération lui demanda quelque temps, et son compagnon et lui ne furent pas de retour au campement avant midi.

Là, le bushman fit cuire les pieds du gigantesque animal suivant la mode africaine, en les enterrant dans un trou préalablement chauffé comme un four au moyen de charbons incandescents.

Il va sans dire que ce mets fut apprécié à sa juste valeur, même par l’indifférent Palander, et qu’il valut à sir John Murray les compliments de toute la troupe savante.

 

 

Chapitre X

Le rapide.

 

endant leur séjour au kraal des Bochjesmen, le colonel Everest et Mathieu Strux étaient restés absolument étrangers l’un à l’autre. Les observations de latitude avaient été faites sans leur concours. N’étant point obligés de se voir «scientifiquement,» ils ne s’étaient point vus. La veille du départ, le colonel Everest avait tout simplement envoyé sa carte «P. P. C.,» à l’astronome russe, et avait reçu la carte de Mathieu Strux avec la même formule.

Le 19 mai, toute la caravane leva le camp, et reprit sa route vers le nord. Les angles adjacents à la base du huitième triangle, dont le sommet était sur la gauche de la méridienne, par un piton judicieusement choisi à une distance de six milles, avaient été mesurés. Il ne s’agissait donc plus que d’atteindre cette nouvelle station, afin de reprendre les opérations géodésiques.

Du 19 au 29 mai, la contrée fut rattachée à la méridienne par deux triangles nouveaux. Toutes les précautions avaient été prises dans le but d’obtenir une précision mathématique. L’opération marchait à souhait et jusqu’alors, les difficultés n’avaient pas été grandes. Le temps était resté favorable aux observations de jour, et le sol ne présentait aucun obstacle insurmontable. Peut-être même, par sa planité, ne se prêtait-il pas absolument aux mesures des angles. C’était comme un désert de verdure, coupé de ruisseaux qui coulaient entre des rangées de «karrée-hout,» sorte d’arbres, qui, par la disposition de leur feuillage, ressemblent au saule, et dont les Bochjesmen emploient les branches à la fabrication de leurs arcs. Ce terrain, semé de fragments de roches décomposées, mêlé d’argile, de sable et de parcelles ferrugineuses, offrait en certains endroits des symptômes d’une grande aridité. Là, toute trace d’humidité disparaissait, et la flore ne se composait plus que de certaines plantes mucilagineuses qui résistent à la plus extrême sécheresse. Mais, pendant des milles entiers, cette région ne présentait aucune extumescence qui pût être choisie pour station naturelle. Il fallait alors élever soit des poteaux indicateurs, soit des pylônes hauts de dix à douze mètres, qui pussent servir de mire. De là, une perte de temps plus ou moins considérable, qui retardait la marche de la triangulation. L’observation faite, il fallait alors démonter le pylône et le reporter à quelques milles de là afin d’y former le sommet d’un nouveau triangle. Mais, en somme, cette manœuvre se faisait sans difficulté. L’équipage de la Queen and Tzar, préposé à ce genre de travail, s’acquittait lestement de sa tâche. Ces gens, bien instruits, opéraient rapidement, et il n’y aurait eu qu’à les louer de leur adresse, si des questions d’amour-propre national n’eussent souvent semé la discorde entre eux.

En effet, cette impardonnable jalousie qui divisait leurs chefs, le colonel Everest et Mathieu Strux, excitait parfois ces marins les uns contre les autres. Michel Zorn et William Emery employaient toute leur sagesse, toute leur prudence, à combattre ces tendances fâcheuses; mais ils n’y réussissaient pas toujours. De là, des discussions, qui, de la part de gens à demi-grossiers, pouvaient dégénérer en agressions déplorables. Le colonel et le savant russe intervenaient alors, mais de manière à envenimer les choses, chacun d’eux, prenant invariablement parti pour ses nationaux, et les soutenant quand même, de quelque côté que fussent les torts. Des subordonnés, la discussion montait ainsi jusqu’aux supérieurs et s’accroissait «proportionnellement aux masses» disait Michel Zorn. Deux mois après le départ de Lattakou, il n’y avait plus que les deux jeunes gens qui eussent conservé entre eux le bon accord si nécessaire à la réussite de l’entreprise. Sir John Murray et Nicolas Palander, eux-mêmes, si absorbés qu’ils fussent, celui-ci par ses calculs, celui-là par ses aventures de chasse, commençaient à se mêler à ces discussions intestines. Bref, un certain jour, la dispute fut assez vive pour que Mathieu Strux crût devoir dire au colonel Everest:

«Prenez-le de moins haut, Monsieur, avec des astronomes qui appartiennent à cet observatoire de Poulkowa, dont la puissante lunette a permis de reconnaître que le disque d’Uranus est parfaitement circulaire!»

A quoi le colonel Everest répondit qu’on avait le droit de le prendre de plus haut encore, quand on avait l’honneur d’appartenir à l’observatoire de Cambridge, dont la puissante lunette avait permis de classer parmi les nébuleuses irrégulières la nébuleuse d’Andromède!

Puis, Mathieu Strux ayant poussé les personnalités jusqu’à dire que la lunette de Poulkowa, avec son objectif de quatorze pouces, rendait visibles les étoiles de treizième grandeur, le colonel Everest répliqua vertement que l’objectif de la lunette de Cambridge mesurait quatorze pouces tout comme la sienne, et que, dans la nuit du 31 janvier 1862, elle avait enfin découvert le mystérieux satellite qui cause les perturbations de Sirius!

Quand des savants en arrivent à se dire de telles personnalités, on comprend bien qu’aucun rapprochement n’est plus possible. Il était donc à craindre que l’avenir de la triangulation ne fût bientôt compromis par cette incurable rivalité.

Très-heureusement, jusqu’ici du moins, les discussions n’avaient touché qu’à des systèmes ou à des faits étrangers aux opérations géodésiques. Quelquefois les mesures relevées au théodolite ou au moyen du cercle répétiteur étaient débattues, mais, loin de les troubler, ce débat ne faisait au contraire qu’en déterminer plus rigoureusement l’exactitude. Quant au choix des stations, il n’avait jusqu’ici donné lieu à aucun désaccord.

Le 30 mai, le temps, jusque-là clair et par conséquent favorable aux observations, changea presque subitement. En toute autre région, on eût prédit à coup sûr quelque orage, accompagné de pluies torrentielles. Le ciel se couvrit de nuages d’un mauvais aspect. Quelques éclairs sans tonnerre apparurent un instant dans la masse des vapeurs. Mais la condensation ne se fit pas entre les couches supérieures de l’air, et le sol, alors très-sec, ne reçut pas une goutte d’eau. Seulement, le ciel demeura embrumé pendant quelques jours. Ce brouillard intempestif ne pouvait que gêner les opérations. Les points de mire n’étaient plus visibles à un mille de distance.

Cependant, la commission anglo-russe, ne voulant pas perdre de temps, résolut d’établir des signaux de feu, afin d’opérer pendant la nuit. Seulement, sur le conseil du bushman, on dut prendre quelques précautions dans l’intérêt des observateurs. Et en effet, pendant la nuit, les bêtes fauves, attirées par l’éclat des lampes électriques, se rangeaient par troupes autour des stations. Les opérateurs entendaient alors les cris glapissants des chacals, et le rauque ricanement des hyènes, qui rappelle le rire particulier des nègres ivres.

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Pendant ces premières observations nocturnes, au centre d’un cercle bruyant d’animaux redoutables, parmi lesquels un rugissement formidable annonçait parfois la présence du lion, les astronomes se sentirent un peu distraits de leur travail. Les mesures furent moins rapidement conduites, sinon moins exactement. Ces yeux enflammés, fixés sur eux et perçant l’ombre épaisse, gênaient un peu les savants. Dans de telles conditions, prendre les distances au zénith des réverbères et leurs distances angulaires, demandait un extrême sang-froid, et une imperturbable possession de soi-même. Mais ces qualités ne manquèrent pas aux membres de la commission. Après quelques jours, ils avaient repris toute leur présence d’esprit, et opéraient au milieu des fauves aussi nettement que s’ils eussent été dans les tranquilles salles des observatoires. D’ailleurs, à chaque station, on adjoignait quelques chasseurs, armés de fusils, et un certain nombre d’hyènes trop audacieuses tombèrent alors sous les balles européennes. Inutile d’ajouter que sir John Murray trouvait «adorable» cette manière de conduire une triangulation. Pendant que son œil était fixé à l’oculaire des lunettes, sa main tenait son Goldwing, et il fit plus d’une fois le coup de feu, entre deux observations zénithales.

Les opérations géodésiques ne furent donc pas interrompues par l’inclémence du temps. Leur précision n’en souffrit en aucune façon, et la mesure de la méridienne continua régulièrement à s’avancer vers le nord.

Aucun incident digne d’être relaté ne marqua la suite des travaux géodésiques depuis le 30 mai jusqu’au 17 juin. De nouveaux triangles furent établis au moyen de stations artificielles. Et avant la fin du mois, si quelque obstacle naturel n’arrêtait pas la marche des opérateurs, le colonel Everest et Mathieu Strux comptaient bien avoir mesuré un nouveau degré du vingt-quatrième méridien.

Le 17 juin, un cours d’eau assez large, affluent du fleuve Orange, coupa la route. Les membres de la commission scientifique n’étaient pas embarrassés de le traverser de leur personne. Ils possédaient un canot de caoutchouc, précisément destiné à franchir les fleuves ou les lacs de moyenne grandeur. Mais les chariots et le matériel de la caravane ne pouvaient passer ainsi. Il fallait chercher un gué soit en amont, soit en aval du cours d’eau.

Il fut donc décidé, malgré l’opinion de Mathieu Strux, que les Européens, munis de leurs instruments, traverseraient le fleuve, tandis que la caravane, sous la conduite de Mokoum, irait à quelques milles au-dessous prendre un passage guéable que le chasseur prétendait connaître.

Cet affluent de l’Orange mesurait en cet endroit un demi-mille de largeur. Son rapide courant, brisé çà et là par des têtes de rocs et des troncs d’arbres engagés dans la vase, offrait donc un certain danger pour une frêle embarcation. Mathieu Strux avait présenté quelques observations à cet égard. Mais ne voulant pas paraître reculer devant un péril que ses compagnons allaient braver, il se rangea à l’opinion commune.

Seul, Nicolas Palander dut accompagner le reste de l’expédition dans son détour vers le bas cours du fleuve. Non que le digne calculateur eût conçu la moindre crainte! Il était trop absorbé pour soupçonner un danger quelconque. Mais sa présence n’était pas indispensable à la conduite des opérations, et il pouvait sans inconvénient quitter ses compagnons pendant un jour ou deux. D’ailleurs, l’embarcation, fort petite, ne pouvait contenir qu’un nombre limité de passagers. Or, il valait mieux ne faire qu’une traversée de ce rapide, et transporter d’une seule fois, les hommes, les instruments et quelques vivres sur la rive droite. Des marins expérimentés étaient nécessaires pour diriger le canot de caoutchouc, et Nicolas Palander céda sa place à l’un des Anglais du Queen and Tzar, beaucoup plus utile en cette circonstance que l’honorable astronome d’Helsingfors.

Un rendez-vous ayant été convenu au nord du rapide, la caravane commença à descendre la rive gauche sous la direction du chasseur. Bientôt les derniers chariots eurent disparu dans l’éloignement, et le colonel Everest, Mathieu Strux, Emery, Zorn, sir John Murray, deux matelots et un bochjesman fort entendu en matière de navigation fluviale, restèrent sur la rive du Nosoub.

Tel était le nom donné par les indigènes à ce cours d’eau, très-accru, en ce moment, par les ruisseaux tributaires formés pendant la dernière saison des pluies.

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«Une fort jolie rivière, dit Michel Zorn, à son ami William, tandis que les marins préparaient l’embarcation destinée à les transporter sur l’autre rive.

– Fort jolie, mais difficile à traverser, répondit William Emery. Ces rapides, ce sont des cours d’eau qui ont peu de temps à vivre, et qui jouissent de la vie! Dans quelques semaines, avec la saison sèche, il ne restera peut-être pas de quoi désaltérer une caravane dans le lit de cette rivière, et maintenant, c’est un torrent presque infranchissable. Il se hâte de couler et tarira vite! Telle est, mon cher compagnon, la loi de la nature physique et morale. Mais nous n’avons pas de temps à perdre en propos philosophiques. Voici le canot préparé, et je ne suis pas fâché de voir comment il se comportera sur ce rapide.»

En quelques minutes, l’embarcation de caoutchouc, développée et fixée sur son armature intérieure, avait été lancée à la rivière. Elle attendait les voyageurs au bas d’une berge, coupée en pente douce dans un massif de granit rose. En cet endroit, grâce à un remous produit par une pointe avancée de la rive, l’eau tranquille baignait sans murmure les roseaux entremêlés de plantes sarmenteuses. L’embarquement s’opéra donc facilement. Les instruments furent déposés dans le fond du canot, sur une couche d’herbages, afin de n’éprouver aucun choc. Les passagers prirent place de manière à ne point gêner le mouvement des deux rames confiées aux matelots. Le bochjesman se mit à l’arrière et prit la barre.

Cet indigène était le «foreloper» de la caravane, c’est-à-dire «l’homme qui ouvre la marche.» Le chasseur l’avait donné comme un habile homme, ayant une grande pratique des rapides africains. Cet indigène savait quelques mots d’anglais, et il recommanda aux passagers de garder un profond silence pendant la traversée du Nosoub.

L’amarre qui retenait le canot à la rive fut détachée, et les avirons l’eurent bientôt poussé en dehors du remous. Il commença à sentir l’influence du courant qui, une centaine de yards plus loin, se transformait en rapide. Les ordres donnés aux deux matelots par le foreloper étaient exécutés avec précision. Tantôt, il fallait lever les rames, afin d’éviter quelque souche à demi-immergée sous les eaux, tantôt forcer au contraire quelque tourbillon formé par un contre-courant. Puis, quand l’entraînement devenait trop fort, on laissait courir en maintenant la légère embarcation dans le fil des eaux. L’indigène, la barre en main, l’œil fixe, la tête immobile, parait ainsi à tous les dangers de la traversée. Les Européens observaient avec une vague inquiétude cette situation nouvelle. Ils se sentaient emportés avec une irrésistible puissance par ce courant tumultueux. Le colonel Everest et Mathieu Strux se regardaient l’un l’autre sans desserrer les lèvres. Sir John Murray, son inséparable rifle entre les jambes, examinait les nombreux oiseaux dont l’aile effleurait la surface du Nosoub. Les deux jeunes astronomes admiraient sans préoccupation et sans réserve les rives qui fuyaient déjà avec une vertigineuse vitesse.

Bientôt, la frêle embarcation eut atteint le véritable rapide qu’il s’agissait de couper obliquement, afin de regagner vers la berge opposée des eaux plus tranquilles. Les matelots, sur un mot du bochjesman, appuyèrent plus vigoureusement sur leurs avirons. Mais, en dépit de leurs efforts, le canot, irrésistiblement entraîné, reprit une direction parallèle aux rives, et glissa vers l’aval. La barre n’avait plus d’action sur lui; les rames ne pouvaient même plus le redresser. La situation devenait fort périlleuse, car le heurt d’un roc ou d’un tronc eût infailliblement renversé le canot.

Les passagers sentirent le danger, mais pas un d’eux ne prononça une parole.

Le foreloper s’était levé à demi. Il observait la direction suivie par l’embarcation dont il ne pouvait enrayer la vitesse sur des eaux qui, ayant précisément la même rapidité qu’elle, rendaient nulle l’action du gouvernail. A deux cents yards du canot, une sorte d’îlot, dangereuse agrégation de pierres et d’arbres, se dressait hors du lit de la rivière. Il était impossible de l’éviter. En quelques instants, le canot devait l’atteindre et s’y déchirer immanquablement.

En effet, un choc eut lieu presque aussitôt, mais moins rude qu’on ne l’eût supposé. L’embarcation s’inclina; quelques pintes d’eau y entrèrent. Cependant, les passagers purent se maintenir à leur place. Ils regardèrent devant eux….. Le roc noir qu’ils avaient heurté se déplaçait et s’agitait au milieu du bouillonnement des eaux.

Ce roc, c’était un monstrueux hippopotame, que le courant avait entraîné jusqu’à l’îlot, et qui n’osait s’aventurer dans le rapide afin de gagner l’une ou l’autre rive. En se sentant heurté par l’embarcation, il releva la tête, et la secouant horizontalement, il regarda autour de lui avec ses petits yeux hébétés. L’énorme pachyderme, long de dix pieds, la peau dure, brune et dépourvue de poils, la gueule ouverte, montrait des incisives supérieures et des canines extrêmement développées. Presque aussitôt, il se précipita sur l’embarcation qu’il mordit avec rage, et que ses dents menaçaient de lacérer.

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Mais sir John Murray était là. Son sang-froid ne l’abandonna pas. Il épaula tranquillement son fusil, et frappa d’une balle l’animal près de l’oreille. L’hippopotame ne lâcha pas prise, et secoua le canot comme un chien fait d’un lièvre. Le rifle, immédiatement rechargé, blessa de nouveau l’animal à la tête. Le coup fut mortel, car toute cette masse charnue coula immédiatement, après avoir, dans un dernier effort d’agonie, repoussé le canot au large de l’îlot.

Avant que les passagers eussent pu se reconnaître, l’embarcation, prise de travers, tournoyant comme une toupie, reprenait obliquement la direction du rapide. Un coude brusque de la rivière, à quelques centaines de yards au-dessous, brisait alors le courant du Nosoub. Le canot y fut porté en vingt secondes. Un choc violent l’arrêta, et les passagers, sains et saufs, s’élancèrent sur la berge, après avoir été entraînés pendant un espace de deux milles, en aval de leur point d’embarquement.

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1 Des deux centièmes de millimètres.

2 Soit 160 kilomètres ou 40 lieues.

3 Soit 175 lieues.

4 Appareil qui sert à fractionner l’intervalle entre les points de division d’une ligne droite ou d’un arc de cercle.

5 La présence d’une montagne peut, en effet, par son attraction, dévier la direction d’un fil, et ce fut précisément le voisinage des Alpes qui produisit une différence assez notable entre la longueur observée et la longueur mesurée de l’arc qui fut calculé entre Andrate et Mondovi.

6 Afin de faire mieux comprendre à ceux de nos lecteurs qui ne sont pas suffisamment familiarisés avec la géométrie, ce qu’est cette opération géodésique qu’on appelle une triangulation, nous empruntons les lignes suivantes aux Leçons nouvelles de Cosmographie de M. H. Garcet, professeur de mathématiques au lycée Henri IV. A l’aide de la figure ci-jointe, ce curieux travail sera facilement compris:

«Soit AB l’arc du méridien dont il s’agit de trouver la longueur. On mesure avec le plus grand soin une base AC, allant de l’extrémité A du méridien à une première station C. Puis on choisit de part et d’autre de la méridienne, d’autres stations D, E, F, G, H, I, etc. de chacune desquelles on puisse voir les stations voisines, et l’on mesure au théodolite, les angles de chacun des triangles ACD, CDE, EDF, etc., qu’elles forment entre elles. Cette première opération permet de résoudre ces divers triangles: car, dans le premier on connait AC et les angles, et l’on peut calculer le coté CD; dans le deuxičme, on connait CD et les angles, et l’on peut calculer le coté DE; dans le troisième, on connait DE et les angles, et l’on peut calculer le coté EF, et ainsi de suite. Puis on détermine en A la direction de la méridienne par le procédé ordinaire, et l’on mesure l’angle MAC que cette direction fait avec la base AC: on connait donc dans le triangle ACM le coté AC et les angles adjacents, et l’on peut calculer le premier tronçon AM de la méridienne. On calcule en même temps l’angle M et le coté CM: on connait donc dans le triangle MDN le coté DM = CD - CM et les angles adjacents, et l’on peut calculer le deuxième tronçon MN de la méridienne, l’angle N et le coté DN. On connait donc dans le triangle NEP le coté EN = DE - DN, et les angles adjacents, et l’on peut calculer le troisième tronçon NP de la méridienne, et ainsi de suite. On comprend que l’on pourra ainsi déterminer par partie la longueur de l’arc total AB

7 Adanson a mesuré dans l’Afrique occidentale des baobabs qui ont jusqu’à 26 mètres de circonférence.

8 Stations qui correspondraient aux points F et E de la figure, page 71.