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Jules Verne

 

Un capitaine de quinze ans

 

(Chapitre V-VIII)

 

 

Dessins par H. Meyer

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie, 1878

 

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© Andrzej Zydorczak

 

deuxième partie

 

 

Chapitre V

Leçon sur les fourmis dans une fourmilière.

 

n ce moment, l’orage éclatait avec une violence inconnue aux latitudes tempérées.

C’était providentiel que Dick Sand et ses compagnons eussent trouvé ce refuge!

En effet, la pluie ne tombait pas en gouttes distinctes, mais par filets d’eau d’épaisseur variable. C’était, quelquefois, une masse compacte et faisant nappe, comme une cataracte, un Niagara. Qu’on se figure un bassin aérien, contenant toute une mer, et se renversant d’un coup subit. Sous de tels épanchements, le sol se ravine, les plaines se changent en lacs, les ruisseaux en torrents, les rivières débordées inondent de vastes territoires. C’est que, contrairement à ce qui arrive dans les zones tempérées où la violence des orages est en raison inverse de leur durée, en Afrique, si forts qu’ils soient, ils continuent pendant des journées entières. Comment tant d’électricité peut-elle s’être emmagasinée dans les nuages? comment tant de vapeurs ont-elles pu s’accumuler? c’est ce qu’il est difficile de comprendre. Il en est ainsi, pourtant, et l’on peut se croire transporté aux époques extraordinaires de la période diluvienne.

Heureusement, la fourmilière, très épaisse de parois, était parfaitement imperméable. Une hutte de castors, de terre bien battue, n’eût pas été plus étanche. Un torrent aurait passé dessus, sans qu’une seule goutte d’eau eût filtré à travers ses pores.

Dès que Dick Sand et ses compagnons eurent pris possession du cône, ils s’occupèrent d’en reconnaître la disposition intérieure. La lanterne fut allumée, et la fourmilière s’éclaira d’une lumière suffisante. Ce cône, qui mesurait douze pieds de hauteur au dedans, avait onze pieds de large, sauf à sa partie supérieure, qui s’arrondissait en forme de pain de sucre. Partout, l’épaisseur des parois était d’un pied environ, et un vide existait entre les étages de cellules qui les tapissaient.

Que l’on s’étonne de la construction de pareils monuments, dus à d’industrieuses phalanges d’insectes, il n’est pas moins vrai qu’il s’en trouve fréquemment à l’intérieur de l’Afrique. Un voyageur hollandais du siècle dernier, Smealhman, a pu occuper avec quatre de ses compagnons le sommet de l’un de ces cônes. Dans le Loundé, Livingstone a observé plusieurs de ces fourmilières, bâties en argile rouge, dont la hauteur atteignait quinze et vingt pieds. Le lieutenant Cameron a maintes fois pris pour un camp ces agglomérations de cônes qui hérissaient la plaine, dans le N’yangwé. Il s’est même arrêté au pied de véritables édifices, non plus de vingt pieds, mais de quarante et de cinquante, énormes cônes arrondis, flanqués de clochetons comme le dôme d’une cathédrale, tels qu’en possède l’Afrique méridionale.

A quelle espèce de fourmi était donc due l’édification prodigieuse de ces fourmilières?

«Au termite belliqueux,» avait sans hésité répondu cousin Bénédict, dès qu’il eut reconnu la nature des matériaux employés à leur construction.

Et, en effet, les parois, ainsi qu’on l’a dit, étaient faites d’argile rougeâtre. Si elles eussent été formées d’une terre d’alluvion grise ou noire, il aurait fallu les attribuer au «termes mordax» ou au «termes atrox». On le voit, ces insectes ont des noms peu rassurants, qui ne pouvaient plaire qu’à un entomologiste renforcé, tel qu’était cousin Bénédict.

La partie centrale du cône, dans laquelle la petite troupe avait d’abord trouvé place et qui formait le vide intérieur, n’eût pas suffi à la contenir; mais, de larges cavités superposées faisaient autant de cases dans lesquelles une personne de moyenne taille pouvait se blottir. Que l’on imagine une succession de tiroirs ouverts, au fond de ces tiroirs des millions d’alvéoles qu’avaient occupées les termites, et l’on se figurera aisément la disposition intérieure de la fourmilière. En somme, ces tiroirs s’étageaient comme les cadres d’une cabine de bâtiment, et ce fut dans les cadres supérieurs que Mrs. Weldon, le petit Jack, Nan et cousin Bénédict purent se réfugier. A l’étage au-dessous se blottirent Austin, Bat, Actéon. Quant à Dick Sand, Tom et Hercule, ils restèrent à la partie inférieure du cône.

«Mes amis, dit alors le jeune novice aux deux noirs, le sol commence à s’imprégner. Il faut donc le remblayer en faisant ébouler l’argile de la base; mais prenons garde à ne pas obstruer le trou par lequel pénètre l’air extérieur. Il ne faut pas risquer d’étouffer dans cette fourmilière!

– Ce n’est qu’une nuit à passer, répondit le vieux Tom.

– Eh bien, tâchons qu’elle nous repose de tant de fatigues! Voici, depuis dix jours, la première fois que nous n’aurons pas dormi en plein air!

– Dix jours! répéta Tom.

– D’ailleurs, ajouta Dick Sand, puisque ce cône forme un solide abri, peut-être conviendra-t-il d’y demeurer vingt-quatre heures. Pendant ce temps, j’irai reconnaître le cours d’eau que nous cherchons et qui ne peut être éloigné. Je pense même que, jusqu’au moment où nous aurons construit un radeau, mieux vaudra ne pas quitter cet abri. L’orage ne saurait nous y atteindre. Faisons-nous donc un sol plus résistant et plus sec.»

Les ordres de Dick Sand furent aussitôt exécutés. Hercule fit ébouler avec sa hache le premier étage d’alvéoles, qui se composait d’argile assez friable. Il exhaussa ainsi d’un bon pied la partie intérieure du terrain marécageux sur lequel reposait la fourmilière, et Dick Sand s’assura que l’air pouvait librement pénétrer à l’intérieur du cône à travers l’orifice percé à sa base.

C’était, certes, une heureuse circonstance que la fourmilière eût été abandonnée par les termites. Avec quelques milliers de ces fourmis, elle eût été inhabitable. Mais avait-elle été évacuée depuis longtemps, ou ces voraces névroptères venaient-ils seulement de la quitter? Il n’était pas superflu de se poser cette question.

Cousin Bénédict se l’était posée tout d’abord, tant il était surpris d’un tel abandon, et il fut bientôt convaincu que l’émigration avait été récente.

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En effet, il ne tarda pas à redescendre à la partie inférieure du cône, et là, éclairé par la lanterne, il se mit à fureter les coins les plus secrets de la fourmilière. Il découvrit ainsi ce qu’il appela le «magasin général» des termites, c’est-à-dire l’endroit où ces industrieux insectes entassaient les provisions de la colonie.

C’était une cavité creusée dans la paroi, non loin de la cellule royale, que le travail d’Hercule avait fait disparaître, en même temps que les cellules destinées aux jeunes larves.

Dans ce magasin, cousin Bénédict recueillit une certaine quantité de parcelles de gomme et de sucs de plantes à peine solidifiés, – ce qui prouvait que les termites les avaient nouvellement apportés du dehors.

«Eh bien non, s’écria-t-il, non! comme s’il eût répondu à quelque contradiction qui lui eût été faite. Non! cette fourmilière n’a pas été abandonnée depuis longtemps!

– Qui vous dit le contraire, monsieur Bénédict? répondit Dick Sand. Récemment ou non, l’important pour nous est que les termites l’aient quittée, puisque nous devions y prendre leur place!

– L’important, répondit cousin Bénédict, serait de savoir pour quelles raisons ils l’ont quittée! Hier, ce matin même, ces sagaces névroptères l’habitaient encore, puisque voilà des sucs liquides, et ce soir…

– Mais qu’en voulez-vous conclure, monsieur Bénédict? demanda Dick Sand.

– Qu’un pressentiment secret a dû les inviter à abandonner la fourmilière. Non-seulement aucun de ces termites n’est resté dans les cellules, mais ils ont poussé le soin jusqu’à emporter les jeunes larves dont je ne puis trouver une seule! Eh bien, je répète que tout cela ne s’est pas fait sans motif, et que ces perspicaces insectes prévoyaient quelque danger prochain!

– Ils prévoyaient que nous allions envahir leur demeure! répondit Hercule en riant.

– Vraiment! répliqua cousin Bénédict, que cette réponse du brave noir choqua sensiblement. Vous croyez-vous donc si vigoureux que vous soyez un danger pour ces courageux insectes? Quelques milliers de ces névroptères auraient vite fait de vous réduire à l’état de squelette, s’ils vous rencontraient mort sur leur chemin!

– Mort, sans doute! répondit Hercule, qui ne voulait passe rendre; mais vivant, j’en écraserais bien des masses!

– Vous en écraseriez cent mille, cinq cent mille, un million! répliqua cousin Bénédict en s’animant, mais non pas un milliard, et un milliard vous dévorerait, vivant ou mort, jusqu’à la dernière parcelle!»

Pendant cette discussion, qui était moins oiseuse qu’on eût pu le croire, Dick Sand réfléchissait à cette observation qu’avait faite cousin Bénédict. Nul doute que le savant ne connût assez les mœurs des termites pour ne point se tromper. S’il affirmait qu’un secret instinct les avait avertis de quitter récemment la fourmilière, c’est qu’en vérité il y avait peut-être péril à y demeurer.

Cependant, comme il ne pouvait être question d’abandonner cet abri au moment où l’orage se déchaînait avec une intensité sans égale, Dick Sand ne chercha pas davantage l’explication de ce qui paraissait être assez inexplicable, et il se contenta de répondre:

«Eh bien, monsieur Bénédict, si les termites ont laissé leurs provisions dans cette fourmilière, n’oublions pas que nous avons apporté les nôtres, et soupons. Demain, lorsque l’orage aura cessé, nous aviserons à prendre un parti.»

On s’occupa alors de préparer le repas du soir, car si grande qu’eut été la fatigue, elle n’avait pu altérer l’appétit de ces vigoureux marcheurs. Au contraire, et les conserves, qui devaient leur suffire pendant deux jours encore, furent bien accueillies. Le biscuit n’avait pas été atteint par l’humidité, et, pendant quelques minutes, on put l’entendre craquer sous les dents solides de Dick Sand et de ses compagnons. Entre les mâchoires d’Hercule, c’était comme le grain sous la meule du meunier. Il ne croquait pas, il broyait.

Seule, Mrs. Weldon mangea à peine, et encore parce que Dick Sand l’en pria bien. Il lui semblait que cette courageuse femme était plus préoccupée, plus sombre qu’elle ne l’avait été jusqu’alors. Cependant, son petit Jack était moins souffrant, l’accès de fièvre n’était pas revenu, et, en ce moment, il reposait sous les yeux de sa mère dans une alvéole bien rembourrée de vêtements. Dick Sand ne savait que penser.

Il est inutile de dire que cousin Bénédict fit honneur au repas, non qu’il donnât aucune attention ni à la qualité, ni à la quantité des comestibles qu’il dévorait, mais parce qu’il avait trouvé l’occasion favorable de faire un cours d’entomologie sur les termites. Ah! s’il avait pu trouver un termite, un seul, dans la fourmilière abandonnée! Mais rien!

«Ces admirables insectes, dit-il, sans se préoccuper de savoir si on l’écoutait, ces admirables insectes appartiennent à l’ordre merveilleux des névroptères, dont les antennes sont plus longues que la tête, les mandibules très-distinctes, les ailes inférieures la plupart du temps égales aux supérieures. Cinq tribus constituent cet ordre: les Panorpartes, les Myrmiléoniens, les Hémérobins, les Termitines et les Perlides. Inutile d’ajouter que les insectes dont nous occupons, indûment peut-être, la demeure, sont des Termitines.»

En ce moment, Dick Sand écoutait très-attentivement cousin Bénédict. La rencontre de ces termites avait-elle éveillé en lui la pensée qu’il était peut-être sur le continent africain sans savoir par quelle fatalité il avait pu y arriver? Le jeune novice était très-anxieux de s’en rendre compte.

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Le savant, monté sur son dada favori, continuait à chevaucher de plus belle.

«Or, ces termitines, dit-il, sont caractérisées par quatre articles aux tarses, des mandibules cornées et d’une vigueur remarquable. Il y a le genre mantispe, le genre raphidie, le genre termite, souvent connus sous le nom de fourmis blanches, dans lequel on compte le termite fatal, le termite à corselet jaune, le termite lucifuge, le mordant, le destructeur…

– Et ceux qui ont construit cette fourmilière?… demanda Dick Sand.

– Ce sont les belliqueux! répondit cousin Bénédict, qui prononça ce nom comme il eût fait des Macédoniens ou autre peuple antique, brave à la guerre. Oui! des belliqueux et de toute taille! Entre Hercule et un nain, la différence serait moindre qu’entre le plus grand de ces insectes et le plus petit. S’il y a parmi eux des ouvriers longs de cinq millimètres, des soldats longs de dix, des mâles et des femelles longs de vingt, on y rencontre aussi une espèce bien autrement curieuse, des «sirafous», longs d’un demi-pouce, qui ont des tenailles pour mandibules, et une tête plus grosse que le corps, comme des requins! Ce sont les requins des insectes, et entre des sirafous et un requin aux prises, je parierais pour les sirafous!

– Et où observe-t-on plus communément ces sirafous? demanda alors Dick Sand.

– En Afrique, répondit cousin Bénédict, dans les provinces centrales et méridionales. L’Afrique est, par excellence, le pays des fourmis. Il faut lire ce qu’en dit Livingstone dans les dernières notes rapportées par Stanley! Plus heureux que moi, le docteur a pu assister à une bataille homérique, livrée entre une armée de fourmis noires et une armée de fourmis rouges. Celles-ci, qu’on appelle «drivers», et que les indigènes nomment sirafous, furent victorieuses. Les autres, les «tchoungous», prirent la fuite, emportant leurs œufs et leurs jeunes, non sans s’être courageusement défendues. Jamais, au dire de Livingstone, jamais l’humeur batailleuse n’a été portée plus loin, ni chez l’homme, ni chez la bête! Avec leur tenace mandibule qui arrache le morceau, ces sirafous font reculer l’homme le plus brave. Les plus gros animaux eux-mêmes, lions, éléphants, fuient devant elles. Rien ne les arrête, ni arbres qu’elles escaladent jusqu’à la cime, ni ruisseaux qu’elles franchissent en se faisant un pont suspendu de leurs propres corps accrochés les uns aux autres! Et nombreuses! Un autre voyageur africain, Du Chaillu, a vu défiler pendant douze heures une colonne de ces fourmis, qui pourtant ne s’attardaient pas en route! Pourquoi s’étonner, d’ailleurs, à la vue de tant de myriades? La fécondité des insectes est surprenante, et pour en revenir à nos termites belliqueux, on a constaté qu’une femelle pondait jusqu’à soixante mille œufs par jour! Aussi ces névroptères fournissent-ils aux indigènes une nourriture succulente. Des fourmis grillées, mes amis, je ne sais rien de meilleur au monde!

– En avez-vous donc mangé, monsieur Bénédict? demanda Hercule.

– Jamais, répondit le savant professeur, mais j’en mangerai.

– Où?

– Ici.

– Ici, nous ne sommes pas en Afrique! dît assez vivement Tom.

– Non… Non!… répondit cousin Bénédict, et cependant, jusqu’ici, ces termites belliqueux et leurs villages de fourmilières n’ont été observés que sur le continent africain. Ah! voilà bien les voyageurs! Ils ne savent pas voir! Eh! tant mieux, après tout. J’ai déjà découvert une tsé-tsé en Amérique! A cette gloire, je joindrai celle d’avoir signalé les termites belliqueux sur le même continent! Quelle matière à un mémoire qui fera sensation dans l’Europe savante, et peut-être à quelque in-folio avec planches et gravures hors texte!…»

Il était évident que la vérité ne s’était pas fait jour dans le cerveau du cousin Bénédict. Le pauvre homme et tous ses compagnons, Dick Sand et Tom exceptés, se croyaient et devaient se croire là où ils n’étaient pas! Il fallait d’autres éventualités, des faits plus graves encore que certaines curiosités scientifiques, pour les détromper!

Il était alors neuf heures du soir. Cousin Bénédict avait longtemps parlé. S’aperçut-il que ses auditeurs, accotés dans leurs alvéoles, s’étaient endormis peu à peu pendant son cours d’entomologie? Non, sans doute. Il professait pour lui. Dick Sand ne l’interrogeait plus et restait immobile, bien qu’il ne dormît pas. Quant à Hercule, il avait résisté plus longtemps que les autres; mais la fatigue finit bientôt par fermer ses yeux, et avec ses yeux ses oreilles.

Cousin Bénédict, pendant quelque temps encore, continua à disserter. Cependant, le sommeil eut enfin raison de lui, et il remonta jusqu’à la cavité supérieure du cône, dans laquelle il avait déjà élu domicile.

Un profond silence se fit alors dans l’intérieur de la fourmilière, pendant que l’orage emplissait l’espace de fracas et de feux. Rien ne semblait indiquer que le cataclysme fût près de sa fin.

La lanterne avait été éteinte. L’intérieur du cône était plongé dans une obscurité absolue.

Tous dormaient, sans doute. Dick Sand seul ne cherchait pas dans le sommeil ce repos qui lui eût été si nécessaire, cependant. Sa pensée l’absorbait. Il songeait à ses compagnons, qu’il voulait à tout prix sauver. L’échouement du Pilgrim n’avait pas marqué la fin de leurs cruelles épreuves, et de bien autrement terribles les menaçaient, s’ils tombaient entre les mains des indigènes.

Et comment éviter ce danger, le pire de tous, pendant ce retour à la côte? Bien évidemment, Harris et Negoro ne les avaient point amenés à cent milles dans l’intérieur de l’Angola sans un dessein secret de s’emparer d’eux! Mais que méditait donc ce misérable Portugais? A qui en voulait sa haine? Le jeune novice se répétait que lui seul l’avait encourue, et alors il passait en revue tous les incidents qui avaient signalé la traversée du Pilgrim, la rencontre de l’épave et des noirs, la poursuite de la baleine, la disparition du capitaine Hull et de son équipage!

Dick Sand se retrouvait alors, à quinze ans, chargé du commandement d’un navire, auquel la boussole et le loch allaient bientôt manquer par la criminelle manœuvre de Negoro. Il se revoyait faisant acte d’autorité vis-à-vis de l’insolent cuisinier, le menaçant de l’envoyer aux fers ou de lui faire sauter la tête d’un coup de revolver! Ah! pourquoi sa main avait-elle hésité! Le cadavre de Negoro aurait été jeté par-dessus le bord, et tant de catastrophes ne se seraient pas produites!

Tel était le cours des pensées du jeune novice. Puis, elles s’arrêtaient un instant sur le naufrage qui avait terminé la traversée du Pilgrim. Le traître Harris apparaissait alors, et cette province de l’Amérique méridionale se transformait peu à peu. La Bolivie devenait l’Angola terrible, avec son fiévreux climat, ses bêtes fauves, ses indigènes plus cruels encore! La petite troupe pourrait-elle y échapper pendant son retour à la côte? Cette rivière, que Dick Sand recherchait, qu’il espérait rencontrer, les conduirait-elle au littoral avec plus de sécurité, avec moins de fatigues? Il n’en voulait pas douter, car il savait bien qu’une marche de cent milles dans cette inhospitalière contrée, au milieu de dangers incessants, n’était plus possible!

«Heureusement, se disait-il, mistress Weldon, tous ignorent la gravité de la situation! Le vieux Tom et moi, nous sommes seuls à savoir que Negoro nous a jetés à la côte d’Afrique, et qu’Harris nous a entraînés dans les profondeurs de l’Angola!»

Dick Sand en était là de ses accablantes pensées, lorsqu’il sentit comme un souffle passer sur son front. Une main s’appuya sur son épaule, et une voix émue murmura ces mots à son oreille:

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«Je sais tout, mon pauvre Dick, mais Dieu peut encore nous sauver! Que sa volonté soit faite!»

 

 

Chapitre VI

La cloche à plongeurs.

 

cette révélation inattendue, Dick Sand n’aurait pu répondre! D’ailleurs, Mrs. Weldon avait aussitôt regagné sa place près du petit Jack. Elle n’en voulait évidemment pas dire davantage, et le jeune novice n’aurait pas eu le courage de la retenir.

Ainsi Mrs. Weldon savait à quoi s’en tenir. Les divers incidents de la route l’avaient éclairée, elle aussi, et peut-être ce mot: «Afrique!…» si malheureusement prononcé la veille par cousin Bénédict!

«Mistress Weldon sait tout, se répéta Dick Sand. Eh bien, mieux vaut peut-être qu’il en soit ainsi! La courageuse femme ne désespère pas! Je ne désespérerai pas non plus!»

Il tardait maintenant à Dick Sand que le jour revînt, et qu’il tût à même d’explorer les environs de ce village de termites. Une rivière tributaire de l’Atlantique, et son cours rapide, voilà ce qu’il lui fallait trouver pour transporter toute sa petite troupe, et il avait comme un pressentiment que ce cours d’eau ne devait pas être éloigné. Ce qu’il fallait surtout, c’était éviter la rencontre des indigènes, peut-être lancés à leur poursuite déjà sous la direction d’Harris et de Negoro.

Mais le jour ne se faisait pas encore. Aucune lueur ne s’infiltrait par l’orifice inférieur au dedans du cône. Des roulements, que l’épaisseur des parois rendaient sourds, indiquaient que l’orage ne s’apaisait pas. En prêtant l’oreille, Dick Sand entendait aussi la pluie tomber avec violence à la base de la fourmilière, et comme les larges gouttes ne frappaient plus un sol dur, il fallait en conclure que toute la plaine était inondée.

Il devait être onze heures environ. Dick Sand sentit alors qu’une sorte de torpeur, sinon un véritable sommeil, allait l’endormir. Ce serait toujours du repos. Mais au moment d’y céder, la pensée lui vint que par le tassement de l’argile imbibée, l’orifice inférieur risquait de s’obstruer. Tout passage eût été fermé à l’air du dehors, et au dedans, la respiration de dix personnes allait promptement le vicier en le chargeant d’acide carbonique.

Dick Sand se laissa donc glisser jusqu’au sol, qui avait été rehaussé avec l’argile du premier étage d’alvéoles.

Ce bourrelet était parfaitement sec encore, et l’orifice entièrement dégagé. L’air pénétrait librement à l’intérieur du cône, et avec lui quelques lueurs de fulgurations et les sonorités éclatantes de cet orage qu’une pluie diluvienne ne pouvait éteindre.

Dick Sand vit que tout était bien. Aucun danger ne semblait menacer immédiatement ces termites humains, substitués à la colonie des névroptères. Le jeune novice songea donc à se refaire par quelques heures de sommeil, puisqu’il en subissait déjà l’influence.

Seulement, par une suprême précaution, Dick Sand se coucha sur ce terrassement d’argile, au bas du cône, à portée de l’étroit orifice. De cette façon, aucun accident ne pourrait se produire à l’extérieur, sans qu’il fût le premier à le signaler. Le jour levant le réveillerait aussi, et il serait à même de commencer l’exploration de la plaine.

Dick Sand se coucha donc, la tête accotée à la paroi, son fusil sous sa main, et, presque aussitôt, il s’endormit.

Ce qu’avait duré cet assoupissement, il n’aurait pu le dire, lorsqu’il fut réveillé par une vive sensation de fraîcheur.

Il se releva et reconnut, non sans grande anxiété, que l’eau envahissait la fourmilière, et si rapidement même qu’elle eut atteint en quelques secondes l’étage d’alvéoles qu’occupaient Tom et Hercule.

Ceux-ci, réveillés par Dick Sand, furent mis au courant de cette nouvelle complication.

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La lanterne, rallumée, éclaira aussitôt l’intérieur du cône.

L’eau s’était arrêtée à une hauteur de cinq pieds environ, et restait stationnaire.

«Qu’y a-t-il, Dick? demanda Mrs. Weldon.

– Ce n’est rien, répondit le jeune novice. La partie inférieure du cône a été inondée. Il est probable que, pendant cet orage, une rivière voisine aura débordé sur la plaine.

– Bon! fit Hercule, cela prouve que la rivière est là!

– Oui, répondit Dick Sand, et c’est elle qui nous portera à la côte. Rassurez-vous donc, mistress Weldon, l’eau ne peut vous atteindre, ni le petit Jack, ni Nan, ni monsieur Bénédict!»

Mrs. Weldon ne répondit pas. Quant au cousin, il dormait comme un véritable termite.

Cependant, les noirs, penchés sur cette nappe d’eau, qui reflétait la lumière de la lanterne, attendaient que Dick Sand, qui mesurait la hauteur de l’inondation, leur indiquât ce qu’il convenait de faire.

Dick Sand se taisait, après avoir fait mettre les provisions et les armes hors des atteintes de l’inondation,

«L’eau a pénétré par l’orifice? dit Tom.

– Oui, répondit Dick Sand, et, maintenant, elle empêche l’air intérieur de se renouveler.

– Ne pourrions-nous faire un trou dans la paroi au-dessus du niveau de l’eau? demanda le vieux noir.

– Sans doute… Tom; mais, si nous avons cinq pieds d’eau, au dedans, il y en a peut-être six ou sept… plus même… au dehors!

– Vous pensez, monsieur Dick?

– Je pense, Tom, que l’eau, en montant à l’intérieur de la fourmilière, a dû comprimer l’air dans sa partie supérieure, et que cet air fait maintenant obstacle à ce qu’elle s’élève plus haut. Mais, si nous percions dans la paroi un trou par lequel l’air s’échapperait, ou bien l’eau monterait encore jusqu’à ce qu’elle eût atteint le niveau extérieur, ou, si elle dépassait le trou, elle monterait jusqu’au point où l’air comprimé la contiendrait encore. Nous devons être ici comme sont des ouvriers dans une cloche à plongeur.

– Que faire alors? demanda Tom.

– Bien réfléchir avant d’agir, répondit Dick Sand. Une imprudence pourrait nous coûter la vie!»

L’observation du jeune novice était très-juste. En comparant le cône à une cloche immergée, il avait eu raison. Seulement dans cet appareil, l’air est incessamment renouvelé au moyen de pompes, les plongeurs respirent convenablement, et ils ne subissent, d’autres inconvénients que ceux qui peuvent résulter d’un séjour prolongé dans une atmosphère comprimée, qui n’est plus à la pression normale.

Mais ici, outre ces inconvénients, l’espace était déjà réduit d’un tiers par l’envahissement de l’eau, et, quant à l’air, il ne serait renouvelé que si, par un trou, on le mettait en communication avec l’atmosphère extérieure.

Pouvait-on, sans courir les dangers dont avait parlé Dick Sand, pratiquer ce trou, et la situation n’en serait-elle pas aggravée?

Ce qui était certain, c’est que l’eau se maintenait alors à un niveau que deux causes seulement pouvaient lui faire dépasser: ou si l’on perçait un trou, et que le niveau de la crue lui fût supérieur au dehors; ou si la hauteur de cette crue augmentait encore. Dans ces deux cas, il ne serait plus resté à l’intérieur du cône qu’un étroit espace où l’air, non renouvelé, se fût comprimé davantage.

Mais la fourmilière ne pouvait-elle être arrachée du sol et renversée par l’inondation, à l’extrême danger de ceux qu’elle renfermait? Non, pas plus qu’une hutte de castors, tant elle adhérait fortement par sa base.

Donc, ce qui constituait l’éventualité la plus redoutable, c’était la persistance de l’orage, et, par suite, l’accroissement de l’inondation. Trente pieds d’eau sur la plaine auraient recouvert le cône de dix-huit pieds et refoulé l’air au dedans sous une pression d’une atmosphère.

Or, en y réfléchissant bien, Dick Sand fut conduit à craindre que cette inondation ne prît un développement considérable. En effet, elle ne devait pas être uniquement due à ce déluge que versaient les nuages. Il semblait plus probable qu’un cours d’eau des environs, grossi par l’orage, avait rompu ses berges et s’était répandu sur cette plaine, placée en contre-bas. Et qui prouvait que la fourmilière n’était pas alors entièrement immergée, et qu’il n’était déjà plus possible d’en sortir même par sa calotte supérieure, qu’il n’eût été ni long ni difficile de démolir!

Dick Sand, extrêmement inquiet, se demandait ce qu’il devait faire. Fallait-il attendre ou brusquer le dénouement de la situation, après avoir reconnu l’état des choses?

Il était alors trois heures du matin. Tous, immobiles, silencieux, écoutaient. Les bruits du dehors n’arrivaient plus que très-affaiblis à travers l’orifice obstrué. Toutefois, une sourde rumeur, large et continue, indiquait bien que la lutte des éléments n’avait pas cessé.

En ce moment, le vieux Tom fit observer que le niveau de l’eau s’élevait peu à peu.

«Oui, répondit Dick Sand, et s’il monte, quoique l’air ne puisse s’échapper au dehors, c’est que la crue augmente et le refoule de plus en plus!

– C’est peu de chose jusqu’ici, dit Tom.

– Sans doute, répondit Dick Sand, mais où ce niveau s’arrêtera-t-il?

– Monsieur Dick, demanda Bat, voulez-vous que je sorte de la fourmilière? En plongeant, j’essayerai de me glisser par le trou…

– Il vaut mieux que je tente moi-même l’expérience, répondit Dick Sand.

– Non, monsieur Dick, non, répondit vivement le vieux Tom. Laissez faire mon fils, et fiez-vous à son adresse. Au cas où il ne pourrait revenir, votre présence est nécessaire ici!»

Puis, plus bas:

«N’oubliez pas mistress Weldon et le petit Jack!

– Soit, répondit Dick Sand. Allez donc, Bat. Si la fourmilière est submergée, ne cherchez pas à y rentrer. Nous essayerons d’en sortir comme vous l’aurez fait. Mais si le cône émerge encore, frappez sur sa calotte à grands coups de la hache dont vous allez vous munir. Nous vous entendrons, et ce sera pour nous le signal de la démolir de notre côté. C’est bien compris?

– Oui, monsieur Dick, répondit Bat.

– Va donc, garçon!» ajouta le vieux Tom, qui serra la main de son fils.

Bat, après avoir fait bonne provision d’air par une longue aspiration, plongea sous la masse liquide dont la profondeur dépassait alors cinq pieds. C’était une besogne assez difficile, puisqu’il aurait à chercher l’orifice inférieur, à s’y glisser, puis à remonter à la surface extérieure des eaux. Cela demandait à être exécuté prestement.

Près d’une demi-minute s’écoula. Dick Sand pensait donc que Bat avait réussi à passer au-dehors, quand le noir émergea.

«Eh bien? s’écria Dick Sand.

– Le trou est bouché par les décombres! répondit Bat, dès qu’il put reprendre haleine.

– Bouché! répéta Tom.

– Oui! répondit Bat. L’eau a probablement délayé l’argile… J’ai tâté de la main autour des parois… Il n’y a plus de trou!»

Dick Sand hocha la tête. Ses compagnons et lui étaient hermétiquement séquestrés dans ce cône, que l’eau submergeait peut-être.

«S’il n’y a plus de trou, dit alors Hercule, il faut en refaire un!

– Attendez, répondit le jeune novice, en arrêtant Hercule qui, sa hache à la main, se disposait à plonger.

Dick Sand réfléchit pendant quelques instants. Puis:

«Nous allons procéder autrement, dit-il. Toute la question est de savoir si l’eau recouvre la fourmilière ou non. Si nous faisions une petite ouverture au sommet du cône, nous saurions bien ce qui en est. Mais au cas où la fourmilière serait maintenant submergée, l’eau l’envahirait tout entière, et nous serions perdus. Procédons en tâtonnant…

– Mais vite!» répondit Tom.

En effet, le niveau continuait à monter peu à peu. Il y avait alors six pieds d’eau à l’intérieur du cône. A l’exception de Mrs. Weldon, de son fils, du cousin Bénédict et de Nan, qui s’étaient réfugiés dans les cavités supérieures, tous étaient maintenant immergés jusqu’à mi-corps.

Donc, il y avait nécessité de se hâter d’agir, ainsi que le proposait Dick Sand.

Ce fut à un pied au-dessus du niveau intérieur, par conséquent à sept pieds du sol, que Dick Sand résolut de percer un trou dans la paroi d’argile.

Si, par ce trou, on était en communication avec l’air extérieur, c’est que le cône émergeait. Si, au contraire, ce trou était percé au-dessous du niveau de l’eau au dehors, l’air serait refoulé intérieurement, et, dans ce cas, il faudrait le boucher rapidement, ou bien l’eau s’élèverait jusqu’à son orifice. Puis, on recommencerait l’expérience un pied au-dessus, et ainsi de suite. Mais si, enfin, à la partie supérieure de la calotte, on ne rencontrait pas encore l’air extérieur, c’est qu’il y avait plus de quinze pieds d’eau dans la plaine, et que tout le village des termites avait disparu sous l’inondation! Et alors, quelle chance restait-il aux prisonniers de la fourmilière d’échapper à la plus épouvantable des morts, la mort par asphyxie lente!

Dick Sand savait tout cela, mais son sang-froid ne l’abandonna pas un instant. Les conséquences de l’expérience qu’il voulait tenter, il les avait nettement calculées. Attendre plus longtemps n’était pas possible, d’ailleurs. L’asphyxie était menaçante en cet étroit espace que chaque instant réduisait encore, dans un milieu déjà saturé d’acide carbonique!

Le meilleur outil que pût employer Dick Sand à percer un trou dans la paroi, fut une baguette de fusil, qui était munie à son extrémité d’un tire-bouchon, destiné à débourrer l’arme. En la faisant rapidement tourner, cette vis mordit l’argile comme une tarière, et le trou se creusa peu à peu. Il ne devait donc avoir d’autre diamètre que celui de la baguette, mais cela suffirait. L’air saurait bien fuser au travers.

Hercule, tenant la lanterne élevée, éclairait Dick Sand. On avait quelques bougies de rechange, et il n’était pas à craindre que, de ce chef, la lumière vînt à manquer.

Une minute après le début de l’opération, la baguette s’enfonça librement à travers la paroi. Aussitôt, il se produisit un bruit assez sourd, ressemblant à celui que font des globules d’air en s’échappant à travers une colonne d’eau. L’air fusait au dehors, et, au même moment, le niveau de l’eau monta dans le cône et s’arrêta à la hauteur du trou, ce qui prouvait qu’on l’avait percé trop bas, c’est-à-dire au-dessous de la masse liquide.

«A recommencer!» dit froidement le jeune novice, après avoir rapidement bouché le trou avec une poignée d’argile.

L’eau était restée de nouveau stationnaire dans le cône, mais l’espace réservé avait diminué de plus de huit pouces. La respiration devenait difficile, car l’oxygène commençait à manquer. On le voyait aussi à la lumière de la lanterne, qui rougissait et perdait une partie de son éclat.

A un pied au-dessus du premier trou, Dick Sand commença aussitôt à en forer un second par le même procédé. Si l’expérience ne réussissait pas, l’eau monterait encore à l’intérieur du cône… mais il fallait courir ce risque.

Pendant que Dick Sand manœuvrait sa tarière, on entendit tout à coup cousin Bénédict s’écrier:

«Eh parbleu! voilà… voilà… voilà pourquoi!»

Hercule leva sa lanterne et en dirigea la lumière sur cousin Bénédict, dont la figure exprimait la plus parfaite satisfaction.

«Oui, répéta-t-il, voilà pourquoi ces intelligents termites ont abandonné la fourmilière! Ils avaient pressenti l’inondation! Ah! l’instinct, mes amis, l’instinct! Plus malins que nous, les termites, beaucoup plus malins!»

Et ce fut là toute la moralité que le cousin Bénédict tira de la situation.

En ce moment, Dick Sand ramenait la baguette, qui avait traversé la paroi. Un sifflement se produisait. L’eau monta encore d’un pied à l’intérieur du cône… Le trou n’avait pas rencontré l’air libre à l’extérieur!

La situation était épouvantable. Mrs. Weldon, presque atteinte par l’eau, avait levé le petit Jack dans ses bras. Tous étouffaient dans cet étroit espace. Leurs oreilles bourdonnaient. La lanterne ne jetait plus qu’une lueur insuffisante.

«Le cône est-il donc tout entier sous l’eau?» murmura Dick Sand.

Il fallait le savoir, et pour cela percer un troisième trou au sommet de la calotte même.

Mais c’était l’asphyxie, c’était la mort immédiate, si le résultat de cette dernière tentative était encore infructueux. Ce qui restait d’air au dedans fuserait à travers la nappe supérieure, et l’eau remplirait le cône tout entier!

«Mistress Weldon, dit alors Dick Sand, vous connaissez la situation. Si nous tardons, l’air respirable va nous manquer. Si la troisième tentative échoue, l’eau remplira tout cet espace. La seule chance qui nous reste, c’est que le sommet du cône dépasse le niveau de l’inondation. Il faut tenter cette dernière expérience. Le voulez-vous?

– Fais, Dick!» répondit Mrs. Weldon.

En ce moment la lanterne s’éteignit dans ce milieu déjà impropre à la combustion. Mrs. Weldon et ses compagnons furent plongés dans la plus complète obscurité.

Dick Sand s’était juché sur les épaules d’Hercule, qui s’était accroché à une des cavités latérales, et dont la tête seule dépassait la couche d’eau. Mrs. Weldon, Jack, cousin Bénédict étaient resserrés dans le dernier étage d’alvéoles.

Dick Sand entama la paroi, et sa baguette s’enfonça rapidement à travers l’argile. En cet endroit, la paroi, plus épaisse, plus dure aussi, fut moins facile à percer. Dick Sand se hâtait, non sans une terrible anxiété, car, par cette étroite ouverture, ou c’était la vie qui allait pénétrer avec l’air, ou avec l’eau, c’était la mort!

Soudain, un sifflement aigu se fit entendre. L’air comprimé s’échappa… mais un rayon de jour filtra à travers la paroi. L’eau monta de huit pouces seulement, et s’arrêta sans que Dick Sand eût besoin de refermer ce trou. L’équilibre était fait entre le niveau du dedans et celui du dehors. Le sommet du cône émergeait. Mrs. Weldon et ses compagnons étaient sauvés!

Aussitôt, après un hurrah frénétique dans lequel domina la tonnante voix d’Hercule, les coutelas se mirent à l’œuvre. La calotte, vivement attaquée, s’émietta peu à peu. Le trou s’élargit, l’air pur entra à flots, et avec lui se glissèrent les premiers rayons du soleil levant. Le cône une fois décalotté, il serait facile de se hisser sur sa paroi, et on aviserait au moyen d’atteindre quelque prochaine hauteur, à l’abri de toute inondation.

Dick Sand monta le premier au sommet du cône…

Un cri lui échappa.

Ce bruit particulier, trop connu des voyageurs africains, que font les flèches en sifflant, passa dans l’air.

Dick Sand avait eu le temps d’apercevoir, à cent pas de la fourmilière, un campement, et à dix pas du cône, sur la plaine inondée, de longues barques chargées d’indigènes.

C’est de l’une de ces barques qu’était partie la nuée de flèches, au moment où la tète du jeune novice se montrait hors du trou.

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Dick Sand, d’un mot, avait tout dit à ses compagnons. Saisissant son fusil, suivi d’Hercule, d’Actéon, de Bat, il reparut au sommet du cône, et tous firent feu sur l’une des embarcations.

Plusieurs indigènes tombèrent, et des hurlements, accompagnés de coups de fusils, répondirent à la détonation des armes à feu.

Mais que pouvaient Dick Sand et ses compagnons contre une centaine d’Africains qui les entouraient de toutes parts!

La fourmilière fut assaillie. Mrs. Weldon, son enfant, cousin Bénédict, tous en furent brutalement arrachés, et, sans avoir eu le temps ni de s’adresser la parole, ni de se serrer une dernière fois la main, ils se virent séparés les uns des autres, sans, doute en vertu d’ordres préalablement donnés.

Une première barque entraîna Mrs. Weldon, le petit Jack et le cousin Bénédict, et Dick Sand les vit disparaître au milieu du campement.

Quant à lui, accompagné de Nan, du vieux Tom, d’Hercule, de Bat, d’Actéon et d’Austin, il fut jeté dans une seconde pirogue, qui se dirigea vers un autre point de la colline.

Vingt indigènes montaient cette barque, que cinq autres suivaient. Résister n’était pas possible, et cependant Dick Sand et ses compagnons le tentèrent. Quelques soldats de la caravane furent blessés par eux, et certainement ils eussent payé cette résistance de leur vie, s’il n’y avait eu ordre formel de les épargner.

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En quelques minutes, le trajet fut fait. Mais, au moment où la barque accostait, Hercule, d’un bond irrésistible, s’élança sur le sol. Deux indigènes se précipitèrent sur lui; mais le géant fit tournoyer son fusil comme une massue, et les indigènes tombèrent, le crâne fracassé.

Un instant après, Hercule disparaissait sous le couvert des arbres, au milieu d’une grêle de balles, au moment où Dick Sand et ses compagnons, après avoir été déposés à terre, étaient enchaînés comme des esclaves!

 

 

Chapitre VII

Un campement sur les bords de la Coanza.

 

’aspect du pays, depuis que l’inondation avait fait un lac de cette plaine où s’élevait le village des termites, était entièrement changé. Une vingtaine do fourmilières émergeaient par leur cône et formaient les seuls points saillants sur cette large cuvette.

C’était la Coanza qui avait débordé pendant la nuit, sous les eaux de ses affluents, grossis par l’orage.

Cette Coanza, un des fleuves de l’Angola, se jette dans l’océan Atlantique, à cent milles du point où s’était échoué le Pilgrim. C’est ce fleuve que le lieutenant Cameron devait traverser quelques années plus tard, avant d’atteindre Benguela. La Coanza est destinée à devenir le véhicule du transit intérieur de cette portion de la colonie portugaise. Déjà des steamers remontent son bas cours, et dix ans ne s’écouleront pas sans qu’ils desservent son lit supérieur. Dick Sand avait donc sagement agi en cherchant vers le nord quelque rivière navigable. La rivulette qu’il avait suivie venait se jeter dans la Coanza même. N’eût été cette attaque soudaine, contre laquelle rien n’avait pu le mettre en garde, il l’aurait trouvée un mille plus loin; ses compagnons et lui se seraient embarqués sur un radeau facile à construire, et ils auraient eu grande chance de descendre la Coanza jusqu’aux bourgades portugaises où les steamers font escale. Là, leur salut eût été assuré.

Il ne devait pas en être ainsi.

Le campement, aperçu par Dick Sand, était établi sur une hauteur voisine de cette fourmilière, dans laquelle la fatalité l’avait jeté comme dans un piège. Au sommet de cette hauteur se dressait un énorme figuier sycomore, qui eût aisément abrité cinq cents hommes sous son immense ramure. Qui n’a pas vu ces arbres géants de l’Afrique centrale ne saurait s’en faire une idée. Leurs branches forment une forêt, et l’on pourrait s’y perdre. Plus loin de gros banians, de ‘ceux dont les graines ne se transforment pas en fruits, complétaient le cadre de ce vaste paysage.

C’était sous l’abri du sycomore que, cachée comme en un mystérieux asile, toute une caravane, – celle dont Harris avait annoncé l’arrivée à Negoro, – venait de faire halte. Ce nombreux convoi d’indigènes, arrachés à leurs villages par les agents du traitant Alvez, se dirigeait vers le marché de Kazonndé. De là, les esclaves, suivant les besoins, seraient envoyés ou dans les baracons du littoral ouest, ou à N’yangwé, vers la région des grands lacs, pour être distribués soit vers la Haute-Egypte, soit vers les factoreries de Zanzibar.

Aussitôt leur arrivée au campement, Dick Sand et ses compagnons avaient été traités en esclaves. Au vieux Tom, à son fils, à Austin, à Actéon, à la pauvre Nan, nègres d’origine, bien qu’ils n’appartinssent pas à la race africaine, on réserva le traitement des captifs indigènes. Après qu’ils eurent été désarmés, malgré la plus vive résistance, ils furent maintenus à la gorge, deux par deux, au moyen d’une perche longue de six à sept pieds, bifurquée à chaque bout et fermée par une tige de fer. De cette façon, ils étaient forcés de marcher en ligne, l’un derrière l’autre, sans pouvoir s’écarter ni à droite, ni à gauche. Par surcroît de précaution, une lourde chaîne les rattachait par la ceinture. Ils avaient donc les bras libres pour porter des fardeaux, les pieds libres pour marcher, mais ils n’auraient pu en faire usage pour fuir. C’est ainsi qu’ils allaient franchir des centaines de milles, sous les coups de fouet d’un havildar! Étendus à l’écart, accablés par la réaction qui avait suivi les premiers instants de leur lutte contre les nègres, ils ne faisaient plus un mouvement! Que n’avaient-ils pu suivre Hercule dans sa fuite! Et pourtant, que pouvait-on espérer pour le fugitif? Tout vigoureux qu’il était, que deviendrait-il, dans cette inhospitalière contrée, où la faim, l’isolement, les bêtes fauves, les indigènes, tout était contre lui? N’en viendrait-il pas bientôt à regretter le sort de ses compagnons? Et ceux-ci, cependant, n’avaient aucune pitié à attendre de la part des chefs de la caravane, Arabes ou Portugais, parlant une langue qu’ils ne pouvaient comprendre, et qui n’entraient en communication avec eux que par des regards et des gestes menaçants.

Dick Sand, lui, n’était pas accouplé à quelque autre esclave. C’était un blanc, et on n’avait pas osé sans doute lui infliger le traitement commun. Désarmé, il avait les pieds elles mains libres, mais un havildar le surveillait spécialement. Il observait le campement, et à chaque instant, il s’attendait à voir paraître Negoro ou Harris… Son attente fut trompée. Nul doute pour lui, cependant, que ces deux misérables n’eussent dirigé l’attaque contre la fourmilière.

Aussi la pensée lui était-elle venue que Mrs. Weldon, le petit Jack et le cousin Bénédict avaient été entraînés séparément par les ordres de l’Américain ou du Portugais; ne les voyant ni l’un ni l’autre, il se disait que les deux complices accompagnaient peut-être bien leurs victimes. Où les conduisait-on? Qu’en voulait-on faire? c’était son plus cruel souci. Dick Sand oubliait sa propre situation, pour ne songer qu’à Mrs. Weldon et aux siens.

La caravane, campée sous le gigantesque sycomore, ne comptait pas moins de huit cents personnes, soit cinq cents esclaves des deux sexes, deux cents soldats, porteurs ou maraudeurs, des gardiens, des havildars, des agents ou des chefs.

Ces chefs étaient d’origine arabe et portugaise. On imaginerait difficilement les cruautés que ces êtres inhumains exercent sur leurs captifs. Ils les frappent sans relâche, et ceux d’entre eux qui tombent épuisés, hors d’état d’être vendus, sont achevés à coups de fusil ou de couteau. On les tient ainsi par la terreur; mais le résultat de ce système, c’est qu’à l’arrivée de la caravane, cinquante pour cent des esclaves, manquent au compte du traitant, soit que quelques-uns aient pu s’échapper, soit que les ossements de ceux qui sont morts à la peine jalonnent les longues routes de l’intérieur à la côte.

On le pense bien, les agents d’origine européenne, Portugais pour la plupart, ne sont que des coquins que leur pays a rejetés, des condamnés, des échappés de prison, d’anciens négriers qu’on n’a pu pendre, en un mot le rebut de l’humanité. Tel Negoro, tel Harris, maintenant au service de l’un des plus gros traitants de l’Afrique centrale, José-Antonio Alvez, bien connu des trafiquants de la province, et sur lequel le lieutenant Cameron a donné de curieux renseignements.

Les soldats qui escortent les captifs sont généralement des indigènes à la solde des traitants. Mais ceux-ci n’ont pas le monopole de ces razzias qui leur procurent des esclaves. Les rois nègres se font aussi des guerres atroces et dans le même but; alors les vaincus adultes, les femmes et les enfants, réduits à l’esclavage, sont vendus par les vainqueurs aux traitants pour quelques yards de calicot, de la poudre, des armes à feu, des perles rosés ou rouges, et souvent même, dit Livingstone, aux époques de famine, pour quelques grains de maïs.

Les soldats qui escortaient la caravane du vieil Alvez pouvaient donner une juste idée de ce que sont les armées africaines. C’était un ramassis de bandits nègres, à peine vêtus, qui brandissaient de longs fusils à pierre, garnis à leur canon d’un grand nombre d’anneaux de cuivre. Avec une telle escorte, à laquelle se joignent des maraudeurs qui ne valent pas mieux, les agents ont d’ailleurs souvent fort à faire. On discute leurs ordres, on leur impose les lieux et les heures de halte, on menace de les abandonner, et il n’est pas rare qu’ils soient forcés de céder aux exigences de cette soldatesque.

Bien que les esclaves, hommes ou femmes, soient généralement assujettis à porter des fardeaux pendant que la caravane est en marche, on compte encore un certain nombre de «porteurs» qui l’accompagnent. On les appelle plus spécialement des «pagazis», et ils se chargent des ballots d’objets précieux, principalement de l’ivoire. Telle est, quelquefois, la grosseur de ces dents d’éléphants, dont quelques-unes pèsent jusqu’à cent soixante livres, qu’il faut deux de ces pagazis pour les porter aux factoreries, d’où cette précieuse marchandise est expédiée sur les marchés de Khartoum, de Zanzibar et de Natal. A l’arrivée, ces pagazis sont payés au prix convenu, qui consiste en une vingtaine d’yards de cotonnade, ou de cette étoffe qui porte le nom de «mérikani», un peu de poudre, une poignée de cauris1, quelques perles, ou même ceux des esclaves qui seraient d’une défaite difficile lorsque le traitant n’a pas d’autre monnaie.

Parmi les cinq cents esclaves que comptait la caravane, on voyait peu d’hommes faits. Cela tient à ce que, la razzia finie et le village incendié, tout indigène au-dessus de quarante ans est impitoyablement massacré et pendu aux arbres des environs. Seuls, les jeunes adultes des deux sexes et les enfants sont destinés à fournir les marchés. A peine survit-il, après ces chasses à l’homme, le dixième des vaincus. Ainsi s’explique l’effroyable dépopulation qui change en déserts de vastes territoires de l’Afrique équinoxiale.

Ici, ces enfants et ces adultes étaient à peine vêtus d’un lambeau de cette étoffe d’écorce que produisent certains arbres, et qui est nommée «mbouzou» dans le pays. Aussi, l’état de ce troupeau d’êtres humains, femmes couvertes de plaies dues au fouet des havildars, enfants hâves, amaigris, les pieds saignants, que les mères essayent de porter en surcroît de leurs fardeaux, jeunes gens étroitement rivés à cette fourche plus torturante que la chaîne du bagne, est-il ce qu’on peut imaginer de plus lamentable. Oui, la vue de ces malheureux, à peine vivants, dont la voix n’avait plus de timbre, «squelettes d’ébène», suivant l’expression de Livingstone, eût touché des cœurs de bêtes fauves; mais tant de misères laissaient insensibles ces Arabes endurcis et ces Portugais qui à en croire le lieutenant Cameron, sont plus cruels encore2.

Il va sans dire que, pendant les marches comme pendant les haltes, les prisonniers étaient très-sévèrement gardés. Aussi, Dick Sand comprit-il bientôt qu’il ne fallait pas même tenter de s’enfuir. Mais alors, comment retrouver Mrs. Weldon? Que son enfant et elle eussent été enlevés par Negoro, ce n’était que trop certain. Le Portugais avait tenu à la séparer de ses compagnons pour des raisons qui échappaient encore au jeune novice; mais il ne pouvait douter de l’intervention de Negoro, et son cœur se brisait à la pensée des dangers de toutes sortes qui menaçaient Mrs. Weldon.

«Ah! se disait-il, quand je songe que j’ai tenu ces deux misérables, l’un et l’autre, au bout de mon fusil, et que je ne les ai pas tués!…»

Cette pensée était de celles qui revenaient le plus obstinément à l’esprit de Dick Sand. Que de malheurs la mort, la juste mort d’Harris et de Negoro eût évités! que de misères en moins pour ceux que ces courtiers de chair humaine traitaient maintenant en esclaves!

Toute l’horreur de la situation de Mrs. Weldon, du petit Jack, se représentait aussitôt à Dick Sand. Ni la mère, ni l’enfant ne pouvaient compter sur cousin Bénédict. Le pauvre homme devait à peine se suffire! Sans doute, on les entraînait tous trois vers quelque district reculé de la province d’Angola. Mais qui portait l’enfant encore malade?

«Sa mère, oui! sa mère! se répétait Dick Sand. Elle aura retrouvé des forces pour lui! Elle aura fait ce que font ces malheureuses esclaves; et elle tombera comme elles! Ah! que Dieu me remette en face de ses bourreaux, et je…»

Mais il était prisonnier! Il comptait pour une tête dans ce bétail que les havildars poussaient vers l’intérieur de l’Afrique! Il ne savait même pas si Negoro et Harris dirigeaient eux-mêmes le convoi dont faisaient partie leurs victimes! Dingo n’était plus là pour dépister le Portugais, pour signaler son approche. Hercule seul pourrait venir en aide à l’infortunée Mrs. Weldon. Mais ce miracle était-il à espérer?

Dick Sand se raccrochait cependant à cette idée. Il se disait que le vigoureux noir était libre. De son dévouement, il n’y avait pas à douter! Tout ce qu’il serait humainement possible de faire, Hercule le ferait dans l’intérêt de Mrs. Weldon. Oui! ou bien Hercule tenterait de retrouver leurs traces et de se mettre en communication avec eux, ou, si cette piste lui manquait, il essayerait de se concerter avec lui, Dick Sand, et peut-être de l’enlever, de le délivrer par un coup de force! Pendant les haltes de nuit, se confondant avec ces prisonniers, noir comme eux, ne pourrait-il tromper la vigilance des soldats, parvenir jusqu’à lui, briser ses liens, l’entraîner dans la forêt, et tous deux, libres alors, que ne feraient-ils pas pour le salut de Mrs. Weldon! Un cours d’eau leur permettrait de descendre jusqu’au littoral, et Dick Sand reprendrait, avec de nouvelles chances de succès et une plus grande connaissance des difficultés, ce plan si malheureusement empêché par l’attaque des indigènes!

Le jeune novice se laissait aller ainsi à des alternatives de craintes et d’espoir. En somme, il résistait à l’abattement, grâce à son énergique nature, et se tenait prêt à profiter de la moindre chance qui lui serait offerte.

Ce qu’il importait de savoir, avant tout, c’était vers quel marché les agents dirigeaient le convoi d’esclaves. Était-ce vers une des factoreries de l’Angola et serait-ce l’affaire de quelques étapes seulement, ou ce convoi cheminerait-il pendant des centaines de milles encore à travers l’Afrique centrale? Le principal marché des traitants, c’est celui de N’yangwé, dans le Manyema, sur ce méridien qui divise le continent africain en deux parties presque égales, là où s’étend le pays des grands lacs que Livingstone parcourait alors. Mais il y avait loin du campement de la Coanza à cette bourgade; des mois de voyage ne suffiraient pas à l’atteindre.

C’était là une des plus sérieuses préoccupations de Dick Sand, car, une fois à N’yangwé, au cas même où Mrs. Weldon, Hercule, les autres noirs et lui seraient parvenus à s’échapper, combien eût été difficile, pour ne pas dire impossible, le retour au littoral, au milieu des dangers d’une si longue route!

Mais Dick Sand eut bientôt raison de penser que le convoi ne tarderait pas à arriver à destination. Bien qu’il ne comprît pas le langage qu’employaient les chefs de la caravane, c’est-à-dire tantôt l’arabe, tantôt l’idiome africain, il remarqua que le nom d’un important marché de cette région était souvent prononcé. C’était le nom de Kazonndé, et il n’ignorait pas qu’il se faisait là un très-grand commerce d’esclaves. Il fut donc naturellement conduit à croire que là se déciderait le sort des prisonniers, soit au profit du roi de ce district, soit pour le compte de quelque riche traitant du pays. On sait qu’il ne se trompait pas.

Or, Dick Sand, au courant des faits de la géographie moderne, connaissait assez exactement ce que l’on savait de Kazonndé. La distance de Saint-Paul de Loanda à cette ville ne dépasse pas quatre cents milles, et par conséquent, deux cent cinquante milles au plus la séparent du campement établi sur le cours de la Coanza. Dick Sand établissait approximativement son calcul, en prenant pour base le parcours fait par la petite troupe sous la conduite d’Harris. Or, dans des circonstances ordinaires, ce trajet ne demandait que dix à douze jours. En doublant ce temps pour les besoins d’une caravane déjà épuisée par une longue route, Dick Sand pouvait estimer à trois semaines la durée du trajet de la Coanza à Kazonndé. Ce qu’il croyait savoir, Dick Sand aurait bien voulu en faire part à Tom et à ses compagnons. Être assurés qu’on ne les entraînait pas au centre de l’Afrique, dans ces funestes contrées dont on ne peut plus espérer sortir, c’eût été une sorte de consolation pour eux. Or, il suffisait de quelques mots jetés en passant pour les instruire de ce qu’ils ignoraient. Ces mots, parviendrait-il à les leur dire?

Tom et Bat, – un hasard avait réuni le père et le fils, – Actéon et Austin, enfourchés deux à deux, se trouvaient à l’extrémité droite du campement. Un havildar et une douzaine de soldats les surveillaient.

Dick Sand, libre de ses mouvements, résolut de diminuer peu à peu la distance qui le séparait du groupe que ses compagnons formaient à cinquante pas de lui. Il commença donc à manœuvrer dans ce but.

Très-probablement, le vieux Tom devina la pensée de Dick Sand. Un mot, prononcé à voix basse, prévint ses compagnons d’être attentifs. Ils ne bougèrent pas, mais ils se tinrent prêts à voir comme à entendre.

Bientôt, Dick Sand eut gagné d’un air indifférent une cinquantaine de pas encore. De l’endroit où il se trouvait alors, il aurait pu crier, de façon à être entendu de Tom, ce nom de Kazonndé et lui dire quelle serait la durée probable du trajet. Mais compléter ses renseignements et s’entendre avec eux sur la conduite à tenir pendant le voyage, eût mieux valu encore. Il continua donc de se rapprocher d’eux. Déjà son cœur battait d’espérance; il n’était plus qu’à quelques pas du but désiré, lorsque l’havildar, comme s’il eût pénétré tout à coup son intention, se précipita sur lui. Aux cris de ce forcené, dix soldats accoururent, et Dick Sand fut brutalement ramené en arrière, pendant que Tom et les siens étaient entraînés à l’autre extrémité du campement.

Dick Sand exaspéré s’était jeté sur l’havildar; il était parvenu à briser dans ses mains son fusil qu’il avait presque réussi à lui arracher; mais sept ou huit soldats l’assaillirent à la fois, et force lui fut de lâcher prise. Furieux, ils l’eussent massacré, si un des chefs de la caravane, un Arabe de grande taille, à physionomie farouche, ne fût intervenu. Cet Arabe était le chef Ibn Hamis dont Harris avait parlé. Il prononça quelques mots que Dick Sand ne put comprendre, et les soldats, obligés de lâcher leur proie, s’éloignèrent.

Il était donc bien évident, d’une part, qu’il y avait défense formelle de laisser le jeune novice communiquer avec ses compagnons, et de l’autre, qu’on avait recommandé qu’il ne fût pas attenté à sa vie. Qui pouvait avoir donné de tels ordres, si ce n’était Harris ou Negoro?

En ce moment, – il était neuf heures du matin, 19 avril, – les sons rauques d’une corne de «coudou»3 éclataient, et le tambour se fit entendre. La halte allait prendre fin.

Tous, chefs, soldats, porteurs, esclaves, furent aussitôt sur pied. Les ballots chargés, plusieurs groupes de captifs se formèrent sous la conduite d’un havildar qui déploya une bannière à couleurs vives.

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Le signal du départ fut donné.

Des chants s’élevèrent alors dans l’air, mais c’étaient les vaincus, non les vainqueurs, qui chantaient ainsi.

Et voici ce qu’ils disaient dans ces chants, menace empreinte d’une foi naïve des esclaves contre leurs oppresseurs, contre leurs bourreaux:

«Vous m’avez renvoyé à la côte, mais, quand je serai mort, je n’aurai plus de joug, et je reviendrai vous tuer!»

 

 

Chapitre VIII

Quelques notes de Dick Sand.

 

ien que l’orage de la veille eût cessé, le temps était profondément troublé encore. C’était, d’ailleurs, l’époque de la «masika», deuxième période de la saison des pluies sous cette zone du ciel africain. Les nuits surtout allaient être pluvieuses pendant une, deux ou trois semaines, ce qui ne pouvait qu’accroître les misères de la caravane.

Elle partit ce jour-là par un temps couvert, et, après avoir quitté les rives de la Coanza, s’enfonça presque directement vers l’est.

Une cinquantaine de soldats marchaient en tête, une centaine sur chacun des deux flancs du convoi, le reste à l’arrière-garde. Il eût été difficile aux prisonniers de s’enfuir, même s’ils n’avaient pas été enchaînés. Femmes, enfants, hommes, allaient pêle-mêle, et les havildars pressaient leurs pas à coups de fouet. Il y avait de malheureuses mères qui, nourrissant un enfant, en portaient un second de la main qui leur restait libre. D’autres traînaient ces petits êtres sans vêtements, sans chaussures, sur les herbes acérées du sol.

Le chef de la caravane, ce farouche Ibn Hamis qui était intervenu dans la lutte entre Dick Sand et son havildar, surveillait tout ce troupeau, allant et venant de la tête à la queue de la longue colonne. Si ses agents et lui se préoccupaient peu des misères de leurs captifs, il leur fallait compter plus sérieusement, soit avec les soldats qui réclamaient quelque supplément de ration, soit avec les pagazis qui voulaient faire halte. De là des discussions, souvent même des échanges de brutalités. Les esclaves portaient encore la peine de l’irritation constante des havildars. On n’entendait que des menaces d’un côté, des cris de douleur de l’autre, et ceux qui marchaient aux derniers rangs foulaient un sol que les premiers avaient taché de leur sang.

Les compagnons de Dick Sand, toujours tenus avec soin en avant du convoi, ne pouvaient avoir aucune communication avec lui. Ils s’avançaient en file, le cou pris dans cette lourde fourche, qui ne leur permettait pas un seul mouvement de tête. Les fouets ne les épargnaient pas plus que leurs tristes compagnons d’infortune!

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Bat, accouplé avec son père, marchait devant lui, s’ingéniant à ne donner aucune secousse à la fourche, choisissant les meilleurs endroits où mettre le pied, puisque le vieux Tom devait y passer après lui. De temps en temps, lorsque l’havildar était resté un peu en arrière, il faisait entendre quoique parole d’encouragement dont quelques-unes arrivaient à Tom. Il essayait même de ralentir sa marche, s’il sentait que Tom se fatiguait. C’était un supplice pour ce bon fils de ne pouvoir retourner la tête vers son bon père qu’il chérissait. Tom avait sans doute la satisfaction de voir son fils, cependant il la payait bien cher. Que de fois de grosses larmes coulèrent de ses yeux, lorsque le fouet de l’havildar s’abattait sur Bat! C’était un pire supplice que s’il fût tombé sur sa propre chair.

Austin et Actéon marchaient quelques pas en arrière, liés l’un à l’autre, et brutalisés à tout instant. Ah! qu’ils enviaient le sort d’Hercule! Quels que fussent les dangers qui menaçaient celui-ci dans ce pays sauvage, il pouvait du moins user de sa force et défendre sa vie.

Pendant les premiers moments de leur captivité, le vieux Tom avait enfin fait connaître à ses compagnons la vérité tout entière. Ils avaient appris de lui, à leur profond étonnement, qu’ils étaient en Afrique, que la double trahison de Negoro et d’Harris les y avait d’abord jetés, puis entraînés, et qu’aucune pitié n’était à espérer de la part de leurs maîtres.

Nan n’était pas mieux traitée. Elle faisait partie d’un groupe de femmes qui occupait le milieu du convoi. On l’avait enchaînée avec une jeune mère de deux enfants, l’un à la mamelle, l’autre âgé de trois ans et qui marchait à peine. Nan, émue de pitié, s’était chargée de ce petit être, et la pauvre esclave l’en avait remerciée par une larme. Nan portait donc l’enfant, lui épargnant, en même temps que la fatigue à laquelle il aurait succombé, les coups que ne lui eût pas ménagés l’havildar. Mais c’était un pesant fardeau pour la vieille Nan; elle craignait que ses forces ne la trahissent bientôt, et elle songeait alors au petit Jack! Elle se le représentait dans les bras de sa mère! La maladie l’avait bien amaigri, mais il devait être lourd encore pour les bras affaiblis de Mrs. Weldon! Où était-elle? Que devenait-elle? Sa vieille servante la reverrait-elle jamais?

Dick Sand avait été placé presque à l’arrière du convoi. Il ne pouvait apercevoir ni Tom, ni ses compagnons, ni Nan. La tête de la longue caravane n’était visible pour lui que lorsqu’elle traversait quelque plaine. Il marchait, livré aux plus tristes pensées, auxquelles les cris des agents l’arrachaient à peine. Il ne pensait ni à lui-même, ni aux fatigues qu’il lui faudrait supporter encore, ni aux tortures que Negoro lui réservait peut-être! Il ne songeait qu’à Mrs. Weldon. Il cherchait en vain sur le sol, aux épines des sentiers, aux basses branches des arbres, s’il ne trouverait pas quelque trace de son passage. Elle n’avait pu prendre un autre chemin, si, comme tout portait à le croire, on l’entraînait à Kazonndé. Que n’eût-il pas donné pour retrouver quelque indice de sa marche vers le but où on les conduisait eux-mêmes!

Telle était la situation de corps et d’esprit du jeune novice et de ses compagnons. Mais, quelque sujet qu’ils eussent de craindre pour eux-mêmes, si grandes que fussent leurs propres souffrances, la pitié l’emportait en eux, à voir l’effroyable misère de ce triste troupeau de captifs et la révoltante brutalité de leurs maîtres. Hélas! ils ne pouvaient rien pour secourir les uns, rien pour résister aux autres!

Tout le pays situé dans l’est de la Coanza n’était qu’une forêt sur un parcours d’une vingtaine de milles. Les arbres, cependant, soit qu’ils dépérissent sous la morsure des nombreux insectes de ces contrées, soit que les troupes d’éléphants les abattent lorsqu’ils sont jeunes encore, y étaient moins pressés que dans la contrée voisine du littoral. La marche sous bois ne devait donc pas être entravée, et les arbustes eussent été plus gênants que les arbres. Il y avait en effet abondance de ces cotonniers, hauts de sept à huit pieds, dont le coton sert à fabriquer les étoffes rayées de noir et de blanc en usage dans l’intérieur de la province.

En de certains endroits, le sol se transformait en épais jungles dans lesquels le convoi disparaissait. De tous les animaux de la contrée, seuls les éléphants et les girafes eussent dominé de la tête ces roseaux qui ressemblent à des bambous, ces herbes dont la tige mesure un pouce de diamètre. Il fallait que les agents connussent merveilleusement le pays pour ne pas s’y perdre.

Chaque jour, la caravane partait dès l’aube et ne faisait halte qu’à midi, pendant une heure. On ouvrait alors quelques ballots contenant du manioc, et cet aliment était parcimonieusement distribué aux esclaves. On y joignait des patates, ou de la viande de chèvre et de veau, lorsque les soldats avaient pillé en passant quelque village. Mais la fatigue avait été telle, le repos si insuffisant, si impossible même pendant ces nuits pluvieuses, que, l’heure de la distribution des vivres arrivée, les prisonniers pouvaient à peine manger. Aussi, huit jours après le départ de la Coanza, une vingtaine étaient-ils encore tombés sur la route, à la merci des fauves, qui rôdaient en arrière du convoi. Lions, panthères et léopards attendaient les victimes qui ne pouvaient leur manquer, et, chaque soir, après le coucher du soleil, leurs rugissements éclataient à si courte distance, qu’on pouvait craindre une attaque directe.

En entendant ces rugissements, que l’ombre rend plus formidables encore, Dick Sand ne pensait pas sans terreur aux obstacles que de pareilles rencontres pouvaient élever contre les entreprises d’Hercule, aux périls qui menaceraient chacun de ses pas. Et cependant, s’il eût trouvé l’occasion de fuir, lui aussi, il n’aurait pas hésité.

Du reste, voici les notes que Dick Sand prit pendant cet itinéraire de la Coanza à Kazonndé. Vingt-cinq «marches» furent employées à faire ce trajet de deux cent cinquante milles, la «marche» dans le langage des traitants étant de dix milles avec halte de jour et de nuit.

Du 25 au 27 avril. – Vu un village entouré de murs de roseaux hauts de huit à neuf pieds. Champs cultivés en maïs, fèves, sorgho et diverses arachides. Deux noirs saisis et faits prisonniers. Quinze tués. Population en fuite.

Le lendemain, traversé une rivière tumultueuse, large de cent cinquante yards. Pont flottant formé de troncs d’arbres rattachés avec des lianes. Pilotis à demi rompus. Deux femmes, liées à la même fourche, précipitées dans les eaux. L’une portant son petit enfant. Les eaux s’agitent et se teignent de sang. Les crocodiles se glissent entre les branchages du pont. On risque de mettre le pied dans des gueules ouvertes…

– 28 avril. – Traversé une forêt de bauhinias. Arbres de haute futaie, de ceux qui fournissent le bois de fer aux Portugais.

Forte pluie. Terrain détrempé. Marche extrêmement pénible.

Aperçu, vers le centre du convoi, la pauvre Nan, portant un petit négrillon dans ses bras. Elle se traîne difficilement. L’esclave enchaînée avec elle boite, et le sang coule de son épaule déchirée à coups de fouet.

Campé le soir sous un énorme baobab à fleurs blanches et d’un feuillage vert tendre.

Pendant la nuit, rugissements de lions et de léopards. Coup de feu tiré par un des indigènes sur une panthère. Que devient Hercule?…

– 29 et 30 avril. – Premiers froids de ce qu’on appelle l’hiver africain. Rosée très-abondante. Fin de la saison pluvieuse avec le mois d’avril, laquelle commence avec le mois de novembre. Plaines largement inondées encore. Vents d’est, qui suspendent la transpiration et rendent plus sensibles aux fièvres des marécages.

Aucune trace de Mrs. Weldon, ni de monsieur Bénédict. Où les conduirait-on, si ce n’est à Kazonndé? Ils ont dû suivre le chemin de la caravane et nous précéder. Je suis dévoré d’inquiétudes. Le petit Jack a dû être repris de la fièvre dans cette région insalubre. Mais vit-il encore?…

Du 1 mai au 6 mai. – Traversé pendant plusieurs étapes de longues plaines que l’évaporation n’a pu dessécher. De l’eau parfois jusqu’à la ceinture. Myriades de sangsues adhérant à la peau. Il faut marcher quand même. Sur quelques hauteurs qui émergent, des lotus, des papyrus. Au fond, sous les eaux, d’autres plantes, à grandes feuilles de chou, sur lesquelles le pied bute, ce qui occasionne des chutes nombreuses.

Dans ces eaux, quantités considérables de petits poissons de l’espèce des silures, que les indigènes retiennent par milliards dans des clayonnages, et qui sont vendus aux caravanes.

Impossible de trouver un lieu de campement pour la nuit. On ne voit pas de limite à la plaine inondée. Il faut marcher dans les ténèbres. Demain, bien des esclaves manqueront au convoi! Que de misères! Lorsque l’on tombe, pourquoi se relever! Quelques instants de plus sous ces eaux, et tout serait fini! Le bâton de l’havildar ne vous atteindrait pas dans l’ombre!

Oui! mais Mrs. Weldon et son fils! Je n’ai pas le droit de les abandonner! Je résisterai jusqu’au bout! C’est mon devoir!

Cris épouvantables qui se font entendre dans la nuit!

Une vingtaine de soldats ont arraché quelques branches à des arbres résineux dont la ramure émergeait. Lueurs livides dans les ténèbres.

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Voici la cause des cris que j’ai entendus! Une attaque de crocodiles. Douze ou quinze de ces monstres se sont jetés dans l’ombre sur le flanc de la caravane. Des femmes, des enfants ont été saisis et entraînés par les crocodiles jusqu’à leurs «terrains de pâture». C’est ainsi que Livingstone appelle ces trous profonds ou cet amphibie va déposer sa proie, après l’avoir noyée, car il ne la mange que lorsqu’elle est arrivée à un certain degré de décomposition.

J’ai été rudement frotté par les écailles de l’un de ces crocodiles Un esclave adulte a été saisi près de moi et arraché de la fourche qui le tenait par le cou. La fourche a été brisée. Quel cri de désespoir, quel hurlement de douleur! Je l’entends encore!

– 7 et 8 mai. – Le lendemain, on compte les victimes. Vingt esclaves ont disparu.

Au jour levant, j’ai cherché Tom et ses compagnons! Dieu soit loué! Ils sont vivants! Hélas! faut-il en louer Dieu? N’est-on pas plus heureux d’en avoir fini avec toutes ces misères!

Tom est en tète du convoi. A un moment où son fils Bat a fait un crochet, la fourche s’est présentée obliquement et Tom a pu m’apercevoir.

Je cherche vainement la vieille Nan! Est-elle confondue dans le groupe central, ou a-t-elle péri pendant cette nuit épouvantable?

Le lendemain, dépassé la limite de la plaine inondée, après vingt-quatre heures dans l’eau. On fait halte sur une colline. Le soleil nous sèche un peu. On mange, mais quelle misérable nourriture! Un peu de manioc, quelques poignées de maïs! Rien que l’eau trouble à boire! Des prisonniers étendus sur le sol, combien ne se relèveront pas!

Non! il n’est pas possible que Mrs. Weldon et son enfant aient passé par tant de misères! Dieu leur aura fait la grâce d’avoir été conduits par un autre chemin à Kazonndé! La malheureuse mère n’aurait pu résister!…

Nouveaux cas de petite vérole dans la caravane, la «ndoué», comme ils disent! Les malades ne pourront aller loin. Les abandonnera-t on?

– 9 mai. – On s’est remis en marche dès l’aube. Pas de retardataires. Le fouet de l’havildar a vivement relevé ceux que la fatigue ou la maladie accablait! Ces esclaves ont une valeur. C’est une monnaie. Les agents ne les laisseront pas en arrière, tant qu’il leur restera la force de marcher.

Je suis environné de squelettes vivants. Ils n’ont plus assez de voix pour se plaindre.

J’ai enfin aperçu la vieille Nan! Elle fait mal à voir! L’enfant qu’elle portait n’est plus entre ses bras! Elle est seule d’ailleurs! Ce sera moins pénible pour elle, mais la chaîne est encore à sa ceinture, et elle a dû en rejeter le bout pardessus son épaule.

En me hâtant, j’ai pu m’approcher d’elle. On aurait dit qu’elle ne me reconnaissait pas! Suis-je donc changé à ce point?

«Nan!» ai-je dit.

La vieille servante m’a regardé longtemps, et enfin:

«Vous, monsieur Dick! Moi… moi!… avant peu, je serai morte!

– Non, non! du courage! ai-je répondu, pendant que mes yeux se baissaient pour ne pas voir ce qui n’était plus que le spectre exsangue de l’infortunée!

– Morte, reprit-elle, et je ne reverrai plus ma chère maîtresse, ni mon petit Jack! Mon Dieu! mon Dieu, ayez pitié de moi!»

J’ai voulu soutenir la vieille Nan, dont tout le corps tremblait sous ses vêtements déchirés. C’eût été une grâce de me voir lié à elle, et de porter ma part de cette chaîne dont elle avait tout le poids depuis la mort de sa compagne!

Un bras vigoureux me repousse, et la malheureuse Nan, enveloppée d’un coup de fouet, est rejetée dans la foule des esclaves. J’ai voulu me précipiter sur ce brutal… Le chef arabe est apparu, m’a saisi le bras et m’a maintenu jusqu’au moment où je me suis retrouvé au dernier rang de la caravane.

Puis, à son tour, il a prononcé le nom:

«Negoro!»

Negoro! C’est donc par l’ordre du Portugais qu’il agit et me traite autrement que mes compagnons d’infortune?

A quel sort suis-je réservé?

– 10 mai. – Passé aujourd’hui près de deux villages en flammes. Les chaumes brûlent de toutes parts. Des cadavres sont pendus aux arbres que l’incendie a respectés. Population en fuite. Champs dévastés. La razzia s’est exercée là. Deux cents meurtres, peut-être pour obtenir une douzaine d’esclaves.

Le soir est arrivé. Halte de nuit. Campement établi sous de grands arbres. Hautes herbes qui forment buisson sur la lisière de la forêt.

Quelques prisonniers se sont enfuis la veille, après avoir brisé leur fourche. Ils ont été repris et traités avec une cruauté sans exemple. La surveillance des soldats et des havildars redouble.

La nuit est venue. Rugissement des lions et des hyènes. Ronflements lointains des hippopotames. Quelque lac ou cours d’eau voisin sans doute.

Malgré ma fatigue, je ne puis dormir! Je songe à tant de choses!

Puis, il me semble que j’entends rôder dans les hautes herbes. Quelque fauve peut-être. Oserait-il forcer l’entrée du campement?

J’écoute. Rien! Si! un animal passe entre les roseaux. Je suis sans armes! Je me défendrai pourtant! J’appellerai! Ma vie peut être utile à Mrs. Weldon, à mes compagnons!

Je regarde à travers les profondes ténèbres. Il n’y a pas de lune. La nuit est extrêmement noire.

Voici deux yeux qui reluisent dans l’ombre, entre les papyrus, des yeux de hyène ou de léopard! Ils disparaissent… reparaissent…

Enfin, un bruissement d’herbes se produit. Un animal bondit sur moi!…

Je vais pousser un cri, donner l’éveil…

Heureusement, j’ai pu me retenir!…

Je ne puis en croire mes yeux!… C’est Dingo… Dingo qui est près de moi!… Brave Dingo!… Comment m’est-il rendu? Comment a-t-il pu me retrouver? Ah! l’instinct!… L’instinct suffirait-il à expliquer de tels miracles de fidélité? Il me lèche les mains. Ah! bon chien, maintenant mon seul ami! Ils ne t’avaient donc pas tué!…

Je lui rends ses caresses. Il me comprend! Il voudrait aboyer…

Je le calme! Il ne faut pas qu’on l’entende! Qu’il suive ainsi la caravane, sans être aperçu, et peut-être!… Mais quoi! il frotte obstinément son cou contre mes mains. Il a l’air de me dire: «Cherche donc!…» Je cherche, et je sens quelque chose là, attaché à son cou… un bout de roseau passe dans ce collier où sont gravées ces deux lettres S. V. dont le mystère est encore inexplicable pour nous.

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Oui… j’ai détaché le roseau,. Je l’ai brisé! Il y a un billet dedans…

Mais, ce billet!… je ne puis le lire! Il faut attendre le jour!… le jour… Je voudrais retenir Dingo, mais le bon animal, tout en me léchant les mains, semble avoir hâte de me quitter!… Il a compris que sa mission était remplie!… D’un bond de côté, il disparaît sans bruit entre les herbes! Dieu lui épargne la dent des lions ou des hyènes!

Dingo est certainement retourné vers celui qui me l’a envoyé!

Ce billet, que je ne puis lire encore, me brûle les mains! Qui l’a écrit? Viendrait-il de Mrs. Weldon? Vient-il d’Hercule? Comment le fidèle animal que nous croyions mort a-t-il rencontré l’un ou l’autre? Que va me dire ce billet? Est-ce un plan d’évasion qu’il m’apporte, ou me donne-t-il seulement des nouvelles de ceux qui me sont chers! Quoiqu’il en soit, cet incident m’a vivement ému, et a fait trêve à mes misères.

Ah! que le jour est long à venir!

Je guette la moindre lueur à l’horizon. Je ne puis fermer l’œil. J’entends encore les rugissements des fauves! Mon pauvre Dingo, puisses-tu leur avoir échappé!

Enfin, le jour va paraître, et presque sans aube, sous ces latitudes tropicales. Je m’arrange pour ne pouvoir être aperçu!…

J’essaye de lire!… Je ne le puis encore.

Enfin, j’ai lu! Le billet est de la main d’Hercule!

Il est écrit sur un bout de papier, au crayon…

Voici ce qu’il dit:

«Mistress Weldon emportée avec petit Jack dans une kitanda. Harris et Negoro l’accompagnent. Ils précèdent la caravane de trois à quatre marches avec cousin Bénédict. Je n’ai pu communiquer avec elle. J’ai recueilli Dingo qui a dû avoir été blessé d’un coup de feu… mais guéri. Bon espoir, monsieur Dick. Je ne pense qu’à vous tous, et j’ai fui pour vous être plus utile.

«Hercule

Ah! mistress Weldon et son fils sont vivants! Dieu soit loué! ils n’ont pas à souffrir comme nous, des fatigues de ces rudes étapes! Une kitanda, c’est une sorte de litière d’herbe sèche suspendue à un long bambou que deux hommes portent sur l’épaule. Un rideau d’étoffe la recouvre. Mistress Weldon et son petit Jack sont dans cette kitanda. Qu’en veulent faire Harris et Negoro? Ces misérables les dirigent sur Kazonndé évidemment, oui!… oui!… Je les retrouverai! Ah! au milieu de toutes ces misères, c’est une bonne nouvelle, c’est une joie que Dingo m’a apportée là!

Du 11 au 15 mai. – La caravane continue sa marche. Les prisonniers se traînent de plus en plus péniblement. La plupart laissent sous leurs pas des marques de sang. Je calcule qu’il faut encore dix jours pour atteindre Kazonndé. Combien auront cessé de souffrir d’ici là! Mais moi, il faut que j’y arrive, j’y arriverai!

C’est atroce! Il y a dans le convoi de ces malheureuses dont le corps n’est plus qu’une plaie! Les cordes qui les attachent entrent dans leur chair!…

Depuis hier, une mère porte dans ses bras son petit enfant mort de faim!… elle ne veut pas s’en séparer!…

Notre route se jonche de cadavres. La petite vérole sévit avec une nouvelle violence.

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Nous venons de passer près d’un arbre… A cet arbre, des esclaves étaient attachés par le cou. On les y avait laissés mourir de faim.

Du, 16 au 24 mai. – Je suis presque à bout de forces, mais je n’ai pas le droit de faiblir. Les pluies ont complètement cessé. Nous avons des journées de «marche dure». C’est ce que les traitants appellent la «tirikesa»ou marche de l’après-midi. Il faut aller plus vite, et le sol s’élève en pentes assez rudes.

On passe à travers de hautes herbes très-résistantes. C’est le «nyassi», dont la tige m’écorche la figure, dont les graines piquantes se glissent jusqu’à ma peau, sous mes vêtements délabrés. Mes fortes chaussures ont heureusement tenu bon!

Les agents commencent à abandonner les esclaves trop malades pour suivre. D’ailleurs, les vivres menacent de manquer; soldats et pagazis se révolteraient si leur ration était diminuée. On n’ose pas leur rien retrancher, et alors tant pis pour les captifs!

«Qu’ils se mangent entre eux!» a dit le chef.

Il suit de là que des esclaves, jeunes, encore vigoureux, meurent sans apparence de maladie. Je me souviens de ce que le docteur Livingstone a dit à ce sujet: «Ces infortunés se plaignent du cœur; ils posent leurs mains dessus et ils tombent. C’est positivement le cœur qui se brise! Cela est particulier aux hommes libres, réduits en esclavage, sans que rien les y ait préparés!»

Aujourd’hui, vingt captifs qui ne pouvaient plus se traîner ont été massacrés à coups de hache par les havildars! Le chef arabe ne s’est point opposé à ce massacre.

La scène a été épouvantable!

La pauvre vieille Nan est tombée sous le couteau dans cette horrible boucherie… Je heurte son cadavre en passant! Je ne puis même lui donner une sépulture chrétienne!…

C’est la première des survivants du Pilgrim que Dieu a rappelée à lui! Pauvre être bon! Pauvre Nan!

Toutes les nuits, je guette Dingo. Il ne revient plus! Lui serait-il arrivé malheur, ou à Hercule? Non… non!… Je ne veux pas le croire!… Ce silence qui me paraît si long ne prouve qu’une chose, c’est qu’Hercule n’a encore rien de nouveau à m’apprendre! Il faut, d’ailleurs, qu’il soit prudent et se tienne bien sur ses gardes.

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1 Coquilles très-communes dans le pays, et qui servent de monnaie.

2 Voici ce que dit Cameron: «Pour obtenir les cinquante femmes dont Alvez se disait propriétaire, dix villages avaient été détruits, dix villages ayant chacun de cent à deux cents âmes: un total de quinze cents habitants; quelques-uns avaient pu s’échapper; mais la plupart – presque tous – avaient péri dans les flammes, avaient été tués en défendant leurs familles, su étaient morts de faim dans la jungle, à moins que les bêtes de proie n’eussent terminé plus promptement leurs souffrances. …«Ces crimes, perpétrés au centre de l’Afrique par des hommes qui se targuent du nom de chrétiens et se qualifient de Portugais, sembleraient incroyables aux habitants des pays civilisés. Il est impossible que le gouvernement de Lisbonne connaisse les atrocités commises par des gens qui portent son drapeau et qui se vantent d être ses sujets.» (Tour du Monde. Trad. H. Loreau.) N. B. Il y a eu en Portugal des protestations très-vives contre ces assertions de Cameron.

3 Sorte de ruminant de la fauve africaine.