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Jules Verne

 

Mistress Branican

 

(Chapitre IV-VI)

 

 

83 dessins de L. Benett

12 grandes gravures en chromotypographie

2 grandes cartes en chromolithographie

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

Deuxième partie

 

 

Chapitre IV

Le train d’Adélaïde

 

uelques jours plus tard, Mrs. Branican allait également quitter la capitale de l’Australie méridionale. Tom Marix venait de compléter le personnel de son escorte, qui comprenait quinze hommes blancs, ayant fait partie des milices locales, et quinze indigènes déjà employés au service de la province dans la police du gouverneur. Cette escorte était destinée à protéger la caravane contre les nomades et non à combattre la tribu des Indas. Il ne faut point oublier ce qu’avait dit Harry Felton: il s’agissait plutôt de délivrer le capitaine John au prix d’une rançon que de l’arracher par la force aux indigènes qui le retenaient prisonnier.

Des vivres, en quantité suffisante pour l’approvisionnement d’une quarantaine do personnes pendant une année, occupaient deux fourgons du train, qui seraient déchargés à Farina-Town. Chaque jour, une lettre de Zach Fren, datée de cette station, avait tenu Dolly au courant de ce qui se faisait. Les bœufs et les chevaux, achetés par les soins du maître, se trouvaient réunis avec les gens destinés à servir de conducteurs. Les chariots, remisés à la gare, étaient prêts à recevoir les caisses de vivres, les ballots de vêtements, les ustensiles, les munitions, les tentes, en un mot tout ce qui constituait le matériel de l’expédition. Deux jours après l’arrivée du train, la caravane pourrait se mettre en marche.

Mrs. Branican avait fixé son départ d’Adélaïde au 9 septembre. Dans un dernier entretien qu’elle eut avec le gouverneur de la province, celui-ci ne cacha point à l’intrépide femme quels périls elle aurait à affronter.

«Ces périls sont de deux sortes, mistress Branican, dit-il, ceux que font courir ces tribus très farouches au milieu de régions dont nous ne sommes pas les maîtres, et ceux qui tiennent à la nature même de ces régions. Dénuées de toutes ressources, notamment privées d’eau, car les rivières et les puits sont déjà taris par la sécheresse, elles vous réservent de terribles souffrances. Pour cette raison, peut-être eût-il mieux valu n’entrer en campagne que six mois plus tard, à la fin de la saison chaude…

– Je le sais, monsieur le gouverneur, répondit Mrs. Branican, et je suis préparée à tout. A dater de mon départ de San-Diégo, j’ai étudié le continent australien, en lisant et relisant les récits des voyageurs qui l’ont visité, les Burke, les Stuart, les Giles, les Forrest, les Sturt, les Grégorys, les Warburton. J’ai pu aussi me procurer la relation de l’intrépide David Lindsay, qui, du mois de septembre 1887 au mois d’avril 1888, est parvenu à franchir l’Australie entre Port-Darwin au nord et Adélaïde au sud. Non! je n’ignore rien des fatigues ni des dangers d’une telle campagne. Mais je vais où le devoir me commande d’aller.

– L’explorateur David Lindsay, répondit le gouverneur, s’est borné à suivre des régions déjà reconnues, puisque la ligne télégraphique transcontinentale sillonne leur surface. Aussi n’avait-il emmené avec lui qu’un jeune indigène et quatre chevaux de bât. Vous, au contraire, mistress Branican, puisque vous allez à la recherche de tribus nomades, vous serez contrainte de diriger votre caravane en dehors de cette ligne, de vous aventurer dans le nord-ouest du continent jusqu’aux déserts de la Terre de Tasman ou de la Terre de Witt…

– J’irai jusqu’où cela sera nécessaire, monsieur le gouverneur, reprit Mrs. Branican. Ce que David Lindsay et ses prédécesseurs ont fait, c’était dans l’intérêt de la civilisation, de la science ou du commerce. Ce que je ferai, moi, c’est pour délivrer mon mari, aujourd’hui le seul survivant du Franklin. Depuis sa disparition, et contre l’opinion de tous, j’ai soutenu que John Branican était vivant, et j’ai eu raison. Pendant six mois, pendant un an, s’il le faut, je parcourrai ces territoires avec la conviction que je le retrouverai, et j’aurai raison de nouveau. Je compte sur le dévouement de mes compagnons, monsieur le gouverneur, et notre devise sera: Jamais en arrière!

– C’est la devise des Douglas, mistress, et je ne doute pas qu’elle vous mène au but…

– Oui… avec l’aide de Dieu!»

Mrs. Branican prit congé du gouverneur, en le remerciant du concours qu’il lui avait prêté dès son arrivée à Adélaïde. Le soir même – 9 septembre – elle quittait la capitale de l’Australie méridionale.

Les chemins de fer australiens sont établis dans d’excellentes conditions: wagons confortables qui roulent sans secousse; voie dont le parfait état ne provoque que d’insensibles trépidations. Le train se composait de six voitures, en comprenant les deux fourgons de bagages. Mrs. Branican occupait un compartiment réservé avec une femme, nommée Harriett, d’origine mi-saxonne mi-indigène, qu’elle avait engagée à son service. Tom Marix et les gens de l’escorte s’étaient placés dans les autres compartiments.

Le train ne s’arrêtait que pour le renouvellement de l’eau et du combustible de la machine, et ne faisait que des haltes très courtes aux principales stations. La durée du parcours serait ainsi abrégée d’un quart environ.

Au delà d’Adélaïde, le train se dirigea vers Gawler en remontant le district de ce nom. Sur la droite de la ligne se dressaient quelques hauteurs boisées qui dominent cette partie du territoire. Les montagnes de l’Australie ne se distinguent pas par leur altitude, qui ne dépasse guère deux mille mètres, et elles sont en général reportées à la périphérie du continent. On leur attribue une origine géologique très reculée, leur composition comprenant surtout le granit et les couches siluriennes.

Cette portion du district, très accidentée, coupée de gorges, obligeait la voie à faire de nombreux détours, tantôt le long de vallées étroites, tantôt au milieu d’épaisses forêts, où la multiplication de l’eucalyptus est vraiment exubérante. A quelques degrés de là, lorsqu’il desservira les plaines du centre, le railway pourra suivre l’imperturbable ligne droite, qui doit être la caractéristique du chemin de fer moderne.

A partir de Gawler, d’où se détache un embranchement sur Great-Bend, le grand fleuve Murray décrit un coude brusque en s’infléchissant vers le sud. Le train, après l’avoir quitté, et avoir côtoyé la limite du district de Light, atteignit le district de Stanley à la hauteur du trente-quatrième parallèle. S’il n’eût fait nuit, on aurait pu apercevoir la dernière cime du mont Bryant, le plus élevé de ce nœud orographique, qui se projette à l’est de la voie. Depuis ce point, les dénivellations du sol se font plutôt sentir à l’ouest, et la ligne longe la base tourmentée de cette chaîne, dont les principaux sommets sont les monts Bluff, Remarkable, Brown et Ardon. Leurs ramifications viennent mourir sur les bords du lac Torrens, vaste bassin en communication, sans doute, avec le golfe Spencer, qui entaille profondément la côte australienne.

Le lendemain, au lever du soleil, le train passa en vue de ces Flinders-Ranges, dont le mont Serle forme l’extrême projection. A travers les vitres de son wagon, Mrs. Branican regardait ces territoires si nouveaux pour elle. C’était donc là cette Australie que l’on a à bon droit dénommée la «Terre des paradoxes», dont le centre n’est qu’une vaste dépression au-dessous du niveau océanique; où les cours d’eau, pour la plupart sortis des sables, sont peu à peu absorbés avant d’aboutir à la mer; où l’humidité manque à l’air comme au sol; où se multiplient les plus étranges animaux qui soient au monde; où vivent à l’état errant ces tribus farouches qui fréquentent les régions du centre et de l’ouest. Là-bas, au nord et à l’ouest, s’étendent ces interminables déserts de la Terre Alexandra et de l’Australie occidentale, au milieu desquels l’expédition allait chercher les traces du capitaine John. Sur quel indice se guiderait-elle, lorsqu’elle aurait dépassé la zone des bourgades et des villages, quand elle en serait réduite aux vagues indications, obtenues au chevet de Harry Felton?

Et, à ce propos, une objection avait été posée à Mrs. Branican: Était-il admissible que le capitaine John, depuis neuf ans qu’il était prisonnier de ces Australiens nomades, n’eût jamais trouvé l’occasion de leur échapper? A cette objection, Mrs. Branican n’avait eu à opposer que cette réponse: c’est que, d’après le dire de Harry Felton, à son compagnon et à lui une seule occasion de s’enfuir s’était offerte pendant cette longue période, – occasion dont John n’avait pu profiter. Quant à l’argument fondé sur ce qu’il n’entrait pas dans les habitudes des indigènes de respecter la vie de leurs prisonniers, vraisemblable ou non, ce fait s’était produit pour les survivants du Franklin, et Harry Felton en était la preuve. D’ailleurs, n’existait-il pas un précédent en ce qui concernait l’explorateur William Classen, disparu voilà trente-huit ans, et que l’on croyait encore chez l’une des tribus de l’Australie septentrionale? Eh bien! n’était-ce pas précisément le sort du capitaine John, puisque, en dehors de simples présomptions, on avait la déclaration formelle de Harry Felton? Il est d’autres voyageurs qui n’ont jamais reparu, et rien ne démontre qu’ils aient succombé. Qui sait si ces mystères ne s’éclairciront pas un jour!

Cependant le train filait avec rapidité, sans s’arrêter aux petites stations. Si la voie ferrée eût été reportée un peu plus vers l’ouest, elle aurait contourné les bords de ce lac Torrens, qui se recourbe en forme d’arc, – lac long et étroit, près duquel s’accentuent les premières ondulations des Flinders-Ranges. Le temps était chaud. Même température que dans l’hémisphère boréal au mois de mars pour les pays que traverse le trentième parallèle, tels l’Algérie, le Mexique ou la Cochinchine. On pouvait craindre quelques pluies ou même l’un de ces violents orages que la caravane appellerait en vain de tous ses vœux, lorsqu’elle serait engagée sur les plaines de l’intérieur. Ce fut en ces conditions que Mrs. Branican atteignit, à trois heures de l’après-midi, la station de Farina-Town.

Là s’arrête le railway, et les ingénieurs australiens s’occupent de le pousser plus avant vers le nord, dans la direction de l’Overland-Telegraf-Line qui prolonge ses fils jusqu’au littoral de la mer d’Arafoura. Si le chemin de fer continue de la suivre, il devra s’incliner vers l’ouest, afin de passer entre le lac Torrens et le lac Eyre. Au contraire, il se développera à la surface des territoires situés à l’orient de ce lac, s’il n’abandonne pas le méridien qu’elle remonte à partir d’Adélaïde.

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Zach Fren et ses hommes étaient réunis à la gare, lorsque Mrs. Branican descendit de son wagon. Ils l’accueillirent avec grande sympathie et respectueuse cordialité. Le brave maître était ému jusqu’au fond du cœur. Douze jours, douze longs jours! sans avoir vu la femme du capitaine John, cela ne lui était pas arrivé depuis le dernier retour du Dolly-Hope a San-Diégo. Dolly fut très heureuse de retrouver son compagnon, son ami Zach Fren, dont le dévouement lui était assuré. Elle sourit en lui pressant la main. – elle qui avait presque oublié le sourire!

Cette station de Farina-Town est de création récente. Il est même des cartes modernes sur lesquelles elle ne figure pas. On reconnaît là l’embryon d’une de ces villes que les railways anglais ou américains «produisent» sur leur passage, comme les arbres produisent des fruits; mais ils mûrissent vite, ces fruits, grâce au génie improvisateur et pratique de la race saxonne. Et telles de ces stations, qui ne sont que des villages, montrent déjà par leur disposition générale, l’agencement des places, des rues, des boulevards, qu’elles deviendront des villes à court délai.

Ainsi était Farina-Town, – formant, à cette époque, le terminus du chemin de fer d’Adélaïde.

Mrs. Branican ne devait pas séjourner dans cette station. Zach Fren s’était montré aussi intelligent qu’actif. Le matériel de l’expédition, rassemblé par ses soins, comprenait quatre chariots à bœufs et leurs conducteurs, deux buggys, attelés chacun de deux bons chevaux, et les cochers chargés de les conduire. Les chariots avaient déjà reçu divers objets de campement, qui avaient été expédiés d’Adélaïde. Lorsque les fourgons du train auraient versé leur contenu, ils seraient prêts à partir. Ce serait l’affaire de vingt-quatre ou trente-six heures.

Dès le jour même Mrs. Branican examina ce matériel en détail. Tom Marix, approuva les mesures prises par Zach Fren. Dans ces conditions, on atteindrait sans peine l’extrême limite de la région où les chevaux et les bœufs trouvent l’herbe nécessaire à leur nourriture, et surtout l’eau, dont on rencontrerait rarement quelque filet dans les déserts du centre.

«Mistress Branican, dit Tom Marix, tant que nous suivrons la ligne télégraphique, le pays offrira des ressources, et nos bêtes n’auront pas trop à souffrir. Mais, au delà, lorsque la caravane se jettera vers l’ouest, il faudra remplacer chevaux et bœufs par des chameaux de bât et de selle. Ces animaux peuvent seuls affronter ces régions brûlantes, en se contentant des puits que séparent souvent plusieurs jours de marche.

– Je le sais, Tom Marix, répondit Dolly, et je me fierai à votre expérience. Nous reconstituerons la caravane, dès que nous serons à la station d’Alice-Spring, où je compte arriver dans le plus bref délai possible.

– Les chameliers sont partis il y a quatre jours avec le convoi des chameaux, ajouta Zach Fren, et ils nous attendront à cette station…

– Et n’oubliez pas, mistress, dit Tom Marix, que là commenceront les véritables difficultés de la campagne…

– Nous saurons les vaincre!» répondit Dolly.

Ainsi, suivant le plan minutieusement arrêté, la première partie du voyage, qui comprenait un parcours de trois cent cinquante milles, allait s’accomplir avec les chevaux, les buggys et les chariots à bœufs. Sur trente hommes de l’escorte, les blancs, au nombre de quinze, devaient être montés; mais, ces épaisses forêts, ces territoires capricieusement accidentés, ne permettant pas de longues étapes, les noirs pourraient sans peine suivre la caravane en piétons. Lorsqu’elle aurait été reformée à la station d’Alice-Spring, les chameaux seraient réservés aux blancs, chargés d’opérer des reconnaissances, soit pour recueillir des renseignements sur les tribus errantes, soit pour découvrir les puits disséminés à la surface du désert.

Il convient de mentionner ici que les explorations, entreprises à travers le continent australien, ne s’exécutent pas autrement, depuis l’époque où les chameaux ont été, avec un tel avantage, introduits en Australie. Les voyageurs du temps des Burke, des Stuart, des Giles, n’eussent pas été soumis à de si rudes épreuves, s’ils avaient eu ces utiles auxiliaires à leur disposition. C’est en 1866 que M. Elder en importa do l’Inde un assez grand nombre avec leur équipe de chameliers afghans, et cette race d’animaux a prospéré. Sans nul doute, c’est grâce à leur emploi que le colonel Warburton a pu mener à bonne fin cette audacieuse campagne, qui avait pris Alice-Spring pour point de départ, et Rockbonne pour point d’arrivée sur le littoral de la Terre de Witt, à Nichol-Bay. Plus tard, si David Lindsay a réussi à franchir le continent du nord au sud avec des chevaux de bât, c’est parce qu’il s’est peu éloigné des régions que sillonne la ligne télégraphique, où il trouvait en eau et en fourrage ce qui manque aux solitudes australiennes.

Et, à propos de ces hardis explorateurs qui n’hésitent pas à braver ainsi des périls et des fatigues de toutes sortes, Zach Fren fut conduit à dire:

«Vous ignorez, mistress Branican, que nous sommes devancés sur la route d’Alice-Spring?

– Devancés, Zach?…

– Oui, mistress. Ne vous souvenez-vous pas de cet Anglais et de son domestique chinois, qui avaient pris passage à bord du Brisbane, de Melbourne à Adélaïde?

– En effet, répondit Dolly, mais ces passagers ont débarqué à Adélaïde. N’y sont-ils point restés?…

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– Non, mistress. Il y a trois jours, Jos Meritt – c’est ainsi qu’il se nomme – est arrivé à Farina-Town par le railway. Il m’a même demandé des détails circonstanciés touchant notre expédition, la route qu’elle comptait suivre, et se contentant de répondre: «Bien!… Oh!… Très bien! tandis que son Chinois, hochant la tête, semblait dire: «Mal!… Oh!… Très mal!» Puis, le lendemain, au petit jour, l’un et l’autre ont quitté Farina-Town en se dirigeant vers le nord.

– Et comment voyagent-ils?… demanda Dolly.

– Ils voyagent à cheval; mais, une fois la station d’Alice-Spring atteinte, ils changeront comme qui dirait leur bateau à vapeur pour un bateau à voiles, – ce que nous ferons en somme.

– Est-ce que cet Anglais est un explorateur?…

– Il n’en a point l’air, et ressemble plutôt à une espèce de gentleman maniaque comme un vent de sud-ouest!

– Et il n’a pas dit à quel propos il s’aventurait dans le désert australien?

– Pas un mot de cela, mistress. Néanmoins, seul avec son Chinois, j’imagine qu’il n’a point l’intention de s’exposer à quelque mauvaise rencontre en dehors des régions habitées de la province. Bon voyage je lui souhaite! Peut-être le retrouverons-nous à Alice-Spring!»

Le lendemain, 11 septembre, à cinq heures de l’après-midi, tous les préparatifs étaient terminés. Les chariots avaient reçu leur charge d’approvisionnements en quantités suffisantes pour les nécessités de ce long voyage. C’étaient des conserves de viande et de légumes aux meilleures marques américaines, de la farine, du thé, du sucre et du sel, sans compter les médicaments que renfermait la pharmacie portative. La réserve de wiskey, de gin et d’eau-de-vie remplissait un certain nombre de tonnelets, qui seraient placés plus tard à dos de chameaux. Un important stock de tabac figurait parmi les objets de consommation, – stock d’autant plus indispensable qu’il servirait non seulement au personnel, mais encore aux opérations d’échange avec les indigènes, chez lesquels il est en usage comme monnaie courante. Avec du tabac et de l’eau-de-vie, on achèterait des tribus entières de l’Australie occidentale. Une grosse réserve de ce tabac, quelques rouleaux de toile imprimée, nombre d’objets de bimbeloterie, formaient la rançon du capitaine John.

Quant au matériel de campement, les tentes, les couvertures, les caisses contenant les vêtements et le linge, tout ce qui était personnel à Mrs. Branican et à la femme Harriett, les effets de Zach Fren et du chef de l’escorte, les ustensiles nécessaires à la préparation des aliments, le pétrole destiné à leur cuisson, les munitions, comprenant cartouches à balles et cartouches à plomb pour les fusils de chasse et les armes confiées aux hommes de Tom Marix, tout ce matériel avait trouvé sa place sur les chariots à bœufs.

Il n’y avait plus à présent qu’à donner le signal.

Mrs. Branican, impatiente de se mettre en route, fixa le départ au lendemain. Il fut décidé que, dès l’aube, la caravane quitterait la station de Farina-Town, et prendrait la direction du nord, en suivant l’Overland-Telegraf-Line. Bouviers, conducteurs, gens d’escorte, cela faisait un effectif de quarante individus, enrôlés sous la direction de Zach Fren et de Tom Marix. Tous furent avertis de se tenir prêts au lever du jour.

Ce soir-là, vers neuf heures, Dolly et la femme Harriett venaient de rentrer avec Zach Fren dans la maison qu’elles occupaient près de la gare. La porte refermée, elles allaient chacune regagner leur chambre, lorsqu’un léger coup fut frappé à l’extérieur.

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Zach Fren revint sur le seuil, ouvrit la porte, et ne put retenir une exclamation de surprise.

Devant lui, un petit paquet sous le bras, son chapeau à la main, se tenait le novice du Brisbane.

En vérité, il semblait que Mrs. Branican eût deviné que c’était lui!… Oui! et comment l’expliquer?… Bien qu’elle ne s’attendît point à voir ce jeune garçon, avait-elle conservé cette pensée qu’il chercherait à se rapprocher d’elle… Quoi qu’il en soit, ce nom s’échappa instinctivement de ses lèvres avant qu’elle l’eût aperçu:

«Godfrey!»

Godfrey était arrivé, une demi-heure auparavant, par le train d’Adélaïde.

Quelques jours avant le départ du paquebot, après avoir demandé au capitaine du Brisbane le règlement de ses gages, le novice s’était fait débarquer. Une fois à terre, il n’avait pas essayé de se présenter à l’hôtel de King-William-Street, où demeurait Mrs. Branican. Mais que de fois il l’avait suivie, sans être vu d’elle, sans chercher à lui parler! D’ailleurs, tenu au courant, il savait que Zach Fren était parti pour Farina-Town, afin d’organiser une caravane. Aussi, dès qu’il eut appris que Mrs. Branican avait quitté Adélaïde, il prit le train, bien résolu à la rejoindre.

Que voulait donc Godfrey, et à quoi tendait cette démarche?

Ce qu’il voulait, Dolly allait le savoir.

Godfrey, introduit dans la maison, se trouvait en présence de Mrs. Branican.

«C’est vous… mon enfant… vous, Godfrey? dit-elle en lui prenant la main.

– C’est lui, et que veut-il? murmura Zach Fren, avec un dépit très marqué, car la présence du novice lui paraissait extrêmement lâcheuse.

– Ce que je veux?… répondit Godfrey. Je veux vous suivre, mistress, vous suivre aussi loin que vous irez, ne plus jamais me séparer de vous!… Je veux aller avec vous à la recherche du capitaine Branican, le retrouver, le ramener à San-Diégo, le rendre à ses amis… à son pays…»

Dolly no parvenait pas à se contenir. Les traits de cet enfant, c’était tout John… son John bien-aimé, qu’ils évoquaient à ses regards!

Godfrey, à ses genoux, les mains tendues vers elle, d’un ton suppliant, répétait:

«Emmenez-moi… mistress… emmenez-moi!…

– Viens, mon enfant, viens!» s’écria Dolly, qui l’attira sur son cœur.

 

 

Chapitre V

À travers la province de l’Australie méridionale

 

e départ de la caravane s’effectua le 12 septembre, dès la première heure.

Le temps était beau, la chaleur modérée avec petite brise. Quelques légers nuages atténuaient l’ardeur des rayons solaires. Sous ce trente et unième parallèle, et à cette époque de l’année, la saison chaude commençait à s’établir franchement dans la zone du continent australien. Les explorateurs ne savent que trop combien ses excès sont redoutables, alors que ni pluie ni ombrage ne peuvent les tempérer sur les plaines du centre.

Il était à regretter que les circonstances n’eussent pas permis à Mrs. Branican d’entreprendre sa campagne cinq ou six mois plus tôt. Durant l’hiver, les épreuves d’un tel voyage auraient été plus supportables. Les froids, – par suite desquels le thermomètre s’abaisse quelquefois jusqu’à la congélation de l’eau, – sont moins à craindre que ces chaleurs, qui élèvent la colonne mercurielle au delà de quarante degrés à l’ombre. Antérieurement au mois do mai, les vapeurs se résolvent en averses abondantes, les creeks se revivifient, les puits se remplissent. On n’a plus à faire des journées de marche pour rechercher une eau saumâtre, sous un ciel dévorant. Le désert australien est moins clément aux caravanes que le Sahara africain: celui-ci offre sur celui-là l’avantage de posséder des oasis, on peut justement l’appeler: «le pays de la soif»!

Mais Mrs. Branican n’avait eu à choisir ni son lieu ni son heure. Elle partait parce qu’il fallait partir, elle braverait ces terribles éventualités du climat parce qu’il fallait les braver. Retrouver le capitaine John, l’arracher aux indigènes, cela ne demandait aucun retard, dût-elle succomber à la tâche comme avait succombé Harry Felton. Il est vrai, les privations qu’avait supportées cet infortuné n’étaient pas réservées à son expédition, organisée de manière à vaincre toutes les difficultés, – autant du moins que cela serait matériellement et moralement possible.

On connaît la composition de la caravane, qui comptait quarante et une personnes depuis l’arrivée de Godfrey. Voici l’ordre adopté pendant la marche au nord de Farina-Town, au milieu des forêts et le long des creeks, où le cheminement ne présenterait aucun obstacle sérieux.

En tête, allaient les quinze Australiens, vêtus d’un pantalon et d’une casaque de coton rayé, coiffés d’un chapeau de paille, pieds nus, suivant leur habitude. Armés chacun d’un fusil et d’un revolver, la cartouchière à la ceinture, ils formaient l’avant-garde sous la direction d’un blanc, qui faisait fonction d’éclaireur.

Après eux, dans un buggy, attelé de deux chevaux, conduits par un cocher indigène, Mrs. Branican et la femme Harriett avaient pris place. Une capote, adaptée à la légère voiture et susceptible de se rabattre, leur permettrait de s’abriter en cas de pluie ou d’orage.

Dans un second buggy se trouvaient Zach Fren et Godfrey. Quelque ennui que le maître eut ressenti de l’arrivée du jeune novice, il ne devait pas tarder à l’avoir en grande amitié, en le voyant si affectionné pour Mrs. Branican.

Les quatre chariots à bœufs venaient ensuite, guidés par quatre bouviers, et la marche de la caravane devait être réglée sur le pas de ces animaux, dont l’introduction en Australie, de date assez récente, a fait des auxiliaires très précieux pour les transports et les travaux de culture.

Sur les flancs et à l’arrière de la petite troupe, se succédaient les hommes de Tom Marix, vêtus à la façon de leur chef, pantalon enfoncé dans les bottes, casaque de laine serrée à la taille, chapeau-casque d’étoffe blanche, portant en bandoulière un léger manteau de caoutchouc, et armés comme leurs compagnons de race indigène. Ces hommes, étant montés, devaient faire le service, soit pour reconnaître la route, soit pour choisir le lieu de la halte de midi ou du campement du soir, lorsque la seconde étape de la journée était près de finir.

Dans ces conditions, la caravane était en mesure de faire douze à treize milles par jour, sur un sol très cahoteux, parfois à travers d’épaisses forêts, où les chariots n’avanceraient qu’avec lenteur. Le soir venu, le soin d’organiser la couchée incombait à Tom Marix, qui en avait l’habitude. Puis, gens et bêtes se reposaient toute la nuit, et l’on repartait au lever du jour.

Le parcours entre Farina-Town et Alice-Spring – environ trois cent cinquante milles1 – n’offrant ni dangers graves ni grandes fatigues, exigerait probablement une trentaine de jours. La station où il y aurait lieu de reconstituer la caravane, en vue d’une exploration des déserts de l’ouest, ne serait donc pas atteinte avant le premier tiers du mois d’octobre.

En quittant Farina-Town, l’expédition put suivre pendant un certain nombre de milles les travaux entrepris pour la prolongation du railway. Elle s’engagea dans l’ouest du groupe des Williouran-Ranges, en prenant une direction jalonnée déjà par les poteaux de l’Overlan-d-Telegraf-Line.

Tout en cheminant, Mrs. Branican demandait à Tom Marix, qui chevauchait près do son buggy, quelques renseignements sur cette ligne télégraphique.

«C’est en 1870, mistress. répondit Tom Marix, seize ans après la déclaration d’indépendance de l’Australie méridionale, que les colons eurent la pensée de créer cette ligne, du sud jusqu’au nord du continent, entre Port-Adélaïde et Port-Darwin. Les travaux furent conduits avec tant d’activité qu’ils étaient achevés au milieu de 1872.

– Mais n’avait-il pas fallu que le continent eût été exploré sur toute cette étendue? fit observer Mrs. Branican.

– En effet, mistress, répondit Tom Marix, et, dix ans auparavant, en 1860 et en 1861, Stuart, vin de nos plus intrépides explorateurs, l’avait traverse en poussant de nombreuses reconnaissances à l’est et à l’ouest.

– Et quel a été le créateur de cette ligne? demanda Mrs. Branican.

– Un ingénieur aussi hardi qu’intelligent, M. Todd, le directeur des postes et télégraphes d’Adélaïde, un de nos concitoyens que l’Australie honore comme il le mérite.

– Est-ce qu’il a pu trouver ici le matériel que nécessitait une pareille œuvre?

– Non, mistress, répondit Tom Marix, et il a dû faire venir d’Europe les isolateurs, les fils et même les poteaux de sa ligne. Actuellement, la colonie serait en mesure de fournir aux besoins de n’importe quelle entreprise industrielle…

– Est-ce que les indigènes ont laissé exécuter ces travaux sans les troubler?

– Au début, ils faisaient mieux ou plutôt pis que de les troubler, mistress Branican. Ils détruisaient le matériel, les fils pour se procurer du fer, les poteaux pour en fabriquer des haches. Aussi, sur un parcours de dix-huit cent cinquante milles2, y eut-il des rencontres incessantes avec les Australiens, bien qu’elles ne fussent point à leur avantage. Ils revenaient à la charge, et, vraiment, je crois qu’il aurait fallu abandonner l’affaire, si M. Todd n’avait eu une véritable idée d’ingénieur et même une idée de génie. Après s’être emparé de quelques chefs de tribus, il leur fit appliquer, au moyen d’une forte pile, un certain nombre de secousses électriques dont ils furent à la fois si effrayés et si secoués que leurs camarades n’osèrent plus s’approcher des appareils. La ligne put alors être achevée, elle fonctionne maintenant d’une façon régulière.

– N’est-elle donc pas gardée par des agents? demanda Mrs. Branican.

– Par des agents, non, répondit Tom Marix, mais par des escouades de la police noire, comme nous disons dans le pays.

– Et cette police, est-ce qu’elle ne se porte jamais jusqu’aux régions du centre et de l’ouest?

– Jamais, ou du moins très rarement, mistress. Il y a tant de malfaiteurs, de bushrangers et autres à poursuivre dans les districts habités!

– Mais comment l’idée n’est-elle pas venue de lancer cette police noire sur la trace des Indas, quand on a su que le capitaine Branican était leur prisonnier… et cela depuis quinze ans?…

– Vous oubliez, mistress, que nous ne le savons et que vous ne le savez vous-même que par Harry Felton, et il y a quelques semaines au plus!

– C’est juste, répondit Dolly, quelques semaines!…

– Je sais d’ailleurs, reprit Tom Marix, que la police noire a reçu ordre d’explorer les régions de la Terre de Tasman, qu’un fort détachement doit y être envoyé; mais je crains bien…»

Tom Marix s’arrêta. Mrs. Branican ne s’était point aperçue de son hésitation.

C’est que, si décidé qu’il fût à remplir jusqu’au bout les fonctions qu’il avait acceptées, Tom Marix, on doit le dire, regardait comme très douteux le résultat de cette expédition. Il savait combien ces tribus nomades de l’Australie sont difficiles à saisir. Aussi, ne pouvait-il partager ni la foi ardente de Mrs. Branican, ni la conviction de Zach Fren, ni la confiance instinctive de Godfrey. Cependant, on le répète, il ferait son devoir.

Le 15 au soir, au détour des collines Deroy, la caravane vint camper à la bourgade de Boorloo. Au nord, on voyait poindre la cime du Mount-Attraction, au delà duquel s’étendent les Illusion-Plains. De ce rapprochement de noms, y a-t-il lieu de conclure que, si la montagne attire, la plaine est trompeuse? Quoi qu’il en soit, la cartographie australienne présente quelques-unes de ces désignations d’un sens à la fois physique et moral.

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C’est à Boorloo que la ligne télégraphique se coude presque à angle droit en se dirigeant vers l’ouest. A une douzaine de milles, elle traverse le Cabanna-creek. Mais, ce qui est très simple pour des fils aériens tendus d’un poteau à l’autre, est plus difficile aune troupe de piétons et de cavaliers. Il fut nécessaire de chercher un passage guéable. Le jeune novice ne voulut: point laisser à d’autres le soin de le découvrir. S’étant jeté résolument dans la rivière, rapide, tumultueuse, il trouva un haut-fond, qui permit aux chariots et aux voitures de se transporter sur la rive gauche, sans être mouillés au delà du heurtequin de leurs roues.

Le 17, la caravane vint camper sur les dernières ramifications du massif de ce mont North-West, qui se dresse à une dizaine do milles au sud.

Le pays étant habité, Mrs. Branican et ses compagnons reçurent le meilleur accueil dans une de ces vastes fermes, dont la superficie, mise en œuvre, comprend plusieurs milliers d’âcres3. L’élevage des moutons en troupeaux innombrables, la culture du blé établie sur de larges plaines sans arbres, d’importantes cultures de sorgho et de millet, de vastes jachères préparéos pour les semences de la saison prochaine, des bois pratiquement aménagés, des plantations d’oliviers ot autres essences spéciales à ces chaudes latitudes, plusieurs centaines d’animaux de labour et de trait, le personnel exigé par les soins de telles exploitations, – personnel soumis à une discipline quasi-militaire et dont les prescriptions réduisent l’homme presque à l’esclavage, – voilà ce que sont ces domaines, qui constituent la fortune des provinces du continent australien. Si la caravane de Mrs. Branican n’eût été suffisamment approvisionnée au départ, elle aurait trouvé là de quoi satisfaire à tous ses besoins, grâce à la générosité des riches fermiers, des «free-selecters», propriétaires de ces stations agricoles.

Du reste, ces grands établissements industriels tendent à se multiplier. D’immenses étendues, que l’absence d’eau rendait improductives, vont être livrés à la culture. En effet, le sous-sol des territoires que la caravane traversait alors, à une douzaine de milles dans le sud-ouest du lac Eyre, était sillonné de nappes liquides, et les puits artésiens, nouvellement forés, débitaient jusqu’à trois cent mille gallons4 par jour.

Le 18 septembre, Tom Marix établit le campement du soir à la pointe méridionale du South-Lake-Eyre, qui dépend du North-Lake-Eyre, d’une superficie considérable. On put apercevoir sur ses rives boisées une troupe de ces curieux échassiers, dont le «jabiru» est l’échantillon le plus remarquable, et quelques bandes de cygnes noirs, mêlés aux cormorans, aux pélicans et aux hérons blancs, gris ou bleus de plumage.

Curieuse disposition géographique, celle de ces lacs. Leur chapelet se déroule du sud au nord de l’Australie, le lac Torrens, dont le railway suit la courbe, le petit lac Eyre, le grand lac Eyre, les lacs Frome, Blanche, Amédée. Ce sont des nappes d’eau salée, antiques récipients naturels, où se seraient conservés les restes d’une mer intérieure.

En effet, les géologues sont portés à admettre que le continent australien fut autrefois divisé en deux îles, à une époque qui ne doit pas être extrêmement reculée. On avait observé déjà que la périphérie de ce continent, formé dans certaines conditions telluriques, tend à s’élever au-dessus du niveau de la mer, et il ne semble pas douteux, d’autre part, que le centre est soumis à un relèvement continu. L’ancien bassin, se comblera donc avec le temps, et amènera la disparition de ces lacs, échelonnés entre les cent-trentième et cent-quarantième degrés de latitude.

De la pointe du South-Lake-Eyre jusqu’à la station d’Emerald-Spring, où elle arriva le 20 septembre au soir, la caravane franchit un espace de dix-sept milles environ à travers un pays couvert de forêts magnifiques, dont les arbres dressaient leur ramure à deux cents pieds de hauteur.

Si habituée que fût Dolly aux merveilles forestières de la Californie, entre autres à ses séquoias gigantesques, elle aurait pu admirer cette étonnante végétation, si sa pensée ne l’eût constamment emportée dans la direction du nord et de l’ouest, au milieu de ces arides déserts, ou la dune sablonneuse nourrit à peine quelques maigres arbrisseaux. Elle ne voyait rien de ces fougères géantes, dont l’Australie possède les plus remarquables espèces, rien de ces énormes massifs d’eucalyptus, au feuillage éploré, groupes sur de légères ondulations de terrain.

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Observation curieuse, la broussaille est absente du pied de ces arbres, le sol où ils vivent est nettoyé de ronces et d’épines, leurs basses branches ne se développent qu’à douze ou quinze pieds au-dessus des racines. Il n’y reste qu’une herbe jaune d’or, jamais desséchée. Ce sont les animaux qui ont détruit les jeunes pousses, ce sont les feux, allumés par les squatters qui ont dévoré buissons et arbustes. Aussi, bien qu’il n’y ait point, à parler vrai, déroutes frayées à travers ces vastes forêts, si différentes des forêts africaines où l’on marche six mois sans en trouver la fin, la circulation n’y est-elle point embarrassée. Les buggys et les chariots allaient pour ainsi dire à l’aise entre ces arbres largement espacés et sous le haut plafond de leur feuillage.

De plus, Tom Marix connaissait le pays, l’ayant maintes fois parcouru, lorsqu’il dirigeait la police provinciale d’Adélaïde. Mrs. Branican n’aurait pu se fier à un guide plus sûr, plus dévoué. Aucun chef d’escorte n’aurait joint tant de zèle à tant d’intelligence.

Mais en outre, pour le seconder, Tom Marix trouvait un auxiliaire jeune, actif, résolu, dans ce jeune novice qui s’était à tel point attaché à la personne de Dolly, et il s’émerveillait de ce qu’il sentait d’ardeur chez ce garçon de quatorze ans. Godfrey parlait de se lancer seul, en cas de besoin, au milieu des régions de l’intérieur. Si quelques traces du capitaine John étaient découvertes, il serait difficile, impossible même de le retenir dans le rang. Tout en lui, son enthousiasme lorsqu’il s’entretenait du capitaine, son assiduité à consulter les cartes de l’Australie centrale, à prendre des notes, à se renseigner dans les haltes au lieu de se livrer au repos après la longueur et la fatigue des étapes, tout dénotait dans cette âme passionnée une effervescence que rien ne pouvait tempérer. Très robuste pour son âge, endurci déjà aux rudes épreuves de la vie de marin, il devançait le plus souvent la caravane, il s’éloignait hors de vue. Restait-il à sa place, ce n’était que sur l’ordre formel de Dolly. Ni Zach Fren, ni Tom Marix, bien que Godfrey leur témoignât grande amitié, n’auraient pu obtenir ce qu’elle obtenait d’un regard. Aussi, s’abandonnant à ses sentiments instinctifs en présence de cet enfant, portrait physique et moral de John, elle éprouvait pour lui une affection de mère. Si Godfrey n’était pas son fils, s’il ne l’était pas suivant les lois de la nature, il le serait par les lois de l’adoption, du moins. Godfrey ne la quitterait plus… John partagerait l’affection qu’elle ressentait pour cet enfant.

Un jour, après une absence qui s’était prolongée et l’avait conduit à quelques milles en avant de la caravane:

«Mon enfant, lui dit-elle, je veux que tu me fasses la promesse de ne jamais t’écarter sans mon consentement. Lorsque je te vois partir, je suis inquiète jusqu’à ton retour. Tu nous laisses pendant des heures sans nouvelles…

– Mistress Dolly, répondit le jeune novice, il faut bien que je recueille des renseignements… On avait signalé une tribu d’indigènes nomades, qui campait sur le Warmer-creek… J’ai voulu voir le chef de cette tribu… l’interroger…

– Et qu’a-t-il dit?… demanda Dolly.

– Il avait entendu parler d’un homme blanc, qui venait de l’ouest en se dirigeant vers les districts du Queensland.

– Quel était cet homme?…

– J’ai fini par comprendre qu’il s’agissait de Harry Felton et non du capitaine Branican. Nous le retrouverons, pourtant… oui! nous le retrouverons!… Ah! mistress Dolly, je l’aime comme je vous aime, vous qui êtes pour moi une mère!

– Une mère! murmura Mrs. Branican.

– Mais je vous connais, tandis que lui, le capitaine John, je ne l’ai jamais vu!… Et, sans cette photographie que vous m’avez donnée… que je porte toujours sur moi… ce portrait à qui je parle… qui semble me répondre…

– Tu le connaîtras un jour, mon enfant, répondit Dolly, et il t’aimera autant que je t’aime!»

Le 24 septembre, après avoir campé à Strangway-Spring, au delà du Warmer-creek, l’expédition vint faire halte à William-Spring, quarante-deux milles au nord de la station d’Emerald. On voit, par cette qualification de «spring», – mot qui signifie «sources», donnée aux diverses stations, – que le réseau liquide est assez important à la surface de ces territoires sillonnés par la ligne télégraphique. Déjà, cependant, la saison chaude était suffisamment avancée pour que ces sources fussent sur le point de se tarir, et il n’était pas difficile de trouver des gués pour les attelages lorsqu’il s’agissait de faire passer quelque creek.

On pouvait observer, d’ailleurs, que la puissante végétation ne tendait pas à s’amoindrir encore. Si les villages ne se rencontraient qu’à de plus longs intervalles, les établissements agricoles se succédaient d’étape en étape. Des haies d’acacias épineux, entremêlées de quelques églantiers à fleurs odorantes, dont l’air était embaumé, leur formaient des enclos impénétrables. Quant aux forêts, moins épaisses, les arbres d’Europe, le chêne, le platane, le saule, le peuplier, le tamarinier, s’y raréfiaient au profit des eucalyptus et surtout de ces gommiers qui sont nommés «spotted-gums» par les Australiens.

«Quels diables d’arbres est-ce là? s’écria Zach Fren, la première fois qu’il aperçut une cinquantaine de ces gommiers réunis en massif. On dirait que leur tronc est peinturluré de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.

– Ce que vous appelez une couche de peinture, maître Zach, répondit Tom Marix, c’est une couleur naturelle. L’écorce de ces arbres se nuance suivant que la végétation avance ou retarde. En voici qui sont blancs, d’autres rosés, d’autres rouges. Tenez! regardez ceux-là, dont le tronc est rayé de bandes bleues ou tacheté de plaques jaunes…

– Encore une drôlerie de plus à joindre à celles qui distinguent votre continent, Tom Marix.

– Drôlerie si vous voulez, mais croyez bien, Zach, que vous faites un compliment à mes compatriotes en leur répétant que leur pays ne ressemble à aucun autre. Et il ne sera parfait…

– Que lorsqu’il n’y restera plus un seul indigène, c’est entendu!» répliqua Zach Fren.

Ce qu’il y avait à remarquer également, c’est que, malgré l’insuffisant ombrage de ces arbres, les oiseaux les recherchaient en grand nombre. C’étaient quelques pies, quelques perruches, des cacatoès d’une blancheur éclatante, des ocelots rieurs, qui, suivant l’observation de M. D. Charnay, mériteraient mieux le nom d’«oiseaux sangloteurs»; puis des «tandalas» à la gorge rouge, dont le caquet est intarissable; des écureuils volants, entre autres le «polatouche», que les chasseurs attirent en imitant le cri des oiseaux nocturnes; des oiseaux de paradis et spécialement ce «rifle-bird» au plumage de velours, qui passe pour le plus beau spécimen de l’ornithologie australienne; enfin, à la surface des lagunes ou des fonds marécageux, des couples de grues et de ces oiseaux-lotus, auxquels la conformation de leurs pattes permet de courir à la surface des feuilles du nénuphar.

D’autre part, les lièvres abondaient, et on ne se faisait pas faute de les abattre, sans parler des perdrix et des canards – ce qui permettait à Tom Marix d’économiser sur les réserves de l’expédition. Ce gibier était tout bonnement grillé ou rôti au feu du campement. Parfois aussi, on déterrait des œufs d’iguane, qui sont excellents, et meilleurs que l’iguane même, dont les noirs de l’escorte se délectaient volontiers.

Quant aux creeks, ils fournissaient encore des perches, quelques brochets à long museau, nombre de ces muges si alertes qu’elles sautent par-dessus la tête du pêcheur, et surtout des anguilles par myriades. Entre temps, il fallait prendre garde aux crocodiles, qui ne laissent pas d’être très dangereux dans leur milieu aquatique. De tout ceci, il résulte que lignes ou filets sont des engins, dont le voyageur en Australie doit se munir, conformément à l’expresse recommandation du colonel Warburton.

Le 29, au matin, la caravane quitta la station de Umbum et s’engagea sur un sol montueux, très rude aux piétons. Quarante-huit heures après, à l’ouest des Denison-Ranges, elle atteignait la station de The-Peak, récemment établie pour les besoins du service télégraphique.

Ainsi que l’apprit Mrs. Branican, grâce à un récit détaillé que Tom Marix lui fit des voyages de Stuart, c’était de ce point que l’explorateur était remonté vers le nord, en parcourant ces territoires presque inconnus avant lui.

A partir de cette station, sur un espace de soixante milles environ, la caravane eut un avant-goût des fatigues que lui réservait la traversée du désert australien. Il fallut cheminer sur un sol très aride jusqu’aux bords de la Macumba-river, puis, au delà, franchir un espace à peu près égal et non moins pénible à la marche jusqu’à la station de Lady Charlotte.

Sur ces vastes plaines ondulées, variées ça et là par quelques bouquets d’arbres au feuillage décoloré, le gibier, si toutefois cette qualification est exacte, ne faisait pas défaut. Là sautaient des kangourous d’une petite espèce, des «wallabis», qui s’enfuyaient par bonds énormes. Là couraient des opossums de cette variété des bandicoutes et des dyasures, qui nichent – c’est le mot – à la cime des gommiers. Puis, on apercevait quelques couples de casoars, au regard provoquant et fier comme celui de l’aigle, mais qui ont cet avantage, sur le roi des oiseaux, de fournir une chair grasse et nourrissante, presque identique à la chair du bœuf. Les arbres, c’étaient des «bungas-bungas», sorte d’araucarias, qui, dans les régions méridionales centrales de l’Australie, atteignent une hauteur de deux cent cinquante pieds. Ces pins, ici de taille plus modeste, produisent une grosse amande assez nutritive, dont les Australiens font un usage habituel.

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Tom Marix avait eu soin de prévenir ses compagnons de la rencontre possible de ces ours, qui élisent domicile dans le tronc creux des gommiers. C’est même ce qui arriva; mais ces plantigrades, désignés sous le nom de «potorous», n’étaient guère plus à craindre que des marsupiaux à longues griffes.

Quant aux indigènes, la caravane en avait à peine rencontré jusqu’alors. En effet, c’est au nord, à l’est et à l’ouest de l’Overland-Telegraf-Line, que les tribus vont de campements en campements.

En traversant ces contrées, de plus en plus arides, Tom Marix eut lieu de mettre à profit un instinct très particulier des bœufs attelés aux chariots. Cet instinct, qui semble s’être développé dans la race depuis son introduction sur le continent australien, permet à ces animaux de se diriger vers les creeks, où ils pourront satisfaire leur soif. Il est rare qu’ils se trompent, et le personnel n’a qu’à les suivre. En outre, leur instinct est fort apprécié en des circonstances qui se présentent quelquefois.

En effet, dans la matinée du 7 octobre, les bœufs du chariot de tête s’arrêtèrent brusquement. Ils furent aussitôt imités par les autres attelages. Les conducteurs eurent beau les stimuler de leur aiguillon, ils ne parvinrent pas à les décider à avancer d’un pas.

Tom Marix, aussitôt prévenu, se rendit près du buggy de Mrs. Branican.

«Je sais ce que c’est, mistress, dit-il. Si nous n’avons pas encore rencontré des indigènes sur notre route, nous croisons en ce moment un sentier qu’ils ont l’habitude de suivre, et, comme nos bœufs ont flairé leurs traces, ils refusent d’aller au delà.

– Quelle est la raison de cette répugnance? demanda Dolly.

– La raison, on ne la connaît pas au juste, répondit Tom Marix, mais le fait n’en est pas moins indiscutable. Ce que je croirais volontiers, c’est que les premiers bœufs, importés en Australie, fort maltraités par les indigènes, ont dû garder le souvenir de ces mauvais traitements, et que ce souvenir s’est transmis de génération en génération…»

Que cette singularité de l’atavisme, indiquée par le chef de l’escorte, fût ou non la raison de leur défiance, on ne put absolument pas résoudre les bœufs à continuer leur marche en avant. Il fallut les dételer, les retourner de tête en queue, puis, à coups de fouet et d’aiguillon, les contraindre à faire une vingtaine de pas à reculons. De la sorte, ils enjambèrent le sentier contaminé par le passage des indigènes, et, lorsqu’ils eurent été remis sous le joug, les chariots reprirent la direction du nord.

Lorsque la caravane atteignit les bords de la rivière Macumba, chacun eut amplement de quoi se désaltérer. Il est vrai, l’étiage avait déjà décru de moitié par suite des chaleurs qui étaient fortes. Mais là où il n’y a pas assez d’eau pour faire flotter un squiff, il en reste plus qu’il est nécessaire au désaltèrement d’une quarantaine de personnes et d’une vingtaine de bêtes.

Le 6, l’expédition passait le creek Hamilton sur les pierres à demi noyées qui encombraient son lit; le 8, elle laissait dans l’est le mont Hammersley; le 10, dans la matinée, elle faisait halte à la station de Lady Charlotte, après avoir franchi trois cent vingt milles depuis le départ de Farina-Town.

Mrs. Branican se trouvait alors sur la limite qui sépare l’Australie méridionale de la Terre Alexandra, nommée aussi Northern-Territory. C’est ce territoire qui fut reconnu par l’explorateur Stuart en 1860, lorsqu’il remonta le cent trente et unième méridien jusqu’au vingt et unième degré de latitude.

 

 

Chapitre VI

Rencontre inattendue

 

la station de Lady Charlotte, Tom Marix avait demandé à Mrs. Branican d’accorder vingt-quatre heures de repos. Bien que le cheminement se fût effectué sans obstacles, la chaleur avait fatigué les bêtes de trait. La route était longue jusqu’à Alice-Spring, et il importait que les chariots, qui transportaient le matériel, fussent assurés d’y arriver.

Dolly se rendit aux raisons que fit valoir le chef de l’escorte, et l’on s’installa du mieux possible. Quelques cabanes, c’était tout ce qui composait cette station, dont la caravane allait tripler la population pendant un jour. Il fallut dès lors établir in campement. Mais un squatter, qui dirigeait un important établissement du voisinage, vint offrir à Mrs. Branican une hospitalité plus confortable, et ses instances furent telles qu’elle dut accepter do se rendre à Waldek-Hill, où une habitation assez confortable était mise à sa disposition.

Ce squatter n’était que locataire de l’un de ces vastes domaines, appelés «runs», dans la campagne australienne. Il est tel de ces runs qui comprend jusqu’à six cent mille hectares, particulièrement dans la province de Victoria. Bien que celui de Waldek-Hill n’atteignît pas cette dimension, il ne laissait pas d’être considérable. Entoure de «paddocks», sortes de clôtures, il était spécialement consacré à l’élevage des moutons, – ce qui nécessitait un assez grand nombre d’employés, de bergers affectés au gardiennage des troupeaux, et de ces chiens sauvages, dont l’aboiement rappelle le hurlement du loup.

C’est la qualité du sol qui détermine le choix de la station, lorsqu’il s’agit d’établir un run. On préfère ces plaines où croît naturellement le «salt bush», le buisson salé. Ces buissons aux sucs nutritifs, qui ressemblent tantôt au plant de l’asperge, tantôt à celui de l’anis, sont avidement recherchés des moutons, qui appartiennent à l’espèce des «pig’s faces» à têtes de porcs. Aussitôt que les terrains ont été reconnus propres à la pâture, on s’occupe de les transformer en herbages. On les livre d’abord aux bœufs et aux vaches qui se contentent de leur herbe native, tandis que les moutons, plus difficiles sur la nourriture, n’acceptent que l’herbe fine de la seconde pousse.

Qu’on ne l’oublie pas, c’est à la laine que produit le mouton qu’est due la grande richesse des provinces australiennes, et, actuellement, on n’y compte pas moins de cent millions de ces représentants de la race ovine.

Sur ce run de Waldek-Hill, autour de la maison principale et du logement des employés, de larges étangs, qu’alimentait un creek pourvu en abondance d’eau, étaient destines au lavage des animaux avant l’opération de la tonte. En face s’élevaient des hangars, où le squatter rangeait les ballots de laine qu’il devait expédier par convois sur le port d’Adélaïde.

A cette époque, cette opération de la tonte battait son plein au run de Waldek-Hill. Depuis plusieurs jours, une troupe de tondeurs nomades, ainsi que cela a lieu d’habitude, était venue y exercer sa lucrative industrie.

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Lorsque Mrs. Branican, accompagnée de Zach Fren, eut franchi les barrières, elle fut frappée de l’étonnante animation qui régnait dans l’enclos. Les ouvriers, travaillant à leur pièce, ne perdaient pas un moment, et, comme les plus adroits peuvent dépouiller de leur toison une centaine de moutons par jour, ils s’assurent ainsi un gain qui peut s’élever à une livre. Le grincement des larges ciseaux entre les mains du tondeur, les bêlements des bêtes, lorsqu’elles recevaient quelque coup mal dirigé, les appels des hommes entre eux, l’allée et venue des ouvriers chargés d’enlever la laine pour la transporter sous les hangars, cela était curieux à observer. Et, au-dessus de ce brouhaha, dominaient les clameurs de petits garçons, criant: «tar!… tar!» lorsqu’ils apportaient des jattes de goudron liquide, afin de panser les blessures produites par les tondeurs trop maladroits.

A tout ce monde il faut des surveillants, si l’on veut que le travail s’accomplisse dans de bonnes conditions. Aussi s’en trouvait-il quelques-uns au run de Waldek-Hill, indépendamment des employés du bureau de la comptabilité, c’est-à-dire une douzaine d’hommes et de femmes, qui obtenaient là le moyen de vivre.

Et quelle fut la surprise de Mrs. Branican – plus que de la surprise, do la stupéfaction, – lorsqu’elle entendit son nom prononcé à quelques pas derrière elle.

Une femme venait d’accourir. Elle s’était jetée à ses genoux, les mains tendues, le regard suppliant…

C’était Jane Burker – Jane moins vieillie par les années que par la peine, les cheveux gris, le teint hâlé, presque méconnaissable, mais que Dolly reconnut pourtant.

«Jane!…» s’écria-t-elle.

Elle l’avait relevée, et les deux cousines étaient dans les bras l’une de l’autre.

Quelle avait donc été depuis douze ans la vie des Burker? Une vie misérable, – et même une vie criminelle en ce qui concernait du moins l’époux de l’infortunée Jane.

En quittant San-Diégo, pressé d’échapper aux poursuites qui le menaçaient, Len Burker s’était réfugié à Mazatlan, l’un des ports de la côte occidentale du Mexique. On s’en souvient, il laissait à Prospect-House la mulâtresse Nô, chargée de veiller sur Dolly Branican, qui n’avait pas recouvré la raison à cette époque. Mais, peu de temps après, quand la malheureuse folle eut été placée dans la maison de santé du docteur Brumley par les soins de M. William Andrew, la mulâtresse, n’ayant plus aucun motif de rester au chalet, était partie pour rejoindre son maître, dont elle connaissait la retraite.

C’était sous un faux nom que Len Burker avait cherché refuge à Mazatlan, où la police Californienne n’avait pu le découvrir. D’ailleurs, il ne demeura que quatre ou cinq semaines dans cette ville. A peine trois milliers de piastres – solde de tant de sommes dilapidées, et, en particulier, de la fortune personnelle de Mrs. Branican, – constituaient tout son avoir. Reprendre ses affaires aux États-Unis n’était plus possible, et il résolut de quitter l’Amérique. L’Australie lui parut un théâtre favorable pour tenter la fortune par tous les moyens, avant d’en être réduit à son dernier dollar.

Jane, toujours sous l’absolue domination de son mari, n’aurait pas eu la force de lui résister. Mrs. Branican, son unique parente, était alors privée de raison. En ce qui concernait le capitaine John, il n’y avait plus de doute sur son sort… Le Franklin avait péri corps et biens… John ne reviendrait jamais à San-Diégo… Rien ne pouvait désormais arracher Jane à cette triste destinée vers laquelle l’entraînait Len Burker, et c’est dans ces conditions qu’elle fut transportée sur le continent australien.

C’était à Sydney que Len Burker avait débarqué. Ce fut là qu’il consacra ses dernières ressources à se lancer dans un courant d’affaires, où il fit de nouvelles dupes, en déployant plus d’habileté qu’à San-Diégo. Puis, il ne tarda pas à se lancer dans des spéculations aventureuses, et n’arriva qu’à perdre les quelques gains que son travail lui avait procurés au début.

Dix-huit mois après s’être réfugié en Australie, Len Burker dut s’éloigner de Sydney. En proie à une gêne qui touchait à la misère, il fut contraint de chercher fortune ailleurs. Mais la fortune ne le favorisa pas davantage à Brisbane, d’où il s’échappa bientôt pour se réfugier dans les districts reculés du Queensland.

Jane le suivait. Victime résignée, elle fut réduite à travailler de ses mains, afin de subvenir aux besoins du ménage. Rudoyée, maltraitée par cette mulâtresse qui continuait à être le mauvais génie de Len Burker, que de fois l’infortunée eut la pensée de s’enfuir, de briser la vie commune, d’en finir avec les humiliations et les déboires!… Mais cela était au-dessus de son caractère faible et indécis. Pauvre chien que l’on frappe et qui n’ose quitter la maison de son maître!

A cette époque, Len Burker avait appris par les journaux les tentatives faites dans le but de retrouver les survivants du Franklin. Ces deux expéditions du Dolly-Hope, entreprises par les soins de Mrs. Branican, l’avaient mis en même temps au courant de cette situation nouvelle: 1° Dolly avait recouvré la raison, après une période do quatre ans, pendant laquelle elle était restée dans la maison du docteur Brumley; 2° Au cours de cette période, son oncle Edward Starter étant mort au Tennessee, l’énorme richesse qui lui était échue par héritage, avait permis d’organiser ces deux campagnes dans les mers de la Malaisie et sur les côtes de l’Australie septentrionale. Quant à leur résultat définitif, c’était la certitude acquise que le débris du Franklin avaient été retrouvés sur les récifs de l’île Browse, et que le dernier survivant de l’équipage avait succombé dans cette île.

Entre la fortune de Dolly et Jane, sa seule héritière, il n’y avait plus qu’une mère ayant perdu son enfant, une épouse ayant perdu son mari, et dont tant de malheurs devaient avoir compromis la santé. Ce fut ce que se dit Len Burker. Mais que pouvait-il tenter? Reprendre les relations de famille avec Mrs. Branican, c’était impossible. Lui demander des secours par l’intermédiaire de Jane, il se déliait, étant sous le coup de poursuites, à la merci d’une extradition qui aurait été obtenue contre sa personne. Et cependant, si Dolly venait à mourir, par quel moyen empêcher sa succession d’échapper à Jane, c’est-à-dire à lui-même?

On ne l’a point oublié, sept années environ s’écoulèrent entre le retour du Dolly-Hope après sa seconde campagne, jusqu’au moment où la rencontre de Harry Felton vint remettre en question la catastrophe du Franklin.

Pendant ce laps de temps, l’existence de Len Burker devint plus misérable qu’elle ne l’avait encore été. Des faits délictueux qu’il avait accomplis sans aucun remords, il glissa sur la pente des faits criminels. Il n’eut même plus de domicile fixe, et Jane fut contrainte de se soumettre aux exigences de sa vie nomade.

La mulâtresse No était morte; mais Mrs. Burker ne recueillit aucun bénéfice do la mort de cette femme, dont l’influence avait été si funeste à son mari. N’étant plus que la compagne d’un malfaiteur, celui-ci l’obligea à le suivre sur ces vastes territoires, où tant de crimes restent impunis. Après l’épuisement des mines aurifères de la province dé Victoria et la dispersion des milliers de «diggers», qui se trouvèrent sans ouvrage, le pays fut envahi par une population peu accoutumée à la soumission et au respect des lois au milieu du monde interlope des placers. Aussi s’était-il bientôt formé une classe redoutable de ces déclassés, de ces gens sans aveu, connus dans les districts du Sud-Australie sous le nom de «larrikins». C’étaient eux qui couraient les campagnes et en faisaient le théâtre de leurs criminels agissements, lorsqu’ils étaient traqués de trop près par les polices urbaines.

Tels furent les compagnons auxquels s’associa Len Burker, quand sa notoriété lui eut interdit l’accès des villes. Puis, à mesure qu’il reculait à travers les régions moins surveillées, il se liait avec des bandes de scélérats nomades, entre autres ces farouches «bushrangers», qui datent des premières années de la colonisation, et dont la race n’est pas éteinte.

Voilà à quel degré de l’échelle sociale était descendu Len Burker! Au cours de ces dernières années, dans quelles mesures prit-il part au pillage des fermes, aux vols de grands chemins, à tous les crimes que la justice fut impuissante à réprimer, lui seul eût pu le dire. Oui! lui seul, car Jane, presque toujours abandonnée en quelque bourgade, ne fut point mise dans le secret de ces actes abominables. Et peut-être le sang avait-il été répandu par la main de l’homme qu’elle n’estimait plus, et que, cependant, elle n’eût jamais voulu trahir!

Douze ans s’étaient écoulés, lorsque la réapparition de Harry Felton vint derechef passionner l’opinion publique. Cette nouvelle fut répandue par les journaux et notamment par les nombreuses feuilles de l’Australie. Len Burker l’apprit en lisant un numéro du Sydney Morning Herald, dans une petite bourgade du Queensland, où il s’était alors réfugié, après une affaire de pillage et d’incendie, qui, grâce à l’intervention de la police, n’avait pas précisément tourné à l’avantage des bushrangers.

En même temps qu’il était instruit des faits concernant Harry Felton, Len Burker apprenait que Mrs. Branican avait quitté San-Diégo pour venir à Sydney, afin de se mettre en rapport avec le second du Franklin. Presque aussitôt circulait le bruit que Harry Felton était mort, après avoir pu donner certaines indications relatives au capitaine John. Environ quinze jours plus tard, Len Burker était informé crue Mrs. Branican venait de débarquer à Adélaïde, à dessein d’organiser une expédition à laquelle elle prendrait part et qui aurait pour but de visiter les déserts du centre et du nord-ouest de l’Australie.

Lorsque Jane connut l’arrivée de sa cousine sur le continent, son premier sentiment fut de se sauver, de chercher un refuge près d’elle. Mais, devant les menaces de Len Burker qui l’avait devinée, elle n’osa donner suite à son désir.

C’est alors que le misérable résolut d’exploiter cette situation sans temporiser. L’heure était décisive. Rencontrer Mrs. Branican sur sa route, rentrer en grâce près d’elle, à l’aide d’hypocrisies calculées, obtenir de l’accompagner au milieu des solitudes australiennes, rien de moins difficile, en somme, et qui tendrait plus sûrement à son but. Il n’était guère probable, en effet, que le capitaine John, en admettant qu’il vécût encore, pût être retrouvé chez ces indigènes nomades, et il était possible que Dolly succombât au cours de cette dangereuse campagne. Toute sa fortune alors reviendrait à Jane, sa seule parente… Qui sait?… Il y a de ces hasards si profitables, lorsqu’on a le talent de les faire naître…

Bien entendu, Len Burker se garda d’instruire Jane de son projet de renouer des relations avec Mrs. Branican. Il se sépara des bushrangers, sauf à réclamer plus tard leurs bons offices, s’il y avait lieu de recourir à quelque coup de main. Accompagné de Jane, il quitta le Queensland, se dirigea vers la station de Lady Charlotte, dont il n’était distant que d’une centaine de milles, et par laquelle la caravane devait nécessairement passer en se rendant à Alice-Spring. Et voilà pourquoi depuis trois semaines, Len Burker se trouvait au run de Waldek-Hill, où il remplissait les fonctions de surveillant. C’est là qu’il attendait Dolly, fermement décidé à ne reculer devant aucun crime pour devenir possesseur de son héritage.

En arrivant à la station de Lady Charlotte, Jane ne se doutait de rien. Aussi quelle fut son émotion, l’irrésistible et irraisonné mouvement auquel elle obéit, lorsqu’elle se trouva inopinément en présence de Mrs. Branican. Cela, d’ailleurs, servait trop bien les projets de Len Burker pour qu’il eût la pensée d’y faire obstacle.

Len Burker avait alors quarante-cinq ans. Ayant peu vieilli, resté droit et vigoureux, il avait toujours ce même regard fuyant et faux, cette physionomie empreinte de dissimulation, qui inspirait la méfiance. Quant à Jane, elle paraissait avoir dix ans de plus que son âge, les traits flétris, les cheveux blanchis aux tempes, le corps accablé. Et pourtant, son regard, éteint par la misère, s’enflamma, lorsqu’il se porta sur Dolly.

Après l’avoir serrée entre ses bras, Mrs. Branican avait emmené Jane dans une des chambres mises à sa disposition par le squatter de Waldek-Hill. Là, il fut loisible aux deux femmes de s’abandonner à leurs sentiments. Dolly ne se souvenait que des soins dont Jane l’avait entourée au chalet de Prospect-House. Elle n’avait rien à lui reprocher, et elle était prête à pardonner à son mari, s’il consentait à ne plus les séparer l’une de l’autre.

Toutes deux causèrent longuement. Jane ne dit de son passe que ce qu’elle en pouvait dire sans compromettre Len Burker, et Mrs. Branican se montra très réservée en la questionnant à ce sujet. Elle sentait combien la pauvre créature avait souffert et souffrait encore. Cela ne lui suffisait-il pas qu’elle fût digne de toute sa pitié, digne de toute son affection? La situation du capitaine John, cette inébranlable assurance qu’elle avait de le retrouver bientôt, les efforts qu’elle tenterait pour y réussir, voilà ce dont elle parla surtout, – puis aussi de son cher petit Wat… Et, lorsqu’elle en évoqua le souvenir toujours vivant en elle, Jane devint si pâle, sa figure subit une altération telle que Dolly crut que la pauvre femme allait se trouver mal.

Jane parvint à se dominer, et il fallut qu’elle racontât sa vie depuis la funeste journée où sa cousine était devenue folle jusqu’à l’époque où Len Burker l’avait contrainte à quitter San-Diégo.

«Est-il possible, ma pauvre Jane, dit alors Dolly, est-il possible que, pendant ces quatorze mois, alors que tu me donnais tes soins, il ne se soit jamais fait un éclaircissement dans mon esprit?… Est-il possible que je n’aie eu aucun souvenir de mon pauvre John?… Est-il possible que je n’aie jamais prononcé son nom… ni celui de notre petit Wat?…

– Jamais, Dolly, jamais! murmura Jane, qui ne pouvait retenir ses larmes.

– Et toi, Jane, toi, mon amie, toi qui es de mon sang, tu n’as pas plus avant lu dans mon âme?… Tu ne t’es aperçue, ni dans mes paroles ni dans mes regards, que j’eusse conscience du passé?…

– Non… Dolly!

– Eh bien, Jane, je vais te dire ce que je n’ai dit à personne. Oui… lorsque je suis revenue à la raison… oui… j’ai eu le pressentiment que John était vivant, que je n’étais pas veuve… Et il m’a semblé aussi…

– Aussi?…» demanda Jane.

Les yeux empreints d’une terreur inexplicable, le regard effaré, elle attendait ce que Dolly allait dire.

«Oui! Jane, reprit Dolly, j’ai eu le sentiment que j’étais toujours mère!»

Jane s’était relevée, ses mains battaient l’air comme si elle eût voulu chasser quelque horrible image, ses lèvres s’agitaient sans qu’elle parvînt à prononcer une parole. Dolly, absorbée dans sa propre pensée, ne remarqua pas cette agitation, et Jane était parvenue à retrouver un peu de calme à l’extérieur du moins, lorsque son mari se montra à la porte de la chambre.

Len Burker, resté sur le seuil, regardait sa femme et semblait lui demander:

«Qu’as-tu dit?»

Jane retomba anéantie devant cet homme. Invincible domination d’un esprit fort sur un esprit faible, Jane était annihilée sous le regard de Len Burker.

Mrs. Branican le comprit. La vue de Len Burker lui rappela son passé, et ce que Jane avait enduré près de lui. Mais cette révolte de son cœur ne dura qu’un instant. Dolly était résolue à écarter ses récriminations, à dompter ses répulsions, afin de ne plus être séparée de la malheureuse Jane.

«Len Burker, dit-elle, vous savez pourquoi je suis venue en Australie. C’est un devoir auquel je me dévouerai jusqu’au jour où je reverrai John, car John est vivant. Puisque le hasard vous a placé sur ma route, puisque j’ai retrouvé Jane, la seule parente qui me reste, laissez-la moi, et permettez qu’elle m’accompagne comme elle le désire…»

Len Burker fit attendre sa réponse. Sentant quelles préventions existaient contre lui, il voulait que Mrs. Branican complétât sa proposition en le priant de se joindre à la caravane. Toutefois, devant le silence que gardait Dolly, il crut devoir s’offrir lui-même.

«Dolly, dit-il, je répondrai sans détours à votre demande, et j’ajouterai que je m’y attendais. Je ne refuserai pas, et je consens très volontiers à ce que ma femme reste prés de vous. Ah! la vie nous a été dure à tous deux depuis que la mauvaise chance m’a forcé d’abandonner San-Diégo! Nous avons beaucoup souffert pendant les quatorze ans qui viennent de s’écouler, et, vous le voyez, la fortune ne m’a guère favorisé sur la terre australienne, puisque j’en suis réduit à gagner ma vie au jour le jour. Lorsque l’opération de la tonte sera terminée au run de Waldek-Hill, je ne saurai où me procurer d’autre travail. Aussi, comme, en même temps, il me serait pénible de me séparer de Jane, je sollicite de vous à mon tour la permission de me joindre activement à votre expédition. Je connais les indigènes de l’intérieur avec lesquels j’ai déjà eu parfois des rapports, et je serai en mesure de vous rendre des services. Vous n’en doutez pas, Dolly, je serais heureux d’associer mes efforts à ceux que vous et vos compagnons ferez pour délivrer John Branican…»

Dolly comprit bien que c’était là une condition formelle imposée par Len Burker pour qu’il consentît à lui laisser Jane. Il n’y avait pas à discuter avec un pareil homme. D’ailleurs, s’il était de bonne foi, sa présence pouvait ne pas être inutile, puisque, pendant nombre d’années, sa vie errante l’avait conduit à travers les régions centrales du continent. Mrs. Branican se borna donc à répondre – assez froidement, il est vrai:

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«C’est convenu, Len Burker, vous serez des nôtres, et soyez prêt à partir, car dès demain nous quitterons la station de Lady-Charlotte à la première heure…

– Je serai prêt,» répondit Len Burker, qui se retira sans avoir osé tendre la main à Mrs. Branican.

Lorsque Zach Fren apprit que Len Burker ferait partie de l’expédition, il s’en montra peu satisfait. Il connaissait l’homme, il savait par M. William Andrew comment ce triste personnage avait abusé de ses fonctions pour dissiper le patrimoine de Dolly. N’ignorant pas dans quelles conditions ce tuteur infidèle, ce courtier véreux, avait dû s’esquiver de San-Diégo, il se doutait bien qu’il y avait lieu de suspecter son existence pendant ces quatorze ans qu’il venait de passer en Australie… Toutefois, il ne fit aucune observation, regardant, en effet, comme une circonstance heureuse que Jane fût près de Dolly. Mais, en son for intérieur, il se promit de ne pas perdre de vue Len Burker.

Cette journée se termina sans autre incident. Len Burker, qu’on ne revit pas, s’occupait de ses préparatifs de départ, après avoir réglé sa situation avec le squatter de Waldek-Hill. Ce règlement ne pouvait donner lieu à aucune difficulté, et le squatter se chargea même de procurer vin cheval à son ancien employé, afin qu’il fût en état de suivre la caravane jusqu’à la station d’Alice-Spring, où elle devait être réorganisée.

Dolly et Jane restèrent l’après-midi et la soirée ensemble dans la maison de Waldek-Hill. Dolly évitait de parler de Len Burker, elle n’émettait aucune allusion à ce qu’il avait fait depuis son départ de San-Diégo, sentant bien qu’il y avait des choses que Jane ne pouvait dire.

Pendant cette soirée, ni Tom Marix ni Godfrey, chargés de recueillir des renseignements chez les indigènes sédentaires, dont les hameaux avoisinaient la station de Lady-Charlotte, ne vinrent au run de Waldek-Hill. Ce fut le lendemain seulement que Mrs. Branican eut l’occasion de présenter Godfrey à Jane, en lui disant qu’il était son enfant d’adoption.

Jane fut extraordinairement frappée, elle aussi, de la ressemblance qui existait entre le capitaine John et le jeune novice. Son impression fut même si profonde que c’est à peine si elle osait le regarder. Et comment exprimer ce qu’elle éprouva, lorsque Dolly lui fit connaître ce qui concernait Godfrey, les circonstances dans lesquelles elle l’avait rencontré à bord du Brisbane… C’était un enfant trouvé dans les rues de San-Diégo… Il avait été élevé à Wat-House… Il avait quatorze ans environ…

Jane, d’une pâleur de morte, le coeur battant à peine sous l’étreinte de l’angoisse, avait écouté ce récit, muette, immobile…

Et, lorsque Dolly l’eut laissée seule, elle tomba à genoux, les mains jointes. Puis, ses traits s’animèrent… sa physionomie fut comme transfigurée…

«Lui!… lui! s’écria-t-elle d’une voix éclatante. Lui… près d’elle!… Dieu l’a donc voulu!…»

Un instant après, Jane avait quitté la maison de Waldek-Hill, et, traversant la cour intérieure, elle se précipitait vers la case qui lui servait d’habitation pour tout dire à son mari.

Len Burker était là, rangeant dans un portemanteau les quelques effets d’habillement et autres objets qu’il allait emporter pour son voyage. L’arrivée de Jane, dans cet extraordinaire état de trouble, le fit tressaillir.

«Qu’y a-t-il? lui demanda-t-il brusquement. Parle donc!… Parleras-tu?… Qu’y a-t-il?…

– Il est vivant, s’écria Jane… il est ici… près de sa mère… lui que nous avons cru…

– Près de sa mère… vivant… lui?…» répondit Len Burker, qui resta foudroyé par cette révélation.

Il n’avait que trop compris à qui ce mot «lui! "» pouvait s’appliquer.

«Lui… répéta Jane, lui… le second enfant de John et de Dolly Branican!»

Une courte explication suffira pour faire connaître ce qui s’était passe quinze ans auparavant à Prospect-House.

Un mois après leur installation au chalet de San-Diégo, M. et Mrs. Burker s’étaient aperçus que Dolly, privée de raison depuis le cruel événement, était dans une situation qu’elle ignorait elle-même. Étroitement surveillée, par la mulâtresse Nô, Dolly, malgré les supplications de Jane, fut pour ainsi dire séquestrée, soustraite à la vue de ses amis et de ses voisins sous prétexte de maladie. Sept mois plus tard, toujours folle et sans qu’il en fût resté trace dans sa mémoire, elle avait mis au monde un second enfant. A cette époque, la mort du capitaine John étant généralement admise, la naissance de cet enfant venait déranger les plans de Len Burker relatifs à la fortune future de Dolly. Aussi avait-il pris la résolution de tenir cette naissance secrète. C’est en vue de cette éventualité que, depuis plusieurs mois, les domestiques avaient été renvoyés du chalet et les visiteurs éconduits, sans que Jane, contrainte de se courber devant les criminelles exigences de son mari, eût pu s’y opposer. L’enfant, né de quelques heures, abandonné par Nô sur la voie publique, fut par bonheur recueilli par un passant, puis transporté dans un hospice. Plus tard, après la fondation de Wat-House, c’est de là qu’il sortit pour être embarqué en qualité de mousse à l’âge de huit ans. Et maintenant, tout s’explique, – cette ressemblance de Godfrey avec le capitaine John, son père, ces pressentiments instinctifs que Dolly ressentait toujours – Dolly mère sans le savoir!

«Oui, Len, s’écria Jane, c’est lui!… C’est son fils!… Et il faut tout avouer…»

Mais, à la pensée d’une reconnaissance qui eût compromis le plan sur lequel reposait son avenir, Len Burker fit un geste de menace, et des jurons s’échappèrent de sa bouche. Prenant la malheureuse Jane par la main et la regardant dans les yeux, il lui dit d’une voix sourde:

«Dans l’intérêt de Dolly… comme dans l’intérêt de Godfrey, je te conseille do te taire!»

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1 Environ 700 kilomètres.

2 Soit 3,400 kilomètres.

3 L’âcre vaut 51 ares 29 centiares.

4 Environ 1 350 000 litres.