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Jules Verne

 

Autour de la lune

 

(Chapitre V-IX)

 

 

44 dessinspar Emile Bayard et A. de Neuville

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre V

Les froids de l’espace.

 

ette révélation fut un coup de foudre. Qui se serait attendu à pareille erreur de calcul? Barbicane ne voulait pas y croire. Nicholl revit ses chiffres. Ils étaient exacts. Quant à la formule qui les avait détermines, on ne pouvait soupçonner sa justesse, et vérification faite, il fut constant qu’une vitesse initiale de seize mille cinq cent soixante-seize mètres dans la première seconde était nécessaire pour atteindre le point neutre.

Les trois amis se regardèrent silencieusement. De déjeuner, plus question. Barbicane, les dents serrées, les sourcils contractés, les poings fermés convulsivement, observait à travers le hublot. Nicholl s’était croisé les bras, examinant ses calculs. Michel Ardan murmurait:

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«Voilà bien ces savants! Ils n’en font jamais d’autres! Je donnerais vingt pistoles pour tomber sur l’Observatoire de Cambridge et l’écraser avec tous les tripoteurs de chiffres qu’il renferme!»

Tout d’un coup, le capitaine fit une réflexion qui alla droit à Barbicane.

«Ah çà! dit-il, il est sept heures du matin. Nous sommes donc partis depuis trente-deux heures. Plus de la moitié de notre trajet est parcourue, et nous ne tombons pas, que je sache!»

Barbicane ne répondit pas. Mais, après un coup d’œil rapide jeté au capitaine, il prit un compas qui lui servait à mesurer la distance angulaire du globe terrestre. Puis, à travers la vitre inférieure, il fit une observation très exacte, vu l’immobilité apparente du projectile. Se relevant alors, essuyant son front où perlaient des gouttes de sueur, il disposa quelques chiffres sur le papier. Nicholl comprenait que le président voulait déduire de la mesure du diamètre terrestre la distance du boulet à la Terre. Il le regardait anxieusement.

«Non! s’écria Barbicane après quelques instants, non, nous ne tombons pas! Nous sommes déjà à plus de cinquante mille lieues de la Terre! Nous avons dépassé ce point où le projectile aurait dû s’arrêter, si sa vitesse n’eût été que de onze mille mètres au départ! Nous montons toujours!

– C’est évident, répondit Nicholl, et il faut en conclure que notre vitesse initiale, sous la poussée des quatre cent mille livres de fulmi-coton, a dépassé les onze mille mètres réclamés. Je m’explique alors que nous ayons rencontré, après treize minutes seulement, le deuxième satellite qui gravite à plus de deux mille lieues de la Terre.

– Et cette explication est d’autant plus probable, ajouta Barbicane, qu’en rejetant l’eau renfermée entre ses cloisons brisantes, le projectile s’est trouvé subitement allégé d’un poids considérable.

– Juste! fit Nicholl.

– Ah! mon brave Nicholl, s’écria Barbicane, nous sommes sauvés!

– Eh bien, répondit tranquillement Michel Ardan, puisque nous sommes sauvés, déjeunons.»

En effet, Nicholl ne se trompait pas. La vitesse initiale avait été, très heureusement, supérieure à la vitesse indiquée par l’Observatoire de Cambridge, mais l’Observatoire de Cambridge ne s’en était pas moins trompe.

Les voyageurs, remis de cette fausse alerte, se mirent à table et déjeunèrent joyeusement. Si l’on mangea beaucoup, on parla plus encore. La confiance était plus grande après qu’avant «l’incident de l’algèbre».

«Pourquoi ne réussirions-nous pas? répétait Michel Ardan. Pourquoi n’arriverions-nous pas? Nous sommes lancés. Pas d’obstacles devant nous. Pas de pierres sur notre chemin. La route est libre, plus libre que celle du navire qui se débat contre la mer, plus libre que celle du ballon qui lutte contre le vent! Or, si un navire arrive où il veut, si un ballon monte où il lui plaît, pourquoi notre projectile n’atteindrait-il pas le but qu’il a visé?

– Il l’atteindra, dit Barbicane.

– Ne fût-ce que pour honorer le peuple américain, ajouta Michel Ardan, le seul peuple qui fût capable de mener à bien une telle entreprise, le seul qui pût produire un président Barbicane! Ah! j’y pense, maintenant que nous n’avons plus d’inquiétude, qu’allons-nous devenir? Nous allons nous ennuyer royalement!»

Barbicane et Nicholl firent un geste de dénégation.

«Mais j’ai prévu le cas, mes amis, reprit Michel Ardan. Vous n’avez qu’à parler. J’ai à votre disposition, échecs, dames, cartes, dominos! Il ne me manque qu’un billard!

– Quoi! demanda Barbicane, tu as emporté de pareils bibelots?

– Sans doute, répondit Michel, et non seulement pour nous distraire, mais aussi dans l’intention louable d’en doter les estaminets sélénites.

– Mon ami, dit Barbicane, si la Lune est habitée, ses habitants ont apparu quelques milliers d’années avant ceux de la Terre, car on ne peut douter que cet astre ne soit plus vieux que le nôtre. Si donc les Sélénites existent depuis des centaines de mille ans, si leur cerveau est organisé comme le cerveau humain, ils ont inventé tout ce que nous avons inventé déjà, et même ce que nous inventerons dans la suite des siècles. Ils n’auront rien à apprendre de nous et nous aurons tout à apprendre d’eux.

– Quoi! répondit Michel, tu penses qu’ils ont eu des artistes comme Phidias, Michel-Ange ou Raphaël?

– Oui.

– Des poètes comme Homère, Virgile, Milton, Lamartine, Hugo?

– J’en suis sûr.

– Des philosophes comme Platon, Aristote, Descartes, Kant?

– Je n’en doute pas.

– Des savants comme Archimède, Euclide, Pascal, Newton?

– Je le jurerais.

– Des comiques comme Arnal et des photographes comme… comme Nadar?

– J’en suis sûr.

– Alors, ami Barbicane, s’ils sont aussi forts que nous, et même plus forts, ces Sélénites, pourquoi n’ont-ils pas tenté de communiquer avec la Terre? Pourquoi n’ont-ils pas lancé un projectile lunaire jusqu’aux régions terrestres?

– Qui te dit qu’ils ne l’ont pas fait? répondit sérieusement Barbicane.

– En effet, ajouta Nicholl, cela leur était plus facile qu’à nous, et pour deux raisons: la première parce que l’attraction est six fois moindre à la surface de la Lune qu’à la surface de la Terre, ce qui permet à un projectile de s’enlever plus aisément: la seconde, parce qu’il suffisait d’envoyer ce projectile à huit mille lieues seulement au lieu de quatre-vingt mille, ce qui ne demande qu’une force de projection dix fois moins forte.

– Alors, reprit Michel, je répète: Pourquoi ne l’ont-ils pas fait?

– Et moi, répliqua Barbicane, je répète: Qui te dit qu’ils ne l’ont pas fait?

– Quand?

– Il y a des milliers d’années, avant l’apparition de l’homme sur la Terre.

– Et le boulet? Où est le boulet? Je demande à voir le boulet!

– Mon ami, répondit Barbicane, la mer couvre les cinq sixièmes de notre globe. De là, cinq bonnes raisons pour supposer que le projectile lunaire, s’il a été lancé, est maintenant immergé au fond de l’Atlantique ou du Pacifique. A moins qu’il ne soit enfoui dans quelque crevasse, à l’époque où l’écorce terrestre n’était pas encore suffisamment formée.

– Mon vieux Barbicane, répondit Michel, tu as réponse à tout et je m’incline devant ta sagesse. Toutefois il est une hypothèse qui me sourirait mieux que les autres; c’est que les Sélénites, étant plus vieux que nous, sont plus sages et n’ont point inventé la poudre!»

En ce moment, Diane se mêla à la conversation par un aboiement sonore. Elle réclamait son déjeuner.

«Ah! fit Michel Ardan, à discuter ainsi, nous oublions Diane et Satellite!»

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Aussitôt, une respectable pâtée fut offerte à la chienne qui la dévora de grand appétit.

«Vois-tu, Barbicane, disait Michel, nous aurions dû faire de ce projectile une seconde arche de Noé et emporter dans la Lune un couple de tous les animaux domestiques.

– Sans doute, répondit Barbicane, mais la place eût manqué.

– Bon! dit Michel, en se serrant un peu!

– Le fait est, répondit Nicholl, que bœuf, vache, taureau, cheval, tous ces ruminants nous seraient fort utiles sur le continent lunaire. Par malheur, ce wagon ne pouvait devenir ni une écurie ni une étable.

– Mais au moins, dit Michel Ardan, aurions-nous pu emmener un âne, rien qu’un petit âne, cette courageuse et patiente bête qu’aimait à monter le vieux Silène! Je les aime, ces pauvres ânes! Ce sont bien les animaux les moins favorisés de la création. Non seulement on les frappe pendant leur vie, mais on les frappe aussi après leur mort!

– Comment l’entends-tu? demanda Barbicane.

– Dame! fit Michel, puisqu’on en fait des peaux de tambour!»

Barbicane et Nicholl ne purent s’empêcher de rire à cette réflexion saugrenue. Mais un cri de leur joyeux compagnon les arrêta. Celui-ci s’était courbé vers la niche de Satellite et se relevait en disant:

«Bon! Satellite n’est plus malade.

– Ah! fit Nicholl.

– Non, reprit Michel, il est mort. Voilà, ajouta-t-il d’un ton piteux, voilà qui sera embarrassant. Je crains, ma pauvre Diane, que tu ne fasses pas souche dans les régions lunaires!»

En effet, l’infortuné Satellite n’avait pu survivre à sa blessure. Il était mort et bien mort. Michel Ardan, très décontenancé, regardait ses amis.

«Il se présente une question, dit Barbicane. Nous ne pouvons garder avec nous le cadavre de ce chien pendant quarante-huit heures encore.

– Non, sans doute, répondit Nicholl, mais nos hublots sont fixés par des charnières. Ils peuvent se rabattre. Nous ouvrirons l’un des deux et nous jetterons ce corps dans l’espace.»

Le président réfléchit pendant quelques instants, et dit:

«Oui, il faudra procéder ainsi, mais en prenant les plus minutieuses précautions.

– Pourquoi? demanda Michel.

– Pour deux raisons que tu vas comprendre, répondit Barbicane. La première est relative à l’air renfermé dans le projectile, et dont il ne faut perdre que le moins possible.

– Mais puisque nous le refaisons, cet air!

– En partie seulement, Nous ne refaisons que l’oxygène, mon brave Michel, – et à ce propos, veillons bien à ce que l’appareil ne fournisse pas cet oxygène en quantité immodérée, car cet excès amènerait en nous des troubles physiologiques très graves. Mais si nous refaisons l’oxygène, nous ne refaisons pas l’azote, ce véhicule que les poumons n’absorbent pas et qui doit demeurer intact. Or, cet azote s’échapperait rapidement par les hublots ouverts.

– Oh! le temps de jeter ce pauvre Satellite, dit Michel.

– D’accord, mais agissons rapidement.

– Et la seconde raison? demanda Michel.

– La seconde raison, c’est qu’il ne faut pas laisser le froid extérieur, qui est excessif, pénétrer dans le projectile, sous peine d’être gelés vivants.

– Cependant, le Soleil…

– Le Soleil échauffe notre projectile qui absorbe ses rayons, mais il n’échauffe pas le vide où nous flottons en ce moment. Où il n’y a pas d’air, il n’y a pas plus de chaleur que de lumière diffuse, et de même qu’il fait noir, il fait froid là où les rayons du Soleil n’arrivent pas directement. Cette température n’est donc autre que la température produite par le rayonnement stellaire, c’est-à-dire celle que subirait le globe terrestre si le Soleil s’éteignait un jour.

– Ce qui n’est pas à craindre, répondit Nicholl.

– Qui sait? dit Michel Ardan. D’ailleurs, en admettant que le Soleil ne s’éteigne pas, ne peut-il arriver que la Terre s’éloigne de lui?

– Bon! fit Barbicane, voilà Michel avec ses idées!

– Eh! reprit Michel, ne sait-on pas que la Terre a traversé la queue d’une comète en 1861? Or, supposons une comète dont l’attraction soit supérieure à l’attraction solaire, l’orbite terrestre se courbera vers l’astre errant, et la Terre, devenue son satellite, sera entraînée à une distance telle que les rayons du Soleil n’auront plus aucune action à sa surface.

– Cela peut se produire, en effet, répondit Barbicane, mais les conséquences d’un pareil déplacement pourraient bien ne pas être aussi redoutables que tu le supposes.

– Et pourquoi?

– Parce que le froid et le chaud s’équilibreraient encore sur notre globe. On a calculé que si la Terre eût été entraînée par la comète de 1861, elle n’aurait pas ressenti, à sa plus grande distance du Soleil, une chaleur seize fois supérieure à celle que nous envoie la Lune, chaleur qui, concentrée au foyer des plus fortes lentilles, ne produit aucun effet appréciable.

– Eh bien? fit Michel.

– Attends un peu, répondit Barbicane. On a calculé aussi, qu’à son périhélie, à sa distance la plus rapprochée du Soleil, la Terre aurait supporté une chaleur égale à vingt-huit mille fois celle de l’été. Mais cette chaleur, capable de vitrifier les matières terrestres et de vaporiser les eaux, eût formé un épais anneau de nuages qui aurait amoindri cette température excessive. De là, compensation entre les froids de l’aphélie et les chaleurs du périhélie, et une moyenne probablement supportable.

– Mais à combien de degrés estime-t-on la température des espaces planétaires? demanda Nicholl.

– Autrefois, répondit Barbicane, on croyait que cette température était excessivement basse. En calculant son décroissement thermométrique, on arrivait à la chiffrer par millions de degrés au-dessous de zéro. C’est Fourier, un compatriote de Michel, un savant illustre de l’Académie des Sciences, qui a ramené ces nombres à de plus justes estimations. Suivant lui, la température de l’espace ne s’abaisse pas au-dessous de soixante degrés.

– Peuh! fit Michel.

– C’est à peu près, répondit Barbicane, la température qui fut observée dans les régions polaires, à l’île Melville ou au fort Reliance, soit environ cinquante-six degrés centigrades au-dessous de zéro.

– Il reste à prouver, dit Nicholl, que Fourier ne s’est pas abusé dans ses évaluations. Si je ne me trompe, un autre savant français, M. Pouillet, estime la température de l’espace à cent soixante degrés au-dessous de zéro. C’est ce que nous vérifierons.

– Pas en ce moment, répondit Barbicane, car les rayons solaires, frappant directement notre thermomètre, donneraient, au contraire, une température très élevée. Mais lorsque nous serons arrivés sur la Lune, pendant les nuits de quinze jours que chacune de ses faces éprouve alternativement, nous aurons le loisir de faire cette expérience, car notre satellite se meut dans le vide.

– Mais qu’entends-tu par le vide? demanda Michel, est-ce le vide absolu?

– C’est le vide absolument privé d’air.

– Et dans lequel l’air n’est remplacé par rien?

– Si. Par l’éther, répondit Barbicane.

– Ah! Et qu’est-ce que l’éther?

– L’éther, mon ami, c’est une agglomération d’atomes impondérables, qui, relativement à leurs dimensions, disent les ouvrages de physique moléculaire, sont aussi éloignés les uns des autres que les corps célestes le sont dans l’espace. Leur distance, cependant, est inférieure à un trois-millionièmes de millimètre. Ce sont ces atomes qui, par leur mouvement vibratoire, produisent la lumière et la chaleur, en faisant par seconde quatre cent trente trillions d’ondulations, n’ayant que quatre à six dix-millièmes de millimètre d’amplitude.

– Milliards de milliards! s’écria Michel Ardan, on les a donc mesurées et comptées, ces oscillations! Tout cela, ami Barbicane, ce sont des chiffres de savants qui épouvantent l’oreille et ne disent rien à l’esprit.

– Il faut pourtant bien chiffrer…

– Non. Il vaut mieux comparer. Un trillion ne signifie rien. Un objet de comparaison dit tout. Exemple: Quand tu m’auras répété que le volume d’Uranus est soixante-seize fois plus gros que celui de la Terre, le volume de Saturne neuf cents fois plus gros, le volume de Jupiter treize cents fois plus gros, le volume du Soleil treize cent mille fois plus gros, je n’en serai pas beaucoup plus avancé. Aussi, je préfère, et de beaucoup, ces vieilles comparaisons du Double Liégeois qui vous dit tout bêtement: Le Soleil, c’est une citrouille de deux pieds de diamètre, Jupiter, une orange, Saturne, une pomme d’api, Neptune, une guigne, Uranus, une grosse cerise, la Terre, un pois, Vénus, un petit pois, Mars, une grosse tête d’épingle, Mercure, un grain de moutarde, et Junon, Cérès, Vesta et Pallas, de simples grains de sable! On sait au moins à quoi s’en tenir!»

Après cette sortie de Michel Ardan contre les savants et ces trillions qu’ils alignent sans sourciller, l’on procéda à l’ensevelissement de Satellite. Il s’agissait simplement de le jeter dans l’espace, de la même manière que les marins jettent un cadavre à la mer.

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Mais, ainsi que l’avait recommandé le président Barbicane, il fallut opérer vivement, de façon à perdre le moins possible de cet air que son élasticité aurait rapidement épanché dans le vide. Les boulons du hublot de droite, dont l’ouverture mesurait environ trente centimètres, furent dévissés avec soin, tandis que Michel, tout contrit, se préparait à lancer son chien dans l’espace. La vitre, manœuvrée par un puissant levier qui permettait de vaincre la pression de l’air intérieur sur les parois du projectile, tourna rapidement sur ses charnières, et Satellite fut projeté au-dehors. C’est à peine si quelques molécules d’air s’échappèrent, et l’opération réussit si bien que, plus tard, Barbicane ne craignit pas de se débarrasser ainsi des débris inutiles qui encombraient le wagon.

 

 

Chapitre VI

Demandes et réponses.

 

e 4 décembre, les chronomètres marquaient cinq heures du matin terrestre, quand les voyageurs se réveillèrent, après cinquante-quatre heures de voyage. Comme temps, ils n’avaient dépassé que de cinq heures quarante minutes, la moitié de la durée assignée à leur séjour dans le projectile; mais comme trajet, ils avaient déjà accompli près des sept dixièmes de la traversée. Cette particularité était due à la décroissance régulière de leur vitesse.

Lorsqu’ils observèrent la Terre par la vitre inférieure, elle ne leur apparut plus que comme une tache sombre, noyée dans les rayons solaires. Plus de croissant, plus de lumière cendrée. Le lendemain, à minuit, la Terre devait être nouvelle, au moment précis où la Lune serait pleine. Au-dessus, l’astre des nuits se rapprochait de plus en plus de la ligne suivie par le projectile, de manière à se rencontrer avec lui à l’heure indiquée. Tout autour, la voûte noire était constellée de points brillants qui semblaient se déplacer avec lenteur. Mais à la distance considérable où ils se trouvaient, leur grosseur relative ne paraissait pas s’être modifiée. Le Soleil et les étoiles apparaissaient exactement tels qu’on les voit de la Terre. Quant à la Lune, elle avait considérablement grossi; mais les lunettes des voyageurs, peu puissantes en somme, ne permettaient pas encore de faire d’utiles observations à sa surface, et d’en reconnaître les dispositions topographiques ou géologiques.

Aussi, le temps s’écoulait-il en conversations interminables. On causait de la Lune surtout. Chacun apportait son contingent de connaissances particulières. Barbicane et Nicholl, toujours sérieux, Michel Ardan, toujours fantaisiste. Le projectile, sa situation, sa direction, les incidents qui pouvaient survenir, les précautions que nécessiterait sa chute sur la Lune, c’était là matière inépuisable à conjectures.

Précisément, en déjeunant, une demande de Michel, relative au projectile, provoqua une assez curieuse réponse de Barbicane et digne d’être rapportée.

Michel, supposant le boulet brusquement arrêté, lorsqu’il était encore animé de sa formidable vitesse initiale, voulut savoir quelles auraient été les conséquences de cet arrêt.

«Mais, répondit Barbicane, je ne vois pas comment le projectile aurait pu être arrêté.

– Supposons-le, répondit Michel.

– Supposition irréalisable, répliqua le pratique Barbicane. A moins que la force d’impulsion ne lui eût fait défaut. Mais alors, sa vitesse aurait décru peu à peu, et il ne se fût pas brusquement arrêté.

– Admets qu’il ait heurté un corps dans l’espace.

– Lequel?

– Ce bolide énorme que nous avons rencontré.

– Alors, dit Nicholl, le projectile eût été brisé en mille pièces, et nous avec.

– Mieux que cela, répondit Barbicane, nous aurions été brûlés vifs.

– Brûlés! s’écria Michel. Pardieu! je regrette que le cas ne se soit pas présenté «pour voir».

– Et tu aurais vu, répondit Barbicane. On sait maintenant que la chaleur n’est qu’une modification du mouvement. Quand on fait chauffer de l’eau, c’est-à-dire quand on lui ajoute de la chaleur, cela veut dire que l’on donne du mouvement à ses molécules.

– Tiens! fit Michel, voilà une théorie ingénieuse!

– Et juste, mon digne ami, car elle explique tous les phénomènes du calorique. La chaleur n’est qu’un mouvement moléculaire, une simple oscillation des particules d’un corps. Lorsqu’on serre le frein d’un train, le train s’arrête. Mais que devient le mouvement dont il était animé? Il se transforme en chaleur, et le frein s’échauffe. Pourquoi graisse-t-on l’essieu des roues? Pour l’empêcher de s’échauffer, attendu que cette chaleur, ce serait du mouvement perdu par transformation. Comprends-tu?

– Si je comprends! répondit Michel, admirablement. Ainsi, par exemple, quand j’ai couru longtemps, que je suis en nage, que je sue à grosses gouttes, pourquoi suis-je forcé de m’arrêter? Tout simplement, parce que mon mouvement s’est transformé en chaleur!»

Barbicane ne put s’empêcher de sourire à cette répartie de Michel. Puis, reprenant sa théorie:

«Ainsi donc, dit-il, dans le cas d’un choc, il en eût été de notre projectile comme de la balle qui tombe brûlante après avoir frappé la plaque de métal. C’est son mouvement qui s’est changé en chaleur. En conséquence, j’affirme que si notre boulet avait heurté le bolide, sa vitesse, brusquement anéantie, eût déterminé une chaleur capable de le volatiliser instantanément.

– Alors, demanda Nicholl, qu’arriverait-il donc si la Terre s’arrêtait subitement dans son mouvement de translation?

– Sa température serait portée à un tel point, répondit Barbicane, qu’elle serait immédiatement réduite en vapeurs.

– Bon, fit Michel, voilà un moyen de finir le monde qui simplifierait bien les choses.

– Et si la Terre tombait sur le Soleil? dit Nicholl.

– D’après les calculs, répondit Barbicane, cette chute développerait une chaleur égale à la chaleur produite par seize cents globes de charbon égaux en volume au globe terrestre.

– Bon surcroît de température pour le Soleil, répliqua Michel Ardan, et dont les habitants d’Uranus ou de Neptune ne se plaindraient sans doute pas, car ils doivent mourir de froid sur leur planète.

– Ainsi donc, mes amis, reprit Barbicane, tout mouvement brusquement arrêté produit de la chaleur. Et cette théorie a permis d’admettre que la chaleur du disque solaire est alimentée par une grêle de bolides qui tombe incessamment à sa surface. On a même calculé…

– Défions-nous, murmura Michel, voilà les chiffres qui s’avancent.

– On a même calculé, reprit imperturbablement Barbicane, que le choc de chaque bolide sur le Soleil doit produire une chaleur égale à celle de quatre mille masses de houille d’un volume égal.

– Et quelle est la chaleur solaire? demanda Michel.

– Elle est égale à celle que produirait la combustion d’une couche de charbon qui entourerait le Soleil sur une épaisseur de vingt-sept kilomètres.

– Et cette chaleur?…

– Elle serait capable de faire bouillir par heure deux milliards neuf cents millions de myriamètres cubes d’eau.

– Et elle ne vous rôtit pas? s’écria Michel.

– Non, répondit Barbicane, parce que l’atmosphère terrestre absorbe les quatre dixièmes de la chaleur solaire. D’ailleurs, la quantité de chaleur interceptée par la Terre n’est qu’un deux-milliardièmes du rayonnement total.

– Je vois bien que tout est pour le mieux, répliqua Michel, et que cette atmosphère est une utile invention, car non seulement elle nous permet de respirer, mais encore elle nous empêche de cuire.

– Oui, dit Nicholl, et, malheureusement, il n’en sera pas de même dans la Lune.

– Bah! fit Michel, toujours confiant. S’il y a des habitants, ils respirent. S’il n’y en a plus, ils auront bien laissé assez d’oxygène pour trois personnes, ne fût-ce que dans le fond des ravins où sa pesanteur l’aura accumulé! Eh bien, nous ne grimperons pas sur les montagnes! Voilà tout.»

Et Michel, se levant, alla considérer le disque lunaire qui brillait d’un insoutenable éclat.

«Sapristi! dit-il, qu’il doit faire chaud là-dessus!

– Sans compter, répondit Nicholl, que le jour y dure trois cent soixante heures!

– Par compensation, dit Barbicane, les nuits y ont la même durée, et comme la chaleur est restituée par rayonnement, leur température ne doit être que celle des espaces planétaires.

– Un joli pays! dit Michel. N’importe! Je voudrais déjà y être! Hein! mes chers camarades, sera-ce assez curieux d’avoir la Terre pour Lune, de la voir se lever à l’horizon, d’y reconnaître la configuration de ses continents, de se dire: là est l’Amérique, là est l’Europe; puis de la suivre lorsqu’elle va se perdre dans les rayons du Soleil! A propos, Barbicane, y a-t-il des éclipses pour les Sélénites?

– Oui, des éclipses de Soleil, répondit Barbicane, lorsque les centres des trois astres se trouvent sur la même ligne, la Terre étant au milieu. Mais ce sont seulement des éclipses annulaires pendant lesquelles la Terre, projetée comme un écran sur le disque solaire, en laisse apercevoir la plus grande partie.

– Et pourquoi, demanda Nicholl. n’y a-t-il point d’éclipse totale? Est-ce que le cône d’ombre projeté par la Terre ne s’étend pas au-delà de la Lune?

– Oui, si l’on ne tient pas compte de la réfraction produite par l’atmosphère terrestre. Non, si l’on tient compte de cette réfraction. Ainsi, soit delta prime la parallaxe horizontale, et p prime le demi-diamètre apparent…

– Ouf! fit Michel, un demi de v zéro carré…! Parle donc pour tout le monde, homme algébrique!

– Eh bien, en langue vulgaire, répondit Barbicane, la distance moyenne de la Lune à la Terre étant de soixante rayons terrestres, la longueur du cône d’ombre, par suite de la réfraction, se réduit à moins de quarante-deux rayons. Il en résulte donc que, lors des éclipses, la Lune se trouve au-delà du cône d’ombre pure, et que le Soleil lui envoie non seulement les rayons de ses bords, mais aussi les rayons de son centre.

– Alors, dit Michel d’un ton goguenard, pourquoi y a-t-il éclipse, puisqu’il ne doit pas y en avoir?

– Uniquement, parce que ces rayons solaires sont affaiblis par cette réfraction, et que l’atmosphère qu’ils traversent en éteint le plus grand nombre!

– Cette raison me satisfait, répondit Michel. D’ailleurs, nous verrons bien quand nous y serons.

– Maintenant, dis-moi, Barbicane, crois-tu que la Lune soit une ancienne comète?

– En voilà, une idée!

– Oui, répliqua Michel avec une aimable fatuité, j’ai quelques idées de ce genre.

– Mais elle n’est pas de Michel, cette idée, répondit Nicholl.

– Bon! je ne suis donc qu’un plagiaire!

– Sans doute, répondit Nicholl. D’après le témoignage des Anciens, les Arcadiens prétendent que leurs ancêtres ont habité la Terre avant que la Lune fût devenue son satellite. Partant de ce fait, certains savants ont vu dans la Lune une comète, que son orbite amena un jour assez près de la Terre pour qu’elle fût retenue par l’attraction terrestre.

– Et qu’y a-t-il de vrai dans cette hypothèse? demanda Michel.

– Rien, répondit Barbicane, et la preuve, c’est que la Lune n’a pas conservé trace de cette enveloppe gazeuse qui accompagne toujours les comètes.

– Mais, reprit Nicholl, la Lune, avant de devenir le satellite de la Terre, n’aurait-elle pu, dans son périhélie, passer assez près du Soleil pour y laisser par évaporation toutes ces substances gazeuses?

– Cela se peut, ami Nicholl, mais cela n’est pas probable.

– Pourquoi?

– Parce que… Ma foi, je n’en sais rien.

– Ah! quelles centaines de volumes, s’écria Michel, on pourrait faire avec tout ce qu’on ne sait pas!

– Ah çà! quelle heure est-il? demanda Barbicane.

– Trois heures, répondit Nicholl.

– Comme le temps passe, dit Michel, dans la conversation de savants tels que nous! Décidément, je sens que je m’instruis trop! Je sens que je deviens un puits!»

Ce disant, Michel se hissa jusqu’à la voûte du projectile, «pour mieux observer la Lune», prétendait-il. Pendant ce temps, ses compagnons considéraient l’espace à travers la vitre inférieure. Rien de nouveau à signaler.

Lorsque Michel Ardan fut redescendu, il s’approcha du hublot latéral, et, soudain, il laissa échapper une exclamation de surprise.

«Qu’est-ce donc?» demanda Barbicane.

Le président s’approcha de la vitre, et aperçut une sorte de sac aplati qui flottait extérieurement à quelques mètres du projectile. Cet objet semblait immobile comme le boulet, et par conséquent, il était animé du même mouvement ascensionnel que lui.

«Qu’est-ce que cette machine-là? répétait Michel Ardan. Est-ce un des corpuscules de l’espace, que notre projectile retient dans son rayon d’attraction, et qui va l’accompagner jusqu’à la Lune?

– Ce qui m’étonne, répondit Nicholl, c’est que la pesanteur spécifique de ce corps, qui est très certainement inférieure à celle du boulet, lui permette de se maintenir aussi rigoureusement à son niveau!

– Nicholl, répondit Barbicane après un moment de réflexion, je ne sais pas quel est cet objet, mais je sais parfaitement pourquoi il se maintient par le travers du projectile.

– Et pourquoi?

– Parce que nous flottons dans le vide, mon cher capitaine, et que dans le vide, les corps tombent où se meuvent – ce qui est la même chose – avec une vitesse égale, quelle que soit leur pesanteur ou leur forme. C’est l’air qui, par sa résistance, crée des différences de poids. Quand vous faites pneumatiquement le vide dans un tube, les objets que vous y projetez, grains de poussière ou grains de plomb, y tombent avec la même rapidité. Ici, dans l’espace, même cause et même effet.

– Très juste, dit Nicholl, et tout ce que nous lancerons au-dehors du projectile ne cessera de l’accompagner dans son voyage jusqu’à la Lune.

– Ah! bêtes que nous sommes! s’écria Michel.

– Pourquoi cette qualification? demanda Barbicane.

– Parce que nous aurions dû remplir le projectile d’objets utiles, livres, instruments, outils, etc. Nous aurions tout jeté, et «tout» nous aurait suivi à la traîne! Mais j’y pense. Pourquoi ne nous promenons-nous pas au-dehors comme ce bolide? Pourquoi ne nous lançons-nous pas dans l’espace par le hublot? Quelle jouissance ce serait de se sentir ainsi suspendu dans l’éther, plus favorisé que l’oiseau qui doit toujours battre de l’aile pour se soutenir!

– D’accord, dit Barbicane, mais comment respirer?

– Maudit air qui manque si mal à propos!

– Mais, s’il ne manquait pas, Michel, ta densité étant inférieure à celle du projectile, tu resterais bien vite en arrière.

– Alors, c’est un cercle vicieux.

– Tout ce qu’il y a de plus vicieux.

– Et il faut rester emprisonné dans son wagon?

– Il le faut.

– Ah! s’écria Michel d’une voix formidable.

– Qu’as-tu? demanda Nicholl.

– Je sais, je devine ce que c’est que ce prétendu bolide! Ce n’est point un astéroïde qui nous accompagne! Ce n’est point un morceau de planète.

– Qu’est-ce donc? demanda Barbicane.

– C’est notre infortuné chien! C’est le mari de Diane!»

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En effet, cet objet déformé, méconnaissable, réduit à rien, c’était le cadavre de Satellite, aplati comme une cornemuse dégonflée, et qui montait, montait toujours!

 

 

Chapitre VII

Un moment d’ivresse.

 

insi donc, un phénomène curieux, mais logique, bizarre, mais explicable, se produisait dans ces singulières conditions. Tout objet lancé au-dehors du projectile devait suivre la même trajectoire et ne s’arrêter qu’avec lui. Il y eut là un texte de conversation que la soirée ne put épuiser. L’émotion des trois voyageurs s’accroissait, d’ailleurs, à mesure que s’approchait le terme de leur voyage. Ils s’attendaient à l’imprévu, à des phénomènes nouveaux, et rien ne les eût étonnés dans la disposition d’esprit où ils se trouvaient. Leur imagination surexcitée devançait ce projectile, dont la vitesse diminuait notablement sans qu’ils en eussent le sentiment. Mais la Lune grandissait à leurs yeux, et ils croyaient déjà qu’il leur suffisait d’étendre la main pour la saisir.

Le lendemain, 5 novembre, dès cinq heures du matin, tous trois étaient sur pied. Ce jour-là devait être le dernier de leur voyage, si les calculs étaient exacts. Le soir même, à minuit, dans dix-huit heures, au moment précis de la Pleine-Lune, ils atteindraient son disque resplendissant. Le prochain minuit verrait s’achever ce voyage, le plus extraordinaire des temps anciens et modernes. Aussi dès te matin, à travers les hublots argentés par ses rayons, ils saluèrent l’astre des nuits d’un confiant et joyeux hurrah.

La Lune s’avançait majestueusement sur le firmament étoilé. Encore quelques degrés, et elle atteindrait le point précis de l’espace où devait s’opérer sa rencontre avec le projectile. D’après ses propres observations, Barbicane calcula qu’il l’accosterait par son hémisphère Nord, là où s’étendent d’immenses plaines, où les montagnes sont rares. Circonstance favorable, si l’atmosphère lunaire, comme on le pensait, était emmagasinée dans les fonds seulement.

«D’ailleurs, fit observer Michel Ardan, une plaine est plutôt un lieu de débarquement qu’une montagne. Un Sélénite que l’on déposerait en Europe sur le sommet du Mont-Blanc, ou en Asie sur le pic de l’Himalaya, ne serait pas précisément arrivé!

– De plus, ajouta le capitaine Nicholl, sur un terrain plat, le projectile demeurera immobile dès qu’il l’aura touché. Sur une pente, au contraire, il roulerait comme une avalanche, et n’étant point écureuils, nous n’en sortirions pas sains et saufs. Donc, tout est pour le mieux.»

En effet, le succès de l’audacieuse tentative ne paraissait plus douteux. Cependant, une réflexion préoccupait Barbicane; mais, ne voulant pas inquiéter ses deux compagnons, il garda le silence à ce sujet.

En effet, la direction du projectile vers l’hémisphère Nord de la Lune prouvait que sa trajectoire avait été légèrement modifiée. Le tir, mathématiquement calculé, devait porter le boulet au centre même du disque lunaire. S’il n’y arrivait pas, c’est qu’il y avait eu déviation. Qui l’avait produite? Barbicane ne pouvait l’imaginer, ni déterminer l’importance de cette déviation, car les points de repère manquaient. Il espérait pourtant qu’elle n’aurait d’autre résultat que de le ramener vers le bord supérieur de la Lune, région plus propice à l’atterrage.

Barbicane se contenta donc, sans communiquer ses inquiétudes à ses amis, d’observer fréquemment la Lune, cherchant à voir si la direction du projectile ne se modifierait pas. Car la situation eût été terrible si le boulet, manquant son but et entraîné au-delà du disque, se fût élancé dans les espaces interplanétaires.

En ce moment, la Lune, au lieu d’apparaître plate comme un disque, laissait déjà sentir sa convexité. Si le Soleil l’eût obliquement frappée de ses rayons, l’ombre portée aurait fait valoir les hautes montagnes qui se seraient nettement détachées. Le regard aurait pu s’enfoncer dans l’abîme béant des cratères, et suivre les capricieuses rainures qui zèbrent l’immensité des plaines. Mais tout relief se nivelait encore dans un resplendissement intense. On distinguait à peine ces larges taches qui donnent à la Lune l’apparence d’une figure humaine.

«Figure, soit, disait Michel Ardan, mais, j’en suis fâché pour l’aimable sœur d’Apollon, figure grêlée!»

Cependant, les voyageurs, si rapprochés de leur but, ne cessaient plus d’observer ce monde nouveau. Leur imagination les promenait à travers ces contrées inconnues. Ils gravissaient les pics élevés. Ils descendaient au fond des larges cirques. Çà et là, ils croyaient voir de vastes mers à peine contenues sous une atmosphère raréfiée, et des cours d’eau qui versaient le tribut des montagnes. Penchés sur l’abîme, ils espéraient surprendre les bruits de cet astre, éternellement muet dans les solitudes du vide.

Cette dernière journée leur laissa des souvenirs palpitants. Ils en notèrent les moindres détails. Une vague inquiétude les prenait à mesure qu’ils s’approchaient du terme. Cette inquiétude eût encore redoublé s’ils avaient senti combien leur vitesse était médiocre. Elle leur eût paru bien insuffisante pour les conduire jusqu’au but. C’est qu’alors le projectile ne «pesait» presque plus. Son poids décroissait incessamment et devait entièrement s’annihiler sur cette ligne où les attractions lunaire et terrestre se neutralisant, provoqueraient de si surprenants effets.

Cependant, en dépit de ses préoccupations, Michel Ardan n’oublia pas de préparer le repas du matin avec sa ponctualité habituelle. On mangea de grand appétit. Rien d’excellent comme ce bouillon liquéfié à la chaleur du gaz. Rien de meilleur que ces viandes conservées. Quelques verres de bon vin de France couronnèrent ce repas. Et à ce propos, Michel Ardan fit remarquer que les vignobles lunaires, chauffés par cet ardent soleil, devaient distiller les vins les plus généreux, – s’ils existaient toutefois. En tout cas, le prévoyant Français n’avait eu garde d’oublier dans son paquet quelques précieux ceps du Médoc et de la Côte-d’Or, sur lesquels il comptait particulièrement.

L’appareil Reiset et Regnault fonctionnait toujours avec une extrême précision. L’air se maintenait dans un état de pureté parfaite. Nulle molécule d’acide carbonique ne résistait à la potasse, et quant à l’oxygène, disait le capitaine Nicholl, «il était certainement de première qualité». Le peu de vapeur d’eau renfermé dans le projectile se mêlait à cet air dont il tempérait la sécheresse, et bien des appartements de Paris, de Londres ou de New York, bien des salles de théâtre ne se trouvent certainement pas dans des conditions aussi hygiéniques.

Mais, pour fonctionner régulièrement, il fallait que cet appareil fût tenu en parfait état. Aussi, chaque matin, Michel visitait les régulateurs d’écoulement, essayait les robinets, et réglait au pyromètre la chaleur du gaz. Tout marchait bien jusqu’alors, et les voyageurs, imitant le digne J.-T. Maston, commençaient à prendre un embonpoint qui les eût rendus méconnaissables, si leur emprisonnement se fût prolongé pendant quelques mois. Ils se comportaient, en un mot, comme se comportent des poulets en cage: ils engraissaient.

En regardant à travers les hublots, Barbicane vit le spectre du chien et les divers objets lancés hors du projectile qui l’accompagnaient obstinément. Diane hurlait mélancoliquement en apercevant les restes de Satellite. Ces épaves semblaient aussi immobiles que si elles eussent reposé sur un terrain solide.

«Savez-vous, mes amis, disait Michel Ardan, que si l’un de nous eût succombé au contrecoup du départ, nous aurions été fort gênés pour l’enterrer, que dis-je, pour 1’«éthérer», puisque ici l’éther remplace la Terre! Voyez-vous ce cadavre accusateur qui nous aurait suivis dans l’espace comme un remords!

– C’eût été triste, dit Nicholl.

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– Ah! reprit Michel, ce que je regrette, c’est de ne pouvoir faire une promenade à l’extérieur. Quelle volupté de flotter au milieu de ce radieux éther, de se baigner, de se rouler dans ces purs rayons de soleil! Si Barbicane avait seulement pensé à se munir d’un appareil de scaphandre et d’une pompe à air, je me serais aventuré au-dehors, et j’aurais pris des attitudes de chimère et d’hippogryphe sur le sommet du projectile.

– Eh bien, mon vieux Michel, répondit Barbicane, tu n’aurais pas fait longtemps l‘hippogryphe, car, malgré ton habit de scaphandre, gonflé sous l’expansion de l’air contenu en toi, tu aurais éclaté comme un obus, ou plutôt comme un ballon qui s’élève trop haut dans l’air. Donc ne regrette rien, et n’oublie pas ceci: Tant que nous flotterons dans le vide, il faut t’interdire toute promenade sentimentale hors du projectile!»

Michel Ardan se laissa convaincre dans une certaine mesure. Il convint que la chose était difficile, mais non pas «impossible», mot qu’il ne prononçait jamais.

La conversation, de ce sujet, passa à un autre, et ne languit pas un instant. Il semblait aux trois amis que dans ces conditions les idées leur poussaient au cerveau comme les feuilles poussent aux premières chaleurs du printemps. Ils se sentaient touffus. Au milieu des demandes et des réponses qui se croisèrent pendant cette matinée, Nicholl posa une certaine question qui ne trouva pas de solution immédiate.

«Ah çà! dit-il, c’est très bien d’aller dans la Lune, mais comment en reviendrons-nous?»

Ses deux interlocuteurs se regardèrent d’un air surpris. On eût dit que cette éventualité se formulait pour la première fois devant eux.

«Qu’entendez-vous par là, Nicholl? demanda gravement Barbicane.

– Demander à revenir d’un pays, ajouta Michel, quand on n’y est pas encore arrivé, me paraît inopportun.

– Je ne dis pas cela pour reculer, répliqua Nicholl, mais je réitère ma question, et je demande: Comment reviendrons-nous?

– Je n’en sais rien, répondit Barbicane.

– Et moi, dit Michel, si j’avais su comment en revenir, je n’y serais point allé.

– Voilà répondre, s’écria Nicholl.

– J’approuve les paroles de Michel, dit Barbicane, et j’ajoute que la question n’a aucun intérêt actuel. Plus tard, quand nous jugerons convenable de revenir, nous aviserons. Si la Columbiad n’est plus là, le projectile y sera toujours.

– Belle avance! Une balle sans fusil!

– Le fusil, répondit Barbicane, on peut le fabriquer. La poudre, on peut la faire! Ni les métaux, ni le salpêtre, ni le charbon ne doivent manquer aux entrailles de la Lune. D’ailleurs, pour revenir, il ne faut vaincre que l’attraction lunaire, et il suffit d’aller à huit mille lieues pour retomber sur le globe terrestre en vertu des seules lois de la pesanteur.

– Assez, dit Michel en s’animant. Qu’il ne soit plus question de retour! Nous en avons déjà trop parlé. Quant à communiquer avec nos anciens collègues de la Terre, cela ne sera pas difficile.

– Et comment?

– Au moyen de bolides lancés par les volcans lunaires.

– Bien trouvé, Michel, répondit Barbicane d’un ton convaincu. Laplace a calculé qu’une force cinq fois supérieure à celle de nos canons suffirait à envoyer un bolide de la Lune à la Terre. Or, il n’est pas de volcan qui n’ait une puissance de propulsion supérieure.

– Hurrah! cria Michel. Voilà des facteurs commodes que ces bolides, et qui ne coûteront rien! Et comme nous rirons de l’administration des postes! Mais, j’y pense…

– Que penses-tu?

– Une idée superbe! Pourquoi n’avons-nous pas accroché un fil à notre boulet? Nous aurions échangé des télégrammes avec la Terre!

– Mille diables! riposta Nicholl. Et le poids d’un fil long de quatre-vingt-six mille lieues ne le comptes-tu pour rien?

– Pour rien! On aurait triplé la charge de la Columbiad! On l’aurait quadruplée, quintuplée! s’écria Michel, dont le verbe prenait des intonations de plus en plus violentes.

– Il n’y a qu’une petite objection à faire à ton projet, répondit Barbicane: c’est que pendant le mouvement de rotation du globe, notre fil se serait enroulé autour de lui comme une chaîne sur un cabestan, et qu’il nous aurait inévitablement ramenés à terre.

– Par les trente-neuf étoiles de l’Union! dit Michel, je n’ai donc que des idées impraticables aujourd’hui! des idées dignes de J.-T. Maston! Mais, j’y songe, si nous ne revenons pas sur la Terre, J.-T. Maston est capable de venir nous retrouver!

– Oui! il viendra, répliqua Barbicane, c’est un digne et courageux camarade. D’ailleurs, quoi de plus aisé? La Columbiad n’est-elle pas toujours creusée dans le sol floridien! Le coton et l’acide azotique manquent-ils pour fabriquer du pyroxyle? La Lune ne repassera-t-elle pas au zénith de la Floride? Dans dix-huit ans n’occupera-t-elle pas exactement la place qu’elle occupe aujourd’hui?

– Oui, répéta Michel, oui, Maston viendra, et avec lui nos amis Elphiston, Blomsberry, tous les membres du Gun-Club, et ils seront bien reçus! Et plus tard, on établira des trains de projectiles entre la Terre et la Lune! Hurrah pour J.-T. Maston!»

Il est probable que, si l’honorable J.-T. Maston n’entendit pas les hurrahs poussés en son honneur, du moins les oreilles lui tintèrent. Que faisait-il alors? Sans doute, posté dans les montagnes Rocheuses, à la station de Long’s-Peak, il cherchait à découvrir l’invisible boulet gravitant dans l’espace. S’il pensait à ses chers compagnons, il faut convenir que ceux-ci n’étaient pas en reste avec lui, et que, sous l’influence d’une exaltation singulière, ils lui consacraient leurs meilleures pensées.

Mais d’où venait cette animation qui grandissait visiblement chez les hôtes du projectile? Leur sobriété ne pouvait être mise en doute. Cet étrange éréthisme du cerveau, fallait-il l’attribuer aux circonstances exceptionnelles où ils se trouvaient, à cette proximité de l’astre des nuits dont quelques heures les séparaient seulement, à quelque influence secrète de la Lune qui agissait sur le système nerveux? Leur figure rougissait comme si elle eût été exposée à la réverbération d’un four; leur respiration s’activait, et leurs poumons jouaient comme un soufflet de forge; leurs yeux brillaient d’une flamme extraordinaire; leur voix détonait avec des accents formidables; leurs paroles s’échappaient comme un bouchon de champagne chassé par l’acide carbonique; leurs gestes devenaient inquiétants, tant il fallait d’espace pour les développer. Et, détail remarquable, ils ne s’apercevaient aucunement de cette excessive tension de leur esprit.

«Maintenant, dit Nicholl d’un ton bref, maintenant que je ne sais pas si nous reviendrons de la Lune, je veux savoir ce que nous y allons faire.

– Ce que nous y allons faire? répondit Barbicane, frappant du pied comme s’il eût été dans une salle d’armes, je n’en sais rien!

– Tu n’en sais rien! s’écria Michel avec un hurlement qui provoqua dans le projectile un retentissement sonore.

– Non, je ne m’en doute même pas! riposta Barbicane, se mettant à l’unisson de son interlocuteur.

– Eh bien, je le sais, moi, répondit Michel.

– Parle donc, alors, cria Nicholl, qui ne pouvait plus contenir les grondements de sa voix.

– Je parlerai si cela me convient, s’écria Michel en saisissant violemment le bras de son compagnon.

– Il faut que cela te convienne, dit Barbicane, l’œil en feu, la main menaçante. C’est toi qui nous as entraînés dans ce voyage formidable, et nous voulons savoir pourquoi!

– Oui! fit le capitaine, maintenant que je ne sais pas où je vais, je veux savoir pourquoi j’y vais!

– Pourquoi? s’écria Michel, bondissant à la hauteur d’un mètre, pourquoi? Pour prendre possession de la Lune au nom des États-Unis! Pour ajouter un quarantième État à l’Union! Pour coloniser les régions lunaires, pour les cultiver, pour les peupler, pour y transporter tous les prodiges de l’art, de la science et de l’industrie! Pour civiliser les Sélénites, à moins qu’ils ne soient plus civilisés que nous, et les constituer en république, s’ils n’y sont déjà!

– Et s’il n’y a pas de Sélénites! riposta Nicholl, qui sous l’empire de cette inexplicable ivresse devenait très contrariant.

– Qui dit qu’il n’y a pas de Sélénites? s’écria Michel d’un ton menaçant.

– Moi! hurla Nicholl.

– Capitaine, dit Michel, ne répète pas cette insolence, ou je te l’enfonce dans la gorge à travers les dents!»

Les deux adversaires allaient se précipiter l’un sur l’autre, et cette incohérente discussion menaçait de dégénérer en bataille, quand Barbicane intervint par un bond formidable.

«Arrêtez, malheureux, dit-il en mettant ses deux compagnons dos à dos, s’il n’y a pas de Sélénites, on s’en passera!

– Oui, s’exclama Michel, qui n’y tenait pas autrement, on s’en passera. Nous n’avons que faire des Sélénites! A bas les Sélénites!

– A nous l’empire de la Lune, dit Nicholl.

– A nous trois, constituons la république!

– Je serai le congrès, cria Michel.

– Et moi le sénat, riposta Nicholl.

– Et Barbicane le président, hurla Michel.

– Pas de président nommé par la nation! répondit Barbicane.

– Eh bien, un président nommé par le congrès, s’écria Michel, et comme je suis le congrès, je te nomme à l’unanimité!

– Hurrah! hurrah! hurrah pour le président Barbicane! cria Nicholl.

– Hip! hip! hip!» vociféra Michel Ardan.

Puis, le président et le sénat entonnèrent d’une voix terrible le populaire Yankee Doodle, tandis que le congrès faisait retentir les mâles accents de la Marseillaise.

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Alors commença une ronde échevelée avec gestes insensés, trépignements de fous, culbutes de clowns désossés. Diane, se mêlant à cette danse, hurlant à son tour, sauta jusqu’à la voûte du projectile. On entendit d’inexplicables battements d’ailes, des cris de coq d’une sonorité bizarre. Cinq ou six poules volèrent, en se frappant aux parois comme des chauves-souris folles…

Puis, les trois compagnons de voyage, dont les poumons se désorganisaient sous une incompréhensible influence, plus qu’ivres, brûlés par l’air qui incendiait leur appareil respiratoire, tombèrent sans mouvement sur le fond du projectile.

 

 

Chapitre VIii

À soixante-dix-huit mille cent quatorze lieues.

 

ue s’était-il passé? D’où provenait la cause de cette ivresse singulière dont les conséquences pouvaient être désastreuses? Une simple étourderie de Michel, à laquelle très heureusement, Nicholl put remédier à temps.

Après une véritable pâmoison qui dura quelques minutes le capitaine, revenant le premier à la vie, reprit ses facultés intellectuelles.

Bien qu’il eût déjeuné deux heures auparavant, il ressentait une faim terrible qui le tiraillait comme s’il n’avait pas mangé depuis plusieurs jours. Tout en lui, estomac et cerveau, était surexcité au plus haut point.

Il se releva donc et réclama de Michel une collation supplémentaire, Michel, anéanti, ne répondit pas. Nicholl voulut alors préparer quelques tasses de thé destinées à faciliter l’absorption d’une douzaine de sandwiches, Il s’occupa d’abord de se procurer du feu, et frotta vivement une allumette.

Quelle fut sa surprise en voyant briller le soufre d’un éclat extraordinaire et presque insoutenable à la vue. Du bec de gaz qu’il alluma jaillit une flamme comparable aux jets de la lumière électrique.

Une révélation se fit dans l’esprit de Nicholl. Cette intensité de lumière, les troubles physiologiques survenus en lui, la surexcitation de toutes ses facultés morales et passionnelles, il comprit tout.

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«L’oxygène!» s’écria-t-il.

Et se penchant sur l’appareil à air, il vit que le robinet laissait échapper à pleins flots ce gaz incolore, sans saveur, sans odeur, éminemment vital, mais qui, à l’état pur, produit les désordres les plus graves dans l’organisme. Par étourderie, Michel avait ouvert en grand le robinet de l’appareil!

Nicholl se hâta de suspendre cet écoulement d’oxygène, dont l’atmosphère était saturée, et qui eût entraîné la mort des voyageurs, non par asphyxie, mais par combustion.

Une heure après, l’air moins chargé rendait aux poumons leur jeu normal. Peu à peu, les trois amis revenaient de leur ivresse; mais il leur fallut cuver leur oxygène, comme un ivrogne cuve son vin.

Quant Michel apprit quelle était sa part de responsabilité dans cet incident, il ne s’en montra pas autrement déconcerté. Cette ébriété inattendue rompait la monotonie du voyage. Bien des sottises avaient été dites sous son influence, mais aussi vite oubliées que dites.

«Puis, ajouta le joyeux Français, je ne suis pas fâché d’avoir goûté un peu de ce gaz capiteux. Savez-vous, mes amis, qu’il y aurait un curieux établissement à fonder, avec cabinets d’oxygène, où les gens dont l’organisme est affaibli pourraient, pendant quelques heures, vivre d’une vie plus active! Supposez des réunions où l’air serait saturé de ce fluide héroïque, des théâtres où l’administration l’entretiendrait à haute dose, quelle passion dans l’âme des acteurs et des spectateurs, quel feu, quel enthousiasme! Et si, au lieu d’une simple assemblée, on pouvait en saturer tout un peuple, quelle activité dans ses fonctions, quel supplément de vie il recevrait! D’une nation épuisée on referait peut-être une nation grande et forte, et je connais plus d’un État de notre vieille Europe qui devrait se remettre au régime de l’oxygène, dans l’intérêt de sa santé!»

Michel parlait et s’animait, à faire croire que le robinet était encore trop ouvert. Mais, d’une phrase, Barbicane enraya son enthousiasme.

«Tout cela est bien, ami Michel, lui dit-il, mais nous apprendras-tu d’où viennent ces poules qui se sont mêlées à notre concert?

– Ces poules?

– Oui.»

En effet, une demi-douzaine de poules et un superbe coq se promenaient çà et là, voletant et caquetant.

«Ah! les maladroites! s’écria Michel. C’est l’oxygène qui les a mises en révolution!

– Mais que veux-tu faire de ces poules? demanda Barbicane.

– Les acclimater dans la Lune, parbleu!

– Alors pourquoi les avoir cachées?

– Une farce, mon digne président, une simple farce qui avorte piteusement! Je voulais les lâcher sur le continent lunaire, sans vous en rien dire! Hein! quel eût été votre ébahissement à voir ces volatiles terrestres picorer les champs de la Lune!

– Ah! gamin! gamin éternel! répondit Barbicane, tu n’as pas besoin d’oxygène pour te monter la tête! Tu es toujours ce que nous étions sous l’influence de ce gaz! Tu es toujours fou!

– Eh! qui dit qu’alors nous n’étions pas sages!» répliqua Michel Ardan.

Après cette réflexion philosophique, les trois amis réparèrent le désordre du projectile. Poules et coq furent réintégrés dans leur cage. Mais, en procédant à cette opération, Barbicane et ses deux compagnons eurent le sentiment très marqué d’un nouveau phénomène.

Depuis le moment où ils avaient quitté la Terre, leur propre poids, celui du boulet et des objets qu’il renfermait, avaient subi une diminution progressive. S’ils ne pouvaient constater cette déperdition pour le projectile, un instant devait arriver où cet effet serait sensible pour eux-mêmes et pour les ustensiles ou les instruments dont ils se servaient.

Il va sans dire qu’une balance n’eût pas indiqué cette déperdition, car le poids destiné à peser l’objet aurait perdu précisément autant que l’objet lui-même; mais un peson à ressort, par exemple, dont la tension est indépendante de l’attraction, eût donné l’évaluation exacte de cette déperdition.

On sait que l’attraction, autrement dit la pesanteur, est proportionnelle aux masses et en raison inverse du carré des distances. De là cette conséquence: Si la terre eût été seule dans l’espace, si les autres corps célestes se fussent subitement annihilés, le projectile, d’après la loi de Newton, aurait d’autant moins pesé qu’il se serait éloigné de la Terre, mais sans jamais perdre entièrement son poids, car l’attraction terrestre se fût toujours fait sentir à n’importe quelle distance.

Mais dans ce cas actuel, un moment devait arriver où le projectile ne serait plus aucunement soumis aux lois de la pesanteur, en faisant abstraction des autres corps célestes dont on pouvait considérer l’effet comme nul.

En effet, la trajectoire du projectile se traçait entre la Terre et la Lune. A mesure qu’il s’éloignait de la Terre, l’attraction terrestre diminuait en raison inverse du carré des distances, mais aussi l’attraction lunaire augmentait dans la même proportion. Il devait donc arriver un point où, ces deux attractions se neutralisant, le boulet ne pèserait plus. Si les masses de la Lune et de la Terre eussent été égales, ce point se fût rencontré à une égale distance des deux astres. Mais, en tenant compte de la différence des masses, il était facile de calculer que ce point serait situé aux quarante-sept cinquante-deuxièmes du voyage, soit, en chiffres, à soixante-dix-huit mille cent quatorze lieues de la Terre.

A ce point, un corps n’ayant aucun principe de vitesse ou de déplacement en lui, y demeurerait éternellement immobile, étant également attiré par les deux astres, et rien ne le sollicitant plutôt vers l’un que vers l’autre.

Or, le projectile, si la force d’impulsion avait été exactement calculée, le projectile devait atteindre ce point avec une vitesse nulle, ayant perdu tout indice de pesanteur, comme tous les objets qu’il portait en lui.

Qu’arriverait-il alors? Trois hypothèses se présentaient.

Ou le projectile aurait encore conservé une certaine vitesse, et, dépassant le point d’égale attraction, il tomberait sur la Lune en vertu de l’excès de l’attraction lunaire sur l’attraction terrestre.

Ou la vitesse lui manquant pour atteindre le point d’égale attraction, il retomberait sur la Terre en vertu de l’excès de l’attraction terrestre sur l’attraction lunaire.

Ou enfin, animé d’une vitesse suffisante pour atteindre le point neutre, mais insuffisante pour le dépasser, il resterait éternellement suspendu à cette place, comme le prétendu tombeau de Mahomet, entre le zénith et le nadir.

Telle était la situation, et Barbicane en expliqua clairement les conséquences à ses compagnons de voyage. Cela les intéressait au plus haut degré, Or, comment reconnaîtraient-ils que le projectile avait atteint ce point neutre situé à soixante-dix-huit mille cent quatorze lieues de la Terre?

Précisément lorsque ni eux ni les objets enfermés dans le projectile ne seraient plus aucunement soumis aux lois de la pesanteur.

Jusqu’ici, les voyageurs, tout en constatant que cette action diminuait de plus en plus, n’avaient pas encore reconnu son absence totale. Mais ce jour-là, vers onze heures du matin. Nicholl ayant laissé échapper un verre de sa main, le verre, au lieu de tomber, resta suspendu dans l’air.

«Ah! s’écria Michel Ardan, voilà donc un peu de physique amusante!»

Et aussitôt, divers objets, des armes, des bouteilles, abandonnés à eux-mêmes, se tinrent comme par miracle. Diane, elle aussi, placée par Michel dans l’espace, reproduisit, mais sans aucun truc, la suspension merveilleuse opérée par les Gaston et les Robert-Houdin. La chienne, d’ailleurs, ne semblait pas s’apercevoir qu’elle flottait dans l’air.

Eux-mêmes, surpris, stupéfaits, en dépit de leurs raisonnements scientifiques, ils sentaient, ces trois aventureux compagnons emportés dans le domaine du merveilleux, ils sentaient que la pesanteur manquait à leurs corps. Leurs bras, qu’ils étendaient, ne cherchaient plus à s’abaisser. Leur tête vacillait sur leurs épaules. Leurs pieds ne tenaient plus au fond du projectile. Ils étaient comme des gens ivres auxquels la stabilité fait défaut. Le fantastique a créé des hommes privés de leurs reflets, d’autres privés de leur ombre! Mais ici la réalité, par la neutralité des forces attractives, faisait des hommes en qui rien ne pesait plus, et qui ne pesaient pas eux-mêmes!

Soudain Michel, prenant un certain élan, quitta le fond, et resta suspendu en l’air comme le moine de la Cuisine des Anges de Murillo.

Ses deux amis l’avaient rejoint en un instant, et tous les trois, au centre du projectile, ils figuraient une ascension miraculeuse.

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«Est-ce croyable? Est-ce vraisemblable? Est-ce possible? s’écria Michel. Non. Et pourtant cela est! Ah! si Raphaël nous avait vus ainsi, quelle «Assomption» il eût jetée sur sa toile!

– L’Assomption ne peut durer, répondit Barbicane. Si le projectile passe le point neutre, l’attraction lunaire nous attirera vers la Lune.

– Nos pieds reposeront alors sur la voûte du projectile, répondit Michel.

– Non, dit Barbicane, parce que le projectile, dont le centre de gravité est très bas, se retournera peu à peu.

– Alors, tout notre aménagement va être bouleversé de fond en comble, c’est le mot!

– Rassure-toi, Michel, répondit Nicholl. Aucun bouleversement n’est à craindre. Pas un objet ne bougera, car l’évolution du projectile ne se fera qu’insensiblement.

– En effet, reprit Barbicane, et quand il aura franchi le point d’égale attraction, son culot, relativement plus lourd, l’entraînera suivant une perpendiculaire à la Lune. Mais, pour que ce phénomène se produise, il faut que nous ayons passé la ligne neutre.

– Passer la ligne neutre! s’écria Michel. Alors faisons comme les marins qui passent l’Équateur. Arrosons notre passage!»

Un léger mouvement de côté ramena Michel vers la paroi capitonnée. Là, il prit une bouteille et des verres, les plaça «dans l’espace», devant ses compagnons, et, trinquant joyeusement, ils saluèrent la ligne d’un triple hurrah.

Cette influence des attractions dura une heure à peine. Les voyageurs se sentirent insensiblement ramenés vers le fond, et Barbicane crut remarquer que le bout conique du projectile s’écartait un peu de la normale dirigée vers la Lune. Par un mouvement inverse, le culot s’en rapprochait. L’attraction lunaire l’emportait donc sur l’attraction terrestre. La chute vers la Lune commençait, presque insensible encore; elle ne devait être que d’un millimètre un tiers dans la première seconde, soit cinq cent quatre-vingt-dix millièmes de ligne. Mais peu à peu la force attractive s’accroîtrait, la chute serait plus accentuée, le projectile, entraîné par le culot, présenterait son cône supérieur à la Terre et tomberait avec une vitesse croissante jusqu’à la surface du continent sélénite. Le but serait donc atteint. Maintenant, rien ne pouvait empêcher le succès de l’entreprise, et Nicholl et Michel Ardan partagèrent la joie de Barbicane.

Puis ils causèrent de tous ces phénomènes qui les émerveillaient coup sur coup. Cette neutralisation des lois de la pesanteur surtout, ils ne tarissaient pas à son propos. Michel Ardan, toujours enthousiaste, voulait en tirer des conséquences qui n’étaient que fantaisie pure.

«Ah! mes dignes amis, s’écriait-il, quel progrès si l’on pouvait ainsi se débarrasser, sur Terre, de cette pesanteur, de cette chaîne qui vous rive à elle! Ce serait le prisonnier devenu libre! Plus de fatigues, ni des bras ni des jambes. Et, s’il est vrai que pour voler à la surface de la Terre, pour se soutenir dans l’air par le simple jeu des muscles, il faille une force cent cinquante fois supérieure à celle que nous possédons, un simple acte de la volonté, un caprice nous transporterait dans l’espace, si l’attraction n’existait pas.

– En effet, dit Nicholl en riant, si l’on parvenait à supprimer la pesanteur comme on supprime la douleur par l’anesthésie, voilà qui changerait des sociétés modernes!

– Oui, s’écria Michel, tout plein de son sujet, détruisons la pesanteur, et plus de fardeaux! Partant, plus de grues, de crics, de cabestans, de manivelles et autres engins qui n’auraient pas raison d’être!

– Bien dit, répliqua Barbicane, mais si rien ne pesait plus, rien ne tiendrait plus, pas plus ton chapeau sur ta tête, digne Michel, que ta maison dont les pierres n’adhèrent que par leur poids! Pas de bateaux dont la stabilité sur les eaux n’est qu’une conséquence de la pesanteur. Pas même d’Océan, dont les flots ne seraient plus équilibrés par l’attraction terrestre. Enfin pas d’atmosphère, dont les molécules n’étant plus retenues se disperseraient dans l’espace!

– Voilà qui est fâcheux, répliqua Michel. Rien de tel que ces gens positifs pour vous ramener brutalement à la réalité.

– Mais console-toi, Michel, reprit Barbicane, car si aucun astre n’existe d’où soient bannies les lois de la pesanteur, tu vas, du moins, en visiter un où la pesanteur est beaucoup moindre que sur la Terre.

– La Lune?

– Oui, la Lune, à la surface de laquelle les objets pèsent six fois moins qu’à la surface de la Terre, phénomène très facile à constater.

– Et nous nous en apercevrons? demanda Michel.

– Évidemment, puisque deux cents kilogrammes n’en pèsent que trente à la surface de la Lune.

– Et notre force musculaire n’y diminuera pas?

– Aucunement. Au lieu de t’élever à un mètre en sautant, tu t’élèveras à dix-huit pieds de hauteur.

– Mais nous serons des Hercules dans la Lune! s’écria Michel.

– D’autant plus, répondit Nicholl, que si la taille des Sélénites est proportionnelle à la masse de leur globe, ils seront hauts d’un pied à peine.

– Des Lilliputiens! répliqua Michel. Je vais donc jouer le rôle de Gulliver! Nous allons réaliser la fable des géants! Voilà l’avantage de quitter sa planète et de courir le monde solaire!

– Un instant. Michel, répondit Barbicane. Si tu veux jouer les Gulliver ne visite que les planètes inférieures, telles que Mercure, Vénus ou Mars, dont la masse est un peu moindre que celle de la Terre. Mais ne te hasarde pas dans les grandes planètes. Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune, car là les rôles seraient intervertis, et tu deviendrais Lilliputien.

– Et dans le Soleil?

– Dans le Soleil, si sa densité est quatre fois moindre que celle de la Terre, son volume est treize cent vingt-quatre mille fois plus considérable, et l’attraction y est vingt-sept fois plus grande qu’à la surface de notre globe. Toute proportion gardée, les habitants y devraient avoir en moyenne deux cents pieds de haut.

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– Mille diables! s’écria Michel. Je ne serais plus qu’un pygmée, un mirmidon!

– Gulliver chez les géants, dit Nicholl.

– Juste! répondit Barbicane.

– Et il ne serait pas inutile d’emporter quelques pièces d’artillerie pour se défendre.

– Bon! répliqua Barbicane, tes boulets ne feraient aucun effet dans le soleil, et ils tomberaient sur le sol au bout de quelques mètres.

– Voilà qui est fort!

– Voilà qui est certain, répondit Barbicane. L’attraction est si considérable sur cet astre énorme, qu’un objet pesant soixante-dix kilogrammes sur la Terre, en pèserait dix-neuf cent trente à la surface du Soleil. Ton chapeau, une dizaine de kilogrammes! Ton cigare, une demi-livre. Enfin si tu tombais sur le continent solaire, ton poids serait tel – deux mille cinq cents kilos environ –, que tu ne pourrais pas te relever!

– Diable! fit Michel. Il faudrait alors avoir une petite grue portative! Eh bien, mes amis, contentons-nous de la Lune pour aujourd’hui. Là, au moins, nous ferons grande figure! Plus tard, nous verrons s’il faut aller dans ce Soleil, où l’on ne peut boire sans un cabestan pour hisser son verre à sa bouche!»

 

 

Chapitre iX

Conséquences d’une déviation.

 

arbicane n’avait plus d’inquiétude, sinon sur l’issue du voyage, du moins sur la force d’impulsion du projectile. Sa vitesse virtuelle l’entraînait au-delà de la ligne neutre. Donc, il ne reviendrait pas à la Terre. Donc, il ne s’immobiliserait pas sur le point d’attraction. Une seule hypothèse restait à se réaliser, l’arrivée du boulet à son but sous l’action de l’attraction lunaire.

En réalité, c’était une chute de huit mille deux cent quatre-vingt-seize lieues, sur un astre, il est vrai, où la pesanteur ne doit être évaluée qu’au sixième de la pesanteur terrestre. Chute formidable néanmoins, et contre laquelle toutes précautions voulaient être prises sans retard.

Ces précautions étaient de deux sortes: les unes devaient amortir le coup au moment où le projectile toucherait le sol lunaire; les autres devaient retarder sa chute et, par conséquent, la rendre moins violente.

Pour amortir le coup, il était fâcheux que Barbicane ne fût plus à même d’employer les moyens qui avaient si utilement atténué le choc du départ, c’est-à-dire l’eau employée comme ressort et les cloisons brisantes. Les cloisons existaient encore; mais l’eau manquait, car on ne pouvait employer la réserve à cet usage, réserve précieuse pour le cas où, pendant les premiers jours, l’élément liquide manquerait au sol lunaire.

D’ailleurs, cette réserve eût été très insuffisante pour faire ressort. La couche d’eau emmagasinée dans le projectile au départ, et sur laquelle reposait le disque étanche, n’occupait pas moins de trois pieds de hauteur sur une surface de cinquante-quatre pieds carrés. Elle mesurait en volume six mètres cubes et en poids cinq mille sept cent cinquante kilogrammes. Or, les récipients n’en contenaient pas la cinquième partie. Il fallait donc renoncer à ce moyen si puissant d’amortir le choc d’arrivée.

Fort heureusement, Barbicane, non content d’employer l’eau, avait muni le disque mobile de forts tampons à ressort, destinés à amoindrir le choc contre le culot après l’écrasement des cloisons horizontales. Ces tampons existaient toujours; il suffisait de les rajuster et de remettre en place le disque mobile. Toutes ces pièces, faciles à manier, puisque leur poids était à peine sensible, pouvaient être remontées rapidement.

Ce fut fait. Les divers morceaux se rajustèrent sans peine. Affaire de boulons et d’écrous. Les outils ne manquaient pas. Bientôt le disque remanié reposa sur ses tampons d’acier, comme une table sur ses pieds. Un inconvénient résultait du placement de ce disque. La vitre inférieure était obstruée. Donc, impossibilité pour les voyageurs d’observer la Lune par cette ouverture, lorsqu’ils seraient précipités perpendiculairement sur elle. Mais il fallait y renoncer. D’ailleurs, par les ouvertures latérales, on pouvait encore apercevoir les vastes régions lunaires comme on voit la Terre de la nacelle d’un aérostat.

Cette disposition du disque demanda une heure de travail. Il était plus de midi quand les préparatifs furent achevés. Barbicane fit de nouvelles observations sur l’inclinaison du projectile; mais, à son grand ennui, il ne s’était pas suffisamment retourné pour une chute; il paraissait suivre une courbe parallèle au disque lunaire. L’astre des nuits brillait splendidement dans l’espace, tandis qu’à l’opposé, l’astre du jour l’incendiait de ses feux.

Cette situation ne laissait pas d’être inquiétante.

«Arriverons-nous? dit Nicholl.

– Faisons comme si nous devions arriver, répondit Barbicane.

– Vous êtes des trembleurs. répliqua Michel Ardan. Nous arriverons, et plus vite que nous ne le voudrons.»

Cette réponse ramena Barbicane à son travail préparatoire, et il s’occupa de la disposition des engins destinés à retarder la chute.

On se rappelle la scène du meeting tenu à Tampa- Town, dans la Floride, alors que le capitaine Nicholl se posait en ennemi de Barbicane et en adversaire de Michel Ardan. Au capitaine Nicholl, soutenant que le projectile se briserait comme verre, Michel avait répondu qu’il retarderait sa chute au moyen de fusées convenablement disposées.

En effet, de puissants artifices, prenant leur point d’appui sur le culot et fusant à l’extérieur, pouvaient, en produisant un mouvement de recul, enrayer dans une certaine proportion la vitesse du boulet. Ces fusées devaient brûler dans le vide, il est vrai, mais l’oxygène ne leur manquerait pas, car elles se le fournissaient elle-mêmes, comme les volcans lunaires, dont la déflagration n’a jamais été empêchée par le défaut d’atmosphère autour de la Lune.

Barbicane s’était donc muni d’artifices renfermés dans de petits canons d’acier taraudés, qui pouvaient se visser dans le culot du projectile. Intérieurement, ces canons affleuraient le fond. Extérieurement, ils le dépassaient d’un demi-pied. Il y en avait vingt. Une ouverture, ménagée dans le disque, permettait d’allumer la mèche dont chacun était pourvu. Tout l’effet se produisait au-dehors. Les mélanges fusants avaient été forcés d’avance dans chaque canon. Il suffisait donc d’enlever les obturateurs métalliques engagés dans le culot, et de les remplacer par ces canons qui s’ajustaient rigoureusement à leur place.

Ce nouveau travail fut achevé vers trois heures, et, toutes ces précautions prises, il ne s’agit plus que d’attendre.

Cependant, le projectile se rapprochait visiblement de la Lune. Il subissait évidemment son influence dans une certaine proportion; mais sa propre vitesse l’entraînait aussi suivant une ligne oblique. De ces deux influences, la résultante était une ligne qui deviendrait peut-être une tangente. Mais il était certain que le projectile ne tombait pas normalement à la surface de la Lune, car sa partie inférieure, en raison même de son poids, aurait dû être tournée vers elle.

Les inquiétudes de Barbicane redoublaient à voir son boulet résister aux influences de la gravitation. C’était l’inconnu qui s’ouvrait devant lui, l’inconnu à travers les espaces intrastellaires. Lui, le savant, il croyait avoir prévu les trois hypothèses possibles, le retour à la Terre, le retour à la Lune, la stagnation sur la ligne neutre! Et voici qu’une quatrième hypothèse, grosse de toutes les terreurs de l’infini, surgissait inopinément. Pour ne pas l’envisager sans défaillance, il fallait être un savant résolu comme Barbicane, un être flegmatique comme Nicholl, ou un aventurier audacieux comme Michel Ardan.

La conversation fut mise sur ce sujet. D’autres hommes auraient considéré la question au point de vue pratique. Ils se seraient demandé où les entraînerait leur wagon-projectile. Eux, pas. Ils cherchèrent la cause qui avait dû produire cet effet.

«Ainsi nous avons déraillé? dit Michel. Mais pourquoi?

– Je crains bien, répondit Nicholl, que malgré toutes les précautions prises, la Columbiad n’ait pas été pointée juste. Une erreur, si petite qu’elle soit, devait suffire à nous jeter hors de l’attraction lunaire.

– On aurait donc mal visé? demanda Michel.

– Je ne le crois pas, répondit Barbicane. La perpendicularité du canon était rigoureuse, sa direction sur le zénith du lieu incontestable. Or, la Lune passant au zénith, nous devions l’atteindre en plein. Il y a une autre raison, mais elle m’échappe.

– N’arrivons-nous pas trop tard? demanda Nicholl.

– Trop tard? fit Barbicane.

– Oui, reprit Nicholl. La note de l’Observatoire de Cambridge porte que le trajet doit s’accomplir en quatre-vingt-dix-sept heures treize minutes et vingt secondes. Ce qui veut dire que, plus tôt, la Lune ne serait pas encore au point indiqué, et plus tard, qu’elle n’y serait plus.

– D’accord, répondit Barbicane. Mais nous sommes partis le 1er décembre, à onze heures moins treize minutes et vingt-cinq secondes du soir, et nous devons arriver le 5 à minuit, au moment précis où la Lune sera pleine. Or, nous sommes au 5 décembre. Il est trois heures et demie du soir, et huit heures et demie devraient suffire à nous conduire au but. Pourquoi n’y arrivons-nous pas?

– Ne serait-ce pas un excès de vitesse? répondit Nicholl, car nous savons maintenant que la vitesse initiale a été plus grande qu’on ne supposait.

– Non! cent fois non! répliqua Barbicane. Un excès de vitesse, si la direction du projectile eût été bonne, ne nous aurait pas empêchés d’atteindre la Lune. Non! il y a eu déviation. Nous avons été déviés.

– Par qui? par quoi? demanda Nicholl.

– Je ne puis le dire, répondit Barbicane.

– Eh bien, Barbicane, dit alors Michel, veux-tu connaître mon opinion sur cette question de savoir d’où provient cette déviation?

– Parle.

– Je ne donnerais pas un demi-dollar pour l’apprendre! Nous sommes déviés, voilà le fait. Où allons-nous, peut m’importe! Nous le verrons bien. Que diable! puisque nous sommes entraînés dans l’espace, nous finirons bien par tomber dans un centre quelconque d’attraction!»

Cette indifférence de Michel Ardan ne pouvait contenter Barbicane. Non que celui-ci s’inquiétât de l’avenir! Mais pourquoi son projectile avait dévié, c’est ce qu’il voulait savoir à tout prix.

Cependant le boulet continuait à se déplacer latéralement à la Lune, et avec lui le cortège d’objets jetés au-dehors. Barbicane put même constater, par des points de repère relevés sur la Lune dont la distance était inférieure à deux mille lieues, que sa vitesse devenait uniforme. Nouvelle preuve qu’il n’y avait pas chute. La force d’impulsion l’emportait encore sur l’attraction lunaire, mais la trajectoire du projectile le rapprochait certainement du disque lunaire, et l’on pouvait espérer qu’à une distance plus rapprochée, l’action de la pesanteur prédominerait et provoquerait définitivement une chute.

Les trois amis n’ayant rien de mieux à faire, continuèrent leurs observations. Cependant, ils ne pouvaient encore déterminer les dispositions topographiques du satellite. Tous ces reliefs se nivelaient sous la projection des rayons solaires.

Ils regardèrent ainsi par les vitres latérales jusqu’à huit heures du soir. La Lune avait alors tellement grossi à leurs yeux qu’elle masquait toute la moitié du firmament. Le Soleil d’un côté, l’astre des nuits de l’autre, inondaient le projectile de lumière.

En ce moment, Barbicane crut pouvoir estimer à sept cents lieues seulement la distance qui les séparait de leur but. La vitesse du projectile lui parut être de deux cents mètres par seconde, soit environ cent soixante-dix lieues à l’heure. Le culot du boulet tendait à se tourner vers la Lune sous l’influence de la force centripète; mais la force centrifuge l’emportant toujours, il devenait probable que la trajectoire rectiligne se changerait en une courbe quelconque dont on ne pouvait déterminer la nature.

Barbicane cherchait toujours la solution de son insoluble problème.

Les heures s’écoulaient sans résultat. Le projectile se rapprochait visiblement de la Lune, mais il était visible aussi qu’il ne l’atteindrait pas. Quant à la plus courte distance à laquelle il en passerait, elle serait la résultante des deux forces, attractive et répulsive, qui sollicitaient le mobile.

«Je ne demande qu’une chose, répétait Michel: passer assez près de la Lune pour en pénétrer les secrets!

– Maudite soit alors, s’écria Nicholl, la cause qui a fait dévier notre projectile!

– Maudit soit alors, répondit Barbicane, comme si son esprit eût été soudainement frappé, maudit soit le bolide que nous avons croisé en route!

– Hein! fit Michel Ardan.

– Que voulez-vous dire? s’écria Nicholl.

– Je veux dire, répondit Barbicane d’un ton convaincu, je veux dire que notre déviation est uniquement due à la rencontre de ce corps errant!

– Mais il ne nous a pas même effleurés, répondit Michel.

– Qu’importe. Sa masse, comparée à celle de notre projectile, était énorme, et son attraction a suffi pour influer sur notre direction.

– Si peu! s’écria Nicholl.

– Oui, Nicholl, mais si peu que ce soit, répondit Barbicane, sur une distance de quatre-vingt-quatre mille lieues, il n’en fallait pas davantage pour manquer la Lune!»

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