L’Ecrivain à découvert

William Butcher

This article was first published in the Bulletin de la Société de Jules Verne (BSJV), n° 101, 1er tri. 1992, pp. 43-45. The revised version appears here with acknowledgements to the BSJV.

It comments on Sherard’s article, “Jules Verne at Home. His Own Account of His Life and Work”, translated by William Butcher as “Jules Verne chez lui.”

L’existence d’un premier entretien entre Jules Verne et Robert Sherard était généralement soupçonnée depuis la republication en 1978 de « Jules Verne retrouvé » du même journaliste1. Les détails complets de la publication dans le McClure’s Magazine (1894) de « Jules Verne at Home », ainsi qu’un bref résumé de son contenu, ont été fournis en 1979 par Gallagher et al2. De même, Arthur Evans en a publié un extrait en 19893. Ensuite, grâce aux efforts de Jean-Michel Margot et Volker Dehs, cet entretien a pu paraître en langue française dans le Bulletin (3e trim. 1990)4. Vu l’importance des informations apportées par cet entretien, je chercherai ici à les commenter.

L’intérêt énorme de cet entretien est de donner une vue d’ensemble sur l’écrivain, rapportée plus ou moins dans ses propres paroles, même jusqu’aux quelques redondances de l’expression orale. A 65 ans, le romancier a écrit 66 volumes, il a renoncé aux voyages à l’étranger, il a subi l’effet de la blessure permanente au pied, et il a vu Michel faire ses débuts littéraires, à effets oedipaux sans doute pour le père. Mais il reste plus expansif que dans la vingtaine d’autres entretiens dont nous disposons, surtout ceux des dernières années. Robert Sherard lui semble sympathique, donc apte aux confidences (l’Américain souligne l’ « air de bonté et de générosité » de Verne), même s’il paraît relativement ignorant de Verne et que beaucoup des dates rapportées sont erronées. En recoupant cependant ce que nous savons d’autres sources, l’essentiel des renseignements transcrits paraît véridique, même si le style anglais de Sherard semble fonctionnel plutôt qu’élégant.

D’autres indices révèlent l’importance de cet entretien. En contraste marqué avec l’article de Jones5, pour ne mentionner que lui, Verne est qualifié de « romancier » ( « novelist » ) et discuté en termes proprement littéraires. Son oeuvre tiendrait à la fois du romantisme et du modernisme—appréciation des plus exactes. Verne lui-même affirme communiquer des « choses ... jamais ... dites auparavant » ; et que « la plus grande part de la géographie de mes romans [est] tirée de l’observation personnelle ». Bien que non entièrement vraies, ces deux affirmations indiquent une franchise certaine. De même, son aveu de lire quelquefois ses propres romans comme si écrits par un autre, suivant Aronnax dans Vingt mille lieues ...—malgré les affirmations de Mme Verne lors d’un autre entretien, tout auteur, imagine-t-on, le fait de temps en temps.

Sincérité des aveux et bonhomie—augmentées peut-être par le cadre de la salle de la Société industrielle—caractérisent donc la conversation avec Sherard. Voyons plus dans le détail ce que Verne dit de lui-même.

La période parisienne serait sous le signe d’une solitude relative : mention des « grisettes », même si cela ne va pas plus loin, distance d’avec les étudiants parisiens, absence de tutoiement. D’où sans doute sa préférence ultérieure pour le calme et la tranquillité (mot-clé : « cloître » ). Nous voyons également l’importance extrême pour l’auteur de ses toutes premières oeuvres, surtout les pièces de théâtre. Il affirme même en avoir tiré plus de plaisir que de ses romans, idée confirmée par la présence sur la cheminée des statues de Molière et de Shakespeare. D’autres influences citées sont Hugo, Dumas fils, Dickens, Daudet, Maupassant, Cooper, Reclus et Arago.

La vigueur de l’amour vernien des arts visuels paraît significative, ainsi que sa passion pour la musique : « j’étais musicien moi-même ». Remarque qui ne doit pas surprendre, surtout depuis l’étude importante de François Raymond sur « Les Machines musicales ».

Verne prétend que sa famille n’a pas eu une once d’ambition. Oui et non : l’auteur lui-même aurait toujours fait des efforts considérables pour poursuivre ses carrières successives ; mais ses objectifs semblent normalement plus artistiques que financiers, sans la manipulation et le manque de scrupules visibles chez les « ambitieux ».

Pour l’origine du Tour du monde, Verne donne la même explication qu’en 1901, à savoir la lecture d’un journal dans un café parisien6. Quant à Cinq semaines en ballon, forts de notre connaissance récente de Voyage en Angleterre et en Ecosse7, il est possible de mieux comprendre la phrase « mon premier roman scientifique ». En clair : il persiste, malgré le refus d’Hetzel de le publier, malgré les trente-cinq ans intervenus, à accorder une grande importance à son premier livre, non-scientifique, lui, qui explore sa « seconde patrie », surtout Edimbourg et les Lochs. A vrai dire toute son oeuvre est fondée sur et dans le voyage, qu’il appelle ici le « plaisir de ma vie ». Dans cette perspective Cinq semaines en ballon sont caractérisées concerner plutôt l’Afrique que les ballons, car « la géographie est ma passion et mon étude ». Verne essaie ainsi de corriger l’idée de la science comme primordiale dans son oeuvre, et va jusqu’à dire qu’il n’a point d’attirance spéciale pour la science. C’est fort quand même !

Verne est également franc en ce qui concerne l’argent. Pour les pièces Le Tour du monde et Michel Strogoff il regrette en avoir « eu beaucoup moins que ma part ». Pour les romans, c’est seulement après 1875 qu’il aurait eu une partie équitable des bénéfices d’Hetzel, ses « premier livres, y compris ceux qui ont eu le plus de succès, [étant] vendus à un dixième de leur valeur ».

La famille de Verne n’échappe pas non plus à son franc-parler. Son père reçoit beaucoup plus de place que sa mère ; on n’entend aucune expression de sentiment pour sa femme ; Michel est décrit comme « notre seul enfant » (pitié, avec Montherlant, pour les belles-filles) ; il écrit « avec aptitude ( « ably » ) sur des thémes scientifiques » —pas plus ! Le récit de l’attentat peut être recoupé avec les autres. Ici l’essentiel est le mobile du crime : « pour attirer l’attention sur mes prétentions à un siège à l’Académie française ».

Ce que l’on doit retenir de cet article est surtout le commentaire proprement littéraire. Le manque d’admiration « du soi-disant roman psychologique » ressemblerait à une critique voilée de Zola ou de Huysmans, mais illumine également les Voyages eux-mêmes. L’innovation de Verne consiste à échapper au roman traditionnel familial ou sentimental. A un niveau plus profond, cependant, on peut affirmer que toute son oeuvre est hautement personnelle, et même passionément psychologique8.

Verne se montre structuraliste avant la lettre en citant deux exemples de structures qui se sont entièrement « renouvelées » : l’Académie française et ses propres manuscrits premiers. Chaque membre, chaque mot originel, a disparu, exactement comme le manche et la lame du couteau de Jannot, ou comme le mari et la femme mi-incestueux de Quiquendonne, qui se font remplacer par un(e) cousin(e) avec chaque nouvelle génération9. Ainsi, et avec sa verve habituelle, Verne pose les difficiles problèmes philosophiques du changement et de la continuité, du nominalisme, de l’être et de l’essence.

Le travail au-dessus de tout. Les 20 000 notes. La célèbre tour, haut-lieu de tours créateurs en tous genres. Enfin, et à la Balzac, la révision à répétition sur épreuves, la recherche du bon style, un effort remontant à la tendre enfance. Le manque de réputation, symbolisé par le refrain du rejet par l’Académie française, mais aussi par la remarque de Dumas que, pour être apprécié en France, il aurait dû être écrivain de langue anglaise. Ironie des ironies à une heure où Verne a retrouvé tous ses droits en France, tout en restant impubliable en Angleterre !

Verne est artiste avant tout. Sa méthode de travail fournit son existence, sa raison d’être. Professionnalisme et créativité sont inséparables. Laissons donc Verne avec son bonheur : « vivant à la recherche de l’idéal, m’affolant d’une idée, brûlant d’enthousiasme pour mon travail ». Qui pourrait demander plus ?



  1. The Jules Verne Companion, Souvenir Press, 1978, pp. 58-61, traduit dans TO, pp. 387-91.
  2. Edward J. Gallagher, Judith A. Mistichelli, et John A. Van Eerde, Jules Verne : A Primary and Secondary Bibliography, G.K. Hall, Boston (E.-U.), 1980.
  3. Jules Verne Rediscovered, Greenwood Press, New York, 1988, pp. 16-17.
  4. Nº 95, dans la traduction de W. Butcher comme « Jules Verne chez lui: Sa propre version de sa vie et de son oeuvre », pp. 20-30.

    Une traduction de Sylvie Malbrancq est parue par la suite dans le Magazine littéraire, Nº 281, oct. 1990, pp. 160-167.

  5. « Jules Verne à la maison », Gordon Jones, traduit par W. Butcher.
  6. « Jules Verne à la maison », Gordon Jones, traduit par William Butcher. Daniel Compère a démontré qu’une autre origine de l’idée est certainement la nouvelle d’Edgar Poe, « La Semaine des trois dimanches » ( « Le Jour fantôme », Jules Verne 1, RLM, François Raymond, 1976, pp. 31-51).
  7. Publié pour la première fois en 1989 par Le cherche-midi, avec une postface de Christian Robin. Un compte rendu, intitulé “Journey to the Centre of Inspiration”, en a été publiée par W. Butcher dans le Times Higher Educational Supplement, Nº 928, 17 août 1990, p. 17.
  8. C’est une des conclusions de W. Butcher, Verne’s Journey to the Centre of the Self, Macmillan, Londres, et St Martin’s Press, New-York, 1990.
  9. Michel Serres, « Le Couteau de Jannot », in L’Herne : « Jules Verne », pp. 213-215.
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$Date: 2007/06/20 13:29:36 $