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Jules Verne

 

Mirifiques aventures

de maître Antifer

 

(Chapitre I-III)

 

 

78 illustrations par George Roux

dont 12 grandes gravures en chromotypographie

2 cartes en couleur

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

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Chapitre I

Dans lequel un navire inconnu, capitaine inconnu est à la recherche,
sur une mer inconnue, d’un îlot inconnu

 

e matin-là, – 9 septembre 1831, – le capitaine quitta sa cabine à six heures et monta sur la dunette.

Le soleil pointait déjà à l’est, ou plus exactement la réfraction s’élevait au-dessus des basses couches de l’atmosphère, car son disque se traînait encore au-dessous de l’horizon. Une longue effluence lumineuse caressait la surface de la mer, largement ridée d’un léger clapotis avec la brise matinale.

Après une nuit calme, il y avait apparence que la journée serait belle, – une de ces journées de septembre dont la zone tempérée bénéficie parfois au déclin de la saison chaude.

Le capitaine ajusta sa longue-vue à son œil droit, et, faisant demi-tour, il promena l’objectif sur cette circonférence où se confondaient le ciel et la mer.

La longue-vue rabaissée, il s’approcha de l’homme de barre, – un vieux à barbe hirsute, dont le vif regard perçait sous une paupière clignotante.

«Quand as-tu pris le quart? demanda-t-il.

– A quatre heures, capitaine.»

Ces deux hommes parlaient une langue assez rude, que nul Européen, Anglais, Français, Allemand ou autre, n’aurait reconnue, à moins d’avoir fréquenté les Échelles du Levant. Ce devait être une sorte de patois turc mélangé de syriaque.

«Rien de nouveau?…

– Rien, capitaine.

– Et depuis ce matin, pas un navire en vue?…

– Un seul… un grand trois-mâts, qui venait à contre-bord de nous sous le vent. J’ai loffé d’un quart pour en passer aussi loin que possible.

– Tu as bien fait. Et maintenant?…»

Le capitaine observa circulairement l’horizon avec une attention extrême. Puis:

«Pare à virer!» cria-t-il d’une voix forte.

Les hommes de quart se levèrent. La barre fut mise dessous, les écoutes de foc furent filées, en même temps que l’on bordait la brigantine. Le navire évolua et se remit en marche vers le nord-ouest, bâbord amures.

C’était un brick-goélette de quatre cents tonneaux, un bâtiment de commerce dont on eût fait avec quelques modifications un yacht de plaisance. Le capitaine avait sous ses ordres un maître et quinze hommes, – équipage suffisant pour la manœuvre, – composé de vigoureux matelots, dont le costume, vareuse et bonnet, large pantalon et bottes de mer, rappelait celui des marins de l’Europe orientale.

Aucun nom au tableau d’arrière de ce brick-goélette, ni sur les bastingages extérieurs de l’avant. Pas de pavillon. D’ailleurs, pour éviter d’avoir un salut à faire ou à rendre, du plus loin que la vigie signalait un bâtiment, il changeait sa route.

Était-ce donc un pirate, – il s’en rencontrait encore à cette époque dans ces parages, – qui craignait d’être poursuivi?… Non. On eût vainement cherché des armes à son bord, et ce n’est pas avec un si faible équipage qu’un bâtiment se hasarderait à courir les risques d’un métier pareil.

Était-ce donc un contrebandier, faisant la fraude le long d’un littoral ou d’une île à une autre? Pas davantage, et le plus avisé des officiers de douane eût visité sa cale, déplacé sa cargaison, sondé ses ballots, fouillé ses caisses, sans découvrir une marchandise suspecte. A dire vrai, il ne portait aucune cargaison. Des vivres pour plusieurs années, des fûts de vin et d’eau-de-vie au fond de sa cale, à l’arrière, sous la dunette, trois barils en douves de chêne, solidement cerclés de fer… On le voit, il restait de la place pour le lest, – un bon lest en fonte, qui permettait à ce navire de porter une forte voilure.

Peut-être aura-t-on l’idée que ces trois barils contenaient de la poudre ou toute autre substance explosive?…

Non, évidemment, car on ne prenait aucune des précautions indispensables en entrant dans la soute qui les contenait.

Du reste, pas un des matelots n’aurait pu donner de renseignements à ce sujet, – ni sur la destination du brick-goélette, ni sur les motifs qui l’incitaient à changer sa direction dès qu’il apercevait un navire, ni sur les marches et contre-marches qui caractérisaient sa navigation depuis quinze mois, ni même sur les parages où il se trouvait à cette date, courant tantôt à pleines voiles, tantôt sous une allure réduite, soit à travers une mer intérieure, soit sur les flots d’un océan sans limites. Durant cette inexplicable traversée, quelques hautes terres avaient été aperçues, mais le capitaine s’en éloignait au plus vite. Quelques îles avaient été signalées, mais il s’en écartait d’un rapide coup de barre. A consulter le livre de bord, on eût relevé d’étranges changements de route que ne justifiaient ni les sautes de vent ni les apparences du ciel. C’était un secret entre ce capitaine, – un homme de quarante-six ans, à chevelure hérissée, – et un personnage de haute mine qui apparut en ce moment à l’orifice du capot.

«Rien?… demanda-t-il.

– Rien, Excellence…» fut-il répondu.

Un mouvement des épaules annonçant quelque dépit, termina cette conversation qui avait tenu en trois mots. Puis, le personnage, auquel le capitaine venait de donner cette qualification honorifique, redescendit l’escalier du capot et regagna sa chambre. Là, étendu sur un divan, il sembla s’abandonner à une sorte de torpeur. Bien qu’il fût immobile comme si le sommeil eût été en possession de tout son être, il ne dormait pas cependant. On sentait qu’il devait être sous l’obsession d’une idée fixe.

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Ce personnage pouvait avoir une cinquantaine d’années. Sa taille élevée, sa tête forte, sa chevelure abondante, grisonnante déjà, sa large barbe se ramifiant sur sa poitrine, ses yeux noirs animés d’un regard vif, sa physionomie fière mais visiblement attristée – découragée plutôt, – la dignité de son attitude, indiquaient un homme de noble origine. Son costume, impossible de le reconnaître. Un large burnous, de couleur brune, soutache aux manches, frangé de paillettes multicolores, l’enveloppait des épaules aux pieds, et sa tête était coiffée d’un bonnet verdâtre à gland noir.

Deux heures plus tard, son déjeuner lui fut servi par un jeune garçon sur une table de roulis, fixée au plancher de la cabine que recouvrait un épais tapis diapré de fleurs à haute lisse. A peine s’il fit honneur aux mets délicatement apprêtés dont se composait le menu, si ce n’est au café brûlant et parfumé que contenaient deux petites tasses en argent finement ciselées. Puis, la cassolette d’un narghilé, couronnée de fumées odorantes fut placée devant lui, et, le bouquin d’ambre entre ses lèvres relevées sur une denture d’éclatante blancheur, il reprit le cours de sa rêverie, au milieu des suaves vapeurs du latakié.

Une partie de la journée s’écoula ainsi, tandis que le brick-goélette, légèrement bercé aux ondulations de la houle, poursuivait sa marche incertaine à la surface de cette mer.

Vers quatre heures, Son Excellence se releva, fit quelques pas, s’arrêta devant les hublots entrouverts à la brise, promena son regard jusqu’à l’horizon, et vint s’arrêter devant une sorte de trappe que dissimulait un pan du tapis. Cette trappe qui basculait en la pressant du pied à l’un de ses angles, dégagea l’ouverture de la soute située sous le plancher de la cabine.

Là étaient accotés les uns près des autres les trois barils cerclés dont il a été fait mention. Le personnage, penché sur la trappe, garda cette attitude quelques instants, comme si la vue de ces barils l’eût hypnotisé. Se redressant alors:

«Non… pas d’hésitation! murmura-t-il. Si je ne trouve pas un îlot inconnu où je puisse secrètement les enfouir, mieux vaut qu’ils soient jetés à la mer!»

Il referma la trappe sur laquelle retomba le pan du tapis, et, se dirigeant vers l’échelle de capot, monta sur la dunette.

Il était cinq heures de l’après-midi. Nulle modification dans l’apparence du temps. Un ciel pommelé de légers nuages. A peine incliné sous une petite brise, tout dessus, ses amures à bâbord, le bâtiment laissait traîner à l’arrière une fine dentelle de sillage qui se fondait aux caprices du clapotis.

Son Excellence parcourut lentement du regard l’horizon tracé d’un trait de compas sur un fond d’azur très clair. De la place qu’il occupait, une terre de moyenne hauteur eût été visible à une distance de quatorze ou quinze milles. Mais nul profil n’accidentait la ligne de ciel et d’eau.

Alors le capitaine, s’avançant vers lui, fut accueilli par cette inévitable demande:

«Rien?…»

Ce qui amena l’inévitable réponse:

«Rien, Excellence.»

Le personnage demeura silencieux pendant quelques minutes. Puis, il alla s’asseoir sur un des bancs de l’arrière, tandis que le capitaine se promenait au vent, manœuvrant sa longue-vue d’une main fébrile.

«Capitaine?… dit-il bientôt, lorsque son regard eut observé l’espace une dernière fois.

– Que désire Votre Excellence?

– Savoir où nous sommes exactement.»

Le capitaine prit une carte marine à grands points, et la déployant sur le plat-bord:

«Ici, répondit-il en indiquant au crayon l’endroit où un méridien et un parallèle s’entrecroisaient.

– A quelle distance de cette île… dans l’est?…

– A vingt-deux milles.

– Et de cette terre?…

– A vingt-six environ.

– Personne, sur le navire, ne sait dans quels parages nous naviguons en ce moment?…

– Personne, si ce n’est vous et moi, Excellence.

– Pas même quelle est la mer que nous traversons?…

– Depuis si longtemps nous courons tant de bords différents, que le meilleur marin ne saurait le dire.

– Ah! pourquoi la mauvaise fortune m’empêche-t-elle de rencontrer une île qui ait échappé aux recherches des navigateurs, à défaut d’une île, rien qu’un îlot, rien qu’un rocher dont je serais seul à connaître le gisement? J’y aurais enfoui ces trésors, et quelques jours de traversée m’eussent suffi, lorsque le temps serait venu de les reprendre… si ce temps doit jamais revenir!»

Cela dit, le personnage retomba dans un profond silence et alla se pencher au-dessus des bastingages. Après avoir observé les profondeurs liquides si transparentes que le regard pouvait les sonder jusqu’à plus de quatre-vingt pieds, il se retourna avec une certaine véhémence:

«Eh bien… s’écria-t-il, voici l’abîme auquel je confierai mes richesses…

– Il ne les rendra jamais, Excellence!

– Eh! qu’elles périssent plutôt que de tomber entre des mains ennemies ou indignes!

– Comme il vous plaira.

– Si, avant ce soir, nous n’avons découvert aucun îlot inconnu dans ces parages, les trois barils seront jetés à la mer.

– A vos ordres!» répondit le capitaine, qui commanda de virer vent devant.

Le personnage retourna à l’arrière de la dunette, et, s’accoudant sur le plat-bord, il reprit cet état de somnolence rêveuse qui lui était habituel.

Le soleil baissait rapidement. A cette date du 9 septembre, qui précède d’une quinzaine de jours l’équinoxe, son disque allait disparaître à quelques degrés de l’ouest, c’est-à-dire sur un point de l’horizon qui venait d’attirer l’attention du capitaine. Existait-il en cette direction quelque haut promontoire, rattaché au littoral d’un continent ou d’une île? Hypothèse inadmissible, puisque la carte n’indiquait aucune terre dans un rayon de quinze à vingt milles sur ces parages très fréquentés des navires de commerce et par conséquent très connus des navigateurs. Était-ce donc un rocher isolé, un écueil dominant de quelques toises la surface des flots, et qui eût fourni l’emplacement vainement cherché jusqu’alors par Son Excellence pour y enterrer ses richesses?… On ne voyait rien de semblable sur les relèvements hydrographiques, très précis, de cette portion de mer. Un îlot, avec les brisants dont il devait être entouré, avec sa ceinture désordonnée d’embruns et de ressacs, n’aurait pu échapper aux investigations des marins. Les cartes en auraient porté le gisement vrai. Or, d’après la sienne, le capitaine était en mesure d’affirmer qu’il ne se trouvait pas même un écueil sur cet espace dont son regard embrassait le vaste périmètre.

«C’est une illusion!» pensa-t-il, lorsqu’il eut de nouveau braqué sa longue-vue vers l’endroit soupçonné, et bien qu’il l’eût exactement mise au point.

En effet, aucun linéament ne s’était dessiné si faiblement que ce fût dans le cadre de l’objectif.

En ce moment – six heures et quelques minutes, – le disque solaire commençait à mordre l’horizon, en sifflant au contact de la mer, s’il faut en croire ce que disaient jadis les Ibériens. A son coucher comme à son lever, la réfraction le laissait encore apparaître alors qu’il avait déjà disparu sous l’horizon. La matière lumineuse, obliquement projetée à la surface des flots, s’étendait comme un long diamètre, de l’ouest à l’est. Les dernières rides, semblables à des raies de feu, tremblottaient sous la brise mourante. Cet éclat s’éteignit soudain, lorsque le bord supérieur du disque, affleurant la ligne d’eau, lança son rayon vert. La coque du brick-goélette s’assombrit, tandis que ses hautes voiles s’empourpraient des dernières lueurs.

A l’instant où les rideaux du crépuscule allaient retomber, une voix se fit entendre dans les barres de misaine.

«Ohé!…

– Qu’y a-t-il? demanda le capitaine.

– Une terre par tribord devant!»

Une terre, et dans la direction où le capitaine avait cru saisir de vagues contours quelques minutes avant?… Il ne s’était donc pas trompé.

Au cri de la vigie, les hommes de quart s’étaient élancés sur les bastingages, et regardaient vers l’ouest. Le capitaine, sa lunette en bandoulière, saisit les haubans du grand mât, gravit lestement les enfléchures, se mit à cheval sur les barres au point d’amure de la voile de flèche, et, l’oculaire à l’œil, fouilla l’horizon à l’endroit indiqué.

La vigie n’avait point fait erreur. A une distance de six à sept milles, émergeait une sorte d’îlot, dont les linéaments se profilaient en noir sur les extrêmes colorations du ciel. On eût dit d’un écueil, de médiocre altitude, que couronnait une buée de vapeurs sulfureuses. Cinquante ans plus tard, un marin eût assuré que c’était la fumée d’un grand steamer passant au large. Mais, en 1831, on n’imaginait guère que les océans seraient un jour sillonnés par ces énormes engins de navigation.

Du reste, le capitaine n’eut que le temps de voir, non celui de réfléchir. L’îlot signalé s’effaça presque aussitôt derrière les brumes du soir. N’importe, il avait été vu. A cet égard, aucun doute n’était permis.

Le capitaine redescendit sur la dunette, et le personnage que cet incident avait tiré de sa somnolence, lui fit signe de s’approcher. Toujours la même formule interrogative:

«Eh bien?…

– Oui, Excellence.

– Une terre en vue?…

– Un îlot tout au moins.

– A quelle distance?…

– A six milles dans l’ouest environ.

– Et la carte ne porte rien en cette direction?…

– Rien.

– Tu es sûr de ton point?…

– Sûr.

– Ce serait donc un îlot inconnu?…

– Je le pense.

– Est-ce admissible?…

– Oui, Excellence, si cet îlot est de formation récente.

– Récente?…

– Je le croirais volontiers, car il m’a paru enveloppé de vapeurs volcaniques. Dans ces parages, les forces plutoniennes s’exercent fréquemment et se manifestent par des poussées sous-marines.

– Puisses-tu dire vrai, capitaine! Je ne pourrais désirer mieux qu’un de ces blocs sortis soudainement de la mer! Il ne serait à personne celui-là…

– Ou tout au moins, Excellence, il appartiendrait au premier occupant.

– Ce serait moi alors.

– Oui… vous.

– Fais porter droit sur la terre.

– Droit… mais prudemment! répondit le capitaine. Notre brick-goélette risquerait de se briser, si des écueils s’étendent au large. Je propose d’attendre le jour pour reconnaître le gisement et accoster l’îlot…

– Attendons… en gagnant vers lui…

– A vos ordres!»

C’était agir en marin. Un navire ne peut s’aventurer sur des hauts-fonds qu’il ne connaît pas. Aux approches d’une terre nouvelle, il ne doit marcher qu’à la sonde, se défier de la nuit.

Le personnage regagna donc sa cabine, et, quand bien même le sommeil parviendrait à clore ses paupières, le mousse n’aurait pas besoin de le réveiller aux premières blancheurs de l’aube: il serait sur la dunette avant le lever du soleil.

Le capitaine, lui, ne voulut ni quitter le pont, ni laisser au maître d’équipage le soin de veiller jusqu’au matin. La nuit se fit avec lenteur. L’horizon devint peu à peu indécis, tandis que son périmètre se rétrécissait graduellement. Au zénith, les derniers flocons, encore gonflés de lumière diffuse, ne tardèrent pas à s’éteindre. Depuis une heure, la brise soufflait à peine. On ne garda que la voilure nécessaire pour conserver l’action du gouvernail et maintenir le brick-goélette en direction.

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Cependant le firmament s’était allumé de ses premières constellations. Au nord, la Polaire regardait comme un œil immobile et sans vif éclat, tandis qu’Arcturus resplendissait en continuant la courbe de la Grande Ourse. A l’opposé de la Polaire, Cassiopée traçait son double V étincelant. Au-dessous, Capella apparaissait exactement à la place où elle s’était levée la veille, où elle se lèverait le lendemain, avec les quatre minutes d’avance qui commencent son jour sidéral. Il régnait à la surface endormie de la mer cette sorte d’inexprimable torpeur, due à la tombée de la nuit.

Le capitaine, accoudé sur l’avant, ne bougeait pas plus que le montant du guindeau auquel il s’appuyait. La tête fixe, il ne songeait qu’à ce point observé dans le vague du crépuscule. Des doutes lui venaient à présent, de ces doutes que l’obscurité rend plus obsédants. Ne s’était-il pas laissé prendre à une illusion? Était-ce vrai qu’un nouvel îlot eût émergé à cette place? Oui… certainement. Ces parages, il les connaissait pour les avoir cent fois parcourus… Le point lui avait donné sa position à un mille près, et huit ou dix lieues le séparaient des terres les plus rapprochées… Mais, s’il ne s’était point trompé, si, en cet endroit, une île était sortie des entrailles de la mer, ne se pouvait-il qu’elle fût occupée déjà?… Quelque navigateur n’y avait-il pas planté son pavillon?… Les Anglais, ces chiffonniers de l’Océan, ont vite fait de ramasser un îlot qui traîne sur les routes maritimes et de le jeter dans leur hotte!… Un feu n’allait-il pas luire, qui indiquerait une prise de possession?… Il était possible que la naissance de cet amas rocheux remontât à quelques semaines, à quelques mois, et comment eût-il échappé au regard des marins, au sextant des hydrographes?…

De là, au milieu de cette fluctuation d’inquiétudes, le désarroi du capitaine, et son impatience en attendant le jour. Rien d’ailleurs n’indiquait plus la direction de l’îlot, – pas même un reflet de ces vapeurs dont il avait paru enveloppé, et qui auraient pu colorer les ténèbres d’une teinte fuligineuse. Partout, l’air et l’eau confondus dans la même obscurité.

Les heures s’écoulaient. Déjà les constellations circumpolaires avaient décrit un quart de cercle autour de l’axe du firmament. Vers quatre heures, les premières clartés blanchirent à l’est-nord-est. Cette lueur permit d’apercevoir quelques légers nuages accrochés au zénith. Il s’en fallait encore de plusieurs degrés que le soleil eût affleuré l’horizon. Mais tant de lumière n’était pas indispensable pour permettre à un marin de retrouver l’îlot signalé, s’il existait.

En ce moment, le personnage sortit du capot, et alla prendre place sur la dunette, où le capitaine se trouvait alors.

«Eh bien… cet îlot?… demanda-t-il.

– Le voici, Excellence, répondit le capitaine, en montrant un amoncellement de roches à moins de deux milles.

– Accostons…

– A vos ordres.»

 

 

Chapitre II

Dans lequel sont données quelques explications indispensables

 

ue le lecteur veuille bien ne point s’étonner outre mesure si Méhémet-Ali entre en scène au début de ce chapitre. Quelle qu’ait été l’importance de l’illustre pacha dans l’histoire du Levant, il ne fera qu’apparaître en ce récit, par suite des rapports, désagréables d’ailleurs, que le personnage, embarqué sur le brick-goélette, avait eus avec ce fondateur de l’Égypte moderne.

A cette époque, Méhémet-Ali n’avait pas encore entrepris de conquérir, grâce à l’armée de son fils Ibrahim, la Palestine et la Syrie qui appartenaient au sultan Mahmoud, le souverain des deux Turquies d’Asie et d’Europe. Au contraire, le sultan et le pacha étaient bons amis, celui-ci ayant prêté à celui-là son assistance effective pour réduire la Morée et mettre à néant les velléités d’indépendance de ce petit royaume de Grèce.

Durant quelques années, Méhémet-Ali et Ibrahim se tinrent tranquilles dans leur pachalik. Mais, sans doute, cet état de vassalité, qui les faisait de simples sujets de la Porte, pesait à leur ambition, et ils ne cherchaient que l’occasion, quitte à l’aider, de briser ces liens étroitement serrés depuis des siècles.

En Égypte vivait alors un personnage dont la fortune, accumulée sur sa tête par de nombreuses générations, comptait parmi les plus considérables du pays. Ce personnage habitait le Caire. Il s’appelait Kamylk-Pacha, et c’est à celui-là même que le capitaine du mystérieux brick-goélette donnait le titre d’Excellence.

C’était un homme instruit, très porté aux sciences mathématiques et à l’application pratique ou même fantaisiste qu’elles présentent. Mais, avant tout, très entiché d’orientalisme, il était ottoman de cœur, quoique Égyptien de naissance. Aussi, comprenant que la résistance aux tentatives de l’Europe occidentale pour asservir les populations du Levant serait plus tenace chez le sultan Mahmoud que chez Méhémet-Ali, se jeta-t-il corps et âme dans la lutte. Né en 1780, d’une famille de soldats, à peine avait-il vingt ans, quand il s’engagea dans l’armée de Djezzar, où il acquit promptement par son courage le titre et le grade de pacha. En 1799, il risqua cent fois sa liberté, sa fortune, sa vie, en se battant contre les Français sous les ordres de Bonaparte, aidé des généraux Kléber, Régnier, Lannes, Bon et Murat. Après la bataille d’El-Arish, fait prisonnier avec les Turcs, il eût pu redevenir libre, s’il avait voulu souscrire l’engagement de ne plus s’armer contre les soldats de la France. Mais, résolu à lutter jusqu’au bout, comptant sur un invraisemblable retour de la fortune, opiniâtre dans ses actes comme il l’était dans ses idées, il refusa de donner sa parole. Il parvint à s’échapper, et on le retrouva plus acharné que jamais dans les diverses rencontres qui marquèrent les conflits des deux races.

Après la reddition de Jaffa, le 6 mars, il fut de ceux que la capitulation livra sous promesse d’avoir la vie sauve. Lorsque ces prisonniers, au nombre de quatre mille, pour la plupart Albanais ou Arnautes, eurent été conduits devant Bonaparte, celui-ci fut très gêné de cette capture, craignant que ces redoutables soldats n’allassent renforcer la garnison du pacha de Saint-Jean d’Acre. Aussi, montrant déjà qu’il était de ces conquérants que rien n’arrête, donna-t-il l’ordre de les fusiller.

Cette fois, on ne leur offrait pas, comme aux prisonniers d’El-Arish, de les renvoyer à la condition de ne plus servir. Non! on les condamnait à mourir. Ils tombèrent sur la grève, et ceux que les balles n’avaient pas atteints, croyant qu’on leur faisait grâce, trouvèrent la mort à mesure qu’ils avançaient vers le rivage.

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Ce n’était ni à cette place ni de cette façon que Kamylk-Pacha devait périr. Il se rencontra des hommes, des Français – il convient de le rappeler à leur honneur, – auxquels répugna cet épouvantable massacre, nécessité peut-être par les exigences de la guerre. Ces braves gens parvinrent à sauver plusieurs prisonniers. Ce fut l’un d’eux, un marin de la marine marchande, qui, la nuit, rôdant autour des récifs sur lesquels pouvaient se trouver quelques malheureux, recueillit Kamylk-Pacha, grièvement blessé d’une balle. Il le transporta en lieu sûr, il le soigna, il le guérit. Celui-ci pourrait-il jamais oublier un tel service? Non… Comment il le reconnut, et dans quelles circonstances il le fit, c’est l’objet de cette curieuse et véridique histoire.

Bref, trois mois après, Kamylk-Pacha était sur pied.

La campagne de Bonaparte venait d’échouer devant Saint-Jean d’Acre. Sous le commandement d’Abdallah, pacha de Damas, l’armée turque avait passé le Jourdain le 4 avril, et, d’autre part, l’escadre anglaise de Sydney-Smith croisait dans les parages de la Syrie. Aussi, bien que Bonaparte eût expédié la division Kléber avec Junot, bien qu’il se fût transporté de sa personne sur le lieu du combat, bien qu’il eût écrasé les Turcs à la bataille du Mont-Thabor, il était trop tard, lorsqu’il accourut menacer de nouveau Saint-Jean d’Acre. Un renfort de douze mille hommes était arrivé. La peste apparaissait, et, le 20 mai, Bonaparte se décida à lever le siège.

Kamylk-Pacha crut pouvoir se hasarder alors à retourner en Syrie. Revenir en Égypte, pays si profondément troublé à cette époque, eût été de la dernière imprudence. Il convenait d’attendre, et Kamylk-Pacha attendit pendant cinq années. Grâce à sa fortune, il put vivre très largement dans les diverses provinces à l’abri encore de la convoitise égyptienne. Ces années-là furent signalées par l’entrée en scène du simple fils d’un aga, dont la bravoure avait été remarquée à la bataille d’Aboukir en 1799. Méhémet-Ali jouissait déjà d’une telle influence qu’il sut entraîner les Mameluks à se révolter contre le gouverneur Khosrew-Pacha, les exciter contre leur chef, déposer Khourschid, le successeur de Khosrew, et, finalement, se faire proclamer vice-roi en 1806, avec le consentement de la Sublime-Porte.

Deux ans auparavant, Djezzar, le protecteur de Kamylk-Pacha, était mort. Se voyant isolé dans ce pays, celui-ci pensa qu’il ne courait plus aucun risque à regagner le Caire.

Il avait vingt-sept ans alors, et, de nouveaux héritages en avaient fait l’un des personnages les plus riches de l’Égypte. Ne se sentant aucune propension pour le mariage, étant d’un caractère peu communicatif, aimant la vie retirée, il avait conservé un goût très vif pour le métier des armes. Aussi, en attendant que l’occasion se présentât d’utiliser ses aptitudes, voulut-il dépenser en longs et lointains voyages l’activité si naturelle à son âge.

Mais, puisque Kamylk-Pacha ne devait pas avoir d’héritiers directs, à qui reviendrait cette immense fortune? N’existait-il pas de collatéraux qui seraient aptes à la recueillir?

Un certain Mourad, né en 1786, de six ans plus jeune que lui, était son cousin. Séparés par leurs opinions politiques, ils ne se voyaient pas, bien que tous les deux résidaient au Caire. Kamylk-Pacha était dévoué aux intérêts ottomans, et ce dévouement, on le sait, il l’avait prouvé. Mourad, lui, luttait contre l’influence ottomane autant par ses paroles que par ses actes, et il ne tarda pas à devenir le plus fougueux conseiller de Méhémet-Ali lors de ses entreprises contre le sultan Mahmoud.

Or, ce Mourad, unique parent de Kamylk-Pacha, aussi pauvre que l’autre était riche, ne pouvait compter sur la fortune de son cousin que si une réconciliation s’opérait. Cela ne devait pas arriver. Au contraire, l’animosité, la haine même avec tous les procédés de la violence, allait creuser un abîme plus profond encore entre les deux seuls membres de cette famille.

Dix-huit ans s’écoulèrent de 1806 à 1824, durant lesquels le règne de Méhémet-Ali ne fut point troublé par les guerres extérieures. Cependant il eut à lutter contre l’influence croissante et les agissements redoutables des Mameluks, ses complices, auxquels il devait le trône. Un massacre général, accompli en 1811 dans toute l’Égypte, le délivra de cette gênante milice. Depuis lors, de longues années de tranquillité furent assurées aux sujets du vice-roi, dont les relations avec le Divan restaient excellentes, – en apparence du moins, car le sultan se défiait de son vassal, et non sans raison.

Kamylk-Pacha fut souvent en butte au mauvais vouloir de Mourad. Celui-ci, s’autorisant des témoignages de sympathie qu’il trouvait près du vice-roi, ne cessait d’exciter son maître contre le riche Égyptien. Il lui rappelait que c’était un partisan de Mahmoud, un ami des Turcs, qu’il avait versé son sang pour eux… A l’en croire, c’était un personnage dangereux, un homme à surveiller… peut-être un espion… Cette énorme fortune dans une seule main constituait un péril… Enfin il disait tout ce que l’on peut dire qui soit de nature à éveiller les convoitises d’un potentat sans principes ni scrupules.

Kamylk-Pacha ne voulut point s’en préoccuper. Au Caire, il vivait dans l’isolement, et il eût été difficile de lui tendre un piège auquel il se fût laissé prendre. Quand il quittait l’Égypte, c’était pour de longs voyages. Alors, sur un navire lui appartenant, que commandait le capitaine Zô, de cinq ans plus jeune que lui et d’un dévouement à toute épreuve, il promenait sur les mers de l’Asie, de l’Afrique et de l’Europe, son existence sans but, marquée par une indifférence hautaine pour l’humanité.

A ce propos, il y a même lieu de se demander s’il avait oublié le marin français qui l’avait sauvé des fusillades de Bonaparte? Oublié?… non, sans doute. De tels services ne s’oublient pas. Mais ces services avaient-ils reçu leur récompense?… Ce n’était pas probable. Entrait-il dans la pensée de Kamylk-Pacha de les reconnaître plus tard, et n’attendait-il que l’occasion de le faire, si jamais l’une de ses excursions maritimes le conduisait jusque dans les eaux françaises?… Qui l’eût pu dire?

D’ailleurs, vers 1812, le riche Égyptien ne put se dissimuler qu’il était étroitement surveillé pendant ses séjours au Caire. Plusieurs voyages qu’il voulut entreprendre lui furent alors interdits par ordre du vice-roi. Grâce aux suggestions incessantes de son cousin, sa liberté était menacée sérieusement.

En 1823, celui-ci, à l’âge de trente-sept ans, venait de se marier dans des conditions peu propres à lui assurer une grande situation. Il avait épousé une jeune fellah, presque une esclave. On ne s’étonnera donc pas qu’il voulût continuer les tortueuses menées par lesquelles il espérait compromettre la situation de Kamylk-Pacha, en exploitant l’influence qu’il possédait auprès de Méhémet-Ali et de son fils Ibrahim.

Cependant l’Égypte allait commencer une période militante où ses armes devaient briller d’un vif éclat. En 1824, la Grèce venait de se soulever contre le sultan Mahmoud, et celui-ci avait fait appel à son vassal pour l’aider contre la rébellion. Ibrahim, suivi d’une flotte de cent vingt voiles, se dirigea vers la Morée où il opéra son débarquement.

L’occasion s’offrait donc à Kamylk-Pacha de redonner un peu d’intérêt à sa vie, de se retremper dans ces périlleuses expéditions depuis vingt ans abandonnées, et avec d’autant plus d’ardeur qu’il s’agissait de maintenir les droits de la Porte, compromis par le soulèvement du Péloponèse. Il voulut prendre rang dans l’armée d’Ibrahim: premier refus. Il voulut servir comme officier parmi les troupes du sultan: second refus. N’était-ce pas là une conséquence de l’intervention néfaste de ceux qui avaient intérêt à ne point perdre de vue le parent millionnaire?

La lutte des Grecs pour leur indépendance devait cette fois se terminer à l’avantage de cette héroïque nation. Après trois années, pendant lesquelles ils furent inhumainement traqués par les troupes d’Ibrahim, l’action combinée des flottes française, anglaise et russe, détruisit la marine ottomane à la bataille de Navarin en 1827, obligea le vice-roi de rappeler en Égypte ses vaisseaux et son armée. Ibrahim revint alors au Caire, suivi de ce Mourad, qui avait fait la campagne du Péloponèse.

De ce jour, la situation de Kamylk-Pacha empira. La haine de Mourad se déchaîna d’autant plus violemment qu’au début de l’année 1829, il eut un fils de son mariage avec la jeune fellah. La famille était en voie d’accroissement, non la fortune. Il fallait que celle de son cousin passât entre les mains de Mourad. Le vice-roi ne refuserait pas de se prêter à cette spoliation. Pareilles complaisances se sont vues en Égypte, se voient encore en des pays d’une civilisation moins orientale.

Qu’on veuille bien ne pas oublier que cet enfant de Mourad fut nommé Saouk.

En face de cet état de chose, Kamylk-Pacha comprit qu’il n’avait qu’un parti à prendre: réunir sa fortune, dont la plus grande part se composait de diamants et de pierres précieuses, et l’emporter hors d’Égypte. C’est ce qui fut exécuté avec autant de prudence que d’habileté, grâce à l’intervention de quelques étrangers habitant Alexandrie, auxquels l’Égyptien n’hésita pas à se fier. Sa confiance était bien placée, d’ailleurs, et l’opération s’accomplit dans le plus grand mystère. Quels étaient ces étrangers, à quelle nationalité appartenaient-ils?… Kamylk-Pacha était seul à le savoir.

Du reste, trois barils à double enveloppe, cerclés de fer, qui ressemblaient à ces fûts où l’on met les vins d’Espagne, avaient suffi à contenir toutes ces richesses. Ils furent embarqués secrètement à bord d’un speronare napolitain, et leur propriétaire, accompagné du capitaine Zô, parvint à y prendre passage à son tour, non sans avoir échappé à mille dangers, car il avait été suivi du Caire à Alexandrie, et il était épié depuis son arrivée en cette ville.

Cinq jours après, le speronare le déposait au port de Latakié, et, de là, il gagnait Alep, dont il avait fait choix pour sa nouvelle résidence. Maintenant, en Syrie, que pouvait-il redouter de Mourad, sous la protection de son ancien général Abdallah, devenu pacha de Saint-Jean d’Acre? Comment Méhémet-Ali, si audacieux qu’il fût, aurait-il pu l’atteindre au fond d’une province sur laquelle la Sublime-Porte étendait sa toute-puissante juridiction?

Cela allait pourtant devenir possible.

En effet, cette année même – 1830, – Méhémet-Ali rompait ses relations avec le sultan. Briser le lien de vassalité qui le rattachait à Mahmoud, ajouter la Syrie à ses possessions de l’Égypte, peut-être devenir souverain de l’Empire ottoman, ces idées n’étaient pas trop hautes pour l’ambition du vice-roi. Le prétexte ne fut pas difficile à trouver.

Des fellahs, tyrannisés par les agents de Méhémet-Ali, avaient dû chercher refuge en Syrie, sous la protection d’Abdallah. Le vice-roi réclama l’extradition de ces paysans. Le pacha de Saint-Jean d’Acre refusa. Méhémet-Ali sollicita du sultan l’autorisation de réduire Abdallah par les armes. Mahmoud répondit d’abord que les fellahs étant des sujets turcs, il n’avait point à les rendre au vice-roi d’Égypte. Mais, à peu de temps de là, désireux de se ménager l’aide de Méhémet-Ali ou tout au moins sa neutralité au lendemain de la révolte du pacha de Scutari, il accorda l’autorisation demandée.

Divers incidents, entre autres l’apparition du choléra sur les Échelles du Levant, retardèrent le départ d’Ibrahim à la tête d’une armée de trente-deux mille hommes et de vingt-deux navires de guerre. Kamylk-Pacha eut donc le loisir de réfléchir sur les dangers que devait lui créer le débarquement des Égyptiens en Syrie.

Il avait cinquante et un ans alors, et cinquante et un ans d’une vie assez tourmentée, cela met un homme presque au seuil de la vieillesse. Très fatigué, très découragé, très désillusionné, n’aspirant plus qu’au repos qu’il avait espéré dans cette tranquille ville d’Alep, voici que les événements tournaient encore contre lui.

Était-il prudent qu’il restât à Alep, au moment où Ibrahim se disposait à envahir la Syrie? Sans doute, il ne s’agissait que d’une action contre le pacha de Saint-Jean d’Acre. Mais, après avoir dépossédé Abdallah, le vice-roi arrêterait-il son armée victorieuse? Son ambition se bornerait-elle au châtiment d’un coupable? Ne profiterait-il pas de l’occasion pour tenter la conquête définitive de cette Syrie, objet constant de ses désirs? Et, après Saint-Jean d’Acre, les villes de Damas, de Sidon, d’Alep, ne seraient-elles pas menacées par les soldats d’Ibrahim? C’était à tout le moins fort à craindre.

Kamylk-Pacha prit, cette fois, une résolution définitive. Ce n’était pas à lui qu’on en voulait, c’était surtout à sa fortune convoitée par Mourad, et que ce parent cherchait à lui arracher, dût-il en abandonner une grande part au vice-roi. Eh bien, il fallait faire disparaître cette fortune, il fallait la déposer en un si secret endroit que personne ne pût l’y découvrir. Puis, on verrait venir les événements. Plus tard, soit que Kamylk-Pacha se décidât à fuir ce pays d’Orient malgré qu’il y fût si vivement attaché, soit que la Syrie redevînt assez sûre pour qu’il pût s’y établir en toute sécurité, il irait reprendre son trésor là où il l’aurait enfoui.

Le capitaine Zô approuva les projets de Kamylk-Pacha et offrit de les exécuter d’une telle façon que ce secret ne pût jamais être dévoilé. Un brick-goélette fut acheté. On forma un équipage composé d’éléments divers, de marins qui n’avaient aucun lien entre eux, – pas même le lien de la nationalité. Les barils furent embarqués sans que personne pût soupçonner ce qu’ils renfermaient. A la date du 13 avril, le bâtiment sur lequel Kamylk-Pacha prit passage au port de Latakié avait mis en mer.

On le sait, sa volonté bien arrêtée était de découvrir un îlot dont le gisement ne serait connu que du capitaine et de lui. Il importait donc que l’équipage fût tellement dérouté qu’il ne pût estimer la direction suivie par le brick-goélette. Le capitaine Zô agit en conséquence pendant quinze mois, modifiant la route en tous les sens. Était-il sorti de la Méditerranée, et s’il en était sorti, y était-il rentré? N’avait-il pas couru à travers les autres mers de l’Ancien Continent? Était-ce même en Europe qu’il naviguait, lorsque ce nouvel îlot avait été aperçu? Ce qui est certain, c’est que le brick-goélette avait été successivement entraîné sous des climats très différents, sous des zones très diverses, et que le meilleur marin du bord n’aurait pu dire où il se trouvait actuellement. Approvisionné pour plusieurs années, il n’avait jamais atterri que pour faire de l’eau, puis s’éloignait de cette aiguade que le capitaine Zô était seul à connaître…

On le sait, Kamylk-Pacha avait dû longtemps naviguer avant de trouver un îlot à sa convenance, et, alors qu’il se disposait à jeter ses richesses à la mer, l’îlot si impatiemment cherché venait enfin d’apparaître.

Tels étaient les événements se rattachant à l’histoire de l’Égypte et de la Syrie qu’il importait de mentionner. A peine en sera-t-il question désormais. Le récit va prendre une allure plus fantaisiste que ce grave début ne pourrait le donner à croire… Mais il fallait l’appuyer sur une base solide, et c’est ce que l’auteur a fait, – ou du moins a tenté de faire.

 

 

Chapitre III

Où l’îlot est transformé en un coffre-fort incrochetable

 

e capitaine Zô donna ses ordres à l’homme de barre, et fit diminuer la voilure de manière à être maître de son navire. Une légère brise matinale soufflait du nord-est. Le brick-goélette allait pouvoir s’approcher de l’îlot sous le grand foc, le hunier et la brigantine, les autres voiles étant sur leurs cargues. Si la mer se levait, le bâtiment trouverait abri contre la houle au pied même de l’îlot.

Tandis que Kamylk-Pacha, accoudé aux rambardes de la dunette, regardait avec attention, le capitaine, posté à l’avant, manœuvrait en marin prudent à l’approche d’un îlot dont ses cartes ne lui indiquaient point le gisement.

Là était le danger, en effet. Sous ces eaux calmes, sans brisants, il est malaisé de reconnaître les roches qui les affleurent. Nul indice ne désigne le chenal à suivre. Il semblait que les abords fussent très francs. Aucune apparence de récifs. Le maître d’équipage, qui jetait la sonde, ne constatait nulle part un relèvement brusque du fond de la mer.

Voici, au surplus, l’aspect que présentait l’îlot, vu à un mille de distance, à cette heure où le soleil l’éclairait obliquement de l’est à l’ouest, après s’être dégagé des quelques brumes dont il était baigné au lever du jour:

C’était bien un îlot, et rien qu’un îlot, dont un État n’eût point songé à revendiquer la possession, car il n’en valait pas la peine – sauf l’accapareuse Angleterre, cela va sans dire. Et, ce qui prouvait surabondamment que cet amas rocheux était inconnu des navigateurs et des hydrographes, qu’il ne pouvait figurer sur les cartes les plus modernes, c’est que la Grande-Bretagne n’en avait pas encore fait un autre Gibraltar pour commander ces parages. Sans doute, il était situé en dehors des routes maritimes, et d’ailleurs, c’est à peine s’il venait de naître.

Comme conformation générale, l’îlot offrait l’apparence d’un plateau assez uni, dont le périmètre mesurait à peu près trois cents toises, un ovale irrégulier de cent cinquante toises dans sa longueur, de soixante à quatre-vingts dans sa largeur. Ce n’était point une agglomération de ces roches tourmentées, entassées les unes sur les autres, et qui semblent défier les lois de l’équilibre. Nul doute qu’il provînt d’un soulèvement tranquille et graduel de l’écorce tellurique. Il y avait lieu de rapporter son origine non à quelque poussée subite, mais à une lente émersion des profondeurs de la mer. Ses bords ne se découpaient point en criques plus ou moins profondes, en indentations multiples. Sans aucune ressemblance avec l’un de ces coquillages où la nature prodigue les mille fantaisies de son caprice, il présentait cette sorte de régularité de la valve supérieure d’une huître ou plutôt d’une carapace de tortue. Cette carapace s’arrondissait en s’exhaussant vers le centre, de telle façon que son point culminant s’élevait de cent cinquante pieds environ au-dessus du niveau de la mer.

Y avait-il des arbres à sa surface?… Pas un seul. Des traces de végétation?… Aucune. Des vestiges d’exploration?… En nul endroit. Cet îlot n’avait jamais été habité, – pas d’hésitation à cet égard, – et ne pouvait l’être. Étant donnés son gisement qui n’avait pas été relevé, et son aridité marmoréenne, Kamylk-Pacha n’aurait su mieux trouver pour la garantie, la sécurité, le secret du dépôt qu’il voulait confier aux entrailles de la terre.

«C’est à croire que la nature l’a fait exprès!» se disait le capitaine Zô.

Cependant le brick-goélette naviguait lentement, diminuant peu à peu ce qui lui restait de voilure. Puis, lorsqu’il ne fut plus qu’à une encablure de l’îlot, l’ordre de mouiller retentit. Aussitôt l’ancre, détachée du bossoir, entraînant la chaîne à travers l’écubier, alla mordre le fond par une profondeur de vingt-huit brasses.

On le voit, les pentes de cette masse rocheuse étaient singulièrement accores, sur ce côté du moins. Un navire aurait pu s’en approcher davantage, peut-être même jusqu’à la côtoyer, sans risque de toucher. Cependant mieux valait s’en être tenu à cette distance.

Lorsque le brick-goélette fut venu à l’appel de son ancre, le maître d’équipage fit carguer les dernières voiles, et le capitaine Zô remonta sur la dunette:

«Dois-je faire armer le grand canot, Excellence? demanda-t-il.

– Non… la yole. Je préfère que nous soyons tous deux seuls à débarquer.

– A vos ordres.»

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Un moment après, le capitaine, deux légers avirons en main, était assis à l’avant de la yole, Kamylk-Pacha à l’arrière. En quelques instants la petite embarcation eut accosté au revers d’une entaille, où le débarquement était facile. Le grappin fut solidement fixé dans un interstice de roche, et son Excellence prit possession de l’îlot.

Il n’y eut point de pavillon déployé, ni de coup de canon tiré en cette circonstance. Ce n’était pas un État qui faisait acte de premier occupant: c’était un particulier qui débarquait avec la pensée de partir après trois ou quatre heures.

Kamylk-Pacha et le capitaine Zô remarquèrent tout d’abord que les flancs de l’îlot, ne reposant pas sur une base sablonneuse, sortaient de la mer avec une inclinaison de cinquante à soixante degrés. Donc, nul doute que sa formation fût due au relèvement du fond sous-marin.

Ils commencèrent leur exploration circulairement, foulant du pied une sorte de quartz cristallisé, vierge de toute empreinte. En aucun point, le littoral ne paraissait avoir été corrodé par l’acide des lames. A la surface, sèche et de nature cristalline, on ne voyait d’autre liquide que l’eau restée au fond d’étroites mares à la suite des dernières pluies. La végétation ne s’y trahissait même pas par la présence de ces lichens, de ces mousses marines, perce-pierres ou autres, assez rustiques pour végéter entre les roches où le vent a semé quelques germes. Pas de coquillages, ni vivants ni morts, – anomalie vraiment inexplicable. Çà et là, des fientes d’oiseaux, qui étaient l’apport de plusieurs couples de goélands et de mouettes, les seuls représentants de la vie animale sur ces parages.

Dès qu’ils eurent achevé le tour de l’îlot, Kamylk-Pacha et le capitaine se dirigèrent vers la tumescence arrondie du centre. Nulle part les bords du périmètre n’avaient témoigné d’une visite ancienne ou récente qui eût atteint sa surface. Partout même netteté des roches de son flanc, et, si l’on permet cette expression, même propreté cristalline. Aucun stigmate, aucune souillure.

Lorsque tous deux eurent remonté la bosse qui relevait le milieu de cette carapace, ils dominèrent le niveau de l’océan de cent cinquante pieds environ. Assis l’un près de l’autre, ils observaient curieusement l’horizon offert à leurs regards.

Sur la vaste étendue liquide, qui réverbérait les rayons solaires, point de terre en vue. Donc, cet îlot n’appartenait pas à une de ces cyclades où se groupent des attolons en plus ou moins grand nombre. Aucun sommet n’accidentait cette portion de mer. Le capitaine Zô, la longue-vue aux yeux, chercha en vain quelque voile sur cette aire immense. Elle était absolument déserte en ce moment, et le brick-goélette ne courait pas le risque d’être aperçu pendant les quelques heures qu’il devait rester au mouillage à une demi-encablure des accores.

«Tu es certain de notre position aujourd’hui 9 septembre?… demanda alors Kamylk-Pacha.

– Certain, Excellence, répondit le capitaine Zô. D’ailleurs, pour plus de garantie, je vais refaire soigneusement le point.

– C’est important, en effet. Mais comment expliquer que cet îlot ne soit pas porté sur les cartes?

– Parce que, à mon avis, il est de formation très récente. Dans tous les cas, il doit vous suffire qu’il n’y figure pas, et que nous soyons assurés de le retrouver à cette place, le jour où votre volonté sera d’y revenir…

– Oui, capitaine, lorsque ces temps de troubles seront passés! Que m’importe si ce trésor demeure pendant de longues années enfoui sous ces roches! N’y sera-t-il pas plus en sûreté que dans ma maison d’Alep? Ce n’est pas ici que ni le vice-roi, ni son fils Ibrahim, ni cet indigne Mourad, pourront jamais venir m’en dépouiller! Cette fortune à Mourad, j’aurais mieux aimé l’anéantir au fond des mers!

– Extrémité regrettable, répondit le capitaine Zô, car la mer ne rend plus ce qu’on a confié à ses abîmes. Il est donc heureux que nous ayons découvert cet îlot. Lui, du moins, gardera vos richesses et vous les restituera fidèlement.

– Viens, dit Kamylk-Pacha, en se levant. Il faut que l’opération s’exécute rapidement, et mieux vaut que notre navire ne soit pas aperçu…

– A vos ordres.

– Personne à bord ne sait où nous sommes?…

– Personne, je le répète à Votre Excellence.

– Pas même dans quelle mer?…

– Pas même dans quelle mer de l’Ancien ou du Nouveau Monde. Il y a quinze mois que nous courons les océans, et, en quinze mois, un navire peut franchir de grandes distances entre les continents, sans en prendre connaissance.»

Kamylk-Pacha et le capitaine Zô descendirent vers l’anfractuosité où les attendait leur yole.

Au moment d’embarquer, le capitaine dit:

«Et, cette opération terminée, Votre Excellence mettra-t-elle le cap sur la Syrie?…

– Ce n’est pas mon intention. J’attendrai, avant de rentrer à Alep, que les soldats d’Ibrahim aient évacué la province, et que le pays ait recouvré son calme sous la main de Mahmoud.

– Vous ne pensez pas qu’il puisse être jamais réuni aux possessions du vice-roi?

– Non! par le prophète, non! s’écria Kamylk-Pacha, à qui cette hypothèse fit perdre de son flegme habituel. Que, pour un temps dont j’espère voir la fin, la Syrie soit annexée au domaine de Méhémet-Ali, c’est possible, car les voies d’Allah sont impénétrables! Mais qu’elle ne retourne pas à titre définitif au pouvoir du sultan… Allah ne le voudrait pas!

– Où Votre Excellence compte-t-elle se réfugier en quittant ces mers?…

– Nulle part… nulle part! Puisque mon trésor sera en sûreté parmi les roches de cet îlot, qu’il y reste! Nous, capitaine Zô, nous continuerons de naviguer comme depuis tant d’années nous l’avons fait ensemble…

– A vos ordres.»

En peu d’instants, Kamylk-Pacha et son compagnon furent de retour à bord.

Vers neuf heures, le capitaine procéda à une première observation du soleil, destinée à obtenir la longitude, c’est-à-dire l’heure du lieu, – observation qu’il compléterait par une seconde à midi, au moment où l’astre passerait au méridien, et qui lui donnerait sa latitude. Il se fit apporter son sextant, il prit hauteur, et, ainsi qu’il l’avait dit à Son Excellence, il poussa l’exactitude de l’opération aussi loin que possible. Ce résultat noté, le capitaine descendit dans sa cabine afin de préparer les calculs qui devaient fixer le gisement de l’îlot et qu’il terminerait une fois la hauteur méridienne obtenue.

Mais, auparavant, il avait donné des ordres pour que la chaloupe fût armée. Ses hommes devaient y embarquer les trois barils déposés dans la soute, ainsi que les outils, pics, pioches, et le ciment nécessaire à l’enfouissement.

Avant dix heures, tout était paré. Six matelots, sous la conduite du maître d’équipage, occupaient la chaloupe. Ils ne soupçonnaient en aucune façon ce que renfermaient ces trois barils, ni pour quelle raison on allait les enterrer en ce coin. Cela ne les regardait pas et ne les inquiétait guère. Marins rompus à l’obéissance, c’étaient des machines fonctionnant sans jamais demander le pourquoi des choses.

Kamylk-Pacha et le capitaine Zô prirent place à l’arrière de la chaloupe, et on atteignit l’îlot en quelques coups d’aviron.

Il s’agissait d’abord de choisir un endroit convenable pour l’excavation, ni trop près des bords menacés de coups de mer lors des mauvais temps d’équinoxe, ni trop haut, afin d’éviter les chances d’un éboulement. Cet endroit se rencontra précisément à la base d’un rocher taillé à pic, sur une des pointes de l’îlot orientées vers le sud-est.

A l’ordre du capitaine Zô, les hommes débarquèrent les barils ainsi que leurs outils, et vinrent le rejoindre. Puis, ils commencèrent à attaquer le sol à cette place.

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Le travail fut rude. C’est une dure matière que ce quartz cristallisé. A mesure que les pics le faisaient voler, les éclats étaient réunis avec soin, car on les emploierait à combler l’excavation, après que les barils y auraient été déposés. Il ne fallut pas moins de deux heures pour obtenir une cavité dont la profondeur mesurait de cinq à six pieds sur une égale largeur, véritable fosse dans laquelle le sommeil d’un mort n’eût jamais été troublé par le déchaînement des tempêtes.

Kamylk-Pacha se tenait à l’écart, l’œil pensif, l’esprit attristé de quelque obsession douloureuse. Se demandait-il s’il ne ferait pas bien de se coucher à côté de ses trésors pour y dormir de l’éternel sommeil?… Et, vraiment, où trouverait-il un plus sûr abri contre l’injustice et la perfidie des hommes?…

Dès que les barils eurent été descendus au fond de l’excavation, Kamylk-Pacha les regarda une dernière fois. A ce moment, le capitaine Zô eut la pensée, tant l’attitude de Son Excellence fut singulière, qu’elle allait contremander les ordres donnés, renoncer à ce projet, reprendre la mer avec ses richesses?…

Non, et un geste indiqua aux hommes de continuer le travail. Alors le capitaine fit assujettir solidement les trois barils l’un près de l’autre, et on les maintint par des morceaux de quartz, noyés dans un bain de chaux hydraulique. Le tout ne tarda pas à former une masse aussi compacte que la roche même de l’îlot. Puis, par-dessus, des pierres, cimentées entre elles, s’entassèrent de manière à remplir la fosse jusqu’au ras du sol. Après que les pluies et les rafales auraient balayé sa surface, il serait impossible de découvrir l’endroit où le trésor venait d’être enfoui.

Cependant il importait qu’une marque fût faite, – une marque ineffaçable que l’intéressé pût reconnaître un jour. Aussi, sur la paroi verticale du rocher qui se dressait en arrière de l’excavation, le maître d’équipage grava-t-il, au moyen d’un ciseau, un monogramme dont voici le fac-similé exact:

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C’étaient les deux K du nom de Kamylk-Pacha, accolés l’un à l’autre, et dont l’Égyptien faisait sa signature habituelle.

Il n’y avait pas lieu de prolonger le séjour sur l’îlot. Le coffre-fort était maintenant scellé au fond de cette fosse. Qui pourrait le découvrir en cet endroit, qui pourrait l’arracher de cette cachette ignorée?… Non! il y était en sûreté, et si Kamylk-Pacha, si le capitaine Zô, emportaient ce secret dans la tombe, la fin du monde arriverait sans que personne eût jamais pu le trahir.

Le maître d’équipage fit rembarquer ses hommes, tandis que Son Excellence et le capitaine demeuraient sur une roche du littoral. Quelques instants après, la chaloupe vint les chercher et les ramena au brick-goélette, immobile sur son ancre.

Il était onze heures quarante-cinq. Le temps était magnifique. Pas un nuage au ciel. Avant un quart d’heure, le soleil aurait atteint le méridien. Le capitaine alla chercher son sextant, et il se disposa à prendre la hauteur méridienne. Quand il l’eut relevée, il en déduisit la latitude, dont il se servit pour avoir la longitude, en calculant l’angle horaire après l’observation faite à neuf heures. Il obtint ainsi la position de l’îlot avec une approximation qui ne devait pas comporter une erreur d’un demi-mille. Ce travail terminé, il se préparait à remonter sur le pont, lorsque la porte de sa cabine s’ouvrit.

Kamylk-Pacha parut.

«Ton point est-il fait?… demanda-t-il.

– Oui, Excellence.

– Donne.»

Le capitaine tendit la feuille de papier sur laquelle il avait établi ses calculs.

Kamylk-Pacha lut attentivement, comme s’il eût voulu graver en son souvenir le gisement de l’îlot.

«Tu conserveras précieusement ce papier, dit-il au capitaine. Mais, quant au journal de bord, où, depuis quinze mois, tu as porté notre route…

– Ce journal, Excellence, personne ne l’aura jamais…

– Et pour que nous en soyons tout à fait certains, tu vas le détruire à l’instant…

– A vos ordres.»

Le capitaine Zô prit le registre sur lequel étaient chiffrées les diverses directions suivies par le brick-goélette en tant de mers différentes. Il le déchira et en brûla les pages à la flamme d’un fanal.

Kamylk-Pacha et le capitaine revinrent alors sur la dunette, et une partie de la journée se passa à ce mouillage.

Vers cinq heures du soir, des nuages commencèrent à charger l’horizon de l’ouest. A travers leurs étroites déchirures, le soleil couchant dardait des faisceaux de rayons qui semaient la mer de paillettes d’or.

Le capitaine Zô hocha la tête, en marin auquel l’apparence du temps ne plaît guère.

«Excellence, dit-il, il y a forte brise dans ces grosses vapeurs… peut-être même de la bourrasque pour la nuit!… Cet îlot ne nous offre aucun abri, et, avant qu’il ne fasse trop sombre, je pourrais l’avoir laissé d’une dizaine de milles au vent…

– Mais rien ne nous retient plus ici, capitaine, répondit Kamylk-Pacha.

– Partons en ce cas.

– Une dernière fois, tu n’as pas besoin pour vérifier ta position en latitude et longitude, de reprendre hauteur?…

– Non, Excellence, et je suis sûr de mon point comme je le suis d’être l’enfant de ma mère.

– Appareillons alors.

– A vos ordres.»

Les préparatifs se firent rapidement. L’ancre quitta le fond et remonta au bossoir. Les voiles éventées, la route fut donnée à l’ouest de quart-nord.

Debout à l’arrière, Kamylk-Pacha suivit du regard l’îlot inconnu, tant que les vagues lueurs du soir en dessinèrent les contours. Puis l’amas rocheux s’effaça dans les brumes. Mais, quand il le voudrait, le riche Égyptien était assuré d’en retrouver le gisement… et, avec lui, ce trésor qu’il lui avait confié, – trésor d’une valeur de cent millions de francs en or, diamants et pierres précieuses.

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