Robur-le-Conquérant

Chapitre IX

Dans lequel l’Albatros franchit près de dix mille kilomètres, qui se terminent par un bond prodigieux.

Uncle Prudent et Phil Evans étaient bien résolus à fuir. S’ils n’avaient eu affaire aux huit hommes particulièrement vigoureux qui composaient le personnel de l’aéronef, peut-être eussent-ils tenté la lutte. Un coup d’audace aurait pu les rendre maîtres à bord et leur permettre de redescendre sur quelque point des Etats-Unis. Mais à deux — Frycollin ne devant être considéré que comme une quantité négligeable —, il n’y fallait pas songer. Donc, puisque la force ne pouvait être employée, il conviendrait de recourir à la ruse, dès que l’Albatros prendrait terre. C’est ce que Phil Evans essaya de faire comprendre à son irascible collègue, dont il craignait toujours quelque violence prématurée qui eût aggravé la situation.

En tout cas, ce n’était pas le moment. L’aéronef filait à toute vitesse au-dessus du Pacifique-Nord. Le lendemain matin, 16 juin, on ne voyait plus rien de la côte. Or, comme le littoral s’arrondit depuis l’île de Vancouver jusqu’au groupe des Aléoutiennes, -- portion de l’Amérique russe cédée aux Etats-Unis en 1867, -- très vraisemblablement l’Albatros le croiserait à son extrême courbure. si sa direction ne se modifiait pas.

Combien les nuits paraissaient longues aux deux collègues! Aussi avaient-ils toujours hâte de quitter leur cabine. Ce matin-là, lorsqu’ils vinrent sur le pont, depuis plusieurs heures déjà l’aube avait blanchi l’horizon de l’est. On approchait du solstice de juin, le plus long jour de l’année dans l’hémisphère boréal, et, sous le soixantième parallèle, c’est à peine s’il faisait nuit.

Quant à l’ingénieur Robur, par habitude ou avec intention, il ne se pressait pas de sortir de son roufle. Ce jour-là, lorsqu’il le quitta, il se contenta de saluer ses deux hôtes, au moment où il se croisait avec eux à l’arrière de l’aéronef.

Cependant, les. yeux rougis pas l’insomnie, le regard hébété, les jambes flageolantes, Frycollin s’était hasardé hors de sa cabine. Il marchait comme un homme dont le pied sent que le terrain n’est pas solide. Son premier regard fut pour l’appareil suspenseur qui fonctionnait avec une régularité rassurante sans trop se hâter.

Cela fait, le Nègre, toujours titubant, se dirigea vers la rambarde et la saisit à deux mains, afin de mieux assurer son équilibre. Visiblement, il désirait prendre un aperçu du pays que l’Albatros dominait de deux cents mètres au plus.

Frycollin avait dû se monter beaucoup pour risquer une pareille tentative. Il lui fallait de l’audace, à coup sûr, puisqu’il soumettait sa personne à une telle épreuve.

D’abord, Frycollin se tint le corps renversé en arrière devant la rambarde; puis il la secoua pour en reconnaître la solidité; puis il se redressa; puis il se courba en avant; puis il porta la tête en dehors. Inutile de dire que, pendant qu’il exécutait ces mouvements divers, il avait les yeux fermés. Il les ouvrit enfin.

Quel cri! Et comme il se retira vite! Et de combien la tête lui rentra dans les épaules!

Au fond de l’abîme, il avait vu l’immense Océan. Ses cheveux se seraient dressés sur son front, s’ils n’eussent été crépus.

« La mer!... la mer!... » s’écria-t-il.

Et Frycollin fût tombé sur la plate-forme, si le maître coq n’eût ouvert les bras pour le recevoir.

Ce maître coq était un Français, et peut-être un Gascon, bien qu’il se nommât François Tapage. S’il n’était pas Gascon, il avait dû humer les brises de la Garonne pendant son enfance. Comment ce François Tapage se trouvait-il au service de l’ingénieur? Par quelle suite de hasards faisait-il partie du personnel de l’Albatros? on ne sait guère. En tout cas, ce narquois parlait l’anglais comme un Yankee.

« Eh! droit donc, droit! s’écria-t-il en redressant le Nègre d’un vigoureux coup dans les reins.

— Master Tapage!... répondit le pauvre diable, en jetant des regards désespérés vers les hélices.

— S’il te plaît, Frycollin!

— Est-ce que ça casse quelquefois?

— Non! mais ça finira pas casser.

— Pourquoi?... pourquoi?...

— Parce que tout lasse, tout passe, tout casse, comme on dit dans mon pays.

— Et la mer qui est dessous

— En cas de chute, mieux vaut la mer.

— Mais on se noie!...

— On se noie, mais on ne s’é-cra-bou-ille pas! » répondit François Tapage, en scandant chaque syllabe de sa phrase:

Un instant après, par un mouvement de reptation, Frycollin s’était glissé au fond de sa cabine.

Pendant cette journée du 16 juin, l’aéronef ne prit qu’une vitesse modérée. Il semblait raser la surface de cette mer si calme, tout imprégnée de soleil, qu’il dominait seulement d’une centaine de pieds.

A leur tour, Uncle Prudent et son compagnon étaient restés dans leur roufle, afin de ne point rencontrer Robur qui se promenait en fumant, tantôt seul, tantôt avec le contremaître Tom Turner. Il n’y avait qu’un demi-jeu d’hélices en fonction, et cela suffisait à maintenir l’appareil dans les basses zones de l’atmosphère.

En ces conditions, les gens de l’Albatros auraient pu se donner, avec le plaisir de la pêche, la satisfaction de varier leur ordinaire, si ces eaux du Pacifique eussent été poissonneuses. Mais, à sa surface, apparaissaient seulement quelques baleines, de cette espèce à ventre jaune qui mesure jusqu’à vingt-cinq mètres de longueur. Ce sont les plus redoutables cétacés des mers boréales. Les pêcheurs de profession se gardent bien de les attaquer, tant leur force est prodigieuse.

Cependant, en harponnant une de ces baleines, soit avec le harpon ordinaire, soit avec la fusée Flechter ou la javeline-bombe. dont il y avait un assortiment à bord, cette pêche aurait pu se faire sans danger.

Mais à quoi bon cet inutile massacre? Toutefois, et, sans doute, afin de montrer aux deux membres du Weldon-Institute ce qu’il pouvait obtenir de son aéronef, Robur voulut donner la chasse à l’un de ces monstrueux cétacés.

Au cri de « baleine! baleine! » Uncle Prudent et Phil Evans sortirent de leur cabine. Peut-être y avait-il quelque navire baleinier en vue... Dans ce cas, pour échapper à leur prison volante, tous deux eussent été capables de se précipiter à la mer, en comptant sur la chance d’être recueillis par une embarcation.

Déjà tout le personnel de l’Albatros était rangé sur la plate-forme. Il attendait.

« Ainsi, nous allons en tâter, master Robur? demanda le contremaître Turner.

— Oui, Tom », répondit l’ingénieur.

Dans les roufles de la machinerie, le mécanicien et ses deux aides étaient à leur poste, prêts à exécuter les manœuvres qui seraient commandées par gestes. L’Albatros ne tarda pas à s’abaisser vers la mer, et il s’arrêta à une cinquantaine de pieds au-dessus.

Il n’y avait aucun navire au large — ce que purent constater les deux collègues — ni aucune terre en vue qu’ils auraient pu gagner à la nage, en admettant que Robur n’eût rien fait pour les ressaisir.

Plusieurs jets de vapeur et d’eau, lancés par leurs évents, annoncèrent bientôt la présence des baleines qui venaient respirer à la surface de la mer.

Tom Turner, aidé d’un de ses camarades, s’était placé à l’avant. A sa portée était une de ces javelines-bombes, de fabrication californienne, qui se lancent avec une arquebuse. C’est une espèce de cylindre de métal que termine une bombe cylindrique, armée d’une tige à pointe barbelée.

Du banc de quart de l’avant, sur lequel il venait de monter, Robur indiquait, de la main droite aux mécaniciens, de la main gauche au timonier, les manœuvres à faire. Il était ainsi maître de l’aéronef dans toutes les directions, horizontale et verticale. On ne saurait croire avec quelle rapidité, avec quelle précision, l’appareil obéissait à tous ses commandements. On eût dit d’un être organisé, dont l’ingénieur Robur était l’âme.

« Baleine!... Baleine! » s’écria de nouveau Tom Turner.

En effet, le dos d’un cétacé émergeait à quatre encablures en avant de l’Albatros.

L’Albatros courut dessus, et, quand il n’en fut plus qu’à une soixantaine de pieds, il s’arrêta.

Tom Turner avait épaulé son arquebuse qui reposait sur une fourche fichée dans la rambarde. Le coup partit, et le projectile, entraînant une longue corde dont l’extrémité se rattachait à la plate-forme, alla frapper le corps de la baleine. La bombe, remplie d’une matière fulminante, fit alors explosion, et, en éclatant, lança une sorte de petit harpon à deux branches, qui s’incrusta dans les chairs de l’animal.

« Attention! » cria Turner.

Uncle Prudent et Phil Evans, si mal disposés qu’ils fussent, se sentaient intéressés par ce spectacle.

La baleine, blessée grièvement, avait frappé la mer d’un tel coup de queue que l’eau rejaillit jusque sur l’avant de l’aéronef. Puis l’animal plongea à une grande profondeur, pendant qu’on lui filait de la corde préalablement lovée dans une baille pleine d’eau, afin qu’elle ne prit pas feu au frottement. Lorsque la baleine revint à la surface, elle se mit à fuir à toute vitesse dans la direction du nord.

Que l’on imagine avec quelle rapidité l’Albatros fut remorqué à sa suite! D’ailleurs, les propulseurs avaient été arrêtés. On laissait faire l’animal, en se maintenant en ligue avec lui. Tom Turner était prêt à couper la corde, pour le cas où un nouveau plongeon aurait rendu cette remorque trop dangereuse.

Pendant une demi-heure, et peut-être sur une distance de six milles, l’Albatros fut ainsi entraîné; mais on sentait que le cétacé commençait à faiblir.

Alors, sur un geste de Robur, les aides-mécaniciens firent machine en arrière, et les propulseurs commencèrent à opposer une certaine résistance à la baleine, qui, peu à peu, se rapprocha du bord.

Bientôt l’aéronef plana à vingt-cinq pieds au-dessus d’elle. Sa queue battait encore les eaux avec une incroyable violence. En se retournant du dos sur le ventre, elle produisait d’énormes remous.

Tout à coup, elle se redressa, pour ainsi dire, piqua une tête, et plongea avec une telle rapidité, que Tom Turner eut à peine le temps de lui filer de la corde.

D’un coup, l’aéronef fut entraîné jusqu’à la surface des eaux. Un tourbillon s’était formé à la place où avait disparu l’animal. Un paquet de mer embarqua par-dessus la rambarde, comme il en tombe sur les pavois d’un navire qui court contre le vent et la lame.

Heureusement, d’un coup de hache, Tom Turner trancha la corde, et l’Albatros, sa remorque détachée, remonta à deux cents mètres sous la puissance de ses hélices ascensionnelles.

Quant à Robur, il avait manœuvré l’appareil sans que son sang-froid l’eût abandonné un instant.

Quelques minutes après, la baleine revenait à la surface — morte cette fois. De toutes parts les oiseaux de mer accouraient pour se jeter sur son cadavre, en poussant des cris à rendre sourd tout, un Congrès.

L’Albatros, n’ayant que faire de cette dépouille, reprit sa marche vers l’ouest.

Le lendemain, 17 juin, à six heures du matin, une terre se profila à l’horizon. C’étaient la presqu’île d’Alaska et le long semis de brisants des Aléoutiennes.

L’Albatros sauta par-dessus cette barrière où pullulent ces phoques à fourrure, que chassent les Aléoutiens pour le compte de la Compagnie Russo-Américaine. Excellente affaire, la capture de ces amphibies longs de six à sept pieds, couleur de rouille, qui pèsent de trois cents à cinq cents livres! Il y en avait des files interminables, rangées en front de bataille, et on eût pu les compter par milliers.

S’ils ne bronchèrent pas au passage de l’Albatros, il n’en fut pas de même des plongeons, lumnes et imbriens, dont les cris rauques emplirent l’espace, et qui disparurent sous les eaux, comme s’ils eussent été menacés par quelque formidable bête de l’air.

Les deux mille kilomètres de la mer de Behring, depuis les premières Aléoutiennes jusqu’à la pointe extrême du Kamtchatka, furent enlevés pendant les vingt-quatre heures de cette journée et de la nuit suivante. Pour mettre à exécution leur projet de fuite, Uncle Prudent et Phil Evans ne se trouvaient plus dans des conditions favorables. Ce n’était ni sur ces rivages déserts de l’extrême Asie, ni dans les parages de la mer d’Okhotsk qu’une évasion pouvait s’effectuer avec quelque chance. Visiblement, l’Albatros se dirigeait vers les terres du Japon ou de la Chine. Là, bien qu’il ne fût peut-être pas prudent de s’en remettre à la discrétion des Chinois ou des Japonais, les deux collègues étaient résolus à s’enfuir, si l’aéronef faisait halte en un point quelconque de ces territoires.

Mais ferait-il halte? Il n’en était pas de lui comme d’un oiseau qui finit par se fatiguer d’un trop long vol, ou d’un ballon qui, faute de gaz, est obligé de redescendre. Il avait des approvisionnements pour bien des semaines encore, et ses organes, d’une solidité merveilleuse, défiaient toute faiblesse comme toute lassitude.

Un bond par-dessus la presqu’île du Kamtchatka, dont on aperçut à peine l’établissement de Petropavlovsk et le volcan de Kloutschew pendant la journée du 18 juin, puis un autre bond au-dessus de la mer d’Okhotsk, à peu près à la hauteur des îles Kouriles, qui lui font un barrage rompu par des centaines de petits canaux. Le 19, au matin, l’Albatros atteignit le détroit de La Pérouse, resserré entre la pointe septentrionale du Japon et l’île Saghalien, dans cette petite Manche, où se déverse ce grand fleuve sibérien, l’Amour.

Alors se leva un brouillard très dense, que l’aéronef dut laisser au-dessous de lui. Ce n’est pas qu’il eût besoin de dominer ces vapeurs pour se diriger. A l’altitude qu’il occupait, aucun obstacle à craindre, ni monuments élevés qu’il eût pu heurter à son passage, ni montagnes contre lesquelles il aurait couru le risque de se briser dans son vol. Le pays n’était que peu accidenté. Mais ces vapeurs ne laissaient pas d’être fort désagréables, et tout eût été mouillé à bord.

Il n’y avait donc qu’à s’élever au-dessus de cette couche de brumes dont l’épaisseur mesurait trois à quatre cents mètres. Aussi les hélices furent-elles plus rapidement actionnées, et au-delà du brouillard, l’Albatros retrouva les régions ensoleillées du ciel.

Dans ces conditions. Uncle Prudent et Phil Evans auraient eu quelque peine à donner suite à leurs projets d’évasion, en admettant qu’ils eussent pu quitter l’aéronef.

Ce jour-là, au moment où Robur passait près d’eux, il s’arrêta un instant, et, sans avoir l’air d’y attacher aucune importance.

« Messieurs, dit-il, un navire à voile ou à vapeur, perdu dans des brumes dont il ne peut sortir, est toujours fort gêné. Il ne navigue plus qu’au sifflet ou à la corne. Il lui faut ralentir sa marche, et, malgré tant de précautions, à chaque instant une collision est à craindre. L’Albatros n’éprouve aucun de ces soucis. Que lui font les brumes, puisqu’il peut s’en dégager? L’espace est à lui, tout l’espace! »

Cela dit, Robur continua tranquillement sa promenade, sans attendre une réponse qu’il ne demandait pas, et les bouffées de sa pipe se perdirent dans l’azur.

« Uncle Prudent, dit Phil Evans; il parait que cet étonnant Albatros n’a jamais rien à craindre!

— C’est ce que nous verrons! » répondit le président du Weldon-Institute.

Le brouillard dura trois jours, les 19, 20, 21 juin, avec une persistance regrettable. Il avait fallu s’élever pour éviter les montagnes japonaises de Fousi-Zama. Mais, ce rideau de brumes s’étant déchiré, on aperçut une immense cité avec palais, villas, chalets, jardins, parcs. Même sans la voir, Robur l’eût reconnue rien qu’à l’aboiement de ses myriades de chiens, aux cris de ses oiseaux de proie, et surtout à l’odeur cadavérique que les corps de ses suppliciés jettent dans l’espace.

Les deux collègues étaient sur la plate-forme, au moment où l’ingénieur prenait ce repère, pour le cas où il devrait continuer sa route au milieu du brouillard.

« Messieurs, dit-il, je n’ai aucune raison de vous cacher que cette ville, c’est Yédo, la capitale du Japon. »

Uncle Prudent ne répondit pas. En présence de l’ingénieur, il suffoquait comme si l’air eût manqué à ses poumons.

« Cette vue de Yédo, reprit Robur, c’est vraiment très curieux.

— Quelque curieux que ce soit..., répliqua Phil Evans.

— Cela ne vaut pas Pékin? riposta l’ingénieur. C’est bien mon avis, et vous en pourrez juger avant peu. »

Impossible d’être plus aimable.

L’Albatros, qui pointait vers le sud-est, changea alors sa direction de quatre quarts, afin d’aller chercher dans l’est une route nouvelle.

Pendant la nuit, le brouillard se dissipa. Il y avait des symptômes d’un typhon peu éloigné, baisse rapide du baromètre, disparition des vapeurs, grands nuages de forme ellipsoïdale, collés sur le fond cuivré du ciel; à l’horizon opposé, de longs traits de carmin, nettement tracés sur une nappe d’ardoise, et un large secteur, tout clair, dans le nord; puis, la mer unie et calme, mais dont les eaux, au coucher du soleil, prirent une sombre couleur écarlate.

Fort heureusement, ce typhon se déchaîna plus au sud et n’eut d’autres résultats que de dissiper les brumes amoncelées depuis près de trois jours.

En une heure, on avait franchi les deux cents kilomètres du détroit de Corée, puis, la pointe extrême de cette presqu’île. Tandis que le typhon allait battre les côtes sud-est de la Chine, l’Albatros se balançait sur la mer Jaune, et, pendant les journées du 22 et du 23, au-dessus du golfe de Petchéli; le 24, il remontait la vallée du Pei-Ho, et il planait enfin sur la capitale du Céleste Empire.

Penchés en dehors de la plate-forme, les deux collègues, ainsi que l’avait annoncé l’ingénieur, purent voir très distinctement cette cité immense, le mur qui la sépare en deux parties — ville mandchoue et ville chinoise —, les douze faubourgs qui l’environnent, les larges boulevards qui rayonnent vers le centre, les temples dont les toits jaunes et verts se baignaient dans le soleil levant, les parcs qui entourent les hôtels des mandarins; puis, au milieu de la ville mandchoue, les six cent soixante-huit hectares [Près de quatorze fois la surface du Champ-de-Mars] de la ville Jaune, avec ses pagodes, ses jardins impériaux, ses lacs artificiels, sa montagne de charbon qui domine toute la capitale; enfin, au centre de la ville Jaune, comme un carré de casse-tête chinois encastré dans un autre, la ville Rouge, c’est-à-dire le Palais Impérial avec toutes les fantaisies de son invraisemblable architecture.

En ce moment, au-dessous de l’Albatros, l’air était empli d’une harmonie singulière. On eût dit d’un concert de harpes éoliennes. Dans l’air planaient une centaine de cerfs-volants de différentes formes en feuilles de palmier ou de pandanus, munis à leur partie supérieure d’une sorte d’arc en bois léger, sous-tendu d’une mince lame de bambou. Sous l’haleine du vent, toutes ces lames, aux notes variées comme celles d’un harmonica, exhalaient un murmure de l’effet le plus mélancolique. Il semblait que, dans ce milieu, on respirât de l’oxygène musical.

Robur eut alors la fantaisie de se rapprocher de cet orchestre aérien, et l’Albatros vint lentement se baigner dans les ondes sonores que les cerfs-volants émettaient à travers l’atmosphère.

Mais, aussitôt, il se produisit un extraordinaire effet au milieu de cette innombrable population. Coups de tam-tams et autres instruments formidables des orchestres chinois, coups de fusils par milliers, coups de mortiers par centaines, tout fut mis en œuvre pour éloigner l’aéronef. Si les astronomes de la Chine reconnurent, ce jour-là, que cette machine aérienne, c’était le mobile dont l’apparition avait soulevé tant de disputes, les millions de Célestes, depuis l’humble tankadère jusqu’aux mandarins les plus boutonnés, le prirent pour un monstre apocalyptique qui venait d’apparaître sur le ciel de Bouddha.

On ne s’inquiéta guère de ces démonstrations dans l’inabordable Albatros. Mais les cordes, qui retenaient les cerfs-volants aux pieux fichés dans les jardins impériaux, furent ou coupées ou halées vivement. De ces légers appareils, les uns revinrent rapidement à terre en accentuant leurs accords, les autres tombèrent comme des oiseaux qu’un plomb a frappés aux ailes et dont le chant finit avec le dernier souffle.

Une formidable fanfare, échappée de la trompette de Tom Turner, se lança alors sur la capitale et couvrit les dernières notes du concert aérien. Cela n’interrompit pas la fusillade terrestre. Toutefois, une bombe, ayant éclaté à quelques vingtaines de pieds de sa plate-forme, l’Albatros remonta dans les zones inaccessibles du ciel.

Que se passa-t-il pendant les quelques jours qui suivirent? Aucun incident dont les prisonniers eussent pu profiter. Quelle direction prit l’aéronef? Invariablement celle du sud-ouest — ce qui dénotait le projet de se rapprocher de l’Indoustan. Il était visible, d’ailleurs, que le sol, montant sans cesse, obligeait l’Albatros à se diriger selon son profil. Une dizaine d’heures après avoir quitté Pékin, Uncle Prudent et Phil Evans avaient pu entrevoir une partie de la Grande Muraille sur la limite du Chen-Si. Puis, évitant les monts Loungs, ils passèrent au-dessus de la vallée de Wang-Ho et franchirent la frontière de l’Empire chinois sur la limite du Tibet.

Le Tibet, — hauts plateaux sans végétation, de-ci, de-là pics neigeux, ravins desséchés, torrents alimentés par les glaciers, bas-fonds avec d’éclatantes couches de sel, lacs encadrés dans des forêts verdoyantes. Sur le tout, un vent souvent glacial.

Le baromètre, tombé à 450 millimètres, indiquait alors une altitude de plus de quatre mille mètres au-dessus du niveau de la mer. A cette hauteur, la température, bien que l’on fût dans les mois les plus chauds de l’hémisphère boréal, ne dépassait guère le zéro.

Ce refroidissement, combiné avec la vitesse de l’Albatros, rendait la situation peu supportable. Aussi, bien que les deux collègues eussent à leur disposition de chaudes couvertures de voyage, ils préférèrent rentrer dans le roufle.

Il va sans dire qu’il avait fallu donner aux hélices suspensives une extrême rapidité, afin de maintenir l’aéronef dans un air déjà raréfié. Mais elles fonctionnaient avec un ensemble parfait, et il semblait que l’on fût bercé par le frémissement de leurs ailes.

Ce jour-là, Garlok, ville du Tibet occidental, chef-lieu de la province de Guari-Khorsoum, put voir passer l’Albatros, gros comme un pigeon voyageur.

Le 27 juin, Uncle Prudent et Phil Evans aperçurent une énorme barrière, dominée par quelques hauts pics, perdus dans les neiges, et qui leur coupait l’horizon. Tous deux, arc-boutés alors contre le roufle de l’avant pour résister à la vitesse du déplacement, regardaient ses masses colossales. Elles semblaient courir au-devant de l’aéronef.

« L’Himalaya, sans doute, dit Phil Evans, et il est probable que ce Robur va en contourner la base sans essayer de passer dans l’Inde.

— Tant pis! répondit Uncle Prudent. Sur cet immense territoire, peut-être aurions-nous pu...

— A moins qu’il ne tourne la chaîne par le Birman à l’est, ou par le Népaul à l’ouest.

— En tout cas, je le mets au défi de la franchir!

— Vraiment! » dit une voix.

Le lendemain, 28 juin, l’Albatros se trouvait en face du gigantesque massif, au-dessus de la province de Zzang. De l’autre côté de l’Himalaya, c’était la région du Népaul.

En réalité, trois chaînes coupent successivement la route de l’Inde, quand on vient du nord. Les deux septentrionales, entre lesquelles s’était glissé l’Albatros, comme un navire entre d’énormes écueils, sont les premiers degrés de cette barrière de l’Asie centrale. Ce furent d’abord le Kouen-Loun, puis le Karakoroum, qui dessinent cette vallée longitudinale et parallèle à l’Himalaya, presque à la ligne de faite où se partagent les bassins de l’Indus, à l’ouest, et du Brahmapoutre, à l’est.

Quel superbe système orographique! Plus de deux cents sommets déjà mesurés, dont dix-sept dépassent vingt-cinq mille pieds! Devant l’Albatros, à huit mille huit cent quarante mètres, s’élevait le mont Everest. Sur la droite, le Dwalaghiri, haut de huit mille deux cents. Sur la gauche, le Kinchanjunga, haut de huit mille cinq cent quatre-vingt-douze, relégué au deuxième rang depuis les dernières mesures de l’Everest.

Evidemment, Robur n’avait pas la prétention d’effleurer la cime de ces pics mais, sans doute, il connaissait les diverses passes de l’Himalaya, entre autres, la passe d’Ibi-Gamin, que les frères Schlagintweit, en 1856, ont franchie à une hauteur de six mille huit cents mètres, et il s’y lança résolument.

Il y eut là quelques heures palpitantes, très pénibles même. Cependant, si la raréfaction de l’air ne devint pas telle qu’il fallut recourir à des appareils spéciaux pour renouveler l’oxygène dans les cabines, le froid fut excessif.

Robur, posté à l’avant, sa mâle figure sous son capuchon, commandait les manœuvres. Tom Turner avait en main la barre du gouvernail. Le mécanicien surveillait attentivement ses piles dont les substances acides n’avaient rien à craindre de la congélation — heureusement. Les hélices, lancées au maximum de courant, rendaient des sons de plus en plus aigus, dont l’intensité fut extrême, malgré la moindre densité de l’air. Le baromètre tomba à 290 millimètres, ce qui indiquait sept mille mètres d’altitude.

Magnifique disposition de ce chaos de montagnes!

Partout des sommets blancs. Pas de lacs, mais des glaciers qui descendent jusqu’à dix mille pieds de la base. Plus d’herbe, rien que de rares phanérogames sur la limite de la vie végétale. Plus de ces admirables pins et cèdres, qui se groupent en forêts splendides aux flancs inférieurs de la chaîne. Plus de ces gigantesques fougères ni de ces interminables parasites, tendus d’un tronc à l’autre, comme dans les sous-bois de la jungle. Aucun animal, ni chevaux sauvages, ni yaks, ni bœufs tibétains. Parfois une gazelle égarée jusque dans ces hauteurs. Pas d’oiseaux, si ce n’est quelques couples de ces corneilles qui s’élèvent jusqu’aux dernières couches de l’air respirable.

Cette passe enfin franchie, l’Albatros commença à redescendre. Au sortir du col, hors de la région des forêts, il n’y avait plus qu’une campagne infinie qui s’étendait sur un immense secteur.

Alors Robur s’avança vers ses hôtes, et d’une voix aimable :

« L’Inde, messieurs », dit-il.

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