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Jules Verne

 

L’archipel en feu

 

 

(Chapitre VII-IX)

 

 

45 illustrations par L. Benett

Librairie Hachette

Paris 1926

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre VII

L’inattendu.

 

e lendemain, vers dix heures du matin, Nicolas Starkos débarquait sur le môle et se dirigeait vers la maison de banque. Ce n’était pas la première fois qu’il se présentait au comptoir, et il y avait toujours été reçu comme un client dont les affaires ne sont point à dédaigner.

Cependant, Elizundo le connaissait. Il devait savoir bien des choses de sa vie. Il n’ignorait même pas qu’il fût le fils de cotte patriote, dont il avait un jour parlé à Henry d’Albaret. Mais personne ne savait et ne pouvait savoir ce qu’était le capitaine de la Karysta.

Nicolas Starkos était évidemment attendu. Aussi fut-il reçu dès qu’il se présenta. En effet, la lettre, arrivée quarante-huit heures auparavant et datée d’Arkadia, venait de lui. Il fut donc immédiatement conduit, au bureau où se tenait le banquier, qui prit la précaution d’en refermer la porte à clef. Elizundo et son client étaient maintenant en présence l’un de l’autre. Personne ne viendrait les déranger. Nul n’entendrait ce qui allait être dit dans cet entretien.

«Bonjour, Elizundo, dit le capitaine de la Karysta, en se laissant tomber sur un fauteuil avec le sans-gêne d’un homme qui serait chez lui. Voilà bientôt six mois que je ne vous ai vu, bien que vous ayez eu souvent de mes nouvelles! Aussi, n’ai-je pas voulu passer si près de Corfou, sans m’y arrêter, afin d’avoir le plaisir de vous serrer la main.

– Ce n’est pas pour me voir, ce n’est pas pour me faire des amitiés que vous êtes venu, Nicolas Starkos, répondit le banquier d’une voix sourde. Que me voulez-vous?

– Eh! s’écria le capitaine, je reconnais bien là mon vieil ami Elizundo! Rien aux sentiments, tout aux affaires! Il y a longtemps que vous avez du fourrer votre cœur dans le tiroir le plus secret de votre caisse, – un tiroir dont vous avez perdu la clé!

– Voulez-vous me dire ce qui vous amène et pourquoi vous m’avez écrit? reprit Elizundo.

– Au fait vous avez raison, Elizundo! Pas de banalités! Soyons sérieux! Nous avons aujourd’hui de très graves intérêts à discuter, et ils ne souffrent aucun retard!

– Votre lettre me parle de deux affaires, reprit le banquier, l’une qui rentre dans la catégorie de nos rapports accoutumés, l’autre qui vous est purement personnelle.

– En effet, Elizundo.

– Eh bien, parlez, Nicolas Starkos! J’ai hâte de les connaître toutes les deux!»

On le voit, le banquier s’exprimait très catégoriquement. Il voulait, par là, mettre son visiteur eu demeure de s’expliquer, sans se dépenser en faux-fuyants ni échappatoires. Mais, ce qui contrastait avec la netteté de ces questions, c’était le ton un peu sourd dont elles étaient faites. Bien évidemment, de ces deux hommes, placés en face l’un de l’autre, ce n’était pas le banquier qui tenait la position.

Aussi, le capitaine de la Karysta ne put-il cacher un demi-sourire, dont Elizundo, les yeux baissés, ne vit rien.

«Laquelle des deux questions aborderons-nous d’abord? demanda Nicolas Starkos.

– D’abord, celle qui vous est purement personnelle! répondit assez vivement le banquier.

– Je préfère commencer par celle qui ne l’est pas, répliqua te capitaine d’un ton tranchant.

– Soit, Nicolas Starkos! De quoi s’agit-il?

– Il s’agit d’un convoi de prisonniers, dont nous devons prendre livraison à Arkadia. Il y a là deux cent trente sept têtes, hommes, femmes et enfants, qui vont être transportés à l’île de Scarpanto, d’où je me charge de les conduire à la côte barbaresque. Or, vous le savez, Elizundo, puisque nous avons souvent fait des opérations de ce genre, les Turcs ne livrent leur marchandise que contre argent ou contre du papier, à la condition qu’une bonne signature lui donne une valeur certaine. Je viens donc vous demander votre signature, et je compte que vous vomirez bien l’accorder à Skopélo, quand il vous apportera les traites toutes préparées. – Cela ne fera aucune difficulté, n’est-il pas vrai?»

Le banquier ne répondit pas, mais son silence ne pouvait être qu’un acquiescement à la demande du capitaine. Il y avait d’ailleurs des précédents qui l’engageaient.

«Je dois ajouter, reprit négligemment Nicolas Starkos. que l’affaire ne sera pas mauvaise. Les opérations ottomanes prennent une mauvaise tournure en Grèce. La bataille de Navarin aura de funestes conséquences pour les Turcs, puisque les puissances européennes s’en mêlent. S’ils doivent renoncer à la lutte, plus de prisonniers, plus de ventes, plus de profits. C’est pourquoi ces derniers convois qu’on nous livre encore dans d’assez bonnes conditions, auront-ils acquéreurs à haut prix sur les côtes de l’Afrique. Ainsi donc, nous trouverons notre avantage à cette affaire, et vous, le vôtre, par conséquent. – Je puis compter sur votre signature?

– Je vous escompterai vos traites, répondit Elizundo, et n’aurai pas de signature à vous donner.

– Comme il vous plaira, Elizundo, répondit le capitaine, mais nous nous serions contentés de votre signature. Vous n’hésitiez pas à la donner autrefois!

– Autrefois n’est pas aujourd’hui, dit Elizundo, et, aujourd’hui, j’ai des idées différentes sur tout cela!

– Ah! vraiment! s’écria le capitaine. A votre aise, après tout! – Mais est-il donc vrai que vous cherchiez à vous retirer des affaires, comme je l’ai entendu dire?

– Oui, Nicolas Starkos! répondit le banquier d’une voix plus ferme, et, en ce qui vous concerne, voici la dernière opération que nous ferons ensemble… puisque vous tenez à ce que je la fasse!

– J’y tiens absolument, Elizundo,» répondit Nicolas Starkos d’un ton sec.

Puis, il se leva, fit quelques tours dans le cabinet, mais sans cesser d’envelopper le banquier d’un regard peu obligeant. Revenant enfin se placer devant lui:

«Maître Elizundo, dit-il d’un ton narquois, vous êtes donc bien riche, puisque vous songez à vous retirer des affaires?»

Le banquier ne répondit pas.

«Eh bien, reprit le capitaine, que ferez-vous de ces millions que vous avez gagnés, vous ne les emporterez pas dans l’autre monde! Ce serait un peu encombrant pour le dernier voyage! Vous parti, à qui iront-ils?»

Elizundo persista à garder le silence.

«Ils iront à votre fille, reprit Nicolas Starkos, à la belle Hadjine Elizundo! Elle héritera de la fortune de son père! Rien de plus juste! Mais qu’en fera-t-elle? Seule, dans la vie, à la tête de tant de millions?»

Le banquier se redressa, non sans quelque effort, et, rapidement, en homme qui fait un aveu dont le poids l’étouffé:

«Ma fille ne sera pas seule! dit-il.

– Vous la marierez? répondit le capitaine. Et à qui, s’il vous plaît? Quel homme voudra d’Hadjine Elizundo, quand il connaîtra d’où vient en grande partie la fortune de son père? Et j’ajoute, quand elle-même le saura, à qui Hadjine Elizundo osera-t-elle donner sa main?

– Comment le saurait-elle? reprit le banquier. Elle l’ignore jusqu’ici, et qui le lui dira?

– Moi, s’il le faut!

– Vous?

– Moi! Écoutez, Elizundo, et tenez compte de mes paroles, répondit le capitaine de la Karysta avec une impudence voulue, car je ne reviendrai plus sur ce que je vais vous dire. Cette énorme fortune, c’est surtout par moi, par les opérations que nous avons faites ensemble et dans lesquelles je risquais ma tête, que vous l’avez gagnée! C’est en trafiquant des cargaisons pillées, des prisonniers achetés et vendus pendant la guerre de l’Indépendance, que vous avez encaissé ces gains, dont le montant se chiffre par millions! Eh bien, il n’est que juste que ces millions me reviennent! Je suis sans préjugés, moi, vous le savez de reste! Je ne vous demanderai pas l’origine de votre fortune! La guerre terminée, moi aussi, je me retirerai des affaires! Mais je ne veux pas, non plus, être seul dans la vie, et j’entends, comprenez-moi bien, j’entends qu’Hadjine Elizundo devienne la femme de Nicolas Starkos!»

Le banquier retomba sur son fauteuil. Il sentait bien qu’il était entre les mains de cet homme, depuis longtemps son complice. Il savait que le capitaine de la Karysta ne reculerait devant rien pour arriver à son but. Il ne doutait pas que, s’il le fallait, il ne fût homme à raconter tout le passé de la maison de banque.

Pour répondre négativement à la demande de Nicolas Starkos, au risque de provoquer un éclat, Elizundo n’avait plus qu’une chose à dire, et, non sans quelque hésitation, il la dit:

«Ma fille ne peut être votre femme, Nicolas Starkos, parce qu’elle doit être la femme d’un autre!

– D’un autre! s’écria Nicolas Starkos. En vérité, je suis arrivé à temps! Ah! la fille du banquier Elizundo se marie?…

– Dans cinq jours!

– Et qui épouse-t-elle?… demanda le capitaine, dont la voix frémissait de colère.

– Un officier français.

– Un officier français! Sans doute, un de ces Philhellènes qui sont venus au secours de la Grèce?

– Oui!

– Et il se nomme?…

– Le capitaine Henry d’Albaret.

– Eh bien, maître Elizundo, reprit Nicolas Starkos, qui s’approcha du banquier et lui parla les yeux dans les yeux, je vous le répète, lorsque ce capitaine Henry d’Albaret saura qui vous êtes, il ne voudra plus de votre fille, et, lorsque votre fille connaîtra la source de la fortune de son père, elle ne pourra plus songer à devenir la femme de ce capitaine Henry d’Albaret! Si donc vous ne rompez pas ce mariage aujourd’hui, demain il se rompra de lui-même, car demain les deux fiancés sauront tout!… Oui!… Oui!… de par le diable, ils le sauront!»

Le banquier se releva encore une fois. Il regarda fixement le capitaine de la Karysta, et, alors, d’un accent de désespoir, auquel il n’y avait point à se tromper:

«Soit!… Je me tuerai. Nicolas Starkos, dit-il, et je ne serai plus une honte pour ma fille!

– Si, répondit le capitaine, vous le serez dans l’avenir comme vous l’êtes dans le présent, et votre mort ne fera jamais qu’Elizundo n’ait été le banquier des pirates de l’Archipel!»

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Elizundo retomba, accablé, et ne put rien répondre, lorsque le capitaine ajouta:

«Et voilà pourquoi Hadjine Elizundo ne sera pas la femme de cet Henry d’Albaret, pourquoi elle deviendra, qu’elle le veuille ou non, la femme de Nicolas Starkos!»

Pendant une demi-heure encore, cet entretien se prolongea en supplications de la part de l’un, en menaces de la part de l’autre. Non certes, il ne s’agissait pas d’amour, lorsque Nicolas Starkos s’imposait à la fille d’Elizundo! Il ne s’agissait que des millions dont cet homme voulait avoir l’entière possession, et aucun argument ne le ferait fléchir.

Hadjine Elizundo n’avait rien su de cette lettre, qui annonçait l’arrivée du capitaine de la Karysta; mais, depuis ce jour, son père lui avait paru plus triste, plus sombre que d’habitude, comme s’il eût été accablé par quelque préoccupation secrète. Aussi, lorsque Nicolas Starkos se présenta à la maison de banque, elle ne put se défendre d’en ressentir une inquiétude plus vive encore. En effet, elle connaissait ce personnage pour l’avoir vu venir plusieurs fois pendant les dernières années de la guerre. Nicolas Starkos lui avait toujours inspiré une répulsion dont elle ne se rendait pas compte. Il la regardait, semblait-il, d’une façon, qui ne laissait pas de lui déplaire, bien qu’il ne lui eût jamais adressé que des paroles insignifiantes, comme eût pu le faire un des clients habituels du comptoir. Mais la jeune fille n’avait pas été sans observer qu’après les visites du capitaine de la Karysta, son père était toujours, et pendant quelque temps, en proie à une sorte de prostration, mêlée d’effroi. De là son antipathie, que rien ne justifiait du moins jusqu’alors, contre Nicolas Starkos.

Hadjine Elizundo n’avait point encore parlé de cet homme à Henry d’Albaret. Le lien qui l’unissait à la maison de banque ne pouvait être qu’un lien d’affaires. Or, des affaires d’Elizundo, dont elle ignorait d’ailleurs la nature, il n’avait jamais été question dans leurs entretiens. Le jeune officier ne savait donc rien des rapports qui existaient, non seulement entre le banquier et Nicolas Starkos, mais aussi entre ce capitaine et la vaillante femme dont il avait sauvé la vie au combat de Chaidari, qu’il ne connaissait que sous le seul nom d’Andronika.

Mais, ainsi qu’Hadjine, Xaris avait eu plusieurs fois l’occasion de voir et de recevoir Nicolas Starkos au comptoir de la Strada Reale. Lui aussi, il éprouvait à son égard les mêmes sentiments de répulsion que la jeune fille. Seulement, étant donnée sa nature vigoureuse et décidée, ces sentiments se traduisaient chez lui d’une autre façon. Si Hadjine Elizundo fuyait toutes les occasions de se trouver en présence de cet homme, Xaris les eût plutôt recherchées, à la condition «de pouvoir lui casser les reins,» comme il le disait volontiers.

«Je n’en ai pas le droit, évidemment, pensait-il, mais cela viendra peut-être!»

De tout cela, il résulte donc que la nouvelle visite du capitaine de la Karysta au banquier Elizundo ne fut vue avec plaisir ni par Xaris, ni par la jeune fille. Bien au contraire. Aussi, ce fut un soulagement pour tous les deux, lorsque Nicolas Starkos, après un entretien dont rien n’avait transpiré, eut quitté la maison et repris le chemin du port.

Pendant, une heure, Elizundo resta enfermé dans son cabinet. On ne l’y entendait même pas bouger. Mais ses ordres étaient formels: ni sa fille, ni Xaris ne devaient entrer, sans avoir été demandés expressément. Or, comme la visite avait duré longtemps, cette fois, leur anxiété s’était accrue en raison du temps écoulé.

Tout à coup, la sonnette d’Elizundo se fit entendre, – un coup timide, venant d’une main peu assurée.

Xaris répondit à cet appel, ouvrit la porte qui n’était plus refermée en dedans, et se trouva en présence du banquier.

Elizundo était toujours dans son fauteuil, à demi affaissé, l’air d’un homme qui vient de soutenir une violente lutte contre lui-même. Il releva la tête, regarda Xaris, comme s’il eût eu quelque peine à le reconnaître, et, passant la main sur son front:

«Hadjine?» dit-il d’une voix étouffée.

Xaris fit un signe affirmatif et sortit. Un instant après, la jeune fille se trouvait devant son père. Aussitôt, celui-ci, sans autre préambule, mais les yeux baissés, lui disait d’une voix altérée par l’émotion:

«Hadjine, il faut… il faut renoncer au mariage projeté avec le capitaine Henry d’Albaret!

– Que dites-vous, mon père?… s’écria la jeune fille, que ce coup imprévu atteignit en plein cœur.

– Il le faut, Hadjine! répéta Elizundo.

– Mon père, me direz-vous pourquoi vous reprenez votre parole, à lui et à moi? demanda la jeune fille. Je n’ai pas l’habitude de discuter vos volontés, vous le savez, et, cette fois, je ne les discuterai pas davantage, quelles qu’elles soient!… Mais, enfin, me direz-vous pour quelle raison je dois renoncer à épouser Henry d’Albaret?

– Parce qu’il faut, Hadjine… il faut que tu sois la femme d’un autre!» murmura Elizundo.

Sa fille l’entendit, si bas qu’il eût parlé.

«Un autre! dit-elle, frappée non moins cruellement par ce second coup que par le premier. Et cet autre?’…

– C’est le capitaine Starkos!

– Cet homme!… cet homme!»

Ces mots s’échappèrent involontairement des lèvres d’Hadjine, qui se retint à la table pour ne pas tomber.

Puis, dans un dernier mouvement de révolte que cette résolution provoquait en elle:

«Mon père, dit-elle, il y a dans cet ordre que vous me donnez, malgré vous peut-être, quelque chose que je ne puis expliquer! Il y a un secret que vous hésitez à me dire!

– Ne me demande rien, s’écria Elizundo, rien!

– Rien?… mon père!… Soit!… Mais, si, pour vous obéir, je puis renoncer à devenir la femme d’Henry d’Albaret… dusse-je en mourir…je ne puis épouser Nicolas Starkos!….Vous ne le voudriez pas!

– Il le faut, Hadjine! répéta Elizundo.

– Il y va de mon bonheur! s’écria la jeune fille.

– Et de mon honneur, à moi!

– L’honneur d’Elizundo peut-il dépendre d’un autre que de lui-même? demanda Hadjine.

– Oui… d’un autre!… Et cet autre… c’est Nicolas Starkos!»

Cela dit, le banquier se leva, les yeux hagards, la figure contractée, comme s’il allait être frappé de congestion.

Hadjine, devant ce spectacle, retrouva toute son énergie. Et, en vérité, il lui en fallut pour dire, en se retirant:

«Soit, mon père!… Je vous obéirai!»

C’était sa vie à jamais brisée, mais elle avait compris qu’il y avait quelque effroyable secret dans les rapports du banquier avec le capitaine de la Karysta! Elle avait compris qu’il était dans les mains de ce personnage odieux!… Elle se courba, elle se sacrifia!… L’honneur de son père exigeait ce sacrifice!

Xaris reçut la jeune fille entre ses bras, presque défaillante. Il la transporta dans sa chambre. Là, il sut d’elle tout ce qui s’était passé, à quel renoncement elle avait consenti!… Aussi, quel redoublement de haine se fit en lui contre Nicolas Starkos!

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Une heure après, selon son habitude, Henry d’Albaret se présentait à la maison de banque. Une des femmes de service lui répondit qu’Hadjine Elizundo n’était pas visible. Il demanda à voir le banquier… Le banquier ne pouvait le recevoir. Il demanda à parler à Xaris… Xaris n’était pas au comptoir.

Henry d’Albaret rentra à l’hôtel, extrêmement inquiet. Jamais pareilles réponses ne lui avaient été faites. Il résolut de revenir le soir et attendit dans une profonde anxiété.

A six heures, on lui remit une lettre à son hôtel. Il regarda l’adresse et reconnut qu’elle était de la main même d’Elizundo. Cette lettre ne contenait que ces lignes:

«Monsieur Henry d’Albaret est prié de considérer comme non avenus les projets d’union formés entre lui et la fille du banquier Elizundo. Pour des raisons qui lui sont tout à fait étrangères, ce mariage ne peut avoir lieu, et monsieur Henry d’Albaret voudra bien cesser ses visites à la maison de banque.

ELIZUNDO.»

Tout d’abord, le jeune officier ne comprit rien à ce qu’il venait de lire. Puis, il relut cette lettre… Il fut atterré. Que s’était-il donc passé chez Elizundo? Pourquoi ce revirement? La veille, il avait quitté la maison, où se faisaient encore les préparatifs de son mariage! Le banquier avait été avec lui ce qu’il était toujours! Quant à la jeune fille, rien n’indiquait que ses sentiments eussent changé à son égard!

«Mais aussi, la lettre n’est pas signée Hadjine! se répétait-il. Elle est signée Elizundo!… Non! Hadjine n’a pas connu, ne connaît pas ce que m’écrit son père!… C’est à son insu qu’il a modifié ses projets!… Pourquoi?… Je n’ai donné aucun motif qui ait pu… Ah! je saurai quel est l’obstacle qui se dresse entre Hadjine et moi!»

Et, puisqu’il ne pouvait plus être reçu dans la maison du banquier, il lui écrivit, «ayant absolument le droit, disait-il, de connaître les raisons qui faisaient rompre ce mariage à la veille de s’accomplir.»

Sa lettre resta sans réponse. Il en écrivit une autre, deux autres: même silence.

Ce fut alors à Hadjine Elizundo qu’il s’adressa. Il la suppliait, au nom de leur amour, de lui répondre, dût-elle le faire par un refus de jamais le revoir!… Nulle réponse.

Il est probable que sa lettre ne parvint pas à la jeune fille. Henry d’Albaret, du moins, dut le croire. Il connaissait assez son caractère pour être sûr qu’elle lui aurait répondu.

Alors, le jeune officier, désespéré, chercha à voir Xaris. Il ne quitta plus la Strada Reale. Il rôda pendant des heures entières autour de la maison de banque. Ce fut inutile. Xaris, obéissant peut-être aux ordres du banquier, peut-être à la prière d’Hadjine, ne sortait plus.

Ainsi se passèrent en vaines démarches les journées ou 24 et du 25 octobre. Au milieu d’angoisses inexprimables, Henry d’Albaret croyait avoir atteint l’extrême limite de la souffrance!

Il se trompait.

En effet, dans la journée du 26, une nouvelle se répandit, qui allait le frapper d’un coup plus terrible encore.

Non seulement son mariage avec Hadjine Elizundo était rompu, – rupture qui était maintenant connue de toute la ville, – mais Hadjine Elizundo allait se marier avec un autre!

Henry d’Albaret fut anéanti en apprenant cette nouvelle. Un autre que lui serait le mari d’Hadjine!

«Je saurai quel est cet homme! s’écria-t-il. Celui-là, quel qu’il soit, je le connaîtrai!… J’arriverai jusqu’à lui!… Je lui parlerai… et il faudra bien qu’il me réponde!»

Le jeune officier ne devait pas tarder à apprendre quel était son rival. En effet, il le vit entrer dans la maison de banque; il le suivit lorsqu’il en sortit; il l’épia jusqu’au port, où l’attendait son canot au pied du môle; il le vit regagner la sacolève, mouillée à une demi-encablure au large.

C’était Nicolas Starkos, le capitaine de la Karysta.

Cela se passait le 27 octobre. Des renseignements précis qu’Henry d’Albaret put obtenir, il résultait que le mariage de Nicolas Starkos et d’Hadjine Elizundo était très prochain, car les préparatifs se faisaient avec une sorte de hâte. La cérémonie religieuse avait été commandée à l’église de Saint-Spiridion pour le 30 du mois, c’est à dire à la date même, qui avait été antérieurement fixée au mariage d’Henry d’Albaret. Seulement, le fiancé, ce ne serait plus lui! Ce serait ce capitaine, qui venait on ne sait d’où pour aller où l’on ne savait!

Aussi Henry d’Albaret, en proie à une fureur qu’il ne pouvait plus maîtriser, était-il résolu à provoquer Nicolas Starkos, à l’aller chercher jusqu’au pied de l’autel. S’il ne le tuait pas, il serait tué, lui, mais, au moins, il en aurait fini avec cette situation intolérable!

En vain se répétait-il que, si ce mariage se faisait, c’était avec l’assentiment d’Elizundo! En vain se disait-il que celui qui disposait de la main d’Hadjine, c’était son père!

«Oui, mais c’est contre son gré!… Elle subit une pression qui la livre à cet homme!… Elle se sacrifie!»

Pendant la journée du 28 octobre, Henry d’Albaret essaya de rencontrer Nicolas Starkos. Il le guetta à son débarquement, il le guetta à l’entrée’ du comptoir. Ce fut en vain. Et, dans deux jours, cet odieux mariage serait accompli, – deux jours, pendant lesquels le jeune officier fit tout pour arriver jusqu’à la jeune fille ou pour se trouver en face de Nicolas Starkos!

Mais, le 29, vers sis heures du soir, un fait inattendu se produisit, qui allait précipiter le dénouement de cette situation.

Dans l’après-midi, le bruit se répandit que le banquier venait d’être frappé d’une congestion au cerveau.

Et, en effet, deux heures après, Elizundo était mort.

 

 

Chapitre VIII

Vingt millions en jeu!

 

uelles seraient les conséquences de cet événement, nul n’eût encore pu le prévoir. Henry d’Albaret, dès qu’il l’apprit, dut tout naturellement penser que ces conséquences ne pourraient que lui être favorables. En tout cas, c’était le mariage d’Hadjine Elizundo ajourné. Bien que la jeune fille dût être sous le coup d’une douleur profonde, le jeune officier n’hésita pas à se présenter à la maison de la Strada Reale, mais il ne put voir ni Hadjine ni Xaris. Il n’avait donc plus qu’à attendre.

«Si, en épousant ce capitaine Starkos, pensait-il, Hadjine se sacrifiait aux volontés de son père, ce mariage ne se fera pas, maintenant que son père n’est plus!»

Ce raisonnement était juste. De là, cette déduction toute naturelle, c’est que si les chances d’Henry d’Albaret s’étaient accrues, celles de Nicolas Starkos avaient diminué.

On ne s’étonnera donc pas que, dès le lendemain, un entretien à ce sujet, provoqué par Skopélo, eût lieu à bord de la sacolève entre son capitaine et lui.

C’était le second de la Karysta qui, en rentrant à bord vers dix heures du matin, avait rapporté la nouvelle de la mort d’Elizundo, –nouvelle qui faisait grand bruit par la ville.

On aurait pu croire que Nicolas Starkos, aux premiers mots que lui en dit Skopélo, allait s’abandonner à quelque mouvement de colère. Il n’en fut rien. Le capitaine savait se posséder et n’aimait point à récriminer contre les faits accomplis.

«Ah! Elizundo est mort? dit-il simplement.

– Oui!… Il est mort!

– Est-ce qu’il se serait tué? ajouta Nicolas Starkos à mi-voix, comme s’il se fût parlé à lui-même.

– Non, répondit Skopélo, qui avait entendu la réflexion du capitaine, non! Les médecins ont constaté que le banquier Elizundo était mort d’une congestion…

– Foudroyé?…

– A peu près. Il a immédiatement perdu connaissance et n’a pu prononcer une seule parole avant de mourir!

– Autant vaut qu’il en ait été ainsi, Skopélo!

– Sans contredit, capitaine, surtout si l’affaire d’Arkadia était déjà terminée…

– Entièrement, répondit Nicolas Starkos. Nos traites ont été escomptées, et, maintenant, tu pourras prendre, contre argent, livraison du convoi de prisonniers.

– Eh! de par le diable, il était temps! s’écria le second. Mais, capitaine, si cette opération est achevée, et l’autre?

– L’autre?… répondit tranquillement Nicolas Starkos. Eh bien! l’autre s’achèvera comme elle devait s’achever! Je ne vois pas ce qu’il y a de changé dans la situation! Hadjine Elizundo obéira à son père mort, comme elle eût obéi à son père vivant, et pour les mêmes raisons!

– Ainsi, capitaine, reprit Skopélo, vous n’avez point l’intention d’abandonner la partie?

– L’abandonner! s’écria Nicolas Starkos d’un ton qui indiquait sa ferme volonté de briser tout obstacle. Dis donc, Skopélo, crois-tu qu’il y ait au monde un homme, un seul, qui consente à fermer la main, quand il n’a qu’à l’ouvrir pour qu’il y tombe vingt millions!

– Vingt millions! répéta Skopélo, qui souriait, en hochant la tête. Oui! c’est bien à vingt millions que j’avais estimé la fortune de notre vieil ami Elizundo!

– Fortune nette, claire, en bonnes valeurs, reprit Nicolas Starkos, et dont la réalisation pourra se faire sans retard…

– Dès que vous en serez possesseur, capitaine, car maintenant, toute cette fortune va revenir à la belle Hadjine…

– Qui, elle, me reviendra, à moi! Sois sans crainte, Skopélo! D’un mot je puis perdre l’honneur du banquier, et, après sa mort comme avant, sa fille tiendra plus à cet honneur qu’à sa fortune! Mais je ne dirai rien, je n’aurai rien à dire! La pression que j’exerçais sur son père, je l’exercerai toujours sur elle! Ces vingt millions, elle sera trop heureuse de les apporter en dot à Nicolas Starkos, et, si tu en doutes, Skopélo, c’est que tu ne connais pas le capitaine de la Karysta

Nicolas Starkos parlait avec une telle assurance, que son second, quoique peu enclin à se faire des illusions, se reprit à croire que l’événement de la veille n’empêcherait pas l’affaire de se conclure. Il n’y aurait qu’un retard, voilà tout.

Quelle serait la durée de ce retard, c’était uniquement la question qui préoccupait Skopélo et même Nicolas Starkos, bien que celui-ci n’en voulût point convenir. Il ne manqua pas d’assister, le lendemain, aux obsèques du riche banquier, qui furent faites très simplement et ne réunirent même qu’un petit nombre de personnes. Là, il s’était rencontré avec Henry d’Albaret; mais, entre eux, il n’y avait eu que quelques regards d’échangés, rien de plus.

Pendant les cinq jours qui suivirent la mort d’Elizundo, le capitaine de la Karysta essaya vainement d’arriver jusqu’à la jeune fille. La porte du comptoir était close à tous. Il semblait que la maison de banque fût morte avec le banquier.

Du reste, Henry d’Albaret ne fut pas plus heureux que Nicolas Starkos. Il ne put communiquer avec Hadjine par visite ni par lettre. C’était à se demander si la jeune fille n’avait point quitté Corfou sous la protection de Xaris, qui ne se montrait nulle part.

Cependant, le capitaine de la Karysta, loin d’abandonner ses projets, répétait volontiers que leur réalisation n’était que retardée. Grâce à lui, grâce aux manœuvres de Skopélo, aux bruits que celui-ci répandait avec intention, le mariage de Nicolas Starkos et d’Hadjine Elizundo ne faisait de cloute pour personne. Il fallait seulement attendre que les premiers temps du deuil fussent écoulés, et, peut-être aussi, que la situation financière de la maison eût été régulièrement établie.

Quant à la fortune que laissait le banquier, on savait qu’elle était énorme. Grossie, naturellement, par les bavardages du quartier et les on-dit de la ville, elle arrivait déjà à être quintuplée. Oui! on affirmait qu’Elizundo ne laissait pas moins d’une centaine de millions! Et quelle héritière, cette jeune Hadjine, et quel homme heureux, ce Nicolas Starkos, auquel sa main était promise! On ne parlait plus que de cela dans Corfou, dans ses deux faubourgs, jusque dans les derniers villages de l’île! Aussi les badauds affluaient-ils à la Strada Reale. Faute de mieux, on voulait au moins contempler cette maison fameuse, dans laquelle il était entré tant d’argent, et où il devait en rester tant, puisqu’il en était si peu sorti!

La vérité, c’est que cette fortune était énorme. Elle se montait à près de vingt millions, et, ainsi que l’avait dit Nicolas Starkos à Skopélo dans leur dernier entretien, fortune en valeurs facilement réalisables, non en propriétés foncières.

Ce fut ce que reconnut Hadjine Elizundo, ce que Xaris reconnut avec elle, pendant les premiers jours qui suivirent la mort du banquier. Mais, ce qu’ils furent aussi amenés à reconnaître, ce fut par quels moyens cette fortune avait été gagnée. En effet, Xaris avait assez l’habitude des affaires de banque pour se rendre compte de ce qu’avait été le passé du comptoir, lorsque les livres et les papiers eurent été mis à sa disposition. Elizundo avait, sans doute, l’intention de les détruire plus tard, mais la mort l’avait surpris. Ils étaient là. Ils parlaient d’eux-mêmes.

Hadjine et Xaris ne savaient que trop, maintenant, d’où venaient ces millions! Sur combien de trafics odieux, sur combien de misères reposait toute cette richesse, ils n’avaient plus à l’apprendre! Voilà donc comment et pourquoi Nicolas Starkos tenait Elizundo! Il était son complice! Il pouvait le déshonorer d’un mot! Puis, s’il lui convenait de disparaître, il eût été impossible de retrouver ses traces! Et c’était son silence qu’il faisait payer au père en lui arrachant sa fille!

«Le misérable!… le misérable! s’écriait Xaris.

– Tais-toi!» répondait Hadjine.

Et il se taisait, car il sentait bien que ses paroles allaient atteindre plus loin que Nicolas Starkos!

Cependant, cette situation ne pouvait tarder à se dénouer. Il fallait, d’ailleurs, qu’Hadjine Elizundo prit sur elle de précipiter ce dénouement dans l’intérêt de tous.

Le sixième jour après la mort d’Elizundo, vers sept heures du soir, Nicolas Starkos, que Xaris attendait à l’escalier du môle, était prié de se rendre immédiatement à la maison de banque.

Dire que cette communication fut faite d’un ton aimable, ce serait aller trop loin. Le ton de Xaris n’était rien moins qu’engageant, sa voix rien moins que douce, quand il aborda le capitaine de la Karysta. Mais celui-ci n’était pas homme à s’émouvoir de si peu, et il suivit Xaris jusqu’au comptoir, où il fut aussitôt introduit.

Pour les voisins, qui virent entrer Nicolas Starkos dans cette maison, si obstinément fermée jusqu’alors, il n’était plus douteux que les chances ne fussent en sa faveur.

Nicolas Starkos trouva Hadjine Elizundo dans le cabinet de son père. Elle était assise devant le bureau, sur lequel se voyaient un grand nombre de papiers, documents et livres. Le capitaine comprit que la jeune fille avait dû se mettre au courant des affaires de la maison, et il ne se trompait pas. Mais connaissait-elle les rapports que le banquier avait eus avec les pirates de l’Archipel, voilà ce qu’il se demandait.

A l’entrée du capitaine, Hadjine Elizundo se leva, – ce qui la dispensait de lui offrir de s’asseoir, – et elle fit signe à Xaris de les laisser seuls. Elle était vêtue de deuil. Sa physionomie grave, ses yeux fatigués par l’insomnie, indiquaient, en toute sa personne, une grande lassitude physique, mais nul abattement moral. Dans cet entretien, qui allait avoir de si graves conséquences pour tous ceux dont il serait question, son calme ne devait pas l’abandonner un seul instant.

«Me voici, Hadjine Elizundo, dit le capitaine, et je suis à vos ordres. Pourquoi m’avez-vous fait demander?

– Pour deux motifs, Nicolas Starkos, répondit la jeune fille, qui voulait aller droit au but. Tout d’abord, j’ai à vous dire que ce projet de mariage que m’imposait mon père, vous le savez bien, doit être considéré comme rompu entre nous.

– Et moi, répliqua froidement Nicolas Starkos, je me bornerai à répondre qu’en parlant ainsi. Hadjine Elizundo n’a peut-être pas réfléchi aux conséquences de ses paroles.

– J’ai réfléchi, répondit la jeune fille, et vous comprendrez que ma résolution doit être irrévocable, puisque je n’ai plus rien à apprendre sur la nature des affaires que la maison Elizundo a faites avec vous et les vôtres, Nicolas Starkos!»

Ce ne fut pas sans un vif déplaisir que le capitaine de la Karysta reçut cette très nette réponse. Sans doute, il s’attendait bien à ce qu’Hadjine Elizundo lui notifiât son congé en bonne forme, mais il comptait aussi briser sa résistance, en lui apprenant ce qu’avait été son père et quels rapports le liaient à lui. Or, voici qu’elle savait tout. C’était donc une arme, sa meilleure peut-être, qui se brisait dans sa main. Toutefois, il ne se crut pas désarmé, et il reprit d’un ton quelque peu ironique:

«Ainsi, vous connaissez les affaires de la maison Elizundo, et, les connaissant, vous tenez ce langage?

– Je le tiens, Nicolas Starkos, et le tiendrai toujours, parce que c’est mon devoir de le tenir!

– Dois-je donc croire, répondit Nicolas Starkos, que le capitaine Henry d’Albaret…

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– Ne mêlez pas le nom d’Henry d’Albaret à tout ceci!» répliqua vivement Hadjine.

Puis, plus maîtresse d’elle-même, et, pour empêcher toute provocation qui eût pu survenir, elle ajouta:

«Vous savez bien, Nicolas Starkos, que jamais le capitaine d’Albaret ne consentira à s’unir à la fille du banquier Elizundo!

– Il sera difficile!

– Il sera honnête!

– Et pourquoi?

– Parce qu’on n’épouse pas une héritière dont le père a été le banquier des pirates! Non! Un honnête homme ne peut accepter une fortune acquise d’une façon infâme!

– Mais, reprit Nicolas Starkos, il me semble que nous parlons là de choses absolument étrangères à la question qu’il s’agit de résoudre!

– Cette question est résolue!

– Permettez-moi de vous faire observer que c’était le capitaine Starkos, non le capitaine d’Albaret, qu’Hadjine Elizundo devait épouser! La mort de son père ne doit pas avoir plus changé ses intentions qu’elle n’a changé les miennes!

– J’obéissais à mon père, répondit Hadjine, je lui obéissais, sans rien savoir des motifs qui l’obligeaient à me sacrifier! Je sais, à présent, que je sauvais son honneur en lui obéissant!

– Eh bien, si vous savez… répondit Nicolas Starkos.

– Je sais, reprit Hadjine en lui coupant la parole, je sais que c’est vous, son complice, qui l’avez entraîné dans ces affaires odieuses, vous qui avez fait entrer ces millions dans la maison de banque, honorable avant vous! Je sais que vous avez dû le menacer de révéler publiquement son infamie, s’il refusait de vous donner sa fille! En vérité! avez-vous jamais pu croire, Nicolas Starkos, qu’en consentant à vous épouser, je fisse autre chose que d’obéir à mon père?

– Soit, Hadjine Elizundo, je n’ai plus rien à vous apprendre! Mais, si vous étiez soucieuse de l’honneur de votre père pendant sa vie, vous devez l’être tout autant après sa mort, et, pour peu que vous persistiez à ne pas tenir vos engagements envers moi…

– Vous direz tout, Nicolas Starkos! s’écria la jeune fille avec une telle expression de dégoût et de mépris qu’une sorte de rougeur monta au front de l’impudent personnage.

– Oui… tout! répliqua-t-il.

– Vous ne le ferez pas, Nicolas Starkos!

– Et pourquoi?

– Ce serait vous accuser vous-même!

– M’accuser, Hadjine Elizundo! Pensez-vous donc que ces affaires aient été jamais faites sous mon nom? Vous imaginez-vous que ce soit Nicolas Starkos qui coure l’Archipel et trafique des prisonniers de guerre? Non! En parlant, je ne me compromettrai pas, et, si vous m’y forcez, je parlerai!»

La jeune fille regarda le capitaine en face. Ses yeux, qui avaient toute l’audace de l’honnêteté, ne se baissèrent pas devant les siens, si effrayants qu’ils fussent.

«Nicolas Starkos, reprit-elle, je pourrais vous désarmai? d’un mot, car ce n’est ni par sympathie ni par amour, pour moi que vous avez exigé ce mariage! C’était simplement pour devenir possesseur de la fortune de mon pèse! Oui! je pourrais vous  dire: Ce ne sont que ces millions que vous voulez!… Eh bien, les voilà!… prenez-les!… partez!… et que je ne vous revoie jamais!… Mais je ne dirai pas cela, Nicolas Starkos!… Ces millions, dont j’hérite… vous ne les aurez pas!… Je les garderai!… J’en ferai l’usage qui me conviendra!.., Non! vous ne les aurez pas!… Et maintenant, sortez de cette chambre!… Sortez de cette maison!… Sortez!»

Hadjine Elizundo, le bras tendu, la tête haute, semblait alors maudire le capitaine, comme Andronika l’avait maudit, quelques semaines avant, sur le seuil de la maison paternelle. Mais, ce jour-là, si Nicolas Starkos avait reculé devant le geste de sa mère, cette fois, il marcha résolument vers la jeune fille:

«Hadjine Elizundo, dit-il a voix basse, oui! il me faut ces millions!… D’une façon  ou d’une autre, il me les faut… et je les aurai!

– Non!… et plutôt les anéantir, plutôt les jeter dans les eaux du golfe! répondit Hadjine.

– Je les aurai, vous dis-je!… Je les veux!»

Nicolas Starkos avait saisi la jeune fille par le bras. La colère l’égarait. Il n’était plus maître de lui. Son regard se troublait. Il eut été capable de la tuer!

Hadjine Elizundo vit tout cela en un instant. Mourir! Eh! que lui importait maintenant! La mort ne l’eût point effrayée. Mais l’énergique jeune fille avait autrement disposé d’elle-même… Elle s’était condamnée à vivre.

«Xaris!» cria-t-elle.

La porte s’ouvrit. Xaris parut.

«Xaris, chasse cet homme!»

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Nicolas Starkos n’avait pas eu le temps de se retourner qu’il était saisi par deux bras de fer. La respiration lui manqua. Il voulut parler, crier… Il n’y parvint pas plus qu’il ne parvint à se dégager de cette effroyable étreinte. Puis, tout meurtri, à demi étouffé, hors d’état de rugir, il fut déposé à la porte de la maison.

Là, Xaris ne prononça que ces mots:

»Je ne vous tue pas, parce qu’elle ne m’a pas dit de vous tuer! Quand elle me le dira, je le ferait!»

Et il referma la porte.

A cette heure, la rue était déjà déserte. Personne n’avait pu voir ce qui venait de se passer, c’est-à-dire que Nicolas Starkos venait d’être chassé de la maison du banquier Elizundo. Mais on l’avait vu y entrer, et cela suffisait. Il s’ensuit donc que, lorsque Henry d’Albaret apprit que son rival avait été reçu là où on refusait de le recevoir, il dut penser, comme tout le monde, que le capitaine de la Karysta était resté vis-à-vis de la jeune fille dans les conditions d’un fiancé.

Quel coup cela fut pour lui! Nicolas Starkos, admis dans cette maison d’où l’excluait une consigne impitoyable! Il fut tenté, tout d’abord, de maudire Hadjine, et qui ne l’eût fait à sa place? Mais il parvint à se maîtriser, son amour remporta sur sa colère, et, bien que les apparences fussent contre la jeune fille:

«Non! non!… s’écria-t-il, cela n’est pas possible!… Elle…’à cet homme!… Cela ne peut être!… Cela n’est pas!»

Cependant, malgré les menaces par lui faites à Hadjine Elizundo, Nicolas Starkos, après avoir réfléchi, s’était décidé à se taire. De ce secret, qui pesait sur la vie du banquier, il résolut de ne rien dévoiler. Cela lui laissait toute facilité d’agir, et il serait toujours temps de le faire, plus tard, si les circonstances l’exigeaient.

C’est ce qui fut bien convenu entre Skopélo et lui. Il ne cacha rien au second de la Karysta de ce qui s’était passé, pendant sa visite à Hadjine Elizundo. Skopélo l’approuva de ne rien dire et de se réserver, tout en observant que les choses ne prenaient point une tournure favorable à leurs projets. Ce qui l’inquiétait surtout, c’était que l’héritière ne voulût pas acheter leur discrétion en abandonnant l’héritage! Pourquoi? En vérité, il n’y comprenait rien.

Pendant les jours suivants, jusqu’au 12 novembre, Nicolas Starkos ne quitta pas son bord, même une heure. Il cherchait, il combinait les divers moyens qui pourraient le conduire à son but. D’ailleurs, il comptait un peu sur l’heureuse chance, qui l’avait toujours servi pendant le cours de son abominable existence… Cette fois-ci, il comptait à tort.

De son côté, Henry d’Albaret ne vivait pas moins à l’écart. Ses tentatives pour revoir la jeune fille, il n’avait pas cru devoir les renouveler. Mais il ne désespérait pas.

Le 12, au soir, une lettre lui fut apportée à son hôtel. Un pressentiment lui dit que cette lettre venait d’Hadjine Elizundo. Il l’ouvrit, il regarda la signature: il ne s’était pas trompé.

Cette lettre ne contenait que quelques lignes, écrites de la main de la jeune fille. Voici ce qu’elle disait:

«Henry,

«La mort de mon père m’a rendu ma liberté, mais vous devez renoncer à moi! La fille du banquier Elizundo n’est pas digne de vous! Je ne serai jamais à Nicolas Starkos, un misérable! mais je ne puis être à vous, un honnête homme! Pardon et adieu!

«HADJINE ELIZUNDO.»

Au reçu de cette lettre, Henry d’Albaret, sans prendre le temps de réfléchir, courut à la maison de la Strada Reale…

La maison était fermée, abandonnée, déserte, comme si Hadjine Elizundo l’eût quittée avec son fidèle Xaris pour n’y jamais revenir.

 

 

Chapitre IX

L’archipel en feu.

 

’île de Scio, plus généralement appelée Chio depuis cette époque, est située dans la mer Egée, à l’ouest du golfe de Smyrne, près du littoral de l’Asie Mineure. Avec Lesbos au nord, Samos au sud, elle appartient au groupe des Sporades, situé dans l’est de l’Archipel. Elle ne se développe pas sur moins de quarante lieues de périmètre. Le mont Pélinéen, maintenant mont Elias, qui la domine, se dresse à une hauteur de deux mille cinq cents pieds au-dessus du niveau de la mer.

Des principales villes que renferme cette île, Volysso, Pitys, Delphinium, Leuconia, Caucasa, Scio sa capitale est la plus importante. C’était là que, le 30 octobre 1827, le colonel Fabvier avait débarqué un petit corps expéditionnaire, dont l’effectif s’élevait à sept cents réguliers, deux cents cavaliers, quinze cents irréguliers à la solde des Sciotes, avec un matériel comprenant dix obusiers et dix canons.

L’intervention des puissances européennes, après le combat de Navarin, n’avait pas encore définitivement résolu la question grecque. L’Angleterre, la France et la Russie ne voulaient, en effet, donner au nouveau royaume que les limites mêmes que l’insurrection n’avait jamais dépassées. Or, cette détermination ne pouvait convenir au gouvernement hellénique. Ce qu’il exigeait, c’étaient, avec toute la Grèce continentale, la Crète et l’île de Scio, nécessaires à son autonomie. Aussi, tandis que Miaoulis prenait la Crète pour objectif, Ducas, la terre ferme, Fabvier débarquait à Maurolimena, dans l’île de Scio, à la date indiquée ci-dessus.

On comprend que les Hellènes voulussent ravir aux Turcs cette île superbe, magnifique joyau de ce chapelet des Sporades. Son ciel, le plus pur de l’Asie Mineure, lui fait un climat merveilleux, sans chaleurs extrêmes, sans froids excessifs. Il la rafraîchit au souffle d’une brise modérée, il la rend salutaire cotre toutes les îles de l’Archipel. Aussi, dans un hymne attribué à Homère, – que Scio revendique comme un de ses enfants, – le poète l’appelle la «très grasse.» Vers l’ouest, elle distille des vins délicieux qui rivaliseraient avec les meilleurs crûs de l’antiquité, et un miel qui peut le disputer à celui de l’Hymette. Vers l’est, elle fait mûrir des oranges et des citrons, dont la renommée se propage jusqu’à l’Europe occidentale. Vers le sud, elle se couvre de ces diverses espèces de lentisques qui produisent une précieuse gomme, le mastic, si employé dans les arts et même en médecine. – grande richesse du pays. Enfin, dans cette contrée, bénie des Dieux, poussent avec les figuiers, les dattiers, les amandiers, les grenadiers, les oliviers, tous les plus beaux types arborescents des zones méridionales de l’Europe.

Cette île, le gouvernement voulait donc l’englober dans le nouveau royaume. C’est pourquoi le hardi Fabvier, en dépit de tous les déboires dont il avait été abreuvé par ceux-là mêmes pour lesquels il venait verser son sang, s’était chargé de la conquérir.

Cependant, durant les derniers mois de cette année, les Turcs n’avaient cessé de continuer massacres et razzias à travers la péninsule hellénique, et cela, à la veille du débarquement, à Nauplie, de Capo d’Istria. L’arrivée de ce diplomate devait mettre fin aux querelles intestines des Grecs et concentrer le gouvernement en une seule main. Mais, bien que la Russie dût déclarer la guerre au sultan six mois après, et venir ainsi en aide à la constitution du nouveau royaume, Ibrahim tenait toujours la partie moyenne et les villes maritimes du Péloponnèse. Et si, huit mois plus tard, le 6 juillet 1828, il se préparait à quitter le pays, auquel il avait fait tant de mal, si, en septembre de la même année, il ne devait plus rester un seul Égyptien sur la terre de Grèce, ces hordes sauvages n’en allaient pas moins ravager la Morée pendant quelque temps encore.

Toutefois, puisque les Turcs ou leurs alliés occupaient certaines villes du littoral, aussi bien dans le Péloponnèse que dans la Crète, on ne s’étonnera pas que les pirates fussent nombreux à courir les mers avoisinantes. Si le mal qu’ils causaient aux navires faisant le commerce d’une île à l’autre, était considérable, ce n’était pas que les commandants de flottilles grecques, les Miaoulis, les Canaris, les Tsamados, cessassent de les poursuivre; mais ces forbans étaient nombreux, infatigables, et il n’y avait plus aucune sécurité à traverser ces parages. De la Crète à l’île de Métélin, de Rhodes à Nègre-pont, l’Archipel était en feu.

Enfin, à Scio même, ces bandes, composées du rebut de toutes les nations, écumaient les alentours de l’île, et venaient en aide au pacha, renfermé dans la citadelle, dont le colonel Fabvier allait commencer le siège dans de détestables conditions.

On s’en souvient, les négociants des îles Ioniennes, épouvantés de cet état de choses commun à toutes les Échelles du Levant, s’étaient associés pour armer une corvette, destinée à donner la chasse aux pirates. Aussi, depuis cinq semaines, la Syphanta avait-elle quitté Corfou, afin de rallier les mers de l’Archipel. Deux ou trois affaires, dont elle s’était heureusement tirée, la capture de plusieurs navires, à bon droit suspects, ne pouvaient que l’encourager à poursuivre résolument son œuvre. Signalé à maintes reprises dans les eaux de Psara, de Scyros, de Zéa, de Lemnos, de Paros, de Santorin, son commandant Stradena remplissait sa tâche avec non moins de hardiesse que de bonheur. Seulement, il ne semblait pas qu’il eût encore pu rencontrer cet insaisissable Sacratif, dont l’apparition était toujours marquée par les plus sanglantes catastrophes. On entendait souvent parler de lui, on ne le voyait jamais.

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Or, il y avait quinze jours au plus, vers le 13 novembre, la Syphanta venait d’être aperçue aux environs de Scio. A cette date, le port de l’île reçut même une de ses prises, et Fabvier fit prompte justice de son équipage de pirates.

Mais, depuis cette époque, plus de nouvelles de la corvette. Personne ne pouvait dire dans quels parages elle traquait actuellement les écumeurs de l’Archipel. On avait même lieu d’être inquiet sur son compte. Jusqu’alors, en effet, dans ces mers resserrées, toutes semées d’îles, et par conséquent de points de relâche, il était rare que plusieurs jours s’écoulassent sans que sa présence n’eût été signalée.

C’est dans ces circonstances, que, le 27 novembre, Henry d’Albaret arriva à Scio, huit jours après avoir quitté Corfou. Il y venait rejoindre son ancien commandant, afin de continuer sa campagne contre les Turcs.

La disparition d’Hadjine Elizundo l’avait frappé d’un coup terrible. Ainsi, la jeune fille repoussait Nicolas Starkos comme un misérable indigne d’elle, et elle se refusait à celui qu’elle avait accepté, comme étant indigne de lui! Quel mystère y avait-il dans tout cela? Où fallait-il le chercher? Dans sa vie, à elle, si calme, si pure? Non, évidemment! Était-ce dans la vie de son père? Mais qu’y avait-il donc de commun entre le banquier Elizundo et le capitaine Nicolas Starkos?

A ces questions, qui eût pu répondre? La maison de banque était abandonnée. Xaris lui-même avait dû la quitter en même temps que la jeune fille. Henry d’Albaret ne pouvait compter que sur lui seul pour découvrir ces secrets de la famille Elizundo.

Il eut alors la pensée de fouiller la ville de Corfou, puis l’île entière. Peut-être Hadjine y avait-elle cherché refuge en quelque endroit ignoré? On compte, en effet, un certain nombre de villages, disséminés à la surface de l’île, où il est facile de trouver un abri sûr. Pour qui veut se dérober au monde et se faire oublier, Benizze, Santa Decca, Leucimne, vingt autres, offrent de tranquilles retraites. Henry d’Albaret se jeta sur toutes les routes, il chercha jusque dans les moindres hameaux quelque trace de la jeune fille: il ne trouva rien.

Un indice, alors, lui donna à supposer qu’Hadjine Elizundo avait dû quitter l’île de Corfou. En effet, au petit port d’Alipa, dans l’ouest-nord-ouest de File, on lui apprit qu’un léger speronare venait récemment de prendre la mer, après avoir attendu deux passagers pour le compte desquels il avait été secrètement frété.

Mais ce n’était là qu’un indice bien vague. D’ailleurs, certaines concordances de faits et de dates vinrent bientôt donner au jeune officier un nouveau sujet de craintes.

En effet, lorsqu’il fut de retour à Corfou, il apprit que la sacolève, elle aussi, avait quitté le port. Et. ce qui ressortait de plus grave, c’est que ce départ s’était effectué le jour même où Hadjine Elizundo avait disparu. Devait-on voir un lien entre ces deux événements? La jeune fille, attirée dans quelque piège en même temps que Xaris, avait-elle été enlevée par force. N’était-elle pas maintenant au pouvoir du capitaine de la Karysta?

Celle pensée brisa le cœur d’Henry d’Albaret. Mais que faire? En quel point du monde rechercher Nicolas Starkos? Au vrai, qu’était-il, cet aventurier? La Karysta, venue on ne sait d’où, partie pour on ne sait où, pouvait à bon droit passer à l’état de bâtiment suspect! Toutefois, dès qu’il fut redevenu maître de lui-même, le jeune officier repoussa bien loin cette pensée. Puisque Hadjine Elizundo se déclarait indigne de lui, puisqu’elle ne voulait pas le revoir, quoi de plus naturel d’admettre qu’elle s’était volontairement éloignée sous la protection de Xaris.

Eh bien, s’il en était ainsi, Henry d’Albaret saurait la retrouver. Peut-être son patriotisme l’avait-il poussée à prendre part à cette lutte où s’agitait le sort de son pays. Peut-être, cette énorme fortune, dont elle était libre de disposer, avait-elle voulu la mettre au service de la guerre de l’Indépendance? Pourquoi n’aurait-elle pas suivi, sur le même théâtre, les Bobolina, les Modena, les Andronika et tant d’autres, pour lesquelles son admiration était sans bornes?

Aussi, Henry d’Albaret, bien certain qu’Hadjine Elizundo ne se trouvait plus à Corfou, se décida-t-il à reprendre sa place dans le corps des Philhellènes. Le colonel Fabvier était à Scio avec ses réguliers. Il résolut d’aller le rejoindre. Il quitta les îles Ioniennes, traversa la Grèce du nord, passa les golfes de Patras et de Lépante, s’embarqua au golfe d’Egine, échappa, non sans peine, à quelques pirates qui écumaient la mer des Cyclades, et arriva à Scio, après une rapide traversée.

Fabvier fit au jeune officier un cordial accueil, qui prouvait combien il le tenait en haute estime. Ce hardi soldat voyait en lui, non seulement un dévoué compagnon d’armes, mais un ami sûr, auquel il pouvait confier ses ennuis, et ils étaient grands. L’indiscipline des irréguliers, qui formaient un chiffre important dans le corps expéditionnaire, la solde mal et même non payée, les embarras suscités par les Scioles eux-mêmes, tout cela gênait et retardait ses opérations.

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Cependant le siège de la citadelle de Scio était commencé. Toutefois, Henry d’Albaret arriva assez à temps pour prendre part aux travaux d’approche. A deux reprises, les puissances alliées enjoignirent au colonel Fabvier de cesser ses préparatifs; le colonel, ouvertement soutenu par le gouvernement hellénique, ne tint aucun compte de ces injonctions et continua imperturbablement son œuvre.

Bientôt, ce siège fut converti en une sorte de blocus, mais si in suffisamment fermé que les provisions et les munitions purent toujours être reçues par les assiégés. Quoi qu’il en soit, peut-être Fabvier serait-il parvenu à s’emparer de la citadelle, si son armée, que la famine affaiblissait de jour en jour, ne se fût répandue dans l’île pour piller et se nourrir. Or, ce fut dans ces conditions qu’une flotte ottomane, composée de cinq vaisseaux, put forcer le port de Scio et apporter aux Turcs un renfort de deux mille cinq cents hommes. Il est vrai que peu de temps après, Miaoulis apparut avec son escadre pour venir en aide au colonel Fabvier, mais trop tard, et il dut se retirer.

Avec l’amiral grec étaient arrivés quelques bâtiments sur lesquels s’étaient embarqués un certain nombre de volontaires, destinés à renforcer le corps expéditionnaire de Scio.

Une femme s’était jointe à eux.

Après avoir lutté jusqu’à la dernière heure contre les soldats d’Ibrahim dans le Péloponnèse, Andronika, qui avait été du début, voulait aussi être de la fin de la guerre. C’est pourquoi elle était venue à Scio, résolue, s’il le fallait, à se faire tuer dans cette île, que les Grecs prétendaient rattacher à leur nouveau royaume. C’eût été, pour elle, comme une compensation du mal que son indigne fils avait fait en ces lieux mêmes, lors des épouvantables massacres de 1822.

A cette époque, le sultan avait lancé contre Scio cet arrêt terrible: feu, fer, esclavage. Le capitan-pacha, Kara-Ali, fut chargé de l’exécuter. Il l’accomplit. Ses hordes sanguinaires prirent pied dans l’île. Hommes au-dessus de douze ans, femmes au-dessus de quarante, furent impitoyablement massacrés. Le reste, réduit en esclavage, devait être emporté sur les marchés de Smyrne et de la Barbarie. L’île entière fut ainsi mise à feu et à sang par la main de trente mille Turcs. Vingt-trois mille Sciotes avaient été tués. Quarante-sept mille furent destinés à être vendus.

C’est alors qu’intervint Nicolas Starkos. Ses compagnons et lui, après avoir pris leur part des tueries et du pillage, se firent les principaux courtiers de ce trafic, qui allait livrer tout un troupeau humain à l’avidité ottomane. Ce furent les navires de ce renégat, qui servirent à transporter des milliers de malheureux sur les côtes de l’Asie Mineure et de l’Afrique. C’est par suite de ces odieuses opérations que Nicolas Starkos avait été mis en rapport avec le banquier Elizundo. De là, d’énormes bénéfices, dont la plus grande somme revint au père d’Hadjine.

Or, Andronika ne savait que trop quelle part Nicolas Starkos avait prise aux massacres de Scio, quel rôle il avait joué dans ces épouvantables circonstances. C’est pourquoi elle avait voulu venir là où elle eût été cent fois maudite, si on eût su qu’elle était la mère de ce misérable. Il lui semblait que de combattre dans cette île, que de verser son sang pour la cause des Sciotes, ce serait comme une réparation, comme une expiation suprême des crimes de son fils.

Mais, du moment qu’Andronika avait débarqué à Scio, il était difficile qu’Henry d’Albaret et elle ne se rencontrassent pas un jour ou l’autre. En effet, quelques temps après son arrivée, le 15 janvier, Andronika se trouva inopinément en présence du jeune officier qui l’avait sauvée sur le champ de bataille de Chaidari.

Ce fut elle qui alla à lui, ouvrant ses bras et s’écriant:

«Henry d’Albaret!

– Vous!… Andronika!… Vous!… dit le jeune officier. Vous… que je retrouve ici?

– Oui! répondit-elle. Ma place n’est-elle pas là où il y a encore à lutter contre les oppresseurs?

– Andronika, répondit Henry d’Albaret, soyez fière de votre pays! Soyez fière de ses enfants qui l’ont défendu avec vous! Avant peu, il n’y aura plus un seul soldat turc sur le sol de la Grèce!

– Je le sais, Henry d’Albaret, et que Dieu me conserve la vie jusqu’à ce jour!»

Et alors Andronika fut amenée à dire ce qu’avait été son existence depuis que tous les deux s’étaient séparés après la bataille de Chaidari. Elle raconta son voyage au Magne, son pays natal, qu’elle avait voulu revoir une dernière fois, puis sa réapparition à l’armée du Péloponnèse, enfin son arrivée à Scio.

De son côté, Henry d’Albaret lui apprit dans quelles conditions il était revenu à Corfou, quels avaient été ses rapports avec le banquier Elizundo, son mariage décidé et rompu, la disparition d’Hadjine qu’il ne désespérait pas de retrouver un jour.

«Oui, Henry d’Albaret, répondit Andronika, si vous ignorez encore quel mystère pèse sur la vie de cette jeune fille, cependant, elle ne peut être que digne de vous! Oui! Vous la reverrez, et vous serez heureux comme tous deux vous méritez de l’être!

– Mais dites-moi, Andronika. demanda Henry d’Albaret, est-ce que vous ne connaissiez pas le banquier Elizundo?

– Non, répondit Andronika. Comment le connaîtrais-je et pourquoi me faites-vous cette question?

– C’est que j’ai eu plusieurs fois l’occasion de prononcer votre nom devant lui, répondit le jeune officier, et ce nom attirait son attention d’une façon assez singulière. Un jour, il m’a demandé si je savais ce que vous étiez devenue depuis notre séparation.

– Je ne le connais pas, Henry d’Albaret, et le nom du banquier Elizundo n’a même jamais été prononcé devant moi!

– Alors il y a là un mystère que je ne puis m’expliquer et qui ne me sera jamais dévoilé, sans doute, puisque Elizundo n’est plus!»

Henry d’Albaret était resté silencieux. Ses souvenirs de Corfou lui étaient revenus. Il se reprenait à songer à tout ce qu’il avait souffert, à tout ce qu’il devrait souffrir encore loin d’Hadjine!

Puis, s’adressant à Andronika:

«Et lorsque cette guerre sera finie, que comptez-vous devenir? lui demanda-t-il.

– Dieu me fera, alors, la grâce de me retirer de ce monde, répandit-elle, de ce monde où j’ai le remords d’avoir vécu!

– Le remords, Andronika?

– Oui!»

Et ce que cette mère voulait dire, c’est que sa vie seule avait été un mal, puisqu’un pareil fils était né d’elle!

Mais, chassant cette idée, elle reprit:

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«Quant à vous, Henry d’Albaret, vous êtes jeune et Dieu vous réserve de longs jours! Employez-les doue à retrouver celle que vous avez perdue… et qui vous aime!

– Oui, Andronika, et je la chercherai partout, comme, partout aussi, je chercherai l’odieux rival qui est venu se jeter entre elle et moi!

– Quel était cet homme? demanda Andronika,

– Un capitaine, commandant je ne sais quel navire suspect, répondit Henry d’Albaret, et qui a quitté Corfou aussitôt après la disparition d’Hadjine!

– Et il se nomme?….

– Nicolas Starkos!

– Lui!…»

Un mot de plus, son secret lui échappait, et Andronika se disait la mère de Nicolas Starkos!

Ce nom, prononcé si inopinément par Henry d’Albaret, avait été pour elle comme un épouvantement. Si énergique qu’elle fût, elle venait de pâlir affreusement au nom de son fils. Ainsi, donc, tout le mal fait au jeune officier, à celui qui l’avait sauvée au risque de sa vie, tout ce mal venait de Nicolas Starkos!

Mais Henry d’Albaret n’avait pas été sans se rendre compte de l’effet que ce nom de Starkos venait de produise sur Andronika. On comprend qu’il voulut la presser sur ce point.

«Qu avez-vous?… Qu’avez-vous? s’écria-t-il. Pourquoi ce trouble au nom du capitaine de Karysta?… Parlez!… parlez!… Connaissez-vous donc celui qui le porte?

– Non… Henry d’Albaret, non! répondit Andronika, qui balbutiait malgré elle.

– Si!… Vous le connaissez!… Andronika, je vous supplie de m’apprendre quel est cet homme… ce qu’il fait… où il est en ce moment… où je pourrais le rencontrer!

– Je l’ignore!

– Non… Vous ne l’ignorez pas!… Vous le savez, Andronika, et vous refusez de me le dire… à moi… à moi!… Peut-être, d’un seul mot, vous pouvez me lancer sur sa trace… peut-être sur celle d’Hadjine… et vous refusez de parler!

– Henry d’Albaret, répondit Andronika d’une voix dont la fermeté ne devait plus se démentir, je ne sais rien!… J’ignore où est ce capitaine!… Je ne connais pas Nicolas Starkos!»

Cela dit, elle quitta le jeune officier, qui resta sous le coup d’une profonde émotion. Mais, depuis ce moment, quelque effort qu’il fit pour rencontrer Andronika, ce fut inutile. Sans doute, elle avait abandonné Scio pour retourner sur la terre de Grèce. Henry d’Albaret dut renoncer à tout espoir de la retrouver.

D’ailleurs, la campagne du colonel Fabvier devait bientôt prendre fin, sans avoir amené aucun résultat.

En effet, la désertion n’avait pas tardé à se mettre dans le corps expéditionnaire. Les soldats, malgré les supplications de leurs officiers, désertaient et s’embarquaient pour quitter l’île. Les artilleurs, sur lesquels Fabvier croyait pouvoir plus spécialement compter, abandonnaient leurs pièces. Il n’y avait plus rien à faire en face d’un tel découragement, qui atteignait jusqu’aux meilleurs!

Il fallut donc lever le siège et revenir à Syra, où s’était organisée cette malheureuse expédition. Là, pour prix de son héroïque résistance, le colonel Fabvier ne devait recueillir que des reproches, que des témoignages de la plus noire ingratitude.

Quant à Henry d’Albaret, il avait formé le dessein de quitter Scio en même temps que son chef. Mais vers quel point de l’Archipel porterait-il ses recherches? Il ne le savait pas encore, lorsqu’un fait inattendu vint faire cesser ses hésitations.

La veille du jour où il allait s’embarquer pour la Grèce, une lettre lui arriva par la poste de l’île.

Cette lettre, timbrée de Corinthe, adressée au capitaine Henry d’Albaret, ne contenait que cet avis:

«Il y a une place à prendre dans l’état-major de la corvette Syphanta, de Corfou. Conviendrait-il au capitaine d’Albaret d’embarquer à son bord et de continuer la campagne commencée contre Sacratif et les pirates de l’Archipel?

La Syphanta, pendant les premiers jours de mars, se tiendra dans les eaux du cap Anapomera, au nord de l’île, et son canot restera en permanence dans l’anse d’Ora, au pied du cap.

Que le capitaine Henry d’Albaret fasse ce que lui commandera son patriotisme!»

Nulle signature. Écriture inconnue. Rien qui pût indiquer au jeune officier de quelle part venait cette lettre.

En tout cas, c’étaient là des nouvelles de la corvette, dont on n’entendait plus parler depuis quelque temps. C’était aussi, pour Henry d’Albaret, l’occasion de reprendre son métier de marin. C’était enfin la possibilité de poursuivre Sacratif, peut-être d’en débarrasser l’Archipel, peut-être aussi, – et cela ne fut pas sans influencer sa résolution, – une chance de rencontrer dans ces mers Nicolas Starkos et la sacolève.

Le parti d’Henry d’Albaret fut donc immédiatement arrêté: accepter la proposition que lui faisait ce billet anonyme. Il prit congé du colonel Fabvier, au moment où celui-ci s’embarquait pour Syra; puis, il fréta une légère embarcation et se dirigea vers le nord de l’île.

La traversée ne pouvait être longue, surtout avec un vent de terre qui soufflait du sud-ouest. L’embarcation passa devant le port de Coloquinta, entre les îles Anossai et le cap Pampaca. A partir de ce cap, elle se dirigea vers celui d’Ora et prolongea la côte, de manière a gagner l’anse du même nom.

Ce fut là qu’Henry d’Albaret débarqua dans l’après-midi du 1er mars.

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Un canot l’attendait, amarré au pied des roches. Au large, une corvette était en panne.

«Je suis le capitaine Henry d’Albaret, dit le jeune officier au quartier-maître, qui commandait l’embarcation.

– Le Capitaine Henry d’Albaret veut-il rallier le bord? demanda le quartier maître.

– A l’instant.»

Le canot déborda. Enlevé par ses six avirons, il eut rapidement franchi la distance qui le séparait de la corvette, – un mille au plus.

Dès qu’Henry d’Albaret fut arrivé à la coupée de la Syphanta par la hanche de tribord, un long sifflet se fit entendre, puis, un coup de canon retentit, qui fut bientôt suivi de deux autres. Au moment où le jeune officier mettait pied sur le pont, tout l’équipage, rangé comme à une revue d’honneur, lui présenta les armes, et les couleurs corfiotes furent hissées à l’extrémité de la corne de brigantine.

Le second de la corvette s’avança alors, et, d’une voix forte, afin d’être entendu de tous:

«Les officiers et l’équipage de la Syphanta, dit-il, sont heureux de recevoir à son bord le commandant Henry d’Albaret!»

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