Poprzednia część

 

 

Jules Verne

 

Aventures de trois Russes

et de trois Anglais 

dans l’Afrique australe

 

(Chapitre XXI-XXIII)

 

 

Illustrées de 53 vignettes par Férat, gravées par Pannemaker

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

 

trois_02.jpg (41820 bytes)

© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre XXI

Fiat lux!

 

e foreloper et sa petite troupe étaient partis depuis neuf jours. Quels incidents avaient retardé leur marche? Les hommes ou les animaux s’étaient-ils placés devant eux comme un infranchissable obstacle? Pourquoi ce retard? Devait-on en conclure que Michel Zorn et William Emery avaient été absolument arrêtés dans leur marche? Ne pouvait-on penser qu’ils étaient irrévocablement perdus?

On conçoit les craintes, les transes, les alternatives d’espoir et de désespoir par lesquelles passaient les astronomes emprisonnés dans le fortin du Scorzef. Leurs collègues, leurs amis étaient partis depuis neuf jours! En six, en sept jours au plus, ils auraient dû arriver au but. C’étaient des hommes actifs, courageux, entraînés par l’héroïsme scientifique. De leur présence au sommet du pic du Volquiria dépendait le succès de la grande entreprise. Ils le savaient, ils n’avaient rien dû négliger pour réussir. Le retard ne pouvait leur être imputé. Si donc, neuf jours après leur départ, le fanal n’avait pas brillé au sommet du Volquiria, c’est qu’ils étaient morts ou prisonniers des tribus nomades!

Telles étaient les pensées décourageantes, les affligeantes hypothèses qui se formaient dans l’esprit du colonel Everest et de ses collègues. Avec quelle impatience ils attendaient que le soleil eût disparu au-dessous de l’horizon, afin de commencer leurs observations nocturnes! Quels soins ils y apportaient. Toute leur espérance s’attachait à cet oculaire qui devait saisir la lueur lointaine! Toute leur vie se concentrait dans le champ étroit d’une lunette! Pendant cette journée du 3 mars, errant sur les pentes du Scorzef, échangeant à peine quelques paroles, tous dominés par une idée unique, ils souffrirent comme ils n’avaient jamais souffert! Non, ni les chaleurs excessives du désert, ni les fatigues d’une pérégrination diurne sous les rayons d’un soleil tropical, ni les tortures de la soif, ne les avaient accablés à ce point!

Pendant cette journée, les derniers morceaux de l’oryctérope furent dévorés, et la garnison du fortin se trouva réduite alors à cette insuffisante alimentation puisée dans les fourmilières.

La nuit vint, une nuit sans lune, calme et profonde, particulièrement propice aux observations… Mais aucune lueur ne révéla la pointe du Volquiria. Jusqu’aux premières lueurs matinales, le colonel Everest et Mathieu Strux, se relayant, surveillèrent l’horizon avec une constance admirable. Rien, rien n’apparut, et les rayons du soleil rendirent bientôt toute observation impossible!

Du côté des indigènes, rien encore à craindre. Les Makololos semblaient décidés à réduire les assiégés par la famine. Et, en vérité, ils ne pouvaient manquer de réussir. Pendant cette journée du 4 mars, la faim tortura de nouveau les prisonniers du Scorzef, et ces malheureux Européens n’en purent diminuer les angoisses qu’en mâchant les racines bulbeuses de ces glaïeuls qui poussaient entre les roches sur les flancs de la montagne.

Prisonniers! Non, cependant! Le colonel Everest et ses compagnons ne l’étaient pas! La chaloupe à vapeur, toujours mouillée dans la petite anse, pouvait à leur volonté les entraîner sur les eaux du Ngami vers une campagne fertile, où ne manqueraient ni le gibier, ni les fruits, ni les plantes légumineuses! Plusieurs fois, on avait agité la question de savoir s’il ne conviendrait pas d’envoyer le bushman vers la rive septentrionale, afin d’y chasser pour le compte de la garnison. Mais, outre que cette manœuvre pouvait être aperçue des indigènes, c’était risquer la chaloupe, et par conséquent le salut de tous, au cas où d’autres tribus de Makololos battraient la partie nord du Ngami. Cette proposition avait donc été rejetée. Tous devaient fuir ou demeurer ensemble. Quant à abandonner le Scorzef avant d’avoir terminé l’opération géodésique, il n’en fut même pas question. On devait attendre, tant que toutes les chances de réussite n’auraient pas été épuisées. C’était une affaire de patience! On serait patient!

«Lorsque Arago, Biot et Rodrigues, dit ce jour-là le colonel Everest à ses compagnons rassemblés autour de lui, se proposèrent de prolonger la méridienne de Dunkerque jusqu’à l’île d’Iviça, ces savants se trouvèrent à peu près dans la situation où nous sommes. Il s’agissait de rattacher l’île à la côte d’Espagne par un triangle dont les côtés dépasseraient cent vingt milles. L’astronome Rodrigues s’installa sur des pics de l’île, et y entretint des lampes allumées, tandis que les savants français vivaient sous la tente, à plus de cent milles de là, au milieu du désert de las Palmas. Pendant soixante nuits, Arago et Biot épièrent le fanal dont ils voulaient relever la direction! Découragés, ils allaient renoncer à leur observation, quand, dans la soixante et unième nuit, un point lumineux que son immobilité seule ne permettait pas de confondre avec une étoile de sixième grandeur, apparut dans le champ de leur lunette. Soixante et une nuits d’attente! Eh bien, messieurs, ce que deux astronomes français ont fait dans un grand intérêt scientifique, des astronomes anglais et russes ne peuvent-ils le faire?»

La réponse de tous ces savants fut un hurrah affirmatif. Et cependant, ils auraient pu répondre au colonel Everest que ni Biot ni Arago n’éprouvèrent les tortures de la faim dans leur longue station au désert de las Palmas.

Pendant la journée, les Makololos, campés au pied du Scorzef, s’agitèrent d’une façon insolite. C’étaient des allées et venues qui ne laissèrent pas d’inquiéter le bushman. Ces indigènes, la nuit venue, voulaient-ils tenter un nouvel assaut de la montagne, ou se préparaient-ils à lever leur camp? Mokoum, après les avoir attentivement observés, crut reconnaître dans cette agitation des intentions hostiles. Les Makololos préparaient leurs armes. Toutefois, les femmes et les enfants qui les avaient rejoints abandonnèrent le campement, et sous la conduite de quelques guides, regagnèrent la région de l’est en se rapprochant des rives du Ngami. Il était donc possible que les assiégeants voulussent essayer une dernière fois d’emporter la forteresse, avant de se retirer définitivement du côté de Makèto, leur capitale.

Le bushman communiqua aux Européens le résultat de ses observations. On résolut d’exercer une surveillance plus sévère pendant la nuit, et de tenir toutes les armes en état. Le chiffre des assiégeants pouvait être considérable. Rien ne les empêchait de s’élancer sur les flancs du Scorzef au nombre de plusieurs centaines. L’enceinte du fortin, ruinée en plusieurs places, aurait aisément livré passage à un groupe d’indigènes. Il parut donc prudent au colonel Everest de prendre quelques dispositions, pour le cas où les assiégés seraient forcés de battre en retraite, et d’abandonner momentanément leur station géodésique. La chaloupe à vapeur dut être prête à appareiller au premier signal. Un des matelots, – le mécanicien du Queen and Tzar, – reçut l’ordre d’allumer le fourneau et de se maintenir en pression, pour le cas où la fuite deviendrait nécessaire. Mais il devait attendre que le soleil fût couché, afin de ne point révéler aux indigènes l’existence d’une chaloupe à vapeur sur les eaux du lac.

Le repas du soir se composa de fourmis blanches et de racines de glaïeuls. Triste alimentation pour des gens qui allaient peut-être se battre! Mais ils étaient résolus, ils étaient au-dessus de toute faiblesse, et ils attendirent sans crainte l’heure fatale.

Vers six heures du soir, au moment où la nuit se fit avec cette rapidité particulière aux régions intra-tropicales, le mécanicien descendit les rampes du Scorzef, et s’occupa de chauffer la chaudière de la chaloupe. Il va sans dire que le colonel Everest ne comptait fuir qu’à la dernière extrémité, et lorsqu’il ne serait plus possible de tenir dans le fortin. Il lui répugnait d’abandonner son observatoire, surtout pendant la nuit, car, à chaque moment, le fanal de William Emery et de Michel Zorn pouvait s’allumer au sommet du Volquiria.

Les autres marins furent disposés au pied des murailles de l’enceinte, avec ordre de défendre à tout prix l’entrée des brèches. Les armes étaient prêtes. La mitrailleuse, chargée et approvisionnée d’un grand nombre de cartouches, allongeait ses redoutables canons à travers l’embrasure.

trois_51.jpg (230657 bytes)

On attendit pendant plusieurs heures. Le colonel Everest et l’astronome russe, postés dans l’étroit donjon, et se relayant tour à tour, examinaient incessamment le sommet du pic encadré dans le champ de leur lunette. L’horizon demeurait assez sombre, tandis que les plus belles constellations du firmament austral resplendissaient au zénith. Aucun souffle ne troublait l’atmosphère. Ce profond silence de la nature était imposant.

Cependant, le bushman, placé sur une saillie de roc, écoutait les bruits qui s’élevaient de la plaine. Peu à peu, ces bruits devinrent plus distincts. Mokoum ne s’était pas trompé dans ses conjectures; les Makololos se préparaient à donner un assaut suprême au Scorzef.

Jusqu’à dix heures, les assiégeants ne bougèrent pas. Leurs feux avaient été éteints. Le camp et la plaine se confondaient dans la même obscurité. Soudain, le bushman entrevit des ombres qui se mouvaient sur les flancs de la montagne. Les assiégeants n’étaient pas alors à cent pieds du plateau que couronnait le fortin.

«Alerte! alerte!» cria Mokoum.

Aussitôt, la petite garnison se porta en dehors sur le front sud, et commença un feu nourri contre les assaillants. Les Makololos répondirent par leur cri de guerre, et malgré l’incessante fusillade, ils continuèrent de monter. A la lueur des détonations, on apercevait une fourmilière de ces indigènes, qui se présentaient en tel nombre que toute résistance semblait être impossible. Cependant, au milieu de cette masse, les balles, dont pas une ne se perdait, faisaient un carnage affreux. De ces Makololos, il en tombait par grappes, qui roulaient les uns sur les autres jusqu’au bas du mont. Dans l’intervalle si court des détonations, les assiégés pouvaient entendre leurs cris de bêtes fauves. Mais rien ne les arrêtait. Ils montaient toujours en rangs pressés, ne lançant aucune flèche, – ils n’en prenaient pas le temps, – mais voulant arriver quand même au sommet du Scorzef.

Le colonel Everest faisait le coup de feu à la tête de tout son monde. Ses compagnons, armés comme lui, le secondaient courageusement, sans en excepter Palander, qui maniait sans doute un fusil pour la première fois. Sir John, tantôt sur un roc, tantôt sur un autre, ici agenouillé, là couché, faisait merveilles, et son rifle, échauffé par la rapidité du tir, lui brûlait déjà les mains. Quant au bushman, dans cette lutte sanglante, il était redevenu le chasseur patient, audacieux, sûr de lui-même, que l’on connaît.

Cependant, l’admirable valeur des assiégés, la sûreté de leur tir, la précision de leurs armes, ne pouvaient rien contre le torrent qui montait jusqu’à eux. Un indigène mort, vingt le remplaçaient, et c’était trop pour ces dix-neuf Européens! Après une demi-heure de combat, le colonel Everest comprit qu’il allait être débordé.

En effet, non-seulement sur le flanc sud du Scorzef, mais aussi par ses pentes latérales, le flot des assiégeants gagnait toujours. Les cadavres des uns servaient de marche-pied aux autres. Quelques-uns se faisaient des boucliers avec les morts et montaient en se couvrant ainsi. Tout cela, vu à la lueur rapide et fauve des détonations, était effrayant, sinistre. On sentait bien qu’il n’y avait aucun quartier à attendre de tels ennemis. C’était un assaut de bêtes féroces, que l’assaut de ces pillards altérés de sang, pires que les plus sauvages animaux de la faune africaine! Certes, ils valaient bien les tigres qui manquent à ce continent!

A dix heures et demie, les premiers indigènes parvenaient au plateau du Scorzef. Les assiégés ne pouvaient pas lutter corps à corps, dans des conditions où leurs armes n’auraient pu servir. Il était donc urgent de chercher un abri derrière l’enceinte. Très-heureusement, la petite troupe était encore intacte, les Makololos n’ayant employé ni leurs arcs ni leurs assagaies.

«En retraite!» cria le colonel d’une voix qui domina le tumulte de la bataille.

Et après une dernière décharge, les assiégés, suivant leur chef, se retirèrent derrière les murailles du fortin.

Des cris formidables accueillirent cette retraite. Et aussitôt, les indigènes se présentèrent devant la brèche centrale, afin de tenter l’escalade.

Mais soudain, un bruit formidable, quelque chose comme un immense déchirement qui s’opérerait dans une décharge électrique et en multiplierait les détonations, se fit entendre. C’était la mitrailleuse, manœuvrée par sir John, qui parlait. Ces vingt-cinq canons, disposés en éventail, couvraient de plomb un secteur de plus de cent pieds à la surface de ce plateau qu’encombraient les indigènes. Les balles, incessamment fournies par un mécanisme automatique, tombaient en grêle sur les assiégeants. De là un balayage général qui fit place nette en un instant. Aux détonations de cet engin formidable, répondirent d’abord des hurlements, rapidement étouffés, puis une nuée de flèches qui ne fit et ne pouvait faire aucun mal aux assiégés.

«Elle va bien, la mignonne! dit froidement le bushman, qui s’approcha de sir John. Quand vous serez fatigué d’en jouer un air!…»

Mais la mitrailleuse se taisait alors. Les Makololos, cherchant un abri contre ce torrent de mitraille, avaient disparu. Ils s’étaient rangés sur les flancs du fortin, laissant le plateau couvert de leurs morts.

Pendant ce moment de répit, que faisaient le colonel Everest et Mathieu Strux? Ils avaient regagné leur poste dans le donjon, et là, l’œil appuyé aux lunettes du cercle répétiteur, ils épiaient dans l’ombre le pic du Volquiria. Ni les cris ni les dangers ne pouvaient les émouvoir! Le cœur calme, le regard limpide, admirables de sang-froid, ils se succédaient devant l’oculaire, ils regardaient, ils observaient avec autant de précision que s’ils se fussent trouvés sous la coupole d’un observatoire, et quand, après un court repos, les hurlements des Makololos leur eurent appris que le combat recommençait, ces deux savants, à tour de rôle, restèrent de garde près du précieux instrument.

En effet, la lutte venait de reprendre. La mitrailleuse ne pouvait plus suffire à atteindre les indigènes qui se présentaient en foule devant toutes les brèches, en poussant leurs cris de mort. Ce fut dans ces conditions et devant ces ouvertures défendues pied à pied, que le combat continua pendant une demi-heure encore. Les assiégés, protégés par leurs armes à feu, n’avaient reçu que des égratignures dues à quelques pointes d’assagaies. L’acharnement ne diminuait pas de part et d’autre, et la colère grandissait au milieu de ces engagements corps à corps.

Ce fut alors, vers onze heures et demie, au plus épais de la mêlée, au milieu des fracas de la fusillade, que Mathieu Strux apparut près du colonel Everest. Son œil était à la fois rayonnant et effaré. Une flèche venait de percer son chapeau et tremblotait encore au-dessus de sa tête.

«Le fanal! le fanal! s’écria-t-il.

– Hein! répondit le colonel Everest, en achevant de charger son fusil.

– Oui! le fanal!

– Vous l’avez vu?

– Oui!»

Cela dit, le colonel, déchargeant une dernière fois son rifle, poussa un hurrah de triomphe, et se précipita vers le donjon, suivi de son intrépide collègue.

Là, le colonel s’agenouilla devant la lunette et, comprimant les battements de son cœur il regarda. Ah! comme en ce moment toute sa vie passa dans son regard! Oui! le fanal était là, étincelant entre les fils du réticule! Oui! la lumière brillait au sommet du Volquiria! Oui! le dernier triangle venait enfin de trouver son point d’appui!

Ç’eût été vraiment un spectacle merveilleux que de voir opérer les deux savants pendant le tumulte du combat. Les indigènes, trop nombreux, avaient forcé l’enceinte. Sir John, le bushman, leur disputaient le terrain pas à pas. Aux balles répondaient les flèches des Makololos, aux coups d’assagaies, les coups de hache. Et cependant, l’un après l’autre, le colonel Everest et Mathieu Strux, courbés sur leur appareil, observaient sans cesse! Ils multipliaient les répétitions du cercle pour corriger les erreurs de lectures, et l’impassible Nicolas Palander notait sur son registre les résultats de leurs observations! Plus d’une fois, une flèche leur rasa la tête, et se brisa sur le mur intérieur du donjon. Ils visaient toujours le fanal du Volquiria, puis ils contrôlaient à la loupe les indications du dernier, et l’un vérifiait sans cesse le résultat obtenu par l’autre!

«Encore une observation,» disait Mathieu Strux, en faisant glisser les lunettes sur le limbe gradué.

Enfin, une énorme pierre lancée par la main d’un indigène fit voler le registre des mains de Palander, et, renversant le cercle répétiteur, le brisa.

Mais les observations étaient terminées! La direction du fanal était calculée avec une approximation d’un millième de seconde!

Maintenant, il fallait fuir, sauver le résultat de ces glorieux et magnifiques travaux. Les indigènes pénétraient déjà dans la casemate et pouvaient d’un instant à l’autre apparaître dans le donjon. Le colonel Everest et ses deux collègues, reprenant leurs armes, Palander, ramassant son précieux registre, s’enfuirent par une des brèches. Leurs compagnons étaient là, quelques-uns légèrement blessés, et prêts à couvrir la retraite.

Mais au moment de descendre les pentes septentrionales du Scorzef:

«Notre signal!» s’écria Mathieu Strux.

En effet, il fallait répondre au fanal des deux jeunes astronomes par un signal lumineux. Il fallait, pour l’achèvement de l’opération géodésique, que William Emery et Michel Zorn visassent à leur tour le sommet du Scorzef et, sans doute, du pic qu’ils occupaient, ils attendaient impatiemment que ce feu leur apparût.

«Encore un effort!» s’écria le colonel Everest.

Et pendant que ses compagnons repoussaient avec une surhumaine énergie les rangs des Makololos, il rentra dans le donjon.

Ce donjon était fait d’une charpente compliquée de bois sec. Une étincelle pouvait y mettre le feu. Le colonel l’enflamma au moyen d’une amorce. Le bois pétilla aussitôt, et le colonel, se précipitant au dehors, rejoignit ses compagnons.

Quelques minutes après, sous une pluie de flèches et de corps précipités du haut du Scorzef, les Européens descendaient les rampes, faisant glisser devant eux la mitrailleuse qu’ils ne voulaient point abandonner. Après avoir repoussé encore une fois les indigènes sous leur meurtrière fusillade, ils atteignirent la chaloupe.

Le mécanicien, suivant les ordres de son chef, l’avait tenue en pression. L’amarre fut larguée, l’hélice se mit en mouvement, et la Queen and Tzar s’avança rapidement sur les eaux sombres du lac.

trois_52.jpg (200384 bytes)

trois_53.jpg (173887 bytes)

Bientôt la chaloupe fut assez éloignée pour que les passagers pussent apercevoir le sommet du Scorzef. Le donjon, tout en feu, brillait comme un phare et devait facilement transmettre sa lueur éclatante jusqu’au pic du Volquiria.

Un immense hurrah des Anglais et des Russes salua ce gigantesque flambeau dont l’éclat rompait sur un vaste périmètre l’obscurité de la nuit.

Ni William Emery ni Michel Zorn ne pourraient se plaindre!

Ils avaient montré une étoile, on leur répondait par un soleil!

 

 

Chapitre XXII

Où Nicolas Palander s’emporte.

 

orsque le jour parut, la chaloupe accostait la rive septentrionale du lac. Là, nulle trace d’indigènes. Le colonel Everest et ses compagnons, qui s’étaient préparés à faire le coup de fusil, désarmèrent leurs rifles, et la Queen and Tzar vint se ranger dans une petite anse creusée entre deux parts de rocs.

trois_54.jpg (230082 bytes)

Le bushman, sir John Murray et l’un des marins allèrent battre les environs. La contrée était déserte. Pas une trace de Makololos. Mais, très-heureusement pour la troupe affamée, le gibier ne manquait pas. Entre les grandes herbes des pâturages et sous le couvert des taillis paissaient des troupeaux d’antilopes. Les rives du Ngami étaient, en outre, fréquentées par un grand nombre d’oiseaux aquatiques de la famille des canards. Les chasseurs revinrent avec une ample provision. Le colonel Everest et ses compagnons purent donc se refaire avec cette venaison savoureuse qui ne devait plus leur faire défaut.

Dès cette matinée du 5 mars, le campement fut organisé sur la rive du Ngami, au bord d’une petite rivière, sous l’abri de grands saules. Le lieu de rendez-vous convenu avec le foreloper était précisément cette rive septentrionale du lac, échancrée en cet endroit par une petite baie. Là, le colonel Everest et Mathieu Strux devaient attendre leurs collègues, et il était probable que ceux-ci effectueraient le retour dans des conditions meilleures, et, en conséquence, plus rapidement. C’étaient donc quelques jours de repos forcé dont personne ne songea à se plaindre, après tant de fatigues. Nicolas Palander en profita pour calculer les résultats des dernières opérations trigonométriques. Mokoum et sir John se délassèrent en chassant comme des enragés dans cette contrée giboyeuse, fertile, bien arrosée, que l’honorable Anglais eût volontiers achetée pour le compte du gouvernement britannique.

Trois jours après, le 8 mars, des détonations signalèrent l’arrivée de la troupe du foreloper. William Emery, Michel Zorn, les deux marins et le bochjesman revenaient en parfaite santé. Ils rapportaient intact leur théodolite, le seul instrument qui restât maintenant à la disposition de la commission anglo-russe.

Comme ces jeunes savants et leurs compagnons furent reçus, cela ne peut se dire. On ne leur épargna pas les félicitations. En quelques mots, ils racontèrent leur voyage. L’aller avait été difficile. Dans les longues forêts qui précédaient la région montagneuse, ils s’étaient égarés pendant deux jours. N’ayant aucun point de repère, marchant sur l’indication assez vague du compas, ils n’eussent jamais atteint le mont Volquiria sans la sagacité de leur guide. Le foreloper s’était montré, partout et toujours, intelligent et dévoué. L’ascension du pic avait été rude. De là des retards dont les jeunes gens souffrirent non moins impatiemment que leurs collègues du Scorzef. Enfin, ils avaient pu atteindre le sommet du Volquiria. – Le fanal électrique fut installé dans la journée du 4 mars, et pendant la nuit du 4 au 5, sa lumière, accrue par un puissant réflecteur, brilla pour la première fois à la pointe du pic. Ainsi donc, les observateurs du Scorzef l’aperçurent presque aussitôt qu’elle eût paru.

De leur côté, Michel Zorn et William Emery avaient facilement aperçu le feu intense qui brilla au sommet du Scorzef, lors de l’incendie du fortin. Ils en avaient relevé la direction au moyen du théodolite, et achevé ainsi la mesure du triangle dont le sommet s’appuyait au pic du Volquiria.

«Et la latitude de ce pic? demanda le colonel Everest à William Emery, l’avez-vous déterminée?

– Exactement, colonel, et par de bonnes observations d’étoiles, répondit le jeune homme.

– Ce pic se trouve situé?…

– Par 19° 37’3’’, 337 avec une approximation de trois cent trente-sept millièmes de seconde, répondit William Emery.

– Eh bien, messieurs, reprit le colonel, notre tâche est pour ainsi dire terminée. Nous avons mesuré un arc du méridien de plus de huit degrés au moyen de soixante-trois triangles, et, quand les résultats de nos opérations auront été calculés, nous connaîtrons exactement quelle est la valeur du degré, et par conséquent celle du mètre dans cette partie du sphéroïde terrestre.

– Hurrah! hurrah! s’écrièrent les Anglais et les Russes, unis dans un même sentiment.

– Maintenant, ajouta le colonel Everest, il ne nous reste plus qu’à gagner l’océan Indien en descendant le cours du Zambèse. N’est-ce pas votre avis, monsieur Strux?

– Oui, colonel, répondit l’astronome de Poulkowa, mais je pense que nos opérations doivent avoir un contrôle mathématique. Je propose donc de continuer dans l’est le réseau trigonométrique jusqu’au moment où nous aurons trouvé un emplacement propice à la mesure directe d’une nouvelle base. La concordance qui existera entre la longueur de cette base, obtenue par le calcul et par la mesure directe sur le sol, nous indiquera seule le degré de certitude qu’il convient d’attribuer à nos opérations géodésiques!»

La proposition de Mathieu Strux fut adoptée sans conteste. Ce contrôle de toute la série des travaux trigonométriques depuis la première base était indispensable. Il fut donc convenu que l’on construirait vers l’est une suite de triangles auxiliaires jusqu’au moment où l’un des côtés de ces triangles pourrait être mesuré directement au moyen des règles de platine. La chaloupe à vapeur, descendant les affluents du Zambèse, devait aller attendre les astronomes au-dessous des célèbres chutes de Victoria.

Tout étant ainsi réglé, la petite troupe, dirigée par le bushman, moins quatre marins qui s’embarquèrent à bord de la Queen and Tzar, partit au soleil levant, le 6 mars. Des stations avaient été choisies dans la direction de l’ouest, des angles mesurés, et sur ce pays propice à l’établissement des mires, on pouvait espérer que le réseau auxiliaire s’obtiendrait aisément. Le bushman s’était emparé très-adroitement d’un quagga, sorte de cheval sauvage, à crinière brune et blanche, au dos rougeâtre et zébré, et, bon gré mal gré, il en fit une bête de somme destinée à porter les quelques bagages de la caravane, le théodolite, les règles et les tréteaux destinés à mesurer le pays, qui avaient été sauvés avec la chaloupe.

Le voyage s’accomplit assez rapidement. Les travaux retardèrent peu les observateurs. Les triangles accessoires, d’une étendue médiocre, trouvaient facilement des points d’appui sur ce pays accidenté. Le temps était favorable, et il fut inutile de recourir aux observations nocturnes. Les voyageurs pouvaient presque incessamment s’abriter sous les longs bois qui hérissaient le sol. D’ailleurs la température se maintenait à un degré supportable, et sous l’influence de l’humidité, que les ruisseaux et les étangs entretenaient dans l’atmosphère, quelques vapeurs s’élevaient dans l’air et tamisaient les rayons du soleil.

De plus, la chasse fournissait à tous les besoins de la petite caravane. D’indigènes, il n’était pas question. Il était probable que les bandes pillardes erraient plus au sud du Ngami.

Quant aux rapports de Mathieu Strux et du colonel Everest, ils n’entraînaient plus aucune discussion. Il semblait que les rivalités personnelles fussent oubliées. Certes, il n’existait pas une réelle intimité entre ces deux savants, mais il ne fallait pas leur demander davantage.

Pendant vingt et un jours, du 6 au 27 mars, aucun incident digne d’être relaté ne se produisit. On cherchait avant tout une place convenable pour l’établissement de la base, mais le pays ne s’y prêtait pas. Pour cette opération, une assez vaste étendue de terrain plane et horizontale sur une surface de plusieurs milles était nécessaire, et précisément les mouvements du sol, les extumescences si favorables à l’établissement des mires, s’opposaient à la mesure directe de la base. On allait donc toujours dans le nord-est, en suivant quelquefois la rive droite du Chobé, l’un des principaux tributaires du haut Zambèse, de manière à éviter Makèto, la principale bourgade des Makololos.

Sans doute, on pouvait espérer que le retour s’accomplirait ainsi dans des conditions favorables, que la nature ne jetterait plus devant les pas des astronomes ni obstacles ni difficultés matérielles, que la période des épreuves ne recommencerait pas. Le colonel Everest et ses compagnons parcouraient, en effet, une contrée relativement connue, et ils ne devaient pas tarder à rencontrer les bourgades et villages du Zambèse, que le docteur Livingstone avait visités naguère. Ils pensaient donc, non sans raison, que la partie la plus difficile de leur tâche était accomplie. Peut-être ne se trompaient-ils pas, et cependant, un incident, dont les conséquences pouvaient être de la plus haute gravité, faillit compromettre irréparablement les résultats de toute l’expédition.

Ce fut Nicolas Palander qui fut le héros, ou plutôt qui pensa être la victime de cette aventure.

On sait que l’intrépide, mais inconscient calculateur, absorbé par ses chiffres, se laissait entraîner parfois loin de ses compagnons. Dans un pays de plaine, cette habitude ne présentait pas grand danger. On se remettait rapidement sur la piste de l’absent. Mais dans une contrée boisée, les distractions de Palander pouvaient avoir des conséquences très-graves. Aussi Mathieu Strux et le bushman lui firent-ils mille recommandations à cet égard. Nicolas Palander promettait de s’y conformer, tout en s’étonnant beaucoup de cet excès de prudence. Le digne homme ne s’apercevait même pas de ses distractions!

Or, précisément pendant cette journée du 27 mars, Mathieu Strux et le bushman passèrent plusieurs heures sans avoir aperçu Nicolas Palander. La petite troupe traversait de grands taillis, très-fournis d’arbres, bas et touffus, qui limitaient extrêmement l’horizon. C’était donc le cas ou jamais de rester en groupe compact, car il eût été difficile de retrouver les traces d’une personne égarée dans ces bois. Mais Nicolas Palander, ne voyant et ne prévoyant rien, s’était porté, le crayon d’une main, le registre de l’autre, sur le flanc gauche de la troupe, et il n’avait pas tardé à disparaître.

Que l’on juge de l’inquiétude de Mathieu Strux et de ses compagnons quand, vers quatre heures du soir, ils ne retrouvèrent plus Nicolas Palander avec eux. Le souvenir de l’affaire des crocodiles était encore présent à leur esprit, et, entre tous, le distrait calculateur était probablement le seul qui l’eût oublié!

Donc, grande anxiété parmi la petite troupe, et empêchement de continuer la marche en avant, tant que Nicolas Palander ne l’aurait pas rejointe.

On appela. Vainement. Le bushman et les marins se dispersèrent sur un rayon d’un quart de mille, battant les buissons, fouillant le bois, furetant dans les hautes herbes, tirant des coups de fusil! Rien. Nicolas Palander ne reparaissait pas.

L’inquiétude de tous fut alors extrêmement vive, mais il faut dire que chez Mathieu Strux, à cette inquiétude se joignit une irritation extrême contre son malencontreux collègue. C’était la seconde fois que pareil incident se reproduisait par la faute de Nicolas Palander, et véritablement, si le colonel Everest l’eût pris à partie, lui, Mathieu Strux, n’aurait certainement pas su que répondre.

Il n’y avait donc plus, dans ces circonstances, qu’une résolution à prendre, celle de camper dans le bois et d’opérer les recherches les plus minutieuses, afin de retrouver le calculateur.

trois_55.jpg (220508 bytes)

Le colonel et ses compagnons se disposaient à faire halte près d’une assez vaste clairière, quand un cri – un cri qui n’avait plus rien d’humain – retentit à quelques centaines de pas sur la gauche du bois. Presque aussitôt, Nicolas Palander apparut. Il courait de toute la vitesse de ses jambes. Il était tête nue, cheveux hérissés, à demi dépouillé de ses vêtements, dont quelques lambeaux lui couvraient les reins.

Le malheureux arriva auprès de ses compagnons, qui le pressèrent de questions. Mais, l’œil démesurément ouvert, la pupille dilatée, les narines aplaties et fermant tout passage à sa respiration qui était saccadée et incomplète, le pauvre homme ne pouvait parler. Il voulait répondre, les mots ne sortaient pas.

Que s’était-il passé? Pourquoi cet égarement, pourquoi cette épouvante dont Nicolas Palander présentait à un si haut degré les plus incontestables symptômes? On ne savait qu’imaginer.

Enfin, ces paroles presque inintelligibles s’échappèrent du gosier de Palander:

 «Les registres! les registres!»

Les astronomes, à ces mots, frissonnèrent tous d’un même frisson. Ils avaient compris! Les registres, ces deux registres sur lesquels était inscrit le résultat de toutes les opérations trigonométriques, ces registres dont le calculateur ne se séparait jamais, même en dormant, ces registres manquaient! Ces registres, Nicolas Palander ne les rapportait pas! Les avait-il égarés? Les lui avait-on volés? Peu importait! Ces registres étaient perdus! Tout était à refaire, tout à recommencer!

Tandis que ses compagnons, terrifiés, – c’est le mot, – se regardaient silencieusement, Mathieu Strux laissait déborder sa colère! Il ne pouvait se contenir! Comme il traita le malheureux! De quelles qualifications il le chargea! Il ne craignit pas de le menacer de toute la colère du gouvernement russe, ajoutant que, s’il ne périssait pas sous le knout, il irait pourrir en Sibérie!

A toutes ces choses, Nicolas Palander ne répondait que par un hochement de tête de bas en haut. Il semblait acquiescer à toutes ces condamnations, il semblait dire qu’il les méritait, qu’elles étaient trop douces pour lui!

«Mais on l’a donc volé! dit enfin le colonel Everest.

– Qu’importe! s’écria Mathieu Strux hors de lui! Pourquoi ce misérable s’est-il éloigné? Pourquoi n’est-il pas resté près de nous, après toutes les recommandations que nous lui avions faites?

– Oui, répondit sir John, mais enfin il faut savoir s’il a perdu les registres ou si on les lui a volés. Vous a-t-on volé, monsieur Palander? demanda sir John, en se retournant vers le pauvre homme, qui s’était laissé choir de fatigue. Vous a-t-on volé?»

Nicolas Palander fit un signe affirmatif.

«Et qui vous a volé? reprit sir John. Serait-ce des indigènes, des Makololos?»

Nicolas Palander fit un signe négatif.

«Des Européens, des blancs? ajouta sir John.

 – Non, répondit Nicolas Palander d’une voix étranglée.

 – Mais qui donc alors? s’écria Mathieu Strux, en étendant ses mains crispées vers le visage du malheureux.

– Non! fit Nicolas Palander, ni indigènes… ni blancs… des babouins!»

Vraiment, si les conséquences de cet incident n’eussent été si graves, le colonel et ses compagnons auraient éclaté de rire à cet aveu! Nicolas Palander avait été volé par des singes!

Le bushman exposa à ses compagnons que ce fait se reproduisait souvent. Maintes fois, à sa connaissance, des voyageurs avaient été dévalisés par des «chacmas,» cynocéphales à tête de porc, qui appartiennent à l’espèce des babouins, et dont on rencontre des bandes nombreuses dans les forêts de l’Afrique. Le calculateur avait été détroussé par ces pillards, non sans avoir lutté, ainsi que l’attestaient ses vêtements en lambeaux. Mais cela ne l’excusait en aucune façon. Cela ne serait pas arrivé, s’il fût resté à sa place, et les registres de la commission scientifique n’en étaient pas moins perdus – perte irréparable, et qui rendait nuls tant de périls, tant de souffrances et tant de sacrifices!

«Le fait est, dit le colonel Everest, que ce n’était pas la peine de mesurer un arc du méridien dans l’intérieur de l’Afrique, pour qu’un maladroit…»

Il n’acheva pas. A quoi bon accabler le malheureux déjà si accablé par lui-même, et auquel l’irascible Strux ne cessait de prodiguer les plus malsonnantes épithètes!

Cependant, il fallait aviser, et ce fut le bushman qui avisa. Seul, lui que cette perte touchait moins directement, il garda son sang-froid dans cette occurrence. Il faut bien l’avouer, les Européens, sans exception, étaient anéantis.

«Messieurs, dit le bushman, je comprends votre désespoir, mais les moments sont précieux, et il ne faut pas les perdre. On a volé les registres de M. Palander. Il a été détroussé par les babouins; eh bien! mettons-nous sans retard à la poursuite des voleurs. Ces chacmas sont soigneux des objets qu’ils dérobent! Or, des registres ne se mangent pas, et si nous trouvons le voleur, nous retrouverons les registres avec lui!»

L’avis était bon. C’était une lueur d’espoir que le bushman avait allumée. Il ne fallait pas la laisser s’éteindre. Nicolas Palander, à cette proposition, se ranima. Un autre homme se révéla en lui. Il drapa les lambeaux de vêtements qui le recouvraient, accepta la veste d’un matelot, le chapeau d’un autre, et se déclara prêt à guider ses compagnons vers le théâtre du crime!

Ce soir-là même, la route fut modifiée suivant la direction indiquée par le calculateur, et la troupe du colonel Everest se porta plus directement vers l’ouest.

Ni cette nuit ni la journée qui suivit n’amenèrent de résultat favorable. En maint endroit, à certaines empreintes laissées sur le sol ou sur l’écorce des arbres, le bushman et le foreloper reconnurent un passage récent de cynocéphales. Nicolas Palander affirmait avoir eu affaire à une dizaine de ces animaux. On fut bientôt assuré d’être sur leur piste, on marcha donc avec une extrême précaution, en se couvrant toujours, car ces babouins sont des êtres sagaces, intelligents, et qui ne se laissent point approcher aisément. Le bushman ne comptait réussir dans ses recherches qu’à la condition de surprendre les chacmas.

Le lendemain, vers huit heures du matin, un des matelots russes qui s’était porté en avant, aperçut, sinon le voleur, du moins l’un des camarades du voleur de Nicolas Palander. Il revint prudemment vers la petite troupe.

Le bushman fit faire halte. Les Européens, décidés à lui obéir en tout, attendirent ses instructions. Le bushman les pria de rester en cet endroit, et, emmenant sir John et le foreloper, il se porta vers la partie du bois visitée par le matelot, ayant soin de toujours se tenir à l’abri des arbres et des broussailles.

Bientôt on aperçut le babouin signalé, et presque en même temps, une dizaine d’autres singes qui gambadaient entre les arbres. Le bushman et ses deux compagnons, blottis derrière un tronc, les observèrent avec une extrême attention.

C’était, effectivement, ainsi que l’avait dit Mokoum, une bande de chacmas, le corps revêtu de poils verdâtres, les oreilles et la face noires, la queue longue et toujours en mouvement qui balayait le sol; animaux robustes, que leurs muscles puissants, leurs mâchoires bien armées, leurs griffes aiguës, rendent redoutables, même à des fauves. Ces chacmas, les véritables maraudeurs du genre, grands pilleurs des champs de blé et de maïs, sont la terreur des Boers, dont ils ravagent trop souvent les habitations. Ceux-ci, tout en jouant, aboyaient et jappaient, comme de grands chiens mal bâtis, auxquels ils ressemblaient par leur conformation. Aucun d’eux n’avait aperçu les chasseurs qui les épiaient.

Mais le voleur de Nicolas Palander se trouvait-il dans la bande? C’était le point important à déterminer. Or, le doute ne fut plus permis, quand le foreloper désigna à ses compagnons l’un de ces chacmas, dont le corps était encore entouré d’un lambeau d’étoffe, arraché au vêtement de Nicolas Palander.

Ah! quel espoir revint au cœur de sir John Murray! Il ne doutait pas que ce grand singe ne fût porteur des registres volés! Il fallait donc s’en emparer à tout prix, et pour cela, agir avec la plus grande circonspection. Un faux mouvement, et toute la bande décampait à travers le bois, sans qu’il fût possible de la rejoindre.

«Restez ici, dit Mokoum au foreloper. Son Honneur et moi, nous allons retrouver nos compagnons et prendre des mesures pour cerner la troupe. Mais surtout, ne perdez pas de vue ces maraudeurs!»

Le foreloper demeura au poste assigné, et le bushman et sir John retournèrent auprès du colonel Everest.

Cerner la bande de cynocéphales, c’était, en effet, le seul moyen de saisir le coupable. Les Européens se divisèrent en deux détachements. L’un, composé de Mathieu Strux, de William Emery, de Michel Zorn et de trois matelots, dut rejoindre le foreloper et s’étendre en demi-cercle autour de lui. L’autre détachement, qui comprenait Mokoum, sir John, le colonel, Nicolas Palander et les trois autres marins, prit sur la gauche, de manière à tourner la position et à se rabattre sur la bande de singes.

Suivant la recommandation du bushman, on ne s’avança qu’avec une précaution extrême. Les armes étaient prêtes, et il était convenu que le chacma aux lambeaux d’étoffe serait le but de tous les coups.

Nicolas Palander, dont on avait peine à calmer l’ardeur, marchait près de Mokoum. Celui-ci le surveillait, dans la crainte que sa fureur ne lui fit faire quelque sottise. Et, en vérité, le digne astronome ne se possédait plus. C’était pour lui une question de vie ou de mort.

Après une demi-heure d’une marche semi-circulaire, et pendant laquelle les haltes avaient été fréquentes, le bushman jugea le moment venu de se rabattre. Ses compagnons, placés à la distance de vingt pas l’un de l’autre, s’avancèrent silencieusement. Pas un mot prononcé, pas un geste hasardé, pas un craquement de branches. On eût dit une troupe de Pawnies rampant sur une piste de guerre.

Soudain, le chasseur s’arrêta. Ses compagnons s’arrêtèrent aussitôt, le doigt sur la gâchette du fusil, le fusil prêt à être épaulé.

La bande des chacmas était en vue. Ces animaux avaient senti quelque chose. Ils se tenaient aux aguets. Un babouin d’une haute stature, – précisément le voleur de registres, – donnait des signes non équivoques d’inquiétude. Nicolas Palander avait reconnu son détrousseur de grand chemin. Seulement, ce singe ne paraissait pas avoir gardé les registres sur lui, ou du moins on ne les voyait pas.

«A-t-il l’air d’un gueux!» murmurait le savant.

Ce grand singe, tout anxieux, semblait faire des signaux à ses camarades. Quelques femelles, leurs petits accrochés sur l’épaule, s’étaient réunies en groupe. Les mâles allaient et venaient autour d’elles.

Les chasseurs s’approchèrent encore. Chacun avait reconnu le voleur et pouvait déjà le viser à coup sûr. Mais voici que, par un mouvement involontaire, le fusil partit entre les mains de Nicolas Palander.

«Malédiction!» s’écria sir John, en déchargeant son rifle.

Quel effet! Dix détonations répondirent. Trois singes tombèrent morts sur le sol. Les autres, faisant un bond prodigieux, passèrent comme des masses ailées au-dessus de la tête du bushman et de ses compagnons.

Seul, un chacma était resté: c’était le voleur. Au lieu de s’enfuir, il s’élança sur le tronc d’un sycomore, y grimpa avec l’agilité d’un acrobate, et disparut dans les branches.

«C’est là qu’il a caché les registres!» s’écria le bushman, et Mokoum ne se trompait pas.

Cependant, il était à craindre que le chacma ne se sauvât en passant d’un arbre à l’autre. Mais Mokoum, le visant avec calme, fit feu. Le singe, blessé à la jambe, dégringola de branche en branche. Une de ses mains tenait les registres, qu’il avait repris dans une enfourchure de l’arbre. A cette vue, Nicolas Palander, bondissant comme un chamois, se précipita sur le chacma, et une lutte s’engagea!

Quelle lutte! La colère surexcitait le calculateur. Aux aboiements du singe s’unissaient les hurlements de Palander. Quels cris discordants dans cette mêlée! On ne savait plus lequel des deux était le singe ou le mathématicien! On ne pouvait viser le chacma, dans la crainte de blesser l’astronome.

«Tirez! tirez sur les deux!» criait Mathieu Strux, hors de lui, et ce Russe exaspéré l’aurait peut-être fait, si son fusil n’eût été déchargé.

trois_56.jpg (262153 bytes)

Le combat continuait. Nicolas Palander, tantôt dessus, tantôt dessous, essayait d’étrangler son adversaire. Il avait les épaules en sang, car le chacma le lacérait à coups de griffes. Enfin, le bushman, la hache à la main, saisissant un moment favorable, frappa le singe à la tête et le tua du coup.

Nicolas Palander, évanoui, fut relevé par ses compagnons. Sa main pressait sur sa poitrine les deux registres qu’il venait de reconquérir. Le corps du singe fut emporté au campement, et, au repas du soir, les convives y compris leur collègue volé, mangèrent le voleur autant par goût que par vengeance, car la chair en était excellente.

 

 

Chapitre XXIII

Les chutes du Zambèse.

 

es blessures de Nicolas Palander n’étaient pas graves. Le bushman, qui s’y entendait, frotta les épaules du digne homme avec quelques herbes, et l’astronome d’Helsingfors put se remettre en route. Son triomphe le soutenait. Mais cette exaltation tomba vite, et il redevint promptement le savant absorbé, qui ne vivait que dans le monde des chiffres. Un des registres lui avait été laissé, mais, par mesure de prudence, il dut remettre à William Emery l’autre registre qui contenait le double de tous les calculs, – ce qu’il fit, d’ailleurs, de bonne grâce.

Les travaux furent continués. La triangulation se faisait vite et bien. Il ne s’agissait plus que de trouver une plaine favorablement disposée pour l’établissement d’une base.

Le 1er avril, les Européens durent traverser de vastes marécages qui retardèrent un peu leur marche. A ces plaines humides succédèrent des étangs nombreux, dont les eaux répandaient une odeur pestilentielle. Le colonel Everest et ses compagnons se hâtèrent, en donnant à leurs triangles un plus grand développement, de quitter cette région malsaine.

Les dispositions de la petite troupe étaient excellentes, et le meilleur esprit y régnait. Michel Zorn et William Emery se félicitaient de voir l’entente la plus complète régner entre leurs deux chefs. Ceux-ci semblaient avoir oublié qu’une dissension internationale avait dû les séparer.

«Mon cher William, dit un jour Michel Zorn à son jeune ami, j’espère qu’à notre retour en Europe, nous trouverons la paix conclue entre l’Angleterre et la Russie, et que, par conséquent, nous aurons le droit de rester là-bas les amis que nous sommes ici, en Afrique.

– Je l’espère comme vous, mon cher Michel, répondit William Emery. Les guerres modernes ne peuvent durer longtemps. Une bataille ou deux, et les traités se signent. Cette malencontreuse guerre est commencée depuis un an déjà, et je pense, comme vous, que la paix sera conclue à notre retour en Europe.

– Mais votre intention, William, n’est pas de retourner au Cap? demanda Michel Zorn. L’observatoire ne vous réclame pas impérieusement, et j’espère bien vous faire chez moi les honneurs de mon observatoire de Kiew.

– Oui, mon ami, répondit William Emery, oui, je vous accompagnerai en Europe, et je ne retournerai pas en Afrique sans avoir un peu passé par la Russie. Mais un jour, vous me rendrez visite à Cape-town, n’est-il pas vrai? Vous viendrez vous égarer au milieu de nos belles constellations australes. Vous verrez quel riche firmament, et quelle joie c’est d’y puiser, non pas à pleines mains, mais à pleins regards! Tenez, si vous le voulez, nous dédoublerons ensemble l’étoile θ du Centaure! Je vous promets de ne point commencer sans vous.

– C’est dit, William?

– C’est dit, Michel. Je vous garde θ, et, en revanche, ajouta William Emery, j’irai réduire à Kiew une de vos nébuleuses!»

Braves jeunes gens! Ne semblait-il pas que le ciel leur appartînt! Et, au fait, à qui appartiendrait-il, sinon à ces perspicaces savants qui l’ont jaugé jusque dans ses profondeurs!

«Mais avant tout, reprit Michel Zorn, il faut que cette guerre soit terminée.

– Elle le sera, Michel. Des batailles à coups de canon, cela dure moins longtemps que des disputes à coups d’étoiles! La Russie et l’Angleterre seront réconciliées avant le colonel Everest et Mathieu Strux.

– Vous ne croyez donc pas à leur sincère réconciliation, demanda Michel Zorn, après tant d’épreuves qu’ils ont subies ensemble?

– Je ne m’y fierais pas, répondit William Emery. Songez-y donc, des rivalités de savants, et de savants illustres!

– Soyons moins illustres, alors, mon cher William, répondit Michel Zorn, et aimons-nous toujours!»

Onze jours s’étaient passés depuis l’aventure des cynocéphales, quand la petite troupe, arrivée non loin des chutes du Zambèse, rencontra une plaine qui s’étendait sur une largeur de plusieurs milles. Le terrain convenait parfaitement à la mesure directe d’une base. Sur la lisière s’élevait un village comprenant seulement quelques huttes. Sa population, – quelques dizaines d’indigènes au plus, – composée d’habitants inoffensifs, fit bon accueil aux Européens. Ce fut heureux pour la troupe du colonel Everest, car sans chariots, sans tentes, presque sans matériel de campement, il lui eût été difficile de s’installer d’une manière suffisante. Or, la mesure de la base pouvait durer un mois, et ce mois, on ne pouvait le passer en plein air, avec le feuillage des arbres pour tout abri.

La Commission scientifique s’installa donc dans les huttes, qui furent préalablement appropriées à l’usage des nouveaux occupants. Les savants étaient hommes à se contenter de peu, d’ailleurs. Une seule chose les préoccupait: la vérification de leurs opérations antérieures, qui allaient être contrôlées par la mesure directe de cette nouvelle base, c’est-à-dire du dernier côté de leur dernier triangle. En effet, d’après le calcul, ce côté avait une longueur mathématiquement déterminée, et plus la mesure directe se rapprocherait de la mesure calculée, plus la détermination de la méridienne devrait être regardée comme parfaite.

Les astronomes procédèrent immédiatement à la mesure directe. Les chevalets et les règles de platine furent dressés successivement sur ce sol bien uni. On prit toutes les précautions minutieuses qui avaient accompagné la mesure de la première base. On tint compte de toutes les conditions atmosphériques, des variations du thermomètre, de l’horizontalité des appareils, etc. Bref, rien ne fut négligé dans cette opération suprême, et ces savants ne vécurent plus que dans cette unique préoccupation.

Ce travail, commencé le 10 avril, ne fut achevé que le 15 mai. Cinq semaines avaient été nécessaires à cette délicate opération. Nicolas Palander et William Emery en calculèrent immédiatement les résultats.

Vraiment, le cœur battait fort à ces astronomes, quand ce résultat fut proclamé. Quel dédommagement de leurs fatigues, de leurs épreuves, si la vérification complète de leurs travaux «pouvait permettre de les léguer inattaquables à la postérité!»

Lorsque les longueurs obtenues eurent été réduites par les calculateurs en arcs rapportés au niveau moyen de la mer, et à la température de soixante et un degrés du thermomètre de Fahrenheit (16° 11’ centigrades), Nicolas Palander et William Emery présentèrent à leurs collègues les nombres suivants:

Base nouvelle mesurée… 5075t, 25

Avec la même base déduite de la première base et du réseau trigonométrique tout entier… 5075t, 11

Différence entre le calcul et l’observation… 0t ,14

Seulement quatorze centièmes de toise, c’est-à-dire moins de dix pouces, et les deux bases se trouvaient situées à une distance de six cents milles l’une de l’autre!

Lorsque la mesure de la méridienne de France fut établie entre Dunkerque et Perpignan, la différence entre la base de Melun et la base de Perpignan avait été de 11 pouces. La concordance obtenue par la commission anglo-russe est donc plus remarquable encore, et fait de ce travail, accompli dans des circonstances difficiles, en plein désert africain, au milieu des épreuves et des dangers de toutes sortes, la plus parfaite des opérations géodésiques entreprises jusqu’à ce jour.

Un triple hurrah salua ce résultat admirable, sans précédent dans les annales scientifiques!

Et maintenant, quelle était la valeur d’un degré du méridien dans cette portion du sphéroïde terrestre? Précisément, d’après les réductions de Nicolas Palander, cinquante-sept mille trente-sept toises. C’était, à une toise près, le chiffre trouvé en 1752, par Lacaille, au cap de Bonne-Espérance. A un siècle de distance, l’astronome français et les membres de la commission anglo-russe s’étaient rencontrés avec cette approximation.

Quant à la valeur du mètre, il fallait, pour la déduire, attendre le résultat des opérations qui devaient être ultérieurement entreprises dans l’hémisphère boréal. Cette valeur devait être la dix millionième partie du quart du méridien terrestre. D’après les calculs antérieurs, ce quart comprenait, en tenant compte de l’aplatissement de la terre évalué à 1/49915 dix millions huit cent cinquante-six mètres, ce qui portait la longueur exacte du mètre à 0t,513074, ou trois pieds onze lignes et deux cent quatre-vingt-seize millièmes de ligne. Ce chiffre était-il le véritable? c’est ce que devaient dire les travaux subséquents de la Commission anglo-russe.

 

Les opérations géodésiques étaient donc entièrement terminées. Les astronomes avaient achevé leur tâche. Il ne leur restait plus qu’à gagner les bouches du Zambèse, en suivant, en sens inverse, l’itinéraire que devait parcourir le docteur Livingstone dans son second voyage de 1858 à 1864.

Le 25 mai, après un voyage assez pénible au milieu d’un pays coupé de rios, ils arrivaient aux chutes connues géographiquement sous le nom de chutes Victoria.

Les admirables cataractes justifiaient leur nom indigène, qui signifie «fumée retentissante.» Ces nappes d’eau, larges d’un mille, précipitées d’une hauteur double de celle du Niagara, se couronnaient d’un triple arc-en-ciel. A travers la profonde déchirure du basalte, l’énorme torrent produisait un roulement comparable à celui de vingt tonnerres se déchaînant à la fois.

En aval de la cataracte, et sur la surface du fleuve devenu paisible, la chaloupe à vapeur, arrivée depuis quinze jours par un affluent inférieur du Zambèse, attendait ses passagers. Tous étaient là, tous prirent place à son bord.

Deux hommes restèrent sur la rive, le bushman et le foreloper. Mokoum était plus qu’un guide dévoué, c’était un ami que les Anglais, et principalement sir John, laissaient sur le continent africain. Sir John avait offert au bushman de le conduire en Europe et de l’y accueillir pour tout le temps qu’il lui plairait d’y rester; mais Mokoum, ayant des engagements ultérieurs, tenait à les remplir. En effet, il devait accompagner David Livingstone pendant le second voyage que cet audacieux docteur devait bientôt entreprendre sur le Zambèse, et Mokoum ne voulait pas lui manquer de parole.

trois_57.jpg (226818 bytes)

Le chasseur resta donc, bien récompensé, et, – ce qu’il prisait davantage, – bien embrassé de ces Européens qui lui devaient tant. La chaloupe s’éloigna de la rive, prit le courant dans le milieu du fleuve, et le dernier geste de sir John Murray fut un dernier adieu à son ami le bushman.

trois_58.jpg (242629 bytes)

Cette descente du grand fleuve africain, sur cette rapide chaloupe, à travers ses nombreuses bourgades qui semaient ses bords, s’accomplit sans fatigue et sans incidents. Les indigènes regardaient avec une superstitieuse admiration cette embarcation fumante, qu’un mécanisme invisible poussait sur les eaux du Zambèse, et ils ne gênèrent sa marche en aucune façon.

Le 15 juin, après six mois d’absence, le colonel Everest et ses compagnons arrivaient à Quilmiane, l’une des principales villes situées sur la plus importante bouche du fleuve.

Le premier soin des Européens fut de demander au consul anglais des nouvelles de la guerre…

La guerre n’était pas terminée, et Sébastopol tenait toujours contre les armées anglo-françaises.

Cette nouvelle fut une déception pour ces Européens, si unis maintenant dans un même intérêt scientifique. Ils ne firent pourtant aucune réflexion, et se préparèrent à partir.

Un bâtiment de commerce autrichien, la Novara, était sur le point d’appareiller pour Suez. Les membres de la Commission résolurent de prendre passage à son bord.

Le 18 juin, au moment de s’embarquer, le colonel Everest réunit ses collègues, et d’une voix calme, il leur parla en ces termes:

«Messieurs, depuis près de dix-huit mois que nous vivons ensemble nous avons passé par bien des épreuves, mais nous avons accompli une œuvre qui aura l’approbation de l’Europe savante. J’ajouterai que de cette vie commune, il doit résulter entre nous une inébranlable amitié.»

Mathieu Strux s’inclina légèrement sans répondre.

«Cependant, reprit le colonel, et à notre grand regret, la guerre entre l’Angleterre et la Russie continue. On se bat devant Sébastopol, et jusqu’au moment où la ville sera tombée entre nos mains…

– Elle n’y tombera pas! dit Mathieu Strux, bien que la France…

– L’avenir nous l’apprendra, monsieur, répondit froidement le colonel. En tout cas, et jusqu’à la fin de cette guerre, je pense que nous devons nous considérer de nouveau comme ennemis…

– J’allais vous le proposer,» répondit simplement l’astronome de Poulkowa.

La situation était nettement dessinée, et ce fut dans ces conditions que les membres de la Commission scientifique s’embarquèrent sur la Novara.

Quelques jours après, ils arrivaient à Suez, et au moment de se séparer, William Emery disait en serrant la main à Michel Zorn:

«Toujours amis, Michel?

– Oui, mon cher William, toujours et quand même!»

FIN

Poprzednia część