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Jules Verne

 

Un capitaine de quinze ans

 

(Chapitre I-IV)

 

 

Dessins par H. Meyer

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie, 1878

 

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© Andrzej Zydorczak

 

deuxième partie

 

 

Chapitre I

La traite.

 

a traite! Personne n’ignore la signification de ce mot, qui n’aurait jamais dû trouver place dans le langage humain. Ce trafic abominable, longtemps pratiqué au profit des nations européennes qui possédaient des colonies d’outre-mer, a été interdit depuis bien des années déjà. Cependant, il s’opère toujours sur une vaste échelle, et principalement dans l’Afrique centrale. En plein XIXe siècle, la signature de quelques États qui se disent chrétiens, manque encore à l’acte d’abolition de l’esclavage.

On pourrait croire que la traite ne se fait plus, que cet achat et cette vente de créatures humaines ont cessé! Il n’en est rien, et c’est là ce qu’il faut que le lecteur sache, s’il veut s’intéresser plus intimement à la seconde partie de cette histoire. Il faut qu’il apprenne ce que sont actuellement encore ces chasses à l’homme, qui menacent de dépeupler tout un continent pour l’entretien de quelques colonies à esclaves, où et comment s’exécutent ces razzias barbares, ce qu’elles coûtent de sang, ce qu’elles provoquent d’incendies et de pillages, enfin au profit de qui elles se font.

C’est au XVe siècle seulement que l’on voit s’exercer, pour la première fois, la traite des noirs, et voici dans quelles circonstances elle fut établie:

Les Musulmans, après avoir été chassés d’Espagne, s’étaient réfugiés au delà du détroit sur la côte d’Afrique. Les Portugais, qui occupaient alors cette partie du littoral, les poursuivirent avec acharnement. Un certain nombre de ces fugitifs furent faits prisonniers et ramenés en Portugal. Réduits en esclavage, ils constituèrent le premier noyau d’esclaves africains qui ait été formé dans l’Europe occidentale depuis l’ère chrétienne.

Mais ces Musulmans appartenaient pour la plupart à de riches familles, qui voulurent les racheter à prix d’or. Refus des Portugais d’accepter une rançon, quelque importante qu’elle fût. Ils n’avaient que faire de l’or étranger. Ce qui leur manquait, c’étaient les bras indispensables au travail des colonies naissantes, et, pour tout dire, les bras de l’esclave.

Les familles musulmanes, ne pouvant racheter leurs parents captifs, offrirent alors de les échanger contre un plus grand nombre de noirs africains, dont il n’était que trop facile de s’emparer. L’offre fut acceptée par les Portugais, qui trouvaient leur avantage à cet échange, et c’est ainsi que la traite se fonda en Europe.

Vers la fin du XVIe siècle, cet odieux trafic était généralement admis, et les mœurs encore barbares n’y répugnaient pas. Tous les États le protégeaient, afin d’arriver plus rapidement et plus sûrement à coloniser les îles du Nouveau-Monde. En effet, les esclaves d’origine noire pouvaient résister, là où les blancs, mal acclimatés, impropres encore à supporter la chaleur des climats intertropicaux, eussent péri par milliers. Le transport des nègres aux colonies d’Amérique se fit donc régulièrement par des bâtiments spéciaux, et cette branche du commerce transatlantique amena la création de comptoirs importants sur divers points du littoral africain. La «marchandise» coûtait peu au pays de production, et les bénéfices étaient considérables.

Mais, si nécessaire que fût à tous les points de vue la fondation des colonies d’outre-mer, elle ne pouvait justifier ces marchés de chair humaine. Des voix généreuses se firent bientôt entendre, qui protestèrent contre la traite des noirs et demandèrent aux gouvernements européens d’en décréter l’abolition au nom des principes de l’humanité.

En 1751, les quakers se mirent à la tête du mouvement abolitionniste, au sein même de cette Amérique du Nord, où, cent ans plus tard, allait éclater la guerre de sécession, à laquelle cette question de l’esclavagisme ne fut pas étrangère. Divers États du Nord, la Virginie, le Connecticut, le Massachussets, la Pensylvanie décrétèrent l’abolition de la traite et affranchirent les esclaves amenés à grands frais sur leurs territoires.

Mais la campagne, commencée par les quakers, ne se limita pas aux provinces septentrionales du Nouveau-Monde. Les esclavagistes furent vivement attaqués jusqu’au delà de l’Atlantique. La France et l’Angleterre, plus particulièrement, recrutèrent des partisans à cette juste cause: «Périssent les colonies plutôt qu’un principe!» tel fut le généreux mot d’ordre qui retentit dans tout l’ancien monde, et, malgré les grands intérêts politiques et commerciaux engagés dans la question, il se transmit efficacement à travers l’Europe.

L’élan était donné. En 1807, l’Angleterre abolit la traite des noirs dans ses colonies, et la France suivit son exemple en 1814. Les deux puissantes nations échangèrent un traité à ce sujet, traité que confirma Napoléon pendant les Cent-Jours.

Toutefois, ce n’était là, encore, qu’une déclaration purement théorique. Les négriers ne cessaient pas de courir les mers et allaient se vider dans les ports coloniaux de leur «cargaison d’ébène».

Des mesures plus pratiques durent être prises pour mettre fin à ce commerce. Les États-Unis en 1820, l’Angleterre en 1821 déclarèrent la traite acte de piraterie, et pirates ceux qui l’exerçaient. Comme tels, ils encouraient la peine de mort, et ils furent poursuivis à outrance. La France adhéra bientôt au nouveau traité. Mais les États du Sud de l’Amérique, les colonies espagnoles et portugaises n’intervinrent pas à l’acte d’abolition, et l’exportation des noirs se continua à leur profit, malgré le droit de visite généralement reconnu, qui se bornait à la vérification de pavillon des navires suspects.

Cependant, la nouvelle loi d’abolition n’avait pas eu d’effet rétroactif. On ne faisait plus de nouveaux esclaves, mais les anciens n’avaient pas encore recouvré leur liberté.

Ce fut dans ces circonstances que l’Angleterre donna l’exemple. Le 14 mai 1833, une déclaration générale émancipa tous les noirs des colonies de la Grande-Bretagne, et en août 1838, six cent soixante-dix mille esclaves furent déclarés libres.

Dix ans plus tard, en 1848, la République émancipait les esclaves des colonies françaises, soit deux cent soixante mille noirs.

En 1859, la guerre qui éclata entre les fédéraux et les confédérés des États-Unis, achevant l’œuvre d’émancipation, retendit à toute l’Amérique du Nord.

Les trois grandes puissances avaient donc accompli cette œuvre d’humanité. A l’heure qu’il est, la traite ne s’exerce plus qu’au profit des colonies espagnoles ou portugaises, et pour satisfaire aux besoins des populations de l’Orient, turques ou arabes. Le Brésil, s’il n’a pas encore rendu à la liberté ses anciens esclaves, n’en reçoit plus de nouveaux, du moins, et les enfants des noirs y naissent libres.

C’est dans l’intérieur de l’Afrique, à la suite de ces guerres sanglantes que les chefs africains se font pour cette chasse à l’homme, que des tribus entières sont réduites en esclavage. Deux directions opposées sont alors imprimées aux caravanes: l’une à l’ouest, vers la colonie portugaise de l’Angola; l’autre à l’est, sur le Mozambique. De ces malheureux, dont une faible partie seulement arrivent à destination, les uns sont expédiés soit à Cuba, soit à Madagascar; les autres, dans les provinces arabes ou turques de l’Asie, à la Mecque ou à Mascate. Les croisières anglaises et françaises ne peuvent empêcher ce trafic que dans une faible mesure, tant une surveillance efficace de côtes aussi étendues est difficile à obtenir.

Mais le chiffre de ces odieuses exportations est-il donc considérable encore?

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Oui! On n’estime pas à moins de quatre-vingt mille le nombre des esclaves qui arrivent au littoral, et ce nombre, paraît-il, ne représente que le dixième des indigènes massacrés. Après ces boucheries épouvantables, les champs dévastés sont déserts, les bourgades incendiées sont vides d’habitants, les fleuves roulent des cadavres, les bêtes fauves occupent le pays. Livingstone, au lendemain de ces chasses à l’homme, ne reconnaissait plus les provinces qu’il avait visitées quelques mois auparavant. Tous les autres voyageurs, Grant, Speke, Burton, Cameron, Stanley, ne parlent pas autrement de ce plateau boisé de l’Afrique centrale, principal théâtre des guerres de chefs à chefs. Dans la région des grands lacs, sur toute cette vaste contrée qui alimente le marché de Zanzibar, dans le Bornou et le Fezzan, plus au sud, sur les rives du Nyassa et du Zambèse, plus à l’ouest, dans les districts du haut Zaïre que l’audacieux Stanley vient de traverser, même spectacle, ruines, massacres, dépopulation. L’esclavage ne finira-t-il donc en Afrique qu’avec la disparition de la race noire, et en sera-t-il de cette race comme il en est de la race australienne dans la Nouvelle-Hollande!

Mais le marché des colonies espagnoles et portugaises se fermera un jour, ce débouché fera défaut; des peuples civilisés ne peuvent plus longtemps tolérer la traite!

Oui, sans doute, et cette année même, 1878, doit voir l’affranchissement de tous les esclaves possédés encore par les États chrétiens. Toutefois, pendant de longues années encore, les nations musulmanes maintiendront ce trafic qui dépeuple le continent africain. C’est vers elles en effet que se fait la plus importante émigration de noirs, puisque le chiffre des indigènes, arrachés à leurs provinces et dirigés vers la côte orientale, dépasse annuellement quarante mille. Bien avant l’expédition d’Égypte, les nègres du Sennaar étaient vendus par milliers aux nègres du Darfour, et réciproquement. Le général Bonaparte put même acheter un assez grand nombre de ces noirs dont il fit des soldats organisés à la façon des mameluks. Depuis lors, pendant ce siècle dont les quatre cinquièmes sont maintenant écoulés, le commerce des esclaves n’a pas diminué en Afrique. Au contraire.

Et, en effet, l’islamisme est favorable à la traite. Il a fallu que l’esclave noir vînt remplacer, dans les provinces musulmanes, l’esclave blanc d’autrefois. Aussi, des traitants de toute origine font-ils en grand cet exécrable trafic. Ils apportent ainsi un supplément de population à ces races qui s’éteignent et disparaîtront un jour, puisqu’elles ne se régénèrent pas par le travail. Ces esclaves, comme au temps de Bonaparte, deviennent souvent des soldats. Chez certains peuples du haut Niger, ils composent pour moitié les armées des chefs africains. Dans ces conditions, leur sort n’est pas sensiblement inférieur à celui des hommes libres. D’ailleurs, quand l’esclave n’est pas un soldat, il est une monnaie qui a cours, même en Égypte, et au Bornou, officiers et fonctionnaires sont payés en cette monnaie-là. Guillaume Lejean l’a vu et l’a dit.

Tel est donc l’état actuel de la traite.

Faut-il ajouter que nombre d’agents des grandes puissances européennes n’ont pas honte de montrer pour ce commerce une indulgence regrettable? Rien n’est plus vrai pourtant, et tandis que, les croisières surveillent les côtes de l’Atlantique et de l’océan Indien, le trafic s’opère régulièrement à l’intérieur, les caravanes cheminent sous les yeux de certains fonctionnaires, les massacres où dix noirs périssent pour fournir un esclave s’exécutent à des époques déterminées!

Aussi comprendra-t-on, maintenant, ce qu’avaient de terrible ces paroles que Dick Sand venait de prononcer:

«L’Afrique! L’Afrique équatoriale! L’Afrique des traitants et des esclaves!»

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Et il ne se trompait pas: C’était l’Afrique avec tous ses dangers, pour ses compagnons et pour lui.

Mais sur quelle partie du continent africain une inexplicable fatalité l’avait-elle fait atterrir? A la côte ouest évidemment, et, circonstance aggravante, le jeune novice devait penser que le Pilgrim s’était précisément jeté sur le littoral de l’Angola, où arrivent les caravanes qui desservent toute cette portion de l’Afrique.

C’était là, en effet. C’était ce pays que Cameron au sud, Stanley au nord, allaient traverser quelques années plus tard, et au prix de quels efforts! De ce vaste territoire qui se compose de trois provinces, le Benguela, le Congo et l’Angola, on ne connaissait guère alors que le littoral. Il s’étend depuis la Nourse, au sud, jusqu’au Zaïre, au nord, et deux villes principales y forment deux ports, Benguela et Saint-Paul de Loanda, capitale de la colonie, qui relève du royaume de Portugal.

A l’intérieur, cette contrée était alors presque inconnue. Peu de voyageurs avaient osé s’y aventurer. Un climat pernicieux, des terrains chauds et humides qui engendrent les fièvres, des indigènes barbares dont quelques-uns sont encore cannibales, la guerre à l’état permanent de tribus à tribus, la défiance des traitants contre tout étranger qui cherche à pénétrer les secrets de leur infâme commerce, telles sont les difficultés à surmonter, les dangers à vaincre dans cette province de l’Angola, l’une des plus dangereuses de l’Afrique équatoriale.

Tuckey, en 1816, avait remonté le Congo jusqu’au delà des chutes de Yellala, mais sur un parcours de deux cents milles au plus. Cette simple étape ne pouvait donner une sérieuse connaissance du pays, et pourtant elle avait causé la mort de la plupart des savants et des officiers qui composaient l’expédition.

Trente-sept ans plus tard, le docteur Livingstone s’était avancé depuis le cap de Bonne-Espérance jusque sur le haut Zambèse. De là, au mois de novembre 1853, avec une hardiesse qui n’a jamais été surpassée, il traversait l’Afrique du sud au nord-ouest, franchissait le Coango, l’un des affluents du Congo, et arrivait le 31 mai 1834 à Saint-Paul de Loanda. C’était la première percée faite dans l’inconnu de la grande colonie portugaise.

Dix-huit ans après, deux audacieux découvreurs allaient traverser l’Afrique de l’est à l’ouest, et ressortir, l’un au sud, l’autre au nord de l’Angola, au prix de difficultés inouïes.

Le premier en date, c’est le lieutenant de la marine anglaise Verney-Howet Cameron. En 1872, on avait lieu de penser que l’expédition de l’Américain Stanley, envoyée à la recherche de Livingstone dans la région des grands lacs, était fort compromise. Le lieutenant Cameron offrit d’aller retrouver ses traces. L’offre fut acceptée. Cameron, accompagné du docteur Dillon, du lieutenant Cecil Murphy et de Robert Moffat, neveu de Livingstone, partit de Zanzibar. Après avoir traversé l’Ougogo, il rencontra le corps de Livingstone que ses fidèles serviteurs ramenaient à la côte orientale. Continuant alors sa route à l’ouest avec l’inébranlable volonté de passer d’un littoral à l’autre, traversant l’Ounyanyembé, l’Ougounda, Kahouélé où il recueillit les papiers du grand voyageur, franchissant le Tanganyîka, les montagnes du Bambarré, le Loualâba dont il ne put redescendre le cours, après avoir visité toutes ces provinces dévastées par la guerre, dépeuplées par la traite, le Kilemmba, l’Ouroua, les sources du Lomané, l’Oulouda, le Lovalé, après avoir franchi la Coanza et ces immenses forêts dans lesquelles Harris venait d’égarer Dick Sand et ses compagnons, l’énergique Cameron apercevait enfin l’océan Atlantique et arrivait à Saint-Philippe de Benguela. Ce voyage de trois ans et quatre mois avait coûté la vie à deux de ses compagnons, le docteur Dillon et Robert Moffat.

A l’Anglais Cameron allait presque aussitôt succéder l’Américain Henry More-land Stanley dans cette voie des découvertes. On sait que cet intrépide correspondant du New-York Herald, envoyé à la recherche de Livingstone, l’avait retrouvé le 30 octobre 1871 à Oujiji sur les bords du lac Tanganyîka. Mais ce qu’il venait de faire si heureusement au point de vue de l’humanité, Stanley voulut le recommencer dans l’intérêt de la science géographique. Son objectif fut alors la complète reconnaissance du Loualâba qu’il n’avait fait qu’entrevoir. Cameron était encore perdu dans les provinces de l’Afrique centrale, lorsque Stanley, en novembre 1874, quittait Bagamoyo sur la côte orientale, abandonnait, vingt et un mois après, le 24 août 1876, Oujiji, décimée par une épidémie de variole, effectuait en soixante-quatorze jours le trajet du lac à N’yangwé, grand marché d’esclaves déjà visité par Livingstone et Cameron, et assistait aux plus horribles scènes des razzias, exécutées dans le pays des Maroungou et des Manyouéma par les officiers du sultan de Zanzibar.

Stanley se mit en mesure alors de reconnaître le cours du Loualâba, et de le descendre jusqu’à son embouchure. Cent quarante porteurs, engagés à N’yangwé, et dix-neuf bateaux formaient le matériel et le personnel de son expédition. Il fallut combattre dès le début les anthropophages de l’Ougousou, dès le début aussi, s’employer au portage des embarcations, afin de tourner d’infranchissables cataractes. Sous l’équateur, au point où le Loualâba s’infléchit au nord-nord-est, cinquante-quatre barques montées par plusieurs centaines d’indigènes attaquaient la petite flotille de Stanley, qui parvint à les mettre en fuite. Puis, le courageux Américain, remontant jusqu’au deuxième degré de latitude boréale, constatait que le Loualâba n’était que le haut Zaïre ou Congo, et qu’à en suivre le cours, il descendrait directement à la mer. C’est ce qu’il fit, en se battant presque chaque jour contre les tribus riveraines. Le 3 juin 1877, au passage des cataractes de Massassa, il perdait un de ses compagnons, Francis Pocock, et lui-même, le 18 juillet, il était entraîné avec son embarcation dans les chutes de M’bélo, et n’échappait à la mort que par miracle.

Enfin, le 6 août, Henry Stanley arrivait au village de Ni Sanda, à quatre jours de la côte. Deux jours après, à Banza M’bouko, il trouvait les provisions envoyées par deux négociants d’Emboma, et il se reposait enfin dans cette petite ville du littoral, vieilli à trente-cinq ans par les fatigues et les privations, après une traversée complète du continent africain, qui avait pris deux ans et neuf mois de sa vie. Mais le cours du Loualâba était reconnu jusqu’à l’Atlantique, et si le Nil est la grande artère du nord, si le Zambèse est la grande artère de l’est, on sait maintenant que l’Afrique possède encore dans l’ouest le troisième des plus grands fleuves du monde, celui qui, dans un cours de deux mille neuf cents milles1, sous les noms de Loualâba, de Zaïre et de Congo, réunit la région des lacs à l’océan Atlantique.

Cependant, entre ces deux itinéraires, celui de Stanley et celui de Cameron, la province d’Angola était à peu près inconnue en cette année 1873, à l’époque où le Pilgrim venait de se perdre sur la côte d’Afrique. Ce qu’on en savait, c’est qu’elle était le théâtre de la traite occidentale, grâce à ses importants marchés de Bihé, de Cassange et de Kazonndé.

Et c’était dans cette contrée que Dick Sand avait été entraîné, à plus de cent milles du littoral, avec une femme épuisée de fatigue et de douleur, un enfant mourant et des compagnons, nègres d’origine, proie toute indiquée à la rapacité des marchands d’esclaves!

Oui, c’était l’Afrique, et non cette Amérique où ni les indigènes, ni les fauves, ni le climat ne sont véritablement redoutables. Ce n’était pas cette région propice, située entre les Cordillères et la côte, où les bourgades abondent, où les missions sont hospitalièrement ouvertes à tout voyageur. Elles étaient loin, ces provinces du Pérou et de la Bolivie, où la tempête aurait assurément porté le Pilgrim, si une main criminelle n’eût dévié sa route, où des naufragés eussent trouvé tant de facilités de rapatriement!

C’était le terrible Angola, et non pas cette partie de la côte directement surveillée par les autorités portugaises, mais l’intérieur même de la colonie, que sillonnent les caravanes d’esclaves sous le fouet des havildars.

Que savait Dick Sand de ce pays où la trahison l’avait jeté? Peu de choses, ce qu’en avaient dit les missionnaires des XVIe et XVIIe siècles, les marchands portugais qui fréquentaient la route de Saint-Paul de Loanda au Zaïre par San-Salvador, ce qu’en avait raconté le docteur Livingstone, lors do son voyage de 1853, et cela eût suffi à abattre une âme moins forte que la sienne.

En vérité, la situation était épouvantable.

 

 

Chapitre II

Harris et Negoro.

 

e lendemain du jour où Dick Sand et ses compagnons avaient établi leur dernière halte dans la forêt, deux hommes se rencontraient à trois milles de là, ainsi qu’il avait été préalablement convenu entre eux.

Ces deux hommes étaient Harris et Negoro, et l’on va voir à quoi se réduisait la part du hasard qui avait mis en présence sur le littoral de l’Angola le Portugais venu de Nouvelle-Zélande et l’Américain que son métier de traitant obligeait à parcourir souvent cette province de l’Ouest-Afrique.

Harris et Negoro s’étaient assis au pied d’un énorme banian, sur la berge d’un ruisseau torrentueux, qui coulait entre une double haie de papyrus.

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La conversation commençait, car le Portugais et l’Américain venaient, de se rejoindre à l’instant, et tout d’abord elle avait porté sur les faits qui s’étaient accomplis pendant ces dernières heures.

«Ainsi, Harris, dit Negoro, tu n’as pas pu entraîner plus loin dans l’Angola la petite troupe du capitaine Sand, comme ils appellent ce novice de quinze ans?

– Non, camarade, répondit Harris, et il est même étonnant que je sois parvenu à l’amener à cent milles, au moins, de la côte? Depuis plusieurs jours, mon jeune ami Dick Sand me regardait d’un œil inquiet, ses soupçons se changeaient peu à peu en certitudes, et ma foi…

– Cent milles encore, Harris, et ces gens-là eussent été plus sûrement encore dans notre main! Il ne faut pourtant pas qu’ils nous échappent!

– Eh! comment le pourraient-ils? répondit Harris qui haussa les épaules. Je te le répète, Negoro, il n’était que temps de leur fausser compagnie! J’ai lu dix fois dans ses yeux que mon jeune ami était tenté de m’envoyer une balle en pleine poitrine, et j’ai un trop mauvais estomac pour digérer ces pruneaux de douze à la livre!

– Bon! fit Negoro. J’ai, moi aussi, un compte à régler avec ce novice…

– Et tu le régleras à ton aise avec les intérêts, camarade. Quant à moi, pendant les premiers jours de marche, je suis bien parvenu à lui faire prendre cette province pour le désert d’Atacama que j’ai visité autrefois; mais le moutard qui réclamait ses caoutchoucs et ses oiseaux-mouches, mais la mère qui demandait ses quinquinas, mais le cousin qui s’entêtait à trouver des cocuyos!… Ma foi, j’étais à bout d’imagination, et, après leur avoir fait avaler à grand’peine des autruches pour des girafes… une trouvaille, cela, Negoro! – je ne savais plus qu’inventer! D’ailleurs je voyais bien que mon jeune ami n’acceptait plus mes explications! Puis, nous sommes tombés sur des traces d’éléphants! Puis, les hippopotames se sont mis de la partie! Et tu sais, Negoro, des hippopotames et des éléphants en Amérique, c’est comme des honnêtes gens aux pénitentiaires de Benguela! Enfin, pour m’achever, voilà le vieux noir qui s’avise de dénicher au pied d’un arbre des fourches et des chaînes dont quelques esclaves s’étaient débarrassés pour fuir! Au même moment rugit le lion, brochant sur le tout, et il est malaisé de faire prendre son rugissement pour le miaulement d’un chat inoffensif! Je n’ai donc eu que le temps de sauter sur mon cheval et de filer jusqu’ici!

– Je comprends! répondit Negoro. Néanmoins, j’aurais voulu les tenir cent milles plus avant dans la province!

– On fait ce qu’on peut, camarade, répondit Harris. Quant à toi, qui suivais notre caravane depuis la côte, tu as bien fait de garder ta distance. On te sentait là! Il y a un certain Dingo, qui ne paraît pas t’affectionner. Que lui as-tu donc fait, à cet animal?

– Rien, répondit Negoro, mais avant peu, il recevra quelque balle dans la tête.

– Comme tu en aurais reçu une de Dick Sand, si tu avais montré tant soit peu de ta personne à deux cents pas de son fusil. Ah! c’est qu’il tire bien, mon jeune ami, et, entre nous, je suis obligé d’avouer que c’est, en son genre, un garçon solide!

– Si solide qu’il soit, Harris, il me payera cher ses insolences, répondit Negoro, dont la physionomie s’imprégnait d’une implacable cruauté.

– Bon, murmura Harris, mon camarade est bien resté tel que je l’aitoujours connu! Les voyages ne l’ont pas déformé!»

Puis après un instant de silence:

«Ah ça, Negoro, reprit-il, lorsque je t’ai si inopinément rencontré là-bas, sur le théâtre du naufrage, à l’embouchure de la Longa, tu n’as eu que le temps de me recommander ces braves gens, en me priant de les conduire aussi loin que possible à travers cette prétendue Bolivie, mais tu ne m’as pas dit ce que tu avais fait depuis deux ans! Deux ans, dans notre existence accidentée, c’est long, camarade! Un beau jour, après avoir pris la conduite d’une caravane d’esclaves pour le compte du vieil Alvez, dont nous ne sommes que les très-humbles agents, tu as quitté Cassange et l’on n’a plus entendu parler de toi! J’ai pensé que tu avais eu quelques désagréments avec la croisière anglaise et que tu étais pendu!

– Il s’en est guère fallu, Harris.

– Ça viendra, Negoro.

– Merci!

– Que veux-tu? répondit Harris avec une indifférence toute philosophique, c’est une des chances du métier! On ne fait pas la traite sur la côte d’Afrique, sans risquer de mourir ailleurs que dans son lit! Enfin, tu as été pris?…

– Oui.

– Par les Anglais!

– Non! Par les Portugais.

– Avant ou après avoir livré ta cargaison? demanda Harris.

– Après… répliqua Negoro, qui avait légèrement hésité à répondre. Ces Portugais font maintenant les difficiles! Ils ne veulent plus de l’esclavage, bien qu’ils en aient si longtemps usé à leur profit! J’étais dénoncé, surveillé. On m’a pris…

– Et condamné?…

– A finir mes jours dans le pénitentiaire de Saint-Paul de Loanda.

– Mille diables! s’écria Harris. Un pénitentiaire! Voilà un lieu malsain pour des gens habitués comme nous le sommes à vivre au grand air! Moi, j’aurais peut-être préféré être pendu!

– On ne s’échappe pas de la potence, répondit Negoro, mais de la prison…

– Tu as pu t’évader?…

– Oui, Harris! Quinze jours seulement après avoir été mis au bagne, j’ai pu me cacher à fond de cale d’un steamer anglais en partance pour Auckland de Nouvelle-Zélande. Un baril d’eau, une caisse de conserves entre lesquels je m’étais fourré, m’ont fourni à manger et à boire pendant toute la traversée. Oh! j’ai terriblement souffert à ne pas vouloir me montrer, lorsque nous avons été en mer. Mais, si j’avais été assez malavisé pour le faire, j’aurais été réintégré à fond de cale, et, volontairement ou non, la torture eût été la même! En outre, à mon arrivée à Auckland, on m’aurait remis de nouveau aux autorités anglaises, et finalement reconduit au pénitentiaire de Loanda, ou peut-être pendu, comme tu le disais! Voilà pourquoi j’ai préféré voyager incognito.

– Et sans payer ton passage! s’écria Harris en riant. Ah! voilà qui n’est pas délicat, camarade! Se faire nourrir et transporter gratis!…

– Oui, reprit Negoro, mais trente jours de traversée à fond de cale!…

– Enfin, c’est fait, Negoro. Te voilà parti pour la Nouvelle-Zélande, au pays des Maoris! Mais tu en es revenu. Est-ce que le retour s’est fait dans les mêmes conditions?

– Non pas, Harris. Tu penses bien que là-bas, je n’avais plus qu’une idée: revenir à l’Angola et reprendre mon métier de traitant.

– Oui! répondit Harris, on aime son métier… par habitude!

– Pendant dix-huit mois…»

Ces derniers mots prononcés, Negoro s’était tu brusquement. Il avait saisi le bras de son compagnon et il écoutait.

«Harris, dit-il en baissant la voix, est-ce qu’il ne s’est pas fait comme un frémissement dans ce buisson de papyrus?

– En effet,.» répondit Harris, qui saisit son fusil, toujours prêt à faire feu.

Negoro et lui se levèrent, regardèrent autour d’eux et écoutèrent avec la plus grande attention.

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«Il n’y a rien, dit bientôt Harris. C’est ce ruisseau grossi par l’orage qui coule plus bruyamment. Depuis deux ans, camarade, tu as perdu l’habitude des bruits de la forêt, mais tu t’y referas. Continue donc le récit de tes aventures. Quand je connaîtrai bien le passé, nous causerons de l’avenir.»

Negoro et Harris s’étaient replacés au pied du banian. Le Portugais reprit en ces termes:

«Pendant dix-huit mois j’ai végété à Auckland. Le steamer une fois arrivé, j’avais pu quitter le bord sans être vu; mais pas une piastre, pas un dollar en poche! Pour vivre, j’ai dû faire tous les métiers…

– Même le métier d’honnête homme, Negoro?

– Comme tu dis, Harris.

– Pauvre garçon!

– Or, j’attendais toujours une occasion qui tardait à venir, lorsque le baleinier Pilgrim arriva au port d’Auckland.

– Ce bâtiment qui s’est mis à la côte d’Angola?

– Celui-là même, Harris, et sur lequel Mrs. Weldon, son enfant et son cousin allaient prendre passage. Or, en ma qualité d’ancien marin, ayant même été second à bord d’un négrier, je n’étais pas gêné de reprendre du service sur un bâtiment… Je me présentai donc au capitaine du Pilgrim, mais l’équipage était au complet. Très-heureusement pour moi, le cuisinier du brick-goëlette avait déserté. Or, il n’est pas un marin qui ne sache faire la cuisine. Je m’offris en qualité de maître-coq. Faute de mieux, on m’accepta, et quelques jours après, le Pilgrim avait perdu de vue les terres de Nouvelle-Zélande.

– Mais, demanda Harris, d’après ce que mon jeune ami m’a raconté, le Pilgrim ne faisait pas du tout voile pour la côte d’Afrique! Comment donc y est-il arrivé?

– Dick Sand ne doit pas pouvoir le comprendre encore et peut-être ne le comprendra-t-il jamais, répondit Negoro; mais je vais t’expliquer ce qui s’est passé, Harris, et tu pourras le redire à ton jeune ami, si cela te fait plaisir.

– Comment donc! répondit Harris. Parle, camarade, parle!

– Le Pilgrim, reprit Negoro, faisait route pour Valparaiso. Lorsque je m’embarquai, je croyais bien n’aller qu’au Chili. C’était toujours une bonne moitié du chemin entre la Nouvelle-Zélande et l’Angola, et je me rapprochais de plusieurs milliers de milles de la côte d’Afrique. Mais il arriva ceci, c’est que trois semaines après avoir quitté Auckland, le capitaine Hull, qui commandait le Pilgrim, disparut avec tout son équipage en chassant une baleine. Ce jour-là, il ne resta donc plus que deux marins à bord, le novice et le cuisinier Negoro.

– Et tu as pris le commandement du navire? demanda Harris.

– J’eus d’abord cette pensée, mais je voyais qu’on se défiait de moi. Il y avait cinq vigoureux noirs à bord, des hommes libres! Je n’aurais pas été le maître, et toute réflexion faite, je restai ce que j’étais au départ, le cuisinier du Pilgrim.

– C’est donc le hasard qui a conduit ce navire à la côte d’Afrique?

– Non, Harris, répondit Negoro, il n’y a d’autre hasard dans toute cette aventure que de t’avoir rencontré, pendant une de tes tournées de traitant, précisément sur cette partie du littoral où s’était échoué le Pilgrim. Mais quant à être venu en vue de l’Angola, c’est par ma volonté, ma volonté secrète que cela s’est fait. Ton jeune ami, encore fort novice en navigation, ne pouvait relever sa position qu’au moyen du loch et de la boussole. Eh bien! un jour, le loch est resté par le fond. Une nuit, la boussole a été faussée, et le Pilgrim, poussé par une violente tempête, a fait fausse route. La longueur de la traversée, inexplicable pour Dick Sand, l’eût été même pour le marin le plus entendu. Sans que le novice pût le savoir, ni même le soupçonner, le cap Horn fut doublé, mais moi, Harris, je le reconnus au milieu des brumes. Alors l’aiguille du compas a repris, grâce à moi, sa direction vraie, et le navire, entraîné au nord-est par cet effroyable ouragan, est venu se jeter à la côte d’Afrique, précisément sur ces terres de l’Angola que je voulais atteindre!

– Et à ce moment même, Negoro, répondit Harris, la chance m’avait amené là pour te recevoir et guider ces braves gens à l’intérieur. Ils se croyaient, ils ne pouvaient se croire qu’en Amérique, et il m’a été facile de leur faire prendre cette province pour la Basse-Bolivie, avec laquelle elle a justement quelque ressemblance.

– Oui, ils l’ont cru, comme ton jeune ami avait cru relever l’île de Pâques, quand ils passaient en vue de Tristan d’Acunha!

– Tout autre s’y serait trompé, Negoro.

– Je le sais, Harris, et je comptais bien exploiter cette erreur. Enfin, voilà mistress Weldon et ses compagnons à cent milles dans l’intérieur de cette Afrique où je voulais les entraîner!

– Mais, répondit Harris, ils savent maintenant où ils sont!

– Eh! qu’importé à présent! s’écria Negoro.

– Et qu’en feras-tu? demanda Harris.

– Ce que j’en ferai! répondit Negoro… Avant de télé dire, Harris, donne-moi donc des nouvelles de notre maître le traitant Alvez que je n’ai pas vu depuis deux ans!

– Oh! le vieux coquin se porte à merveille! répondit Harris, et il sera enchanté de te revoir.

– Est-il au marché de Bihé? demanda Negoro.

– Non, camarade, depuis un an, il est à son établissement de Kazonndé.

– Et les affaires vont-elles?

– Oui, milles diables! s’écria Harris, quoique la traite devienne déplus en plus difficile, au moins sur ce littoral. Les autorités portugaises d’un côté, les croisières anglaises de l’autre, voilà qui gêne les exportations. Il n’y a guère qu’aux environs de Mossamedès, au sud de l’Angola, que l’embarquement des noirs puisse se faire maintenant avec quelque chance de succès. Aussi, en ce moment, les baracons sont-ils remplis d’esclaves, attendant les navires qui doivent les charger pour les colonies espagnoles. Quant à les passer par Benguela ou Saint-Paul de Loanda, ce n’est pas possible. Les gouverneurs n’entendent plus raison, et les chéfès2 pas davantage. Il faudra donc se retourner vers les factoreries de l’intérieur, et c’est ce que compte faire le vieil Alvez. Il ira du côté de N’yangwé et du Tanganyîka, échanger ses étoffes contre de l’ivoire et des esclaves. Les affaires sont toujours fructueuses avec la haute Égypte et la côte de Mozambique qui fournit tout Madagascar. Mais le temps viendra, je le crains, où la traite ne pourra plus s’opérer. Les Anglais font de grands progrès à l’intérieur de l’Afrique. Les missionnaires s’avancent et marchent contre nous! Ce Livingstone, que Dieu confonde! après avoir achevé d’explorer la région des lacs, va, dit-on, se diriger vers l’Angola. Puis, on parle d’un lieutenant Cameron qui se propose de traverser le continent de l’est à l’ouest. On craint aussi que l’Américain Stanley ne veuille en faire autant! Toutes ces visites finiront par nuire à nos opérations, Negoro, et si nous avons le sentiment de nos intérêts, pas un de ces visiteurs ne reviendra raconter en Europe ce qu’il aura eu l’indiscrétion de venir voir en Afrique!»

N’eût-on pas dit, à les entendre, ces coquins, qu’ils parlaient comme d’honnêtes négociants dont une crise commerciale gêne momentanément les affaires? Qui croirait qu’au lieu de sacs de café ou de boucauts de sucre, il s’agissait d’êtres humains à expédier comme marchandise? Ces traitants n’ont plus aucun sentiment du juste ou de l’injuste. Le sens moral leur fait absolument défaut, et, en eussent-ils, qu’ils le perdraient vite au milieu des atrocités épouvantables de la traite africaine.

Mais où Harris avait raison, c’est lorsqu’il disait que la civilisation pénétrait peu à peu dans ces contrées sauvages à la suite de ces hardis voyageurs dont le nom se lie indissolublement aux découvertes de l’Afrique équatoriale. En tête, David Livingstone, après lui, Grant, Speke, Burton, Cameron, Stanley, ces héros, laisseront un renom impérissable de bienfaiteurs de l’humanité.

Leur conversation arrivée à ce point, Harris savait ce qu’avaient été les deux dernières années de la vie de Negoro. L’ancien agent du traitant Alvez, l’évadé du pénitentiaire de Loanda, reparaissait tel qu’il l’avait toujours connu, c’est-à-dire prêt à tout faire. Mais quel parti Negoro comptait prendre à l’égard des naufragés du Pilgrim, Harris ne le savait pas encore, et il le demanda à son complice.

«Et maintenant, dit-il, que feras-tu de ces gens-là?

– J’en ferai deux parts, répondit Negoro, en homme dont le plan est depuis longtemps arrêté, ceux que je vendrai comme esclaves, et ceux que…»

Le Portugais n’acheva pas, mais sa physionomie farouche parlait assez pour lui.

«Lesquels vendras-tu? demanda Harris.

– Ces noirs qui accompagnent mistress Weldon, répondit Negoro. Le vieux Tom n’a peut-être pas grande valeur, mais les autres sont quatre vigoureux gaillards qui vaudront cher sur le marché de Kazonndé!

– Je le crois bien, Negoro! répondit Harris. Quatre nègres bien constitués, habitués au travail, ressemblant peu à ces brutes qui nous arrivent de l’intérieur! Certainement, tu les vendras cher! Des esclaves, nés en Amérique et expédiés sur les marchés de l’Angola, c’est une marchandise rare! – Mais, ajouta l’Américain, tu ne m’as pas dit s’il y avait quelque argent à bord du Pilgrim?

– Oh! quelques centaines de dollars seulement dont j’ai opéré le sauvetage! Heureusement, je compte sur certaines rentrées…

– Lesquelles donc, camarade? demanda curieusement Harris.

– Rien!… répondit Negoro, qui parut regretter d’avoir parlé plus qu’il n’aurait voulu.

– Reste maintenant à s’emparer de toute cette marchandise de haut prix, dit Harris.

– Est-ce donc si difficile? demanda Negoro.

– Non, camarade. A dix milles d’ici, sur la Coanza, est campée une caravane d’esclaves, conduite par l’arabe Ibn Hamis, et qui n’attend que mon retour pour prendre la route de Kazonndé. Il y a là plus de soldats indigènes qu’il n’en faut pour capturer Dick Sand et ses compagnons. Il suffit donc que mon jeune ami ait l’idée de se diriger vers la Coanza…

– Mais aura-t-il cette idée? demanda Negoro.

– Sûrement, répondit Harris, puisqu’il est intelligent, et ne peut pas soupçonner le danger qui l’attend. Dick Sand ne doit pas songer à revenir à la côte par le chemin que nous avons suivi ensemble. Il se perdrait au milieu de ces immenses forêts. Il cherchera donc, j’en suis sûr, à gagner une des rivières qui courent vers le littoral, de manière à en descendre le cours sur un radeau. Il n’a pas d’autre parti à prendre, et, je le connais, il le prendra.

– Oui… peut-être!… répondit Negoro, qui réfléchissait.

– Ce n’est pas «peut-être», c’est «assurément» qu’il faut dire, reprit Harris. Vois-tu, Negoro, c’est comme si j’avais donné rendez-vous à mon jeune ami sur les bords de la Coanza!

– Eh bien, répondit Negoro, en route. Je connais Dick Sand. Il ne s’attardera pas d’une heure, et il faut le devancer.

– En route, camarade!»

Harris et Negoro se levaient tous les deux, lorsque le bruit qui avait déjà éveillé l’attention du Portugais se renouvela. C’était un frémissement des tiges entre les hauts papyrus.

Negoro s’arrêta et saisit la main d’Harris.

Tout à coup, un sourd aboiement se fit entendre. Un chien apparut au pied de la berge, la gueule ouverte, prêt à s’élancer.

«Dingo! s’écria Harris.

– Ah! cette fois, il ne m’échappera pas!» répondit Negoro.

Dingo allait se jeter sur lui, lorsque Negoro, saisissant le fusil d’Harris, l’épaula vivement et fit feu.

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Un long hurlement de douleur répondit à la détonation, et Dingo disparut entre la double rangée d’arbustes qui bordait le ruisseau.

Negoro descendit aussitôt jusqu’au bas de la berge.

Des gouttelettes de sang tachaient quelques tiges de papyrus, et une longue traînée rouge se dessinait sur les cailloux du ruisseau.

«Enfin, ce maudit animal a son compte!» s’écria Negoro.

Harris avait assisté, sans prononcer une parole, à toute cette scène.

«Ah ça! Negoro, dit-il, il t’en voulait donc particulièrement, ce chien-là?

– Il paraît, Harris, mais il ne m’en voudra plus!

– Et pourquoi te détestait-il si bien, camarade?

– Oh! une vieille affaire à régler entre lui et moi!

– Une vieille affaire?…» répondit Harris.

Negoro n’en dit pas davantage, et Harris en conclut que le Portugais lui avait tu quelque aventure de son passé, mais il n’insista pas.

Quelques instants plus tard, tous deux, descendant le cours du ruisseau, se dirigeaient vers la Coanza, à travers la forêt.

 

 

Chapitre III

En marche.

 

’Afrique! Ce nom, si terrible dans les circonstances actuelles, ce nom qu’il fallait enfin substituer à celui d’Amérique, ne pouvait s’effacer un instant de la pensée de Dick Sand. Lorsque le jeune novice se reportait à quelques semaines en arrière, c’était pour se demander comment le Pilgrim avait fini par accoster ce dangereux rivage, comment il avait tourné le cap Horn et passé d’un océan à l’autre! Certes, il s’expliquait maintenant pourquoi, malgré la rapide marche de son bâtiment, la terre s’était si tardivement montrée, puisque la longueur du parcours qu’il aurait eu à faire pour atteindre la côte américaine, avait été doublée à son insu!

«L’Afrique! l’Afrique!» répétait Dick Sand.

Puis, soudain, tandis qu’il évoquait avec une volonté tenace les incidents de celle inexplicable traversée, l’idée lui vint que sa boussole avait dû être faussée. Il se rappela, aussi, que le premier compas avait été brisé, que la ligne du loch s’était rompue, ce qui l’avait mis dans l’impossibilité de vérifier la vitesse du Pilgrim.

«Oui! pensa-t-il, il ne restait plus qu’une boussole à bord, une seule dont je ne pouvais contrôler les indications!… Et, une nuit, j’ai été réveillé par un cri du vieux Tom!… Negoro était là, à l’arrière!… Il venait de tomber sur l’habitacle!… N’a-t-il pu déranger?…»

La lumière se faisait dans l’esprit de Dick Sand. Il touchait la vérité du doigt. Il comprenait enfin tout ce qu’avait de louche la conduite de Negoro. Il voyait sa main dans cette série d’accidents qui avaient amené la perte du Pilgrim et si effroyablement compromis ceux qu’il portait.

Mais qu’était donc ce misérable? Avait-il été marin, bien qu’il s’en fût toujours caché? Était-il capable de combiner cette odieuse machination qui devait jeter le bâtiment à la côte d’Afrique?

En tout cas, s’il existait encore des points obscurs dans le passé, le présent n’en pouvait plus offrir. Le jeune novice ne savait que trop qu’il était en Afrique, et très-probablement dans cette funeste province de l’Angola, à plus de cent milles de la côte. Il savait aussi que la trahison d’Harris ne pouvait être mise en doute. De là, à conclure que l’Américain et le Portugais se connaissaient de longue date, qu’un hasard fatal les avait réunis sur ce littoral, qu’un plan avait été concerté entre eux, dont le résultat devait être funeste aux naufragés du Pilgrim, la plus simple logique y conduisait.

Et maintenant, pourquoi ces odieux agissements? Que Negoro voulût, à la rigueur, s’emparer de Tom et de ses compagnons et les vendre comme esclaves dans ce pays de la traite, on pouvait l’admettre. Que le Portugais, mû par un sentiment de haine, cherchât à se venger de lui, Dick Sand, qui l’avait traité comme il le méritait, cela se concevait encore. Mais Mrs. Weldon, mais cette mère, ce petit enfant, qu’en voulait donc faire le misérable!

Si Dick Sand eût pu surprendre quelque peu de là conversation tenue entre Harris et Negoro, il aurait su à quoi s’en tenir, et quels dangers menaçaient Mrs. Weldon, les noirs et lui-même!

La situation était effroyable, mais le jeune novice ne faiblit pas. Capitaine à bord, il resterait capitaine à terre. A lui de sauver Mrs. Weldon, le petit Jack, tous ceux dont le ciel avait remis le sort entre ses mains. Sa tâche ne faisait que commencer! Il l’accomplirait jusqu’au bout!

Après deux ou trois heures, pendant lesquelles le présent et l’avenir résumèrent dans son esprit leurs bonnes et leurs mauvaises chances, –  ces dernières plus nombreuses, hélas! – Dick Sand se releva, ferme, résolu.

Les premières lueurs du jour éclairaient alors les hautes cimes de la forêt. A l’exception du novice et de Tom, tous dormaient.

Dick Sand s’approcha du vieux noir.

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«Tom, lui dit-il à voix basse, vous avez reconnu le rugissement du lion, vous avez reconnu les engins du marchand d’esclaves, vous savez que nous sommes en Afrique!

– Oui, monsieur Dick, je le sais.

– Eh bien, Tom, pas un mot de tout cela, ni à mistress Weldon, ni à vos compagnons. Il faut que nous soyons seuls à savoir, seuls à craindre!…

– Seuls… en effet… Il le faut!… répondit Tom.

– Tom, reprit le novice, nous avons à veiller plus sévèrement que jamais. Nous sommes en pays ennemi, et quels ennemis! quel pays! Il suffira de dire à nos compagnons que nous avons été trahis par Harris, pour qu’ils se tiennent sur leurs gardes. Ils penseront que nous avons à redouter quelque attaque d’Indiens nomades, et cela suffira.

– Vous pouvez absolument compter sur leur courage et leur dévouement, monsieur Dick.

– Je le sais, comme je compte sur votre bon sens et votre expérience. Vous me viendrez en aide, mon vieux Tom?

– En tout et partout, monsieur Dick.»

Le parti de Dick Sand était arrêté et fut approuvé du vieux noir. Si Harris s’était vu prendre en flagrante trahison, avant l’heure d’agir, du moins le jeune novice et ses compagnons n’étaient-ils pas sous le coup d’un danger immédiat. En effet, c’était la rencontre des fers abandonnés par quelques esclaves, c’était le rugissement inattendu du lion, qui avaient provoqué la disparition soudaine de l’Américain. Il s’était senti découvert, et il avait fui, probablement avant que la petite troupe qu’il guidait n’eût atteint l’endroit où elle devait être attaquée. Quant à Negoro, dont Dingo avait certainement reconnu la présence pendant ces derniers jours de marche, il devait avoir rejoint Harris, afin de se concerter avec lui. En tout cas, quelques heures s’écouleraient sans doute avant que Dick Sand et les siens ne fussent assaillis, et il fallait en profiter.

L’unique plan était de regagner la côte au plus vite. Cette côte, le jeune novice avait toutes raisons de le penser, devait être celle de l’Angola. Après l’avoir atteinte, Dick Sand chercherait à gagner, soit au nord, soit au sud, les établissement portugais, où ses compagnons pourraient attendre en sûreté quelque mode de rapatriement.

Mais, pour effectuer ce retour au littoral, fallait-il reprendre le chemin déjà parcouru? Dick Sand ne le pensait pas, et, en cela, il allait se rencontrer avec Harris, qui avait clairement entrevu que les circonstances obligeraient le jeune novice à couper au plus court.

En effet, il eût été malaisé, pour ne pas dire imprudent, de recommencer ce difficile cheminement à travers la forêt, qui n’aboutirait, d’ailleurs, qu’à se retrouver au point de départ. C’était aussi permettre aux complices de Negoro de suivre une piste assurée. Le moyen de passer sans laisser de traces, une rivière dont on redescendrait plus tard le cours, l’offrait seul. En même temps, on avait moins à redouter les attaques des fauves, qui, par une heureuse chance, s’étaient tenus jusqu’ici à bonne distance. Une agression même des indigènes, dansées circonstances, présentait aussi moins de gravité. Dick Sand et ses compagnons, une fois embarqués sur un solide radeau, bien armés, se trouveraient dans de meilleures conditions pour se défendre. Le tout était de trouver le cours d’eau.

Il faut ajouter aussi, étant donné l’état actuel de Mrs. Weldon et de son petit Jack, que ce mode de transport convenait mieux. Les bras ne manquaient certainement pas pour porter l’enfant malade. A défaut du cheval d’Harris, on pouvait même établir une civière de branchages, sur laquelle Mrs. Weldon aurait trouvé place. Mais c’était employer à ce portage deux noirs sur cinq, et Dick Sand voulait avec raison que tous ses compagnons fussent libres de leurs mouvements dans le cas d’une soudaine attaque.

Et puis, à descendre le courant d’une rivière, le jeune novice se retrouverait sur son élément!

La question se réduisait donc à savoir s’il existait aux environs quelque cours d’eau utilisable. Dick Sand le pensait, et voici pourquoi.

La rivière qui se jetait dans l’Atlantique, au lieu d’échouage du Pilgrim, ne pouvait remonter ni très au nord, ni très à l’est de la province, puisqu’une chaîne de montagnes assez rapprochées, – celles-là mêmes qu’on avait pu prendre pour les Cordillères, – fermaient l’horizon sur ces deux côtés. Donc, ou la rivière descendait de ces hauteurs, ou elle s’infléchissait vers le sud, et, dans les deux cas, Dick Sand ne pouvait tarder à en rencontrer le cours. Peut-être même, avant ce fleuve, – car il avait droit à cette qualification comme tributaire direct de l’Océan, – se présenterait-il quelqu’un de ses affluents qui suffirait au transport de la petite troupe. En tout cas, un cours d’eau quelconque ne devait pas être éloigné.

En effet, pendant les derniers milles du voyage, la nature des terrains s’était modifiée. Les pentes s’abaissaient et devenaient humides. Ça et là couraient d’étroites rivulettes, qui indiquaient que le sous-sol renfermait tout un réseau aqueux. Dans la dernière journée de maiche, la caravane avait côtoyé un de ces ruisseaux dont les eaux, rougies d’oxyde de fer, se teignaient à ses berges dégradées. Le retrouver ne devait être ni long, ni difficile. Évidemment, on ne pourrait descendre son cours torrentueux, mais il serait aisé de le suivre jusqu’à son embouchure sur quelque affluent plus considérable, et partant, plus navigable.

Tel fut le plan très-simple auquel s’arrêta. Dick Sand, après avoir conféré avec le vieux Tom.

Le jour venu, tous leurs compagnons se réveillèrent peu à peu. Mrs. Weldon déposa son petit Jack, encore assoupi, entre les bras de Nan. L’enfant, tout décoloré dans la période d’intermittence, faisait peine à voir.

Mrs. Weldon s’approcha de Dick Sand.

«Dick, demanda-t-elle, après l’avoir regardé, où est Harris? Je ne l’aperçois pas.»

Le jeune novice pensa que, tout en laissant croire à ses compagnons qu’ils foulaient le sol de la Bolivie, il ne devait pas leur cacher la trahison de l’Américain. Aussi, sans hésiter:

«Harris n’est plus là, dit-il.

– Est-il donc allé en avant? reprit Mrs. Weldon.

– Il a fui, mistress Weldon, répondit Dick Sand. Cet Harris est un traître, et c’est d’accord avec Negoro qu’il nous a entraînés jusqu’ici!

– Dans quel but? demanda vivement Mrs. Weldon.

– Je l’ignore, répondit Dick Sand, mais ce que je sais, c’est qu’il nous faut revenir sans retard à la côte.

– Cet homme… un traître! répéta Mrs. Weldon. Je le pressentais! Et tu penses, Dick, qu’il est d’accord avec Negoro?

– Cela doit être, mistress Weldon. Ce misérable était sur nos traces. Le hasard a mis ces deux coquins en présence, et…

– Et j’espère bien qu’ils ne se seront pas séparés, lorsque je les retrouverai, dit Hercule. Je casserai la tête de l’un avec la tête de l’autre! ajouta le géant, en tendant ses deux formidables poings.

– Mais mon enfant! s’écria Mrs. Weldon. Ces soins que j’espérais lui trouver à l’hacienda de San-Felice!…

– Jack se rétablira, répondit le vieux Tom, lorsqu’il se rapprochera de la partie plus saine du littoral.

– Dick, reprit Mrs. Weldon, tu es sûr que cet Harris nous a trahis?

– Oui, mistress Weldon,» répondit le jeune novice, qui aurait voulu éviter toute explication à ce sujet.

Aussi se hâta-t-il d’ajouter, en regardant le vieux noir:

«Cette nuit, Tom et moi, nous avons découvert sa trahison, et, s’il n’eût pris la fuite en sautant sur son cheval, je l’aurais tué!

– Ainsi cette ferme?…

– Il n’y a ni ferme, ni village, ni bourgade aux environs, répondit Dick Sand. Mistress Weldon, je vous le répète, il faut revenir à la côte.

– Parle même chemin, Dick?…

– Non, mistress Weldon, en descendant un cours d’eau qui nous ramènera à la mer sans fatigue et sans danger. Encore quelques milles à pied, et je ne doute pas…

– Oh! je suis forte, Dick! répondit Mrs. Weldon, qui se roidit contre sa propre faiblesse. Je marcherai! Je porterai mon enfant!…

– Nous sommes là, mistress Weldon, répondit Bat, et nous vous porterons vous-même!

– Oui! oui!… ajouta Austin. Deux branches d’arbre, du feuillage en travers…

– Merci, mes amis, répondit Mrs. Weldon, mais je veux marcher… Je marcherai. En route!

– En route! répondit le jeune novice.

– Donnez-moi Jack! dit Hercule, qui enleva l’enfant des bras de Nan. Quand je n’ai rien à porter, ça me fatigue!»

Et le brave nègre prit délicatement, entre ses robustes bras, le petit garçon endormi, qui ne se réveilla même pas.

Les armes furent visitées avec soin. Ce qui restait de provisions fut réuni en un seul ballot, de manière à ne faire que la charge d’un homme. Actéon le jeta sur son dos, et ses compagnons restèrent ainsi libres de leurs mouvements.

Cousin Bénédict, dont les longues jambes d’acier défiaient toute fatigue, était prêt à partir. Avait-il remarqué la disparition d’Harris? Il serait imprudent de l’affirmer. Peu lui importait. D’ailleurs, il était sous le coup d’une des plus terribles catastrophes qui pût le frapper.

En effet, grave complication, cousin Bénédict avait perdu sa loupe et ses lunettes.

Très-heureusement aussi, mais sans qu’il s’en doutât, Bat avait trouvé les deux précieux appareils au milieu des grandes herbes de la couchée; mais, sur le conseil de Dick Sand, il les avait gardés. De cette façon, on serait sûr que le grand enfant se tiendrait tranquille pendant la marche, puisqu’il n’y voyait pas, comme on dit, plus loin que le bout de son nez.

Aussi, placé entre Actéon et Austin, avec l’injonction formelle de ne pas les quitter, le piteux Bénédict ne fit-il entendre aucune récrimination, et suivit-il à son rang, comme un aveugle qu’on eût mené en laisse.

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La petite troupe n’avait pas fait cinquante pas, lorsque le vieux Tom l’arrêta soudain d’un mot.

«Et Dingo? dit-il.

– En effet, Dingo n’est pas là!» répondit Hercule.

Et de sa voix puissante, le noir appela le chien à plusieurs reprises.

Aucun aboiement ne lui répondit.

Dick Sand restait silencieux. L’absence du chien était regrettable, car il eût gardé la petite troupe de toute surprise.

«Dingo aurait-il donc suivi Harris? demanda Tom.

– Harris, non… répondit Dick Sand, mais il a pu se jeter sur la piste de Negoro. Il le sentait sur nos traces!

– Ce cuisinier de malheur aura vite fait de lui envoyer une balle!… s’écria Hercule.

– A moins que Dingo ne l’étrangle auparavant! répliqua Bat.

– Peut-être! répondit le jeune novice. Mais nous ne pouvons attendre le retour de Dingo. S’il est vivant, d’ailleurs, l’intelligent animal saura bien nous retrouver. En avant!»

Le temps était très-chaud. Dès l’aube, de gros nuages barraient l’horizon. Il y avait déjà menace d’orage dans l’air. Probablement, la journée ne finirait pas sans quelque coup de tonnerre. Heureusement, la forêt, bien que moins épaisse, maintenait un peu de fraîcheur à la surface du sol. Ça et là, de grandes futaies encadraient des prairies couvertes d’une herbe haute et drue. En de certains endroits, d’énormes troncs, déjà silicifiés, gisaient à terre, – indice de terrains houillers, tels qu’il s’en rencontre fréquemment sur le continent africain. Puis, dans les clairières, dont le tapis verdoyant se mélangeait de quelques brindilles rosés, les fleurs variaient leurs couleurs, gingembres jaunes ou bleus, lobélies pâles, orchidées rouges, incessamment visitées par les insectes qui les fécondaient.

Les arbres ne formaient plus alors d’impénétrables massifs, mais leurs essences étaient plus variées. C’étaient des élaïs, sortes de palmiers donnant une huile recherchée en Afrique, des cotonniers, formant des buissons hauts de huit à dix pieds, dont les tiges ligneuses produisaient un coton à longues soies, presque analogue à celui de Fernambouc. Là, des copals laissaient suinter par des trous, dus à la trompe de certains insectes, une odorante résine qui coulait jusqu’au sol où elle s’emmagasinait pour les besoins des indigènes. Ici s’éparpillaient des citronniers, des grenadiers à l’état sauvage, et vingt autres plantes arborescentes, qui attestaient la prodigieuse fertilité de ce plateau de l’Afrique centrale. En maint endroit aussi, l’odorat était agréablement affecté par une fine odeur de vanille, sans que l’on pût découvrir quel arbrisseau l’exhalait.

Tout cet ensemble d’arbres et de plantes verdoyait, bien que l’on fût en pleine saison sèche, et que de rares orages dussent seuls arroser ces terrains si luxuriants. C’était donc l’époque des fièvres; mais, ainsi que l’a fait observer Livingstone, on peut généralement s’en délivrer en fuyant l’endroit même où elles ont été contractées. Dick Sand connaissait cette remarque du grand voyageur, et il espérait que le petit Jack ne la démentirait pas. Il le dit à Mrs. Weldon, après avoir constaté que l’accès périodique n’était pas revenu comme on devait le craindre, et que l’enfant reposait paisiblement dans les bras d’Hercule.

On allait ainsi, prudemment et rapidement. Parfois, se voyaient des traces récentes d’une passée d’hommes ou d’animaux. Les branches des buissons et des broussailles, écartées ou brisées, permettaient alors de marcher d’un pas plus égal. Mais, la plupart du temps, des obstacles multiples, qu’il fallait renverser, retardaient la petite troupe, au grand déplaisir de Dick Sand. C’étaient des lianes entremêlées qu’on a pu justement comparer au gréement en désordre d’un navire, certains sarments semblables à des damas recourbés, dont la lame serait garnie de longues épines, des serpents végétaux, longs de cinquante ou soixante pieds, qui ont la propriété de se retourner pour piquer le passant de leurs dards aigus. Les noirs, la hache à la main, les coupaient à grands coups, mais ces lianes reparaissaient sans cesse, depuis le ras du sol jusqu’à la cime des plus hauts arbres qu’elles enguirlandaient.

Le règne animal n’était pas moins curieux que le règne végétal dans cette partie de la province. Les oiseaux voletaient en grand nombre sous cette puissante ramure, mais, on le comprend, ils n’avaient aucun coup de fusil à craindre de la part de gens qui voulaient passer aussi secrètement que rapidement. Il y avait là des pintades par bandes considérables, des francolins de diverses sortes, très-difficiles à approcher, et quelques-uns de ces oiseaux que les Américains du Nord ont, par onomatopée, appelés «vhip-poor-will», trois syllabes qui reproduisent exactement leurs cris. Dick Sand et Tom auraient pu vraiment se croire sur quelque province du nouveau continent. Mais, hélas! ils savaient à quoi s’en tenir!

Jusqu’alors, les fauves, si dangereux en Afrique, n’avaient point approché la petite troupe. On vit encore, dans cette première étape, des girafes qu’Harris eût sans doute désignées sous le nom d’autruches, – en vain, cette fois. Ces rapides animaux passaient rapidement, effrayés par l’apparition d’une caravane sous ces forêts peu fréquentées. Au loin, à la lisière des prairies, s’élevait parfois aussi un épais nuage de poussière. C’était un troupeau de buffles qui galopait avec un bruit de chariots pesamment chargés.

Pendant deux milles, Dick Sand suivit ainsi le cours de la rivulette, qui devait aboutir à quelque rivière plus importante. Il lui tardait d’avoir confié ses compagnons au rapide courant de l’un des fleuves du littoral. Il comptait bien que dangers et fatigues seraient moins grands.

Vers midi, trois milles avaient été franchis sans mauvaise rencontre. D’Harris ou de Negoro, il n’y avait aucune trace. Dingo n’avait pas reparu.

Il fallut faire halte pour prendre repos et nourriture.

Le campement fut établi dans un fourré de bambous, qui abrita complètement la petite troupe.

On parla peu pendant ce repas. Mrs. Weldon avait repris son petit garçon entre ses bras; elle ne le quittait pas des yeux; elle ne pouvait manger.

«Il faut prendre quelque nourriture, mistress Weldon, lui répéta plusieurs fois Dick Sand. Que deviendriez-vous si les forces vous manquaient? Mangez, mangez! Nous nous remettrons bientôt en route, et un bon courant nous portera sans fatigue à la côte.»

Mrs. Weldon regardait Dick Sand bien en face, pendant qu’il lui parlait ainsi. Les yeux ardents du jeune novice disaient tout le courage dont il se sentait animé. En le voyant tel, en observant ces braves noirs si dévoués, femme et mère, elle ne voulait pas désespérer encore. Et, d’ailleurs, pourquoi se fût-elle abandonnée? Ne se croyait-elle pas sur une terre hospitalière? La trahison d’Harris ne pouvait, à ses yeux, avoir des conséquences bien graves. Dick Sand devinait le cours de ses pensées, et lui, il était tenté de baisser la tête.

 

 

Chapitre IV

Les mauvais chemins de l’Angola.

 

n ce moment, le petit Jack se réveilla et passa ses bras au cou de sa mère. Son œil était meilleur. La fièvre n’était pas revenue.

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«Tu vas mieux, mon chéri? demanda Mrs. Weldon en pressant l’enfant malade sur son cœur.

– Oui, mère, répondit Jack, mais j’ai un peu soif.»

On ne put donner à l’enfant que de l’eau fraîche, dont il but quelques gorgées avec plaisir.

«Et mon ami Dick? demanda-t-il.

– Me voici, Jack, répondit Dick Sand, qui vint prendre la main du jeune enfant.

– Et mon ami Hercule?…

– Présent, Hercule, monsieur Jack, répondit le géant en approchant sa bonne figure.

– Et le cheval? demanda le petit Jack.

– Le cheval? Parti, monsieur Jack, répondit Hercule. Maintenant, c’est moi le cheval! C’est moi qui vous porte. Est-ce que vous trouvez que j’ai le trot trop dur?

– Non, répondit le petit Jack, mais alors je n’aurai plus de bride à tenir?

– Oh! vous me mettrez un mors, si vous voulez, dit Hercule en ouvrant sa large bouche, et vous pourrez tirer dessus tant que cela vous fera plaisir!

– Tu sais bien que je ne tirerai presque pas?

– Bon! vous auriez tort! J’ai la bouche dure!

– Mais la ferme de monsieur Harris?… demanda encore une fois le petit garçon.

– Nous y arriverons bientôt, mon Jack, répondit Mrs. Weldon… Oui… bientôt!

– Voulez-vous que nous repartions? dit alors Dick Sand, pour couper court à cette conversation.

– Oui, Dick, en route!» répondit Mrs. Weldon.

Le campement fut levé et la marche reprise dans le même ordre. Il fallut passer à travers le taillis, afin de ne point abandonner le cours de la rivulette. Il y avait eu là quelques sentiers, autrefois, mais ces sentiers étaient «morts», suivant l’expression indigène, c’est-à-dire que ronces et broussailles les avaient envahis. On dut faire un mille dans ces pénibles conditions et y employer trois heures. Les noirs travaillaient sans relâche. Hercule, après avoir remis le petit Jack entre les bras de Nan, prit sa part de la besogne, et quelle part! Il poussait des «hans» vigoureux en faisant tournoyer sa hache, et une trouée se faisait devant lui comme s’il eût été un feu dévorant.

Heureusement, ce fatigant travail ne devait pas durer. Ce premier mille franchi, on vit une large trouée, pratiquée à travers le taillis, qui aboutissait obliquement à la rivulette et en suivait la berge. C’était une passée d’éléphants, et ces animaux, par centaines sans doute, avaient l’habitude de redescendre cette partie de la forêt. De grands trous, faits par les pieds des énormes pachydermes,criblaient un sol détrempé à l’époque des pluies et dont la nature spongieuse se prêtait à ces larges empreintes.

Il parut bientôt que cette passée ne servait pas seulement à ces gigantesques animaux. Des êtres humains avaient plus d’une fois pris cette route, mais comme l’auraient suivie des troupeaux brutalement conduits vers l’abattoir. Ça et là, des ossements jonchaient le sol, des restes de squelettes à demi rongés par les fauves, et dont quelques-uns portaient encore les entraves de l’esclave!

Il y a, dans l’Afrique centrale, de longs chemins, ainsi jalonnés par des débris humains. Des centaines de milles sont parcourus par des caravanes, et combien de malheureux tombent en route sous le fouet des agents, tués par la fatigue ouïes privations, décimés par la maladie! Combien encore, massacrés par les traitants eux-mêmes, lorsque les vivres viennent à manquer! Oui! quand on ne peut plus les nourrir, on les tue à coups de fusil, à coups de sabres, à coups de couteaux, et ces massacres ne sont pas rares!

Ainsi donc, des caravanes d’esclaves avaient suivi ce chemin. Pendant un mille, Dick Sand et ses compagnons heurtèrent à chaque pas ces ossements épars, mettant en fuite d’énormes engoulevents, qui d’un vol pesant s’enlevaient à leur approche et tournoyaient dans l’air.

Mrs. Weldon regardait sans voir. Dick Sand tremblait qu’elle ne vînt à l’interroger, car il conservait l’espoir de la ramener à la côte sans lui dire que la trahison d’Harris les avait égarés dans une province africaine. Heureusement, Mrs. Weldon ne s’expliquait pas ce qu’elle avait sous les yeux. Elle avait voulu reprendre son enfant, et le petit Jack, endormi, absorbait toute sa pensée. Nan marchait près d’elle, et ni l’une ni l’autre ne firent au jeune novice les terribles questions qu’il redoutait. Le vieux Tom, lui, allait les yeux baissés. Il ne comprenait que trop pourquoi cette trouée était bordée d’ossements humains.

Ses compagnons regardaient à droite, à gauche, d’un air surpris, comme s’ils eussent traversé un interminable cimetière, dont un cataclysme aurait bouleversé les tombes, mais ils passaient en silence.

Cependant, le lit de la rivulette se creusait et s’élargissait à la fois. Son cours était moins torrentueux. Dick Sand espérait qu’il deviendrait bientôt navigable ou qu’il se jetterait avant peu dans quelque rivière plus importante, tributaire de l’Atlantique.

Suivre à tout prix ce cours d’eau, c’est à quoi le jeune novice était bien décidé. Aussi n’hésita-t-il pas à abandonner cette trouée, lorsque, remontant par une ligne oblique, elle s’éloigna de la rivulette.

La petite troupe s’aventura donc encore une fois à travers l’épais taillis. On marcha à la hache, au milieu des lianes et des buissons inextricablement enchevêtrés. Mais, si ces végétaux obstruaient le sol, ce n’était plus l’épaisse forêt qui confinait au littoral. Les arbres se faisaient rares. De larges gerbes de bambous se dressaient seulement au-dessus des herbes, si hautes qu’Hercule lui-même ne les dominait pas de la tête. Le passage de la petite troupe n’eût été révélé que par l’agitation de ces tiges.

Ce jour-là, vers trois heures après-midi, la nature du terrain se modifia absolument. C’étaient de longues plaines qui devaient être entièrement inondées dans la saison des pluies. Le sol, plus marécageux, se tapissait d’épaisses mousses surmontées de charmantes fougères. Venait-il à se relever par quelque tumescence à pente roide, on voyait apparaître l’hématite brune, derniers affleurements, sans doute, de quelque riche gisement de minerai.

Dick Sand se souvint alors, et fort à propos, de ce qu’il avait lu des voyages de Livingstone. Plus d’une fois, l’audacieux docteur faillit rester dans ces marécages, très-perfides au pied.

«Faites attention, mes amis, dit-il en prenant les devants. Éprouvez le sol avant de marcher dessus.

– En effet, répondit Tom, on dirait que ces terrains ont été détrempés par la pluie, et cependant il n’a pas plu pendant ces derniers jours.

– Non, répondit Bat, mais l’orage n’est pas loin!

– Raison de plus, répondit Dick Sand, pour nous hâter de franchir ce marécage avant qu’il n’éclate! – Hercule, reprenez le petit Jack dans vos bras. Bat, Austin, tenez-vous près de mistress Weldon, de manière à pouvoir la soutenir au besoin. – Vous, monsieur Bénédict… Eh bien! que faites-vous donc, monsieur Bénédict?…

– Je tombe!…» répondit simplement cousin Bénédict, qui venait de disparaître, comme si quelque trappe se fût subitement ouverte sous ses pieds.

En effet, le pauvre homme s’était aventuré sur une sorte de fondrière et avait disparu jusqu’à mi-corps dans une boue tenace. On lui tendit la main, et il se releva couvert de vase, mais très-satisfait de n’avoir point endommagé sa précieuse boîte d’entomologiste. Actéon se plaça près de lui, et eut pour fonction de prévenir toute nouvelle chute du malencontreux myope.

D’ailleurs, cousin Bénédict avait assez mal choisi cette fondrière pour s’y enfoncer. Lorsqu’on le retira de ce sol boueux, une grande quantité de bulles monta à la surface, et en crevant, elles laissèrent échapper des gaz d’une odeur suffocante. Livingstone, qui eut quelquefois de cette vase jusqu’à la poitrine, comparait ces terrains à un ensemble d’énormes éponges faites d’une terre noire et poreuse, d’où le pied faisait jaillir de nombreux filets d’eau. Ces passages étaient toujours fort dangereux.

Pendant l’espace d’un demi-mille, Dick Sand et ses compagnons durent marcher sur ce sol spongieux. Il devint même si mauvais que Mrs. Weldon fut obligée de s’arrêter, car elle enfonçait jusqu’à mi-jambe dans la fondrière. Hercule, Bat et Austin, voulant lui épargner plus encore les désagréments que la fatigue d’un passage à travers cette plaine marécageuse, firent une litière de bambous sur laquelle elle consentit à prendre place. Son petit Jack fut placé dans ses bras, et l’on s’occupa de traverser au plus vite ce marécage pestilentiel.

Les difficultés furent grandes. Actéon tenait vigoureusement cousin Bénédict. Tom aidait Nan qui, sans lui, eût plusieurs fois disparu dans quelque crevasse. Les trois autres noirs portaient la litière. En tête, Dick Sand sondait le terrain. Le choix de l’emplacement où mettre le pied ne se faisait pas sans peine. Il fallait marcher de préférence sur les rebords, que recouvrait une herbe épaisse et coriace; mais souvent le point d’appui manquait, et l’on s’enfonçait jusqu’au genou dans la vase.

Enfin, vers cinq heures du soir, le marécage ayant été franchi, le sol reprit une dureté suffisante, grâce à sa nature argileuse; mais on le sentait humide dans les dessous. Très-évidemment, ces terrains se trouvaient placés en contrebas des rivières voisines, et l’eau courait à travers leurs pores.

En ce moment, la chaleur était devenue accablante. Elle eût même été insoutenable, si d’épais nuages orageux ne se fussent interposés entre les rayons brûlants et le sol. Des éclairs lointains commençaient à déchirer la nue, et de sourds roulements de tonnerre grondaient dans les profondeurs du ciel. Un formidable orage allait éclater.

Or, ces cataclysmes sont terribles en Afrique: pluies torrentielles, rafales auxquelles ne résistent pas les arbres les plus solides, foudroiements coup sur coup, telle est la lutte des éléments sous cette latitude. Dick Sand le savait bien, et il devint extrêmement inquiet. On ne pouvait passer la nuit sans abri. La plaine risquait d’être inondée, et elle ne présentait pas un seul ressaut sur lequel il fût possible de chercher refuge!

Mais l’abri, où le chercherait-on dans ce bas-fond désert, sans un arbre, sans un buisson? Les entrailles mêmes du sol ne l’auraient pas donné. A deux pieds de la surface, on eût trouvé l’eau.

Cependant, vers le nord, une série de collines peu élevées semblaient limiter la plaine marécageuse. C’était comme le bord de cette dépression du terrain. Quelques arbres s’y profilaient sur une dernière zone plus claire, que les nuages ménageaient à la ligne d’horizon.

Là, si l’abri manquait encore, la petite troupe, du moins, ne risquerait plus d’être prise dans une inondation possible. Là était peut-être le salut de tous.

«En avant, mes amis, en avant! répétait Dick Sand. Trois milles encore, et nous serons plus en sûreté que dans les bas-fonds.

– Hardi! hardi!» criait Hercule.

Le brave noir eût voulu prendre tout ce inonde dans ses bras et le porter à lui seul.

Ces paroles enflammaient ces hommes courageux, et malgré les fatigues d’une journée de marche, ils s’avançaient plus vite alors qu’ils ne l’avaient fait au commencement de l’étape.

Quand l’orage éclata, le but à atteindre se trouvait à plus de deux milles encore. Toutefois, – ce qui était le plus à craindre, – la pluie n’accompagna pas les premiers éclairs qui furent échangés entre le sol et les nuages électriques. L’obscurité devint presque complète alors, bien que le soleil n’eût pas disparu derrière l’horizon. Mais le dôme des vapeurs s’abaissait peu à peu, comme s’il eût menacé de s’effondrer, – effondrement qui devait se résoudre en une pluie torrentielle. Des éclairs, rouges ou bleus, le crevaient en mille endroits et enveloppaient la plaine d’un inextricable réseau de feux.

Vingt fois, Dick et ses compagnons coururent le risque d’être foudroyés. Sur ce plateau, dépourvu d’arbres, ils formaient les seuls points saillants qui pussent attirer les décharges électriques. Jack, réveillé par les fracas du tonnerre, se cachait dans les bras d’Hercule. Il avait bien peur, le pauvre petit, mais il ne voulait pas le laisser voir à sa mère, dans la crainte de l’affliger davantage. Hercule, tout en marchant à grands pas, le consolait de son mieux.

«N’ayez pas peur, petit Jack, lui répétait-il. Si le tonnerre nous approche, je le casserai en deux, d’une seule main! Je suis plus fort que lui!»

Et vraiment, la force du géant rassurait bien un peu le petit Jack!

Cependant, la pluie ne pouvait tarder à tomber, et alors, ce seraient des torrents que verseraient ces nuages en se condensant. Que deviendraient Mrs. Weldon et ses compagnons, s’ils ne trouvaient pas un abri?

Dick Sand s’arrêta un instant près du vieux Tom.

«Que faire? dit-il.

– Continuer notre marche, monsieur Dick, répondit Tom. Nous ne pouvons rester sur cette plaine, que la pluie va transformer en marécage!

– Non, Tom, non! mais un abri! Où? Lequel? Ne fût-ce qu’une hutte!…»

Dick Sand avait brusquement interrompu sa phrase. Un éclair, plus blanc, venait d’illuminer la plaine tout entière.

«Qu’ai-je vu, là, à un quart de mille?,. s’écria Dick Sand.

– Oui, moi aussi, j’ai vu!… répondit le vieux Tom en secouant la tête.

– Un camp, n’est-ce pas?

– Oui… monsieur Dick… ce doit être un camp… mais un camp d’indigènes!…»

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Un nouvel éclair permit d’observer plus nettement ce camp, qui occupait une partie de l’immense plaine.

Là, en effet, se dressaient une centaine de tentes coniques, symétriquement rangées et mesurant douze à quinze pieds de hauteur. Pas un soldat ne se montrait d’ailleurs. Étaient-ils donc enfermés sous leurs tentes, afin de laisser passer l’orage, ou le camp était-il abandonné?

Dans le premier cas, Dick Sand, quelles que fussent les menaces du ciel, devait fuir au plus vite. Dans le second, là était peut-être l’abri qu’il demandait.

«Je le saurai!» se dit-il.

Puis, s’adressant au vieux Tom:

«Restez ici, ajouta-t-il. Que personne ne me suive! J’irai reconnaître ce camp.

– Laissez l’un de nous vous accompagner, monsieur Dick.

– Non, Tom. J’irai seul! Je puis approcher sans être vu. Restez.»

La petite troupe, que précédaient Tom et Dick Sand, fit halte. Le jeune novice se détacha aussitôt et disparut au milieu de l’obscurité, qui était profonde lorsque les éclairs ne déchiraient pas la nue.

Quelques grosses gouttes de pluie commençaient déjà à tomber.

«Qu’y a-t-il? demanda Mrs. Weldon, qui s’approcha du vieux noir.

– Nous avons aperçu un camp, mistress Weldon, répondit Tom, un camp… ou peut-être un village, et notre capitaine a voulu aller le reconnaître avant de nous y conduire!»

Mrs. Weldon se contenta de cette réponse.

Trois minutes après, Dick Sand était de retour.

«Venez! Venez! cria-t-il d’une voix qui exprimait tout son contentement.

– Le camp est abandonné? demanda Tom,

– Ce n’est pas un camp! répondit le jeune novice, ce n’est pas une bourgade! Ce sont des fourmilières!

– Des fourmilières! s’écria cousin Bénédict, que ce mot mit en éveil.

– Oui, monsieur Bénédict, mais des fourmilières hautes de douze pieds au moins, et dans lesquelles nous essayerons de nous blottir!

– Mais alors, répondit cousin Bénédict, ce seraient les fourmilières du termite belliqueux ou du termite dévorant! Il n’y a que ces insectes de génie qui élèvent de tels monuments, que ne désavoueraient pas les plus grands architectes!

– Que ce soient des termites ou non, monsieur Bénédict, répondit Dick Sand, il faut les déloger et prendre leur place.

– Ils nous dévoreront! Ils seront dans leur droit!

– En route, en route…

– Mais, attendez donc! dit encore cousin Bénédict. Je croyais que ces fourmilières-là n’existaient qu’en Afrique!…

– En route! cria une dernière fois Dick Sand avec une sorte de violence, tant il craignait que Mrs. Weldon n’eût entendu le dernier mot prononcé par l’entomologiste.

On suivit Dick Sand en toute hâte. Un vent furieux s’était levé. De grosses gouttes crépitaient sur le sol. Dans quelques instants, les rafales deviendraient insoutenables.

Bientôt, un de ces cônes qui hérissaient la plaine fut atteint, et quelque menaçants que fussent les termites, il ne fallait point hésiter, si l’on ne pouvait les en chasser, à partager leur demeure.

Au bas de ce cône, fait d’une sorte d’argile rougeâtre, se creusait un trou fort étroit, qu’Hercule élargit avec son coutelas en quelques instants, de manière à livrer passage même à un homme tel que lui.

A l’extrême surprise du cousin Bénédict, pas un seul des milliers de termites qui auraient dû occuper la fourmilière ne se montra. Le cône était-il donc abandonné?

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Le trou agrandi, Dick et ses compagnons s’y glissèrent, et Hercule disparut le dernier, au moment où la pluie tombait avec une telle rage, qu’elle semblait éteindre les éclairs.

Mais il n’y avait plus rien à craindre de ces rafales. Un heureux hasard avait fourni à la petite troupe cet abri solide, meilleur qu’une tente, meilleur qu’une hutte d’indigène.

C’était un de ces cônes de termites, qui, suivant la comparaison du lieutenant Cameron, sont, pour avoir été bâtis par de si petits insectes, plus étonnants que les pyramides d’Égypte, élevées par la main de l’homme.

«C’est, dit-il, comme si un peuple avait bâti le mont Everest, l’une des plus hautes montagnes de la chaîne de l’Hymalaya.»

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2 Titre que l’on donne aux gouverneurs portugais des établissements secondaires.