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Jules Verne

 

Mirifiques aventures

de maître Antifer

 

(Chapitre X-XII)

 

 

78 illustrations par George Roux

dont 12 grandes gravures en chromotypographie

2 cartes en couleur

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre X

Qui contient la relation rapide du voyage du Steamer Steersman de Cardiff,
entre Saint-Malo et Port-Said

 

e 21 février, le steamer anglais Steersman1 quittait le quai de Saint-Malo à la marée du matin. C’était un charbonnier de neuf cents tonneaux, du port de Cardiff, uniquement destiné aux voyages entre Newcastle et Port-Saïd pour le transport de la houille. D’habitude ce steamer ne s’attardait à aucune relâche. Cette fois, une légère avarie, une fuite à ses condenseurs, l’avait obligé à se réparer. Or, au lieu d’aller à Cherbourg, son capitaine avait fait un crochet sur Saint-Malo avec la pensée d’y voir un vieil ami. Quarante-huit heures après, le steamer avait pu reprendre la mer, et le cap Fréhel lui restait déjà à une trentaine de milles dans le nord-est, lorsque nous le signalons à l’attention des lecteurs.

Et pourquoi signaler ce charbonnier plutôt qu’un autre, puisqu’il en passe des centaines sur la Manche, et que le Royaume-Uni les emploie à exporter le fruit de ses entrailles carbonifères vers tous les points du monde?

Pourquoi?… Parce que maître Antifer se trouvait à bord et avec lui son neveu Juhel, et avec eux son ami Gildas Trégomain. Comment étaient-ils à bord d’un steamer anglais, au lieu d’être installés plus confortablement dans les wagons des Compagnies de chemins de fer? Que diable! lorsqu’il doit rapporter d’un voyage cent millions, c’est bien le moins que le voyageur prenne ses aises et ne regarde pas à la dépense!

Et c’est là ce que maître Antifer, le légataire du riche Kamylk-Pacha aurait fait, si l’occasion ne lui eût été offerte de voyager dans des conditions très agréables.

Le capitaine Cip, qui commandait le Steersman, était une ancienne connaissance de maître Antifer. Aussi, pendant sa relâche, l’Anglais ne manqua-t-il pas de rendre visite au Malouin, et, s’il fut bien reçu dans la maison de la rue des Hautes-Salles, cela va de soi. Quand il apprit que son ami se préparait à partir pour Port-Saïd, il lui offrit, moyennant un prix raisonnable, de prendre passage à bord du Steersman. C’était un bon navire, filant ses onze nœuds par mer calme, et qui n’employait guère que treize ou quatorze jours à franchir les cinq mille cinq cents milles qui séparent la Grande-Bretagne du fond de la Méditerranée. Le Steersman, il est vrai n’était pas approprié pour un service de voyageurs. Mais des marins ne sauraient être exigeants. On trouverait toujours à disposer une cabine convenable, et la traversée s’accomplirait sans transbordement, – ce qui ne laissait pas de présenter certains avantages.

On comprend donc que maître Antifer eût été tenté. Se claquemurer dans un wagon pendant un si long parcours, ce n’était pas pour lui agréer. A son idée, mieux valait passer deux semaines sur un bon navire, au milieu des fraîches brises de mer, que six jours au fond d’une boîte roulante, à respirer des scories de fumée et des molécules de poussière. Ce fut également l’avis de Juhel, si ce ne fut pas celui du gabarier, dont le champ de navigation s’était borné à l’entre-rives de la Rance. Grâce aux railways de l’Europe occidentale et orientale, il avait compté opérer la plus grande partie du voyage en chemin de fer; mais son ami en avait décidé autrement. On n’était pas à un jour près. Qu’on arrivât dans un mois ou dans deux, l’îlot serait toujours là, au gisement indiqué. Personne ne connaissait ce gisement, – exception faite pour maître Antifer, Juhel et Gildas Trégomain. Le trésor, enfoui depuis trente et un ans dans sa cachette au double K, ne risquait rien s’il attendait quelques semaines de plus…

Il suit de là que Pierre-Servan-Malo, si pressé qu’il fût, avait accepté au nom de ses compagnons et au sien la proposition du capitaine Cip, et c’est la raison pour laquelle le Steersman a dû être signalé à l’attention du lecteur.

C’est donc établi, maître Antifer, son neveu, son ami Trégomain, munis d’une belle somme en or que le gabarier a serrée dans sa ceinture, pourvus d’un excellent chronomètre, d’un sextant du bon faiseur et du bouquin de la Connaissance des Temps nécessaires à leurs observations futures, emportant de plus une pioche et un pic destinés à creuser le sol de l’îlot, ont payé passage sur le charbonnier. C’est un excellent bâtiment, bien commandé, avec un équipage comprenant deux mécaniciens, quatre chauffeurs et une dizaine de matelots. Le patron de la Charmante-Amélie a dû vaincre ses répugnances, se hasarder dans une traversée maritime, braver le courroux de Neptune, lui qui n’avait jamais répondu qu’aux sourires enchanteurs des nymphes potamides. Mais maître Antifer lui ayant enjoint de boucler sa malle et de la déposer à bord du Steersman, il n’avait pas risqué la plus légère observation. De touchants adieux s’étaient échangés de part et d’autre, Énogate tendrement pressée sur le cœur de Juhel, Nanon se partageant entre son neveu et son frère, Gildas Trégomain ayant grand soin de ne pas serrer trop fort entre ses bras ceux qui avaient eu le courage de s’y précipiter… Enfin l’assurance avait été donnée que l’absence serait de courte durée, que six semaines ne s’écouleraient pas sans que la famille fût à nouveau réunie dans la maison de la rue des Hautes-Salles… Et, alors, millionnaire ou non, on saurait bien décider maître Antifer à célébrer le mariage si malencontreusement interrompu… Puis, le navire avait pris la direction de l’ouest, et la jeune fille l’avait suivi du regard jusqu’au moment où sa mâture disparaissait à l’horizon…

Eh bien! est-ce que le Steersman a oublié les deux personnages, – lesquels ne sont pas de mince importance, – qui avaient le devoir d’accompagner le légataire de Kamylk-Pacha?

En effet, le notaire Ben-Omar et Saouk, le soi-disant Nazim, n’étaient point à bord. Avaient-ils donc manqué le départ?…

La vérité est qu’il n’avait pas été possible d’obtenir du tabellion égyptien qu’il s’embarquât sur le steamer. A son voyage d’aller, entre Alexandrie et Marseille, il avait été malade comme il n’est pas permis de l’être, – même à un notaire. Aussi, maintenant que la malchance l’obligeait à se transporter jusqu’à Suez et de là… on ne savait où… il s’était bien juré de n’employer que les voies terrestres, tant qu’il pourrait éviter les routes maritimes. Saouk n’avait pas opposé à cela la moindre objection, d’ailleurs, et, de son côté, maître Antifer ne tenait en aucune façon à se donner Ben-Omar comme compagnon de voyage. Aussi s’était-il contenté de lui assigner rendez-vous pour la fin du mois à Suez, sans dire qu’il y aurait lieu de pousser jusqu’à Mascate… C’est alors que le notaire serait bien obligé de braver les colères du perfide élément!

Maître Antifer avait même ajouté:

«Puisque votre client vous a mandé d’être présent à l’exhumation du legs en qualité d’exécuteur testamentaire, soyez-y. Mais, si les circonstances nous obligent à voyager ensemble, tenons-nous chacun à part, vu que je n’ai nulle envie de lier plus ample connaissance avec votre clerc et vous!»

A cette observation si aimablement formulée on reconnaît notre indécrottable Malouin.

Il résulte de cela que Saouk et Ben-Omar avaient quitté Saint-Malo avant le départ du Steersman, et c’est la raison pour laquelle ils ne figuraient pas parmi les passagers du capitaine Cip, – ce dont personne ne songeait le moins du monde à se plaindre. On le savait de reste, le notaire, d’une part poussé par la crainte de perdre sa prime s’il n’assistait pas à la découverte du trésor, de l’autre dominé par l’implacable volonté de Saouk, ne fausserait pas compagnie à maître Antifer. Il arriverait même avant lui à Suez où il l’attendrait non sans quelque impatience.

Cependant le Steersman filait à toute vapeur le long de la côte française. Il n’était pas trop rudement secoué par les vents de sud, trouvant dans une certaine mesure l’abri de la terre. Gildas Trégomain ne pouvait que s’en féliciter. Il s’était promis de mettre à profit ce voyage, d’étudier les mœurs et coutumes des divers pays que le sort l’obligeait à parcourir. Mais, comme c’était pour la première fois de sa vie qu’il prenait le large, il redoutait d’être pris du mal de mer. Aussi promenait-il un regard à la fois curieux et craintif jusqu’à cet horizon où se confondent l’eau et le ciel. Il n’essayait pas de jouer au marin, le digne homme, ni d’affronter les dénivellations du roulis et du tangage en arpentant le pont du steamer. En effet, le point d’appui eût vite manqué à ses jambes, à ses pieds habitués à l’immobile plancher d’une gabare. Assis à l’arrière, sur un banc de la dunette, accoudé ou cramponné aux batavioles, il gardait une attitude résignée qui lui attirait les plaisanteries malséantes de l’impitoyable Pierre-Servan-Malo.

«Eh bien, gabarier, cela va-t-il?…

– Jusqu’ici je n’ai pas trop à me désoler.

– Eh! eh!… ce n’est encore qu’une navigation en eau douce, puisque nous longeons la terre, et tu as le droit de te croire sur la Charmante-Amélie, entre les rives encaissées de la Rance! Mais, s’il survenait une anordie, la mer secouerait ses puces, et je crois que tu n’aurais guère le loisir de gratter les tiennes?

– Je n’ai pas de puces, mon ami.

– C’est une façon de parler, et je t’attends à l’Océan, lorsque nous aurons démanché…

– Tu penses que je serai malade?…

– Et, rudement, je t’en donne mon billet!»

On l’avouera, maître Antifer avait une façon de rassurer les gens qui n’appartenait qu’à lui. C’est pourquoi, Juhel, croyant devoir corriger les mauvais effets de ces pronostics, dit:

«Mon oncle exagère, monsieur Trégomain, et vous ne serez pas plus malade…

– Qu’un Marsouin?… C’est tout ce que je souhaite,» répondit le gabarier, en montrant deux ou trois de ces clowns de la mer qui cabriolaient à travers le sillage du Steersman.

Au soir, le navire doubla les extrêmes pointes de la Bretagne. Comme il était engagé dans le canal du Four, couvert par les hauteurs d’Ouessant, la mer ne lui fût pas trop mauvaise, bien qu’il eût le vent debout. Les passagers allèrent se coucher entre huit et neuf heures, laissant le steamer dépasser pendant la nuit la pointe Saint-Mathieu, le goulet de Brest, la baie de Douarnenez, le raz de Sein et mettre le cap au sud-ouest à travers l’Iroise.

Le gabarier rêva qu’il était malade à rendre l’âme. Ce n’était qu’un rêve, heureusement. Le matin venu, quoique le navire roulât d’un bord sur l’autre, tanguant de l’avant vers l’arrière, s’enfonçant dans le creux des lames, puis se relevant sur leur crête pour retomber encore, il n’hésita pas à monter sur le pont. Puisque les hasards de sa destinée lui réservaient de clore sa carrière de marinier par un voyage en mer, c’était le moins qu’il voulût en fixer les diverses éventualités dans sa mémoire.

Le voilà donc apparaissant sur les dernières marches de l’escalier du capot, d’où il émergea jusqu’à mi-corps. Et qu’aperçut-il, étendu sur un caillebotis, pâle, exsangue, s’en allant en glous-glous à la façon d’un tonneau qui se vide?…

Maître Antifer, en personne, – Antifer Pierre-Servan-Malo, vanné autant que peut l’être une frêle lady par mauvais temps, pendant la traversée du détroit de Boulogne à Folkestone!

Et quels jurons d’origine terrestre et maritime à la fois! Et comme il sacra de plus belle entre deux haut-le-corps, quand il contempla la face tranquille et colorée de son ami, lequel ne semblait point ressentir le moindre mal de cœur!

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«Oui… mille tonnerres! s’écria-t-il. Croirait-on cela?… Pour ne pas avoir mis le pied sur un bateau depuis dix ans… moi… maître au cabotage… malade pis qu’un patron de gabare…

– Mais… je ne le suis pas, osa dire Gildas Trégomain, en esquissant un de ses bons sourires.

– Tu ne l’es pas!… Et pourquoi ne l’es-tu pas?…

– Je m’en étonne, mon ami.

– Et cependant ta Rance n’a jamais ressemblé à cette mer de l’Iroise par un coup de chien du sud-ouest!…

– Jamais.

– Et tu n’a pas même la mine chavirée…

– Je le regrette, répondit Gildas Trégomain, puisque cela paraît te contrarier…»

Imaginez donc une meilleure pâte d’homme à la surface de notre monde sublunaire!

Nous avons hâte d’ajouter que ce malaise de maître Antifer ne fut que passager. Avant que le Steersman eût relevé le cap Ortegal, à la pointe nord-ouest de l’Espagne, alors qu’il évoluait encore au milieu de ces parages du golfe de Gascogne si terriblement battus par les houles de l’Atlantique, le Malouin avait reconquis son pied et son estomac de marin. Il lui était arrivé ce qui arrive à bien d’autres, – même des plus solides navigateurs, lorsqu’ils ont été quelque temps sans prendre la mer. Sa mortification n’en fut pas moins extrême et son amour-propre directement froissé à la pensée que ce patron de la Charmante-Amélie, ce commandant d’un bachot de rivière, était resté indemne, tandis que lui, avait failli se retourner les entrailles!

La nuit fut très pénible, pendant que le Steersman, avec grosse houle, naviguait par le travers de la Corogne et du Ferrol. Le capitaine Cip eut même un instant le dessein de relâcher, et peut-être s’y fût-il décidé, si maître Antifer n’avait émis l’avis de tenir bon. Des retards prolongés lui eussent donné quelque inquiétude relativement au paquebot de Suez, qui ne fait qu’une escale mensuelle au golfe Persique. A ces époques d’équinoxe, on peut toujours craindre de tels mauvais temps qu’il soit impossible de les affronter. Donc mieux valait ne point relâcher tant qu’il n’y aurait pas danger évident à continuer sa route.

Le Steersman poursuivit sa navigation à bonne distance des récifs du littoral de l’Espagne. Il laissa sur bâbord la baie de Vigo et les trois pains de sucre qui en signalent l’entrée, puis les pittoresques côtes du Portugal. Le lendemain, à tribord, on releva le groupe des Berlingues, que la Providence a fabriqué tout exprès pour l’établissement des feux qui signalent la proximité du continent aux navires venant du large.

Vous imaginez aisément que, durant ces longues heures inoccupées, on causait de la grande affaire, de cet extraordinaire voyage et de ses résultats certains. Maître Antifer avait repris son aplomb moral et physique. Les jambes écartées, le regard défiant l’horizon, il arpentait le pont d’un pied ferme, cherchant, s’il faut tout dire, sur la bonne figure du gabarier, un symptôme de malaise qui s’obstinait à n’y point paraître.

Et alors de lui lancer ces mots:

«Comment trouves-tu l’Océan?…

– C’est beaucoup d’eau, mon ami.

– Oui… un peu plus que dans ta Rance!…

– Sans doute, mais il ne faudrait pas dédaigner une rivière qui a son charme…

– Je ne la dédaigne pas, gabarier… je la méprise…

– Mon oncle, dit Juhel, on ne doit mépriser personne, et une rivière peut avoir sa valeur…

– Tout comme un îlot!» ajouta Gildas Trégomain.

Et sur ce mot, maître Antifer de dresser l’oreille, car c’était le toucher à son endroit sensible.

«Certes, s’écria-t-il, il y a des îlots qui méritent d’être mis au premier rang… le mien, par exemple!»

Ce pronom indiquait bien le travail qui s’était opéré dans ce cerveau de Breton – un pronom possessif s’il en fût jamais. Cet îlot du golfe d’Oman lui appartenait en propre par héritage.

«Et à propos de mon îlot, reprit-il, vérifies-tu chaque jour la marche de ton chronomètre, Juhel?…

– Assurément, mon oncle, et j’ai rarement vu un instrument aussi parfait.

– Et ton sextant?…

– Soyez certain qu’il vaut le chronomètre.

– Dieu merci, ils ont coûté assez cher!

– S’ils doivent rapporter cent millions, insinua judicieusement Gildas Trégomain, il n’y avait pas lieu de regarder au prix…

– Comme tu le dis, gabarier!»

Et, de fait, on n’y avait point regardé. Le chronomètre avait été fabriqué dans les ateliers de Bréguet, – avec quelle perfection, il est inutile d’y insister. Quant au sextant, il était digne du chronomètre, et, habilement manié, pouvait donner des angles à moins d’une seconde. Or, pour le maniement, il n’y avait qu’à s’en remettre au jeune capitaine. Grâce à ces deux appareils, il saurait déterminer avec une précision absolue le gisement de l’îlot.

Mais, si maître Antifer et ses deux compagnons avaient raison d’accorder entière confiance à ces instruments, c’était de la défiance, au contraire, de la très juste défiance, qu’ils éprouvaient pour Ben-Omar, l’exécuteur testamentaire de Kamylk-Pacha. Ils en causaient souvent, et un jour, l’oncle de dire à son neveu:

«Il ne me revient pas du tout, cet Omar, et je me promets de l’observer de près!

– Qui sait si nous le retrouverons à Suez?… répondit le gabarier d’un ton dubitatif.

– Allons donc! s’écria maître Antifer. Il nous y attendrait des semaines et des mois, s’il le fallait!… Est-ce que ce coquin-là n’était pas venu à Saint-Malo uniquement pour me voler ma latitude?

– Mon oncle, dit Juhel, vous n’avez pas tort, je crois, de surveiller ce garde-notes d’Égypte. A mon avis, il ne vaut pas cher, et j’avoue que son clerc Nazim ne me paraît pas valoir davantage!

– Je pense comme toi, Juhel, ajouta le gabarier. Ce Nazim n’a pas plus l’air d’un clerc que je n’ai l’air, moi…

– D’un jeune premier de théâtre! dit Pierre-Servan-Malo, en faisant rouler son caillou entre ses dents. Non, le susdit clerc n’a pas une figure à rédiger des actes… Après tout, en Égypte, il n’est pas étonnant que ces saute-ruisseaux aient de ces tournures de beys à éperons et à moustaches!… Le malheur est qu’il ne parle pas le français… On aurait pu le faire jaser…

– Le faire jaser, mon oncle? Si vous n’avez pas tiré grand’chose du patron, vous n’auriez rien tiré de son clerc, vous pouvez m’en croire. Je pense qu’il y aurait plutôt lieu de vous préoccuper de ce Saouk…

– Quel Saouk?…

– Ce fils de Mourad, le cousin de Kamylk-Pacha, de cet homme qui est déshérité à votre profit…

– Qu’il s’avise de se mettre en travers, Juhel, et je saurai le remettre en long! Est-ce que le testament n’est pas formel?… Alors, que nous veut-il, ce descendant de pachas, dont je me charge de couper les queues?…

– Cependant, mon oncle…

– Eh! je ne m’inquiète pas plus de lui que du Ben-Omar, et si ce fabricant de contrats ne marche pas correctement…

– Prends garde, mon ami! dit Gildas Trégomain. Tu ne peux pas te débarrasser du notaire… Il a le droit et même le devoir de raccompagner dans tes recherches… de te suivre sur l’îlot…

– Mon îlot, gabarier!…

– Soit… ton îlot!… Le testament l’indique d’une façon précise, et comme il lui est attribué une commission de un pour cent… soit un million de francs…

– Un million de coups de pied au derrière!» s’écria le Malouin, dont l’irascibilité croissait à la pensée de cette énorme prime que devait toucher Ben-Omar.

La conversation fut interrompue par des sifflets assourdissants. Le Steersman. qui s’était rapproché de terre, passait entre la pointe du cap Saint-Vincent et le rocher dressé au large du cap.

Le capitaine Cip n’omettait jamais d’envoyer un salut au couvent juché sur le haut de la falaise, – salut que le prieur s’empressait de lui rendre sous forme de bénédiction paternelle. Quelques vieux moines apparurent sur le plateau, et le steamer, onctueusement béni, contourna l’extrême pointe pour prendre direction vers le sud-est.

Pendant la nuit, en prolongeant la côte à quelques milles, on aperçut les feux de Cadix, on dépassa la baie de Trafalgar. Le matin au petit jour, après avoir relevé dans le sud le phare du cap Spartel, le Steersman, laissant à égale distance, sur tribord, les superbes collines de Tanger, meublées de jolies villas toutes blanches entre les frondaisons, et, sur bâbord, les coteaux échelonnés derrière Tarifa, donna dans le détroit de Gibraltar.

A partir de cet endroit, le capitaine Cip, servi par le courant de la Méditerranée, fila vivement, en se rapprochant du littoral marocain. Il entrevit Ceuta, perchée sur son roc comme un Gibraltar espagnol, il mit le cap au sud-est, et vingt-quatre heures après, l’île d’Alboran lui restait par l’arrière.

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Délicieuse navigation dont les passagers peuvent ressentir l’inexprimable charme, lorsque le navire qui les transporte passe en vue de la côte africaine. Rien de plus pittoresque, de plus varié que ce panorama, avec ses montagnes d’arrière-plan d’un harmonieux profil, les multiples découpures du rivage, les villes maritimes qui surgissent inopinément au détour des hautes falaises dans leur cadre de verdure, respecté de l’hiver sous ce climat méditerranéen. Le gabarier apprécia-t-il comme il convenait ces beautés naturelles, et balanceraient-elles en son souvenir les points de vue de sa bien aimée Rance entre Dinard et Dinan? Qu’éprouva-t-il en voyant Oran, dominée par le cône où s’accroche son fort, Alger étagée en amphithéâtre sur sa casbah, Stora perdue au milieu de ses roches d’un grandiose aspect, Bougie, Philippeville, Bône, mi-moderne et mi-antique, blottie au fond de son golfe. En un mot, quel fut l’état d’âme de Gildas Trégomain en présence de ce littoral superbe qui se déroulait devant ses yeux? C’est là un point historique qui n’est pas fixé et qui ne le sera jamais sans doute.

Ce fut à peu près par le travers de La Calle que le Steersman, s’éloignant de la côte tunisienne, prit direction vers le cap Bon. Dans la soirée du 5 mars, les hauteurs de Carthage se dessinèrent un instant sur un fond de ciel d’un blanc cru, au moment où le soleil se couchait au milieu des brumes. Puis, pendant la nuit, le steamer, après avoir doublé le cap Bon, sillonna cette portion orientale de la Méditerranée qui s’étend jusqu’aux Échelles du Levant.

Le temps était assez propice. Des grains parfois, mais des embellies qui laissaient au regard de larges horizons. C’est en ces conditions que l’île de Pantellaria montra son sommet aigu, – un ancien volcan endormi qui pourrait bien se réveiller un jour. Du reste, le sous-sol de cette partie de mer, depuis le cap Bon jusqu’aux parages les plus reculés de l’archipel grec, est volcanique. Des îles y apparaissent, telles Santorin et nombre d’autres, qui formeront peut-être un jour quelque nouvel archipel.

Aussi Juhel eut-il raison de dire à son oncle:

«Il est heureux que Kamylk-Pacha n’ait pas choisi un îlot de ces parages pour y enterrer sa fortune.

– C’est heureux… très heureux!» répondit maître Antifer.

Et sa face était devenue toute pâle à la pensée que son îlot aurait pu émerger d’une mer incessamment travaillée par les forces souterraines. Heureusement, le golfe d’Oman est garanti contre les éventualités de cette sorte. Il ne connaît pas de telles commotions, et l’îlot occuperait la place même où ses coordonnées géographiques en indiquaient le gisement.

Après avoir dépassé les îles de Gozzo et de Malte, le Steersman se rapprocha franchement de la côte égyptienne.

Le capitaine Cip vint reconnaître Alexandrie. Puis, ayant contourné ce réseau des bouches du Nil, sorte d’éventail déployé entre Rosette et Damiette, il fut signalé à l’ouvert de Port-Saïd dans la matinée du 7 mars.

Le canal de Suez était en construction à cette époque, puisqu’il ne fut inauguré qu’en 1869. Le steamer dut donc s’arrêter à Port-Saïd. Là, les maisons à l’européenne, les chalets à toit pointu, les villas fantaisistes, ont poussé sous le souffle français, le long d’une étroite bande de sable resserrée entre la mer, le canal et le lac Menzaleh. Le produit des fouilles a servi à combler une partie du marais, à établir un terre-plein, qui sert d’assise à la ville, où rien ne manque: église, hôpital, chantiers. Des constructions pittoresques s’étalent en façade sur la Méditerranée, et le lac est semé d’îlots verdoyants entre lesquels se glissent les barques de pêcheurs. Une sorte de demi-rade, de deux cent trente hectares, est protégée par ses deux digues, l’une occidentale, avec phare, sur une longueur de trois mille cinq cents mètres, l’autre, orientale, plus courte de sept cents mètres.

Maître Antifer et ses compagnons se séparèrent du capitaine Cip avec force remerciements sur l’accueil qu’ils avaient reçu à son bord et, le lendemain, ils prirent le chemin de fer qui fonctionnait alors entre Port-Saïd et Suez.

Il était fâcheux que le canal n’eût pas été achevé cette année-là. La traversée aurait vivement intéressé Juhel, et Gildas Trégomain aurait pu se croire entre les rives de la Rance, bien que l’aspect des lacs Amers et d’Ismaïla soit moins breton que Dinan et plus oriental que Dinard.

Quant à maître Antifer?… En vérité, est-ce qu’il eût songé à regarder ces merveilles? Non! pas plus celles qui sont dues à la nature, que celles qui sont dues au génie de l’homme. Pour lui, dans le monde entier il n’existait qu’un seul point, l’îlot du golfe d’Oman, son îlot, lequel, comme un bouton de métal brillant, hypnotisait tout son être…

Et il ne devait rien voir de Suez, cette ville, qui occupe actuellement une place si importante dans la nomenclature géographique. Mais ce qu’il aperçut très visiblement au sortir de la gare, ce fut un groupe de deux hommes, dont l’un se dépensait en saluts excessifs, tandis que l’autre ne se départissait pas de la gravité orientale.

C’étaient Ben-Omar et Nazim.

 

 

Chapitre XI

Dans lequel Gildas Trégomain déclare que son ami Antifer
pourrait bien finir par devenir fou

 

insi l’exécuteur testamentaire, le notaire Ben-Omar et son clerc étaient au rendez-vous assigné. Ils n’auraient eu garde d’y manquer. Depuis quelques jours déjà ils étaient arrivés à Suez, et que l’on juge de leur impatience en attendant le Malouin!

Sur un signe de maître Antifer, ni Juhel ni Gildas Trégomain ne bougèrent. Tous trois affectèrent même de se livrer à une conversation dont rien ne pouvait les distraire.

Ben-Omar s’avança en prenant cette attitude obséquieuse qui lui était habituelle.

On ne parut pas se douter de sa présence.

«Enfin… monsieur…» se hasarda-t-il à dire, en donnant à sa voix les plus aimables inflexions.

Maître Antifer tourna la tête, le regarda, et positivement, il avait l’air de ne point le connaître.

«Monsieur… c’est moi… c’est moi… répétait le notaire en s’inclinant.

– Oui… vous ?»

Et il n’eût pas dit plus clairement: Que diable me veut cet échappé d’une boîte à momie?

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«Mais… c’est moi… Ben-Omar… le notaire d’Alexandrie… Vous ne me remettez pas?…

– Est-ce que nous connaissons ce monsieur? demanda Pierre-Servan-Malo.

Et il interrogeait ses compagnons en clignant de l’œil, tandis que le caillou gonflait alternativement sa joue droite et sa joue gauche.

«Je le crois… répondit Gildas Trégomain, qui prenait en pitié l’embarras du notaire. C’est monsieur Ben-Omar que nous avons déjà eu le plaisir de rencontrer…

– En effet… en effet… répliqua maître Antifer, comme si ce souvenir fût revenu de loin, de très loin. Je me rappelle… Bon Omar… Ben-Omar?…

– Moi-même.

– Eh bien… que faites-vous ici ?…

– Comment… ce que j’y fais? Mais je vous attends, monsieur Antifer.

– Vous m’attendez?…

– Sans doute… Vous avez donc oublié?… Rendez-vous donné à Suez?…

– Rendez-vous?… Et pourquoi? répondit le Malouin, en jouant si bien la surprise que le notaire dut en être dupe.

– Pourquoi?… Mais le testament de Kamylk-Pacha… les millions légués… cet îlot…

– Vous pourriez dire mon îlot, ce me semble!

– Oui… votre îlot… Je vois que la mémoire vous revient… et comme le testament m’a imposé l’obligation de…

– C’est entendu, monsieur Ben-Omar… Bonjour… Bonjour!…»

Et, sans lui dire au revoir, il fit d’un mouvement d’épaule comprendre à Juhel et au gabarier de le suivre.

Mais, au moment où ils allaient s’éloigner de la gare, le notaire les arrêta.

«Où comptez-vous loger à Suez?… demanda-t-il.

– Dans un hôtel quelconque, répondit maître Antifer.

– L’hôtel où je suis descendu avec mon clerc Nazim vous conviendrait-il?…

– Celui-là ou un autre, peu importe! Pour les quarante-huit heures que nous devons passer ici.

– Quarante-huit heures?… répliqua Ben-Omar d’un ton où perçait une évidente inquiétude. Vous n’êtes pas arrivé au terme de votre voyage?…

– Pas le moins du monde, répondit maître Antifer, et il reste encore une traversée…

– Une traversée?… s’écria le notaire, qui pâlissait déjà comme si le pont d’un navire eût oscillé sous ses pieds.

– Une traversée que nous exécuterons, ne vous déplaise, à bord du paquebot Oxus. qui fait le service de Bombay…

– Bombay!

– Et qui doit partir après-demain de Suez. Je vous invite donc à y prendre passage, puisque votre compagnie nous est imposée…

– Où est donc cet îlot?… demanda le notaire, avec un geste de désespoir.

– Il est où il est, monsieur Ben-Omar.»

Là-dessus, maître Antifer, suivi de Juhel et de Trégomain, se rendit au plus prochain hôtel, où leurs bagages, peu encombrants, furent bientôt transportés.

Un instant plus tard, Ben-Omar avait rejoint Nazim, et un observateur eût vu clairement que son soi-disant clerc l’accueillait d’une façon peu respectueuse. Ah! sans cet un pour cent qui lui était attribué sur les millions, et aussi n’eût été la crainte que lui inspirait Saouk, avec quelle joie il aurait envoyé promener le légataire, et ce testament de Kamylk-Pacha, et cet îlot inconnu, à la recherche duquel il fallait courir à travers les continents et les mers!

 

On eût dit à notre Malouin que Suez était appelée autrefois Soueys par les Arabes, et Cléopatris par les Égyptiens, qu’il se serait empressé de répondre:

«Pour ce que j’y viens faire, cela m’est parfaitement égal!»

Visiter quelques mosquées, vieilles constructions sans caractère, deux ou trois places, dont la plus curieuse est celle du marché aux grains, la maison face à la mer où logea le général Bonaparte, c’est à quoi ne songeait guère cet impatient personnage. Mais Juhel se dit qu’il ne pourrait mieux occuper les quarante-huit heures de relâche qu’en prenant un aperçu de cette ville, peuplée de quinze mille habitants et dont l’enceinte irrégulière est misérablement entretenue.

Il suit de là que Gildas Trégomain et lui employèrent leur temps à courir les rues et les ruelles, à explorer la rade, où cinq cents bâtiments peuvent trouver un bon mouillage par seize et vingt mètres de profondeur, avec abri contre les vents de nord-nord-ouest qui dominent en toute saison.

Suez se livrait à un certain commerce maritime, même avant que le canal eût été projeté – grâce au railway qui dessert Le Caire et Alexandrie. Par sa situation au fond du golfe dont elle porte le nom, – golfe creusé entre le littoral égyptien et l’isthme sur une longueur de cent quatre-vingt-six kilomètres, – cette ville commande la mer Rouge, et, pour être lent, son développement n’en est pas moins assuré dans l’avenir.

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Encore une fois, cela laissait maître Antifer d’une indifférence rare. Tandis que ses deux compagnons déambulaient à travers les rues, lui ne quittait guère la superbe plage transformée en promenade. Il se sentait surveillé, il est vrai. Tantôt, c’était Nazim, tantôt c’était Ben-Omar, qui ne le perdaient pas de vue, sans jamais l’aborder. Il feignait; d’ailleurs, de ne point remarquer cette surveillance. Assis sur un banc, absorbé, méditatif, son œil sondant les horizons de la mer Rouge, il cherchait à les dépasser du regard. Et, parfois, tant son imagination subissait l’obsession d’une idée fixe, il croyait voir l’îlot, – son îlot – émerger là-bas des brumes du sud… par un effet de mirage, qui se produit fréquemment aux limites de ces grèves sablonneuses, merveilleux phénomène auquel l’œil se laisse toujours tromper.

Enfin, le 11 mars, dans la matinée, le paquebot Oxus eut terminé ses préparatifs de départ, et embarqué le charbon nécessaire à la traversée de l’océan Indien avec les relâches réglementaires.

On ne s’étonnera pas que maître Antifer, Gildas Trégomain et Juhel se fussent rendus à bord dès l’aube, ni que Ben-Omar et Saouk y eussent pris passage après eux.

Ce grand paquebot, bien que destiné plus spécialement aux marchandises, était aussi aménagé pour le transport des voyageurs, la plupart à destination de Bombay, quelques-uns seulement devant débarquer à Aden et à Mascate.

L’Oxus appareilla vers onze heures du matin et sortit des longues passes de Suez. Il régnait une assez fraîche brise de nord-nord-ouest, indiquant une tendance à retomber dans l’ouest. Comme ce voyage devait durer une quinzaine de jours, à cause des relâches successives, Juhel avait retenu une cabine à trois cadres, disposée à souhait pour la sieste du jour et le repos de la nuit.

Il va sans dire que Saouk et Ben-Omar occupaient une autre cabine, hors de laquelle le notaire ne ferait sans doute que de rares et courtes apparitions. Maître Antifer, bien décidé à réduire à l’indispensable les rapports qu’ils devaient avoir tous deux, avait débuté par déclarer à l’infortuné tabellion, avec cette délicatesse d’ours marin qui le caractérisait:

«Monsieur Ben-Omar, nous voyageons de conserve, c’est entendu, mais chacun de son côté… J’irai du mien, vous irez du vôtre… Il suffira que vous soyez là pour constater ma prise de possession, et, la chose terminée, j’espère que nous aurons le plaisir de ne plus nous rencontrer ni dans ce monde ni dans l’autre!»

Tant que l’Oxus descendit le long du golfe, abrité par les hauteurs de l’isthme, la navigation fut aussi tranquille qu’elle aurait pu l’être à la surface d’un lac. Mais, lorsqu’il donna dans la mer Rouge, ces fraîches brises, qui se développent sur les plaines arabiques, l’accueillirent assez rudement. Il en résulta un violent roulis, dont nombre de passagers se trouvèrent fort mal. Nazim ne parut point en être incommodé, – pas plus que maître Antifer et son neveu, pas plus que Gildas Trégomain, qui réhabilitait en sa personne la corporation des marins d’eau douce. Quant au notaire, il faut renoncer à peindre l’affaiblissement auquel il fut réduit. Il ne parut jamais ni sur le pont du paquebot, ni dans le salon, ni dans le dining-room. On l’entendait gémir au fond de sa cabine, et on ne l’entrevit même pas de toute la traversée. Mieux eût valu pour lui opérer ce voyage à l’état de momie. L’excellent gabarier, pris d’une sorte de pitié à l’égard du pauvre homme, lui fit quelques visites, – et cela ne surprendra pas, étant donnée sa bonne nature. Pour maître Antifer, qui ne pardonnait pas à Ben-Omar d’avoir voulu lui voler sa latitude, il haussait les épaules, lorsque Gildas Trégomain essayait de l’apitoyer sur le malheureux passager.

«Eh bien, gabarier, lui disait-il, en dégonflant sa joue droite pour gonfler sa joue gauche, ton Omar est-il vidé?…

– A peu près.

– Mes compliments!

– Mon ami… est-ce que tu ne viendras pas le voir… ne fût-ce qu’une fois?…

– Si, gabarier, si!… J’irai quand il n’en restera plus que la carapace!» Allez donc faire entendre raison à un homme qui répond sur ce ton en éclatant de rire!

Toutefois, si le notaire ne fut pas gênant au cours de cette traversée, son clerc Nazim ne laissa pas d’exciter à plusieurs reprises chez maître Antifer une irritation presque justifiée. Ce n’est pas que Nazim lui imposât sa présence… non!… D’ailleurs, pourquoi l’eût-il fait, puisque ni l’un ni l’autre n’auraient pu converser, faute de parler la même langue. Mais le soi-disant clerc était toujours là, épiant du regard ce que faisait le Malouin, comme s’il remplissait une fonction que son patron lui aurait imposée. Aussi, quel plaisir maître Antifer eût éprouvé à l’envoyer par-dessus le bord, en admettant que l’Égyptien eût été homme à souffrir un pareil traitement.

La descente de la mer Rouge fut assez pénible, – bien que l’on ne fût pas au milieu des intolérables chaleurs de l’été. A cette époque, on le sait, l’entretien des chaudières ne peut être confié qu’à des chauffeurs arabes. Eux seuls ne cuisent pas là où des œufs cuiraient en quelques minutes.

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A la date du 15 mars, l’Oxus atteignit la partie la plus resserrée du détroit de Bab-el-Mandeb. Après avoir évité à bâbord l’île anglaise de Périm, les trois Français purent saluer le pavillon de la France, que déployait le fort d’Obock au-dessus de la côte africaine. Puis le steamer retrouva du large dans le golfe d’Aden, et mit le cap sur le port de ce nom, où il devait débarquer quelques passagers.

Aden, encore une clef de ce trousseau de la mer Rouge, qui pend à la ceinture de la Grande-Bretagne, cette bonne ménagère toujours à la besogne! Avec l’île de Périm, dont elle a fait un autre Gibraltar, elle tient l’entrée de ce couloir long de six cents lieues, qui débouche sur les parages de l’océan Indien. Si le port d’Aden est en partie ensablé, du moins possède-t-il un vaste et commode mouillage à l’est, puis, à l’ouest, un bassin où toute une flotte trouverait abri. Les Anglais sont installés là depuis 1823. La ville actuelle, qui fut d’ailleurs florissante aux onzième et douzième siècles, était tout indiquée pour devenir l’entrepôt du commerce avec l’extrême Orient.

Aden, qui possède trente mille habitants, en comptait trois de plus – et de nationalité française – dans cette même soirée. La France y fut représentée, pendant vingt-quatre heures, par ces aventureux Malouins, et non des moins considérables de l’ancienne Armorique.

Maître Antifer ne jugea point à propos de quitter le bord. Il passa son temps à pester contre cette relâche, dont l’un des plus graves inconvénients fut de permettre au notaire d’apparaître sur le pont de l’Oxus. Dans quel état, grand Dieu! Il eut à peine la force de se traîner jusqu’à la dunette.

«Eh! c’est vous, monsieur Ben-Omar? dit Pierre-Servan-Malo avec un sérieux des plus ironiques. Vrai! je ne vous aurais pas reconnu!… Jamais vous n’irez jusqu’au bout du voyage!… A votre place… je resterais à Aden…

– Je le voudrais… répondit le malheureux, dont la voix était réduite à un souffle. Quelques jours de repos pourraient me rétablir, et si vous vouliez attendre le prochain paquebot…

– Désolé, monsieur Ben-Omar. J’ai hâte de verser entre vos mains le joli tantième qui doit vous revenir, et je ne puis, à mon grand regret, m’arrêter en route!

– Est-ce loin encore?…

– Plus que loin!» répondit maître Antifer, en décrivant du geste une courbe d’un diamètre invraisemblable.

Et, là-dessus, Ben-Omar de regagner sa cabine, se traînant comme une langouste, et, peu réconforté, on l’imagine, par cette brève conversation. Juhel et le gabarier revinrent à bord pour l’heure du dîner, et ne crurent point devoir raconter leur visite à Aden. Maître Antifer ne les eût guère écoutés.

Le lendemain, l’après-midi, l’Oxus reprit la mer, et n’eut pas à se louer de l’Amphitrite indienne, – Gildas Trégomain disait «Amphitruite». La déesse fut quinteuse, capricieuse, nerveuse, et l’on s’en ressentit à bord. Mieux vaut ne point chercher à savoir ce qui se passait dans la cabine de Ben-Omar. Mais on l’eût remonté sur le pont, enveloppé d’un drap, on l’eût envoyé au giron de la susdite déesse avec un boulet aux pieds, qu’il n’aurait pas eu la force de protester contre l’inopportunité de cette cérémonie funèbre.

Le mauvais temps ne se calma que le troisième jour, lorsque le vent hâla le nord-est, – ce qui donna au paquebot l’abri de la côte d’Hadramaut.

Inutile d’ajouter que, si Saouk supportait les éventualités de cette navigation sans en être incommodé, s’il ne souffrait pas au physique, il n’en allait pas ainsi de son moral. Être à la merci de ce damné Français, n’avoir pu lui arracher le mystère de l’îlot, se voir contraint à le suivre jusqu’à… jusqu’à l’endroit où il comptait s’arrêter!… Serait-ce à Mascate, à Surate, à Bombay, où l’Oxus devait faire escale?… N’allait-il pas plutôt s’engager à travers le détroit d’Ormuz, après avoir pris pied à Mascate?… Etait-ce donc l’un de ces centaines d’îlots du golfe Persique où Kamylk-Pacha était allé enfouir son trésor?

Cette ignorance, cette incertitude, entretenaient Saouk dans un état de perpétuelle exaspération. Il aurait voulu arracher ce secret des entrailles mêmes de maître Antifer. Que de fois il chercha à surprendre quelques mots échangés entre ses compagnons et lui! Puisqu’il passait pour ne pas comprendre le français, on ne pouvait se défier de sa présence… Tout cela n’avait abouti à rien. Et c’est justement le prétendu clerc qui était tenu, sinon en défiance, du moins en aversion. C’était même de la répulsion que sa personne inspirait. Ce sentiment instinctif, irraisonné, maître Antifer et ses compagnons l’éprouvaient à un degré égal. Ils s’éloignaient à l’approche de Saouk. Celui-ci ne s’en apercevait que trop.

L’Oxus relâcha une douzaine d’heures à Birbat, sur la côte arabe, dans la journée du 19 mars. Puis, à partir de ce point, il commença à prolonger la terre d’Oman, afin de remonter vers Mascate. Deux jours encore, il aurait doublé le cap Raz-el-Had. Vingt-quatre heures plus tard, il aurait atteint la capitale de l’imanat. Maître Antifer serait au terme de son voyage.

Il était temps, d’ailleurs. A mesure que le but s’approchait, le Malouin devenait plus nerveux, plus insociable. Toute sa vie se concentrait vers cet îlot tant désiré, cette mine d’or et de diamants qui lui appartenait. Il entrevoyait une caverne d’Ali-Baba dont la propriété lui avait été transférée par acte légitime et précisément dans ce pays des Mille et une Nuits, où la fantaisie de Kamylk-Pacha venait de le conduire.

«Savez-vous, dit-il ce jour-là à ses compagnons, que si la fortune de ce brave homme d’Égyptien…»

Il en parlait avec familiarité, comme un neveu eût parlé d’un oncle d’Amérique dont il allait palper l’héritage.

«… Savez-vous que si cette fortune eût consisté en lingots d’or, j’aurais été fort embarrassé, lorsqu’il se serait agi de l’emporter à Saint-Malo?

– Je vous crois, mon oncle, répondit Juhel.

– Cependant, risqua le gabarier, en remplissant notre valise, nos poches, la coiffe de notre chapeau…

– Voilà bien des idées de marinier! s’écria maître Antifer. Il se figure qu’un million en or, ça peut tenir dans un gousset!

– J’imaginais, mon ami…

– Mais tu n’as donc jamais vu un million en or?…

– Jamais… pas même en rêve!

– Et tu ne sais pas ce que cela pèse?…

– Je ne m’en doute point.

– Eh bien, je le sais, moi, gabarier, car j’ai eu la curiosité de le calculer!

– Dis un peu.

– Un lingot d’or valant un million pèse environ trois cent vingt-deux kilogrammes…

– Pas plus?» riposta naïvement Gildas Trégomain.

Maître Antifer le regarda de travers. Cependant l’observation avait été formulée de si bonne foi qu’il fut désarmé.

«Et, reprit-il, si un million pèse trois cent vingt-deux kilogrammes, cent millions en pèsent trente-deux mille deux cent quarante-six!

– Eh!… fit le gabarier, tu m’en diras tant!

– Et sais-tu combien il faudrait d’hommes, chargés à cent kilos chacun, pour transporter ces cent millions?…

– Achève, mon ami.

– Il en faudrait trois cent vingt-trois. Or, comme nous ne sommes que trois, juge un peu de notre embarras, une fois arrivés sur mon îlot! Heureusement, mon trésor se compose surtout de diamants et de pierres précieuses…

– Le fait est que mon oncle a raison, répondit Juhel.

– Et j’ajouterai, dit Gildas Trégomain, que cet excellent Kamylk-Pacha me paraît avoir arrangé convenablement les choses.

– Oh! ces diamants, s’écria maître Antifer, ces diamants d’une défaite si facile chez les joailliers de Paris ou de Londres!… Quelle vente, mes amis, quelle vente!… Pas tous, par exemple, non… pas tous!

– Tu n’en vendras qu’une partie?…

– Oui, gabarier, oui! répliqua maître Antifer, dont la face se convulsait, tandis que ses yeux jetaient des éclairs. Oui!… et d’abord, j’en garderai un pour moi… un diamant d’un million… que je porterai à ma chemise.

– A ta chemise, mon ami! répondit Gildas Trégomain. Mais tu seras éblouissant!… On ne pourra plus te regarder en face…

– Et il y en aura un second pour Énogate, ajouta maître Antifer. Voilà un petit caillou qui la rendra jolie…

– Pas plus qu’elle ne l’est, mon oncle! s’empressa de répondre Juhel.

– Si, mon neveu… si… Et il y aura un troisième diamant pour ma sœur!

– Ah! la bonne Nanon! s’écria Gildas Trégomain. Elle sera aussi parée que la Vierge qui regarde la rue Porcon de la Barbinais! Ah çà! tu veux donc qu’on vienne la redemander en mariage?…»

Maître Antifer haussa les épaules, disant:

«Et il y aura un quatrième diamant pour toi, Juhel, une belle pierre que tu porteras en épinglette…

– Merci, mon oncle.

– Et un cinquième pour toi, patron!

– Moi?… Si encore c’eût été pour mettre à la figure de proue de la Charmante-Amélie…

Non… gabarier… à ton doigt… en bague… en chevalière…

– Un diamant… à mes grosses pattes rougeaudes… ça m’ira comme des chaussettes à un Franciscain, répliqua le gabarier en montrant une énorme main, plus faite pour haler une aussière que pour étaler des bagues.

– N’importe, gabarier! Et il n’est pas impossible que tu trouves une femme qui veuille…

– A qui le dis-tu, mon ami!… Il y a précisément une belle et forte veuve, épicière à Saint-Servan…

– Épicière… épicière!… s’écria maître Antifer… Vois-tu d’ici la figure que ton épicière ferait dans notre famille, lorsque Énogate aura épousé son prince, et Juhel sa princesse!»

La conversation en resta là, et le jeune capitaine ne put s’empêcher de soupirer à la pensée que son oncle caressait encore ces rêves absurdes… Comment le ramènerait-on à des idées plus saines, si la malchance, – oui! la malchance – voulait qu’il devînt possesseur des millions de l’îlot?

«Positivement… il perdra la raison, pour peu que ça continue! dit Gildas Trégomain à Juhel, dès qu’ils furent seuls.

– C’est à craindre!» répondit Juhel, en regardant son oncle qui se parlait à lui-même.

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Deux jours après, le 22 mars, l’Oxus arrivait au port de Mascate, et trois matelots extrayaient Ben-Omar des profondeurs de sa cabine. Dans quel état! Ce n’était plus qu’un squelette… ou plutôt une momie, puisque la peau tenait encore à l’ossature de l’infortuné notaire!

 

 

Chapitre XII

Dans lequel Saouk se décide à sacrifier une moitié du trésor de Kamylk-Pacha,
afin de s’assurer l’autre moitié

 

t lorsque Gildas Trégomain pria Juhel de lui indiquer sur la carte de son atlas le point précis où se trouvait Mascate, il ne put en croire ses yeux. L’ex-patron de la Charmante-Amélie, le marinier de la Rance, transporté en cet endroit… si loin… si loin… jusque dans les mers du continent asiatique!

«Ainsi, Juhel, nous sommes au bout de l’Arabie?… demanda-t-il en ajustant son pince-nez.

– Oui, monsieur Trégomain, à l’extrémité sud-est.

– Et ce golfe-là, qui finit en entonnoir?…

– C’est le golfe d’Oman.

– Et cet autre golfe qui a l’air d’un gigot de présalé?…

– C’est le golfe Persique.

– Et le détroit qui les réunit?…

– C’est le détroit d’Ormuz.

– Et l’îlot de notre ami?…

– Il doit être quelque part dans le golfe d’Oman…

– S’il y est!» répliqua le gabarier, après s’être assuré que maître Antifer ne pouvait l’entendre.

L’imanat de Mascate, compris entre les cinquante-troisième et cinquante-septième méridiens, et entre les vingt-deuxième et vingt-septième parallèles, se développe sur une longueur de cinq cent quarante kilomètres et une largeur de deux cent quatre-vingts. Il convient d’y ajouter une première zone de la côte persane de Laristan à Moghistan, une seconde zone sur le littoral d’Ormuz et de Kistrim; de plus, en Afrique, toute la partie qui s’étend depuis l’Équateur jusqu’au cap Delgado, avec Zanzibar, Juba, Molinde, Sofala. Tout compte fait, c’est un État de cinq cent mille kilomètres carrés – presque la surface de la France, – avec dix millions d’habitants, des Arabes, des Persans, des Indous, des Juifs, et bon nombre de nègres. L’iman est donc un souverain qui mérite certaine considération.

En remontant le golfe d’Oman, après avoir pris direction sur Mascate, l’Oxus avait longé un littoral désolé, stérile, bordé de hautes falaises perpendiculaires, – on eût dit des ruines de constructions féodales. Un peu en arrière, s’arrondissaient quelques collines de cinq cents mètres d’élévation, premières assises de la chaîne de Gébel-Achdar, qui se profilent à trois mille pieds d’altitude. Rien d’étonnant à ce que ce pays soit aride, puisqu’il n’est arrosé d’aucun cours d’eau d’une réelle importance. Cependant les environs de la capitale suffisent à nourrir une population de soixante mille habitants. Dans tous les cas, ce ne sont pas les fruits qui manquent, raisins, mangues, pêches, figues, grenades, melons d’eau, citrons aigres et doux, et surtout les dattes dont il y a à profusion. Le dattier est par excellence l’arbre de ces terroirs arabes. C’est d’après lui qu’on estime la valeur des propriétés, et l’on dit un bien de trois ou quatre mille dattiers, comme on dit en France un domaine de deux ou trois cents hectares. Quant à l’imanat, il est d’autant plus commerçant que l’iman est non seulement le chef de l’État et le grand-prêtre de la religion, mais aussi le premier négociant du pays. Son royaume ne compte pas moins de deux mille navires jaugeant trente-sept mille tonnes. Sa marine militaire possède une centaine de bâtiments pourvus de plusieurs centaines de canons. Son armée est de vingt-cinq mille hommes. Quant à ses revenus, ils s’élèvent à près de vingt-trois millions de francs. En outre, propriétaire de cinq vaisseaux, il peut réquisitionner les navires de ses sujets, et les employer aux besoins de ses affaires, – ce qui lui permet de donner à celles-ci une superbe extension.

Du reste, l’iman est maître absolu dans l’imanat, lequel, d’abord conquis par Albuquerque en 1507, a secoué la domination portugaise. Ayant retrouvé son indépendance depuis un siècle, il est très soutenu par les Anglais, qui espèrent sans doute, après le Gibraltar d’Espagne, le Gibraltar d’Aden, le Gibraltar de Périm, créer le Gibraltar du golfe Persique. Ces tenaces Saxons finiront par «gibraltariser» tous les détroits du globe.

Est-ce que maître Antifer et ses compagnons avaient «pioché» leur Mascate au point de vue politique, industriel et commercial, avant de quitter la France?

Pas le moins du monde.

Est-ce que le pays pouvait les intéresser?

En aucune façon, puisque leur attention était uniquement concentrée sur un des îlots du golfe.

Mais l’occasion n’allait-elle pas s’offrir à eux d’étudier dans une certaine mesure l’état actuel de ce royaume?

Oui, puisqu’ils comptaient se mettre en rapport avec l’agent représentant la France en ce coin de l’Arabie.

Il y a donc un de nos agents à Mascate?

Il y en a un depuis le traité de 1841, traité qui fut signé entre l’iman et le gouvernement français.

Et à quoi sert-il cet agent?

Précisément à renseigner ses nationaux, lorsque leurs affaires les amènent jusqu’au littoral de l’océan Indien.

Pierre-Servan-Malo crut donc opportun de rendre visite à cet agent. En effet, la police du pays, très bien organisée et par conséquent très soupçonneuse, aurait pu suspecter l’arrivée de trois étrangers à Mascate, si ceux-ci n’eussent donné un prétexte valable à leur voyage. Seulement, il allait de soi qu’ils se garderaient bien d’indiquer le véritable.

L’Oxus devait continuer vers Bombay après quarante-huit heures de relâche. Aussi maître Antifer, le gabarier et Juhel débarquèrent-ils immédiatement. Ils ne se préoccupèrent en aucune façon, d’ailleurs, de Ben-Omar et de Nazim. A ceux-ci de se tenir au courant de leurs pas et démarches, de se joindre à eux, lorsqu’ils commenceraient les recherches dans le golfe.

Maître Antifer en tête, Juhel au milieu, Gildas Trégomain à l’arrière-garde, précédés d’un guide, se dirigèrent vers un hôtel anglais, à travers les places et les rues de la Babylone moderne. Les bagages suivaient. Quel soin on prit du sextant et du chronomètre achetés à Saint-Malo – du chronomètre surtout! Un Saint-Sacrement, sous un dais, n’eût pas été porté avec plus de respect, – on pourrait dire de ferveur, – par maître Antifer qui avait voulu s’en charger. Songez donc! l’instrument qui permettrait de déterminer la longitude du fameux îlot. Avec quelle ponctualité on l’avait remonté chaque jour! Que de précautions pour lui épargner des secousses qui auraient pu influer sur sa marche. Un mari n’aurait pas montré plus de sollicitude pour sa femme que notre Malouin en avait pour cet instrument, destiné à conservé l’heure de Paris.

Ce qui causait le plus vif étonnement au gabarier débarqué à Mascate, c’était de s’y voir, comme le doge de Gênes au milieu de la cour de Louis XIV.

Après avoir choisi leurs chambres, nos voyageurs se rendirent aux bureaux de l’agent, lequel fut assez surpris à la vue des trois Français, qui apparurent sur le seuil de sa porte.

C’était un Provençal, d’une cinquantaine d’années, nommé Joseph Bard. Il faisait le commerce des cotons blancs et manufacturés, des châles de l’Inde, des soieries de Chine, des étoffes brodées d’or et d’argent, articles fort recherchés des riches Orientaux.

Des Français chez un Français, alors que celui-ci est natif de la Provence, la connaissance est vite faite, et les rapports sont rapidement établis.

Maître Antifer et ses compagnons avaient en premier lieu décliné leurs noms et qualités. Après échange de poignées de main et offre de rafraîchissements, l’agent demanda à ses visiteurs quel était l’objet de leur voyage.

«J’ai rarement l’occasion de recevoir des compatriotes, dit-il. C’est donc un plaisir pour moi de vous accueillir, Messieurs, et je me mets entièrement à votre disposition.

– Nous vous en saurons gré, répondit maître Antifer, car vous pouvez nous être très utile en nous donnant des renseignements sur le pays.

– S’agit-il d’un simple voyage d’agrément?…

– Oui et non… monsieur Bard. Nous sommes marins tous les trois mon neveu, capitaine au long cours, Gildas Trégomain, un ancien commandant de la Charmante-Amélie…»

Et, cette fois, à l’extrême satisfaction de son ami, déclaré «commandant», maître Antifer parlait de la gabare comme s’il se fût agi d’une frégate ou d’un vaisseau de guerre.

«Et, moi, capitaine au cabotage, ajouta-t-il. Nous avons été chargés par une importante maison de Saint-Malo de fonder un comptoir soit à Mascate, soit dans l’un des ports du golfe d’Oman ou du golfe Persique.

– Monsieur, répondit Joseph Bard, très disposé à intervenir dans une affaire dont il devait tirer certains bénéfices, je ne puis qu’approuver vos projets et vous offrir mes services pour les conduire à bonne fin.

– En ce cas, dit alors Juhel, nous vous demanderons si c’est à Mascate même qu’il conviendrait de créer un comptoir de commerce ou dans une autre ville du littoral?…

– A Mascate, de préférence, répondit l’agent. Ce port voit son importance s’accroître chaque jour par ses relations avec la Perse, l’Inde, Maurice, la Réunion, Zanzibar et la côte d’Afrique.

– Et quels sont les articles d’exportation? demanda Gildas Trégomain.

– Dattes, raisins secs, soufre, poissons, copal, gomme d’Arabie, écailles, cornes de rhinocéros, huile, cocos, riz, millet, café et confitures.

– Confitures?… répéta le gabarier, qui laissa sensuellement apparaître le bout de sa langue entre ses lèvres.

– Oui, monsieur, répondit Joseph Bard, de ces confitures qu’on appelle «hulwah» dans le pays, et qui sont composées de miel, de sucre, de gluten et d’amandes.

– Nous y goûterons, mes amis…

– Tant que tu voudras, poursuivit maître Antifer, mais revenons à la question. Ce n’est pas pour manger des confitures que nous sommes venus à Mascate. Monsieur Bard a bien voulu nous citer les principaux articles de commerce…

– Auxquels il convient d’ajouter la pêche des perles dans le golfe Persique, répondit l’agent, pêche dont la valeur s’élève annuellement à huit millions de francs…»

On aurait pu voir la bouche de maître Antifer dessiner une sorte de moue dédaigneuse. Des perles pour huit millions de francs, la belle affaire aux yeux d’un homme qui possédait pour cent millions de pierres précieuses!

«Il est vrai, reprit Joseph Bard, le commerce de perles est entre les mains de marchands hindous, qui ne laisseraient pas s’établir une concurrence.

– Même hors de Mascate? dit Juhel.

– Même hors de Mascate, où les commerçants, je dois l’avouer, ne verraient point d’un bon œil s’installer les étrangers…»

Juhel profita de cette réponse pour amener la conversation sur un autre terrain.

En effet, la capitale de l’imanat est exactement située par 50°20’ de longitude est et 23°38’ de latitude nord. Il en résultait que, d’après les coordonnées de l’îlot, c’était au-delà qu’il fallait en chercher le gisement. L’essentiel était donc de quitter Mascate sous prétexte de découvrir un lieu favorable à la fondation d’un prétendu comptoir malouin. Aussi Juhel, après avoir observé qu’avant de se fixer à Mascate, il serait sage de visiter les autres villes de l’imanat, demanda-t-il quelles étaient celles qui se trouvaient sur le littoral.

«Il y a Oman, répondit Joseph Bard.

– Au nord de Mascate?…

– Non, dans le sud-est.

– Et dans le nord… ou le nord-ouest?…

– La ville la plus considérable est Rostak.

– Sur le golfe?…

– Non, à l’intérieur.

– Et sur le littoral?…

– C’est Sohar.

– A quelle distance d’ici?…

– A deux cents kilomètres environ.»

Un clignement d’yeux de Juhel fit comprendre à son oncle l’importance de cette réponse.

«Et Sohar… est-ce une ville commerçante?…

– Très commerçante. L’iman y réside quelquefois, lorsque telle est la fantaisie de Sa Hautesse…

– Sa Hautesse!» fit Gildas Trégomain.

Et, visiblement, cette qualification sonna d’une agréable façon aux oreilles du gabarier. Peut-être doit-elle être réservée uniquement au Grand-Turc; mais Joseph Bard crut de bon goût de l’appliquer à l’iman.

«Sa Hautesse est à Mascate, ajouta-t-il, et, lorsque vous aurez fait choix d’une ville pour votre comptoir, messieurs, il conviendra de solliciter une autorisation…

– Que Sa Hautesse ne nous refusera pas, je l’espère? répliqua le Malouin.

– Au contraire, répondit l’agent, et elle s’empressera de vous l’accorder moyennant finances.»

Le geste de maître Antifer indiqua qu’il était prêt à payer royalement.

«Comment se rend-on à Sohar? demanda Juhel.

– En caravane.

– En caravane!… s’écria le gabarier un peu inquiet.

– Eh! fit observer Joseph Bard, nous n’avons encore ni railways, ni tramways dans l’imanat, pas même de diligences. La route se fait en charrette ou à dos de mulet, à moins qu’on ne préfère aller à pied…

– Ces caravanes ne partent sans doute qu’à des intervalles éloignés? demanda Juhel.

– Pardonnez-moi, monsieur, répondit l’agent. Le commerce est très actif entre Mascate et Sohar, et demain, précisément…

– Demain?… répliqua maître Antifer. C’est parfait, et demain nous nous encaravanerons!»

La perspective de s’«encaravaner», comme disait son ami, était-elle pour réjouir Gildas Trégomain? il eût été permis de n’en rien croire à la grimace qui modifia sa bonne figure. Mais il n’était pas venu à Mascate pour faire résistance, et il dut se résigner à voyager dans ces conditions un peu pénibles.

Cependant il crut devoir demander à présenter une observation relative au trajet entre Mascate et Sohar.

«Va, gabarier, répondit maître Antifer.

– Eh bien, dit Gildas Trégomain, nous sommes tous trois des marins, n’est-ce pas?…

– Tous trois, répliqua son ami, non sans cligner de l’œil à l’adresse de l’ex-patron de la Charmante-Amélie.

Je ne vois pas, dès lors, poursuivit le gabarier, pourquoi nous n’irions pas par mer à Sohar. Deux cents kilomètres… avec une solide embarcation…

– Pourquoi non? dit maître Antifer. Gildas a raison. Ce serait du temps de gagné…

– Sans doute, répondit Joseph Bard, et je serai le premier à vous conseiller d’aller par la mer, si cela n’offrait certains dangers…

– Lesquels?… demanda Juhel.

– Le golfe d’Oman n’est pas très sûr, messieurs. Peut-être à bord d’un navire de commerce, pourvu d’un nombreux équipage, n’y aurait-il rien à craindre…

– Craindre!… s’écria maître Antifer. Craindre des coups de vent… des bourrasques?…

– Non… des pirates, qui ne sont pas rares aux approches du détroit d’Ormuz…

– Diable!» fit le Malouin.

Et il faut lui rendre cette justice, c’est qu’il ne songeait à s’effrayer des pirates que pour le retour, lorsqu’il serait en possession de son trésor.

Bref, sur cette observation de l’agent, nos voyageurs, bien résolus à ne point choisir la voie de mer pour revenir, jugèrent qu’il était inutile de la prendre pour aller. On partirait avec une caravane, on reviendrait avec une autre, puisque cette combinaison offrait toute sécurité. Gildas Trégomain dut dès lors accepter de cheminer par terre; mais, in petto, il éprouvait quelque inquiétude sur la façon dont il serait véhiculé.

L’entretien se borna là. Les trois Français furent très satisfaits de l’agent de France. A leur retour, ils viendraient lui faire visite, ils le tiendraient au courant de leurs démarches, ils n’agiraient que d’après ses avis. Ce roublard d’Antifer laissa même entendre que la fondation d’un comptoir pouvait produire d’importantes commissions desquelles profiterait la caisse de l’agence.

Avant de se séparer, Joseph Bard renouvela la recommandation de se présenter devant Sa Hautesse, s’offrant d’ailleurs à obtenir une audience pour ces étrangers de distinction.

Les susdits étrangers de distinction reprirent ensuite le chemin de l’hôtel.

Pendant ce temps, dans une chambre du même hôtel, Ben-Omar et Nazim conféraient entre eux. Cette conférence, on le croira volontiers, était agrémentée des multiples bourrades et rudes propos de Saouk.

Le soi-disant clerc et le notaire étaient arrivés à Mascate. Bien. Mais ils ignoraient encore si Mascate était le terme du voyage. Maître Antifer ne devait-il pas aller au-delà? C’était à cet imbécile d’Omar de le savoir, puisqu’il en avait le droit, et, à ce sujet, il n’était pas plus avancé que le faux Nazim.

«Voilà ce que c’est que d’avoir été bêtement malade pendant la traversée! répétait Nazim. Est-ce que tu n’aurais pas mieux fait de te bien porter?»

C’était aussi l’avis du notaire… comme pareillement de causer avec ce coquin de Français, de pénétrer ses secrets, d’apprendre où était déposé le trésor ?…

«Que Votre Excellence se calme, répondit Ben-Omar. Aujourd’hui même, je verrai monsieur Antifer… et rapprendrai… Pourvu qu’il ne s’agisse pas de se rembarquer!…»

Du reste, de connaître l’endroit où le légataire de Kamylk-Pacha porterait les recherches qui devaient le mettre en possession du legs, cela ne pouvait être mis en question. Puisque le testament lui imposait la présence de l’exécuteur testamentaire, lequel n’était autre que Ben-Omar, maître Antifer ne refuserait pas de lui répondre catégoriquement. Mais, lorsque l’îlot serait atteint, lorsqu’il aurait livré les trois précieux barils, comment Saouk parviendrait-il à en dépouiller son possesseur? A cette demande que lui avait plus d’une fois posée le notaire, il n’avait jamais répondu, par la raison qu’il n’aurait su comment répondre. Ce qui n’était que trop certain, c’est qu’il ne répugnerait à aucun moyen pour s’emparer d’une fortune qu’il considérait comme sienne, et dont Kamylk-Pacha l’avait frustré au profit d’un étranger. Et c’est bien ce qui effrayait Ben-Omar, simple tabellion doux et conciliant, auquel déplaisaient les coups de force, sachant que Son Excellence se souciait de la vie d’un homme comme d’une vieille figue sèche. Dans tous les cas, l’essentiel était d’abord de suivre les trois Malouins pas à pas, de ne point les perdre de vue au cours de leurs investigations, d’assister à l’exhumation du trésor… et, lorsque ce dernier serait entre leurs mains, d’agir suivant les circonstances.

Cela dûment arrêté, après avoir proféré des menaces terribles contre Ben-Omar, après avoir répété qu’il le rendait responsable de ce qui arriverait, Son Excellence sortit, en lui recommandant de guetter le retour de maître Antifer à l’hôtel.

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Ce retour ne s’effectua que dans la soirée, assez tard. Gildas Trégomain et Juhel s’étaient donné le plaisir de flâner à travers les rues de Mascate, tandis que maître Antifer – en imagination – se promenait à quelques centaines de kilomètres de là, dans l’est de Sohar, du côté de son îlot. Inutile de l’interroger sur l’impression que lui produisait la capitale de l’imanat, si les rues en étaient animées, si les boutiques paraissaient achalandées, si cette population d’Arabes, d’Indiens, de Persans, présentait quelque type original. Il n’avait rien voulu regarder, tandis que Juhel et le gabarier prenaient intérêt à tout ce qu’ils voyaient de cette ville restée si orientale. Aussi s’étaient-ils arrêtés devant les magasins où s’entassaient les marchandises de toutes sortes, des turbans, des ceintures, des manteaux de laine, des toiles écrues de coton, de ces jarres qu’on appelle «mertaban», et dont le coloriage resplendit sous leur émail. A la vue de ces belles choses, Juhel songeait au plaisir que sa chère Énogate aurait à les posséder. Quel souvenir ce serait pour elle de ce voyage survenu si mal à propos! Et ces bijoux, curieusement travaillés, ces riens d’une valeur artistique, ne serait-elle pas plus heureuse en les recevant de son fiancé, oui!… plus heureuse qu’en se parant des diamants de son oncle?

C’était aussi l’idée de Gildas Trégomain, et il disait à son jeune ami:

«Nous achèterons ce collier pour la petite, et tu le lui donneras au retour.

– Au retour! répondit Juhel en soupirant.

– Et aussi cette bague qui est si jolie… que dis-je, une bague… dix bagues… une à chacun de ses doigts…

– A quoi pense-t-elle, ma pauvre Énogate? murmurait Juhel.

– A toi, mon garçon, bien sûr, à toi et toujours!

– Et nous sommes séparés par des centaines et des centaines de lieues…

– Ah! interrompit le gabarier, ne pas oublier de lui choisir un pot de ces fameuses confitures que M. Joseph Bard nous a vantées…

– Mais, reprit Juhel, il serait peut-être à propos d’y goûter avant d’en faire emplette…

– Non, mon garçon, non! répliqua Gildas Trégomain. J’entends qu’Énogate y goûte la première…

– Et si elle les trouve mauvaises?…

– Elle les trouvera délicieuses, puisque c’est toi qui les auras rapportées de si loin!»

Comme l’excellent marinier connaissait bien le cœur des jeunes filles, quoiqu’aucune d’elles – ni de Saint-Malo ni de Saint-Servan ni de Dinard – n’eût jamais eu l’idée de devenir madame Trégomain.

Enfin, tous deux ne regrettèrent pas leur promenade à travers cette capitale de l’imanat, dont plus d’une grande cité européenne pourrait envier la bonne tenue et la propreté – à l’exception de sa ville natale que Pierre-Servan-Malo considérait comme l’une des premières du monde.

Ce que Juhel put remarquer, du reste, c’est que la police y était sévèrement exercée par de nombreux agents qui ne laissaient pas d’être très soupçonneux.

Aussi, ces agents ne manquaient-ils pas d’observer les allées et venues de ces étrangers, débarqués à Mascate, et n’ayant rien dit de ce qui les amenait. Seulement, au contraire des polices tracassières de certains États européens, qui exigent des présentations de passeports, imposent des interrogatoires intempestifs, celle-ci se bornerait probablement à suivre les trois Malouins aussi loin qu’il leur plairait d’aller, s’abstenant de questions indiscrètes. En effet, c’est bien ce qui devait se produire, et, maintenant qu’ils avaient posé le pied sur le territoire de l’imanat, ils ne le quitteraient pas sans que l’iman eût été mis au courant de leurs projets.

Heureusement maître Antifer ne le soupçonnait pas, car il eût éprouvé de justes craintes pour le dénouement de son aventure. Cent millions à retirer d’un îlot du golfe d’Oman, Sa Hautesse, très soucieuse de ses intérêts, ne le permettrait point. En Europe, si l’État prélève une demi-part d’un trésor trouvé, en Asie, le souverain, qui est l’État, n’hésite pas à prendre la part tout entière.

Par exemple, une question assez imprudente, ce fut celle que Ben-Omar crut devoir adresser à maître Antifer, lorsque celui-ci fut rentré à l’hôtel. Ayant entre-bâillé la porte de la chambre – discrètement, – il dit de sa voix insinuante:

«Pourrai-je savoir?…

– Quoi?

– Savoir, monsieur Antifer, quelle direction nous allons suivre?…

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– Première rue à droite, seconde à gauche, et ensuite toujours tout droit…»

Puis, là-dessus, maître Antifer repoussa brusquement la porte.

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1 Le timonier.