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Jules Verne

 

CÉSAR CASCABEL

 

(Chapitre VII-IX)

 

 

85 Dessins de George Roux

12 grandes gravures en chromotypographie

2 grandes cartes en chromolithographie

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre VII

À travers le Caribou

 

onnête Cascabel, que n’étais-tu venu quelques années auparavant visiter la région que va déployer devant tes pas cette partie de la Colombie anglaise! Pourquoi les hasards de ta vie foraine ne t’y avaient-ils pas conduit, lorsque l’or recouvrait son sol et qu’il n’y avait qu’a se baisser pour en prendre! Pourquoi le récit que Jean fit à son père de cette extraordinaire période n’était-il que le récit du passe, et non celui du présent!

«Voici le Caribou, père, dit Jean ce jour-là, mais peut-être ne sais-tu pas ce qu’est le Caribou?

– Je ne m’en doute même pas, répondit M. Cascabel. Est-ce un animal à deux ou quatre pattes?

– Un animal? s’écria Napoléone. Est-ce qu’il est gros?… Est-ce qu’il est méchant?… Est-ce que ça mord?…

– Ce n’est point un animal, répondit Jean, c’est tout simplement une contrée qui porte ce nom, la contrée de l’or, l’Eldorado de la Colombie. Que de richesses elle contenait, et que de gens elle a enrichis…

– En même temps que d’autres s’y ruinaient, j’imagine? répliqua M. Cascabel.

– En effet, père, et j’ajouterai même que ce fut le plus grand nombre. Et pourtant, il y eut des associations de mineurs qui recueillirent jusqu’à deux mille marcs d’or par journée. Dans une certaine vallée du Caribou, la vallée de William-creek, on puisait à pleines mains!»

Et cependant, si considérable que fût le rendement de cette vallée aurifère, trop de gens étaient accourus pour l’exploiter. Aussi, par suite de l’accumulation des chercheurs et de toute la tourbe qu’ils entraînent avec eux, la vie y devint bientôt extrêmement difficile, sans parler du prodigieux enchérissement de toutes choses. La nourriture était hors de prix, le pain à un dollar la livre. Des maladies contagieuses se développèrent en ce milieu malsain. Et finalement, ce fut la misère, puis la mort, pour la plupart de ceux qui visitèrent le Caribou. N’était-ce pas ce qui s’était passe, quelques années avant, en Australie et en Californie?

«Père, dit alors Napoléone, ce serait pourtant bien gentil de trouver un gros morceau d’or sur notre route!

– Et qu’en ferais-tu, mignonne?

– Ce qu’elle en ferait? répondit Cornélia. Elle le remettrait à petite mère, qui saurait vite le changer contre sa valeur en belle monnaie!

– Eh bien, cherchons, dit Clou, et, très certainement, nous finirons par trouver, à moins que…

– À moins que nous ne trouvions pas, vas-tu dire? répliqua Jean. Et, c’est précisément ce qui arrivera, mon pauvre Clou, car la caisse est vide… archivide!

– Bon!… bon!… répliqua Sandre on verra bien!…

– Halte la, enfants! dit aussitôt M. Cascabel de sa voix la plus emphatique. Défense est faite de s’enrichir de cette façon! De l’or recueilli sur un territoire anglais… Fi donc!… Passons, passons vite, sans nous arrêter, sans nous abaisser à ramasser une pépite, fût-elle grosse comme la tête à Clou! Et arrivés à la frontière, même s’il ne s’y trouve point de pancarte avec ces mots “Essuyez vos pieds, S.V.P,” nous les essuierons, enfants, pour ne rien emporter de cette terre colombienne!»

Toujours le même, César Cascabel! Mais qu’il se calme! Il est probable que personne des siens n’aura l’occasion de ramasser la moindre pépite!

Néanmoins, pendant la marche, et maigre la défense de M. Cascabel, des regards investigateurs se portaient incessamment à la surface du sol. N’importe quel caillou semblait à Napoléone, et surtout à Sandre, valoir son pesant d’or. Et pourquoi non? Dans l’ordre des richesses aurifères, l’Amérique du Nord ne tient-elle pas le premier rang? L’Australie, La Russie, le Venezuela, la Chine, ne viennent qu’après elle!

Cependant la saison des pluies avait commence. Chaque jour, il tombait de grosses averses, et le cheminement en était rendu plus difficile.

Le guide indien pressait l’attelage. Il craignait que les nos ou les creeks, affluents du Frazer, presque à sec jusqu’alors, ne vinssent à se gonfler sous des crues soudaines. Comment les franchirait-on, s’ils n’offraient pas des endroits guéables? La Belle-Roulotte risquerait de rester en détresse, pendant les quelques semaines que durait la saison pluvieuse. Il fallait donc hâter le pas pour sortir de la vallée du Frazer.

On a dit que les indigènes de cette contrée n’étaient point à craindre depuis que les Tchilicottes avaient été refoules vers l’est.

Rien de plus vrai; mais elle renfermait certains animaux redoutables – des ours entre autres – dont la rencontre eût offert de réels dangers.

Il arriva même que Sandre en fit l’expérience dans une circonstance où il faillit payer cher le tort d’avoir désobéi à son père.

C’était le 17 mai, l’après-midi. La famille avait fait halte à une cinquantaine de pas au delà d’un creek, que l’attelage venait de traverser à sec. Ce creek, très encaissé, aurait été absolument infranchissable, si quelque crue subite l’eût transformé en torrent. La halte devant durer un couple d’heures, Jean alla chasser en avant, tandis que Sandre, bien qu’il eût ordre de ne pas s’éloigner du campement, repassait le creek sans être vu, et revenait en arrière, n’emportant qu’une corde longue d’une douzaine de pieds, enroulée à sa ceinture.

Le gamin avait son idée: ayant aperçu un brillant oiseau au plumage multicolore, il voulait le suivre afin de découvrir son nid, et, la corde aidant, il ne serait pas gêné de grimper au tronc de n’importe quel arbre pour s’en emparer.

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A s’éloigner ainsi, Sandre commettait une imprudence d’autant plus grave que le temps menaçait. Un gros orage montait rapidement vers le zénith. Mais essayez d’arrêter un gamin qui court après un oiseau!

Il s’ensuit que Sandre fut bientôt engagé au milieu d’une épaisse forêt, dont les premiers arbres s’élevaient sur la gauche du creek. L’oiseau, voltigeant de branche en branche, semblait prendre plaisir à l’attirer.

Sandre, tout à sa poursuite, oubliait que la Belle-Roulotte devait repartir dans deux heures, et, vingt minutes après avoir quitté le campement, il était déjà d’une bonne demi-lieue au plus profond de la forêt. Là, pas de routes, rien que d’étroits sentiers, embarrassés de broussailles au pied des cèdres et des sapins.

L’oiseau, poussant de joyeux cris, s’élançait d’un arbre à l’autre, tandis que Sandre, courait, sautait comme un jeune chat sauvage. Néanmoins tant d’efforts furent vains, et l’oiseau finit par disparaître derrière les fourrés.

«Au diable, maintenant!» s’écria Sandre en s’arrêtant, très vexé de son insuccès.

C’est alors, à travers le feuillage, qu’il vit le ciel couvert de nuages épais. De grandes lueurs couraient déjà au-dessus de la sombre verdure.

C’étaient les premiers éclairs, qui furent bientôt suivis de roulements prolongés.

«Il n’est que temps de revenir, et qu’est-ce que dira le père!» pensa le jeune garçon.

En ce moment, son regard fut attiré par un objet singulier, un caillou de forme bizarre, de la grosseur d’une pomme de pin, et piqué de points métalliques.

Ne voilà-t-il pas notre gamin s’imaginant que c’est une pépite, oubliée dans cette partie du Caribou! Et, poussant un cri de joie, il la ramasse, il la pèse dans sa main, il la met dans sa poche, tout en se promettant de n’en parler à personne.

«Nous verrons bien ce qu’on dira plus tard, murmura-t-il, lorsque je l’aurai changée en belle monnaie d’or!»

Sandre avait à peine empoché son précieux caillou, que l’orage se déchaîna par un violent coup de tonnerre. Les derniers échos le répercutaient encore dans l’espace, lorsqu’un rugissement se fit entendre.

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A vingt pas, hors d’un fourré, se dressait un ours énorme de l’espèce des grizzlys.

Et, si brave qu’il fût, Sandre se mit à décamper à toutes jambes, en gagnant du côté du creek. Aussitôt, l’ours de se mettre à sa poursuite.

Si Sandre parvenait à atteindre le lit du cours d’eau, à le franchir, à se réfugier au campement, il était sauvé. On saurait bien tenir le grizzly en respect sur la rive gauche du creek, et même l’abattre pour en faire une descente de lit.

Mais la pluie tombait déjà à flots, les éclairs se multipliaient, le ciel s’emplissait des fracas de la foudre. Sandre, trempé jusqu’aux os, gêné dans sa fuite par ses vêtements mouillés, courait le risque de tomber à chaque pas, et une chute l’eût mis à la merci de l’animal. Pourtant il parvint à maintenir sa distance, et, en moins d’un quart d’heure, il se trouva sur le bord du creek.

Là, obstacle infranchissable. Le creek, changé en torrent, roulait des pierres, des troncs, des souches, arrachés par la violence du flot. Les eaux montaient jusqu’à l’affleurement des rives. Se jeter au milieu de ces tourbillons, c’était se perdre, sans aucune chance de salut.

Sandre n’osait se retourner. Il sentait l’ours sur ses talons, prêt à l’étreindre. Et, impossible de signaler sa présence à la Belle-Roulotte, à peine visible sous les arbres.

L’instinct lui fit faire alors, presque sans réflexions, ce qui pouvait peut-être le sauver.

Un arbre était là, à cinq pas de lui, un cèdre, dont les basses branches s’étendaient au-dessus du creek.

S’élancer vers ce tronc, de médiocre grosseur, l’entourer de ses bras, s’aider des aspérités de l’écorce, se hisser jusqu’à la fourche, se glisser à travers la ramure supérieure, c’est ce que le jeune garçon accomplit lestement. Un singe n’aurait été ni plus adroit ni plus souple. Cela ne saurait étonner de la part d’un petit clown, et il put se croire en sûreté.

Par malheur, ce ne fut pas pour longtemps. En effet, l’ours, qui s’était posté au pied de l’arbre, se disposait à y grimper, et il serait difficile de lui échapper, même en se réfugiant sur les plus hautes branches.

Sandre ne perdit rien de son sang-froid. N’était-il pas le digne fils du célèbre Cascabel, habitué à se tirer sain et sauf des plus mauvaises passes?

Ce qu’il fallait, c’était quitter l’arbre, mais comment? puis, franchir le torrent, mais de quelle façon? Sous la crue occasionnée par une pluie torrentielle, le creek commençait à déborder, et ses eaux se répandaient sur la rive droite du côté du campement.

Appeler au secours?… Il était impossible que des cris pussent être entendus au milieu de cette rafale furibonde. D’ailleurs, si M. Cascabel, Jean ou Clou-de-Girofle s’étaient mis à la recherche de l’absent, ce devait être en avant et non en arrière de la Belle-Roulotte. Est-ce qu’ils auraient pu supposer que Sandre avait repassé le creek?

Cependant l’ours grimpait… lentement, mais il grimpait, et il allait bientôt atteindre la fourche du cèdre, tandis que Sandre cherchait à en atteindre la cime.

C’est alors que le gamin eut une idée. Voyant que quelques-unes des branches s’étendaient au-dessus du creek sur une dizaine de pieds, il se hâta de dérouler la corde qu’il avait à sa ceinture, et d’y faire une boucle qu’il parvint à lancer jusqu’à l’extrémité de l’une des branches horizontales; puis, cette branche, il la redressa en halant la corde à lui, et la maintint dans cette position verticale.

Tout cela s’était fait adroitement, rapidement, avec grande présence d’esprit.

C’est qu’il n’y avait pas de temps à perdre, l’ours venait de s’accrocher à la fourche, et, de là, il cherchait à se hisser au milieu de la ramure.

Mais, en ce moment, s’étant cramponné à l’extrémité de la branche redressée, Sandre la laissa se détendre ainsi qu’un ressort, et fut lancé au-dessus du creek, comme une pierre par une catapulte. Puis, ayant tourné une fois sur lui-même par un vigoureux coup de reins, il retomba au bord de la rive droite du creek, tandis que l’ours, tout penaud, regardait sa proie s’envoler par les airs.

«Ah! le polisson!»

Ce fut par ce compliment que M. Cascabel accueillit le retour du jeune imprudent à l’instant où lui-même venait d’arriver, avec Jean et Clou, sur la berge du creek, après avoir vainement cherché le gamin du côté du campement.

«Polisson!… reprit-il. Quelle peur tu nous as causée!…

– Eh bien, père, tire-moi les oreilles! répondit Sandre. Je l’ai mérité!»

Mais, au lieu de s’en prendre aux oreilles de son fils, M. Cascabel ne résista.

pas au désir de l’embrasser sur les deux joues, disant:

«Ne recommence pas, ou, cette fois…

– Tu m’embrasserais encore!” répondit Sandre, en donnant un gros baiser à son père.

Puis, il s’écria:

«Hein!… Est-il assez attrapé, mon ours!… A-t-il l’air assez bête, ce Martin de pacotille!»

Jean aurait bien voulu tuer l’animal, qui s’était éloigné; mais il ne fallait pas songer à le poursuivre. La crue augmentant, le plus pressé était de fuir l’inondation, et tous quatre retournèrent vers la Belle-Roulotte.

 

 

Chapitre VIII

Au village des Coquins

 

uit jours après, le 26 mai, l’attelage se trouvait aux sources du Frazer. Si la pluie n’avait cessé de tomber nuit et jour, ce mauvais temps allait prochainement prendre fin, à s’en rapporter aux affirmations du guide.

Après avoir contourné les sources du fleuve, en suivant un territoire assez montueux, la Belle-Roulotte prit franchement direction vers l’ouest.

Encore quelques journées de marche, et M. Cascabel serait à la frontière de l’Alaska.

Pendant la dernière semaine, ni bourgade, ni hameau ne s’étaient rencontrés sur l’itinéraire suivi par Ro-No. Du reste, on n’avait eu qu’à se louer des services de cet Indien, car il connaissait parfaitement le pays.

Ce jour-là, le guide prévint M. Cascabel que, s’il le désirait, il pourrait faire halte dans un village, situé à peu de distance, où un repos de vingt-quatre heures ne serait pas sans profit pour ses chevaux quelque peu surmenés.

«Quel est ce village? demanda M. Cascabel, toujours en défiance, quand il s’agissait de la population colombienne.

– Le village des Coquins, répondit le guide.

– Le village des Coquins! s’écria M. Cascabel.

– Oui, dit Jean, c’est bien le nom qui est porté sur la carte; mais ce doit être un nom de tribu indienne, tel que les Koquins…

– Bon!… bon!… pas tant d’explications, répliqua M. Cascabel, et il est le bien nommé, s’il est habité par des Anglais, ne fussent-ils qu’une demi-douzaine!»

Dans la soirée, la Belle-Roulotte fit halte à l’entrée de ce village. Il ne lui fallait plus que trois jours tout au plus pour atteindre la frontière géographique qui sépare l’Alaska de la Colombie.

Dès lors M. Cascabel ne tarderait pas à recouvrer sa bonne humeur habituelle, si compromise sur le territoire de Sa Majesté britannique.

Le village des Coquins était occupé par une population indienne; mais il y avait alors un certain nombre d’Anglais, chasseurs de profession ou simples amateurs, qui n’y séjournaient que pendant la saison des chasses.

Parmi les officiers de la garnison de Victoria, qui s’y trouvaient, était un certain baronnet, sir Edward Turner, homme hautain, brutal, insolent, très entiché de sa nationalité, – un de ces gentlemen qui se croient tout permis par cela seul qu’ils sont Anglais. Il va sans dire qu’il détestait les Français, autant pour le moins que M. Cascabel détestait ses compatriotes. On voit si tous deux étaient faits pour s’entendre!

Or, le soir même de la halte, tandis que Jean, Sandre et Clou étaient allés aux provisions, il arriva que les chiens du baronnet se recontrèrent dans le voisinage de la Belle-Roulotte avec Wagram et Marengo, lesquels partageaient évidemment les antipathies nationales de leur maître.

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De là, désaccord entre l’épagneul et le caniche d’une part, et les «pointers» de l’autre, puis vacarme, coups de dents, bataille, et, finalement, intervention des propriétaires.

Sir Edward Turner, ayant entendu tout ce bruit, sortit de la maison qu’il occupait à l’entrée du village, et vint menacer de son fouet les deux chiens de M. Cascabel.

Aussitôt celui-ci de s’élancer au devant du baronnet, et de prendre fait et cause pour ses bêtes.

Sir Edward Turner – il s’exprimait en un français très correct – reconnut aussitôt à qui il avait affaire, et sans chercher à mettre la moindre réserve à son insolence, il ne se gêna pas pour traiter «britanniquement» le saltimbanque en particulier et ses compatriotes en général.

On imagine aisément ce que dut éprouver M. Cascabel devant de tels propos.

Toutefois, comme il ne voulait pas se créer une mauvaise affaire – surtout en pays anglais – et par suite des embarras qui auraient pu retarder son voyage, il se contint et répondit d’un ton qui n’avait rien d’inconvenant:

«Ce sont vos chiens, monsieur, qui ont commencé par attaquer les miens!

– Vos chiens!… riposta le baronnet. Des chiens de bateleur!… Ils ne sont bons qu’à être reçus à coups de crocs ou à coups de fouet!

– Je vous ferai observer, reprit M. Cascabel, en s’animant malgré sa résolution d’être calme, que ce n’est pas digne d’un gentleman, ce que vous dites là!

– C’est pourtant la seule réponse que mérite un homme de votre espèce!

– Monsieur, je suis poli… et vous n’êtes qu’un polisson…

– Ah! Prenez garde!… Vous osez tenir tête au baronnet sir Edward Turner!…»

La colère saisit M. Cascabel, et, la figure pâle, les yeux enflammés, les poings menaçants, il marchait sur le baronnet, lorsque Napoléone accourut:

«Père, viens donc!… dit-elle. Maman te demande!»

Cornélia envoyait sa fille, afin de faire rentrer M. Cascabel à la Belle-Roulotte.

«Tout à l’heure! répondit celui-ci. Dis à ta mère d’attendre que j’en aie fini avec ce gentleman, Napoléone!»

A ce nom, le baronnet laissa échapper un éclat de rire des plus méprisants.

«Napoléone! répéta-t-il, Napoléone, cette gamine!… Le nom de ce monstre qui…»

Cette fois, c’était plus que M. Cascabel n’en pouvait supporter. Il s’avança, les bras croisés, jusqu’à toucher le baronnet.

«Vous m’insultez! dit-il.

– Je vous insulte… vous?

– Moi, et vous insultez le grand homme, qui n’aurait fait qu’une bouchée de votre île, s’il y avait débarqué!…

– Vraiment?

– Qui l’aurait avalée comme une huître!…

– Misérable pitre!» s’écria le baronnet.

Et il s’était un peu reculé dans l’attitude du boxeur, prêt à la défensive.

«Oui! Vous m’insultez, monsieur du baronnet, et vous m’en rendrez raison!

– Rendre raison à un saltimbanque!

– En l’insultant, vous l’avez fait votre égal!… Et nous nous battrons à l’épée, au pistolet, au sabre, à ce que vous voudrez… même à coups de poing!

– Pourquoi pas à coups de vessie, riposta le baronnet, comme vos paillasses sur vos tréteaux!

– Défendez-vous…

– Est-ce qu’on se bat avec un coureur de foires?

– Oui! s’écria M. Cascabel, arrivé au dernier degré de la fureur, oui! on se bat… ou l’on se fait battre!»

Et, sans songer que son adversaire aurait sans doute l’avantage dans une de ces boxes où excellent les gentlemen, il allait se précipiter sur lui, lorsque Cornélia intervint de sa personne.

Au même moment, accoururent quelques officiers du régiment de sir Edward Turner, ses compagnons de chasse, et, se joignant au baronnet, bien décidés à ne point le laisser se commettre avec une pareille «espèce», ils accablèrent d’invectives la famille Cascabel. Ces invectives, d’ailleurs, n’eurent point le don d’émouvoir l’imposante Cornélia – du moins, en apparence. Elle se contenta de jeter sur sir Edward Turner un regard qui n’était pas rassurant pour l’insulteur de son mari.

Jean, Clou et Sandre venaient d’arriver aussi, et la dispute allait dégénérer en bataille, lorsque Mme Cascabel s’écria:

«Viens, César, et vous aussi, les enfants, venez!… Allons!… Tous à la Roulotte, et plus vite que ça!»

Et ce fut dit d’un ton si impérieux, que nul ne se fût permis de désobéir à cette injonction.

Quelle soirée passa M. Cascabel! Il ne décolérait pas!… Lui, touché dans son honneur, touché dans la personne de son héros!… Insulté par un English!… Il voulait aller le trouver, il voulait se battre contre lui, contre tous ses compagnons, contre tous les coquins de ce village de Coquins!… Et ses enfants ne demandaient qu’à l’accompagner! Jusqu’à Clou, qui ne parlait rien moins que de manger le nez d’un Anglais… à moins que ce ne fût l’oreille!

Vraiment, Cornélia eut bien de la peine à calmer ces enragés. Au fond, elle reconnaissait bien que tous les torts étaient du côté de sir Edward Turner; elle ne pouvait nier que son mari d’abord, toute la famille ensuite, eussent été traités comme on ne se traiterait pas, même entre forains de la pire espèce!

Cependant, ne voulant pas laisser la situation s’empirer, elle ne céda point, elle tint tête à l’orage, et, à la dernière volonté exprimée par son mari d’aller flanquer au baronnet une de ces piles qui… elle lui répondit:

«Je te le défends, César!»

Et M. Cascabel, rongeant son frein, dut se soumettre aux ordres de sa femme.

Combien Cornélia avait hâte d’être au lendemain, d’avoir quitté ce maudit! village! Elle ne serait tranquille que lorsque toute la famille s’en trouverait à quelques milles dans le nord. Et, pour être bien certaine que personne ne sortirait pendant la nuit, non seulement elle ferma soigneusement la porte de la Belle-Roulotte, mais elle resta à veiller au dehors.

Le lendemain, 27 mai, dès trois heures du matin, Cornélia éveilla tout le personnel. Pour plus de sécurité, elle voulait partir avant l’aube, alors que tous, Indiens ou Anglais, seraient encore endormis. C’était le meilleur moyen d’empêcher la bataille de reprendre de plus belle. Et même à ce moment-là – détail à noter – il semblait que cette digne femme était singulièrement pressée de lever le campement. Très agitée, le regard inquiet, l’œil enflammé, regardant à droite, à gauche, elle harcelait, gourmandait, morigénait son mari, ses fils et Clou, qui ne se hâtaient pas assez au gré de son impatience.

«Dans combien de jours aurons-nous passé la frontière? demanda-t-elle au guide.

– Dans trois jours, répondit Ro-No, si nous ne sommes pas retardés en route.

– En route!… répliqua Cornélia. Et, surtout qu’on ne nous voie pas partir!»

Il ne faudrait pourtant pas s’imaginer que M. Cascabel eût digéré les insultes de la veille. Quitter ce village sans avoir payé à ce baronnet ce qu’il lui devait, c’était dur pour un Normand aussi français que patriote.

«Voilà ce que c’est, répétait-il, que de mettre le pied dans un pays de John Bull.»

Mais, s’il eut la velléité d’aller faire un tour du côté du village avec l’espoir d’y rencontrer sir Edward Turner, s’il jeta plus d’un regard sur les volets fermés de la maison qu’habitait ce gentleman, il n’osa pas s’éloigner de la terrible Cornélia. Elle ne le quittait pas d’un instant.

«Où vas-tu, César?… Reste ici, César!… Je te défends de bouger, César!…»

M. Cascabel n’entendait que cela. Jamais il ne s’était trouvé à ce point sous la domination de l’excellente et impérieuse compagne de sa vie.

Par bonheur, grâce à des injonctions réitérées, les préparatifs furent rapidement achevés et l’attelage prit place aux brancards. À quatre heures du matin, chiens, singe et perroquet, mari, fils et fille, tous étaient installés dans les compartiments de la Belle-Roulotte, sur le devant de laquelle Cornélia s’était assise. Puis, dès que Clou et le guide se furent mis à la tête des chevaux, le signal du départ fut donné.

Un quart d’heure après, le village des Coquins avait disparu derrière le rideau des grands arbres qui lui faisaient ceinture. C’est à peine si le jour commençait à poindre. Tout était silencieux. Pas un être vivant à la surface de la longue plaine, qui s’allongeait dans la direction du nord.

Et enfin, lorsqu’il fut bien constant que le départ s’était effectué sans avoir attiré l’attention de personne dans le village, lorsque Cornélia eut cette complète assurance que ni les Indiens ni les Anglais ne songeaient à lui barrer la route, elle poussa un long soupir de satisfaction, dont son mari se sentit peut-être quelque peu blessé.

«Tu avais donc bien peur de ces gens-là, Cornélia? lui demanda-t-il.

– Très peur», se contenta-t-elle de répondre.

Les trois jours qui suivirent s’écoulèrent sans amener aucun incident, et, ainsi que le guide l’avait annoncé, on arriva enfin sur l’extrême limite de la Colombie.

La Belle-Roulotte ayant heureusement franchi la frontière alaskienne, put alors s’arrêter.

Une fois là, il ne restait plus qu’à régler avec l’Indien, qui s’était montré aussi zélé que fidèle, et à le remercier de ses services. Puis Ro-No prit congé de la famille, après avoir indiqué quelle direction elle devrait suivre pour se rendre par le plus court à Sitka, la capitale des possessions russes.

Maintenant qu’il n’était plus sur un territoire anglais, il semblait que M. Cascabel aurait dû respirer plus à l’aise. Mais non! Au bout de trois jours, il n’était pas encore remis de la scène qui s’était passée au village des Coquins. Il avait toujours cela sur le cœur. Aussi ne put-il s’empêcher de dire à Cornélia:

«Tu aurais dû me laisser retourner en arrière pour régler son compte à ce mylord…

– C’était fait, César!» répondit simplement Mme Cascabel.

Oui!… fait et bien fait!

Pendant la nuit, tandis que tout son monde était endormi au campement, Cornélia avait été rôder autour de la maison du baronnet, et, l’ayant aperçu au moment où il sortait pour se rendre à l’affût, elle l’avait suivi pendant quelques centaines de pas. Et, dès qu’il fut engagé dans le bois, «le premier prix du concours de Chicago» lui avait administré une de ces rossées qui vous couchent proprement un homme sur le sol. Sir Edward Turner, tout meurtri, n’avait été relevé que le lendemain, et il devait longtemps porter les marques de sa rencontre avec cette aimable femme.

«O Cornélia… Cornélia!… s’écria son mari, en la serrant dans ses bras, tu as vengé mon honneur… Tu étais bien digne d’être une Cascabel!»

 

 

Chapitre IX

On ne passe pas!

 

’Alaska est la partie du continent comprise au nord-ouest de l’Amérique septentrionale, entre le cinquante-deuxième et le soixante-douzième degré de latitude. Elle est ainsi transversalement coupée par la ligne du Cercle polaire arctique, qui s’arrondit à travers le détroit de Behring.

Regardez la carte quelque peu attentivement, et vous reconnaîtrez assez distinctement que le littoral forme une figure du type israélite. Le front se développe entre le cap Lisbonne et la pointe Barrow; l’orbite de l’œil, c’est le golfe de Kotzebue; le nez, c’est le cap du Prince-de-Galles; la bouche, c’est la baie de Norton, et la barbiche traditionnelle, c’est la presqu’île d’Alaska, continuée par le semis des îles Aléoutiennes, qui se projette sur l’océan Pacifique. Quant à la tête, elle se termine avec le prolongement de la chaîne des Ranges, dont les dernières pentes vont mourir sur la mer Glaciale.

Telle est la contrée que la Belle-Roulotte allait traverser obliquement sur un parcours de six cents lieues.

Il va sans dire que Jean avait soigneusement étudié la carte, ses montagnes, ses cours d’eau, la disposition du littoral, enfin l’itinéraire qu’il convenait de suivre. Il avait même fait une petite conférence à ce propos, conférence que la famille s’était empressée d’écouter avec le plus vif intérêt.

Grâce à lui, tous – même Clou – savaient que cette contrée, située à l’extrême nord-ouest du continent américain, avait été visitée d’abord par les Russes, puis par le Français Lapérouse et l’Anglais Vancouver, enfin par l’Américain Mac Clure, lors de son expédition à la recherche de sir John Franklin.

En réalité, c’était une région déjà reconnue – en partie seulement – grâce aux voyages de Frédéric Whimper et du colonel Bulxley, en 1865, lorsqu’il fut question d’établir un câble sous-marin entre l’ancien et le nouveau monde par le détroit de Behring. Jusqu’à cette époque, l’intérieur de la province alaskienne n’avait guère été parcouru que par les voyageurs des maisons faisant le commerce des fourrures et des pelleteries.

C’est alors que reparut dans la politique internationale la célèbre doctrine de Munroë, d’après laquelle l’Amérique doit appartenir tout entière aux Américains. Si les colonies de la Grande-Bretagne, Colombie et Dominion, ne leur pouvaient revenir que dans un avenir plus ou moins éloigné, peut-être la Russie consentirait-elle à céder l’Alaska à l’Union, c’est-à-dire quarante-cinq mille lieues carrées de territoire. C’est pourquoi de sérieuses ouvertures furent faites en ce sens au gouvernement moscovite.

Aux États-Unis, tout d’abord, on s’était quelque peu moqué de M. Steward, le secrétaire d’État, quand il émit la prétention d’acquérir cette Walrus-Sia, ces «terres aux phoques», dont il semblait bien que la République n’avait que faire. Néanmoins, M. Steward persista en y mettant un entêtement tout yankee, et, en 1867, les choses étaient très avancées. On doit même dire que, si la convention n’était pas encore signée entre l’Amérique et la Russie, elle devait l’être d’un jour à l’autre.

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C’était dans la soirée du 31 mai que la famille Cascabel avait fait halte sur la frontière, au pied d’un bouquet de grands arbres. En cet endroit, la Belle-Roulotte se trouvait sur le territoire de l’Alaska, en pleines possessions russes, et non plus sur le sol de la Colombie anglaise. M. Cascabel pouvait être rassuré à cet égard.

Aussi, comme sa bonne humeur lui était revenue, et d’une façon si communicative que tous les siens la partageaient! Maintenant, pour les conduire jusqu’aux limites de la Russie européenne, leur itinéraire ne quitterait plus le territoire moscovite. Province alaskienne ou Sibérie asiatique, ces vastes contrées n’étaient-elles pas sous la domination du Czar?

Il y eut un joyeux souper. Jean avait tué un lièvre gros et gras, que Wagram avait fait lever entre les taillis. Un vrai lièvre russe, s’il vous plaît!

«Et nous allons boire une bonne bouteille! dit M. Cascabel. Vrai Dieu! il semble que l’on respire mieux au delà de cette frontière! Ça, c’est de l’air américain, mélangé d’air russe! Respirez à pleins poumons, enfants!… Ne vous gênez pas!… Il y en a pour tout le monde – même pour Clou, bien qu’il ait un nez long d’une aune! Ouf!… Voilà cinq semaines que j’étouffais en traversant cette maudite Colombie!»

Lorsque le souper fut achevé, et que fut absorbée la dernière goutte de la bonne bouteille, chacun regagna son compartiment et sa couchette. La nuit se passa dans le plus grand calme. Elle ne fut troublée ni par l’approche de bêtes malfaisantes, ni par l’apparition d’Indiens nomades. Le lendemain, chevaux et chiens étaient complètement remis de leurs fatigues.

Le campement fut levé dès le petit jour, et les hôtes de l’accueillante Russie, «cette sœur de la France», comme disait M. Cascabel, firent leurs préparatifs de départ. Ce ne fut pas long. Un peu avant six heures du matin, la Belle-Roulotte s’avançait dans la direction du nord-ouest, afin d’atteindre la Simpson-river qu’il serait aisé de franchir dans le bac de passage.

Cette pointe que l’Alaska détache vers le sud, est une mince bande, connue sous le nom général de Thlinkithen, accostée vers l’ouest d’un certain nombre d’îles ou d’archipels, tels que les îles du Prince-de-Galles, de Croozer, de Kuju, de Baranow, de Sitka, etc. C’est dans cette dernière île qu’est située la capitale de l’Amérique russe, qui porte aussi le nom de Nouvelle-Arkhangel. Dès que la Belle-Roulotte serait arrivée à Sitka, M. Cascabel comptait y faire une halte de plusieurs jours, afin de se reposer d’abord, et ensuite pour se préparer à l’achèvement de cette première partie de son voyage, qui devait le conduire au détroit de Behring.

Cet itinéraire obligeait à suivre une bande de territoire, capricieusement découpée le long de la chaîne côtière. M. Cascabel partit donc, mais il n’avait pas fait un pas sur le sol alaskien, qu’un obstacle l’arrêta net, et il semblait bien que cet obstacle allait être infranchissable.

L’accueillante Russie, la sœur de la France, ne paraissait pas disposée à recevoir hospitalièrement ces frères français qui constituaient la famille Cascabel.

En effet, la Russie se présenta sous l’aspect de trois agents de la frontière, vigoureux types, larges barbes, têtes fortes, nez retroussés, l’air kalmouk, vêtus du sombre uniforme moscovite, et coiffés de cette casquette plate qui inspire un salutaire respect à tant de millions d’hommes.

Sur un signe du chef de ces agents, la Belle-Roulotte suspendit sa marche, et Clou, qui conduisait l’attelage, appela son patron. M. Cascabel parut à la porte du premier compartiment et fut rejoint par ses fils et sa femme. Puis, tous descendirent, quelque peu inquiets devant ces uniformes.

«Vos passeports? demanda l’agent en langue russe – langue que M. Cascabel ne comprit que trop bien en cette circonstance.

– Des passeports?… répondit-il.

– Oui! Il n’est pas permis de pénétrer sans passeports sur les possessions du Czar!

– Mais nous n’en avons point, cher monsieur, répliqua poliment M. Cascabel.

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– Alors vous ne passerez pas!»

Ce fut net et significatif, comme une porte que l’on ferme au nez d’un importun.

M. Cascabel fit la grimace. Il comprit combien sont sévères les prescriptions de l’administration moscovite, et il était douteux qu’il pût arriver à une transaction. En vérité, c’était une incroyable malechance que d’avoir rencontré ces agents précisément à l’endroit où la Belle-Roulotte avait franchi la frontière.

Cornélia et Jean, très anxieux, attendaient le résultat de ce colloque, duquel dépendait l’achèvement du voyage.

«Braves Moscovites, dit M. Cascabel, en développant sa voix et ses gestes, afin de donner plus de relief à son bagout habituel, nous sommes des Français, qui voyageons pour notre agrément, et, j’ose le dire, pour celui des autres, et, en particulier des nobles boyards, quand ils veulent bien nous honorer de leur présence!… Nous avions cru que l’on pouvait se dispenser d’avoir des papiers, lorsqu’il s’agissait de fouler le sol de Sa Majesté le Czar, Empereur de toutes les Russies…

– Entrer sans permis spécial sur son territoire, lui fut-il répondu, cela ne s’est jamais vu… jamais!

– Cela ne pourrait-il se voir une fois… rien qu’une petite fois? reprit M. Cascabel d’une voix particulièrement insinuante.

– Non, répondit l’agent d’un ton raide et sec. Ainsi, en arrière, et sans réflexions!

– Mais enfin, demanda M. Cascabel, où peut-on se procurer ces passeports?

– Cela vous regarde!

– Laissez-nous aller jusqu’à Sitka, et là, par l’entremise du consul de France…

– Il n’y à pas de consul de France à Sitka! Et, d’ailleurs, d’où venez-vous?

– De Sacramento.

– Eh bien, il fallait vous munir de passeports à Sacramento!… Donc, inutile d’insister…

– C’est très utile, au contraire, reprit M. Cascabel, puisque nous sommes en route pour retourner en Europe…

– En Europe… en suivant cette direction?…»

M. Cascabel comprit que sa réponse devait le rendre particulièrement suspect, car, de revenir en Europe par ce chemin, c’était quelque peu extraordinaire.

«Oui… ajouta-t-il, certaines circonstances nous ont obligés à faire ce détour…

– Peu importe! reprit l’agent. On ne traverse pas les territoires russes sans passeport!

– S’il ne s’agit que de payer des droits… reprit alors M. Cascabel, peut-être parviendrons-nous à nous entendre?…»

Et en parlant ainsi, il clignait de l’oeil d’une façon tout à fait significative.

Mais l’entente ne sembla pas devoir s’établir, même dans ces conditions.

«Braves Moscovites, reprit M. Cascabel en désespoir de cause, se pourrait-il donc que vous n’eussiez jamais entendu parler de la famille Cascabel?»

Et il dit ces mots comme si la famille Cascabel eût été l’égale de la famille Romanof!

Cela ne prit pas davantage. Il fallut tourner bride et revenir sur ses pas. Les agents poussèrent même leur sévère et implacable consigne jusqu’à reconduire la Belle-Roulotte au delà de la frontière, avec injonction formelle à ses hôtes de ne plus la franchir. Il suit de là que M. Cascabel se retrouva tout penaud sur le territoire de la Colombie anglaise.

C’était, on en conviendra, une désagréable situation, et en même temps des plus inquiétantes. Tous les plans étaient renversés. L’itinéraire adopté avec tant d’enthousiasme, il fallait renoncer à le suivre. Le voyage par l’ouest, le retour en Europe par la Sibérie asiatique, devenait impossible, faute de passeport. Regagner New-York à travers le Far-West, cela se pouvait faire évidemment dans les conditions habituelles. Mais l’océan Atlantique, comment le franchir sans paquebot, et comment prendre passage à bord d’un paquebot sans argent pour payer sa place?

Quant à se procurer, chemin faisant, la somme nécessaire à une telle dépense, il eût été peu sage de l’espérer. D’ailleurs combien de temps aurait-il fallu pour la recueillir? La famille Cascabel – pourquoi ne point l’avouer? – devait être usée aux États-Unis. Depuis vingt ans, il n’était guère de villes ou de bourgades qu’elle n’eût exploitées sur le parcours du Great-Trunk. Maintenant, elle ne récolterait pas même en cents ce qu’elle récoltait autrefois en dollars. Non! à reprendre les routes de l’est, c’étaient des retards infinis, c’étaient des années peut-être, qui s’écouleraient avant qu’il fût possible de s’embarquer pour l’Europe. Ce qu’il fallait à tout prix, c’était de trouver une combinaison qui permît à la Belle-Roulotte d’atteindre Sitka. Voilà ce que pensaient, ce que disaient les membres de cette intéressante famille, lorsque les trois agents l’eurent abandonnée à ses pénibles réflexions.

«Nous sommes dans une belle passe! dit Cornélia, en secouant la tête.

– Ce n’est pas même une passe, répondit M. Cascabel, c’est une impasse, c’est un cul-de-sac!»

Allons, vieux lutteur, lutteur des arènes publiques, est-ce que les moyens vont te manquer pour triompher de la mauvaise fortune? Est-ce que tu vas te laisser accabler par la malchance? Est-ce que toi, un saltimbanque ferré sur tous les tours et tous les truks, tu ne parviendras pas à te défiler quand même? Est-ce que ta sacoche à malices est vide? Est-ce que ton imagination, si fertile en expédients, ne va pas reprendre le dessus?

«César, dit alors Cornélia, puisque ces maudits agents se sont trouvés là juste à point pour nous interdire la frontière, essayons de nous adresser à leur chef…

– Leur chef! s’écria M. Cascabel. Mais leur chef, c’est le gouverneur de l’Alaska, quelque colonel russe, aussi intraitable que ses hommes, et qui nous enverra au diable!

– D’ailleurs, il doit résider à Sitka, fit observer Jean, et c’est précisément à Sitka qu’on nous empêche d’aller.

– Peut-être, fit assez judicieusement observer Clou-de-Girofle, ces policiers ne refuseraient-ils pas de conduire l’un de nous auprès du gouverneur…

– Eh! Clou à raison, répondit M. Cascabel… c’est là une excellente idée…

– À moins qu’elle ne soit mauvaise, ajouta Clou avec son correctif habituel.

– C’est à essayer avant de revenir en arrière, répondit Jean, et, si tu le veux, père, j’irai…

– Non, il vaudra mieux que ce soit moi, reprit M. Cascabel. Est-ce qu’il y a loin de la frontière à Sitka?…

– Une centaine de lieues, dit Jean.

– Eh bien, dans une dizaine de jours, je puis être revenu à notre campement. Attendons à demain, et nous tenterons l’aventure!»

Le lendemain, dès le lever du jour, M. Cascabel se mit à la recherche des agents. Les rencontrer ne fut ni long ni difficile, car ils étaient restés en surveillance aux environs de la Belle-Roulotte.

«Encore vous? lui cria-t-on d’un ton menaçant.

– Encore moi!» répondit M. Cascabel avec son plus agréable sourire. Et, avec toutes sortes d’amabilités à l’adresse de l’administration moscovite, il fit connaître son désir d’être conduit près de Son Excellence le gouverneur de l’Alaska. Il offrait de payer les frais de déplacement de «l’honorable fonctionnaire» qui consentirait à l’accompagner, et même il ne laissa pas de faire entrevoir la perspective d’une jolie gratification en monnaie courante pour l’homme généreux et dévoué, qui… etc.

La proposition échoua. La perspective d’une jolie gratification n’eut même aucun succès. Il est probable que les agents, entêtés comme des douaniers et têtus comme des gabelous, commencèrent à trouver extrêmement suspecte cette insistance à franchir la frontière alaskienne. Aussi l’un deux intima-t-il l’ordre de rétrograder sur l’heure, en ajoutant:

«Si nous vous retrouvons encore sur le territoire russe, ce n’est pas à Sitka que l’on vous conduira, c’est au fort le plus voisin. Et, lorsqu’on est entré là, on ne sait jamais ni comment ni quand on en sort!»

M. Cascabel, non sans quelques bourrades, fut ramené incontinent à la Belle-Roulotte, où sa mine décontenancée apprit qu’il n’avait point réussi.

Décidément, est-ce que la demeure roulante des Cascabel allait se transformer en demeure sédentaire? Est-ce que la barque qui portait le saltimbanque et sa fortune allait rester échouée sur la frontière colombo-alaskienne, comme un navire que la mer, en se retirant, laisse à sec au milieu des roches? En vérité, cela n’était que trop à craindre.

Qu’elle fut triste, la journée qui s’écoula dans ces conditions, et aussi les journées qui suivirent, sans que la famille pût se décider à prendre une résolution!

Par bonheur, les vivres ne manquaient pas; il restait une suffisante provision de ces conserves que l’on comptait d’ailleurs renouveler à Sitka. En outre, le gibier était étonnant aux alentours. Seulement Jean et Wagram avaient bien soin de ne pas s’aventurer hors du territoire colombien. Le jeune garçon n’en eût pas été quitte pour la confiscation de son fusil et une amende au profit du fisc moscovite.

Cependant le chagrin s’était très sérieusement emparé de M. Cascabel et des siens. Il semblait même que les animaux en eussent leur part. Jako bavardait moins qu’à l’ordinaire. Les chiens, la queue basse poussaient de longs aboiements d’inquiétude. John Bull ne se démenait plus en contorsions et grimaces. Seuls, Vermout et Gladiator paraissaient accepter volontiers cette situation, n’ayant rien à faire qu’à paître l’herbe grasse et fraîche que leur offrait la plaine environnante.

«Il faut pourtant prendre un parti!» répétait parfois M. Cascabel, en se croisant les bras.

Évidemment, mais lequel?… Lequel?… Voilà ce qui n’aurait point dû embarrasser M. Cascabel, car, à vrai dire, il n’avait pas le choix, il fallait revenir en arrière, puisqu’il était défendu d’aller en avant. Finir le voyage par l’Ouest qui avait été si résolument entrepris! Nécessité de retourner sur ce sol maudit de la Colombie anglaise, puis de se lancer à travers les prairies du Far-West, afin d’atteindre le littoral de l’Atlantique! Une fois à New-York, que ferait-on? Peut-être quelques âmes charitables provoqueraient-elles une souscription afin d’aider au rapatriement de la famille? Quelle humiliation pour ces braves gens, qui avaient toujours vécu de leur travail, qui n’avaient jamais tendu la main, de descendre jusqu’à recevoir une aumône! Ah! les misérables gueux qui leur ont volé leur petite fortune dans les passes de la Sierra Nevada!

«S’ils ne se font pas prendre en Amérique, ou garrotter en Espagne, ou guillotiner en France, ou empaler en Turquie, répétait M. Cascabel, c’est qu’il n’y a plus de justice en ce bas monde!»

Enfin il se décida.

«Nous partirons demain! dit-il dans la soirée du 4 juin. Nous retournerons à Sacramento, et ensuite…»

Il n’acheva pas sa phrase. À Sacramento, on verrait. D’ailleurs, tout était prêt pour le départ. Il n’y avait qu’à atteler, puis à tourner la tête des chevaux dans la direction du sud.

Cette dernière soirée sur la frontière de l’Alaska fut plus triste encore. Chacun se tenait dans son coin, sans parler. L’obscurité était profonde. De gros nuages en désordre sillonnaient le ciel, semblables à des glaçons en dérive qu’une forte brise chassait vers l’est. Le regard ne pouvait s’accrocher à aucune étoile, et le croissant de la nouvelle lune venait de s’éteindre derrière les hautes montagnes de l’horizon.

Il était environ neuf heures, lorsque M. Cascabel donna à son personnel l’ordre d’aller se coucher. Le lendemain, on partirait avant le jour. La Belle-Roulotte reprendrait la route qu’elle avait suivie depuis Sacramento, et, même sans l’aide d’un guide, il ne serait pas difficile de se diriger. Les sources du Frazer une fois atteintes, il n’y aurait qu’à descendre la vallée jusqu’à la frontière du Territoire de Washington.

En conséquence, Clou se disposait à fermer la porte du premier compartiment, après avoir dit bonsoir aux deux chiens, lorsqu’une détonation éclata à courte distance.

«On dirait un coup de feu!… s’écria M. Cascabel.

– Oui… on à tiré… répondit Jean.

– Sans doute quelque chasseur!… dit Cornélia.

– Un chasseur… par cette nuit sombre?… fit observer Jean. Ce n’est guère probable!»

En ce moment, une seconde détonation retentit, et des cris se firent entendre.

 

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