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Jules Verne

 

Mistress Branican

 

(Chapitre XI-XIII)

 

 

83 dessins de L. Benett

12 grandes gravures en chromotypographie

2 grandes cartes en chromolithographie

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre XI

Première campagne dans la Malaisie

 

près un parcours de deux mille deux cents milles,1 le Dolly-Hope eut connaissance de la montagne de Mouna-Kea. qui domine de quinze mille pieds l’île Hawaii, la plus méridionale du groupe des Sandwich.

Indépendamment de cinq grandes îles et de trois petites, ce groupe compte encore un certain nombre d’îlots, sur lesquels il n’y avait pas lieu de rechercher les traces du Franklin. Il était évident que ce naufrage eût été depuis longtemps connu, s’il se fût produit sur les nombreux écueils de cet archipel, même ceux de Medo-Manou, bien qu’ils ne soient fréquentés que par d’innombrables oiseaux de mer. En effet, les Sandwich possèdent une population assez dense – cent mille habitants, rien que pour l’île Hawaii – et, grâce aux missionnaires français, anglais et américains qui séjournent dans ces îles, la nouvelle du désastre fût promptement arrivée aux ports de la Californie.

D’ailleurs, quatre ans auparavant, lorsque le capitaine Ellis avait fait la rencontre du Franklin, les deux navires se trouvaient déjà au delà du groupe des Sandwich. Le Dolly-Hope continua donc sa route vers le sud-ouest, à travers cette mer admirable du Pacifique, qui mérite volontiers son nom pendant les quelques mois de la saison chaude.

Six jours plus tard, le rapide steamer avait franchi la ligne conventionnelle que les géographes ont tracée du sud au nord entre la Polynésie et la Micronésie. Dans cette partie occidentale des mers polynésiennes, le capitaine Ellis n’avait aucune investigation à faire. Mais, au delà, les mers micronésiennes fourmillent d’îles, d’îlots et de récifs, où le Dolly-Hope aurait la tâche périlleuse de relever les indices d’un naufrage.

Le 22 août, on relâcha à Otia, l’île la plus importante du groupe des Marshall, visité par Kotzebue et les Russes en 1817. Ce groupe,2 réparti sur trente milles de l’est à l’ouest, et treize milles du nord au sud, ne renferme pas moins de soixante-cinq îlots ou attolons.

Le Dolly-Hope, qui aurait eu la facilité de refaire sa provision d’eau en quelques heures à l’aiguade de l’île, prolongea cependant sa relâche durant cinq jours. Embarqué sur la chaloupe à vapeur, le capitaine Ellis put se convaincre qu’aucun navire ne s’était perdu sur ces écueils les quatre dernières années. On rencontra bien quelques débris le long des îlots Mulgrave; mais ce n’étaient que des troncs de sapins, de palmiers, de bambous, apportés par les courants du nord ou du sud, et dont les habitants se servent pour construire leurs pirogues. Le capitaine Ellis apprit du chef de l’île Otia que, depuis 1872, on n’avait mentionné qu’un seul bâtiment qui se fût brisé sur les attolons de l’est, et c’était un brick anglais, dont l’équipage dut être rapatrié ultérieurement.

Une fois hors de l’archipel des Marshall, le Dolly-Hope fît route vers les Carolines. En passant, il détacha sa chaloupe sur l’île Oualam, dont l’exploration ne donna aucun résultat. Le 3 septembre, il s’engagea à travers le vaste archipel, qui s’étend entre le douzième degré de latitude nord et le troisième degré de latitude sud, d’une part, et de l’autre, entre le cent vingt-neuvième degré de longitude est et le cent soixante-dixième degré de longitude ouest, soit deux cent vingt-cinq lieues du nord au midi des deux côtés de l’équateur, et mille lieues environ de l’ouest à l’est.

Le Dolly-Hope demeura trois mois dans ces mers des Carolines, suffisamment connues maintenant que les travaux de Lütke, l’audacieux navigateur russe, se sont ajoutés à ceux des Français Duperrey et Dumont d’Urville. Il ne fallut pas moins que ce temps pour visiter successivement les principaux groupes, qui forment cet archipel, groupe des Péliou, des Dangereuses-Matelotes, des Martyrs, de Saavedra, de Sonsorol, les îles Mariera, Anna, Lord-North, etc.

Le capitaine Ellis avait pris pour centre de ses opérations Yap ou Gouap, qui appartient au groupe des Carolines propres, lequel comprend près de cinq cents îles. C’est de là que le steamer dirigea ses investigations vers les points les plus éloignés. De combien de naufrages cet archipel avait été le théâtre, entre autres celui de l’Antilope en 1793, du capitaine américain Barnard sur les îles Mortz et Lord-North, en 1832!

Durant cette période, le dévouement des hommes du Dolly-Hope fut au-dessus de tout éloge. Aucun d’eux ne regarda ni aux périls ni aux fatigues, occasionnés par cette navigation au milieu de récifs sans nombre, à travers ces étroites passes dont les fonds sont hérissés d’excroissances coralligènes. En outre, la mauvaise saison commençait à troubler ces parages, où les vents se déchaînent avec une effroyable impétuosité, et dans lesquels les sinistres sont si nombreux encore.

Chaque jour, les embarcations du bord fouillaient les criques, au fond desquelles les courants auraient pu jeter quelques débris. Lorsque les marins débarquaient, ils étaient bien armés, car il ne s’agissait pas ici de recherches pareilles à celles qui furent faites pour l’amiral Franklin, c’est-à-dire sur les terres désertes des contrées arctiques. Ces îles étaient habitées pour la plupart, et la tâche du capitaine Ellis consistait surtout à manœuvrer comme fit d’Entrecasteaux, lorsqu’il fouilla les attolons où l’on pensait qu’avait dû se perdre Lapérouse. Ce qui importait, c’était de se mettre en rapport avec les indigènes. L’équipage du Dolly-Hope fut souvent accueilli par les démonstrations hostiles chez certaines de ces peuplades, qui ne sont rien moins qu’hospitalières aux étrangers. Des agressions se produisirent, et il fallut les repousser par la force. Deux ou trois matelots reçurent même des blessures, lesquelles, heureusement, n’eurent pas de suites fâcheuses.

Ce fut de cet archipel des Carolines que les premières lettres du capitaine Ellis purent être adressées à Mrs. Branican par des navires qui faisaient route vers le littoral américain. Mais elles ne contenaient rien de relatif aux traces du Franklin ou des naufragés. Les tentatives, n’ayant pas abouti dans les Carolines, allaient être reprises à l’ouest, en englobant le vaste système de la Malaisie. Là, en réalité, il y avait des chances plus sérieuses de retrouver les survivants de la catastrophe, peut-être sur l’un de ces nombreux îlots dont les travaux hydrographiques révèlent encore l’existence, même après les trois reconnaissances qui ont été faites dans cette partie de l’océan Pacifique.

Sept cents milles plus à l’ouest des Carolines, à la date du 2 décembre, le Dolly-Hope atteignit l’une des grandes îles des Philippines, le plus important des archipels malais, le plus considérable aussi de ceux dont les géographes ont relevé la position dans l’hydrographie malaysienne et même sur toute la surface de l’Océanie. Ce groupe, découvert par Magellan en 1521, s’étend du cinquième degré au vingt et unième degré de latitude septentrionale, et du cent quatorzième degré au cent vingt-troisième degré de longitude orientale.

Le Dolly-Hope ne vint point relâcher à la grande île de Luçon, aussi nommée Manille. Comment admettre que le Franklin se fût élevé si haut dans les mers de Chine, puisqu’il faisait route vers Singapore. C’est pour cette raison que le capitaine Ellis préféra établir son centre d’investigations à l’île Mindanao, au sud dudit archipel, c’est-à-dire sur l’itinéraire même qu’avait certainement suivi John Branican pour atteindre la mer de Java.

A cette date, le Dolly-Hope était mouillé sur la côte sud-ouest, dans le port de Zamboanga, résidence du gouverneur duquel dépendent les trois alcadies de l’île.

Mindanao comprend deux parties, l’une espagnole, l’autre indépendante sous la domination d’un soulthan, qui a fait de Sélangan sa capitale.

Il était indique que le capitaine Ellis prît ses premières informations près du gouverneur et des alcades à propos d’un naufrage dont le littoral de Mindanao aurait pu être le théâtre. Les autorités se mirent très obligeamment à sa disposition. Mais, dans la région espagnole de Mindanao, tout au moins, aucun sinistre maritime n’avait été signalé depuis cinq ans.

Il est vrai, sur les côtes de la partie indépendante de l’île, où habitent les Mindanais, les Caragos, les Loutas, les Soubanis, et aussi diverses peuplades sauvages très justement suspectées de cannibalisme, que de désastres peuvent se produire, sans qu’on en ait jamais connaissance, ces populations ayant intérêt à ne point les ébruiter! Il se rencontre même nombre de ces Malais, qui font couramment le métier de corsaires. Avec leurs légers navires, armés de fauconneaux, ils donnent la chasse aux bâtiments de commerce que les vents d’ouest poussent sur leur littoral, et, lorsqu’ils s’en emparent, c’est pour les détruire. Que pareil sort eût été réservé au Franklin, et certainement le gouverneur n’en aurait pas été informé. Les seuls renseignements qu’il put donner relativement à la portion de l’île soumise à son autorité furent donc jugés insuffisants.

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Aussi le Dolly-Hope dut-il braver ces mers si dures pendant la saison d’hiver. Maintes fois, on opéra des débarquements sur plusieurs points de la côte, et les matelots s’aventurèrent sous ces admirables forêts do tamarins, de bambous, de palétuviers, d’ébéniers noirs, d’acajous sauvages, de bois de fer, de mangliers, qui sont une des richesses des Philippines. Au milieu des fertiles campagnes où s’entremêlent les produits des zones tempérées et des zones tropicales, le capitaine Ellis et ses hommes visitèrent certains villages, dans l’espoir d’y recueillir quelques indices, débris de naufrage, prisonniers retenus par les tribus malaysiennes; mais leurs opérations furent infructueuses, et le steamer fut contraint de revenir à Zamboanga, très fatigué par le mauvais temps, et n’ayant échappé que par miracle aux récifs sous-marins de ces parages.

L’exploration de l’archipel des Philippines ne dura pas moins de deux mois et demi; il avait fallu s’attardera plus de cent îles, dont les principales, après Luçon et Mindanao, sont Mindoro, Leyte, Samar, Panay, Négros, Zebou, Masbate, Palawan, Catandouanès, etc.

Le capitaine Ellis fouilla le groupe de Bassilan au sud de Zamboanga, puis se dirigea vers l’archipel de Holo où il arriva le 25 février 1880.

C’était là un véritable nid à pirates, dans lequel les indigènes fourmillent au milieu de ces nombreuses îles couvertes d’un fouillis de jungles, qui sont semées entre la pointe sud de Mindanao et la pointe nord de Bornéo. Un seul port est parfois fréquenté par les navires qui traversent la mer de Chine et les bassins de la Malaisie, le port de Bévouan, situé sur l’île principale qui a donné son nom au groupe.

C’est à Bévouan que vint relâcher le Dolly-Hope. Là, quelques relations purent être établies avec le soulthan et les datous, qui gouvernent une population de six ou sept mille habitants. Il est vrai que le capitaine Ellis n’épargna les présents ni en argent ni en nature. Les indigènes le mirent alors sur la piste de différents naufrages, dont ces îles, défendues par leur ceinture de coraux et de madrépores, avaient été le théâtre.

Mais, parmi les débris qui furent recueillis, on n’en reconnut aucun qui eût pu appartenir au Franklin. D’ailleurs, les naufragés avaient péri ou avaient été rapatriés.

Le Dolly-Hope, qui avait refait son charbon pendant sa relâche à Mindanao, était déjà très allégé à la fin de cette navigation à travers les méandres du groupe du Holo. Il lui restait néanmoins assez de combustible pour franchir la mer des Célèbes, en se dirigeant sur les îles Maratoubas, et atteindre le port de Bandger-Massing, situé au sud de Bornéo.

Le capitaine Ellis se lança au milieu de ce bassin fermé comme un lac, ici par les grandes îles malaises, là par une ceinture d’îlots. La mer des Célèbes est mal défendue, d’ailleurs, malgré ces obstacles naturels, contre la furie dos tempêtes, et, s’il est permis de vanter les splendeurs de ses eaux qui fourmillent de zoophytes aux couleurs éclatantes et de mollusques de mille espèces, si l’imagination des navigateurs est allée jusqu’à la comparer à un parterre de fleurs liquides, les typhons qui la désolent font ombre à ce merveilleux tableau.

Le Dolly-Hope l’éprouva rudement dans la nuit du 28 au 29 février. Pendant la journée, le vent avait fraîchi peu à peu, et, bien qu’il se fût sensiblement apaisé vers le soir, d’énormes nuages de teinte livide, entassés à l’horizon, laissaient présager une nuit très troublée.

En effet, l’ouragan se déclara avec une extrême violence vers onze heures, et la mer se montra en quelques instants d’une impétuosité vraiment extraordinaire.

Le capitaine Ellis, justement alarmé pour la machine du Dolly-Hope, voulut prévenir tout accident qui aurait pu compromettre sa campagne; dans ce but il se mit en cape, de manière à ne demander à l’hélice que la vitesse nécessaire pour que son navire restât sensible à l’action de la barre.

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Malgré ces précautions, la tornade se déroula avec une telle intensité, les lames déferlaient avec tant de furie que le Dolly-Hope ne put éviter de formidables coups de mer. En plusieurs embardées, une centaine de tonnes d’eau furent précipitées sur le pont, défoncèrent les capots, s’accumulèrent dans la cale. Mais les cloisons étanches résistèrent, et, faisant obstacle à l’eau, l’empêchèrent de se répandre jusque dans les compartiments de la chaufferie et de la machine. Cela fut très heureux, car, ses feux éteints, le Dolly-Hope aurait été livré sans défense à la lutte des éléments, et, ne gouvernant plus, roulé dans le creux des lames, assailli par le travers, il se serait trouvé en perdition.

L’équipage témoigna d’autant de sang-froid que de courage en ces circonstances critiques. Il seconda vaillamment son commandant et ses officiers. Il fut digne du capitaine qui l’avait choisi parmi l’élite des marins de San-Diégo. Le navire fut sauvé par l’habileté et la précision de ses manœuvres.

Après quinze terribles heures de tourmente, la mer s’apaisa; on peut même dire qu’elle tomba presque subitement aux approches de la grande île de Bornéo, et, dans la matinée du 2 mars, le Dolly-Hope eut connaissance des îles Maratoubas.

Ces îles, qui, géographiquement, dépendent de Bornéo, devinrent l’objet des plus minutieuses explorations pendant la première quinzaine de mars. Grâce aux présents qui ne furent point ménagés, les chefs de peuplades se prêtèrent à toutes les exigences de l’enquête. Pourtant, il fut impossible de se procurer le moindre renseignement relatif à la disparition du Franklin. Comme ces parages de la Malaisie sont trop souvent écumes par les pirates, on pouvait craindre que John Branican et son équipage eussent été massacrés jusqu’au dernier homme.

Et un jour, le capitaine Ellis, causant de ces éventualités avec son second, lui dit:

«Il est fort possible que la perte du Franklin soit due aune attaque de ce genre. Cela expliquerait pourquoi nous n’avons jusqu’ici découvert aucun indice de naufrage. Ces pirates ne se vantent pas de leurs exploits. Quand un navire disparaît, on met la catastrophe sur le compte d’un typhon, et tout est dit!

– Vous n’avez que trop raison, capitaine, fit observer le second du Dolly-Hope. Ce ne sont pas les pirates qui manquent dans ces mers, et nous aurons même à redoubler de vigilance en descendant le détroit de Mahkassar.

– Sans doute, reprit le capitaine Ellis, mais nous sommes dans des conditions meilleures que celles où se trouvait John Branican pour échapper à ces coquins. Avec des vents irréguliers et changeants, un navire à voiles ne manœuvre pas à volonté. Pour nous, tant que notre machine fonctionnera, ce ne sont pas les embarcations malaises qui pourront nous atteindre. Néanmoins, je recommande la plus complète vigilance.»

Le Dolly-Hope embouqua le détroit de Mahkassar, qui sépare le littoral de Bornéo du littoral si capricieusement découpé de l’île Célèbes. Pendant deux mois, du 15 mars au 15 mai, après avoir renouvelé son charbon au port de Damaring, le capitaine Ellis fouilla toutes les criques de l’est.

Cette île Célèbes, qui fut reconnue par Magellan, ne mesure pas moins de cent quatre-vingt-douze lieues de longueur sur une largeur de vingt-cinq. Elle est dessinée de telle sorte que certains géographes ont pu la comparer à une tarentule, dont les énormes pattes seraient figurées par des presqu’îles. La beauté de ses paysages, la richesse de ses produits, l’heureuse disposition de ses montagnes, en font l’égale delà superbe Bornéo. Mais les découpures multiples de sa côte offrent tant de refuges à la piraterie, que la navigation du détroit est réellement des plus dangereuses.

Malgré cela, le capitaine Ellis mit toute la précision désirable dans l’accomplissement de son œuvre. Ayant toujours ses chaudières en pression, il visitait les anses avec les embarcations du bord, prêt à les rallier à la moindre apparence de danger.

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En se rapprochant de l’extrémité méridionale du détroit, le Dolly-Hope put naviguer dans des conditions moins alarmantes. En effet, cette partie de l’île Célèbes est sous la domination hollandaise. La capitale de ces possessions est Mahkassar, autrefois Wlaardingen, défendue par le fort Rotterdam. C’est là que le capitaine Ellis vint en relâche, le 17 mai, afin de donner un peu de repos à l’équipage et de refaire le combustible. S’il n’avait rien découvert qui pût le mettre sur la trace de John Branican, il apprit dans ce port une nouvelle très importante au sujet de l’itinéraire qu’avait dû suivre le Franklin: à la date du 3 mai 1875, ce bâtiment avait été signalé à dix milles au large de Mahkassar, se dirigeant vers la mer de Java. La certitude existait dès lors qu’il n’avait point péri dans ces redoutables mers de la Malaisie. C’était au delà de Célèbes et de Bornéo, c’est-à-dire dans la mer de Java, qu’il fallait aller rechercher ses vestiges, en poussant jusqu’à Singapore.

Dans une lettre qu’il adressa à Mrs. Branican de ce point extrême de l’île Célèbes, le capitaine Ellis l’informa de cette circonstance, en renouvelant sa promesse de la tenir au courant des investigations qui seraient maintenant localisées entre la mer de Java et les îles de la Sonde.

En effet, il convenait que le Dolly-Hope ne dépassât pas le méridien de Singapore, qui serait le terminus de sa campagne vers l’ouest. Il la compléterait au retour en scrutant les rivages méridionaux de la mer de Java, et en visitant ce chapelet d îles qui en forme la limite; puis, se dirigeant parmi ce groupe des Moluques, il regagnerait l’océan Pacifique pour revenir à la terre américaine.

Le Dolly-Hope quitta Mahkassar le 23, longea la partie inférieure du détroit qui sépare l’île Célèbes de l’île Bornéo, et vint en relâche à Bandger-Massing. C’est là que réside le gouverneur de l’île de Bornéo, ou plutôt Kalématan, pour lui restituer son véritable nom géographique. Les registres de la marine y furent compulsés minutieusement; mais on n’y put relever la mention que le Franklin eût été aperçu dans ces parages. Après tout, cela s’expliquait, s’il avait gardé le large à travers la mer de Java.

Dix jours après, le capitaine Ellis, ayant porté vers le sud-ouest, vint jeter l’ancre dans le port de Batavia, à l’extrémité de cette grande île de Java, d’origine essentiellement volcanique, et presque toujours empanachée de la flamme de ses cratères.

Quelques jours suffirent à l’équipage pour refaire ses approvisionnements dans cette grande cité, qui est la capitale des possessions hollandaises de l’Océanie. Le gouverneur général, que les correspondances maritimes avaient tenu au courant des efforts de Mrs. Branican pour retrouver les naufragés, reçut avec empressement le capitaine Ellis. Malheureusement, il ne put fournir aucun renseignement sur le sort du Franklin. A cette époque, l’opinion des marins de Batavia était que le trois-mâts américain, désemparé dans quelque tornade, avait dû sombrer sous voiles et être englouti corps et biens. Pendant les premiers six mois de 1875, on citait un certain nombre de navires dont on n’avait pas eu de nouvelles, et qui avaient disparu ainsi, sans que les courants en eussent jamais jeté la moindre épave à la côte.

En quittant Batavia, le Dolly-Hope laissa sur bâbord le détroit de la Sonde, qui met en communication la mer de Java et la mer de Timor, puis il prit connaissance des îles de Billitow et de Bangha. Autrefois, les approches de ces îles étaient infestées par les pirates, et les bâtiments qui s’y rendaient pour embarquer des chargements de minerais de fer et d’étain, n’évitaient pas sans peine leurs attaques. Mais la police maritime a fini par les détruire, et il n’y avait pas lieu de penser que le Franklin et son équipage eussent été victimes de leurs agressions.

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Continuant à remonter vers le nord-ouest, en visitant les îles du littoral de Sumatra, le Dolly-Hope, ayant relevé la pointe de la presqu’île de Malacca, relâcha à l’île de Singapore dans la matinée du 20 juin, après une traversée qui avait été retardée par les vents contraires.

Des réparations à sa machine obligèrent le capitaine Ellis à rester quinze jours dans le port, qui est situé au sud de l’île. Peu étendue – deux cent soixante-dix milles carrés sans plus – cette possession, si importante par le mouvement de son commerce avec l’Europe et l’Amérique, est devenue l’une des plus riches de l’extrême Orient, depuis le jour où les Anglais y fondèrent leur premier comptoir en 1818.

C’était à Singapore, on le sait, que le Franklin devait livrer une partie de sa cargaison pour le compte de la maison Andrew, avant de se rendre à Calcutta. On sait aussi que le trois-mâts américain n’y avait jamais paru. Toutefois, le capitaine Ellis voulut mettre son séjour à profit afin d’obtenir des informations relatives aux sinistres survenus dans la mer de Java durant les dernières années.

Effectivement, puisque, d’une part, le Franklin avait été signalé au large de Mahkassar, et que, d’autre part, il n’était point arrivé à Singapore, il fallait de toute nécessité admettre qu’il avait fait naufrage entre ces deux points. A moins que le capitaine John Branican n’eût quitté la mer de Java et franchi l’un de ces détroits qui séparent les îles de la Sonde pour descendre vers la mer de Timor… Mais pourquoi s’y serait-il résolu, puisqu’il était à destination de Singapore? C’eût été inexplicable, c’était inadmissible.

L’enquête n’ayant donné que des résultats négatifs, le capitaine Ellis n’eut plus qu’à prendre congé du gouverneur de Singapore pour ramener son navire en Amérique.

Le 25 août, l’appareillage se fit par un temps très orageux. La chaleur était excessive, comme elle l’est d’ordinaire au mois d’août en cette partie de la zone torride, située à quelques degrés au-dessous de l’équateur. Le Dolly-Hope fut très éprouvé par les mauvais temps qui marquèrent les dernières semaines de ce mois. Cependant, en longeant les semis des îles de la Sonde, il n’en laissa pas un point inexploré. Successivement, l’île de Madura, une des vingt régences de Java, Bâli, l’une des plus commerçantes de ces possessions, reçurent sa visite, et aussi Lombok et Sumbava, dont le volcan de Tombovo menaçait alors cette région d’une éruption aussi désastreuse que celle de 1815.

Entre ces diverses îles s’ouvrent autant de détroits, qui donnent accès sur la mer de Timor. Le Dolly-Hope eut à manœuvrer prudemment afin d’éviter des courants d’une telle impétuosité qu’ils entraînent les bâtiments même contre la mousson de l’ouest. On comprend dès lors combien la navigation offre de périls dans cette mer, surtout aux voiliers, qui n’ont pas en eux leur puissance de locomotion. De là, ces catastrophes maritimes si fréquentes à l’intérieur de la zone malaysienne.

A partir de l’île de Flores, le capitaine Ellis suivit la chaîne des autres îles, qui ferme au sud la mer des Moluques, mais inutilement. A la suite de si nombreuses déceptions, on ne s’étonnera pas que son équipage fût découragé par l’insuccès de cette campagne. Il ne fallait pas, malgré cela, renoncer à toute espérance de retrouver le Franklin, tant que l’exploration ne serait pas achevée. Il était possible que le capitaine John, au lieu de descendre le détroit de Mahkassar en quittant Mindanao des Philippines, eût traversé l’archipel et la mer des Moluques pour atteindre la mer do Java, et se montrer au large de l’île Célèbes.

Cependant le temps s’écoulait, et le livre de bord continuait à être muet sur le sort du Franklin. Ni à Timor, ni dans les trois groupes qui constituent l’archipel des Moluques, le groupe d’Amboine, résidence du gouverneur général, qui comprend Céram et Bourou, le groupe de Banda, celui de Gilolo, il ne fut possible de recueillir des renseignements sur un navire qui se serait perdu entre ces îles au printemps de 1875. Du 23 septembre, date de l’arrivée du Dolly-Hope à Timor, au 27 décembre, date de son arrivée à Gilolo, trois mois avaient été employés en investigations, auxquelles les Hollandais se prêtaient de bonne grâce, et rien n’était venu jeter un peu de lumière sur ce sinistre.

Le Dolly-Hope avait terminé son expédition. A cette île Gilolo, qui est la plus importante des Moluques, se fermait le cercle que le capitaine Ellis s’était engagé à suivre autour des contrées malaysiennes. L’équipage prit alors quelques jours de repos, auxquels il avait bien droit. Et, pourtant, si vin nouvel indice eût été relevé, que n’eussent pas encore tenté ces braves gens, même au prix de dangers plus grands encore!

Ternate, la capitale de l’île Gilolo, qui commande la mer des Moluques, et où demeure un résident hollandais, fournit au Dolly-Hope tout ce qui lui était nécessaire en vivres et en charbon pour le voyage de retour. Là s’acheva cette année 1881 – la sixième qui se fut écoulée depuis la disparition du Franklin.

Le capitaine Ellis appareilla dans la matinée du 9 janvier et prit direction vers le nord-est.

On était alors dans la mauvaise saison. La traversée fut pénible, et les vents défavorables occasionnèrent d’assez longs retards. C’est seulement à la date du 23 janvier, que le Dolly-Hope fut signalé par les sémaphores de San-Diégo.

Cette campagne de la Malaisie avait duré dix-neuf mois. Malgré les efforts du capitaine Ellis, malgré le dévouement de son équipage, le secret du Franklin restait enseveli dans le mystérieux dédale des mers.

 

 

Chapitre XII

Encore un an

 

es lettres que Mrs. Branican avait reçues au cours de l’expédition ne lui permettaient guère d’espérer que cette tentative serait couronnée de succès. Aussi, après l’arrivée de la dernière, ne conservait-elle que peu d’espoir au sujet des recherches que le capitaine Ellis opérait dans les parages des Moluques.

Dès qu’elle apprit que le Dolly-Hope était au large de San-Diégo, Mrs. Branican, accompagnée de M. William Andrew, se rendit sur le port. A peine eut-il pris son poste de mouillage, que tous deux se firent conduire à bord.

L’attitude du capitaine Ellis et de son équipage disait assez que la seconde période de la campagne n’avait pas eu meilleure chance que la première.

Mrs. Branican, ayant tendu la main au capitaine, s’avança vers ces hommes, si durement éprouvés parles fatigues d’un pareil voyage, et, d’une voix ferme:

«Je vous remercie, capitaine Ellis, dit-elle, je vous remercie, mes amis!…Vous avez fait tout ce que je devais attendre de votre dévouement! Vous n’avez pas réussi, et peut-être désespérez-vous de jamais réussir?… Je ne désespère pas, moi!… Non! je ne désespère pas de revoir John et ses compagnons du Franklin!… Mon espoir est en Dieu… Dieu le réalisera!»

Ces paroles, empreintes d’une extraordinaire assurance, affirmaient une si rare énergie, disaient si fermement la résolution où était Mrs. Branican de ne jamais s’abandonner, que sa conviction aurait dû se communiquer à tous les cœurs. Mais, si on l’écouta avec le respect que commandait son attitude, il n’était personne qui mît en doute la perte définitive du Franklin et de son équipage.

Et pourtant, peut-être eût-il mieux valu s’en rapporter à cette pénétration spéciale dont une femme est souvent douée par sa nature? Tandis que l’homme ne s’attache qu’à l’observation directe des faits et aux conséquences qui en découlent, il est certain que la femme a parfois une plus juste prévision de l’avenir, grâce à ses qualités intuitives. C’est une sorte d’instinct génial qui la guide, et lui donne une certaine prescience des choses… Qui sait si Mrs. Branican n’aurait pas un jour raison contre l’opinion générale?

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M. William Andrew et elle se rendirent alors dans le carré du Dolly-Hope, où le capitaine Ellis leur fit le récit détaillé de son expédition. Les cartes de la Polynésie et de la Malaisie, déployées sur la table, permettaient de suivre la route du steamer, ses relâches sur les nombreux points explorés, les renseignements recueillis dans les principaux ports et les villages indigènes, les recherches exécutées au milieu des îlots et des îles avec une minutieuse patience et un zèle infatigable.

Puis, en terminant:

«Permettez-moi, mistress Branican, dit le capitaine Ellis, d’appeler plus particulièrement votre attention sur ceci: le Franklin a été aperçu pour la dernière fois à la pointe sud de Célèbes, le 3 mai 1875, environ sept semaines après son départ de San-Diégo, et, depuis ce jour, il n’a été rencontré nulle part. Donc, puisqu’il n’est pas arrivé à Singapore, il est hors de doute que la catastrophe s’est produite dans la mer de Java. Comment? Il n’y a que deux suppositions. La première, c’est que le Franklin a sombré sous voiles ou qu’il a péri ‘ dans une collision, sans qu’il en soit resté aucune trace. La seconde, c’est qu’il s’est brisé sur des écueils ou qu’il a été détruit par les pirates malais, et, dans ces deux cas, il eût été possible d’en retrouver quelques débris. Or, malgré nos recherches, nous n’avons pu relever la preuve matérielle de la destruction du Franklin

La conclusion qui ressortait de cette argumentation, c’est qu’il était plus logique de se ranger à l’un des cas de la première hypothèse – celui qui attribuait la perte du Franklin au déchaînement de ces tornades si fréquentes dans les parages malaysiens. En effet, pour le second cas, celui d’une collision, comme il est assez rare que l’un des deux navires abordés ne continue pas à tenir la mer, le secret de cette rencontre aurait été connu tôt au tard. Il n’y avait donc plus aucun espoir à garder.

C’est là ce qu’avait compris M. William Andrew, et il baissait tristement la tête devant le regard de Mrs. Branican, qui ne cessait de l’interroger.

«Eh bien, non! dit-elle, non!… Le Franklin n’a pas sombré!… Non!… John et son équipage n’ont point péri!…»

Et, l’entretien continuant sur l’instance de Dolly, il fallut que le capitaine Ellis lui rapportât les détails les plus circonstanciés. Elle y revenait sans cesse, questionnant, discutant, ne cédant rien.

Cette conversation se prolongea pendant trois heures, et lorsque Mrs. Branican se disposa à prendre congé du capitaine Ellis, celui-ci lui demanda s’il entrait dans ses intentions que le Dolly-Hope fût désarmé.

«Nullement, capitaine, répondit-elle, et je verrais avec regret que votre équipage et vous eussiez l’intention de débarquer. Peut-on affirmer que de nouveaux indices ne nous amèneront pas à entreprendre une nouvelle campagne? Si donc vous consentiez à garder le commandement du Dolly-Hope

– Ce serait très volontiers, répondit le capitaine Ellis, mais j’appartiens à la maison Andrew, mistress Branican, et elle peut avoir besoin de mes services…

– Que cette considération ne vous arrête pas, mon cher Ellis, répondit M. William Andrew. Je serai heureux que vous restiez à la disposition de Dolly, puisqu’elle le désire.

– Je suis à ses ordres, monsieur Andrew. Mon équipage et moi nous ne quitterons pas le Dolly-Hope

– Et je vous prie, capitaine, répondit Mrs. Branican, de veiller à ce qu’il soit toujours en état de reprendre la mer!»

En donnant son consentement, l’armateur n’avait eu d’autre pensée que de déférer aux désirs de Dolly. Mais le capitaine Ellis et lui ne doutaient pas qu’elle renoncerait à une seconde campagne, après les inutiles résultats de la première. Si le temps ne devait jamais affaiblir en elle le souvenir de la catastrophe, il finirait du moins par y détruire tout reste d’espoir.

Ainsi, conformément à la volonté de Mrs. Branican, le Dolly-Hope ne fut pas désarmé. Le capitaine Ellis et ses hommes continuèrent à figurer sur les rôles d’équipage, à toucher leurs gages, comme s’ils eussent été en cours de navigation. Il y avait d’ailleurs d’importantes réparations à faire, après dix-neuf mois dans ces mers si dures de la Malaisie, la coque à passer au bassin de carénage, le gréement à renouveler en partie, les chaudières à remplacer, quelques pièces de la machine à changer. Puis, lorsque ces travaux eurent pris fin, le Dolly-Hope embarqua ses vivres, fit son plein de charbon, et il fut en mesure de mettre en mer au premier ordre.

Mrs. Branican avait repris sa vie habituelle à Prospect-House, où, sauf M. William Andrew et le capitaine Ellis, personne n’était admis dans son intimité. Elle vivait entièrement absorbée par ses souvenirs et ses espérances, ayant toujours présent le double malheur qui l’avait atteinte. Le petit Wat aurait eu sept ans à cette époque – l’âge où les premières lueurs de la raison éclairent ces jeunes cerveaux si impressionnables, et le petit Wat n’était plus! Puis, la pensée de Dolly se reportait sur celui qui s’était dévoué pour elle, ce Zach Fren, qu’elle aurait voulu connaître et qui n’était pas encore de retour à San-Francisco. Mais cela ne pouvait tarder. Plusieurs fois, les annales maritimes avaient donné des nouvelles du Californian, et sans doute, l’année 1881 ne finirait pas avant qu’il ne fût rentré à son port d’attache. Dès qu’il y serait arrivé, Mrs. Branican appellerait Zach Fren près d’elle, et lui paierait sa dette de reconnaissance en assurant son avenir.

D’ici là, Mrs. Branican ne cessait de venir en aide aux familles éprouvées par la perte du Franklin. C’était uniquement pour visiter leurs modestes demeures, les aider de ses soins, faire œuvre de charité envers elles qu’elle quittait Prospect-House et descendait aux bas quartiers de la ville. Sa générosité se manifestait sous toutes les formes, s’inquiétant des besoins moraux comme des besoins matériels de ses protégés. Ce fut aussi dans les premiers mois de cette année qu’elle consulta M. William Andrew sur un projet qu’elle avait hâte de mettre à exécution.

Il s’agissait de la fondation d’un hospice, destiné à recueillir les enfants abandonnés, les petits orphelins de père et de mère, et dont elle voulait doter San-Diégo.

«Monsieur Andrew, dit-elle à l’armateur, c’est en souvenir de notre enfant, que je veux me dévouer à cette institution et lui garantir les ressources nécessaires à son entretien. John, je n’en doute pas, m’approuvera à son retour. Et quel meilleur emploi pourrions-nous faire de notre fortune?»

M. William Andrew, n’ayant aucune objection à exprimer, se mit à la disposition de Mrs. Branican à propos des démarches que nécessitait la création d’un établissement de ce genre. Cent cinquante mille dollars devaient y être consacrés, d’abord pour l’acquisition d’un immeuble convenable, ensuite pour en rétribuer annuellement les divers services.

Cette affaire fut très rapidement conduite, grâce au concours que la municipalité prêta à Mrs. Branican. Du reste, il n’y eut pas lieu do bâtir. On fit l’acquisition d’un vaste édifice, situé en bon air, sur les pentes de San-Diégo, du côté de Old-Town. Un habile architecte appropria cet édifice à sa nouvelle destination, et sut l’aménager de manière à pouvoir loger une cinquantaine d’enfants avec un personnel suffisant pour les élever, soigner et instruire. Entouré d’un vaste jardin, couvert de beaux ombrages, arrosé d’eaux courantes, il offrait, en ce qui se rapporte aux questions d’hygiène, les systèmes réclamés par l’expérience.

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Le 19 mai, cet hospice – qui reçut le nom de Wat-House – fut inauguré aux applaudissements de la ville entière, qui voulut, à cette occasion, prodiguer à Mrs. Branican les plus éclatants témoignages de sympathie. La charitable femme ne parut point à la cérémonie cependant, elle n’avait pas voulu quitter son chalet. Mais, dès qu’un certain nombre d’enfants eurent été recueillis à Wat-House, elle vint, chaque jour, les visiter comme si elle eût été leur mère. Ces enfants pouvaient rester jusqu’à douze ans dans l’hospice. Dès que leur âge le permettait, on leur enseignait à lire, à écrire, on s’occupait de leur donner une éducation morale et religieuse, en même temps que de leur apprendre un métier suivant leurs aptitudes. Quelques-uns, appartenant à des familles de marins, qui montraient du goût pour la mer, étaient destinés à s’embarquer comme mousses ou novices. Et, en vérité, il semblait que Dolly ressentît pour ceux-là une affection plus particulière – sans doute en souvenir du capitaine John.

A la fin de 1881, aucune nouvelle relative au Franklin n’était parvenue à San-Diégo ni ailleurs. Bien que des primes considérables eussent été offertes à quiconque en eût retrouvé le plus léger indice, il n’avait pas été possible de lancer le Dolly-Hope dans une seconde campagne. Et pourtant, Mrs. Branican ne désespérait pas. Ce que 1881 ne lui avait pas donné, peut-être 1882 le lui donnerait-il?…

Pour ce qui concerne M. et Mrs. Burker, qu’étaient-ils devenus? En quel endroit s’était réfugié Len Burker afin d’échapper aux poursuites ordonnées contre lui? La police fédérale ayant fini par abandonner toute enquête à ce sujet, Mrs. Branican avait dû renoncer à savoir ce que Jane était devenue.

Et, cependant, c’était là une cause de sincère affliction pour elle, si vivement préoccupée delà situation de son infortunée parente. Elle s’étonnait de n’avoir jamais reçu aucune lettre de Jane – lettre que celle-ci aurait pu lui écrire, sans compromettre la sécurité de son mari. Ignoraient-ils donc tous les deux que Dolly, rendue à la raison, avait envoyé un navire à la recherche du Franklin, et que cette expédition n’avait donné aucun résultat? C’était inadmissible. Est-ce que les journaux des deux mondes n’avaient pas suivi les diverses phases de cette entreprise, et pouvait-on imaginer que Len et Jane Burker n’en eussent pas eu connaissance? Ils devaient même avoir appris que Mrs. Branican avait été enrichie par la mort de son oncle Edward Starter, et qu’elle était en situation de leur venir en aide! Et pourtant, ni l’un ni l’autre n’avaient essayé d’entrer en correspondance avec elle, bien que leur position fût probablement très précaire.

Janvier, février, mars, étaient déjà passés, et l’on pouvait croire que l’année 1882 n’apporterait aucune modification à cet état de choses, lorsqu’un fait se produisit, qui parut de nature à jeter quelque lumière sur la catastrophe du Franklin.

Le 27 mars, le steamer Californian, sur lequel était embarqué le matelot Zach Fren. vint mouiller dans la baie de San-Francisco, après une campagne de plusieurs années à travers les diverses mers d’Europe.

Aussitôt que Mrs. Branican eut appris le retour de ce navire, elle écrivit à Zach Fren, qui était alors maître d’équipage à bord du Californian, en l’invitant à partir immédiatement pour se rendre auprès d’elle à San-Diégo.

Comme Zach Fren avait précisément l’intention de revenir dans sa ville natale afin d’y prendre quelques mois de repos, il répondit que, dès qu’il pourrait débarquer, il se rendrait à San-Diégo, où sa première visite serait pour Prospect-House. C’était l’affaire de quelques jours.

Mais, en même temps, se répandit une nouvelle, dont le retentissement serait immense dans les États de la Confédération, si elle se confirmait.

On disait que le Californian avait recueilli une épave, qui, vraisemblablement, provenait du Franklin… Un journal de San-Francisco ajoutait que le Californian avait rencontré cette épave au nord de l’Australie, dans les parages compris entre la mer de Timor et la mer d’Arafoura, au large de l’île Melville, à l’ouest du détroit de Torrès.

Dès que cette nouvelle fut arrivée à San-Diégo, M. William Andrew et le capitaine Ellis, qui en avaient été informés par dépêche, accoururent à Prospect-House.

Au premier mot qui lui fut dit à ce sujet, Mrs. Branican devint très pâle. Mais, de ce ton qui dénotait chez elle une conviction absolue:

«Après l’épave, on retrouvera le Franklin, dit-elle, et après le Franklin, on retrouvera John et ses compagnons?»

En réalité, la rencontre de cette épave était un fait qui avait son importance.

C’était la première fois, en somme, qu’un débris du navire perdu venait d’être recueilli. Pour aller chercher le théâtre de la catastrophe, Mrs. Branican possédait maintenant un anneau de cette chaîne qui reliait le présent au passé.

Immédiatement, elle fit apporter une carte de l’Océanie. Puis, M. William Andrew et le capitaine Ellis durent étudier la question d’une nouvelle campagne à entreprendre, car elle voulait que cette résolution fût prise séance tenante.

«Ainsi le Franklin n’aurait pas fait route sur Singapore en traversant les Philippines et la Malaisie, fit tout d’abord observer M. William Andrew.

– Mais cela est improbable… cela est impossible! répondit le capitaine Ellis.

– Cependant, reprit l’armateur, s’il avait suivi cet itinéraire, comment cette épave aurait-elle pu être retrouvée dans la mer d’Arafoura, au nord de l’île Melville?

– Je ne puis l’expliquer, je ne puis le comprendre, monsieur Andrew, répondit le capitaine Ellis. Tout ce que je sais, c’est que le Franklin a été vu à son passage au sud-ouest de l’île Célèbes. après être sorti du détroit de Mahkassar. Or, s’il a pris ce détroit, c’est évidemment parce qu’il est venu par le nord et non par l’est. Il n’a donc pu s’engager à travers le détroit de Torrès!»

Cette question fut discutée longuement, et il fallut se ranger à l’opinion du capitaine Ellis.

Mrs. Branican écoutait les objections et les réponses sans faire aucune observation. Mais un pli vertical de son front indiquait avec quelle ténacité, avec quel entêtement, elle se refusait à admettre la perte de John et de ses compagnons. Non! elle n’y croirait pas, tant que la preuve de leur mort ne lui serait pas matériellement fournie!

«Soit! dit M. William Andrew. Je pense comme vous, mon cher Ellis, que le Franklin a dû traverser la mer de Java, en faisant route sur Singapore…

– En partie du moins, monsieur Andrew, puisque c’est entre Singapore et l’île Célèbes que le naufrage a pu se produire.

– Soit, vous dis-je. Mais comment l’épave a-t-elle dérivé jusqu’aux parages de l’Australie, si le Franklin s’est brisé sur quelque écueil de la mer de Java?

– Cela ne peut se comprendre que d’une façon, répondit le capitaine Ellis, en admettant que cette épave a été entraînée à travers le détroit de la Sonde ou l’un des autres détroits qui séparent ces îles des mers de Timor et d’Arafoura.

– Les courants portent-ils de ce côté?…

– Oui, monsieur Andrew, j’ajouterai même que si le Franklin était désemparé à la suite de quelque tempête, il a pu être drossé dans l’un de ces détroits, pour aller finalement se perdre sur les récifs au nord du littoral australien.

– En effet, mon cher Ellis, répondit M. William Andrew, c’est la seule hypothèse plausible, et. dans ce cas, si une épave a été rencontrée au large de l’île Melville, six ans après le naufrage, c’est qu’elle s’est récemment détachée des écueils sur lesquels s’est fracassé le Franklin

Cette explication, très sérieuse, pas un marin n’aurait accepté de la combattre.

Mrs. Branican, dont les regards ne s’étaient point distraits de la carte déployée devant elle, dit alors:

«Puisque le Franklin a été vraisemblablement jeté sur la côte de l’Australie, et puisque les survivants du naufrage n’ont pas reparu, c’est qu’ils sont prisonniers d’une peuplade indigène…

– Cela, Dolly, cela n’est pas impossible… et pourtant…» répondit M. William Andrew.

Mrs. Branican allait protester avec énergie contre le doute que laissait pressentir la réponse de M. William Andrew, lorsque le capitaine Ellis crut devoir dire:

«Il reste à savoir si l’épave repêchée par le Californian appartient réellement au Franklin.

– En doutez-vous? demanda Dolly.

– Nous serons bientôt fixés à cet égard, répondit l’armateur, car j’ai donné ordre que cette épave nous fût expédiée…

– Et moi, ajouta Mrs. Branican, je donne ordre que le Dolly-Hope se tienne prêt à reprendre la mer.»

Trois jours après cet entretien, le maître d’équipage Zach Fren, qui venait d’arriver à San-Diégo, se présentait au chalet de Prospect-House.

Âgé de trente-sept ans à cette époque, vigoureux et d’allure résolue, avec sa face rougie par le haie de la mer, sa physionomie franche et avenante, il était de ces matelots qui inspirent la Confiance en eux-mêmes, et qui vont toujours droit où on leur dit d’aller.

L’accueil qu’il reçut de Mrs. Branican fut empreint d’un tel sentiment de reconnaissance, que le brave marin ne savait trop comment répondre.

«Mon ami, lui dit-elle, après avoir donné cours aux premiers épanchements de son cœur, c’est vous… vous qui m’avez sauvé la vie, vous qui avez tout fait pour sauver mon pauvre enfant… Que puis-je pour vous?»

Le maître se défendit d’avoir fait plus que son devoir!… Un matelot qui n’agirait pas comme il avait agi, ce ne serait pas un matelot… ce ne serait qu’un mercenaire!… Son seul regret, c’était de n’avoir pu rendre à sa mère son petit bébé!… Mais enfin il ne méritait rien pour cela… Il remerciait Mrs. Branican de ses bonnes intentions à son égard… Si elle le permettait, il retournerait la voir, tant qu’il serait à terre…

«Depuis bien des années, Zach Fren, j’attends votre arrivée, répondit Mrs. Branican, et j’espère que vous serez près de moi, le jour où le capitaine John reparaîtra…

– Le jour où le capitaine John reparaîtra!…

– Zach Fren, pouvez-vous penser…

– Que le capitaine John a péri?… Ah! cela, non, par exemple! répliqua le maître.

– Oui!… vous avez l’espoir…

– Plus que l’espoir, mistress Branican… une belle et bonne certitude!… Est-ce qu’un capitaine tel que le capitaine John, cela se perd à la façon d’un béret dans un coup de vent!… Allons donc!… Voilà ce qui ne s’est jamais vu!…»

Ce que disait Zach Fren, et dans ces ternies qui témoignaient d’une foi absolue, fit palpiter le cœur de Mrs. Branican. Elle ne serait plus seule à croire que John serait retrouvé… Un autre partageait sa conviction… et cet autre, c’était celui à qui elle-même devait la vie… Elle voulait voir là comme une indication de la Providence.

«Merci, Zach Fren, dit-elle, merci!… Vous ne savez pas le bien que vous me faites!… Répétez-moi… répétez-moi que le capitaine John a survécu à ce naufrage…

– Mais oui!… mais oui! mistress Branican. Et la preuve qu’il a survécu, c’est qu’on le retrouvera un jour ou l’autre!… Et si ce n’est pas là une preuve…»

Puis, Zach Fren dut donner nombre de détails sur les circonstances dans lesquelles l’épave avait été repêchée par le Californian. Enfin Mrs. Branican lui dit:

«Zach Fren, je suis décidée à entreprendre immédiatement de nouvelles recherches.

– Bien… et elles réussiront cette fois… et j’en serai, si vous le permettez, mistress!

– Vous accepteriez de vous joindre au capitaine Ellis?…

– De grand cœur!

– Merci, Zach Fren!… Je me figure que, vous à bord du Dolly-Hope, ce serait une chance de plus…

– Je le crois, mistress Branican! répondit le maître, en clignant de l’œil… Oui!… je le crois… et suis prêt à partir…»

Dolly avait pris la main de Zach Fren, elle la pressait comme celle d’un ami. Son imagination l’entraînait, l’égarait peut-être. Mais elle voulait croire que le maître devait réussir là où d’autres avaient échoué.

Cependant, ainsi que l’avait fait observer le capitaine Ellis, – et bien que la conviction de Mrs. Branican fût faite à ce sujet, – il fallait obtenir cette certitude que l’épave rapportée par le Californian avait appartenu au Franklin.

Expédiée, ainsi qu’il a été dit, sur la demande de M. William Andrew, cette épave arriva à San-Diégo par chemin de fer, et fut aussitôt transportée aux chantiers de la marine. Là on la soumit à l’examen de l’ingénieur et des contremaîtres qui avaient dirigé la construction du Franklin.

Le débris, rencontré par l’équipage du Californian au large de l’île Melville, à une dizaine de milles de la côte, était un morceau d’étrave, ou plutôt de cette guibre sculptée qui figure ordinairement à la proue des navires à voiles. Ce fragment de bois avait été très détérioré, non par un long séjour dans l’eau, mais parce qu’il avait été exposé aux intempéries de l’air. De là cette conclusion qu’il avait dû demeurer longtemps sur les récifs contre lesquels s’était brisé le navire, puis qu’il s’en était détaché pour une cause quelconque, – probablement sous l’action d’un courant, – et qu’il allait en dérive depuis plusieurs mois ou plusieurs semaines, lorsqu’il avait été aperçu par les matelots du Californian. Quant à ce navire, était-ce celui du capitaine John?… Oui, car les débris de sculpture, reconnus sur ce fragment, ressemblaient à ceux qui ornaient la guibre du Franklin.

C’est, en effet, ce qui fut établi à San-Diégo. A cet égard, il n’y eut aucun doute de la part des constructeurs. Le bois de teck, employé pour cette guibre, provenait bien des réserves du chantier. On releva même la trace d’une armature en fer, qui reliait la guibre à l’extrémité de l’étrave, et les restes d’une couche de peinture rouge, à filet d’or, sur le rinceau dessiné à l’avant.

Ainsi, l’épave rapportée par le Californian appartenait sans conteste au navire de la maison Andrew, vainement recherché dans le bassin de la Malaisie.

Ce point acquis, il y avait lieu d’admettre l’explication donnée par le capitaine Ellis: puisque le Franklin avait été signalé dans la mer de Java, au sud-ouest de l’île Célèbes, il fallait nécessairement que, quelques jours plus tard, il eût été entraîné à travers le détroit de la Sonde ou autres passes ouvertes sur la mer de Timor ou la mer d’Arafoura, pour aller se perdre contre les accores de la côte australienne.

L’envoi d’un bâtiment, qui aurait pour mission d’explorer le bassin compris entre les îles de la Sonde et le littoral nord de l’Australie, était par là entièrement justifié. Cette campagne réussirait-elle mieux que celle des Philippines, des Célèbes et des Moluques? Il y avait lieu de l’espérer.

Cette fois, Mrs. Branican eut la pensée d’y prendre part personnellement, en s’embarquant sur le Dolly-Hope. Mais M. William Andrew et le capitaine Ellis, auxquels se joignit Zach Fren, parvinrent à l’en dissuader, non sans peine. Une navigation de ce genre, qui serait forcément très longue, aurait pu être compromise par la présence d’une femme à bord.

Il va de soi que Zach Fren fut embarqué comme maître d’équipage du Dolly-Hope, et le capitaine Ellis prit ses dernières dispositions pour mettre en mer dans le plus court délai.

 

 

Chapitre XIII

Campagne dans la mer de Timor

 

e Dolly-Hope quitta le port de San-Diégo à dix heures du matin, le 3 avril 1882. Au large de la terre d’Amérique, le capitaine Ellis suivit vers le sud-ouest une direction un peu inférieure à celle de sa première campagne. En effet, il voulait atteindre par le plus court la mer d’Arafoura, en franchissant le détroit de Torrès, au delà duquel avait été rencontré le fragment de guibre du Franklin.

Le 26 avril, on eut connaissance des îles Gilbert, éparses au milieu de ces parages, où les calmes du Pacifique, à cette époque de l’année, rendent la navigation si lente, si pénible pour les navires à voiles. Après avoir laissé dans le nord les deux groupes de Scarborough et de Kingsmill, qui composent cet archipel, situé à huit cents milles du littoral californien, au sud-est des Carolines, le capitaine Ellis s’engagea à travers le groupe de Vanikoro, signalé depuis une quinzaine de lieues par le mont Kapogo, qui pointait à l’horizon.

Ces îles verdoyantes et fertiles, couvertes d’impénétrables forêts sur toute leur étendue, appartiennent à l’archipel Viti. Elles sont cernées de récifs madréporiques, qui en rendent les approches extrêmement dangereuses. C’est là, on le sait, que Dumont d’Urville et Dillon retrouvèrent les débris des bâtiments de Lapérouse, la Recherche et l’Espérance, partis de Brest en 1791, et qui, poussés sur les récifs de Vanikoro, ne devaient jamais revenir.

En vue de cette île si tristement célèbre, il s’opérait un rapprochement bien naturel dans l’esprit des hommes du Dolly-Hope. Le Franklin avait-il subi le sort des navires de Lapérouse? Ainsi que cela était arrivé pour Dumont d’Urville et Dillon, le capitaine Ellis ne retrouverait-il que les débris du navire perdu? Et, s’il ne découvrait pas le lieu de la catastrophe, le destin de John Branican et de ses compagnons demeurerait-il à l’état de mystère?

A deux cents milles au delà, le Dolly-Hope traversa obliquement l’archipel des Salomon, dénommé autrefois Nouvelle-Géorgie ou Terres Arsacides.

Cet archipel renferme une dizaine de grandes îles, dispersées sur une aire de deux cents lieues en longueur et quarante en largeur. Parmi elles se trouvent les îles Carteret, autrement dites les îles du Massacre, et dont le nom indique de quelles scènes sanglantes elles furent le théâtre.

Le capitaine Ellis n’avait aucun renseignement à demander aux indigènes de ce groupe, aucune investigation à faire dans ces parages. Il n’y relâcha pas et hâta sa marche vers le détroit de Torrès, non moins impatient que Zach Fren de rallier la partie de cette mer d’Arafoura où l’épave avait été découverte. Ce serait là que l’enquête serait conduite avec un soin minutieux, une infatigable persévérance, qui en assurerait peut-être le succès.

Les terres de la Papouasie, appelées aussi Nouvelle-Guinée, n’étaient pas très éloignées. Quelques jours après avoir franchi l’archipel des Salomon, le Dolly-Hope eut connaissance de l’archipel des Louisiades. Il passa au large des îles Rossel, d’Entrecasteaux, Trobriand, et d’un grand nombre d’îlots, enfouis sous le magnifique dôme de leurs cocotiers.

Enfin, au bout d’une traversée de trois semaines, les vigies reconnurent à l’horizon les hautes terres de la Nouvelle-Guinée, puis les pointes du cap York, projetées par le littoral australien, qui limitent au nord et au sud le détroit de Torrès.

C’est un passage extrêmement dangereux, ce détroit. A moins d’y être contraints, les capitaines au long cours se gardent bien de s’y hasarder. C’est à ce point, paraît-il, que les compagnies d’assurances maritimes refusent de garantir les risques de mer que l’on y rencontre.

Il y a lieu de se défier de ces courants, qui vont incessamment de l’est à l’ouest, entraînant les eaux du Pacifique vers la mer des Indes. Les hauts-fonds y rendent la navigation extrêmement périlleuse. On en peut s’y aventurer que pendant quelques heures de jour, lorsque la position du soleil permet d’apercevoir les brisants sous les tramées de la houle.

Ce fut en vue du détroit de Torrès que le capitaine Ellis, dans une conversation qu’il eut avec son second officier et Zach Fren, demanda au maître:

«C’est bien à la hauteur de l’île Melville que le Californian a repêche l’épave du Franklin?

– Précisément, répondit Zach Fren.

– Il faudrait donc compter à peu près cinq cents milles à travers la mer d’Arafoura depuis le détroit?…

– En effet, capitaine, et je comprends ce qui vous embarrasse. Étant donnés les courants réguliers, qui portent de l’est à l’ouest, il semble que, puisque ce morceau de guibre a été recueilli au large de l’île Melville, c’est que le Franklin a dû se perdre à l’entrée du détroit de Torrès…

– Sans doute, Zach Fren, et il faudrait en conclure que John Branican serait allé choisir ce dangereux passage pour se rendre à Singapore? Or, cela, je ne l’admettrai jamais. A moins de circonstances qui m’échappent, je persiste à croire qu’il a dû traverser les parages de la Malaisie, comme nous l’avons fait lors de notre première campagne, puisqu’il a été aperçu pour la dernière fois dans le sud de l’île Célèbes.

– Et comme ce fait ne peut être discutable, fit observer le second, il en résulte que si le capitaine Branican a pénétré, dans la mer de Timor, il n’a pu y arriver que par l’un des détroits qui séparent les îles de la Sonde.

– C’est incontestable, répondit le capitaine Ellis, et je ne comprends plus comment le Franklin a pu être ramené vers l’est. De deux choses l’une, ou il était désemparé, ou il ne l’était pas. S’il était désemparé, c’est à des centaines de milles dans l’ouest du détroit de Torrès que les courants ont dû l’entraîner. S’il ne l’était pas, pourquoi serait-il revenu vers ce détroit, puisque Singapore est dans une direction opposée.

– Je ne sais que penser, répliqua le second. Si l’épave avait été trouvée dans la mer des Indes, cela pourrait s’expliquer par un naufrage qui aurait eu lieu soit sur les îles de la Sonde, soit sur le littoral ouest de l’Australie…

– Tandis qu’elle a été repêchée à la hauteur de l’île Melville, répondit le capitaine Ellis, ce qui indiquerait que le Franklin s’est perdu dans la partie de la mer d’Arafoura voisine du détroit de Torrès, ou même dans ce détroit.

– Peut-être, fit observer Zach Fren, existe-t-il des contre-courants le long de la côte australienne, qui ont repoussé l’épave vers le détroit. Dans ce cas, le naufrage pourrait s’être produit dans l’ouest de la mer d’Arafoura.

– Nous le verrons, dit le capitaine Ellis. Mais, en attendant, manœuvrons comme si le Franklin s’était brisé sur les écueils du détroit de Torrès…

– Et si nous manœuvrons bien, répéta Zach Fren, nous retrouverons le capitaine John!»

C’était, en somme, ce qu’il y avait de mieux à faire, et c’est ce qui fut fait.

La largeur du détroit de Torrès est estimée à une trentaine de milles. On se figurerait difficilement le fourmillement de ses îlots et de ses récifs, dont la position est à peine établie par les meilleurs hydrographes. On en compte au moins neuf cents, à fleur d’eau pour la plupart, et dont les plus considérables ne mesurent que trois à quatre milles de circonférence. Ils sont habités par des tribus d’Andamènes, très redoutables aux équipages qui tombent entre leurs mains, ainsi que le prouve le massacre des matelots du Chesterfield et du Hormuzier.

En se transportant de l’un à l’autre dans leurs légères pirogues, leurs praôs-volants, de construction malaise, ces naturels peuvent aller sans peine de la Nouvelle-Guinée à l’Australie ou de l’Australie à la Nouvelle-Guinée. Donc, si le capitaine John et ses compagnons s’étaient réfugiés sur l’un de ces îlots, il leur eût été assez facile de rallier la côte australienne, puis de gagner quelque bourgade du golfe de Carpentarie ou de la péninsule du cap York, et leur rapatriement n’aurait pas offert de grandes difficultés. Or, comme aucun d’eux n’avait reparu, la seule hypothèse admissible, c’est qu’ils étaient tombés au pouvoir des indigènes du détroit, et ce n’est point de ces sauvages qu’il faut attendre le respect des prisonniers: ils les tuent sans pitié, ils les dévorent, et où alors rechercher les traces de ces sanglantes catastrophes?

Voilà ce que pensait le capitaine Ellis, ce que disaient les hommes du Dolly-Hope. Tel avait dû être le sort des survivants du Franklin, s’il s’était perdu dans le détroit de Torrès… Restait, il est vrai, le cas où il ne se serait pas engagé à travers ce détroit; mais alors, de quelle façon expliquer que ce fragment de sa guibre eût été rencontré au large de l’île Melville?

Le capitaine Ellis se lança intrépidement à travers ces redoutables passes, prenant en même temps toutes les mesures que commandait la prudence. Ayant un bon steamer, des officiers vigilants, un équipage courageux et de sang-froid, il comptait bien se débrouiller au milieu de ce labyrinthe d’écueils et aussi tenir en respect les indigènes qui tenteraient de l’attaquer.

Lorsque – pour une raison ou pour une autre – les bâtiments embouquent le détroit de Torrès, dont l’ouverture est sillonnée de bancs de coraux du côté de l’océan Pacifique, ils longent de préférence la côte australienne. Mais, dans le sud de la Papouasie, il existe une assez grande île, l’île Murray, qu’il importait de visiter avec soin.

Pour cela, le Dolly-Hope s’avança entre les deux dangereux récifs désignés par les noms Eastern-Fields et Boot-Reef. Et même, ce dernier, par la disposition de ses roches, présentant de loin l’apparence d’un navire naufragé, on put croire que c’étaient les restes du Franklin. De là une émotion de courte durée, car la chaloupe à vapeur eut bientôt permis de constater qu’il n’y avait là qu’un bizarre amoncellement de masses coralligènes.

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Plusieurs canots, simples troncs d’arbres creusés au feu ou à la hache, munis de balanciers qui assurent leur stabilité en mer, manœuvres à la pagaie par cinq ou six naturels, furent aperçus aux approches de l’île Murray. Ces naturels s’en tinrent à des cris, ou plutôt à de véritables hurlements de fauves. Sous petite vapeur, le Dolly-Hope put faire le tour de l’île, sans avoir à repousser leur agression. Nulle part, on n’aperçut les débris d’un naufrage. Sur ces îles et îlots, rien que de noirs indigènes aux formes athlétiques, à la chevelure laineuse, teinte en rouge, à la peau luisante, au nez gros, non épaté. En vue de manifester des intentions hostiles, ils agitaient leurs lances, leurs arcs, leurs flèches, après s’être rassemblés sous l’abri des cocotiers, qui se comptent par milliers dans ces régions du détroit.

Pendant un mois, jusqu’au 10 juin, après avoir renouvelé sa provision de combustible à Somerset, un des ports de l’Australie septentrionale, le capitaine Ellis visita minutieusement l’espace compris entre le golfe de Carpentarie et la Nouvelle-Guinée. Il relâcha aux îles Mulgrave, Banks, Horn, Albany, à l’île Booby, creusée de cavernes obscures, dans l’une desquelles est établie la boîte aux lettres du détroit de Torrès. Mais les navigateurs ne se contentent pas de déposer leurs lettres dans cette boîte, dont la levée n’est pas régulière, on le pense bien. Une sorte de convention internationale oblige les marines des divers États à faire des dépôts de charbon et de vivres sur cette île Booby, et il n’est pas à craindre qu’ils soient pillés par les naturels, car la violence des courants ne permet pas à leurs fragiles embarcations d’y accoster.

A plusieurs reprises, en les amadouant par des présents d’infime valeur, on réussit à communiquer avec quelques mados ou chefs de ces îles. Ils offraient en revanche du «kaiso» ou écaille de tortue, et des «incras», coquilles enfilées qui leur servent de monnaie. Faute de pouvoir se faire comprendre ou de comprendre leur langage, il fut impossible de savoir si ces Andamènes avaient connaissance d’un naufrage, qui aurait coïncidé par sa date avec la disparition du Franklin. En tout cas, il ne semblait pas qu’ils eussent en leur possession des objets de fabrication américaine, armes ou ustensiles. On ne trouva ni ferrures, ni pièces de charpente, ni débris de mâture ou d’espars, qui auraient pu provenir de la démolition d’un navire. Aussi, lorsque le capitaine Ellis quitta définitivement les insulaires du détroit de Torrès, s’il n’était pas à même d’affirmer que le Franklin n’était pas venu se fracasser sur ces récifs, du moins n’avait-il recueilli aucun indice à ce sujet.

Il s’agissait maintenant d’explorer la mer d’Arafoura, à laquelle fait suite la mer de Timor, entre le chapelet des petites îles de la Sonde au nord, et le littoral australien au sud. Quant au golfe de Carpentarie lui-même, le capitaine Ellis ne jugea point à propos de le visiter, vu qu’un naufrage qui se fût produit sur ses côtes n’aurait pu rester inconnu des colons du voisinage. C’était, au contraire, sur le littoral de la Terre d’Arnheim qu’il songeait à porter d’abord ses investigations. Puis, au retour, il explorerait la partie septentrionale de la mer de Timor, et les nombreuses passes qui y donnent accès entre les îles.

Cette navigation sur les accores de la Terre d’Arnheim, semés d’îlots et de récifs, ne demanda pas moins d’un mois. Elle fut faite avec un zèle et aussi une audace que rien ne pouvait décourager. Mais partout, depuis la pointe occidentale du golfe de Carpentarie jusqu’au golfe de Van Diémen, les renseignements firent défaut. Nulle part, l’équipage du Dolly-Hope ne parvint à retrouver les restes d’un bâtiment naufragé. Ni les indigènes australiens, ni les Chinois, qui font le commerce du tripang dans ces mers, ne fournirent un éclaircissement quelconque. En outre, si les survivants du Franklin avaient été faits prisonniers par les tribus australiennes de cette contrée, tribus adonnées au cannibalisme, pas un d’eux n’aurait été épargné, ou c’eût été miracle.

Le 11 juillet, arrivé sur le cent trentième degré de longitude, le capitaine Ellis commença à opérer la reconnaissance de l’île Melville et de l’île Bathurst, qui ne sont séparées l’une de l’autre que par une passe assez étroite. C’était à dix milles dans le nord de ce groupe que l’épave du Franklin avait été recueillie. Pour qu’elle n’eût pas été entraînée plus loin vers l’ouest, il fallait que les courants ne l’eussent détachée des récifs que peu de temps avant l’arrivée du Californian. Il était donc possible que le théâtre de la catastrophe ne fût pas très éloigné.

Cette exploration dura près de quatre mois, car elle engloba non seulement le périple des deux îles, mais aussi les lignes côtières de la Terre d’Arnheim jusqu’au canal de la Reine et même jusqu’à l’embouchure de la Victoria-river.

Il était très difficile de pousser les investigations vers l’intérieur. C’eût été se risquer sans aucune chance d’obtenir des renseignements. Elles sont extrêmement redoutables, ces tribus qui fréquentent les territoires au nord du continent australien. Récemment – et le capitaine Ellis venait de l’apprendre pendant une des relâches de sa campagne – de nouveaux faits de cannibalisme s’étaient accomplis dans ces parages. L’équipage d’un navire hollandais, le Groningue, attiré par de fausses démonstrations des indigènes de l’île Bathurst, avait été massacré et dévoré par ces bêtes fauves, – n’est-ce pas le seul nom qui leur convienne? Quiconque devient leur prisonnier peut être considéré comme destiné à la plus épouvantable des morts!

Cependant, si le capitaine Ellis devait renoncer à savoir où et quand l’équipage du Franklin était tombé entre les mains de ces naturels, peut-être parviendrait-on à retrouver quelque indice du naufrage. Et il y avait d’autant plus lieu de l’espérer que huit mois ne s’étaient pas écoulés depuis que le Californian avait ramassé ce fragment de guibre au nord de l’île Melville.

Le capitaine Ellis et son équipage s’appliquèrent dès lors à fouiller les anses, les criques, les récifs de la côte, sans souci ni des fatigues ni des dangers auxquels ils s’exposaient. C’est ce qui explique la durée de cette exploration. Elle fut très longue parce qu’il importait qu’elle fût très minutieuse.

Plusieurs fois, le Dolly-Hope faillit s’anéantir sur les brisants encore mal reconnus de ces mers. Plusieurs fois aussi, il fut sur le point d’être envahi par les indigènes, dont on eut à repousser les praös, à coups de fusil lorsqu’ils étaient à distance, à coups de hache lorsqu’ils tentaient l’abordage.

Mais, ni sur les îles Melville et Bathurst, pas plus sur la terre d’Arnheim jusqu’à l’embouchure de la Victoria, que dans le détroit de Torrès, les recherches ne donnèrent satisfaction. On ne découvrit nulle part les restes d’un naufrage, et aucune épave ne fut rencontrée.

Voilà où en était l’expédition à la date du 3 novembre. Quel parti allait prendre le capitaine Ellis? Considérait-il sa mission comme terminée, – du moins en ce qui concernait le littoral australien, les îles et îlots qui en dépendent? Devait-il songer au retour, après avoir exploré les petites îles de la Sonde, dans la partie septentrionale de la mer de Timor? En un mot, avait-il conscience d’avoir fait tout ce qu’il était humainement possible de faire?

Ce brave marin hésitait, on le comprend, à se tenir quitte de sa tâche même en l’ayant poursuivie jusqu’aux rivages de l’Australie.

Un incident vint mettre un terme à ses hésitations.

Dans la matinée du 4 novembre, il se promenait avec Zach Fren à l’arrière du steamer, lorsque le maître lui montra quelques objets qui flottaient à un demi-mille du Dolly-Hope. Ce n’étaient point des morceaux de bois, des fragments de bordages ou des troncs d’arbres, mais d’énormes paquets d’herbes, sortes de sargasses jaunâtres arrachées des profondeurs sous-marines, et qui suivaient les contours de la haute terre.

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«Voilà qui est singulier, fit observer Zach Fren. Que je perde mon nom, si ces herbes ne remontent pas de l’ouest et même du sud-ouest! Il y a certainement un courant qui les porte du côté du détroit?

– Oui, répondit le capitaine Ellis, et ce doit être un courant local, qui se dirige à l’est, à moins qu’il n’y ait là qu’un déplacement de marée.

– Je ne crois pas, capitaine, répondit Zach Fren, car, au petit jour – cela me revient en ce moment – j’ai déjà vu quantité de ces sargasses dérivant vers l’amont.

– Maître, vous êtes certain du fait?…

– Comme je suis certain que nous finirons par retrouver le capitaine John!…

– Eh bien, si ce courant existe, reprit le capitaine Ellis, il pourrait se faire que l’épave du Franklin fût venue de l’ouest, en longeant la côte australienne.

– C’est absolument ma manière de voir, répondit Zach Fren.

– Alors nous n’avons pas à hésiter, maître. Il faut prolonger la reconnaissance de ces côtes à travers la mer de Timor jusqu’à l’extrémité de l’Australie occidentale?

– Jamais je n’en ai été plus convaincu, capitaine Ellis, puisqu’il est hors de doute qu’il y ait un courant de côte, dont la direction, très sensible, va toucher l’île Melville. A supposer que le capitaine Branican se soit perdu dans les parages de l’ouest, cela expliquerait qu’un débris de son navire ait pu être ramené dans les parages ou nous l’avons repêche a bord du Californian»

Le capitaine Ellis fit venir son second, et le consulta sur la convenance qu’il y aurait de continuer la navigation plus avant dans l’ouest.

Le second fut d’avis que l’existence de ce courant local exigeait qu’elle fût au moins poussée jusqu’à l’endroit où il prenait naissance.

«Poursuivons notre route à l’ouest, répondit le capitaine Ellis. Ce ne sont pas des doutes, c’est une certitude que nous devons rapporter à San-Diégo. La certitude qu’il ne reste plus rien du Franklin, s’il a péri sur la côte australienne!»

En conséquence de cette détermination, très justifiée, d’ailleurs, le Dolly-Hope remonta jusqu’à l’île Timor, afin de renouveler son approvisionnement de combustible.

Après une relâche de quarante-huit heures, il redescendit vers ce promontoire de Londonderry, qui se projette à l’angle de l’Australie occidentale.

En quittant Queen’s Channel, le capitaine Ellis s’appliqua à suivre d’aussi près que possible les contours du continent à partir de Turtle-Point. En cet endroit, le courant manifestait très nettement sa direction de l’ouest à l’est.

Ce n’était-pas un de ces effets de marée, qui changent avec le flux et le reflux, mais un transport permanent des eaux d’aval en amont dans cette partie méridionale de la mer de Timor. Il y avait donc lieu de le remonter, en fouillant les criques et les récifs, tant que le Dolly-Hope ne se trouverait pas en face de la haute mer, sur la limite de l’océan Indien.

Arrivé à l’entrée du golfe de Cambridge, qui baigne la base du mont Cockburn, le capitaine Ellis jugea qu’il serait imprudent d’aventurer son navire au sein de ce long entonnoir, hérissé d’écueils, et dont les rives sont fréquentées par de redoutables tribus. Aussi la chaloupe à vapeur, montée par une demi-douzaine d’hommes bien armés, fut-elle mise sous les ordres de Zach Fren, afin de visiter l’intérieur de ce golfe.

«Évidemment, lui fit observer le capitaine Ellis, si John Branican est tombé au pouvoir des indigènes de cette partie du continent, il n’est pas supposable que son équipage et lui aient survécu. Mais, ce qui nous importe, c’est de savoir s’il existe encore quelques débris du Franklin, au cas où les Australiens l’auraient fait échouer dans le golfe de Cambridge…

– Ce qui ne m’étonnerait pas de la part de ces coquins!» répondit Zach Fren.

La tâche du maître étant bien justifiée, il la remplit consciencieusement, en se tenant toujours sur le qui-vive. Il conduisit sa chaloupe jusqu’à l’île Adolphus, presque au fond du golfe; il en fit le tour, et ne découvrit rien qui l’engageât à porter plus loin ses investigations.

Le Dolly-Hope reprit alors sa route au delà du golfe de Cambridge, contourna le cap Dusséjour, et remonta vers le nord-ouest, en longeant la côte qui appartient à l’une de ces grandes divisions de l’Australie, connue sous le nom d’Australie Occidentale. Les îlots y sont nombreux, les anses s’y découpent très capricieusement. Mais, ni au cap Rhuliers, ni au promontoire de Londonderry, un résultat quelconque ne vint payer l’équipage de tant de fatigues, si courageusement acceptées.

Les fatigues et les dangers de cette navigation furent bien autrement graves, lorsque le Dolly-Hope eut doublé le promontoire de Londonderry. Sur cette côte, directement assaillie par les grandes houles de l’océan Indien, il existe peu de refuges praticables, dans lesquels un bâtiment désemparé puisse se mettre à l’abri. Or un steamer est toujours à la merci de sa machine, qui peut lui manquer, lorsque les secousses du tangage et du roulis sont dues à de violents coups de mer. A partir de ce promontoire jusqu’à la baie Collier, dans le York-Sund et dans la baie Brunswick, on ne voit qu’un entremêlement d’îlots, un labyrinthe de bas-fonds et de récifs, comparables à ceux qui fourmillent dans le détroit de Torrès. Aux caps Talbot et Bougainville, la côte se défend par un si monstrueux ressac que ses abords ne sont possibles qu’aux embarcations des indigènes, rendues presque inchavirables par le contrepoids de leurs balanciers. La baie Admiralty, ouverte entre le cap Bougainville et le cap Voltaire,3 est tellement enchevêtrée de roches, que la chaloupe à vapeur risqua plus d’une fois de se perdre. Mais rien n’arrêta l’ardeur de l’équipage, et, parmi ces hardis marins, c’était à qui se disputerait la redoutable tâche de coopérer à une si périlleuse opération.

Au delà de la baie Collier, le capitaine Ellis se lança à travers l’archipel Buccaneer. Son intention n’était pas, d’ailleurs, de dépasser le cap Lévêque, dont la pointe termine le King-Sund au nord-ouest.

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Ce n’est pas qu’il y eût lieu de se préoccuper de l’état atmosphérique, lequel tendait à s’améliorer chaque jour. Pour cette partie de l’océan Indien, située dans l’hémisphère austral, les mois d’octobre et de novembre correspondent aux mois d’avril et de mai de l’hémisphère boréal. La belle saison commençait ainsi à s’établir graduellement, et la campagne aurait pu se poursuivre dans des conditions assez favorables. Mais il n’y avait pas à la prolonger indéfiniment; son point extrême serait atteint dès que ce courant littoral, qui remontait vers l’est en charriant des épaves jusqu’à l’île Melville, aurait cessé de se faire sentir.

C’est ce qui fut enfin reconnu vers la fin du mois de janvier 1883, lorsque le Dolly-Hope eut achevé – infructueusement du reste – la reconnaissance du large estuaire du King-Sund, au fond duquel vient se jeter la rivière de Fitz-Roy. La chaloupe à vapeur avait même eu à subir à l’embouchure de cet important cours d’eau une furieuse attaque des naturels. Deux hommes furent blessés dans cette rencontre, peu grièvement, il est vrai. Ce fut grâce au sang-froid du capitaine Ellis que cette dernière tentative ne dégénéra pas en désastre.

Dès que le Dolly-Hope fut sorti du King-Sund, il vint stopper à la hauteur du cap Lévêque. Le capitaine Ellis tint alors conseil avec son second et le maître d’équipage. Les cartes ayant été soigneusement examinées, il fut décidé que l’expédition prendrait fin ici même, sur la limite du dix-huitième parallèle de l’hémisphère austral. Au delà du King-Sund, la côte est franche, on n’y compte que de rares îlots, et cette portion de la Terre de Tasman, qu’elle limite sur la mer des Indes, figure encore en blanc dans les atlas de publication récente. Il n’y avait aucun intérêt à se porter plus loin vers le sud-ouest, ni à visiter les abords de l’archipel de Dampier.»

En outre, il ne restait plus au Dolly-Hope qu’une faible quantité de charbon, et le mieux était de prendre route directement sur Batavia, où il pourrait refaire son plein de combustible. Puis il regagnerait le Pacifique en traversant la mer de Timor le long des îles de la Sonde. Le cap fut donc mis au nord, et bientôt le Dolly-Hope eut perdu de vue la côte australienne.

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1 Environ 4,000 kilomètres.

2 C’est à propos de cet archipel des Carolines que s’est produit le différend entre l’Allemagne et l’Espagne, qui aurait pu avoir de si désastreuses conséquences pour l’Europe.

3 Ces noms, ainsi que d’autres noms tels que ceux de Montalivet, Maret, Champagny, Lacépède, Boileau, Latouche-Tréville, Lagrange, indiquent suffisamment la part que les navigateurs français ont prise à la reconnaissance de ces cotes.