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Jules Verne

 

Le Volcan d'or

 

(Chapitre VII-X)

 

 

Illustrations par George Roux. Nombreuses photographies

Douze grandes planches en chromotypographie

CollectionHetzel, 1906

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© Andrzej Zydorczak

 

seconde partie

 

 

Chapitre VII

Une complication inattendue.

 

algré les difficultés de la route, il ne fallut pas plus de deux heures à Ben Raddle et aux siens pour franchir la distance qui les séparait du Golden Mount. Tous, sans échanger un mot, absorbés dans la contemplation du but qu’ils allaient enfin atteindre, marchaient aussi vite que le permettait la nature du terrain. Ils semblaient attirés par la montagne comme par un énorme aimant.

Il n’était pas trois heures lorsque la caravane s’arrêta au pied du volcan, dont le Rio Rubber contournait la base, à l’Est, et dont l’océan Glacial battait au Nord les dernières assises.

Contrée absolument déserte. Ni au delà de la montagne vers l’Ouest, ni du côté des bouches de la Mackensie, on n’apercevait un village indigène, ou un groupe de ces Indiens qui parcourent le littoral. Au large, pas une embarcation, pas une voile de baleinier, pas une fumée de steamer. E t, cependant, c’était l’époque à laquelle les mers septentrionales sont fréquentées par les pêcheurs de cétacés ou les chasseurs de phoques. Fallait-il en conclure que personne, en cette région lointaine, n’avait devancé Ben Raddle et ses compagnons, et que Jacques Ledun était le seul qui eût poussé ses recherches jusqu’à l’embouchure de la Mackensie, le seul par conséquent qui eût constaté l’existence du Volcan d’Or?

Le gisement, s’il existait, appartenait bien, en tous cas, à Ben Raddle, à titre de premier occupant. Personne n’ayant pris avant lui possession du Golden Mount, aucun poteau n’en délimitant la concession, nul n’aurait désormais le droit d’intervenir, et l’administration canadienne ne pourrait exiger aucune redevance.

Ce fut au pied du flanc de l’Est, séparé du Rio Rubber par un bois de bouleaux et de trembles, que le Scout établit son campement, à moins d’une demi-lieue du littoral. L’eau douce et le bois ne manqueraient donc pas.

Au delà, se développaient, vers l’Ouest et le Sud, de vastes plaines verdoyantes, semées de bouquets d’arbres, qui, de l’avis de Summy Skim, devaient être assez giboyeuses.

L’installation s’organisa rapidement sous la direction de Bill Stell. Les tentes furent dressées à la lisière du bois. La carriole et les chariots trouvèrent place dans une clairière, et l’on mit à paître dans les prairies voisines les mules entravées. A des places judicieusement choisies, on établit des postes de grand’garde, les abords du campement devant être, par prudence, surveillés jour et nuit, bien qu’il ne semblât pas qu’aucun danger fût à craindre, si ce n’est peut-être de la part des ours, hôtes habituels des territoires du Dominion.

Personne ne doutait, d’ailleurs, que l’exploitation du Golden Mount ne fût de courte durée. Le temps de puiser au trésor accumulé dans le cratère et d’en charger les chariots, et l’on repartirait immédiatement. Ni pic, ni pioche à employer, aucun lavage à faire. L’or, d’après les dires de Jacques Ledun, existait là sous forme de poudre ou de pépites libres, tout le travail préparatoire ayant été fait, et depuis longtemps, par les prospecteurs de Pluton.

Ben Raddle ne serait exactement fixé à cet égard qu’après avoir fait l’ascension de la montagne, et lorsqu’il aurait reconnu la disposition du cratère dans lequel, d’après Jacques Ledun, il était facile de descendre.

Bill Stell fit à ce propos une observation qui ne manquait pas de justesse:

«Monsieur Ben, dit-il, lorsque le Français vous a révélé l’existence du Golden Mount, ne vous a-t-il pas parlé d’un volcan éteint?

– En effet, Bill.

– Il l’avait, je crois, gravi jusqu’au sommet?

– Oui. Et même il avait visité le cratère. Mais, depuis cette époque, les forces éruptives ont eu le temps de se réveiller.

– Il n’y a pas lieu d’en douter, répondit le Scout, puisque des volutes de fumée s’élèvent en ce moment de la montagne. Je me demande si, dans ces conditions, le cratère ne va pas être inaccessible.

Ben Raddle avait pour sa part déjà réfléchi à cette éventualité. Il ne s’agissait plus d’un volcan éteint, mais d’un volcan endormi seulement, et qui se réveillait.

– C’est possible, en effet, répondit-il, mais ce contretemps peut aussi avoir son bon côté. Pourquoi une éruption ne nous épargnerait-elle pas du travail, en vidant le Golden Mount des pépites qu’il renferme? Nous n’aurions alors qu’à les ramasser au pied de la montagne. Demain, lorsque nous aurons fait l’ascension, nous agirons suivant les circonstances.»

La surveillance du campement fut organisée par le Scout, mais la nuit ne fut pas troublée, si ce n’est par quelques lointains grognements d’ours, qui ne s’aventurèrent pas jusqu’au Golden Mount.

Dès cinq heures tous furent sur pied.

L’imagination aidant, Summy Skim ne contemplait tout de même pas sans quelque intérêt ce fameux Golden Mount.

«Sais-tu à quoi je pense, Ben? demanda-t-il à son cousin.

– Non, Summy, répondit Ben Raddle. Mais je le saurai quand tu me l’auras dit.

– Probable, Ben. Eh bien! je pense que, si notre oncle Josias avait fait une pareille découverte, il serait retourné dans son pays frayer avec les milliardaires du nouveau monde, au lieu de mourir au Klondike… ce qui nous aurait évité d’y venir.

– Le destin ne l’a point voulu, Summy, et cette chance échoit à ses neveux…

– Dont l’un, tout au moins, n’a jamais poussé l’ambition jusque-là… même en rêve!

– Entendu, Summy. Mais enfin, puisque nous avons tant fait que d’atteindre les rivages de la mer Arctique, tu ne trouveras pas mauvais que nous tâchions de revenir le gousset bien garni, et, par gousset, j’entends nos chariots et notre carriole chargés d’or à se rompre.

– Ainsi soit-il! accorda Summy. Pourtant, te le dirai-je? j’ai beau examiner cette montagne sous toutes ses faces et me répéter qu’elle est de taille à elle seule à humilier l’Australie, la Californie et l’Afrique réunies, je n’arrive pas à être impressionné. Pour moi, elle n’a pas l’air assez coffre-fort.

– A ce compte-là, Summy, il faudrait, pour te satisfaire, que le Golden Mount ressemblât aux caisses de la Banque.

– Je n’y verrais pas d’inconvénient, Ben, surtout si le caissier était à son poste, prêt à m’ouvrir la porte.

– Nous nous passerons de lui, affirma Ben Raddle, et nous saurons bien forcer la serrure.

– Hum!..» fit Summy d’un air dubitatif en considérant le sommet empanaché du volcan.

N’en déplaise à Summy Skim, le Golden Mount était un mont comme tous les autres. Ses mille pieds d’altitude dominaient le littoral, et de la base, mesurant, autant qu’on en pouvait juger, environ deux kilomètres de circonférence, ses flancs s’élevaient en pente très raide jusqu’au plateau qui couronnait le sommet. Il affectait donc la forme d’un cône ou plus exactement d’un cône tronqué.

La raideur des pentes allait sans doute en rendre l’ascension malaisée. Mais, enfin, cette ascension ne devait pas être impossible puisque Jacques Ledun avait pu arriver jusqu’au cratère.

Le flanc le plus perpendiculaire était celui qui regardait le large, et il ne fallait pas songer à attaquer le volcan par son versant nord, que la mer battait directement. Aucune roche n’émergeait au pied de la montagne, dont la paroi verticale aurait mérité le nom de falaise si elle eût été composée de matières crayeuses ou blanchâtres et non de noirâtres substances éruptives. La première chose à faire était donc de décider par quel côté du Golden Mount on essaierait d’atteindre le sommet. Jacques Ledun n’ayant donné aucun renseignement à ce sujet, Ben Raddle et Bill Stell quittèrent le campement établi dans l’angle formé par le Rubber et le flanc de l’Est, et contournèrent la base du volcan, afin de procéder à un examen préliminaire.

Le talus paraissait gazonné d’une herbe courte semée de touffes ligneuses qui pourraient servir de point d’appui aux ascensionnistes. Mais, dans la partie supérieure, ce gazonnage faisait place à une sorte d’humus sombre, peut-être une couche de cendres et de scories. Les deux prospecteurs ne relevèrent, d’ailleurs, aucune trace d’une éruption récente.

Rentrés au campement, Ben Raddle et le Scout firent connaître le résultat de leurs recherches. Ce serait par le flanc de l’Ouest, dont la pente était moins accusée, qu’il conviendrait d’effectuer l’ascension.

Le déjeuner, hâtivement dévoré, on se prépara au départ. Sur le conseil de Bill Stell, on décida d’emporter quelques provisions, et les gourdes furent remplies de gin et de whisky mêlés d’eau dans une proportion convenable. On se munit également d’une pioche, de piquets et de cordes, qu’il y aurait peut-être lieu d’employer sur les rampes trop raides.

Le temps était favorable à cette tentative. Une belle journée s’annonçait. De rares nuages poussés par une légère brise du Nord ne faisaient que modérer les ardeurs du soleil.

Neluto ne suivait pas les ascensionnistes. Avec le personnel, il garderait le campement, dont il ne s’éloignerait sous aucun prétexte. Bien que le pays parût être tout à fait désert, il convenait de ne point se départir d’une sévère surveillance.

Ben Raddle, Summy Skim et le Scout se mirent en route vers huit heures, accompagnés de Jane Edgerton, qui avait voulu à toute force prendre part à l’expédition, et tous quatre longèrent l’assise méridionale du mont afin de gagner le versant de l’Ouest.

De la dernière éruption – et à quelle époque remontait-elle? – on ne rencontrait aucun indice, le long de cette base. Pas la moindre trace de matières éruptives et notamment de la poussière d’or qu’elles devaient, au dire de Jacques Ledun, contenir en si forte proportion. Fallait-il en induire que les excréta du volcan avaient tous été projetés du côté de la mer et gisaient sous les eaux profondes baignant le littoral?

«Que nous importe? répondit Ben Raddle à Bill Stell, qui faisait cette remarque. Il est incontestable qu’il n’y a pas eu d’éruption depuis la visite de Jacques Ledun. C’est l’essentiel. Les pépites qu’il a vues, nous les verrons aussi.»

Il était près de neuf heures lorsque les quatre ascensionnistes s’arrêtèrent à la base du versant ouest.

Le Scout prit aussitôt la tête, et la montée commença. Au début, la rampe était relativement douce, et les herbes prêtaient au pied un solide appui. Il ne fut donc pas nécessaire de recourir aux piquets et aux cordes. Bill Stell, d’ailleurs, avait la pratique des montagnes. Un sûr instinct le conduisait, et il était si vigoureux, si rompu aux exercices de ce genre, que ses compagnons avaient peine à le suivre.

«Voilà ce que c’est, disait Summy Skim, un peu essoufflé, que d’avoir traversé vingt fois les passes du Chilkoot! Ça vous donne des jambes de chamois et des jarrets d’acier.»

Toutefois, après le premier tiers de l’ascension, un chamois, lui-même, eût peut-être été embarrassé. Les ailes d’un vautour ou d’un aigle n’eussent pas été de trop.

La pente était devenue telle, alors, qu’il fallut s’aider des genoux, des pieds et des mains, et s’accrocher aux maigres touffes d’arbustes. Bientôt, l’emploi des piquets et des cordes s’imposa. Le Scout se portait en avant, plantait un piquet entre les herbes, et déroulait la corde à l’aide de laquelle les autres se hissaient jusqu’à lui. On agissait avec une extrême prudence, car toute chute eût risqué d’être mortelle.

Vers onze heures, les ascensionnistes étaient parvenus à la moitié du versant. On fit halte afin de reprendre haleine, et l’on but quelques gorgées aux gourdes, après quoi on recommença à ramper le long des talus.

Bien que les forces souterraines fussent en action, ainsi que le prouvaient les vapeurs couronnant la cime du volcan, aucun frémissement ne faisait trembler ses parois, aucun ronflement ne se faisait entendre. De ce côté, sans doute, l’épaisseur était trop considérable, et il était à supposer que la cheminée du cratère s’ouvrait plutôt dans la partie nord, à proximité du rivage de la mer.

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L’ascension se continua, de plus en plus difficile à mesure qu’on s’élevait, toujours possible cependant. Et d’ailleurs, ce que Jacques Ledun avait fait, pourquoi le Scout et ses compagnons ne le feraient-ils pas?

La montre de Ben Raddle marquait exactement midi treize lorsque les ascensionnistes se trouvèrent réunis sur la section de cône qui formait le plateau du mont.

Tous plus ou moins éreintés s’assirent sur les roches de quartz qui entouraient ce plateau, d’une circonférence de trois, à quatre cents pieds environ. A peu près à son centre s’ouvrait le cratère, d’où s’échappaient des vapeurs fuligineuses et des fumerolles jaunâtres.

Avant de se diriger vers cette cheminée, Ben Raddle et ses compagnons, tout en reprenant haleine, observèrent le vaste panorama développé devant leurs yeux.

Vers le Sud, le regard parcourait les plaines verdoyantes que la caravane venait de traverser, et s’arrêtait aux lointaines ondulations derrière lesquelles Fort Mac Pherson commandait la contrée environnante.

Vers l’Ouest, le littoral de l’océan Arctique se dessinait en une suite de grèves sablonneuses, et, dans l’intérieur des terres, apparaissait la masse sombre d’une vaste foret, distante d’une lieue et demie environ.

A l’Est, au pied du Golden Mount, s’entremêlait le réseau hydrographique de l’estuaire de la Mackensie, dont les multiples branches s’épanchaient dans une large baie défendue par un archipel d’ilote arides et d’écueils noirâtres. Au delà, la côte se relevait droit au Nord, terminée par un promontoire, sorte de morne colossal qui fermait l’horizon de ce côté.

Au Nord du Golden Mount, à partir de la falaise verticale dont la base disparaissait sous les eaux, la mer n’avait d’autre limite que la ligne géométrique du ciel.

L’atmosphère purifiée, nettoyée par la brise, était alors d’une parfaite clarté. La mer étincelait sous les rayons du soleil.

Le rivage était désert. Aucun pêcheur, étranger ou indigène, ne se montrait, bien que les bouches de la Mackensie soient riches en mammifères marins et en amphibies de plusieurs espèces.

Mais il n’en était pas ainsi au large. La lunette aidant, le Scout signala quelques voiles et quelques fumées qui se détachaient sur l’horizon septentrional.

«Ce sont des baleiniers, dit-il, qui viennent du détroit de Behring. Dans trois mois, ils reprendront la même route en sens inverse. Les uns relâcheront à Saint-Michel à l’embouchure du Yukon, les autres à Petropolawsk du Kamtchatka, sur la côte d’Asie, puis ils iront vendre dans les ports du Pacifique les produits de leur pêche.

– N’en est-il pas qui vont jusqu’à Vancouver? demanda Summy Skim.

– En effet, répondit Bill Stell, mais ceux-là ont tort, grand tort, car il est bien difficile de retenir les équipages, et la plupart des matelots désertent pour se rendre au Klondike.»

Ce n’était que trop vrai. La proximité des mines d’or affole littéralement ces matelots, qui reviennent pourtant d’une pénible campagne. Aussi, pour les sauver de l’épidémie, les capitaines baleiniers évitent-ils autant que possible les ports de la Colombie anglaise et préfèrent-ils ceux du continent asiatique.

Après une halte d’une demi-heure, dont ils avaient grand besoin, Ben Raddle et ses compagnons se mirent en devoir de visiter le plateau du Golden Mount. C’était, non point au centre, comme ils l’avaient cru, mais dans la partie nord-est que se creusait le cratère, dont l’orifice mesurait de soixante-quinze à quatre-vingts pieds de circonférence. En ayant soin de se tenir au vent, afin d’échapper aux tourbillons, de fumée âcre qui s’en échappaient, ils purent s’approcher jusqu’à l’extrême bord et plonger leurs regards dans l’intérieur du gouffre.

Tout concourait à rendre de plus en plus vraisemblable l’histoire racontée par Jacques Ledun. Le cratère se creusait en pente douce, et la descente eût été des plus aisées sans les gaz irrespirables qui en interdisaient maintenant l’entrée.

La poudre d’or dont le sol était semé confirmait encore les dires du Français. Mais cette poudre impalpable, toute mélangée de terre et de scories, ne pouvait donner qu’un profit dérisoire au regard du prodigieux amas de pépites que l’on était venu chercher si loin.

«Il est évident, dit Ben Raddle, que Jacques Ledun ne s’est pas heurté à l’obstacle qui nous arrête. Quand il est venu ici, le volcan était complètement endormi, et il a pu, sans danger, descendre au fond du cratère. Attendons que le mouvement éruptif se calme, que les vapeurs se dissipent, nous y descendrons à notre tour, et nous y puiserons à pleines mains comme il y a puisé lui-même.

– Et si les vapeurs ne se dissipent pas, demanda Summy Skim, si toute descente est impossible?

– Nous attendrons encore, Summy.

– Nous attendrons… quoi?

– Que l’éruption fasse ce que nous n’aurons pu faire, et qu’elle rejette les matières contenues dans les entrailles du Golden Mount.

C’était, en effet, le seul parti qu’il fût possible d’adopter, bien qu’il ne manquât pas de sérieux inconvénients. Pour des gens qui n’auraient pas eu à compter avec le temps, qui auraient pu affronter la terrible saison froide aux embouchures de la Mackensie comme à Dawson City, oui, ce parti était tout indiqué. Mais, si les choses traînaient en longueur, si avant deux mois et demi le volcan n’était pas retombé dans le sommeil ou s’il n’avait pas de lui-même vidé son trésor de pépites, ne serait-on pas contraint de quitter le campement, de battre en retraite vers le Sud, où l’on arriverait juste pour être bloqué par l’hiver?

Cette pensée, les quatre prospecteurs l’avaient, mais chacun d’eux l’accueillait selon son tempérament particulier.

Bill Stell souriait dans sa barbe d’une manière un peu narquoise. C’était une fameuse leçon pour lui. Après avoir résisté tant d’années à la contagion de l’or, il s’y était laissé prendre à son tour, et voilà quel résultat il obtenait! Il était guéri du coup; et, revenu à sa philosophie ordinaire, il envisageait son échec avec sérénité, en se disant qu’il n’en pouvait pas être autrement dans le métier de prospecteur.

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Jane Edgerton, les sourcils froncés, demeurait immobile au bord du cratère, les yeux fixés sur l’amas de vapeurs tourbillonnantes qui s’en échappaient. Elle constatait qu’il est des cas où l’énergie et la décision sont insuffisantes, et elle s’irritait d’être arrêtée par des forces naturelles contre lesquelles sa volonté était impuissante.

Summy Skim était le plus malheureux de tous. Passer un nouvel hiver dans la capitale du Klondike! Il ne pouvait songer à cette éventualité sans frémir.

Ce fut lui qui répondit à son cousin:

– C’est parfaitement raisonné, Ben, mais à la condition qu’il y ait une éruption. Or, y aura-t-il une éruption? Tout est là. Ne trouves-tu pas que ce volcan est bien calme? Il ne rejette pas de cendres, pas le plus petit caillou. On n’entend pas la moindre détonation. Il fume, à coup sûr, mais il fume en silence, et j’en ferais autant, ma parole! Cela ne te donne-t-il pas à penser?

Ben Raddle eut un geste évasif.

– Nous verrons,» dit-il.

Après une station de deux heures sur le plateau, les ascensionnistes commencèrent à dévaler les flancs du Golden Mount. Une heure suffit à la descente. Avant trois heures de l’après-midi Ben Raddle et ses compagnons, passablement fatigues mais sains et saufs, étaient de retour au campement.

Dès qu’ils furent seuls, Summy, poursuivi par son idée fixe, s’approcha de son cousin et revint à la charge.

«Voyons, Ben, dit-il, je te parle sérieusement. Que ferons-nous, si elle tarde, cette éruption… si elle n’a pas lieu avant l’hiver?»

Sans répondre, Ben Raddle détourna la tête, et Summy n’eut pas le courage d’insister.

 

 

Chapitre VIII

Ou Ben Raddle intervient.

 

orsque Ben Raddle avait entrepris cette nouvelle campagne, il ne mettait pas en doute, d’après les informations, exactes d’ailleurs, de Jacques Ledun, qu’il suffisait de ramasser les pépites dans le cratère du Golden Mount, d’en charger les chariots et de reprendre la route de Dawson City. Une huitaine de jours devaient suffire à cette facile besogne, et le voyage aller et retour aurait dès lors été accompli en moins de trois mois. C’est donc le plus sincèrement du monde qu’il avait affirmé à Summy Skim que la caravane rentrerait à Dawson dans les premiers jours d’août, à temps, par conséquent, pour atteindre avant les grands froids Skagway, puis Vancouver, d’où le railway ramènerait les deux cousins à Montréal.

«Et quel train il faudra, avait répondu Summy en plaisantant, pour nous transporter, nous et les millions du Golden Mount!.. et quel excédent de bagages!..»

Or, si les millions étaient bien à la place indiquée dans le cratère, voilà qu’on ne pouvait les en tirer.

Cette complication inattendue obligeait à organiser le campement en vue d’un séjour de quelques semaines. Le Scout prit donc ses mesures pour assurer la subsistance de ses compagnons et la nourriture des attelages jusqu’au jour où il serait absolument indispensable de redescendre vers le Sud. Vouloir passer l’hiver sous la tente eût été folie, en effet. Quoi qu’il arrivât, que la campagne eût réussi ou non, il fallait franchir le cercle polaire vers la mi-août, au plus tard. Passé ce terme, la route serait impraticable dans cette région que ravagent les bourrasques et les tempêtes de neige.

Cette existence allait s’écouler dans l’attente et, pour la supporter, une forte dose de patience ne serait pas superflue. Il y aurait lieu, toutefois, d’observer l’état du volcan et de surveiller la marche de l’éruption. Plusieurs autres ascensions seraient évidemment nécessaires. Ni Ben Raddle, ni le Scout, ni, moins que personne, Jane Edgerton, ne reculeraient devant la fatigue, et les progrès du phénomène seraient bien certainement suivis de jour en jour.

Summy Skim et Neluto, en tous cas, ne seraient pas embarrassés pour employer ces longues heures. Ils chasseraient, soit dans les plaines du Sud et de l’Ouest, soit à travers les marécages du delta de la Mackensie. Le gibier abondait, et ce n’est pas à ces enragés chasseurs que les jours paraîtraient interminables. Dès le premier jour, toutefois, le Scout leur recommanda de ne pas trop s’éloigner. Pendant la belle saison, le littoral de l’océan Polaire est fréquenté par des tribus d’Indiens, dont il est prudent d’éviter la rencontre.

Quant au personnel de la caravane, il pourrait se livrer au plaisir de la pêche. Le poisson ne manquait pas dans le labyrinthe des rios, et, rien que de ce chef, l’alimentation générale eût pu être assurée jusqu’à la formation des premières glaces.

Plusieurs jours n’amenèrent aucun changement dans la situation. L’éruption ne montrait aucune tendance à s’accroître. Ainsi que l’avait supposé Ben Raddle, en voyant en quel point du sommet s’ouvrait le cratère, la cheminée volcanique était bien creusée dans le flanc nord-est de la montagne, ce qu’expliquait d’ailleurs l’obliquité du profil ouest, par lequel seulement pouvait s’effectuer l’ascension. Du campement établi presque au pied du Golden Mount et que dominait sa face orientale, on entendait assez distinctement, en effet, le sourd tumulte du travail plutonique. L’ingénieur en concluait que l’épaisseur de ce flanc très abrupt ne devait pas être considérable, et Bill Stell partageait cette opinion.

Jane Edgerton, Ben Raddle et le Scout faisaient presque quotidiennement l’ascension du volcan, pendant que chassait, en compagnie de Neluto, l’infatigable Summy. Un jour pourtant, celui-ci voulut se joindre au trio des ascensionnistes ainsi transformé en quatuor. Mal lui en prit, et cette fantaisie risqua de coûter cher au déterminé chasseur.

Parvenus à peu de distance du sommet, tous quatre, réunis par une corde, marchaient comme la première fois en file indienne, le Scout en tête, Ben Raddle le dernier, et entre eux Summy Skim précédant Jane Edgerton. Ils gravissaient le cône de cendres friables amoncelé par les anciennes éruptions sur les assises inférieures du volcan, quand la corde cassa net au ras du piquet que le Scout venait d’enfoncer. Summy, qui se hissait à cet instant, perdit pied, tomba et se mit à dévaler la pente avec la vitesse accélérée qu’indiquent les lois de la pesanteur. En vain s’efforçait-il de se retenir. Le sol auquel il s’agrippait fuyait sous ses doigts crispés.

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Ses compagnons poussèrent un cri d’effroi. Summy n’arriverait pas vivant au bas de la montagne, et il allait entraîner dans sa chute ceux auxquels l’unissait le reste de la corde rompue, Ben Raddle et, avant Ben Raddle, Jane Edgerton.

Heureusement, celle-ci n’avait rien perdu de son sang-froid. Un hasard favorable voulait qu’elle eût trouvé sous la main, à l’instant où l’accident s’était produit, une touffe d’arbustes nains à laquelle elle se cramponna énergiquement. Lorsque Summy, contraint d’obéir aux nécessités de la gravitation, passa à sa portée, elle réussit à le saisir par ses vêtements et, d’un effort désespéré, l’arrêta dans son élan.

Summy fut aussitôt sur pied, un peu étourdi peut-être, mais sain et sauf.

«Rien de cassé? interrogea Ben Raddle d’en bas.

– Rien, répondit Summy. Des bobos, peut-être, de simples écorchures qui ne nécessiteront pas l’intervention du docteur Pilcox!

– En route, alors! s’écria Ben Raddle rassuré.

Summy protesta.

– Laisse-moi au moins le temps de remercier mademoiselle Jane. Elle m’a sauvé la vie, tout simplement.

Jane Edgerton prit son air le plus pincé.

– Inutile, dit-elle. Nous sommes quittes. Vous me permettrez, toutefois, de vous faire remarquer, dût cela modifier vos idées, que les femmes peuvent être parfois bonnes à quelque chose.»

Summy aurait eu mauvaise grâce à le contester. Aussi en convint-il chaleureusement, puis l’ascension fut reprise et s’acheva sans autre incident.

Les jours continuèrent de couler sans qu’aucune modification se produisît. Aucune flamme, aucun jet de matière éruptive ne s’échappaient de la bouche du Golden Mount.

On arriva au 20 juin.

On imaginera, sans peine, dans quelle impatience vivaient Ben Raddle et ses compagnons. Cette impossibilité de rien tenter, cette passivité qui leur était imposée, les énervaient au plus haut degré. L’installation terminée, les prospecteurs n’avaient rien à faire, et un lourd ennui pesait sur le campement.

La personne la plus occupée était à coup sûr Jane Edgerton, qui avait pris la haute main sur le département de la cuisine. Assurer la nourriture de vingt et une personnes n’est pas une sinécure, et cela suffit à remplir une existence.

Il arriva pourtant à la fidèle intendante de manquer à sa fonction. Ce jour-là, au moment où l’ascension quotidienne l’amenait au sommet du Golden Mount, avec Ben Raddle et le Scout, il s’éleva un épais brouillard qui s’opposa à la descente. Il fallut rester des heures dans cette situation, au grand chagrin de Jane préoccupée du déjeuner de ses compagnons.

S’il lui avait été donné de voir ce qui se passait au campement, elle eût été moins inquiète. Un suppléant s’était trouvé, et ce suppléant n’était autre que Summy. La même cause qui retenait les excursionnistes au sommet de la montagne lui interdisant la chasse, il s’était avisé, pour charmer ses loisirs, de s’attribuer, exceptionnellement, les fonctions de l’intendante absente. Sanglé dans un tablier, qui le fit trébucher plus d’une fois, brandissant fourchette et couteau, il s’activa à la confection d’un repas qui allait être succulent, si le cuisinier avait autant de talent que de zèle.

Quand, le brouillard enfin dissipé, les ascensionnistes purent regagner le camp, Jane eut la surprise de voir la table prête et le déjeuner cuit à point. Il ne lui fut pas difficile d’en deviner l’auteur. Summy ne se cachait pas, loin de là. Il se faisait voir, au contraire, non sans une certaine vanité, toujours sanglé dans son tablier et armé de ses ustensiles culinaires, le teint rendu écarlate par la chaleur du feu.

«A table! cria-t-il joyeusement dès que Jane et ses deux compagnons furent à portée de la voix.

Lorsque tout le monde fut assis, il voulut servir lui-même sa jeune compagne de route. Avec la correction d’un valet bien stylé il lui présenta un plat où celle-ci puisa copieusement.

«N’ayez pas peur d’en prendre, mademoiselle Jane, répétait Summy pendant ce temps. Vous m’en direz des nouvelles.

Cependant, au moment où elle allait goûter les produits du cuisinier improvisé, celui-ci l’arrêta du geste.

«Un mot auparavant, mademoiselle Jane, dit-il, pour vous faire remarquer, dût cela modifier vos idées, que les hommes peuvent être parfois bons à quelque chose!

Jane, sans répondre, goûta le mets placé dans son écuelle.

– Ce n’est pas mon avis,» prononça-t-elle froidement.

Le ragoût était détestable, en effet, et Summy, très humilié, fut forcé, d’en convenir après l’avoir goûté à son tour.

Bon ou mauvais, le déjeuner fut toutefois fort apprécié par ces estomacs affamés. Les dents ne chômaient pas, et les langues pas davantage.

Et de quoi eût-on parlé, si ce n’est du sujet constant des préoccupations de tous? On causait du Golden Mount, des richesses qu’il recelait dans ses flancs et de l’impossibilité où l’on était de les atteindre. Au cours de la conversation, un des prospecteurs proposa, comme la chose la plus simple, d’éventrer la montagne à coups de mine.

«Toute notre provision de poudre n’y suffirait pas, répondit Bill Stell, et d’ailleurs, en admettant que l’on pût pratiquer une brèche, qu’en sortirait-il?

– Un torrent de pépites peut-être, dit le Canadien.

– Non, dit le Scout, rien que des vapeurs. Elles s’échapperaient par là au lieu de sortir par la cheminée, et nous ne serions pas plus avancés.

– Que faire alors?

– Attendre.

– Attendre! protesta un autre des anciens ouvriers du claim 129. Bientôt nous ne le pourrons plus. Dans deux mois, au plus tard, il nous faudra partir, si nous ne voulons pas être surpris par l’hiver.

– Eh bien! nous partirons, déclara Ben Raddle prenant la parole à son tour. Nous rentrerons à Dawson City et nous reviendrons aux premiers beaux jours.

– Hein? fit Summy Skim en se levant d’un bond, subir un autre hiver au Klondike!

– Oui, affirma nettement Ben Raddle. Libre à toi de retourner à Montréal. Quant à moi, je resterai à Dawson. L’éruption viendra tôt ou tard. Je veux être là.

Jane Edgerton intervint dans la discussion qui tournait mal. Elle demanda:

– N’existe-t-il donc aucun moyen de la provoquer, cette éruption?

– Aucun, dit Ben Raddle, nous ne pouvons…»

Comme frappé d’une idée soudaine, l’ingénieur s’interrompit tout à coup, en regardant fixement Jane Edgerton. C’est en vain que celle-ci le pressa. Secouant la tête, il se refusa à compléter sa pensée.

Pendant les jours suivants, d’assez mauvais temps se déclarèrent. De gros orages montèrent du Sud. La dépression atmosphérique parut augmenter l’activité du volcan. Quelques flammes se mêlèrent aux vapeurs vomies par le cratère.

Des pluies torrentielles succédèrent à ces orages rapidement apaisés. Il y eut une inondation partielle de l’estuaire de la Mackensie et les eaux débordèrent entre les deux principales branches du fleuve.

Inutile de dire que, durant cette période, Summy Skim ne put continuer ses chasses quotidiennes et qu’il dut passer au camp des journées qui lui semblèrent longues.

Les choses en étaient là, quand il se produisit un événement important.

Le 23 juin, dans l’après-midi, Ben Raddle invita Summy Skim, Jane Edgerton et le Scout à l’accompagner dans sa tente.

«J’ai à vous parler, mes amis, leur dit l’ingénieur, dès qu’ils furent assis, et je vous prie de bien vouloir écouter la proposition que j’ai à vous faire.

Sa figure était sérieuse. Les rides de son front témoignaient de l’obsession qui le dominait, et, étant donnée la sincère amitié qu’il éprouvait pour lui, Summy Skim se sentit profondément troublé. Ben Raddle avait-il donc pris le parti d’abandonner la campagne, de renoncer à lutter contre la nature qui se déclarait contre lui? Était-il enfin résigné à revenir à Montréal, si la situation ne se modifiait pas avant la mauvaise saison? Inutile de dire si Summy Skim eût été satisfait d’une telle décision.

«Mes amis, commença Ben Raddle, aucun doute n’est permis sur l’existence du Golden Mount ni sur la valeur des matières qu’il renferme. Jacques Ledun ne s’est pas trompé, nous avons pu le constater de nos yeux. Les premières manifestations d’une éruption nous ont malheureusement interdit, et nous interdisent encore de pénétrer dans le cratère. Si nous avions pu le faire, notre campagne serait terminée et nous serions en route pour le Klondike.

– Cette éruption se produira, affirma Bill Stell.

– Avant six semaines alors, dit Summy entre ses dents.

Il y eut quelques instants de silence. Chacun suivait sa propre pensée. Après un dernier effort de réflexion, comme s’il eût voulu peser toutes les conséquences d’un projet longuement médité, Ben Raddle reprit:

– Il y a quelques jours, j’ai laissé passer sans y répondre une suggestion de miss Edgerton. Peut-être cette réflexion lui était-elle dictée par le dépit, en constatant l’impuissance où nous sommes de mener notre tâche à bonne fin, et peut-être n’y attachait-elle aucune importance… Moi, l’idée émise m’a frappé, j’y ai profondément réfléchi, j’ai cherché tous les moyens de la réaliser, et je crois les avoir trouvés. A la question qui m’a été posée: Ne pourrait-on provoquer l’éruption hésitante? je réponds: Pourquoi pas?

Jane Edgerton gardait ses yeux fixés sur ceux de l’ingénieur. Voilà un langage qui lui plaisait! Agir, dominer les êtres et les choses, plier à sa volonté jusqu’à la nature, c’est vivre, cela! Sa bouche frémissait, ses narines dilatées palpitaient, tout dans son attitude montrait son impatience avide de connaître les détails d’un si excitant projet.

Summy Skim et le Scout, eux, se regardaient, et paraissaient se demander si l’ingénieur possédait encore tout son bon sens, si tant de déceptions et de soucis n’avaient point ébranlé sa raison. Ben Raddle devina-t-il leur pensée? Ce fut, en tous cas, avec la lucidité d’un homme parfaitement maître de lui-même qu’il reprit:

«Les volcans, vous le savez, sont tous situés sur les bords de la mer: le Vésuve, l’Etna, l’Hécla, le Chimborazo et tant d’autres, ceux du nouveau continent comme ceux de l’ancien. On en conclut naturellement que la présence de l’eau leur est nécessaire, et la théorie moderne admet que les volcans doivent être en communication souterraine avec l’Océan. Les eaux s’y infiltrent, s’y introduisent brusquement ou lentement suivant la nature du sol, pénètrent jusqu’au foyer intérieur, et s’y réduisent en vapeurs. Lorsque ces vapeurs enfermées dans les entrailles du globe ont acquis une haute tension, elles provoquent des bouleversements internes, elles cherchent à s’échapper au dehors, en entraînant les scories, les cendres, les roches, par la cheminée du volcan, au milieu de tourbillons de fumée et de flammes. Là est, à n’en point douter, la cause des éruptions et sans doute aussi des tremblements de terre, de certains d’entre eux, tout au moins… Eh bien, ce que fait la nature, pourquoi des hommes ne le feraient-ils pas?

On peut dire qu’en ce moment tous dévoraient l’ingénieur du regard. Si la théorie des phénomènes éruptifs n’a pas encore un caractère de certitude absolue, l’explication qu’il venait d’en donner est toutefois considérée d’ordinaire comme la plus plausible. En ce qui concernait spécialement le Golden Mount, rien ne s’opposait à ce qu’il reçût des infiltrations de l’océan Arctique. Obstruées pendant un temps plus ou moins long, les communications ne l’étaient plus aujourd’hui, puisque, sous la pression des eaux volatilisées, le volcan commençait à rejeter des vapeurs. Était-il donc possible d’introduire, à torrents, les eaux de la mer dans le foyer central? L’ingénieur avait-il poussé l’audace jusqu’à vouloir tenter une pareille œuvre, jusqu’à la croire exécutable?..

«Vous avez observé comme moi, reprit Ben Raddle, lorsque nous étions à la cime du Golden Mount, que le cratère est situé vers le flanc nord-est du mont. Le bruit du travail plutonien se fait, d’ailleurs, entendre de ce côté, et, en ce moment même, les grondements intérieurs sont très perceptibles.

En effet, comme pour appuyer le raisonnement de l’ingénieur, des grondements se propageaient au dehors avec une intensité particulière.

«Nous devons tenir pour certain, continua Ben Raddle, que la cheminée du volcan est creusée dans le voisinage de notre campement. Nous n’avons donc qu’à percer ce côté de la montagne et à y creuser un canal, par lequel les eaux se précipiteront en quantités illimitées.

– Quelles eaux? interrogea Bill Stell. Celles de la mer?

– Non, répondit l’ingénieur. Il ne sera pas nécessaire de chercher l’eau si loin. N’avons-nous pas le Rio Rubber? Détaché de l’une des branches de la Mackensie, il déversera dans le Golden Mount l’inépuisable réseau du delta.»

Ben Raddle avait dit:«déversera», comme si le canal, déjà foncé à travers le massif, eût livré passage aux eaux du Rio Rubber. A mesure qu’il l’exposait, il s’était affermi dans son projet, devenu maintenant pour lui résolution ferme et arrêtée ne varietur.

Quelque audacieux que fût ce projet, aucun de ses compagnons, pas même Summy Skim, n’eut, d’ailleurs, la pensée de formuler une objection quelconque. Si Ben Raddle échouait, la question serait résolue, et il ne resterait plus qu’à partir. S’il réussissait, si le volcan livrait ses richesses, la solution serait la même, mais c’est alors plus lourdement chargés que les chariots reprendraient la route du Klondike.

Lancer des masses liquides dans le foyer volcanique pouvait, il est vrai, présenter de grands dangers. Leur vaporisation ne se ferait-elle pas avec une violence dont on ne serait plus maître? En se substituant à la nature, ne courrait-on pas à quelque catastrophe? N’allait-on pas provoquer, plus qu’une éruption, un tremblement de terre qui bouleverserait la région et anéantirait le campement avec ceux qui l’occupaient?

Mais, de ces dangers, personne ne voulait rien voir, et, dès la matinée du 24 juin, le travail fut commencé.

Sur l’ordre de l’ingénieur, on s’attaqua en premier lieu au flanc du Golden Mount. En effet, si la pioche rencontrait une roche trop dure pour être entamée, si une galerie ne pouvait être ouverte jusqu’à la cheminée du cratère, il devenait inutile de creuser, pour la dérivation du rio, un canal qui n’aurait pas d’issue.

L’ouverture de la galerie fut établie à une vingtaine de pieds au-dessous de l’étiage du rio, de manière à favoriser un écoulement rapide. Par une heureuse circonstance, les outils n’eurent point à travailler une matière résistante, du moins sur la première moitié de la galerie. On rencontra d’abord des terres friables, puis des débris pierreux et des fragments de laves depuis longtemps enfoncés dans la masse, et enfin des morceaux de quartz fragmenté sans doute par des secousses antérieures.

Le travail était poursuivi jour et nuit. Il n’y avait pas une heure à perdre en effet. Quelle était l’épaisseur de la paroi? Ben Raddle n’avait pu s’appuyer sur aucun calcul, et la galerie serait peut-être plus longue qu’il ne l’avait estimé. A mesure que la besogne avançait les bruits intérieurs devenaient de plus en plus intenses. Toutefois, que l’on s’approchât de la cheminée, cela ne voulait pas dire qu’on fût sur le point de l’atteindre.

Summy Skim et Neluto avaient suspendu leur chasse. Ils prenaient leur part du travail comme l’ingénieur lui-même, et, quotidiennement, le forage avançait de cinq à six pieds.

Malheureusement, après cinq jours, on rencontra le quartz contre lequel le pic et la pioche vinrent s’émousser. Combien de temps faudrait-il pour percer ce massif d’une extrême dureté, dont était formé sans doute le cœur entier de la montagne? Ben Raddle résolut d’employer la mine, et, dût Summy Skim en être privé, d’y consacrer une partie de la réserve de poudre transformée en cartouches. Cette poudre, il est vrai, ne constituait pas seulement des munitions de chasse. Le cas échéant, elle pouvait aussi être très précieuse pour la défense. Toutefois, il ne semblait pas que la caravane courût un danger quelconque. La contrée était toujours déserte, et jamais aucun parti d’indigènes n’avait été signalé aux approches du campement.

L’emploi de lamine donna d’assez bons résultats. Si la moyenne de l’avancement baissa dans une certaine mesure, du moins ne fut-il pas arrêté.

A la date du 8 juillet, après quinze jours de travail, la longueur de la galerie parut suffisante. Elle mesurait alors quatorze toises de profondeur sur une section de trente pieds carrés. Elle était donc capable de livrer passage à une importante masse d’eau. Les grondements, les ronflements du volcan se faisaient alors entendre avec une telle force, que l’épaisseur de la paroi ne devait pas dépasser un ou deux pieds. Il suffirait donc de quelques coups de mine pour l’éventrer et pour terminer le percement de la galerie.

Il était certain, maintenant, que le projet de Ben Raddle ne serait pas arrêté par un infranchissable obstacle. Le canal à ciel ouvert par lequel dériveraient les eaux du Rio Rubber s’exécuterait sans peine dans un sol uniquement composé de terre et de sable, et, bien qu’il dût mesurer trois cents pieds environ, l’ingénieur comptait l’achever en une dizaine de jours.

«Le plus difficile est fait, dit Bill Stell.

– Et le plus long, répondit Ben Raddle. Dès demain, nous commencerons à creuser le canal à six pieds de la rive gauche du Rio Rubber.

– Eh bien, dit Summy Skim, puisque nous avons une après-midi de repos, je propose de l’employer…

– A la chasse? monsieur Summy, demanda Jane en riant.

– Non, mademoiselle Jane, répondit Summy Skim. A faire une dernière fois l’ascension du Golden Mount, afin de voir ce qui se passe là-haut.

– Bonne idée, Summy, déclara Ben Raddle, car il semble bien que l’éruption tend à s’accroître, et il est bon de le constater de nos propres yeux.»

La proposition était sage, en effet, et l’on partit sur-le-champ. Rendus plus adroits par la répétition du même exercice, les ascensionnistes, auxquels s’était joint Neluto, ne mirent qu’une heure et demie pour arriver au cratère.

Il leur fut impossible de s’en approcher autant que la première fois. Les vapeurs, plus hautes et plus épaisses, étaient zébrées de longues flammes, et la chaleur, près du cratère, était réellement intolérable. Le volcan, toutefois, continuait à ne projeter ni laves, ni scories.

«Décidément, fit observer Summy Skim, il n’est guère généreux, ce Golden Mount, et, s’il a des pépites, il les garde précieusement.

– On les lui prendra de force, puisqu’il ne veut pas les donner de bon gré,» répondit Jane Edgerton.

En tout cas, les phénomènes éruptifs se manifestaient maintenant avec plus d’énergie. Le grondement intérieur rappelait celui d’une chaudière soumise à une haute pression et dont les tôles ronflent sous l’action du feu. Une éruption se préparait incontestablement. Mais peut-être s’écoulerait-il des semaines et des mois avant que le volcan lançât dans l’espace sa substance enflammée.

Aussi Ben Raddle, après avoir observé l’état actuel du cratère, ne songea-t-il point à interrompre les travaux commencés, et résolut-il au contraire de les pousser avec un surcroît d’activité.

Avant de redescendre, les excursionnistes promenèrent leurs regards autour d’eux. La contrée semblait déserte. Rien d’insolite n’apparaissait, ni dans la plaine, ni sur la mer. Sous ce rapport, Ben Raddle et ses compagnons avaient lieu d’être satisfaits. Le secret du Golden Mount devait être ignoré de tous.

Le dos tourné au cratère, Ben Raddle et ses compagnons s’oubliaient dans la contemplation du vaste horizon. Summy tout particulièrement semblait perdu dans un rêve intérieur. Les yeux fixés vers le Sud-Est, il ne faisait pas un mouvement et paraissait avoir oublié ceux qui l’entouraient.

«Qu’y a-t-il donc de si intéressant de ce côté? lui demanda Jane Edgerton.

Summy répondit d’une voix étouffée:

– Montréal, mademoiselle Jane. Montréal et Green Valley.

– Green Valley! répéta Jane. Voilà un pays qui vous tient au cœur, monsieur Skim.

– Comment en serait-il autrement? expliqua Summy sans détourner son regard de la direction qui l’attirait comme le pôle attire l’aiguille aimantée. N’est-ce pas là que j’ai vécu? A Green Valley, j’ai vu naître les uns et c’est moi que les autres ont vu naître. Là, connu et bien accueilli de tous, de l’aïeul au plus petit enfant, je suis l’ami de toutes les maisons, et, si j’en excepte mon cher Ben, plus fait malheureusement pour recevoir l’affection que pour la donner, c’est là seulement que je trouve une famille. J’aime Green Valley parce que Green Valley m’aime, mademoiselle Jane.»

Summy se tut et Jane imita son silence. Elle paraissait pensive à son tour. Les quelques mots prononcés par son compagnon d’aventure réveillaient-ils dans son cœur des sentiments endormis? Se disait-elle que l’énergie, l’effort, fussent-ils victorieux, ne suffisent pas à remplir une existence, que, si le libre exercice d’une volonté sage et consciente peut à lui seul enivrer d’orgueil notre cerveau, il est en nous d’autres instincts que ces fortes joies sont impuissantes à satisfaire? Sous l’influence des paroles entendues, avait-elle eu une notion plus nette de la singularité de sa position? S’était-elle vue, faible et seule, au sommet de cette montagne perdue aux contins du monde habitable, entourée d’hommes pour la plupart grossiers, et pour lesquels en tout cas elle ne serait bientôt qu’une passante d’un jour en un jour oubliée? Se disait-elle qu’elle n’avait pas de famille, elle non plus, et que, moins heureuse que Summy, il n’y avait pas pour elle un Green Valley plein de mains ouvertes et de cœurs aimants?

«Tiens! s’écria tout à coup Neluto qui, de tous, avait la meilleure vue, on dirait…

– Quoi donc? demanda Ben Raddle.

– Rien, répondit Neluto. Et pourtant j’ai cru voir…

– Quoi donc, enfin? insista Ben Raddle.

– Je ne sais trop, dit l’Indien hésitant… Il m’a semblé… Une fumée, peut-être.

– Une fumée! s’écria l’ingénieur. Dans quelle direction?

– Par là, expliqua Neluto en montrant la forêt qui commençait dans l’Ouest a trois milles du volcan.

– Dans la forêt? sur la lisière?

– Non.

– Dans l’intérieur, sous les arbres, alors?

– Oui.

– A quelle distance?

– Heu!.. deux ou trois milles dans les arbres… moins peut-être…

– Ou davantage, acheva Ben Raddle impatienté. Je connais le refrain, mon brave Neluto. Je ne vois rien, en tout cas.

– Je ne vois plus rien non plus, dit Neluto… Et même je ne suis pas sûr d’avoir vu… C’était si peu de chose… J’ai pu me tromper.»

C’était la première fois, depuis que l’on avait atteint le littoral de l’océan Polaire, que la présence de l’homme était signalée dans ces régions hyperboréennes. Une fumée au-dessus des arbres, cela voulait dire qu’une troupe campait en ce moment à leur abri, et, quelle que fût cette troupe, il n’y avait rien de bon à en attendre.

Quels étaient ces gens? Des chasseurs? N’étaient-ils pas plutôt des prospecteurs à la recherche du Volcan d’Or dont l’existence leur aurait été signalée?

Il pouvait très bien se faire que les nouveaux venus n’eussent point aperçu le Golden Mount, que les frondaisons géantes avaient dû cacher à leurs yeux. Mais, ce qu’ils n’avaient pas encore vu, ils le verraient, la lisière franchie, et nul ne pouvait dire ce qui résulterait de cette découverte.

En tous cas, c’était là une grave éventualité qui ne laissait pas de préoccuper vivement Ben Raddle et ses compagnons.

Tous, à l’exception de Jane qui demeurait absorbée, dirigèrent, avec persistance, leurs regards vers l’Occident. Rien d’insolite ne fut remarqué. Aucun nuage de fumée ne se montra au-dessus des arbres dont la masse sombre se prolongeait au delà de l’horizon.

Convaincu de l’erreur de Neluto, Ben Raddle donna le signal du départ.

A ce moment, Jane s’approcha de Summy.

«Je suis fatiguée, monsieur Skim, dit-elle d’un ton dolent.

Summy fut frappé de stupéfaction. Il y avait de quoi. Que Jane consentît à se reconnaître fatiguée, cela ne s’était jamais vu. Il fallait qu’en elle quelque chose fût changé.

Oui, quelque chose était changé, et elle était bien fatiguée, Jane Edgerton, monsieur Skim. Le ressort qui la soutenait, quand elle accomplissait, sans se lasser, des besognes au-dessus de ses forces, venait, sinon de se briser, du moins de s’affaisser. Pour un instant, elle voyait la vie autrement que comme une suite de luttes et d’efforts ininterrompus. Elle comprenait la douceur d’être aimée, protégée; elle devinait celle du nid familial où l’on est tout enveloppé de tendresse, et son corps était alangui par la détresse de son cœur solitaire. Ah! comme elle était fatiguée Jane Edgerton, monsieur Skim!

Il ne s’en racontait pas si long, le brave Summy; il ne se perdait pas dans cette analyse compliquée, il regardait Jane, simplement, et, surpris de sa réflexion, du ton brisé dont elle avait été faite, il s’étonnait de découvrir ce qu’il n’avait jamais bien vu jusqu’ici. Comme elle était délicate, et frêle – et jolie! – cette petite fille, dont la silhouette, découpée sur le ciel, était si peu de chose dans l’espace immense qui les entourait. Quelle misère qu’elle fût là, dans cette contrée perdue, exposée à toutes les fatigues, à tous les maux, à tous les périls! Et le bon Summy était ému d’une grande et fraternelle pitié.

– N’ayez pas peur, mademoiselle Jane, dit-il avec un gros rire, afin de chasser son émotion, je suis là. Appuyez-vous sur moi. J’ai le bras et le pied solides.»

Ils commencèrent à descendre, Summy choisissant la route, et soutenant sa légère compagne avec les attentions d’un grand frère, avec les soins d’un amateur voulant conduire à bon port quelque bibelot fragile et précieux.

Jane, à demi inconsciente, se laissait faire. Elle marchait dans une sorte de rêve, ses yeux sans pensée regardant très loin. Quoi? elle n’eût pu le dire. Là-bas, au delà de l’horizon, l’inconnu, ou le mystère plus impénétrable encore de son cœur troublé?

 

 

Chapitre IX

Une chasse a l’orignal.

 

a rive gauche du Rio Rubber dessinait un coude prononcé à cinquante toises environ de l’endroit où s’ouvrait la galerie allant rejoindre la cheminée du cratère. La dérivation serait pratiquée à l’angle même formé par ce coude. Il s’agissait donc de creuser un canal long de trois cents pieds.

Dès la matinée du 9 juillet, on attaqua l’ouvrage.

Les premiers coups de pioche permirent de constater que le terrassement n’exigerait pas de grands efforts. Le sol, jusqu’à sept ou huit pieds, était formé de terre assez friable. Cette profondeur serait très suffisante, avec une largeur à peu près égale, et il ne serait pas nécessaire de recourir à la mine, ce qui aurait pu épuiser la provision de poudre.

Le personnel de la caravane montrait une grande activité. La proximité du but doublait l’ardeur de tous. On connaissait le plan de Ben Raddle. Bien que plusieurs en comprissent mal la théorie, nul ne mettait en doute que le Golden Mount ne vomît bientôt l’or à plein cratère.

Patrick, notamment, faisait merveille. Servi par sa force prodigieuse, il accomplissait à lui seul la besogne de dix hommes.

Le canal avançait donc avec rapidité. On se relayait et, profitant des longs crépuscules, on travaillait une partie des nuits. Ben Raddle surveillait l’accomplissement de l’œuvre, et s’occupait de faire soutenir les berges du canal, tout en recherchant s’il ne recoupait pas quelque filon aurifère. Il ne découvrit rien.

«Voilà un rio, fit observer le Scout, qui ne vaut pas la Bonanza. Mais enfin, peu importe que ses eaux ne charrient pas de pépites, si elles nous procurent celles du Golden Mount!»

Huit jours s’écoulèrent. Le 16 juillet, le canal était presque entièrement achevé. Encore quelques mètres à creuser, et il suffirait ensuite d’échancrer la berge du rio sur une largeur de cinq à six pieds et de percer la paroi qui subsistait encore entre le fond de la galerie et la cheminée. Les eaux iraient aussitôt d’elles-mêmes se déverser dans les entrailles du volcan.

Combien de temps faudrait-il alors pour que l’éruption, provoquée par l’accumulation des vapeurs, se produisît? Nul n’aurait pu répondre sur ce point avec précision. Toutefois, l’ingénieur avait observé que l’activité volcanique s’était accrue de jour en jour. Au milieu des fumées plus épaisses qui couronnaient la montagne, les flammes s’élevaient à une plus grande hauteur, et, pendant les quelques heures d’obscurité, éclairaient la contrée environnante sur une large étendue. Il y avait donc lieu d’espérer que les eaux, lancées dans le foyer central, seraient immédiatement vaporisées et provoqueraient une énergique et soudaine recrudescence des phénomènes éruptifs.

Ce jour-là, vers la fin de l’après-midi, Neluto vint trouver Summy Skim, et, d’une voix qu’une course rapide rendait haletante:

«Ah!.. monsieur Skim!.. monsieur Skim!..

– Qu’y a-t-il, Neluto?

– Il y a… il y a des orignals, monsieur Skim!

– Des orignals! s’écria Summy.

– Oui… tout une bande… une demi-douzaine peut-être… ou plus… ou…

– Ou moins, continua Summy. Je connais l’antienne, mon garçon. Dans quelle direction ces orignals?

– Par là.

Et l’Indien indiquait la plainte à l’Ouest du Golden Mount.

– Loin?

– Euh!.. une lieue à peu près… ou une demi-lieue…

– Ou deux cents kilomètres, c’est entendu, dit Summy en riant.

Un des plus vifs désirs de l’enragé chasseur était de rencontrer des orignals et d’en abattre une couple. Ce désir, il n’avait pu le satisfaire depuis son arrivée au Klondike. A peine si deux ou trois de ces animaux avaient été signalés aux environs de Dawson City ou sur le territoire du Forty Miles Creek. La nouvelle apportée par Neluto était donc de nature à surexciter ses instincts cynégétiques.

– Viens!» dit-il à l’Indien.

Tous deux quittèrent le campement et longèrent pendant quelques centaines de pas la base du Golden Mount. Parvenu au tournant du dernier contrefort méridional, Summy put, de ses propres yeux, apercevoir la troupe des orignals qui remontaient tranquillement vers le Nord-Ouest à travers la vaste plaine.

Malgré le violent désir qu’il éprouva de commencer immédiatement la poursuite, il eut la sagesse de remettre au lendemain l’accomplissement de son projet. Il était trop tard pour partir en chasse. Le principal, d’ailleurs, était que ces ruminants eussent paru aux environs. On saurait bien les retrouver.

Aussitôt rentré au camp, Summy fit connaître son dessein à Ben Raddle. Comme les bras ne manquaient pas pour achever le canal, l’ingénieur ne vit aucun inconvénient à se priver de Neluto pendant une journée. Il fut donc convenu que les deux chasseurs se lanceraient dès cinq heures du matin sur les traces des orignals.

«Mais, recommanda Ben Raddle, tu me promets, Summy, de ne pas trop t’éloigner…

– C’est aux orignals que tu devrais faire cette recommandation, répondit Summy Skim en riant.

– Non, Summy, c’est bien à toi que je la fais. Il y a toujours à redouter quelques mauvaises rencontres dans ce pays désert.

– C’est précisément parce qu’il est désert qu’il est sûr, répliqua Summy.

– Soit! Summy. Promets-moi, cependant, d’être de retour dans l’après-midi.

– Dans l’après-midi… ou dans la soirée, Ben.

– Des soirées qui durent la moitié de la nuit!.. Cela ne t’engage à rien, lit remarquer l’ingénieur. Non, Summy, disons six heures, et sache que, si tu n’es pas revenu avant six heures, je serai réellement inquiet.

– Entendu, Ben, repartit Summy Skim. Entendu pour six heures… avec le quart de grâce!

– J’accepte le quart de grâce, à la condition qu’il ne dure pas plus de quinze minutes!»

Ben Raddle redoutait toujours que son cousin, une fois en chasse, ne se laissât entraîner plus qu’il ne convenait. Jusqu’ici aucun parti d’Indiens ne s’était montré aux bouches de la Mackensie, et il y avait lieu de s’en féliciter. Mais enfin cette éventualité pouvait se produire d’un jour à l’autre, et Ben Raddle ne cessait de penser à la fumée que Neluto avait cru discerner au-dessus des arbres de la forêt. Bien que près de quinze jours se fussent écoulés depuis lors sans incident, il en conservait une certaine angoisse et aspirait au moment où, la campagne terminée et heureusement terminée, il pourrait reprendre la route de Dawson.

Le lendemain, avant cinq heures, Summy Skim et Neluto quittèrent le campement, armés chacun d’une carabine à longue portée, munis de provisions pour deux repas, et accompagnés d’un chien choisi parmi les rares échantillons de la race canine que la caravane avait emmenés avec elle. Cet animal, qui répondait au nom de Stop, était plutôt un chien de garde que de chasse. Mais Summy, ayant cru reconnaître en lui une certaine finesse d’odorat, doublée d’un caractère des plus sociables, l’avait attaché à sa personne et poursuivait méthodiquement son éducation. Il se montrait même généralement assez vain des résultats obtenus.

Le temps était beau et frais, malgré le soleil qui, depuis longtemps déjà, traçait sa longue courbe au-dessus de l’horizon. Les deux chasseurs s’éloignèrent rapidement, tandis que leur chien gambadait autour d’eux en aboyant.

En somme, les excursions faites par Summy Skim aux approches de Dawson City ou dans le voisinage de Forty Miles Creek ne lui avaient procuré, si l’on en excepte les trois ours abattus, dont deux dans une circonstance assez mémorable, que du menu fretin: grives, grouses, perdrix ou autres bestioles du même genre. Aussi exultait-il à la pensée de tenir bientôt au bout de son fusil un plus noble gibier.

L’orignal est un élan à la tête parée de magnifiques andouillers. Autrefois très commun dans la contrée arrosée par le Yukon et ses tributaires, ce ruminant, jadis à demi domestique, s’est dispersé depuis la découverte des claims du Klondike et s’est réfugié sous des latitudes plus septentrionales, où il tend à retourner à l’état sauvage.

On ne l’approche plus que difficilement, et on ne l’abat que dans des circonstances très favorables. C’est grand dommage, car sa dépouille est précieuse, et sa chair excellente est estimée à l’égal de celle du bœuf.

Summy Skim n’ignorait pas combien la défiance de l’orignal est aisément excitée. Cet animal est doué d’une façon remarquable sous le triple rapport de l’ouïe, de l’odorat et de la vitesse. A la moindre alerte, en dépit de son poids qui peut atteindre jusqu’à cinq cents kilos, il se dérobe avec une telle rapidité que toute poursuite devient inutile. Les deux chasseurs prirent donc les plus minutieuses précautions pour arriver à portée de fusil.

Le troupeau des ruminants, alors arrêté sur la lisière de la forêt, était par conséquent éloigné d’une lieue et demie environ.

Quelques bouquets d’arbres se dressaient ça et là, et il était possible, à la rigueur, pour franchir une partie du parcours, de se glisser, ou, pour mieux dire, de ramper de l’un à l’autre sans donner l’éveil. Mais, dans le voisinage de la lisière, il n’en serait plus ainsi, et les chasseurs ne pourraient faire un pas sans trahir leur présence. Les orignals détaleraient alors et il faudrait renoncer à l’espoir de retrouver leurs traces.

Après conseil tenu, Summy Skim et Neluto décidèrent de pénétrer dans la forêt plus au Sud. De là, en allant d’arbre en arbre, peut-être parviendraient-ils à rejoindre la bande et la prendre à revers.

Trois quarts d’heure plus tard, Summy Skim et l’Indien entraient dans la forêt à deux kilomètres environ du point où paissaient les orignals. Neluto tenait par le collier Stop tout frémissant d’impatience.

«Suivons maintenant la lisière en dedans des arbres, dit Summy Skim. Mais, pour Dieu, ne lâche pas le chien!

– Oui, monsieur Skim, répondit l’Indien, mais, à votre tour, tenez-moi bien, ça ne sera pas de trop!»

Summy Skim sourit. En vérité il avait assez de peine à se retenir lui-même!

Sous le couvert des arbres, la marche ne s’effectuait pas sans difficultés. Les trembles, les bouleaux et les pins se pressaient les uns contre les autres, et d’épaisses broussailles embarrassaient la marche. Il fallait éviter de faire craquer du pied les branches mortes dont le sol était jonché. Le bruit eût été d’autant plus aisément entendu par les orignals, que nul souffle ne traversait l’espace. Le soleil, devenu plus ardent, inondait de lumière les ramures immobiles. Aucun pépiement d’oiseau ne frappait l’oreille, aucune rumeur ne venait des profondeurs de la forêt.

Il était plus de neuf heures, lorsque les deux chasseurs firent halte à moins de trois cents pieds de l’endroit occupé par les orignals. Les uns pâturaient et se désaltéraient à un rio qui sortait du bois; les autres, couchés sur l’herbe, étaient probablement endormis. Le troupeau ne manifestait aucune inquiétude. Cependant, à n’en pas douter, la moindre alerte le mettrait en fuite, et très probablement dans la direction du Sud, vers les sources de la Porcupine River.

Summy Skim et Neluto n’étaient pas gens à se reposer, bien qu’ils en eussent besoin. Puisque l’occasion d’un heureux coup de fusil se présentait, ils ne la laisseraient pas échapper.

Les voici donc, la carabine armée, le doigt sur la gâchette, qui se faufilent entre les broussailles, en rampant le long de la lisière. Bien qu’il y manquât le piment du danger, puisqu’on n’avait pas affaire à des fauves, jamais Summy Skim – il en fit plus tard l’aveu – n’avait ressenti pareille émotion. Son cœur battait à coups précipités, sa main tremblait et il craignait de ne pouvoir tirer juste. Vraiment, s’il manquait une pareille occasion d’abattre l’orignal tant convoité, il n’aurait plus qu’à mourir de honte!

Summy Skim et Neluto s’approchaient sans bruit à travers les herbes, à la suite l’un de l’autre. Quelques minutes de cette silencieuse reptation les amenèrent à moins de soixante pas de l’endroit où stationnaient les ruminants. Ils étaient à portée. Stop, maintenu par Neluto, haletait, mais n’aboyait pas.

Les orignals ne paraissaient pas se douter de l’approche des deux chasseurs. Ceux qui étaient étendus sur le sol ne se relevèrent point, tandis que les autres continuaient à brouter.

Toutefois, l’un d’eux, une bête magnifique, dont les andouillers se développaient comme la ramure d’un jeune arbre, redressa la tête à ce moment. Ses oreilles s’agitèrent, il tendit son museau vers la lisière, comme s’il eût voulu humer l’air qui lui en arrivait.

Avait-il donc flairé le danger, et n’allait-il pas s’enfuir en entraînant les autres à sa suite?

Summy Skim en eut le pressentiment, et le sang lui afflua au cœur. Mais, se ressaisissant, il dit à voix basse:

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«Feu! Neluto, et tous deux sur le même, pour être sûrs de ne pas le manquer.

Tout à coup, un violent aboiement se fit entendre, et Stop, que Neluto avait lâché pour épauler sa carabine, s’élança au milieu du troupeau.

Ce ne fut pas long. Une compagnie de perdreaux ne s’envole pas plus vite que ne détalèrent les orignals. Ni Summy Skim ni l’Indien n’eurent le temps de tirer.

«Maudit chien! s’écria Summy en se relevant furieux.

– J’aurais dû le tenir à la gorge! dit l’Indien.

– Et même l’étrangler! renchérit Summy Skim hors de lui.

Et vraiment, si l’animal eût été là, il n’en aurait pas été quitte à bon marché. Mais Stop était déjà à plus de deux cents mètres lorsque les chasseurs franchirent la lisière de la forêt. Il s’était lancé à la poursuite des orignals et l’on s’époumona vainement à le rappeler.

Le troupeau se dirigeait vers le Nord avec une rapidité qui dépassait celle du chien, bien que ce dernier fût un animal vigoureux et très vite. Rentrerait-il dans la forêt, ou s’enfuirait-il à travers la plaine en gagnant du côté de l’Est? C’eût été l’éventualité la plus heureuse, car il se fût ainsi rapproché du Golden Mount dont les fumées tourbillonnaient à une lieue et demie. Mais il se pouvait aussi qu’il prît une direction oblique vers le Sud-Est, du côté de la Peal River, et qu’il allât chercher refuge dans les premières gorges des Montagnes Rocheuses. En ce cas, il aurait fallu renoncer à l’atteindre jamais.

«Suis-moi! cria Summy Skim à l’Indien, et tâchons de ne pas les perdre de vue.

Tous deux, courant le long de la lisière, se mirent à la poursuite du troupeau éloigné alors de près d’un kilomètre. La même irrésistible passion, qui entraînait leur chien, les grisait eux aussi et ne leur permettait plus de raisonner.

Un quart d’heure plus tard, Summy Skim eut une vive émotion. Les orignals venaient de s’arrêter, comme incertains sur le parti qu’il convenait d’adopter. Qu’allaient-ils faire? Ils ne pouvaient continuer à fuir vers le Nord, du côté du littoral qui les obligerait bientôt à s’arrêter. Redescendraient-ils vers le Sud-Est? Dans ce cas, Summy Skim et Neluto devraient abandonner la partie.

Non, après quelques moments d’hésitation, les orignals se décidèrent à rentrer sous bois et à se réfugier derrière l’enchevêtrement des arbres. Le chef du troupeau franchit la lisière d’un bond, et les autres suivirent.

«C’est ce qui pouvait nous arriver de plus heureux, s’écria Summy Skim. En plaine, nous n’aurions pu les approcher à portée de fusil. Dans la forêt, il leur sera impossible de détaler aussi vite; nous parviendrons peut-être à les rejoindre, et cette fois…»

Que ce raisonnement fût juste ou non, il n’en aurait pas moins pour résultat d’entraîner les chasseurs à travers une forêt dont ils ne connaissaient pas l’étendue, et qui leur était complètement inconnue.

Stop les avait précédés. Il avait bondi entre les arbres. Ses aboiements s’entendaient encore, mais on ne le voyait déjà plus.

Sa souplesse lui permettant de passer partout, il gagnait maintenant sur les orignals, que leurs longs andouillers devaient gêner pour franchir les halliers et les buissons. Il n’était pas impossible, dans ces conditions, que l’on parvînt à les forcer.

Les deux chasseurs, engagés sous ces épaisses ramures et uniquement guidés par la voix du chien, s’y épuisèrent deux heures durant. Emportés par une passion irraisonnée, ils s’en allaient à l’aventure, s’enfonçant de plus en plus dans l’Ouest, sans se demander s’ils n’éprouveraient pas quelques difficultés à retrouver leur chemin, quand il s’agirait de revenir.

La forêt était de moins en moins épaisse à mesure qu’on s’éloignait de la lisière. C’étaient toujours les mêmes arbres: bouleaux, trembles et pins, mais plus espacés, et jaillissant d’un sol mieux dégagé de racines et de broussailles.

S’ils n’apercevaient pas les orignals, Stop, en tous cas, n’avait pas perdu la piste. Ses aboiements persistaient. Il ne devait même pas être loin de son maître.

Summy Skim et Neluto s’aventuraient toujours plus avant dans les profondeurs des bois, lorsque, un peu après midi, la voix du chien cessa de parvenir à leurs oreilles.

Ils se trouvaient alors dans un espace vide où pénétraient librement les rayons du soleil. A quelle distance étaient-ils de la lisière? Summy Skim, qui ne pouvait s’en rendre compte que par le temps écoulé, l’estimait à huit ou dix kilomètres. Le temps ne manquerait donc pas pour revenir au campement, après une halte dont tous deux avaient grand besoin. Éreintes, affamés, ils s’assirent au pied d’un arbre. Les provisions furent tirées des gibecières, et, s’ils mangèrent avec un formidable appétit, ce ne fut pas sans éprouver de vifs regrets de ne pouvoir ajouter des grillades d’orignal à leur menu.

Bien restaurés, les chasseurs hésitèrent un instant sur la direction à suivre. La sagesse commandait en vain de reprendre la route du campement. Summy Skim y paraissait peu disposé. Si revenir bredouille est déjà vexant pour un chasseur, revenir sans son chien est le comble du déshonneur. Or, Stop n’avait pas reparu.

«Où peut-il être? demanda Summy Skim.

– A la poursuite des orignals, évidemment, répondit l’Indien.

– C’est clair, Neluto. Mais alors, où sont les orignals?»

Comme pour répondre à cette question, les aboiements de Stop retentirent tout à coup à moins de trois cents toises. Sans échanger d’autres paroles, les deux chasseurs s’élancèrent du côté où la voix du chien se faisait entendre.

La sagesse ni la prudence n’avaient plus la moindre chance d’être écoutées. Summy Skim et Neluto couraient de nouveau à perdre haleine.

Cela pouvait les mener fort loin. En effet, la direction suivie n’était plus celle du Nord-Ouest. C’est vers le Sud-Ouest que se portaient maintenant les orignals, et, derrière eux, Stop acharné à la poursuite, et, derrière Stop, ses maîtres plus enragés encore. Ceux-ci tournaient donc exactement le dos au Golden Mount et au campement.

Après tout, le soleil commençait à peine à décliner vers l’horizon occidental; si les chasseurs n’étaient pas rentrés pour six heures, conformément à leur promesse, ils le seraient à sept ou huit, voilà tout, c’est-à-dire longtemps avant la nuit close.

Summy Skim et Neluto ne s’attardèrent pas, d’ailleurs, à ces réflexions. Ils couraient aussi rapidement que leurs forces le permettaient, sans penser à autre chose, sans même essayer de rappeler leur chien.

Le temps écoulé, ils en avaient perdu toute notion. La fatigue, ils ne la sentaient pas. Summy Skim oubliait où il se trouvait. Il chassait sur ces territoires de l’Extrême-Nord comme il eût chassé aux environs de Montréal.

Une ou deux fois, Neluto et lui se crurent sur le point de réussir. Quelques andouillers s’étaient montrés au-dessus des buissons, à moins de cinq cents pas. Mais les agiles animaux ne tardaient pas à disparaître, et l’occasion ne se présenta pas de leur envoyer un coup de fusil à bonne portée.

Plusieurs heures s’écoulèrent dans cette vaine poursuite, puis l’affaiblissement des aboiements de Stop prouva que les orignals gagnaient de l’avance. Enfin ces aboiements cessèrent, soit que le chien fût trop éloigné, soit que, époumoné par une si longue course, il ne fût plus capable de donner de la voix.

Summy Skim et Neluto s’arrêtèrent à bout de forces et tombèrent sur le sol comme des masses. Il était alors quatre heures du soir.

«Fini! dit Summy Skim, dès qu’il fut en état de parler.

Neluto hocha la tête en signe d’assentiment.

– Où sommes-nous? reprit Summy Skim.

L’Indien fit un geste d’ignorance et regarda autour de lui.

Les deux chasseurs se trouvaient au bord d’une assez large clairière que traversait un petit rio allant sans doute rejoindre dans le Sud-Ouest un des affluents de la Porcupine River. Le soleil l’éclairait largement. Au delà, les arbres se pressaient les uns contre les autres, comme pour interdire le passage.

– Il faut nous remettre en route, dit Summy Skim

– Pour le campement, je suppose, répondit Neluto se reconnaissant fourbu.

– Parbleu! s’écria Summy Skim en haussant les épaules.

– En route, alors! approuva l’Indien en se relevant péniblement, et en commençant à suivre le contour de la clairière.

Il n’avait pas fait dix pas, qu’il s’arrêtait, les yeux fixés sur le sol à ses pieds.

– Regardez, monsieur Skim, dit-il.

– Qu’y a-t-il? interrogea Summy.

– Du feu, monsieur Skim.

– Du feu!

– Il y en a eu tout au moins.

Summy Skim vit, en s’approchant, un petit tas de cendres devant lequel l’Indien demeurait immobile et pensif.

– Il y a donc des chasseurs, dans cette forêt? demanda Summy.

– Des chasseurs… ou autre chose, répondit Neluto.

Summy s’était penché. Il considérait attentivement les cendres suspectes.

– Elles ne sont pas d’hier, en tous cas, dit-il en se relevant.

En effet, ces cendres blanches, à demi cimentées, pour ainsi dire, pas l’humidité, devaient être là depuis assez longtemps.

– Il semblerait, reconnut Neluto. Mais voici qui va nous fixer.

A quelques pas du foyer éteint, les regards fureteurs de l’Indien avaient découvert un objet brillant entre les herbes. Il se dirigea rapidement de ce côté, se baissa, et ramassa l’objet, en poussant un cri de surprise.

C’était un poignard à lame plate emmanchée dans une poignée de cuivre.

Après l’avoir examiné, Neluto déclara:

– Si l’on ne peut exactement connaître l’âge du foyer, voici un poignard qui n’a pas été perdu depuis plus de dix jours.

– Oui, répondit Summy Skim. La lame en est encore brillante et n’a qu’une légère couche de rouille. C’est tout récemment qu’il est tombé entre les herbes.

L’arme, ainsi que le reconnut Neluto, après l’avoir tournée et retournée, était de fabrication espagnole. Sur le manche, l’initiale M était gravée, et sur la lame le nom de Austin, capitale du Texas.

– Ainsi, reprit Summy Skim, il y a quelques jours, quelques heures peut-être, des étrangers ont campé dans cette clairière!..

– Et ce ne sont pas des Indiens, observa Neluto, car les Indiens n’ont point d’armes de ce genre.

Summy regardait autour de lui avec inquiétude.

–Qui sait, ajouta-t-il, s’ils ne se dirigeaient pas vers le Golden Mount?

Cette hypothèse était admissible après tout. Et si l’homme auquel appartenait cette navaja faisait partie d’une troupe nombreuse, un grand danger menaçait peut-être Ben Raddle et ses compagnons. Peut-être même, en ce moment, cette troupe rôdait-elle aux environs de l’estuaire de la Mackensie!

– Partons, dit Summy Skim.

– A l’instant, répondit Neluto.

– Et notre chien! s’écria Summy.

L’Indien appela d’une voix forte, en se tournant dans toutes les directions. Son appel ne fut pas entendu. Stop ne reparut pas.

Il n’était plus question maintenant de la chasse aux orignals. Il fallait regagner au plus tôt le campement, afin que la caravane fût mise sur ses gardes et se tint sur la défensive.

– En route, et sans perdre une minute,» commanda Summy Skim.

Juste à ce moment, à trois cents pas de la clairière, retentit la détonation d’une arme à feu.

 

 

Chapitre X

Ou le désert se peuple plus qu’il ne conviendrait.

 

près le départ de Summy Skim et de Neluto pour la chasse aux orignals, Ben Raddle avait passé une nouvelle inspection des travaux. Si aucun retard ne se produisait, le canal serait achevé le soir même. Il n’y aurait plus qu’à donner les derniers, coups de pic à la paroi du cratère, ouvrir la saignée dans la rive gauche du Rio Rubber, et les eaux se précipiteraient en torrent dans les entrailles du Golden Mount.

Ces énormes masses liquides, vaporisées par le feu central, détermineraient bientôt une violente poussée qui lancerait au dehors les matières volcaniques. Sans doute, elles contiendraient une forte proportion de laves, de scories et d’autres substances sans valeur, mais les pépites, les quartz aurifères y seraient mélangés, et on n’aurait qu’à les recueillir sans avoir eu la peine de les extraire.

La violence des forces souterraines continuait à s’accroître. Les bouillonnements intérieurs augmentaient d’intensité de jour en jour. C’était à se demander si l’introduction des eaux dans le cratère serait nécessaire.

«Nous le verrons bien, répondit Ben Raddle au Scout qui lui faisait cette observation. Il ne faut pas oublier que le temps nous est strictement ménagé. Nous avons dépassé la moitié du mois de juillet.

– Et il serait imprudent, approuva Bill Stell, de s’attarder plus d’un mois à l’embouchure de la Mackensie. Comptons trois semaines pour revenir au Klondike, surtout si nos chariots sont lourdement chargés…

– Ils le seront, Scout, n’en doutez pas!

– Dans ce cas, monsieur Raddle, la saison sera déjà assez avancée lorsque nous arriverons à Dawson City. Si l’hiver était précoce, nous pourrions éprouver de gros embarras en traversant la région des lacs pour gagner Skagway.

– Vous parlez d’or, mon cher Scout, répondit l’ingénieur en plaisantant, et c’est bien le cas lorsqu’on est campé au pied du Golden Mount! Mais soyez sans inquiétude. Je serai fort étonné si, dans huit jours, nos attelages n’ont pas repris le chemin du Klondike.»

La journée s’écoula comme de coutume, et, le soir venu, le canal était percé de bout en bout.

A cinq heures de l’après-midi, ni l’un ni l’autre des deux chasseurs n’avait été signalé sur la plaine de l’Ouest. Ben Raddle ne s’inquiéta pas. Summy Skim pouvait encore disposer d’une heure sans manquer à sa promesse. A plusieurs reprises, cependant, le Scout, poussant une reconnaissance au delà du canal, alla voir s’il l’apercevait. Il ne vit personne. Aucune silhouette ne se dessinait à l’horizon.

Une heure plus tard Ben Raddle, qui commençait à ressentir quelque impatience, se promit de faire des remontrances à son cousin, mais sa décision demeura forcément platonique, en raison de l’absence persistante du coupable.

A sept heures, Summy Skim et Neluto ne se montrant toujours pas, la mauvaise humeur de Ben Raddle se changea en inquiétude, et cette inquiétude redoubla lorsque, une heure après, les absents ne furent pas encore de retour.

«Ils se sont laissé entraîner, répétait-il. Avec ce diable de Skim on ne peut compter sur rien, quand il a un animal devant lui et un fusil à la main. Il va!.. il va!.. Il n’y a pas de raisons pour qu’il s’arrête… J’aurais dû m’opposer à cette chasse.

– Il ne fera pas nuit avant dix heures, dit Bill Stell pour rassurer l’ingénieur, et il n’y a pas lieu de craindre que M. Skim puisse s’égarer. Le Golden Mount s’aperçoit de loin, et, dans l’obscurité, ses flammes serviraient de phare au besoin.»

L’observation ne manquait pas de valeur. A quelque distance qu’ils fussent du campement, les chasseurs devaient apercevoir le volcan. Mais s’ils étaient victimes d’un accident? S’ils se trouvaient dans l’impossibilité de revenir?

Deux heures se passèrent. Ben Raddle ne tenait plus en place et le Scout commençait à devenir nerveux. Le soleil allait descendre sous l’horizon et l’espace ne serait plus éclairé que par la lumière crépusculaire des hautes latitudes.

Un peu après dix heures, Ben Raddle et le Scout, qui, de plus en plus inquiets, avaient quitté le campement, longeaient la base de la montagne au moment où le soleil disparaissait au couchant. Le dernier regard qu’ils jetèrent sur la plaine leur montra qu’elle était déserte. Immobiles, ils écoutaient, l’oreille tendue, tandis que la nuit tombait peu à peu. Aucun bruit n’arrivait jusqu’à eux de toute l’étendue de la plaine aussi silencieuse que déserte.

«Que supposer, monsieur Raddle? dit le Scout. La chasse aux orignals n’est pas une chasse dangereuse, et, à moins que M. Skim et Neluto n’aient été aux prises avec des ours…

– Des ours… ou des pillards, Bill… Oui! j’ai le pressentiment qu’il leur est arrivé malheur!

Bill Stell saisit brusquement la main de l’ingénieur.

– Écoutez! dit-il.

Dans la nuit grandissante des aboiements lointains se faisaient entendre.

– Stop! cria Ben Raddle.

– Ils ne sont pas loin! ajouta le Scout.

Les aboiements augmentaient de force. II s’y mêlait des plaintes comme si le chien eût été blessé.

Ben Raddle et son compagnon coururent au-devant de Stop, qu’ils découvrirent au bout de deux cents pas.

Le chien revenait seul, traînant la patte, l’arrière-train ensanglanté. Il semblait à bout de forces.

– Blessé!.. blessé!.. et seul!.. s’écria Ben Raddle dont le cœur battait avec violence.

Cependant le Scout fit cette réflexion:

– Peut-être Stop a-t-il été blessé involontairement par son maître ou par Neluto? Quelque balle perdue l’aura frappé…

– Pourquoi ne serait-il pas resté avec Summy, si Summy avait pu lui donner des soins et le ramener avec lui? objecta Ben Raddle.

– Dans tous les cas, dit Bill Stell, rapportons le chien au camp, et pansons sa blessure. Si elle est légère, peut-être pourra-t-il nous mettre sur la piste de son maître?

– Oui, répondit l’ingénieur et nous partirons en nombre et bien armés sans attendre le jour.»

Le Scout emporta l’animal dans ses bras. Dix minutes plus tard on était de retour au campement.

Le chien fut transporté sous la tente et sa blessure fut soigneusement examinée. Elle ne parut pas être grave. Il ne s’agissait que d’une profonde éraflure limitée aux muscles et qui n’intéressait aucun organe.

C’était une balle qui l’avait frappé, et le Scout, très entendu à ce genre d’opération, parvint même à l’extraire.

Ben Raddle prit cette balle et l’examina attentivement.

«Ce n’est point une balle de Summy, dit-il. Celle-ci est plus grosse et ne vient point d’une carabine de chasse.

– Vous avez raison, approuva Bill Stell. Ce projectile-là vient d’un rifle.

– Ils ont eu affaire à des aventuriers, à des malfaiteurs! s’écria l’ingénieur. Ils ont dû se défendre!.. Pendant l’attaque, Stop a été atteint… et, s’il n’est pas resté près de son maître, c’est que son maître a été entraîné… ou qu’il a succombé avec Neluto!.. Ah! mon pauvre Summy! mon pauvre Summy!»

Qu’aurait pu répondre Bill Stell? Cette balle qui n’avait pas été tirée par l’un des deux chasseurs, ce chien qui revenait seul, tout cela ne justifiait-il pas les craintes de Ben Raddle? Était-il possible de mettre en doute qu’un malheur ne fût arrivé? Ou Summy Skim et son compagnon avaient péri en se défendant, ou ils étaient entre les mains de leurs agresseurs, puisqu’ils n’avaient pas reparu.

A onze heures, Ben Raddle et le Scout se décidèrent à informer leurs compagnons de cette situation. Le personnel du campement fut réveillé, et, en quelques mots hâtifs, l’ingénieur lui apprit que Summy Skim et Neluto, partis dès l’aube, n’étaient pas encore de retour. Jane Edgerton traduisit la pensée de tous.

«Il faut partir, dit-elle d’une voix tremblante, partir à l’instant.»

On fit aussitôt les préparatifs nécessaires. Il était inutile de prendre des vivres, puisque la caravane ne s’éloignerait pas du Golden Mount, du moins pendant les premières recherches. Mais tout le monde serait armé et prêt, soit à se défendre, si l’on était attaqué, soit à délivrer, s’il le fallait, les deux prisonniers par la force.

Stop avait été pansé avec soin. La balle avait été extraite, sa blessure bandée; bien réconforté, car il était surtout épuisé de faim et de soif, il manifestait le désir d’aller au-devant de son maître.

«Nous l’emmènerons, dit Jane Edgerton, nous le porterons s’il est trop fatigué. Peut-être retrouvera-il les traces de M. Skim.»

Si, pendant la nuit, les recherches demeuraient vaines, on les reprendrait le lendemain, et l’on fouillerait au besoin toute la contrée entre l’océan Polaire et le cours de la Porcupine River. Du Golden Mount, il ne serait plus question tant que l’on n’aurait pas retrouvé Summy Skim, ou qu’on ne serait pas fixé sur son sort.

On partit.

Jane Edgerton en tête, aux côtés de Ben Raddle et de Bill Stell qui portait le chien, on longea tout d’abord la base de la montagne dont les sourds grondements faisaient trembler le sol. A son sommet empanaché de vapeurs, se détachaient des langues de flamme très apparentes dans l’obscurité du crépuscule.

Parvenus au pied du versant occidental, on s’arrêta et l’on tint conseil. Dans quelle direction convenait-il de se diriger? Rien ne pouvait être plus pratique que de s’en rapporter à l’instinct du chien que le Scout avait mis sur ses pattes. L’intelligent animal semblait comprendre ce qu’on attendait de lui. Il cherchait, quêtait de tous côtés, le museau au ras de terre, en jappant sourdement.

Après quelques instants d’hésitation, Stop prit son parti vers le Nord-Ouest.

«Quand M. Skim nous a quittés, ce matin, il allait plus au Sud, dit le Scout.

– Suivons le chien, répliqua Jane Edgerton. Il sait mieux que nous ce qu’il faut faire.»

Une heure durant, la petite troupe parcourut la plaine dans cette direction. Elle atteignit alors la lisière de la forêt que les deux chasseurs avaient franchie près d’une lieue plus bas. Là, elle s’arrêta de nouveau, indécise.

«Eh bien! qu’attendons-nous? demanda Jane un peu nerveusement.

– Le jour, répondit Bill Stell. Nous ne verrions plus rien sous les arbres. Stop lui-même hésite.

Non, Stop n’hésitait pas. Tout à coup, il fit un bond, et disparut entre les arbres en aboyant avec force.

– Suivons-le! s’écria Jane Edgerton.

– Non. Attendez, commanda Bill Stell en arrêtant ses compagnons; et tenez vos armes prêtes.»

Il ne fut pas utile de s’en servir. Presque aussitôt, conduits par le chien qui paraissait ne plus sentir sa blessure, deux hommes s’élancèrent d’entre les arbres, et, un instant après, Summy Skim était dans les bras de son cousin.

Son premier mot fut: «Au campement!.. au campement!

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– Qu’est-il arrivé? demanda Ben Raddle.

– Tu le sauras, répondit Summy Skim, mais là-bas… Au campement! vous dis-je, au campement!»

Guidés par les flammes du Golden Mount, tous se mirent rapidement en marche. Un peu après une heure du matin, ils atteignaient le Rio Rubber. Bientôt le jour allait paraître. Déjà l’aube enflammait l’horizon du Nord-Est. Avant de se réunir sous la tente, Ben Raddle, Jane Edgerton, le Scout et Summy Skim observèrent une dernière fois les approches du Golden Mount. Ils ne virent rien d’insolite dans l’ombre blanchissante.

Lorsqu’ils furent seuls, Summy Skim exposa brièvement à ses compagnons les faits survenus entre six heures du matin et cinq heures du soir. Il raconta la première poursuite des orignals inutilement continuée jusqu’à midi, puis la seconde partie de la chasse, lorsque les aboiements du chien s’étaient fait entendre, et enfin, de guerre lasse, la halte au bord de la clairière, où ils avaient trouvé les cendres d’un foyer éteint.

«Il était évident, ajouta-t-il, que des hommes, indigènes ou étrangers, avaient campé en cet endroit, ce qui, d’ailleurs, n’avait rien de bien étonnant.

– En effet, dit le Scout. Il arrive que les équipages des baleiniers débarquent sur le littoral, sans parler des Indiens qui le fréquentent durant la belle saison.

– Mais, reprit Summy Skim, au moment où nous allions revenir au Golden Mount, Neluto découvrit entre les herbes l’arme que voici.

Ben Raddle et le Scout examinèrent le poignard, et, comme Neluto, ils reconnurent au premier coup d’œil que c’était une arme de fabrication espagnole.

– L’aspect de ce poignard, continua Summy, nous fit supposer qu’il avait été perdu assez récemment. Quant à la lettre M qui est gravée sur le manche…

– Elle ne pouvait rien vous apprendre, monsieur Skim, interrompit le Scout.

– Non, Bill, et pourtant je n’eu sais pas moins devant quel nom il faut la mettre.

– Et ce nom?.. demanda Ben Raddle.

– C’est celui du Texien Malone.

– Malone!

– Oui, Ben.

– Le compagnon de Hunter? insista Bill Stell.

– Lui-même.

– Ils étaient donc là, il y a quelques jours? dit l’ingénieur.

– Ils y sont encore, répliqua Summy Skim.

– Vous les avez vus? demanda Jane Edgerton.

– Écoutez la fin de mon récit. Vous serez fixés.

Et Summy Skim poursuivit en ces termes:

«Nous allions partir, Neluto et moi, après la découverte du poignard, cette découverte nous causant de vives inquiétudes, lorsqu’un coup de fusil retentit à peu de distance.

«Qu’il y eût des chasseurs dans la forêt, cela n’était pas douteux, et probablement des étrangers, car les Indiens ne se servent pas d’armes à feu. Mais, quels qu’ils fussent, le plus prudent était de se tenir sur ses gardes.

«Maintenant, ce coup de fusil était-il destiné à l’un des originals, un de ceux auxquels Neluto et moi nous avions inutilement donné la chasse? Je l’ai cru jusqu’au moment où j’ai connu la blessure de notre chien. C’est évidemment sur lui que le coup de feu avait été tiré.

– Et, interrompit Ben Raddle, lorsque nous l’avons vu revenir sans toi, frappé par une balle étrangère, se traînant à peine, songe à ce que j’ai éprouvé!.. J’étais déjà en proie à d’affreuses inquiétudes en ne te voyant pas reparaître. Que pouvais-je croire, si ce n’est que, Neluto et toi, vous aviez été attaqués, et que, pendant l’attaque, ton chien avait reçu cette blessure… Ah! Summy, Summy!.. Comment oublier que c’était moi qui t’avais entraîné…

Ben Raddle était agité par une violente émotion. Summy Skim comprit ce qui se passait dans l’âme de son cousin, conscient de la responsabilité qui pesait sur lui.

– Ben! mon cher Ben, dit-il en lui serrant affectueusement la main, ce qui est fait est fait. Ne te reproche rien. Si la situation s’est aggravée, elle n’est pas désespérée, et nous nous en tirerons, je l’espère… D’ailleurs, tu vas en juger.

«Dès que nous eûmes entendu la détonation, qui venait de l’Est, c’est-à-dire de la direction que nous allions prendre pour retourner au campement, nous nous hâtâmes de quitter la clairière où nous aurions pu être aperçus, et de nous dissimuler dans les broussailles qui l’entourent.

«Bientôt, des voix se firent entendre, des voix nombreuses. Une troupe d’hommes s’avançait évidemment de notre côté.

«Mais nous voulions voir, si nous ne voulions pas être vus. De quelle sorte de gens cette troupe était-elle composée? Que faisaient ces hommes, à une si faible distance du Golden Mount? Connaissaient-ils donc l’existence du volcan et se dirigeaient-ils vers lui? Autant de problèmes dont nous avions le plus grand intérêt à connaître la solution.

«Convaincus que les inconnus ne pouvaient manquer de s’installer pour la nuit dans la clairière, nous eûmes vite fait de gagner un épais buisson d’où nos regards la parcouraient tout entière. Blottis au milieu des hautes herbes et des broussailles, nous ne courions pas le risque d’être découverts, et, ce qui était l’essentiel, nous pouvions à la fois voir et entendre.

«Il était temps. La troupe se montra presque aussitôt. Elle se composait d’une quarantaine d’hommes, dont une vingtaine d’Américains et une vingtaine d’indigènes. Nous ne nous étions pas trompés. Ils avaient en effet l’intention de passer la nuit en cet endroit, et ils commencèrent par allumer des feux pour préparer leur repas.

«De ces hommes, je ne connaissais aucun. Neluto, pas davantage. Ils étaient armés de rifles et de revolvers qu’ils déposèrent sous les arbres. Ils ne parlaient guère entre eux, ou ils le faisaient d’une voix si basse que je ne réussissais pas à les entendre.

– Mais Hunter… Malone?.. demanda Ben Raddle.

– Ils arrivèrent un quart d’heure après, répondit Summy Skim, en compagnie d’un Indien et du contre-maître qui dirigeait l’exploitation du claim 131.

«Ah! nous les reconnûmes bien, Neluto et moi. Oui! ces coquins sont dans le voisinage du Golden Mount et toute une bande d’aventuriers de leur espèce les accompagne.

– Mais que viennent-ils faire? demanda le Scout. Connaissent-ils l’existence du Golden Mount? Savent-ils qu’une caravane de mineurs s’est transportée jusque-là?

– Je me posais les mêmes questions, mon brave Bill, répondit Summy Skim. J’ai fini par avoir réponse à toutes.

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En ce moment, le Scout fit signe à Summy Skim de se taire. Il avait cru entendre un bruit au dehors, et, sortant de la tente, il alla observer les environs du campement.

La vaste plaine était déserte. Aucune troupe ne s’approchait de la montagne, dont les ronflements troublaient seuls le silence de la nuit.

Dès que le Scout fut revenu prendre sa place, Summy Skim continua de la sorte:

«Les deux Texiens vinrent précisément s’asseoir sur la lisière de la clairière, à dix pas du buisson derrière lequel nous étions cachés. D’abord, ils parlèrent d’un chien qu’ils avaient rencontré, et je comprends maintenant qu’il s’agissait du nôtre. «C’est une singulière rencontre au milieu de cette forêt, dit Hunter. Il n’est pas possible qu’il se soit risqué seul à pareille distance de tout centre habité.» – «Il y a des chasseurs par ici! répondit Malone, ce n’est pas douteux. Mais où sont-ils?.. Le chien se sauvait dans cette direction.» Malone tendait en même temps la main du côté de l’Est. – «Eh! s’écria alors Hunter, qui nous dit que ce sont des chasseurs? On ne s’aventure pas si loin à la poursuite des ruminants ou des fauves.» – «Tu as raison, Hunter, approuva Malone, il y a par ici des mineurs en quête de nouveaux gisements.» – «Que nous mettions la main dessus, riposta Hunter, et ils verront ce qui leur en restera.» – «Pas seulement de quoi remplir un plat ou une écuelle,» répliqua Malone, en scandant son rire d’abominables jurons…

«Un silence suivit, puis les deux bandits se remirent à causer, et c’est ainsi que j’appris tout ce que nous avions intérêt à savoir.

«Hunter et Malone campaient pour la seconde fois dans cette clairière. Partis depuis deux mois et demi de Circle City, ils ont erré un peu au hasard, sous la direction d’un guide indigène du nom de Krarak, qui connaît par tradition l’existence du Golden Mount, mais ignore son emplacement exact. La bande, après avoir fait inutilement un grand crochet dans l’Est, a remonté quelques jours avant nous la Peel River, et c’est sans doute contre elle que la garnison du Fort Mac Pherson a dû se défendre. Du Fort Mac Pherson elle est revenue dans l’Ouest et elle a atteint, mais beaucoup plus au Sud, la forêt où elle est encore et dans laquelle elle s’est égarée. C’est ainsi, qu’une dizaine de jours plus tôt, elle était déjà venue dans la clairière où elle se trouvait avec nous. Le foyer que nous avions remarqué avait été allumé par elle, et c’est sa fumée que Neluto a aperçue au-dessus des arbres, lors de notre dernière ascension au sommet du volcan.

«Après leur première halte dans la clairière, Hunter et ses acolytes, mal conseillés par leur guide Krarak, se sont d’abord enfoncés dans l’Ouest. Naturellement, ils n’ont rien découvert dans cette direction. Enfin, lassés de leurs vaines recherches, ils se sont décidés à rebrousser chemin et à faire une tentative du côté de l’Est, à battre au besoin tout le littoral pour découvrir le Golden Mount.

«A l’heure actuelle, ils ne savent pas encore où se trouve le volcan, mais ce n’est, je le crains, qu’une question d’heures, et nous devons agir en conséquence.»

Tel fut le récit de Summy Skim.

Ben Raddle, qui l’avait écouté sans l’interrompre, demeurait pensif. Ce qu’il avait toujours craint s’était produit. Le Français Jacques Ledun n’était pas seul à connaître l’existence du Golden Mount. Un Indien possédait ce secret, et il l’avait révélé aux Texiens. Ceux-ci ne tarderaient pas à être fixés sur la situation du volcan, sans avoir besoin pour cela de parcourir tout le littoral de l’océan Arctique. Dès qu’ils auraient mis le pied hors de la forêt, ils l’apercevraient, ils verraient les fumées et les flammes qui tourbillonnaient au-dessus du cratère. En une heure, ils en auraient atteint la base, et, quelques instants après, ils seraient arrivés près du campement de leurs anciens voisins du Forty Miles Creek. Alors, que se passerait-il?..

«Combien as-tu dit qu’ils étaient? demanda Ben Raddle à Summy.

– Une quarantaine d’hommes armés.

– Deux contre un! fit Ben Raddle soucieux.

Jane Edgerton intervint avec sa vivacité accoutumée.

– Qu’importé! s’écria-t-elle. La situation est grave, mais elle n’est pas désespérée, comme l’a dit tout à l’heure M. Skim. S’ils ont l’avantage du nombre, nous avons celui de la position. Cela égalise les chances.

Ben Raddle et Summy regardèrent avec satisfaction, du coin de l’œil, la jeune guerrière.

– Vous avez raison, miss Jane, approuva Ben Raddle. On se défendra, si cela devient nécessaire. Mais, auparavant, nous allons nous efforcer de passer inaperçus.

Le Scout hocha la tête d’un air incrédule.

– Cela me paraît bien difficile, dit-il.

– Essayons toujours, répliqua Summy.

– Soit! concéda Bill Stell. Mais enfin il faut tout prévoir.

Que ferons-nous si nous sommes découverts, si nous sommes obligés d’en venir aux mains, si nous sommes débordés?

L’ingénieur le rassura du geste.

– Nous aviserons,» dit-il.

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