Nouvelle de jeunesse : jeunesse d’une nouvelle

En 1858, Jules Verne a trente ans. L’année précédente, le 10 janvier, il a épousé Honorine Deviane, veuve déjà dotée de deux filles. Le ménage habite au 18 du boulevard Poissonnière, à Paris. Pour faire vivre ce petit monde, Jules travaille comme agent de change chez Eggly, 72, rue de Provence.

Jules Verne a déjà publié des nouvelles, des pièces de théâtre et des opérettes1. Son Voyage en Ballon a même déjà été traduit en américain2. Mais il faudra attendre encore quelques années avant la gloire littéraire, celle des Voyages Extraordinaires inaugurée par Cinq Semaines en Ballon3.

Tout ce que le futur romancier rédige n’est pas publié et il reste encore aujourd’hui quelques inédits à l’état de manuscrit. Le Mariage de Mr Anselme des Tilleuls est du nombre. La date de rédaction est incertaine, Olivier Dumas la plaçant en 1855, Daniel Compère deux ou trois ans plus tard. En effet, le manuscrit, s’il est signé, n’est pas daté et il convient alors de procéder par comparaison entre l’écriture, le style, les allusions et clins d’oeil de textes datés avec certitude avec ceux du manuscrit.

Jusqu’à aujourd’hui ce texte est resté impublié, comme San Carlos ou Le Siège de Rome, rédigés à la même époque. Un inédit de Jules Verne, cela existe donc encore ! Verne, l’écrivain pour la famille dont Hetzel voulait faire et a fait le porteur d’une morale positive, mais bourgeoise de la deuxième moitié du 19e siècle, s’est souvent laissé aller à rédiger des textes qui, à l’époque, pouvaient être considérés comme marginaux. Qualifié par Daniel Compère comme le meilleur vaudeville de Jules Verne4, Le Mariage de Mr Anselme des Tilleuls en est un bon exemple. Le manuscrit est resté en possession de la famille Verne jusqu’à la date du 8 juillet 1981 où la ville de Nantes s’en porte acquéreur au décès de Jean Jules-Verne, petit-fils de l’écrivain.

Deux admirateurs (aujourd’hui on dirait : deux fous) de Jules Verne, Jean Guermonprez et Cornélis Helling fondent en 1935 la Société Jules Verne. Et le premier numéro du Bulletin, sous la plume de Cornélis Helling5, cite Le Mariage de Mr Anselme des Tilleuls pour la première fois, en écrivant Du Tilleul au lieu de des Tilleuls. Il faut attendre le renouveau de la Société pour voir ce titre apparaître à nouveau, correctement orthographié. La mention figure à la page 7 du premier numéro de la nouvelle série du Bulletin de la Société Jules Verne6. Elle n’y est pas datée et figure dans la rubrique des pièces de théâtre. Charles-Noël Martin, en 1971, dans sa biobibliographie7 ne cherche pas davantage et cite le Mariage en le rangeant aussi parmi les pièces de théâtre sans le dater. André Bottin, dans sa bibliographie, cite en 19788 de manière identique. Le premier à classer correctement la nouvelle est Daniel Compère, en 1978, dans une bibliographie malheureusement passée inaperçue des spécialistes9 qui auraient gagné du temps en la consultant avec profit. Le premier à amorcer une étude de la nouvelle est Charles-Noël Martin10 dans sa thèse de 1980 où il détaille le portrait du marquis des Tilleuls.


L’achat des manuscrits de Jules Verne par la ville de Nantes a permis à de nombreux chercheurs et spécialistes verniens de prendre connaissance du texte de Jules Verne. Daniel Compère et Olivier Dumas étudièrent le récit vernien en 19824,11,12,13. En 1985, Piero Gondolo della Riva cite le Mariage parmi les oeuvres romanesques inédites14. Il restait à offrir la nouvelle au public afin de permettre au lecteur de savourer un Verne inconnu maniant avec brio un savoir-écrire et un humour annonciateurs des oeuvres à venir.

La nouvelle

Olivier Dumas11 a résumé ainsi Le Mariage de Mr Anselme des Tilleuls : « Le jeune marquis Anselme des Tilleuls, descendant imbécile et affreux d’une grande famille anoblie grâce à une purge de tilleul royalement administrée, atteint l’âge de 27 ans, mais et (sic) toujours puceau. Son pieux précepteur Paraclet lui cherche difficilement une épouse et doit peu à peu rabattre ses prétentions, source de scènes comiques, pour se contenter de la fille du greffier, âgée de 45 ans et grosse à frémir. »

Verne a l’âge de son héros (ou anti-héros) quand il rédige cette boutade, selon l’opinion de Dumas. Le sous-titre est révélateur du propos du jeune écrivain : Souvenir d’un élève de huitième. Verne règle un certain nombre de comptes avec ses anciens professeurs de lycée et l’aristocratie provinciale de sa ville natale. La ville de C... est sans doute Nantes et le pieux Naso Paraclet, latiniste chevronné et disciple de Lhomond représente sans doute un enseignant du pensionnat Saint-Stanislas, école nantaise où le jeune Jules Verne étudia pendant quelques années, en particulier en 1842, année où Anselme des Tilleuls fête ses 27 ans. Des recherches nantaises pourraient sans doute révéler l’identité du latiniste visé par Jules Verne.

La langue latine constitue un des moteurs principaux de l’histoire et les souvenirs des déclinaisons et des conjugaisons qu’il fallait apprendre et savoir par c ur devaient résonner encore dans l’esprit de l’écrivain, bien des années après la fin de ses études ! Le pilier de toutes les études latines depuis un siècle et demi en France est constitué par deux ouvrages de Lhomond15 dont les exemples grammaticaux ont traversé le temps pour être encore utilisés de nos jours dans les lycées.

Le ton de la nouvelle se veut railleur, moqueur ; les jeux de mots faciles alternent avec les gauloiseries, le ridicule des noms propres succède aux latinismes de collégien. Les exemples (tirés de Lhomond) et les citations de Virgile vont permettre au jeune auteur de tracer à travers tout son récit une comparaison grammaticale entre le mariage et les conjugaisons latines. Le personnage du précepteur, affublé du nom de Naso Paraclet, préfigure tous les savants ridicules de l’oeuvre romanesque à venir, et forme avec son élève Anselme un couple père et fils qui inaugure les autres couples à venir des Voyages Extraordinaires.

Comme plus tard dans les romans, les noms propres qualifient les personnages plus dans leur fonction au sein du récit que par la vie qu’ils y mènent. A l’instar du récit, la plupart des noms propres ont une influence latine : Madame de Mirabelle (de mirari, admirer et bellus, beau), le président Pertinax (de per, d’un bout à l’autre, et tenere, tenir, donc opiniâtre, têtu, obstiné), Maro Lafourchette (référence à Virgile16, dont le nom latin complet est Publius Vergilius Maro), tous des noms transparents sur l’orthographe desquels il n’est point nécessaire d’opérer des transformations pour en déceler le sens secret. Naso Paraclet (référence à Ovide17 dont le nom latin complet est Publius Ovidius Naso) mérite une mention particulière, car Paraclet est aussi un autre nom pour le Saint-Esprit ; Verne l’a sans doute voulu par opposition au milieu familial pieux et peut-être même bigot où il avait grandi. Le prénom de Naso laisse aussi imaginer un appendice nasal d’une dimension inhabituelle dont Verne souhaite décorer le visage du professeur du marquis. Quelques années auparavant, le 31 décembre 1852, Jules Verne écrivait à sa mère une lettre (qu’Olivier Dumas qualifie de « pittoresque ») qui commençait ainsi : « Madame, je viens d’apprendre de la bouche de monsieur votre fils, que vous aviez l’intention de lui envoyer des mouchoirs » et qui se terminait par : « Je suis, madame, avec des nouveaux mouchoirs, le nez très respectueux et très long de monsieur votre fils. Nabuco pour ampliation. Jules Verne »18, dans laquelle le futur romancier décrivait minutieusement son appendice nasal afin d’obtenir des mouchoirs de sa mère. Le ton de cette lettre et son objet la rapprochent évidemment de Le Mariage de Mr Anselme des Tilleuls, nom à la sonorité suffisante pour ne pas en chercher ailleurs l’origine, même si le tilleul est un antispasmodique et non une purge !

Le manuscrit

Comme l’a remarqué Daniel Compère, le manuscrit du Mariage est resté à l’état de brouillon mis au propre. La lecture montre qu’il s’agit bien d’une copie (les ratures sont peu nombreuses), mais au fur et à mesure que l’auteur avançait dans son écriture, il se rendait compte de quelques maladresses de grammaire, de répétitions et d’orthographe. Il les corrigeait pendant la copie elle-même. La plupart de ces corrections sont mentionnées dans les notes. Par exemple Jules Verne a orthographié dans le manuscrit le nom du grammairien Lhomond avec une apostrophe avant de découvrir qu’il fallait la biffer. Pour cette publication, l’orthographe et la ponctuation ont été rétablies et les commentaires de la partie latine ont été apportés grâce au concours de Monsieur Roger Fluckiger, ancien professeur au Lycée cantonal de Porrentruy, dont l’aide a été précieuse pour l’établissement des citations latines. Nous l’en remercions. Nous souhaitons que cette édition originale prenne place dans la lignée des cartonnages Hetzel19, des « versions originales » des romans posthumes, des lettres et des pièces de théâtre publiés par la Société Jules Verne, et des inédits publiés par Christian Robin20.

Les systèmes nouveaux

C’est le titre donné à son étude des nouvelles inédites par Daniel Compère en 19824, mais en réalité, c’est une expression de Jules Verne lui-même21 qui écrit le 19 avril 1854 à son père : « J’étudie encore plus que je ne travaille ; car j’aperçois des systèmes nouveaux, j’aspire avec ardeur au moment où j’aurai quitté ce théâtre Lyrique qui m’assomme. » Entre 1855 et 1860, Jules Verne maîtrise son style, tant au niveau du savoir exprimé par un vocabulaire riche, bien choisi, qu’au niveau du savoir-faire exprimé par une construction de l’ensemble du texte qui en rend la lecture agréable et soutenue. Daniel Compère cite trois passages du Mariage en montrant la maîtrise de Jules Verne dans le domaine du vocabulaire mathématique, géographique et militaire. Le Mariage de Mr Anselme des Tilleuls constitue un itinéraire en trois étapes avant de parvenir au but, le mariage du héros, alliant un style épique aux sous-entendus grivois, le tout appuyé de l’utilisation comique du latin. Dans les notes figurent les traductions et explications indispensables pour savourer cet aspect de l’humour vernien. Le Mariage de Mr Anselme des Tilleuls est un des derniers textes de Jules Verne écrits avant sa découverte de Poe. Edgar Poe fut la principale source d’inspiration littéraire de Jules Verne. Baudelaire traduit Poe dès 1848. En 1856 et 1857 paraissent en français les Histoires Extraordinaires et les Nouvelles Histoires Extraordinaires. L’auteur américain a apporté au romancier français ces systèmes nouveaux lui permettant de créer des univers imaginaires et utopiques en s’appuyant sur les connaissances de son temps et de prendre ses distances, souvent ironiquement, par rapport à sa propre activité d’écrivain. Après le savoir exprimé par sa maîtrise de la langue, de la forme et du style, dans quelque registre que ce soit (vocabulaire technique, jeux de mots ou expressions latines) et le savoir-faire de la construction littéraire d’un récit, la découverte d’Edgar Poe apporte à Jules Verne la domination de son métier d’écrivain et de romancier. On sait le succès que furent (que sont encore) les Voyages Extraordinaires, où Jules Verne allie le pouvoir (grâce à Poe) au savoir et au savoir-faire.

Jean-Michel Margot


  1. Une bonne bibliographie des oeuvres de Jules Verne figure dans l’ouvrage d’Olivier Dumas : Jules Verne (Lyon, La Manufacture, 1988, 522 p.), et dans la remarquable thèse (remaniée pour la publication) de Daniel Compère : Jules Verne écrivain (Genève, Droz, 1991, 188 p.).
  2. Voyage in a Balloon. The Working Man’s Friend and Family Instructor, New Series, vol. 2, N° 44, 31 juillet 1852.
  3. Robin, Christian : Un monde connu et inconnu : Jules Verne. Nantes, Centre universitaire de recherches verniennes, 1978. XVII + 288 p.
  4. Compère, Daniel : A la recherche des systèmes nouveaux. Bulletin de la Société Jules Verne (nouvelle série), pp. 250-258, vol. 16, N° 63, troisième trimestre 1982.
  5. Helling, Cornélis : L’oeuvre de Jules Verne. Ecrits sur Jules Verne. Bulletin de la Société Jules Verne (première série), pp. 15-21, vol. 1, N° 1, novembre 1935.
  6. Dumas, Olivier, Laissus, Joseph et Garsmeur, L. le : Bibliographie des oeuvres de Jules Verne. Bulletin de la Société Jules Verne (nouvelle série), pp. 7-12, vol. 1, N° 1, premier trimestre 1967.
  7. Martin, Charles-Noël : Jules Verne, sa vie et son oeuvre. Lausanne, Rencontre, 1971, 350 p.
  8. Bottin, André : Bibliographie des éditions illustrées des Voyages Extraordinaires de Jules Verne en cartonnage d’éditeur de la Collection Hetzel. Précédé d’une chronologie de Jules Verne et de son temps (1814-1919). Contes, chez l’auteur, 1978, 568 p.
  9. Compère, Daniel : Bibliographie des oeuvres de Jules Verne. Amiens, Centre de documentation Jules Verne, 1978, 5 p.
  10. Martin, Charles-Noël : Recherches sur la nature, les origines et le traitement de la science dans l’oeuvre de Jules Verne. Paris, Sorbonne (Université Paris 7), 23 juin 1980, 618 p.
  11. Dumas, Olivier : « Le Mariage de M. Anselme des Tilleuls », nouvelle inattendue. Bulletin de la Société Jules Verne (nouvelle série), pp. 259-264, vol. 16, N° 63, troisième trimestre 1982.
  12. Dumas, Olivier : Bibliographie des nouvelles, articles, discours et récits de Jules Verne. Bulletin de la Société Jules Verne (nouvelle série), pp. 278-282, Vol. 16, N° 63, troisième trimestre 1982.
  13. Compère, Daniel : Les inédits de Jules Verne. Bulletin de la Société Jules Verne (nouvelle série), pp. 290-291, vol. 16, N° 64, quatrième trimestre 1982.
  14. Gondolo della Riva, Piero : Bibliographie analytique de toutes les oeuvres de Jules Verne. Volume II : oeuvres romanesques publiées et oeuvres inédites. Paris, Société Jules Verne, 1985, XX + 160 p.
  15. L’abbé Charles-François Lhomond est né à Chaulnes (Picardie) en 1727. Il fut régent de sixième au Collège du Cardinal-Lemoine, professeur émérite de l’Université de Paris. Il décéda le 31 décembre 1794. Lhomond se caractérise par une passion pour l’enseignement de la langue latine. Il rédigea un certain nombre d’oeuvres en latin, qui furent ensuite traduites en français, anglais ou espagnol ! Encore aujourd’hui les élèves de latin utilisent De Viris illustribus urbis Romae, a Romulo ad Augustum (La vie des hommes illustres de Rome, depuis Romulus jusqu’à Auguste), ouvrage écrit à partir de l’oeuvre de Plutarque et caractérisé par le fait que le même texte est utilisé pour inculquer aux élèves débutants, moyens ou avancés les règles grammaticales du latin. L’autre ouvrage auquel Jules Verne se réfère est Eléments de grammaire latine (1779), qui, grâce à sa clarté et au choix heureux des exemples, a connu des dizaines d’éditions dans toute la France au dix-neuvième siècle, chaque professeur y ajoutant des variations, des commentaires et des explications de son cru. Comme il fallait un exemplaire par élève, le tirage de ces différentes éditions en fait un best-seller ! Pour cette publication, une édition de 1800 a été utilisée : Elémens (sic) de la grammaire latine par Lhomond, professeur émérite en la ci-devant Université de Paris. Douzième édition. Paris, Chez Colas, Libraire, Année VIIIme de la République Françoise (sic) une et indivisible. L’ouvrage compte XII + 288 pages.
  16. Virgile, poète latin (70-19 av. J.-C.), auteur des Bucoliques, dix poèmes pastoraux, des Géorgiques, poème sur l’agriculture en quatre livres, et l’Enéide, épopée nationale en douze livres. Marie Belloc, plus connue comme écrivain sous le nom de Mrs Belloc-Lowndes, a rendu visite à Jules Verne une dizaine d’années avant la mort du romancier, et dans le reportage qu’elle a fait paraître dans The Strand Magazine en février 1895 (pp. 206-213), traduit en 1933 par Virgile Brandicourt (Le Journal d’Amiens, 26-27 novembre), elle cite Virgile au nombre des auteurs figurant dans la bibliothèque de Jules Verne parmi les « livres très usagés ».
  17. Ovide, poète latin (43 av. J.-C. - 17 ap. J.-C.), auteur des Métamorphoses, quinze livres en hexamètres, sorte d’encyclopédie des mythes depuis la création du monde jusqu’à l’apothéose de César.
  18. Lettre de Jules Verne à sa mère, du 31 décembre 1852 (collection Vaulon), publiée par Olivier Dumas dans le Bulletin de la Société Jules Verne (nouvelle série), pp. 8-9, vol. 17, N° 83, troisième trimestre 1982. Cette lettre avait précédemment été mentionnée par Jean Jules-Verne et par Marc Soriano.
  19. Roethel, Michel : Les cartonnages Hetzel. Connaissance des Arts, avril 1978, pp. 88-95, N° 314.
  20. Verne, Jules : Voyage à Reculons en Angleterre et en Ecosse (256 p.) et Poésies inédites (252 p.). Paris, Le Cherche-Midi, 1989, éditions établies par Christian Robin.
  21. Lettre de Jules Verne à son père, du 19 avril 1854 (collection Vaulon), sur papier à en-tête du Théâtre Lyrique (Ancien Opéra National) publiée par Olivier Dumas dans le Bulletin de la Société Jules Verne (nouvelle série), p. 14, vol. 17, N° 83, troisième trimestre 1982. Cette lettre avait précédemment été citée par Jean Jules-Verne et Charles-Noël Martin.

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$Date: 2007/12/23 17:44:43 $